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Full text of "Revue des deux mondes"

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REVUE 


DES 


DEUX   MONDES 


LX*     ANNÉE.     —    TROISIÈME     PÉRIODE 


TOME   XCVirj.    —    1"   MARS    1890. 


Paris.  —  HaisOD  Quaniin,  L.-Henry  M:  y,  directeur,  7,  rue  Saint-Benclu 


KEVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


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LX«    ANNEE.     —    TROISIEME     PERIODE 


TOME  QUATEE-YINGT-DIX-IUITIÈIE 


PARIS 

BUREAU   DE    LA    REVUE    DES   DEUX    MONDES 

RUE      DE      l'université,       15 


1890 


AP 

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pér.  S 

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i 


HONNEUR     D'ARTISTE 


PREMIERE     PARTIE 


I. 

PIERRK    \)E    l'IERKKI'OiSr. 

Un  des  noms  les  plus  nobles  de  la  vieille  France,  celui  des  Odon 
de  Picrrepont,  était  porté  et  bien  porté,  vers  1875,  par  le  marquis 
Pierre-Armand,  dernier  descendant  mâle  de  sa  famille,  qui  était 
alors  âgé  d'une  trentaine  d'années.  C'était  un  homme  dont  les 
traits  charmans  et  sérieux,  la  grâce  virile,  l'élégance  correcte  et 
tranquille,  évoquaient  naturellement  cette  formule  d'admiration  ba- 
nale :  11  a  l'air  d'un  prince.  —  Il  était  difficile,  en  effet,  de  se  le 
figurer  assis  dans  un  bureau,  mesurant  de  la  soie  dans  un  maga- 
sin ou  exerçant  un  métier  quelconque,  si  ce  n'est  celui  de  diplo- 
mate ou  de  soldat,  qui  sont  deux  métiers  de  prince.  On  avait  vu, 
du  reste,  le  marquis  de  Pierrepont  sous  l'uniforme  pendant  a 
guerre  de  1870,  11  y  avait  fait  preuve  du  plus  brillant  courage  :  puis 
il  était  rentré  paisiblement  dans  sa  vie  de  Parisien  et  de  dilettante, 
un  peu  par  goût  et  par  défaut  d'ambition,  un  peu  aussi  par  com- 
plaisance pour  une  tante  qu'il  avait  et  qui  n'aimait  pas  la  répu- 
blique. 

Cette  tante,  la  baronne  de  Montauron,  née  Odon  de  Pierrepont 
et  plus  que  fière  de  sa  naissance,  était  veuve  :  elle  n'avait  pas  d'en- 
fans  et  elle  n'en  était  pas  fâchée,  cette  circonstance  devant  lui 
permettre  de  disposer  en  faveur  de  son  neveu  des  biens  considé- 
rables qu'elle  tenait  de  son  mari  :  elle  relèverait  ainsi  la  fortune  et 
l'éclat  un  peu  obscurcis  de  sa  maison.  Les  Pierrepont,  sans  être 
précisément  ruinés,  étaient  tombés,  en  effet,  depuis  deux  généra- 


6  EEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lions,  dans  une  situation  qu'on  pouvait  appeler  médiocre,  au  prix 
actuel  de  la  vie.  Le  jeune  marquis  n'avait  retiré  de  la  succession 
de  son  père  que  quinze  ou  dix-huit  mille  francs  de  rente  :  c'était 
assez  pour  assurer  son  indépendance;  mais,  même  avec  le  léger 
supplément  que  sa  tante  y  ajoutait  en  guise  d'étrennes,  c'était  peu 
de  chose  pour  un  homme  de  son  nom,  représentant  d'une  iamille 
de  grands  seigneurs.  M™®  de  Montauron,  qui  avait  elle-même  un 
revenu  de  près  de  quatre  cent  mille  francs,  aurait  pu,  sans  doute, 
ne  pas  attendre  l'heure  de  sa  mort  pour  redorer  le  blason  de  son 
neveu;  mais  s'il  y  avait  chez  elle  une  passion  plus  forte  que  l'orgueil 
de  race,  c'était  l'égoïsme.  Tout  en  souffrant  dans  sa  fierté  de  la  vie 
un  peu  étroite  du  jeune  marquis,  elle  ne  pouvait  prendre  sur  elle 
de  l'améliorer  de  son  vivant  en  faisant  le  moindre  retranchement  à 
son  aisance  personnelle.  Elle  avait  alors  cinquante-cinq  ans.  Cal- 
culant ses  chances  d'après  certaines  statistiques  mortuaires  em- 
pruntées à  ses  ascendans,  elle  comptait  qu'elle  avait  encore,  en 
moyenne,  une  trentaine  d'années  à  vivre.  L'humiliation  de  voir  le 
dernier  mâle  de  son  nom  réduit  à  une  sorte  de  gêne  pendant  un  si 
long  espace  de  temps  lui  était  extrêmement  pénible  ;  mais  la  pen- 
sée de  vendre  son  hôtel  de  la  rue  de  Yarennes  ou  son  château  des 
Genêts,  ou  n'importe  quoi,  pour  lui  venir  en  aide,  lui  était  encore 
plus  insupportable.  Pour  concilier  ces  sentimens  contradictoires  et 
pour  enrichir  son  neveu  sans  se  dépouiller  elle-même,  le  seul  expé- 
dient possible  était  de  lui  faire  épouser  une  belle  dot.  Tel  était  le 
but  que  poursuivait  ardemment  M™^  de  Montauron  au  moment  où 
commence  cette  histoire. 

Elle  aurait  pu  craindre  que  son  beau  neveu,  comme  elle  l'ap- 
pelait, lequel  était  tort  apprécié  dans  le  monde,  et  particulièrement 
par  les  dames,  ne  se  montrât  peu  disposé  à  quitter  sa  vie  libre 
et  galante  pour  subir  la  contrainte  du  mariage.  Mais  on  remarque 
assez  souvent  que  les  hommes  naturellement  appelés,  par  leur  sé- 
duction personnelle,  aux  bonnes  fortunes  mondaines  et  aux  con- 
quêtes féminines,  ne  sont  pas  ceux  qui  y  tiennent  le  plus.  Assez 
iudifférens  à  des  succès  trop  faciles,  ils  n'ont,  en  général,  ni  la  fa- 
tuité, ni  la  fureur  de  galanterie  de  ceux  qui  doivent  triompher  de 
la  nature  pour  plaire  aux  femmes.  On  prêtait  au  marquis  de  Pierre- 
pont,  sur  sa  mine,  beaucoup  d'aventures;  et,  bien  que  sa  discré- 
tion n'en  avouât  aucune,  il  y  en  avait  probablement  bon  nombre 
d'authentiques.  Mais,  en  réalité,  ce  n'était  pas  un  Hbertin;  il  y  avait 
même  chez  lui  un  fonds  de  sérieux  et  de  dignité  que  la  vie  de  jeune 
homme  commençait  à  eîftiroucher. 

Il  s'expliquait  un  soir  à  ce  sujet  avec  un  de  ses  amis,  le  peintre 
Jacques  Fabrice,  chez  lequel  il  allait  quelquefois,  en  sortant  de  son 
cercle,  prendre  une  tasse  de  thé  et  fumer  une  cigarette. 


HONNEUR   d'artiste.  7 

—  Mon  cher,  lui  disait-il  avec  mélancolie,  savez-vous  ce  qui 
m'arrive?  J'entre  aujourd'hui  dans  ma  trente  et  unième  année. 

—  C'est  un  bel  âge,  dit  le  peintre,  qui  dessinait  sous  le  large 
abat-jour  de  sa  lampe. 

—  C'est  un  bel  âge,  évidemment,  reprit  M.  de  Pierrepont  ;  c'est 
l'âge  où  l'homme  est  dans  le  plein  de  ses  facultés;  mais,  en  même 
temps,  c'est  une  heure  critique,  une  heure  décisive  dans  la  vie, 
et  surtout  dans  la  vie  d'un  oisif  et  d'un  simple  dilettante  comme 
moi.  Me  voilà  sur  la  ligne  de  faîte  qui  sépare  la  jeunesse  de  la  ma- 
turité... Si  je  me  laisse  glisser  dans  la  maturité  en  y  portant  les 
passions  et  les  habitudes  de  la  jeunesse,  impossible  de  m'aveugler 
sur  l'avenir  qui  m'attend...  Je  crois  avoir  quelques  notions  d'hon- 
neur et  de  bon  goût...  J'ai  naturellement  horreur  de  ce  qui  est 
faux  et  bas...  et  cependant,  malgré  tout,  si  je  m'abandonne  au  ha- 
sard dans  ce  moment  de  crise,  j'entrevois  un  avenir  qui  choque 
toutes  mes  délicatesses  natives...  J'entrevois  à  l'horizon  des  amours 
de  décadence,  une  jeunesse  artificielle  s' obstinant  contre  tous  les 
avertissemens  et  toutes  les  humiliations  de  l'âge...  de  secrètes  opé- 
rations de  teinture  et  de  maquillage...  quelque  vieille  maîtresse 
légitimée  in  ext remis... .  et  mille  choses  du  même  genre  auxquelles 
des  camarades  tout  aussi  délicats  que  je  puis  l'être  ont  fini  par  se 
résigner  piteusement...  Eh  bien!  mon  cher,  j'ai  beau  y  réfléchir, 
—  pour  échapper  à  ce  fatal  avenir,  je  ne  vois  encore  rien  de  mieux 
que  la  vieille  coutume  de  nos  pères... 

—  Ah!  ah!  dit  Fabrice. 

—  Parfaitement!  reprit  Pierre,  le  mariage!  Mon  Dieu!  le  ma- 
riage a  certainement  ses  inconvéniens,ses  tristesses,  ses  dangers... 
Mais  c'est  encore  le  meilleur  moyen  que  puisse  trouver  un  homme 
pour  vieillir  et  mourir  honnêtement  sous  ses  cheveux  blancs. 

Le  peintre  soupira  longuement  sans  répondre. 

—  Je  vous  demande  pardon,  dit  Pierre.  Ce  sujet  vous  est  pé- 
nible. Je  n'aurais  pas  dû  l'oublier. 

—  M(>n  expérience  personnelle  à  cet  égard  est  fort  triste,  assu- 
rément, dit  le  peintre  ;  mais  elle  ne  signifie  rien. . ,  J'avais  fait  un  ma- 
riage de  fou...  Je  ne  regrette  rien,  d'ailleurs,  puisque  j'ai  ma  fille. 

—  Précisément,  reprit  Pierrepont  :  vous  avez  votre  fille...  Je 
puis  en  avoir  une  aussi,  et  même  un  garçon...  Ce  sont  là  des  affec- 
tions, des  distractions  qui  arrachent  plus  ou  moins  un  homme  à  la 
préoccupation  exclusive  de  l'éternel  féminin,  et  qui  ont  même  une 
certaine  grâce  bienséante  dans  l'âge  mûr  de  la  vie...  C'est  un  joli 
spectacle  que  celui  d'un  père  encore  jeune  qui  promène  gaiement 
ses  enfans,  le  matin...  Enfin,  que  voulez-vous,  moucher!..  Vous 
allez  admirer  ma  candeur;  —  mais  j'ai  comme  un  vague  désir 
d'aimer,  une  fois  en  ma  vie,  une  honnête  femme... 


8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Les  yeux  du  peintre  s'étaient  détachés  un  instant  de  son  dessin 
pour  se  fixer,  avec  un  air  de  sympathie  un  peu  étonnée,  sur  les 
beaux  traits  du  marquis. 

—  Bref,  dit-il,  vous  voulez  essayer  d'une  seconde  manière... 
vous  voulez  savoir  s'il  n'existe  pas,  par  hasard,  un  genre  d'amour 
d'une  qualité  supérieure  à  ce  que  nous  appelons  l'article  de 
Paris?.. 

—  Exactement. 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce  qui  vous  manque  pour  réaliser  ce  rêve 
honorable  ? 

—  Une  femme,  dit  Pierre. 

—  Mais  il  me  semble  qu'avec  votre  nom,  vos  relations,  vos 
perspectives...  et  vos  avantages  personnels,  si  j'ose  m'exprimer 
ainsi,  vous  trouverez  une  femme  quand  vous  voudrez... 

—  Non  pas  quand  je  voudrai,  mais  quand  ma  tante  voudra. 

—  Ne  m'avez-vous  pas  dit  que  votre  tante  désirait  vous  marier 
le  plus  promptement  possible? 

—  Le  plus  richement  possible,  dit  le  marquis  en  appuyant  avec 
un  peu  d'amertume...  Ma  tante  prétend  que  le  mariage  étant  une 
pure  loterie,  il  faut  s'assurer  uniquement  de  la  dot  et  s'abandonner 
à  la  chance  pour  le  reste...  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  mon  avis... 
Comprenez-moi  bien,  d'ailleurs...  Je  ne  suis  pas  en  situation  de  dé- 
daigner les  titres  de  rente...  mais  je  voudrais  pourtant  que  la 
femme  que  j'épouserai  m'ofïrît  quelques  autres  garanties  de  bon- 
heur et  d'honneur...  et  même  des  garanties  exceptionnelles...  Vous 
savez  comment  les  jeunes  filles  sont  élevées  aujourd'hui...  Ça  fait 
peur...  C'est  pourquoi  mon  mariage,  bien  que  nous  le  désirions... 
ma  tante  et  moi,  demeure  très  problématique...  A  propos,  quand 
venez-vous  aux  Genêts?  Ma  tante  me  demande,  dans  sa  dernière 
lettre,  à  quelle  époque  elle  peut  compter  sur  vous? 

—  A  dater  du  15  août,  je  serai  libre  et  à  ses  ordres. 

—  Bravo!..  Vous  ne  l'avez  jamais  vue,  ma  tante,  n'est-ce  pas? 

—  Jamais...  pas  même  en  songe,  dit  le  peintre. 

—  Je  vous  ai  dit,  je  crois,  que  ce  serait  un  portrait  un  peu...  je 
dirais  presque  ingrat... 

—  Je  tâcherai  de  m'en  tirer. 

—  Vous  n'en  aurez,  au  reste,  que  plus  de  mérite!  Au  revoir! 
Et  ils  se  quittèrent. 

IL 

FABRICE. 

Y  a-t-il  dans  l'art  spécial  du  peintre,  dans  sa  vie  un  peu  cloîtrée 
et  solitaire,  dans  sa  recherche  perpétuelle  d'une  certaine  beauté 


HONNEUR    d'artiste.  9 

supérieure,  quelque  vertu  secrète  qui  tend  à  élever  sa  personne 
morale?  Je  ne  sais;  mais  il  semble  qu'on  trouve  dans  les  ateliers 
de  peintres,  plus  souvent  qu'ailleurs,  ces  esprits  graves  et  doux, 
ces  cœurs  simples,  droits  et  fiers  qui  forment  quelques-uns  des 
types  les  plus  attachans  de  la  nature  humaine.  Sans  généraliser  plus 
que  de  raison  cette  observation,  je  ne  crois  pas  qu'il  existe  au 
monde  d'âuies  plus  nobles  que  celles  de  quelques  artistes  que  j'ai 
connus. 

L'origine  de  Jacques  Fabrice  était  des  plus  humbles.  Son  père, 
petit  employé  dans  une  des  mairies  de  Paris,  était  mort  jeune, 
après  avoir  assez  vécu  cependant  pour  contrarier  de  tout  son  pou  - 
voir  la  vocation  précoce  de  son  fils  pour  les  arts  du  dessin.  Sa 
mère  travaillait  chez  elle  pour  un  magasin  de  fleurs  :  douée  d'un 
instinct  plus  délicat,  elle  s'intéressait  secrètement  aux  goûts  de 
l'enfant.  Demeurée  seule  avec  lui,  elle  fut  vite  au  courant  de 
toutes  les  formes  d'enseignement  artistique  que  Paris  peut  offrir 
aux  pauvres  et  mit  son  fils  en  mesure  d'en  profiter.  Vers  sa  quin- 
zième année,  Jacques  commença  à  subvenir  pour  sa  part  aux  frais 
du  ménage  en  peignant  des  enseignes  dans  les  intervalles  de  ses 
cours.  On  raconte  que  ce  fut  en  le  voyant  décorer  la  façade  d'une 
guinguette  de  Meudon  qu'un  des  maîtres  peintres  du  temps  se  prit 
pour  lui  d'un  intérêt  enthousiaste  :  non-seulement  il  le  reçut  dans 
son  atelier,  où  il  le  suivit  avec  prédilection,  mais,  deux  ans  plus 
tard,  il  l'emmenait  avec  lui  dans  un  voyage  en  Italie.  La  mère  de 
Fabrice  eut  la  joie  d'assister  aux  premiers  succès  de  son  fils,  qui 
lui  devait  en  partie  son  talent  et  qui  lui  devait  surtout  les  qualités 
particulières  qui  caractérisent  souvent  les  hommes  élevés  par  une 
mère  veuve,  ce  mélange  de  douceur  et  de  force  qui  rappelle  d'une 
manière  touchante  leur  double  rôle  de  protégés  et  de  protecteurs. 

Ce  ne  fut,  toutefois,  qu'après  son  admirable  exposition  au  Salon 
de  1S75  que  la  réputation  de  Jacques  Fabrice  éclata  dans  le  public. 
Elle  n'était  guère  sortie  jusque-là  d'un  cercle  restreint  de  con- 
frères, de  connaisseurs  et  de  marchands.  Son  travail  lent  et  con- 
sciencieux jusqu'au  scrupule,  son  goût  inquiet,  son  horreur  de 
l'à-peu-près,  bref  sa  probité  artistique,  avaient  assez  longtemps 
retardé  l'éclosion  définitive  et  lumineuse  de  son  talent. 

Il  avait  eu,  de  plus,  à  lutter,  au  début  de  sa  carrière,  contre 
des  chagrins  presque  accablans.  Il  s'était  marié  à  vingt-deux  ans, 
par  un  coup  d'imagination,  avec  la  sœur  d'un  de  ses  camarades 
d'atelier  :  c'était  une  assez  jolie  fillette,  qui  avait  l'air  d'un  Greuze, 
et  qui  était,  comme  la  mère  de  Fabrice,  ouvrière  en  fleurs.  Il  la 
voyait  travailler  assidûment  à  sa  fenêtre  et  elle  lui  paraissait  l' image 
même  du  bonheur  et  de  la  vertu  domestiques.  Il  se  fit  une  joie  ro- 
manesque d'associer  sa  voisine  pauvre  à  sa  fortune  naissante.  11 


10  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'épousa  donc.  Tout  ce  qu'une  intelligence  d'élite,  tout  ce  qu'une 
âme  délicate  peuvent  souiïrir  au  contact  permanent  de  la  vulgarité 
d'esprit  et  de  la  bassesse  d'âme,  il  le  souffrit  auprès  de  cette  mi- 
gnonne créature.  Incapable  de  comprendre  les  hautes  ambitions  de 
l'artiste,  elle  lui  reprochait  sans  cesse,  avec  des  criailleries  de  mé- 
gère, la  lenteur  de  ses  études  et  la  conscience  de  son  travail,  s'ei- 
forcant  de  le  pousser  à  la  hâtive  production  commerciale.  Elle  ame- 
nait même^  en  son  absence,  des  marchands  peu  scrupuleux  dans 
son  atelier  et  leur  vendait  des  tableaux  inachevés,  au  grand  déses- 
poir du  malheureux  artiste.  Elle  eut  le  mérite  unique  de  mourir  au 
bout  de  sept  ou  huit  ans,  laissant  une  fille  qui,  heureusement,  ne 
ressemblait  pas  k  sa  mère. 

Le  jeune  marquis  de  Pierrepont,  dont  le  dilettantisme  s'intéres- 
sait presque  également  aux  choses  du  sport  et  aux  choses  de  l'art, 
et  qui  était  un  bon  juge  des  unes  et  des  autres,  fut  un  des  pre- 
miers à  pressentir  le  grand  avenir  de  Jacques  Fabrice.  Ils  s'étaient 
connus  tous  deux  pendant  le  siège  de  Paris.  Ils  avaient  fait  partie 
de  la  même  compagnie  dans  un  bataillon  de  marche,  ils  avaient 
été  camarades  d'ambulance  après  le  combat  de  Châtillon.  A  la  suite 
de  ces  relations,  Pierrepont  pénétra  dans  l'atelier  de  Fabrice;  il  se 
fit,,  dès  ce  moment,  dans  le  monde,  l'apologiste  d'un  talent  encore 
io-noré  ou  contesté.  Il  s'était  formé  ainsi  entre  eux  une  intimité 
assez  étroite  et  aussi  confiante  qu'elle  pouvait  l'être  entre  deux 
hommes  naturellement  fiers  et  réservés,  quel  que  fût,  chez  l'un 
comme  chez  l'autre,  le  mouvement  secret  des  passions. 

Pierre  de  Pierrepont  avait  vainement  essayé,  pendant  plusieurs 
années,  de  décider  sa  tante,  M™^  de  Montauron,  à  faire  faire  son 
portrait  par  Fabrice,  dont  il  lui  garantissait  l'extrême  mérite;  il  lui 
insinuait  qu'il  serait  honorable  pour  elle ,  et  en  même  temps  éco- 
nomique, d'être  une  des  premières  à  distinguer  un  artiste  destiné 
à  une  éclatante  réputation. 

—  J'attendrai  l'éclatante  réputation,  répondait-elle.  Je  n'aime 
pas  à  essuyer  les  plâtres. 

L'exposition  de  Fabrice  en  1875,  avec  %^  Récréation  an  Couvent, 
ses  Lavandières  de  V Yvette  et  son  Portrait  de  lady  S..,  dite  la 
Dame  au  Collier,  fut  un  véritable  triomphe,  qui  détermina  M™®  de 
Montauron  à  céder  enfin  aux  instances  de  son  neveu  et  à  favoriser 
de  sa  protection  un  homme  qui  n'en  avait  plus  besoin.  Après  en 
avoir  conféré  avec  Pierrepont,  elle  invita  le  peintre  à  venir,  dans  le 
courant  de  l'été,  passer  quelques  semaines  à  sa  campagne  des  Ge- 
nêts, où  elle  avait  plus  de  loisirs  qu'à  Paris  et  où  elle  pourrait  poser 
pour  son  portrait  avec  plus  de  suite  et  de  commodité. 

En  conséquence,  Jacques  Fabrice  devait,  comme  nous  l'avons  vu, 
se  rendre  vers  la  fin  d'août  au  château  des  Genêts,  dans  le  dépar- 


UONNEUR    d'artiste.  11 

temeiit  de  l'Onie,  pour  y  rejoindi-e  le  mart[iiis  de  PierrepoiU,  qui 
s'y  rendit  lui-même  aussitôt  après  les  courses  de  Deauville. 

II L 

BÉATRICE. 

La  baronne  de  Montauron,  cliez  laquelle  nous  introduisons 
maintenant  le  lecteur  à  la  suite  du  marquis  de  Pierrepont,  était 
une  femme  infiniment  spirituelle,  et  d'une  sensibilité  nulle  :  elle 
avait  trouvé  moyen  cependant  de  se  faire  une  réputation  d'âme 
généreuse  en  recueillant  chez  elle  une  jeune  orpheline,  parente 
éloignée  de  son  mari,  laquelle  lui  servait  de  lectrice,  de  garde- 
malade,  et  un  peu  de  femme  de  chambre.  Béatrice  de  Sardonnc 
était  la  fille  du  comte  de  Sardonne,  que  ses  écuries  de  courses 
avaient  à  demi  ruiné,  et  que  des  spéculations  de  bourse  ache- 
vèrent. 11  était  mort,  laissant  sa  fille  avec  mille  francs  de  rente: 
c'était  la  misère  ou  le  couvent.  M"^  de  Montauron^  vieillissante  et 
maladive,  songeait  depuis  quelque  temps  à  s'attacher  une  demoi- 
selle de  compagnie  pour  alléger  le  poids  de  sa  solitude  et  de  ses 
infirmités.  Elle  désirait  que  cette  demoiselle  de  compagnie  lût 
distinguée,  afin  qu'elle  fît  honneur  à  sa  maison  :  elle  désirait 
qu'elle  eût  un  bon  caractère  (et  il  est  certain  que  la  pauvre  demoi- 
selle devait  en  avoii"  besoin).  Elle  désirait  enfin  qu'elle  fût  jolie,  afin 
que  sa  présence  lût  un  attrait  pour  les  hommes,  dont  la  baronne  ai- 
mait paiticulièrementla  société.  M'^*"  de  Sardonne  paraissait  répondre 
dans  la  perfection  à  ces  diverses  exigences  ;  elle  était  très  bien  née, 
d'une  distinction  plus  qu'ordinaire,  et  fort  jolie;  —  elle  l'était 
même  un  peu  trop  pour  le  goût  de  la  baronne  ;  mais  il  {allait  bien 
lui  passer  quelque  chose.  —  C'était  une  personne  assez  grande, 
mais  qui  avait  surtout  grand  air.  Elle  avait  les  épaules  un  peu  hautes 
des  femmes  de  sa  famille,  les  yeux  d'un  bleu  noir,  le  teint  légère- 
ment olivâtre,  avec  deux  fossettes  qui  s'entr'ouvraient  au  milieu 
des  joues  quand  elle  souriait,  ce  qui  était  fort  rare.  Sa  toilette  était 
naturellement  très  simple  et  uniforme  :  c'était  presque  toujours 
une  robe  de  soie  noù'e,  sans  ornemens, —  quelquefois,  depuis  la  fin 
de  son  deuil,  une  robe  d'une  soie  mordorée  qui  moulait  son  buste 
superbe,  en  jetant,  à  chacun  de  ses  mouvemens,  des  reflets  de 
cuirasse.  Elle  était  très  silencieuse,  ne  parlant  guère  qae  pour  ré- 
pondre avec  une  politesse  brève  aux  questions  qu'on  lui  adressait. 
Elle  obéissait  aux  ordres  souvent  morlifians  et  aux  caprices  tyran- 
niques  de  la  baronne  avec  une  patience  ou  du  moins  un  calme  im- 
pertm-bable  :  un  pli  vertical  marqué  entre  les  deux  arcs  de  ses 
sourcils,  et  qui  s'accentuait  quelque  lois  brusquement,  pouvait  seul 
témoigner  d'une  secrète  révolte  contre  sa  situation  presque  servile. 


12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  belle  créature,  pleine  de  charme  et  de  mystère,  avait, 
comme  on  peut  le  croire,  de  très  nombreux  et  pas  toujours  de 
très  délicats  appréciateurs  parmi  les  jeunes  ou  vieux  amis  de  la 
maison.  Sa  décence  grave,  sa  froide  réserve,  décourageaient  vite 
ces  hommages  suspects.  Peut-être,  dans  l'ingénuité  de  son  âme  et 
dans  la  conscience  de  sa  beauté,  avait-elle  cru  d'abord  que 
quelques-uns  de  ces  hommages  étaient  dictés  par  un  sentiment 
sincère  et  des  intentions  honorables  :  mais  avec  sa  prompte  et 
fine  expérience  de  femme,  elle  n'avait  pas  tardé  à  reconnaître  que 
tous  ces  prétendans  dont  elle  était  assiégée  prétendaient  à  tout, 
excepté  à  sa  main.  Cette  conviction,  se  confirmant  jour  par  jour  de- 
puis deux  ans  qu'elle  vivait  chez  M™^  de  Montauron,  avait  ajouté 
à  la  mélancolie  de  l'orpheline  déchue  un  fond  d'amer  mépris. 
Au  surplus,  quand  elle  n'eût  pas  été  l'honnête  fille  qu'elle  était, 
M'^®  de  Sardonne  avait,  contre  les  entreprises  plus  ou  moins  équi- 
voques dont  elle  pouvait  être  l'objet,  une  défense  plus  forte  que 
le  mépris,  plus  forte  peut-être  que  l'honneur  même  :  —  son  cœur 
s'était  donné.  —  Il  est  bien  rare  qu'une  jeune  personne  n'ait  pas 
choisi,  même  dès  l'enfance,  dans  le  secret  de  sa  pensée,  l'homme 
qu'elle  voudrait  épouser,  si  son  choix  en  pareille  affaire  devait  dé- 
pendre de  son  goût.  Il  y  a  presque  toujours,  en  effet,  dans  son 
entourage  de  famille  ou  de  société  quelque  personnage  de  premier 
plan  qui  répond  particulièrement  à  l'idéal  qu'une  jeune  fille  peut  se 
faire  d'un  mari,  c'est-à-dire  d'un  amant  :  car,  pour  cet  âge  heureux, 
les  deux  mots  sont  encore  synonymes.  Béatrice  de  Sardonne  avait  à 
peine  douze  ans  qu'elle  était  déjà  frappée  de  l'accueil  exceptionnelle- 
ment empressé  qu'on  faisait  dans  sa  famille  et  dans  son  monde  à  un 
jeune  voisin  de  campagne  qu'on  retrouvait  à  Paris  l'hiver.  Il  était 
évident  pour  l'enfant  que  ses  tantes,  ses  cousines,  et  sa  chère  mère 
elle-même,  s'agitaient  plus  que  de  coutume  quand  la  visite  du 
jeune  voisin  était  annoncée.  La  conversation,  quelquefois  languis- 
sante à  la  campagne,  même  entre  femmes,  s'animait  tout  à  coup. 
Il  était  visible  que  l'approche  de  l'hôte  attendu  éveillait  dans  tous 
ces  cœurs  féminins  une  effervescence  agréable  :  on  se  mettait  aux 
fenêtres  comme  pour  hâter  son  arrivée  :  enfin,  quand  Pierre  de 
Pierrepont  apparaissait,  avec  son  air  de  prince,  faisant  stopper  son 
cheval  autour  de  la  pelouse,  les  dames  accouraient  sur  le  perron 
le  front  épanoui,  pendant  que  M"*  Béatrice,  observant  les  choses  à 
travers  le  feuillage,  sentait  elle-même  dans  son  jeune  cœur  une 
certaine  petite  émotion  proportionnée  à  son  âge. 

Les  hnpressions  de  l'enfant,  grandissant  avec  elle,  avaient  pris 
d'année  en  année  un  caractère  plus  profond  et  plus  réfléchi.  Le 
marquis  de  Pierrepont  était  pour  tout  le  monde  un  type  de  galant 
homme  et  d'homme  charmant  :  mais  il  fut  quelque  chose  de  plus 


HONNEUR    d'artiste.  l 


9 


pour  Béatrice  :  car  son  éducation,  ses  goûts,  ses  préjugés  même, 
la  disposaient  à  admirer  plus  que  personne  cette  gracieuse  figuio 
de  gentilhomme,  cet  être  de  luxe,  qui  semblait  pétri  d'une  argile 
de  choix,  et  formé  uniquement  pour  les  occupations  nobles  et  les 
loisirs  élégans,  pour  la  guerre,  la  chasse  et  l'amour. 

Les  sentimens  de  M"®  de  Sardonne  pour  Pierre  de  Pierrepont 
s'étaient  ainsi  développés  peu  à  peu  jusqu'à  l'adoration,  adoration 
que  la  jeune  fille  gardait  religieusement  dans  le  plus  profond 
sanctuaire  de  son  cœur,  et  dont  Pierrepont  ne  se  doutait  guère, 
ayant  pour  les  fillettes  de  cet  âge  tout  le  mépris  des  hommes  du 
sien. 

Béatrice  avait  environ  seize  ans  quand  ses  parens,  se  voyant  au 
bord  du  goullre  où  les  restes  de  leur  fortune  allaient  s'engloutir, 
se  retu-èrent  brusquement  du  monde,  ne  conservant  de  relations 
qu'avec  deux  ou  trois  amis  très  particuliers.  Le  marquis  de  Pieri-e- 
pont,  après  quelques  tentatives  infructueuses  pour  forcer  la  consigne, 
s'était  fait  un  devoir  de  ne  pas  insister.  Il  les  perdit  de  vue  jus- 
qu'au jour  où  il  apprit  leur  désastre  définitif,  et  bientôt  après,  leur 
mort.  Il  ne  revit  Béatrice  qu'au  moment  où  elle  s'installa  chez 
W^^  de  Montauron,  en  qualité  de  cousine  pauvre,  de  demoiselle  de 
compagnie,  et  de  cendrillon.  Il  était  loin  de  soupçonner  qu'il 
eût  été  pour  quelque  chose,  et  même  probablement  pour  tout, 
dans  le  choix  que  M"^  de  Sardonne  avait  fait  de  la  maison  de  AP®  de 
Montauron  de  préférence  au  couvent  ;  mais  il  était  d'un  naturel 
trop  généreux  pour  n'être  pas  touché  de  cette  infortune,  se  fût- 
elle  présentée  sous  une  forme  moins  attrayante.  On  voyait  qu'il 
s'étudiait  à  relever  par  ses  égards  personnels  la  situation  humihée 
de  l'orphehne  :  mais  en  même  temps  il  semblait  éviter  avec  efle 
toute  intimité,  et  il  lui  marquait  même  habituellement  une  réserve 
voisine  de  la  contrainte,  soit  qu'il  se  défiât  d'elle  ou  de  lui-même. 

Tels  étaient  les  rapports  mutuels  de  ces  deux  personnages 
quand  Pierrepont  arriva  dans  l'été  de  1875  au  château  des  Genêts, 
où  il  précédait  de  quelques  jours  son  ami  Fabrice. 

Les  Genêts  étaient  une  ancienne  propriété  patrimoniale  des  Pier- 
repont, qui  avait  été  vendue  et  en  partie  détruite  pendant  la  révo- 
lution. Après  plus  d'un  demi-siècle,  le  baron  de  Montauron,  sur 
les  instances  de  sa  femme,  dont  il  était  le  très  humble  serviteur, 
avait  racheté  la  terre  à  grands  frais  et  restauré  les  bâtimens.  Il  ne 
restait  guère  de  l'ancien  château  qu'une  belle  tour  carrée  et  cré- 
nelée qu'on  avait  encadrée  assez  bizarrement  entre  deux  masses 
d'architecture  moderne,  —  une  vieille  chapelle  à  befiroi  qui  formait 
décor  à  l'entrée  de  la  cour  d'honneur,  et  de  larges  fossés  qu'on 
avait  plantés  en  jardins.  L'ensemble,  malgré  l'irrégularité,  ne  lais- 
sait pas  d'être  imposant.  De  grandes  avenues  de  hêtres,  un  parc 


l/l  REVUE   DES    DEUX   MOJNDES, 

et  des  bois  traversés  par  un  affluent  de  l'Orne,  achevaient  de  don- 
ner à  cette  habitation  ce  qu'il  est  d'usage  d'appeler  une  apparence 
seigneuriale. 

j^me^g]yjontauron,c|ui  avait  horreur  de  la  sohtùde,  exerçait  volon- 
tiers aux  Genêts  pendant  la  saison  une  large  hospitalité.  Mais  ayant 
résolu  que  l'année  1875  verrait  la  fin  des  hésitations  et  du  célibat 
de  son  neveu,  elle  avait  étendu  cette  année-là  le  cercle  de  ses  invi- 
tations et  apporté  un  soin  particulier  à  k  confection  de  ses  listes. 
Elle  y  avait  admis  une  proportion  plus  qu'ordinaire  de  jeunes  filles 
d€  la  haute  finance,  tant  française  que  cosmopohte,  comptant  sur 
les  intimités  de  la  vie  de  château  pour  faire  naître  et  mûrir  les  cir- 
constances. En  revanche,  elle  écarta  autant  que  possible  les  jeunes 
femmes  et  surtout  les  j'olies  femmes,  aiin  de  ne  pas  détourner 
l'attention  du  néophyte  sur  des  bagatelles  secondaires. 

Pierrepont  trouva  donc  aux  Genêts,  pom*  lui  l'are  accueil,  une 
demi-douzaine  d'ingénues  lort  agréables  à  voir,  et  qui,  malgré 
leur  ingénuité,  paraissaient  se  rendi-e  un  compte  assez 'exact  de  la 
situation.  Elles  se  comportèrent  du  moins  comme  si  elles  eussent 
été  dans  le  secret  et  dans  k  complicité  de  la  baronne,  rivahsant 
entre  elles,  chacune  à  sa  petite  manière,  pour  faire  prévaloir  leur 
candidature.  Rien  de  plus  naturel.  Le  fiancé  qu'il  s'agissait  de  con- 
quérir n'était  pas  seulement  un  homme  d'une  rare  séduction  per- 
sonnelle, il  était  l'héritier  présomptif  d'une  grande  fortune,  et  il  dis- 
posait d'une  couronne  de  marquise,  (^'était  assez  pour  justifier  le 
déploiement  de  toilettes,  de  grâces,  de  candeur,  d'étourderie  ou 
d Indiiï'érence  afléctee,  auquel  les  jeunes  concurrentes  s'étudiaient 
avec  émulation. 

En  conséquence,  on  ne  s'emnuyait  pas  aux  Genêts.  Ces  demoi- 
selles avec  leurs  iamilles,  quelques  frères,  quelques  amis  et  voisins 
y  composaient  une  colonie  très  brillante  et  très  vivante,  qui  se 
livrait  avec  entrain  à  tous  les  divertissemens  usités  à  la  campagne  : 
promenades  en  voiture  ou  à  cheval,  parties  dépêche  dans  la  rivière 
du  parc  en  attendant  l'ouverture  de  la  chasse,  laœn  iemiis  sur  la 
pelouse  de  la  cour,  jeux  innocens,  musique  et  sauteries  le  soir. 
W^^  de  Montauron,  à  qui  le  silence  était  odieux  parce  qu'il  la  faisait 
pensera  la  mort,  aimait  tout  ce  mouvement  autour  d'elle  :  mais 
elle  y  prenait  personnellement  peu  de  part,  étant  incommodée  de 
rhumatismes.  De  sa  chaise  longue  où  elle  trônait  avec  une  certaine 
dignité  de  grande  dame,  tantôt  dans  son  salon,  tantôt  sous  un 
bosquet  de  son  parc,  elle  aimait  à  voir  s'agiter  devant  elle  toute 
cette  jeunesse  et  toutes  ces  élégances  qui  lui  lormaient  une  petite 
cour,  à  voir  défiler  les  breaks  et  les  mails  pleins  de  toilettes  somp- 
tueuses et  de  rires  éclatans. 

Ce  spectacle  paraissait  infiniment  moins  gai  à  M'^*  de  Sardonne. 


UOxMNEUR    d'artiste,  15 

A  part  les  très  rares  occasions  où  M""^  de  Montauion  se  décidait  à 
monter  en  voilure  et  emmenait  sa  lectrice,  elle  la  retenait  près 
d'elle  à  la  maison  sous  prétexte  de  bienséance.  La  pauvre  Béatrice 
demeiu-ait  donc  étrangère  à  la  vie  de  fête  et  de  luxe  qui  s'étalait 
sous  ses  yeux,  et  au  milieu  de  laquelle  elle  sentait  d' ailleurs  que 
sa  mise  simple  et  uniforme  eût  fait  tache,  et  lui  eût  lait  lion  te.  Elle 
avait  été  élevée  elle-même  dans  les  loisii's  de  la  haute  existence,  et 
comme  la  plupart  des  jeunes  filles  de  son  monde,  elle  avait  le 
goût  passionné  et  le  culte  un  peu  étroit  des  élégans  plaisirs  du 
sport.  C'était  une  âme  noble,  plutôt  qu'un  esprit  supérieur;  elle 
était  fière,  mais  nuhement  philosophe,  et  son  beau  sourire  à  fos- 
settes cachait  quelquefois  d'amères  soufirances.  Quand  elle  suivait 
de  l'œil  les  cavaliers  et  les  amazones  qui  s'éloignaient  sous  le  cou- 
vert des  avenues,  son  ù'ont  restait  pur,  mais  son  cœur  saignait. 

L'arrivée  de  Pierrepont  au  château  lui  ménageait  de  plus  cruels 
supplices,  et  elle  n'était  pas,  du  reste,  sans  les  avoir  pressentis. 
Car  M™^  de  Montauron  avait  eu  ses  raisons  pour  entretenii*  sura- 
bondamment sa  lectrice  de  ses  intentions  et  de  ses  prétentions  ma- 
trimoniales à  l'égard  de  son  neveu.  —  Béatrice,  pour  lui  rendre 
justice,  ne  conservait,  depuis  la  ruine  de  sa  famille,  aucun  espoir 
de  voir  un  jour  ses  sentimens  partagés  par  le  marquis  de  Pierre- 
pont,  et  sanctionnés  par  le  mariage.  Sa  raison  lui  disait  qu'il  était 
à  jamais  perdu  pour  elle,  qu'un  miracle  seul  eût  pu  les  unir.  Mais 
enfm,  tant  que  Pierrepont  n'était  pas  marié,  le  champ  restait  ouvert 
au  miracle:  le  rêve,  dans  son  vague,  gardait  encore  du  charme... 
Et  maintenant,  c'était  bien  fini.  La  douce  chimère  s'envolait  pour 
toujours.  Il  était  trop  évident  pour  Béatrice  que  l'événement  si  re- 
douté était  proche.  Tout  l'annonçait  ;  M""^  de  Montauron,  comme 
elle  le  lui  disait  à  elle-même,  jouait  cette  fois  le  grand  jeu,  et  le 
jeune  marquis  s'y  prêtait  avec  une  bonne  volonté  dont  le  résultat 
n'était  pas  douteux. 

II  est  difficile  d'imaginer  pour  une  femme  un  martyre  plus  dur 
et  plus  raffiné  que  celui  qui  fut  alors  imposé  à  M"®  de  Sardonne  : 
de  brillantes  rivales  se  disputaient  le  cœur  et  la  main  de  l'homme 
qu'elle  aimait  elle-même  ardemment  depuis  son  enfance,  et  elle 
était  contrainte  d'assister  à  ce  tournoi  en  spectatrice  souriante. 

IV. 

CES   DEMOISELLES. 

Pierrepont  était  arrivé  aux  Genêts  un  lundi.  Dans  l'après-midi 
du  dùnanche  suivant,  il  faussa  compagnie  aux  hôtes  du  château, 
qui  étaient  partis  après  le  déjeuner  pour  la  promenade  et  pour  la 
pêche,  et  se  rendit  lui-même  à  la  gare  la  plus  voisine  pom'  y 


16  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

attendre  Fabrice  et  le  présenter  à  sa  tante.  Ils  trouvèrent  M"^®  de 
Montauron  tricotant  dans  un  immense  salon  à  boiseries  blanches,  en 
tête-à-tête  avec  quelques  portraits  de  famille  et  avec  M'^®  de  Sardonne 
qui  lui  lisait  un  journal.  Le  peintre  n'eut  pas  besoin  d'y  regarder  à 
deux  fois  pour  se  dire  que,  s'il  avait  eu  le  choix,  ce  n'était  pas  le 
portrait  de  la  baronne  qu'il  aurait  fait.  II  n'avait  pas  cependant 
beaucoup  à  se  louer  de  l'accueil  de  la  jeune  fille,  qui,  sans  se 
lever,  lui  jeta  un  regard  ennuyé  et  presque  dur,  et  continua  tout 
bas  la  lecture  de  son  journal,  pendant  que  Fabrice  échangeait 
quelques  phrases  avec  la  maîtresse  du  château, 

—  Très  heureuse,  monsieur,  de  faire  votre  connaissance,  dit  la 
baronne  avec  sa  bonne  grâce  la  plus  choisie,  et  très  fière  d'avoir 
mon  portrait  de  votre  main...  Ce  n'est  pas  un  grand  régal  que  de 
portraiturer  une  vieille  femme  comme  moi... 

—  Madame!... 

—  Mais  vous  peignez  aussi  le  paysage...  Il  y  en  a  de  fort  jolis 
dans  nos  environs...  Ce  sera  pour  vous  une  consolation... 

—  Madame  la  baronne,  je  n'en  aurai  nul  besoin... 

—  Est-ce  que  vous  permettez  à  vos  modèles  de  parler  pendant 
les  séances?..  Ça  ne  vous  dérange  pas?.. 

—  Pas  du  tout,  madame...  Au  contraire...  cela  nous  donne  la 
physionomie  plus  exacte. 

—  Ah!  tant  mieux!.,  car  je  suis  très  bavarde  de  mon  naturel... 
]N 'est-ce  pas,  Béatrice? 

—  Je  ne  m'en  plains  pas,  madame,  dit  Béatrice,  en  souriant  fai- 
blement, 

—  Vous  voyez,  monsieur...  elle  ne  s'en  plaint  pas,  mais  elle  en 
convient. 

Un  bruit  de  chevaux,  accompagné  d'un  tumulte  de  voix  et  de 
rires,  annonça  le  retour  de  la  cavalcade  qui  rentrait  pêle-mêle 
dans  la  cour  avec  la  bande  des  pêcheurs.  Trois  ou  quatre  jeunes 
femmes  descendirent  de  cheval,  et,  soutenant  d'une  main  la  traîne 
de  leurs  robes  qu'on  avait  le  bon  goût  de  porter  très  longues  dans 
ce  temps-là,  escaladèrent  les  marches  du  perron,  et  vinrent  pré- 
senter leurs  fronts  à  la  baronne  :  d'autres,  en  légères  et  courtes 
toilettes  du  matin,  se  précipitèrent  à  leur  suite  en  agitant  d'un  air 
de  triomphe  de  petits  filets  de  pêche  qui  répandirent  dans  le  salon 
une  forte  odeur  de  poisson  et  de  fange. 

—  Ah!  Dieu!  quelle  horreur!  s'écria  la  baronne.  —  Béatrice, 
vite  mon  flacon!  —  Et  puis,  ma  chère  petite,  débarrassez  ces  de- 
moiselles de  leurs  filets,  et  portez-les  à  la  cuisine! 

—  Pardon,  ma  tante!  dit  le  marquis  de  Pierrepont,  en  s' empa- 
rant un  peu  vivement  des  filets  :  —  J'y  vais  moi-même  ! 

Fabrice,  grand  observateur,  par  instinct  et  par  métier,  remar- 


HONNEUR    d'artiste.  17 

qua  en  ce  moment  que  la  lectrice  pâlissait  légèrement,  et  que,  par 
un  efiet  contraire,  une  teinte  rosée  envahissait  brusquement  les 
pommettes  de  la  baronne. 

Comme  Pierre,  après  avoir  déposé  les  filets  à  l'office,  le  condui- 
sait à  l'appartement  qui  lui  était  réservé  : 

—  Quelle  est  donc,  lui  dit  Fabrice,  cette  jeune  (ille  qui  lisait  le 
journal  à  votre  tante? 

—  Une  parente...  M"®  de  Sardonne...  Une  fille  pauvre  que  ma 
tante  a  recueillie... 

—  Vous  ne  m'en  avez  jamais  parlé? 

—  Non?.,  vraiment?.,  c'est  possible...  C'est  que  ça  ne  s'est  pas 
rencontré...  Comment  la  trouvez-vous? 

—  Intéressante. 

—  Oui,  n'est-ce  pas?  Elle  est  intéressante...  pauvre  fille!..  Voilà 
votre  petite  installation,  mon  cher. 

11  l'introduisit  dans  un  appartement  composé  d'une  chambre  à 
coucher  et  d'un  petit  salon,  dont  Fabrice  loua  beaucoup  le  confort 
et  l'agrément.  Puis  il  le  laissa  s'habiller  pour  le  dîner. 

Dans  la  soirée,  le  peintre,  que  Béatrice  intéressait  de  plus  en  plus 
par  sa  mélancolique  beauté  et  ses  attitudes  de  reine  captive,  essaya 
d'interroger  de  nouveau  Pierrepont  sur  les  antécédens,  la  situation 
et  le  caractère  de  cette  mystérieuse  personne.  Mais  il  n'insista 
pas,  s'apercevant  aux  brèves  réponses  du  marquis  que  ce  sujet 
d'entretien  lui  était,  sinon  désagréable,  du  moins  indillérent  jus- 
qu'à l'ennui. 

—  Ne  vous  occupez  donc  pas  de  la  lectrice  de  ma  tante,  disait- 
il  en  riant  à  Fabrice...  Elle  n'est  nullement  en  question...  Si  vous 
voulez  être  gentil  pour  moi,  occupez-vous  de  ces  demoiselles...  — 
Je  vais  vous  présenter...  Étudiez-les  à  loisir  et  vous  me  ferez  part 
de  vos  appréciations...  Sous  tous  les  rapports, j'ai  grande  confiance 
dans  votre  goût  et  dans  votre  pénétration. . .  Vous  m'aiderez  peut-être 
à  déterminer  un  choix  auquel  il  laut  bien  que  je  me  décide,  si  je 
ne  veux  pas  me  brouiller  avec  ma  tante...  Vous  voyez  qu'elle  a 
convoqué  toute  la  France  et  les  deux  Amériques...  11  ne  faut  pas 
quelle  en  soit  pour  ses  frais...  Tâchez  donc  de  lire  dans  les  yeux 
et  dans  les  cœurs  de  tous  ces  jeunes  sphinx...  Si  un  peintre 
n'était  pas  physionomiste,  qui  diable  le  serait? 

—  Mon  cher  ami,  répondit  Fabrice,  vous  ne  sauriez  vous  adresser 
plus  mal...  Je  ne  sais  pas  si  tous  mes  confrères  me  ressemblent  à 
cet  égard...  mais  pour  mon  compte  je  suis  un  détestable  physiono- 
miste, et  je  suis  persuadé  que  presque  toutes  mes  impressions 
en  fait  de  diagnostic  psychologique  sont  fausses...  Je  ne  sais  pas 
du  tout  ce  qui  se  passe  en  réahtè  dans  l'âme  de  l'homme  ou  de  la 

TOME  xcviii.  —  1890.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

femme  dont  je  iais  le  portrait...  Je  leur  prête  vraisemblablement 
une  foule  de  pensées,  de  passions,  de  vertus  ou  de  vices  auxquels 
ils  sont  tout  à  fait  étrangers...  Voyez  ce  qui  se  passe  pour  nos  mo- 
dèles d'atelier  ;  des  chanteuses  de  café-concert  nous  donnent  des 
têtes  de  vierges...  des  gamines  qui  n'ont  pas  deux  idées  dans  le 
cerveau,  des  têtes  de  muses...  des  ivrognes  de  barrière  des  figures 
de  saints  et  d'apôtres...  C'est  que  toutes  les  physionomies  sont 
pour  nous  subjectives...  Nous  y  voyons  ce  que  nous  y  mettons, 
ce  qu'eUes  nous  inspirent...  Les  artistes,  comme  les  poètes,  je 
suppose,  sont  des  naïfs  et  des  dupes,  —  et  ils  doivent  l'être...  — 
Ils  sont  les  plus  mauvais  juges  qu'on  puisse  trouver  des  rapports 
du  physique  avec  le  moral...  Car,  ils  ne  peignent  pas  ce  qu-'ils 
voient,  mais  ce  qu'ils  imaginent,  d'après  ce  qu'ils  voient...  Ils  ne 
peignent  pas  la  nature,  ils  peignent  d'après  nature,  ce  qui  n'est 
pas  du  tout  la  même  chose  ! 

—  Mais  alors,  dit  Pierrepont,  ils  ne  font  pas  ressemblant! 

—  Pardon,  voilà  ce  qu'il  y  a  de  curieux...  ils  font  ressemblant! 
Ils  font  même  plus  que  ressemblant...  parce  qu'en  reproduisant 
fidèlement  les  lignes  matérielles  d'un  visage  ils  en  transfigurent 
l'expression!..  C'est  qu'il  n'y  a  pas  un  visage  humain  qui  n'ait  sa 
note  poétique,  sa  paillette  lumineuse  pour  qui  sait  la  dégager... 
Mais  ne  cherchez  pas  cette  note  ou  cette  paillette  dans  l'âme  du 
modèle...  Elle  n^y  est  pas  !..  ou  du  moins  on  n'en  sait  rien...  Elle 
est  dans  l'œil  du  peintre,  comme  tous  les  mérites  et  toutes  les 
grâces  d'une  maîtresse  sont  le  plus  souvent  dans  l'œil  d'un  amou- 
reux!.. Ainsi,  cher  ami,  ne  comptez  pas  sur  mes  lumières  pour 
vous  guider  dans  vos  délicates  opérations...  je  craindrais  vérita- 
blement de  vous  égarer...  Du  reste,  je  ne  demande  pas  mieux  que 
d'être  présenté  à  ces  demoiselles,  quoiqu'elles  me  fassent  une  ter- 
rible peur...  Seulement  je  vous  prierai  de  remettre  la  cérémonie  à 
demain.,,  je  me  sens  légèrement  fatigué  ce  soir...  Je  suppose  que 
j'ai  un  peu  abusé  de  l'excellente  cave  de  M™^  votre  tante...  et 
c'est  ce  qui  vous  explique  la  proUxité  dont  je  viens  de  vous  affli- 
ger, et  qui,  vous  le  savez,  ne  m'est  pas  habituelle...  Je  n'aime  pas 
à  bavarder  sur  mon  art...  Vous  connaissez  ma  devise...  que  je  vou- 
di-ais  voir  affichée  à  la  porte  de  tous  les  atehers  :  —  Travaille  et 
tais-toi  ! 

Sur  ces  paroles,  Fabrice  se  retira  discrètement  au  moment  où 
les  danses  commençaient.  —  Sa  réputation  croissante  l'avait 
mêlé  fréquemment  depuis  plusieurs  années  au  mouvement  du 
monde  et  des  salons  parisiens  :  mais  comme  la  plupart  des  hommes 
qui  sont  nés  hors  de  ce  milieu,  et  qui  y  ont  été  transplantés  un  peu 
tard,  il  y  sentait  toujours  un  peu  de  gêne  et  d'inquiétude,  et  ne 
s'y  plaisait  que  médiocrement. 


HONNEUR    d'artiste.  19 

Le  lendemain,  dès  les  premières  heures  de  la  matinée,  M"^^  de 
Montaiiron  fit  prier  le  marquis  do  Pierrepont  de  passer  chez  elle. 
Quand  il  entra  dans  sa  chambre,  elle  achevait  son  premier  dé- 
jeuner. 

—  Pas  soulïrante,  ma  tante,  j'espère?  dit-il  en  baisant  la  main 
qu'elle  lui  tendait. 

—  Non...  je  t'ai  fait  demander  ce  matin  parce  que  nous  ne 
sommes  jamais  seuls  dans  la  journée...  et  je  désire  causer  un  peu 
avec  toi...  Assois-toi  donc...  Et  d'abord,  je  suis  très  contente  de 
ton  grand  honnne...  un  peu  gauche,  un  peu  timide,  mais  c'est  un 
charme  chez  les  gens  de  talent...  Et  maintenant  parlons  de  choses 
sérieuses...  Où  en  sommes-nous?..  Que  penses- tu  de  mes  jeunes 
filles? 

—  Mon  Dieu!  ma  tante,  j'en  suis  encore  dans  la  période... 
d'observation...  Toute  cette  pléiade  de  johes  personnes  me  cause 
un  certain  éblouissement,  vous  comprenez? 

—  Soit  !  Je  ne  te  demande  pas  de  te  prononcer  immédiate- 
ment...  .Mais  enfin,  depuis  huit  jours  que  tu  vis  dans  leur  inti- 
mité, tu  dois  avoir  déjà  quelques  impressions,  quekfues  prélé- 
rences?.. 

—  Ma  tante,  huit  jours,  franchement,  c'est  un  peu  court,  pour 
les  connaître  à  fond. 

—  Et  combien  te  faudi'ait-il  de  temps,  suivant  toi,  pour  les  con- 
naître à  fond? 

—  Mais...  quelques  semaines,  je  suppose. 

—  Quelques  semaines!  s'écria  la  baronne...  Ah!  mon  pauvre 
garçon!.,  mais  il  te  faudrait  cent  ans...  et  tu  ne  serais  pas  plus 
avancé!..  Une  jeune  fille,  mon  cher,  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
impénétrable  au  monde...  Le  bon  Dieu  seul  peut  savoir  ce  qu'elle 
deviendra,  une  fois  mariée...  et  encore! 

—  Cependant,  matante... 

—  Je  sais  ce  que  tu  vas  dire...  et  je  te  réponds  d'avance  qu'en 
pareille  aiTaii-e  il  n'y  a  que  trois  choses  dont  on  puisse  être  à  peu 
près  certain...  à  savoir  :  la  famille,  la  dot,  et  la  figure...  Pour  le 
reste,  il  laut  s'en  remettre  bravement  à  la  Providence...  attendu 
qu'il  n'est  pas  encore  d'usage  de  prendre  les  femmes  à  l'essai 
comme  les  chevaux...  quoiqu'on  annonce  une  loi  sur  le  divorce... 
ce  qui  serait  un  acheminement...  Mais,  voyons,  pour  sortir  des 
généralités,  il  me  semble  que,  si  j'avais  été  homme,  j'aurais  aimé 
follement  M'^^  d'Alvarez...  Est-ce  qu'elle  ne  te  dit  rien,  M^"  d'Al- 
varez? 

—  Elle  me  dit  trop,  ma  tante...  Elle  a  la  prunelle  un  peu  trop 
incandescente  pour  mon  goût...  Sauf  votre  respect,  c'est  Vénus 
tout  entière,  et  cœleru. 


20  REVUE   DES    DEUX    MONDES, 

—  Bah  !  qu'est-ce  que  tu  en  sais?  Il  n'y  a  rien  de  trompeur 
comme  ces  yeux-là..,  tu  devrais  le  savoir  à  ton  âge  !..  Les  bleus 
sont  souvent  les  pires...  Et  cette  adorable  petite  Américaine,  miss 
Nicholson...  une  figure  d'ange  avec  trois  millions  de  dot,  —  et  des 
espérances  proportionnées! 

—  Elle  est  très  bien,  ma  tante...  Seulement  elle  marche  comme 
un  garçon...  et  puis  ne  trouvez-vous  pas  qu'elle  et  son  père  ont 
comme  une  vague  odeur  de  pétrole? 

—  Quelle  bêtise  !  Enfin  nous  la  réservons,  miss  Nicholson...  et 
cette  autre  délicieuse  blonde,  M^^  Lahaye  ! 

—  Très  bien  aussi j  ma  tante...  Seulement  son  père  vend  du 
vin...  c'est  ennuyeux  ! 

—  Oui,  mais  il  en  vend  beaucoup  !  —  Et  que  dis-tu  de  W''  d'Au- 
rigney...  une  pure  beauté  et  si  distinguée  ! 

—  Très  distinguée,  ma  tante!..  Glaciale,  par  exemple... 

—  Ah!  bon!  glaciale,  maintenant!..  Tout  à  l'heure,  c'était  Vénus 
qui  l'efïrayait...  à  présent,  c'est  le  contraire  !  Mais  alors,  mon  cher 
enfant,  tu  as  peur  de  tout!..  Qu'est-ce  que  ça  veut  dire? 

—  Vous  avouerez,  ma  chère  tante,  qu'elle  a  l'air  d'un  glaçon, 
M"''  d'Aurigney  ? 

■ —  C'est  toi  qui  as  l'air  d'un  glaçon!.,  je  finirais  par  croire  vé- 
ritablement que  c'est  un  parti-pris...  un  refus  de  concours... 

—  Mais,  ma  bonne  tante,  vous  me  demandez  mes  impressions^ 
je  vous  les  donne  loyalement... 

—  Oui,  mais  tu  trouves  des  objections  à  tout  et  des  objections 
puériles  les  trois  quarts  du  temps... 

—  C'est  pour  vous  amuser  un  peu,  ma  tante... 

—  Mais  ça  ne  m'amuse  pas  du  tout,  justement!..  Voyons,  et 
M"^  Chalvin...  un  peu  en  l'air,.,  peut-être...  mais  si  élégante, 
si  charmante  ! 

—  Et  si  bien  élevée,  ma  tante...  j'entendais  hier  sa  mère  dire 
d'elle  en  minaudant  :  —  Ma  fille  a  un  excellent  caractère...  seule- 
ment nous  ne  la  contrarions  jamais  son  père  et  moi...  c'est  un  pe- 
tit cheval  échappé...  quand  on  la  contrarie,  elle  rue  ! 

—  Lanière  est  une  oie,  dit  la  baronne...  mais  ce  n'est  pas  la 
mère  que  tu  épouserais...  Enfin...  j'arrive  à  la  maîtresse  perle  de 
mon  écrin,  M^^^  de  La  Treillade...  Celle-là,  je  te  défends  d'y  tou- 
cher. . . 

—  Certainement,  ma  tante,  je  crois  que  c'est  ce  qu'il  y  a  de 
mieux  dans  la  collection... 

—  Un  visage  de  madone,  reprit  la  baronne,  et  avec  cela  spiri- 
tuelle, instruite,  modeste...  Son  institutrice  même  est  un  type 
exemplaire...  une  vraie  periection  !  —  Apphque-toi  particuhère- 
ment  à  étudier  celle-là,  mon  enfant,  si  tu  veux  m'en  croire. 


HONNEUR   d'artiste.  21 

—  Je  vous  le  promets,  ma  tante... 

—  Et  maintenant,  mon  ami,   laisse-moi  un  peu.  J'ai  à  écrire. 
Envoie-moi  Béatrice. 

Pierre  lui  baisa  de  nouveau  la  main  et  se  retira...  Il  chargea  une 
femme  de  chambre  qu'il  rencontra  dans  l'escalier  de  prévenir 
M"^  Béatrice  que  M""^  de  Montauron  serait  bien  aise  de  la  voir,  et 
descendant  quelques  marches,  il  alla  frapper  à  la  porte  de  l'appar- 
tement de  Fabrice.  C'était  un  rez-de-chaussée,  ou  plutôt  une  sorte 
d'entresol  qui  s'ouvrait  sur  les  anciens  fossés  transformés  en  par- 
terres. Le  peintre,  qui  devait  commencer  dans  l'après-midi  le  por- 
trait de  la  baronne,  était  occupé  à  préparer  sa  palette.  Après  s'être 
assuré  obligeamment  que  rien  ne  manquait  au  bien-être  de  son 
hôte  et  ami,  Pierrepont  lui  donnait  quelques  détails  historiques  et 
archéologiques  surle  château  des  Genêts,  quand  il  s'interrompit  brus- 
quement, en  entendant  des  voix  et  des  rires  de  femmes  sous  les  fenê- 
tres de  l'appartement.  Il  s'approcha  vivement  de  la  fenêtre  du  petit 
salon,  qui  était  ménagé  dans  une  tourelle  d'angle  et  d'où  l'œil  do- 
minait le  fossé...  Les  persicnnes  avaient  été  fermées  par  précau- 
tion contre  le  soleil  d'une  chaude  matinée  d'août;  mais  à  travers 
les  lames  inférieures  dont  la  disposition  était  presque  horizontale, 
Pierre  put  jeter  un  regard  au  dehors  :  se  retournant  aussitôt  vers 
Fabrice,  il  lui  fit  signe  de  garder  le  silence,  et  lui  dit  en  souriant 
et  en  contenant  sa  voix  :  —  Je  n'ai  pas  l'habitude  d'écouter  aux 
portes,  —  ni  aux  fenêtres...  mais  ici  vraiment  la  tentation  est  trop 
forte...  je  vous  dirai  pourquoi... 

—  Ce  que  c'est  que  le  mauvais  exemple  !  répondit  Fabrice  du 
même  ton,  —  et  il  s'approcha  à  son  tour  de  la  fenêtre.  Il  put  aper- 
cevoir alors  les  deux  jeunes  femmes  dont  on  entendait  les  voix. 
Elles  étaient  descendues,  apparemment  pour  fuir  le  soleil,  dans  un 
des  petits  jardins  en  sous-sol,  et  se  promenaient  en  se  donnant  le 
bras  dans  l'ombre  des  talus  gazonnés  et  semés  de  rosiers.  Elles 
allaient  et  venaient  sous  les  fenêtres  aux  persiennes  closes,  et  leurs 
paroles  arrivaient  distinctement  aux  oreilles  des  deux  amis.  L'une 
d'elles,  qui  était  brune,  pâle  et  d'un  visage  angelique,  disait  à  sa 
compagne  :  —  Gomme  on  est  bien  ici  pour  poliner,  n'est-ce  pas, 
chère  ? 

—  Oui,  répondit  l'autre  qui  était  presque  rousse,  mais  agréable, 
et  qui  avait  un  léger  accent  anglais.  —  C'est  délicieux...  On  voit 
venir  les  indiscrets...  continuez,  chère,  cela  m'intéresse  tant! 

—  Donc,  reprit  la  première,  cette  Georgina  Bacot,  des  Folies- 
Lyriques,  a  des  bontés  pour  mon  frère,  —  qui  en  a  également  pour 
elle,  et  qui  va  souvent  dans  les  couUsses  du  théâtre...  il  s'y  ren- 
contre avec  la  bonne  mère  de^,  Georgina,  —  qui  a  été  elle-même 
actrice  autrefois...  et  mon  frère  nous  contait  l'autre  jour  à  maman 


22  REVUE   DES    DEUX  MONDES. 

et  à  moi,  qu'il  s'était  trouvé  la  veille  sur  la  scène  pendant  un  en- 
tr'acte  avec  la  mère  de  Georgina...  Elle  regardait  par  le  trou  du 
rideau...  puis  tout  à  coup  elle  se  retourna  vers  mon  frère,  et  lui 
dit  avec  des  larmes  dans  la  voix  :  —  11  y  a  de  ces  choses  qui  flattent 
une  femme...  croiriez-vous,  monsieur,  qu'il  y  a  ce  soir  quatre  de 
mes  anciens  amans  dans  la  salle...  et  tous  sénateurs! 

—  Oh  !  Marianne  !  dit  la  johe  rousse. 

—  Mais  l'histoire  du  coiffeur  est  encore  plus  drôle,  reprit  Ma- 
rianne. 

—  Oh!  dites,  chère,  l'histoire  du  coiffeur! 

Après  une  pause  d'hésitation  :  —  Non,  ma  chère  Éva,  dit  Ma- 
rianne en  riant;  —  celle-là  est  vraiment  trop  forte  pour  vous  ! 

—  Je  vous  prie,  chère  ! 

—  Eh  bien!  ce  coiffeur,  ma  chère...  mais  non,  décidément,  ça 
ne  passe  pas  !..  Ce  sera  pour  un  soir  où  nous  aurons  pris  un  peu 
trop  de  Champagne  ! 

Elle  cueillit  une  rose  en  passant,  et  la  piqua  dans  son  corsage, — 
puis  elle  reprit  :  —  Et  ce  peintre  qui  nous  est  arrivé  hier,  comment 
le  trouvez-vous,  Éva? 

—  Il  a  de  beaux  yeux,  et  quelque  chose  de  génial  dans  la  phy- 
sionomie !  répondit  Éva. 

—  Manque  de  chic,  dit  Marianne  en  faisant  la  moue.  —  Parlez- 
moi  de  l'ami  Pierre...  En  voilà  un  qu'on  aimerait  à  rencontrer  le 
soir  au  coin  d'un  bois  ! 

—  La  rencontre  ne  serait  pas  sans  danger,  objecta  Éva. 

—  Où  il  n'y  a  pas  de  danger,  il  n'y  a  pas  de  plaisir,  répliqua  Ma- 
rianne... Je  ne  plains  pas,  par  parenthèse,  ma  cousine  d'Aymaret 
qui  lui  a,  dit-on,  donné  son  cœur...  et  cœtera  pantoufle  !..  Je  ne 
sais  pas  si  c'est  vrai...  mais  je  sais  qu'ils  se  voient  très  souvent... 
pour  ceci,  pour  cela,  ou  pour  autre  chose! 

—  Elle  n'est  pas  très  heureuse  avec  son  mari,  la  pauvre  vicom- 
tesse, n'est-ce  pas,  chère  ? 

—  Quelle  est  la  feimiie  qui  est  heureuse  avec  son  mari,  ma  bonne 
Éva?  Voyez  le  joli  ménage  des  Laubécourt,  que  nous  avons  ici 
présentement  ! 

—  C'est  vrai...  j'ai  remarqué  qu'ils  se  faisaient  grise  mine  du 
matin  au  soir... 

—  Et  il  paraît  que  du  soir  au  matin,  c'est  encore  pis,  ma  chère  ! 

—  Comment  cela  !  demanda  Éva. 

—  Mais,  ma  chère,  répondit  Marianne,  vous  ne  connaissez  donc 
pas  la  cause  de  leur  mésintelligence?..  M.  de  Laubécourt  aurait  la 
passion  des  enians,  et  W^^  de  Laubécourt  en  a  l'horreui-...  et  elle 
a  parfaitement  raison  suivant  moi. 

—  Oh!  pourquoi,  chère? 


HONNEUR    d'artiste.  2â 

—  D'abord  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  gênant  et  d'encombrant 
comme  ces  petits  policliinelles-là  pour  une  femme  qui  aime  le 
monde...  ce  sont  de  vrais  empêcheurs  de  danser  en  rond...  ensuite 
parce  que,  quand  on  est  jolie,  on  tient  à  le  rester  le  plus  longtemps 
possible,  —  et  les  enfans,  vous  savez,  sont  des  ruines  de  beauté. 

—  Comment,  cela,  Marianne?.,  mais  il  me  semble... 

Ici,  Marianne  baissa  la  voix  pour  lui  répondre,  et  elle  parut  expli- 
quer quelque  grave  mystère  à  son  amie  qui  rougit  légèrement. 

—  Ainsi,  reprit  celle-ci,  après  un  peu  de  méditation,  voilà  pour- 
quoi M.  de  Laubécourt  a  l'air  si  triste? 

—  S'il  n'était  que  triste,  ma  chère...  mais  presque  tous  les  soirs, 
—  dans  leur  chambre,  —  il  fait  à  sa  femme  des  scènes  terribles  ! 

—  Dame...  franchement!..  Et  qu'est-ce  que  sa  femme  peut  lui 
répondre  ? 

—  Elle  lui  répond  :  zut!  dit  Marianne.  —  Elles  se  mirent  à  rire 
follement  toutes  deux,  et  comme  la  cloche  sonnait  le  déjeuner,  elles 
s'éloignèrent  pour  regagner  le  petit  escalier  pratiqué  dans  le  talus. 

Avant  même  qu'elles  eussent  disparu,  Fabrice,  qui  avait  échangé 
quelques  regards  d'édification  avec  Pierrepont  pendant  le  cours  de 
ce  dialogue,  lui  demanda  avec  sa  manière  calme  : 

—  Quelle  est  cette  jeune  dame  si  gaillarde...  cette  Marianne? 

—  Mon  cher,  dit  Pierrepont,  ce  n'est  pas  une  dame,  c'est  une 
demoiselle. 

—  Mâtin  !  dit  brièvement  le  peintre.  —  Et  l'autre...  Eva? 

—  C'est  son  institutrice. 

—  Mâtin!  répéta  Fabrice,  avec  force.  —  Et  il  se  remit  tranquil- 
lement à  préparer  sa  palette. 

—  Et  comme  vous  allez  forcément  faire  la  connaissance  de  ces 
demoiselles  dans  la  journée,  il  est  inutile  de  vous  cacher  que  cette 
Marianne  si  bien  apprise  s'appelle  M"''  de  La  Treillade...  j'ajoute 
que  ma  tante  me  la  recommandait  ce  matin  même  comme  un  mo- 
dèle de  toutes  les  vertus...  Il  est  vrai  que  ma  tante  ajoutait  qu'elle 
était  très  instruite,  —  en  quoi  elle  ne  se  trompait  pas...  Quand  je 
pense  que  j'aurais  pu  arrêter  mon  choix  sur  elle  pour  en  finir,  j'en 
ai  froid  dans  les  os...  Vous  comprenez  maintenant  que  j'aie  mis 
toute  délicatesse  de  côté  quand  cette  chance  de  me  renseigner  sur 
les  principes  de  M''*  Marianne  m'était  offerte  par  le  hasard...  Je  ne 
m'enrepens  certes  pas...  Allons  déjeuner! 

V. 

VICOMTESSE    d'aYIIARET. 

Le  premier  mouvement  de  Pierrepont  avait  été  d'aller  reporter 
toute  chaude  à  M""^  de  Montauron  la  conversation  qu'il  venait  de 


2Zi  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

surprendre  entre  celle  qu'elle  appelait  la  maîtresse  perle  de  son 
écrin,  et  sa  digne  institutrice.  Mais  après  y  avoir  un  peu  pensé,  il 
préféra  différer  cette  communication  et  la  réserver  comme  un  ar- 
gument dilatoire  pour  le  moment  où  sa  tante  le  presserait  de  nou- 
veau de  prendre  une  décision.  Tourmenté  d'hésitations  et  de  per- 
plexités dont  le  lecteur  connaîtra  bientôt  la  cause  réelle,  s'il  ne  l'a 
pas  déjà  devinée,  le  jeune  marquis,  dans  son  irrésolution,  désirait 
avant  tout  gagner  du  temps.  Il  continua  donc  ce  jour-là  et  les  jours 
suivans,  de  se  mêler  avec  sa  grâce  courtoise  aux  passe-temps  de  la 
colonie  des  Genêts,  laissant  croire  à  sa  tante  qu'il  poursuivait,  à 
travers  les  jeux  et  les  ris,  de  profondes  études  de  caractères  dont 
en  réalité  il  s'occupait  fort  peu. 

Cependant,  presque  chaque  jour,  après  sa  sieste  de  midi,  M"*®  de 
Montauron  posait  devant  Jacques  Fabrice,  dans  son  grand  salon 
blanc,  avec  son  griffon  sur  les  genoux.  Le  plus  souvent  Béatrice 
assistait  seule  à  ces  séances.  Mais,  s'autorisant  de  sa  compétence 
en  matière  artistique,  le  marquis  de  Pierrepont  s'introduisait  quel- 
quefois dans  le  sanctuaire,  où  il  semblait  suivre  avec  un  vif  inté- 
rêt le  travail  du  peintre.  Fabrice,  dans  ces  occasions,  était  frappé 
et  touché  du  respect  attentif  qu'il  témoignait  à  la  lectrice  de  sa 
tante.  Il  était  le  seul,  parmi  les  familiers  du  château,  qui  la  traitât 
en  égale,  tous  les  autres,  les  femmes  surtout,  se  modelant  sur  la 
baronne  pour  prendre  avec  la  pauvre  Béatrice  des  airs  de  froide 
supériorité  ou  de  protection  dédaigneuse.  Fabrice  remarquait  que 
la  partie  la  plus  pénible  des  fonctions  de  la  lectrice  lui  était  épar- 
gnée tant  que  Pierre  était  présent  :  c'était  lui  qui  se  levait  pour 
donner  un  tabouret,  placer  un  coussin,  ouvrir  une  fenêtre,  la  re- 
fermer, sonner  un  domestique,  faire  prendre  l'air  au  griffon,  — 
pour  satisfaire  enfin  à  tous  les  caprices  d'une  \ieille  femme 
maladive,  agitée,  et  d'un  impérieux  égoïsme.  Mais  la  baronne  pa- 
raissait préférer  de  beaucoup  les  services  de  M'^*"  de  Sardonne  à 
ceux  de  son  neveu  :  a  Mon,  ami,  lui  disait-elle,  c'est  très  bien...  je 
te  suis  obligée...  et  M^^  de  Sardonne  aussi,  je  suppose...  mais  je 
te  dirai  franchement  que  la  main  d'un  homme  est  un  peu  lourde 
pour  toutes  ces  petites  choses-là....  11  n'y  a  que  Béatrice  pour  me 
mettre  mon  coussin  dans  le  dos  comme  je  l'entends...  et  sans  dé- 
ranger ma  pose...  n'est-ce  pas,  monsieur  Fabrice?..  Et  puis  mon 
cher  enfant,  je  ne  veux  pas  t' absorber...  tu  es  un  peu  maître  de 
maison  ici...  et  tu  te  dois  âmes  hôtes,  qui  sont  aussi  les  tiens.  Va 
dune  les  retrouver...  va,  mon  ami...  tu  me  feras  plaisir!..  » 

De  toutes  les  amies  d'enfance  de  Béatrice,  une  seule,  plus  âgée 
qu'elle  de  deux  ou  trois  ans,  lui  était  restée  obstinément,  et  tendre- 
ment fidèle.  C'était  cette  vicomtesse  d'Aymaret  qui  était  la  cousine 
de  M'^®  de  La  Treillade,  et  dont  cette  jolie  peste  avait  associé  perfide- 


HONNEUR    d'aRTISTK.  25 

ment  le  nom  à  celui  du  marquis  de  Pierrepont  dans  sa  chronique 
scandaleuse.  M""*'  d'Aymaret  habitait  pendant  la  saison  le  petit  châ- 
teau des  Loges,  qui  était  situé  à  deux  kilomètres  des  Genêts.  A  la 
campagne  comme  à  Paris,  elle  passait  rarement  une  semaine  sans 
faire  une  visite  à  Béatrice,  bravant,  pour  remplir  ce  devoir  d'amitié, 
l'accueil  assez  froid  de  JVP^'de  Montauron,  qui  redoutait  vaguement, 
d'après  certaines  apparences,  que  cette  aimable  personne  ne  fût  un 
obstacle  au  mariage  si  désiré  de  son  neveu.  Pierrepont,  qui,  à  tort 
certainement,  n'avait  pas  une  très  haute  opinion  de  la  vertu  des 
femmes,  vantait  volontiers  celle  de  M.^"  d'Aymaret,  et  la  baronne  en 
concluait,  avec  sa  logique  mondaine,  qu'il  était  son  amant. 

Quoi  qu'il  en  soit.  M"**  d'Aymaret  était  pour  M"^  de  Sardonne, 
dans  son  profond  abandon,  une  consolatrice  et  une  confidente  d'un 
prix  infini:  devant  elle  seule  Béatrice  déposait  quelquefois  son 
masque  impassible  et  laissait  couler  ses  larmes...  Et  cependant 
même  avec  elle  soncœur  gardait  son  secret.  Un  jour,  la  vicomtesse 
l'ayant  trouvée  tout  en  pleurs  dans  sa  chambre  à  la  suite  d'une  de 
ces  scènes  mortifiantes  que  l'humeur  de  M"'*"  de  Montauron  ne  lui 
ménageait  pas,  elle  la  pressa  instamment  de  quitter  la  maison  de 
la  baronne  et  d'accepter  un  asile  chez  elle.  Béatrice  hésita,  puis 
après  un  peu  de  rcilexifsn  :  «  Merci,  dit-elle,  en  l'embrassant;  mais 
excuse-moi  :  je  suis  encore  trop  lière,  malgré  tout,  pour  me  faire 
loger  et  nourrir  par  pure  charité...  Ici  du  moins,  je  suis  bonne  à 
quelque  chose...  je  remphs  des  devoirs...  je  rends  quelques  ser- 
vices... je  gagne  mon  pain...  chez  toi,  je  serais  tout  à  fait  une  pa- 
rasite!.. »  —  Comme  son  amie  essayait  affectueusement  de  vaincre 
ses  scrupules  :  —  «  Et  puis,  reprit  Béatrice  avec  un  triste  sourire, 
ton  mari  me  ferait  la  cour  !  » 

M™^  d'Aymaret,  qui  connaissait  bien  son  mari  et  qui  le  savait 
prodigieusement  capable  de  violer  les  saintes  lois  de  l'hospitaUlé, 
secoua  la  tête  douloureusement  et  n'insista  pas. 

Le  vicomte  d'Aymaret,  comme  beaucoup  de  gens  en  ce  monde, 
n'aurait  pas  mieux  demandé  que  d'être  un  parfait  honnête  homme, 
sobre,  régulier  dans  ses  mœurs,  et  ennemi  de  la  dame  de  pique. 
S'il  aimait  le  jeu,  les  femmes,  et  même  le  vin  jusqu'à  la  débauche 
et  à  la  dégradation,  c'est  que  c'était  plus  fort  que  lui.  Les  psycho- 
logues le  regardaient  probablement  comme  une  victime  du  déter- 
minisme. Mais,  pour  le  vulgaire,  c'était  simplement  un  drôle. 

Il  était  d'un  extérieur  agréable  et  ne  manquait  pas  d'esprit.  Sa 
femme  l'avait  beaucoup  aimé  ;  mais  il  l'avait  tellement  méconnue,  dé- 
couragée et  écœurée,  qu'elle  ne  gardait  plus  envers  lui  d'autres  sen- 
timens  que  ceux  de  l'indifférence  et  du  mépris.  Elle  en  avait  pour- 
tant une  sorte  de  pitié,  comme  d'un  malade;  elle  se  prêtait  même 
à  la  singulière  manie  dont  il  s'était  avisé,  et  qui  consistait  à  lui 


26  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

confier,  quelquefois  en  pleurant,  ses  pertes  au  jeu,  ses  amours,  sa 
détresse  morale,  et  comment  il  avait  besoin  des  femmes  pour  se 
consoler  des  trahisons  du  jeu,  et  besoin  du  vin  pour  se  consoler 
des  trahisons  des  femmes...  On  dira  qu'elle  avait  bien  de  la  bonté 
de  l'écouter.  Mais  il  v  a  des  femmes  d'une  bonté  céleste. 

jyjme  d'Aymaret  avait  eu  de  cet  indigne  mari  deux  enfans,  — 
deux  fils,  dont  elle  s'occupait  beaucoup,  et  sur  lesquels  elle  pa- 
raissait avoir  reporté  toutes  ses  affections. 

C'était  une  des  très  rares  femmes  que  le  marquis  de  Pierrepont 
eût  sérieusement  aimées.  Il  l'avait  aimée  pour  le  charme  pur  et  en 
quelque  sorte  lumineux  de  sa  tête  blonde,  pour  la  grâce  de  sa  dé- 
marche, pour  la  clarté  tendre  de  ses  yeux,  qui,  comme  ceux  d'Hen- 
riette d'Angleterre,  semblaient  toujours  demander  le  cœur.  Il 
l'avait  aimée  encore  pour  son  honnêteté  et  son  attrait  de  fruit 
défendu,  un  peu  aussi,  il  faut  l'espérer,  par  un  élan  de  sympathie 
vers  une  femme  malheureuse,  car  il  connaissait  mieux  que  per- 
sonne les  tristesses  de  son  ménage.  II  était  du  même  cercle  que 
M.  d'Aymaret,  et  il  avait  vu  plus  d'une  fois  sa  femme,  aux  pre- 
miers temps  de  leur  mariage,  venir  l'y  chercher  le  matin,  les  yeux 
rougis  par  les  larmes  et  l'insomnie. 

Bref,  il  avait  entrepris  de  la  consoler.  Il  n'y  avait  pas  réussi. 
Fort  étonné,  et  passablement  mortifié  d'abord  de  sa  mésaventure, 
il  en  avait  pourtant  pris  son  parti  en  galant  homme  et  avait  accepté 
franchement  l'espèce  d'amitié  réservée  que  cette  charmante  femme 
lui  avait  franchement  offerte.  Depuis  ce  moment,  ils  avaient  con- 
tinué de  se  voir  assez  fréquemment  sur  le  pied  d'une  camaraderie 
confiante,  enjouée  et  un  peu  ironique. 

jyjme  d'Aymaret,  qui  s'intéressait  aux  choses  d'art,  avait  une  ad- 
miration enthousiaste  pour  le  talent  de  Jacques  Fabrice.  Elle  pos- 
sédait quelques  aquarelles  datant  de  la  première  jeunesse  du 
peintre,  et  dentelle  était  justement  fière.  L'arrivée  de  Fabrice  au 
château  des  Genêts  avait  éveillé  chez  elle  une  vive  curiosité. 
L'homme  lui  plut  par  son  air  de  modestie  et  de  gravité  mélanco- 
lique. Toujours  préoccupée  de  la  situation  si  pénible  et  si  précaire 
de  son  amie  Béatrice,  elle  se  rappela  qu'avant  ses  désastres  de 
famille,  la  jeune  fille  avait  montré  un  goût  assez  sérieux  pour  la 
peinture  à  l'aquarelle  :  elle  se  dit  que  Fabrice  pourrait  lui  donner 
quelques  leçons  pendant  son  séjour  aux  Genêts,  encourager  ses 
dispositions  et  faire  éclore  les  germes  d'un  talent  qui  assurerait 
peut-être  un  jour  à  l'orphehne  une  existence  indépendante.  Béa- 
trice, dans  son  amer  découragement  de  toutes  choses,  accueillit 
cependant  cette  idée  avec  un  certain  intérêt  : 

—  Mais,  dit-elle,  comment  lui  demander  cela,  à  ce  monsieur?.. 
Je  n'oserai  jamais. 


HONNEUR   d'artiste.  27 

—  Tu  pourrais,  dit  M""**  d'Aymaret,  prier  M.  de  Pierrepont  de 
s'en  charger? 

—  Non,  dit  Béatrice,  M.  de  Pierrepont  pourrait  voir  là  quelque 
chose  de  blessant  pour  sa  tante. 

—  Je  ne  crois  pas,  reprit  ^P®  d'Aymaret,  qu'il  ait  l'épiderme  si 
sensible  à  l'endroit  de  sa  tante...  D'ailleurs,  nous  ne  sommes  pas 
forcées  de  lui  développer  tout  notre  plan...  Il  est  naturel  que  tu 
désires  perfectionner  tes  petits  talens  quand  tu  en  trouves  l'occa- 
sion... Veux-tu  que  je  lui  en  parle,  moi,  au  marquis? 

—  Tu  m'obligeras. 

Ce  jour-là,  la  bande  des  invités  était  allée  visiter,  à  quelques 
lieues  des  Genêts,  la  station  thermale  deB...  —  Pierrepont,  sous 
prétexte  de  lettres  d'affaires,  était  resté  au  château.  Comme  M^^d'Ay- 
maret  sortait  du  parc  pour  regagner  les  Loges  à  travers  les  bois 
voisins,  elle  aperçut  le  marquis  au  bord  d'une  pièce  d'eau  qu'ali- 
mentait la  rivière  du  parc  :  il  s'occupait  de  détacher  la  chaîne  d'un 
canot  amarré  à  la  rive. 

—  Comme  ça  se  trouve!  dit-elle,  en  agitant  son  ombrelle  pour 
lui  faire  signe  d'approcher.  J'ai  à  vous  parler. 

Il  accourut. 

—  Entendre,  c'est  obéir,  dit-il  gaîment.  Voyons! 

—  Eh  bien  !  voilà.  Vous  savez  ou  vous  ne  savez  pas  que  Béatrice 
peignait  très  johment  l'aquarelle  avant  ses  malheurs...  Elle  vou- 
drait s'y  remettre  et  prendre  quelques  leçons  de  M.  Fabrice  pen- 
dant son  séjour  ici...  Ça  se  peut-il,  avec  votre  protection? 

Pierrepont  réfléchit  pendant  quelques  secondes. 

—  Avec  ma  protection,  non,  répondit-il  :  avec  la  vôtre,  oui,  sans 
aucun  doute.  —  Je  suis,  bien  entendu,  tout  à  votre  disposition  et 
à  celle  de  M"*  de  Sardonne...  Mais  Fabrice  étant  mon  invité  et  mon 
hôte  en  ce  moment,  vous  penserez  certainement  comme  moi  qu'il 
y  aurait  un  peu  d'indiscrétion  de  ma  part  à  lui  demander  un  ser- 
vice qui  aurait  l'air  à  demi  imposé...  Tandis  que,  si  vous  voulez 
bien  lui  présenter  vous-même  votre  petite  requête  pour  votre 
amie,  ça  prend  tout  de  suite  une  autre  tournure...  Tenez,  juste- 
ment, j'embarquais  pour  aller  le  retrouver...  11  prend  un  croquis 
au  pied  de  la  cascade,  là-bas...  Voulez-vous  venir  avec  moi? 

—  En  barque?  dit  M™^  d'Aymaret. 

—  En  barque!..  Pourquoi  pas?..  C'est  à  cinq  minutes...  Si  c'est 
le  tête-à-tête  qui  vous  effraie,  il  ne  sera  pas  long...  Nous  en  avons 
vu  bien  d'autres,  mon  Dieu!..  Ça  vous  conduit  à  deux  pas  de  chez 
vous,  d'ailleurs...  Voyons,  chère  madame,  confiance!.,  confiance! 

—  Allons!  dit  la  jeune  femme;  et,  s'appuyant  sur  le  bras  de 
Pierrepont,  elle  sauta  lestement  dans  la  barque. 

Pierre  prit  les  rames,  mit  le  canot  en  mouvement,  le  fit  entrer 


28  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dans  la  rivière  et  n'eut  plus  guère  que  la  peine  de  le  diriger,  en 
lui  laissant  suivre  le  courant,  qui  l'entraînait  doucement. 

Elle  était  charmante,  cette  petite  rivière,  à  demi  cachée  sous  le 
feuillage  des  saules  et  des  frênes  qui  bordaient  ses  deux  rives. 
On  avait  pratiqué  seulement  çà  et  là  quelques  éclaircies  pour  la 
commodité  des  pêcheurs.  Du  reste,  elle  coulait  silencieusement, 
—  sauf  un  léger  clapotement  de  remous  par  intervalles,  —  sous 
des  arcades  de  verdure  presque  continues  à  travers  lesquelles  le 
soleil  jetait  quelques  notes  dorées  et  tremblantes. 

Après  un  premier  temps  de  recueillement,  Pierrepont  interpella 
brusquement  la  jeune  femme  de  ce  ton  moitié  sérieux,  moitié  iro- 
nique, qui  était  d'usage  entre  eux  : 

—  Madame  d'Aymaret! 

—  Mon  cher  monsieur  ! 

—  Vous  savez  qu'on  veut  me  marier? 

—  Mais...  c'est  assez  clair! 

—  Eh  bien!.,  décidément...  je  me  dérobe...  je  suis  absolument 
découragé  ! 

—  Parce  que? 

—  Parce  que  plus  je  vais,  plus  je  me  confirme  dans  la  convic- 
tion motivée  qu'il  n'y  a  plus  d'honnêtes  filles,  ni  par  conséquent 
d'honnêtes  femmes  ! 

—  Vous  dites? 

—  Je  dis  qu'il  n'y  a  plus  d'honnêtes  femmes...  du  moins  dans 
notre  monde...  c'est  une  espèce  disparue. 

—  Pardon!  reprit  M'^''  d'Aymaret,  c'est  à  moi  que  vous  osez 
dire  cela? 

—  Vous  savez  bien  que  je  fais  exception  pour  vous...  Vous,  vous 
êtes  née  vertueuse...  c'est  votre  conformation...  Mais  elle  est 
rare  ! 

—  Ah!  très  bien,  s'écria  M"®  d'Aymaret.  Voilà  comme  vous 
nous  jugez!..  Il  n'y  a  pas  d'honnêtes  femmes!.,  et,  s'il  s'en  trouve 
une  par  hasard  dont  il  vous  soit  impossible  de  mettre  en  doute 
l'honnêteté,  c'est  qu'elle  est  née  comme  cela  !..  c'est  qu'il  n'y  a  eu 
pour  elle  ni  tentation,  ni  lutte,  ni  mérite,  ni  rien!..  Ah!  mon 
Dieu,  que  cela  est  dur  à  entendre...  et  que  ce  sont  là  des  juge- 
mens  légers...  injustes...  cruels! 

—  Chère  madame  ! . .  murmura  Pierrepont,  un  peu  surpris  de 
l'accent  pénétré  de  la  jeune  femme. 

Elle  poursuivit  d'une  voix  contenue,  mais  vibrante  : 

—  Je  n'ai  pas  à  trahir  les  secrets  douloureux  de  ma  vie...  Tout 
le  monde  les  connaît...  et  vous  mieux  que  tout  le  monde...  Eh 
bien  !  vous  savez  si  jamais  une  femme  eut,  pour  se  mal  conduire, 
de  meilleures  excuses  que  moi...  Mais  non!  j'ai  des  enians...  j'ai 


HOKNEUR   d'artiste.  29 

mes  deux  fils...  et  j'ai  voulu  qu'on  dise  un  jour:  «  Si  le  père 
était  un  triste  sujet...  un  pauvre  fou...  la  mère  était  une  hon- 
nête... une  digne  créature!..  »  Et  cela  m'a  été  facile,  vous  le 
croyez...  n'est-ce  pas?..  Parce  que  j'étais  née  comme  cela...  née 
pour  n'aimer  personne...  incapable  de  passion,  de  faiblesse!.. 
Ah!  mon  Dieu!  mon  Dieu,  vous  croyez  ça,  vous  !.. 

—  Madame...  dit  Pierrepont  avec  un  peu  d'émotion  et  beau- 
coup d'embarras,  je  serais  trop  fier  si  je  pouvais  penser  un  in- 
stant... Mais  je  vous  comprends  mal  sans  doute... 

—  Non!  reprit-elle  avec  la  même  vivacité  presque  emportée, 
vous  me  comprenez  très  bien!.,  c'est  devons  qu'il  s'agit!..  Vous 
m'avez  fait  la  cour...  Je  ne  sais  pas  si  vous  m'aimiez...  mais  moi  je 
vous  aimais...  et  je  vous  aime  encore...  et  je  vous  le  dis  hardi- 
ment... parce  qu'il  n'en  sera  rien  de  plus...  parce  que  je  veux 
rester  honnête...  pour  mes  enfans...  et  aussi  pour  Dieu!  Voilà!.. 
Jamais  je  ne  serai  votre  maîtresse...  mais  jamais  vous  n'aurez  une 
amie  meilleure  que  moi...  Vous  pouvez  en  être  sûr! 

Elle  détourna  la  tête  pour  essuyer  une  larme  du  bout  de  son 
gant. 

—  Donnez-moi  votre  main  !  dit  Pierrepont. 

Elle  lui  tendit  sa  main;  et,  sans  dire  un  mot  de  plus,  il  y  posa 
doucement  ses  lèvres. 

11  y  eut  alors  entre  eux  un  assez  long  silence,  troublé  à  peine  par 
le  léger  battement  des  rames  dans  l'eau  :  Pierrepont  le  rompit  le 
premier;  et,  essayant  de  reprendre  leur  ton  d'enjouement  habituel  : 

—  En  réalité,  dit-il,  vous  êtes  un  peu  cause  des  ennuis  que 
j'éprouve  à  propos  de  ce  malheureux  mariage...  Si  je  ne  vous 
avais  pas  connue,  je  serais  moins  difficile  ! 

Elle  hocha  la  tête  gracieusement  sans  répondre. 

—  J'aimerais,  poursuivit-il  d'un  ton  sérieux,  à  prendre  une 
femme  de  votre  main. 

—  C'est  beaucoup  trop  délicat!  dit-elle...  Je  n'accepterai  jamais 
cette  responsabilité...  Je  n'oserai  jamais  désigner  personne  à  votre 
choix...  quand  même  les  lèvres  me  brûleraient. 

—  Que  voulez-vous  dire  ? 

—  Rien. 

—  Vous  pensiez  à  quelqu'un  en  disant  cela  ? 

—  A  personne. 

—  Vous  n'êtes  pas  sincère  en  ce  moment  ! 

—  Non!  —  mais  parlons  d'autre  chose,  je  vous  prie!..  Est-il  bon 
enfant,  votre  Fabrice?..  Va-t-il  être  aimable  pour  moi,.,  croyez- 
vous  ? 

—  J'en  jurerais.  —  Mais  il  faut  que  nous  descendions  ici...  sans 
quoi  le  courant  nous  entraînerait  par-dessus  récluse. 


30  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

La  petite  rivière  se  jetait  en  effet  dans  l'Orne,  à  peu  de  distance 
en  franchissant  un  barrage.  La  chute  d'eau,  dont  un  lond  de  ver- 
dure sombre  rehaussait  les  blancheurs,  se  divisait  en  deux  cou- 
rans,  dont  le  principal  faisait  tourner  la  roue  d'un  moulin  installé 
sur  la  rive,  dans  une  sorte  de  presqu'île.  C'était  un  motif  de  pay- 
sage que  Fabrice  achevait  d'esquisser  quand  M""®  d'Aymaret  et 
Pierrepont  le  rejoignirent. 

Après  quelques  complimens  de  circonstance,  la  jeune  femme, 
toute  rougissante,  —  elle  rougissait  pour  un  rien,  —  lui  adressa 
sa  prière  en  faveur  de  Béatrice.  Il  l'accueillit  avec  simplicité  et 
bonne  grâce  : 

—  Il  serait  très  heureux  de  donner  des  conseils  à  M"®  de  Sar- 
donne,  quoiqu'il  eût  un  peu  abandonné  l'aquarelle...  M"''  de  Sar- 
donne  avait-elle  déjà  peint  d'après  nature  ou  seulement  d'après 
le  modèle?  —  M™''  d'Aymai^et,  rougissant  encore,  ne  crut  pas  pou- 
voir affirmer  qu'elle  eût  peint  d'après  nature.  —  Et  quelles  heures 
M"^  de  Sardonne  prélérerait-elle  pour  ses  leçons? 

Ici,  M"^^  d'Aymaret  interrogea  Pierrepont  de  l'œil.  —  Je  crois, 
dit-il,  qu'elle  n'a  dans  la  journée  qu'une  heure  de  libre,.,  c'est 
celle  où  ma  tante  fait  sa  sieste  après  le  déjeuner  de  midi. 

—  Parfaitement  :  nous  choisirons  celle-là. 

En  traversant  la  ri\ière  près  du  moulin  sur  un  pont  rustique, 
on  se  trouvait  sur  les  domaines  de  M""^  d'Aymaret.  Les  deux 
hommes  l'accompagnèrent  jusqu'à  sa  porte  et  revinrent  ensuite 
prendre  la  barque  pour  regagner  le  château.  Chemin  faisant,  ils 
s'entretinrent  longuement  de  M"^  d'Aymaret,  brodant  à  l'envi  des 
variations  sur  ce  thème  :  —  Quelle  charmante  femme  !  —  Ils  ne 
parlèrent  ni  l'un  ni  l'autre  de  Béatrice. 

VI. 

LE    SECRET   DE    PIERRE. 

Fabrice  offrit  le  soir  même  ses  services  à  M"''  de  Sardonne,  qui 
paya  son  obligeance  d'un  de  ces  beaux  sourires  dont  s'éclairaient 
si  rarement  et  si  doucement  ses  joues  brunes.  Il  désira  voir  quel- 
ques-unes de  ses  ébauches  qu'elle  lui  montra  avec  un  peu  de  con- 
fusion; elles  étaient  faites  d'après  nature  et  il  ne  les  trouva  pas 
sans  mérite.  Il  fut  donc  convenu  qu'à  partir  du  lendemain,  après 
le  déjeuner  et  pendant  la  sieste  régulière  de  la  baronne,  elle  repren- 
drait, sous  la  direction  du  peintre,  ses  études  d'aquarelle. 

Il  était  impossible  de  donner  suite  à  cet  arrangement  sans  de- 
mander au  préalable  l'agrément  de  M"'®  de  Montauron.  Ce  fut  Pier- 
repont qui  s'en  chargea.  Il  y  eut  à  cette  occasion,  entre  la  tante 
et  le  neveu,  une  ombre  d'escarmouche.  La  baronne  flaira  tout  de 


HONNEUR    d'artiste.  31 

suite  sous  la  fantaisie  artistique  de  sa  lectrice  une  vague  tentative 
d'émancipation  qui  lui  déplut.  Elle  ne  pouvait  opposer  son  veto  à 
cette  lantaisie  sans  trahir  trop  ouvertement  son  jaloux  despotisme. 
Mais  elle  soulagea  du  moins  son  humeur  par  quelques  objections. 

—  Il  est  plaisant,  dit-elle,  que  M^'*  Béatrice  se  permette  de  dis- 
poser de  son  temps  sans  m'en  prévenir  ! 

—  Pardon,  ma  tante,  mais  elle  ne  dispose  que  du  temps  que 
vous  lui  laissez  libre. 

—  Je  puis  avoir  besoin  d'elle  à  toute  heure  et  à  toute  minute  ! 

—  Pas  quand  vous  dormez,  ma  tante,.,  voyons! 

—  Prétend-elle  que  je  l'héberge  à  perpétuité  pour  avoir  le  plai- 
sir et  l'avantage  de  la  voir  barbouiller  du  vélin! 

—  Elle  n'a  pas  beaucoup  de  distractions,  ma  bonne  tante,.,  et 
celle-là  est  si  innocente  ! 

—  Si  innocente,.,  c'est  une  question!  Je  n'en  suis  pas  du  tout 
sûre,  quant  à  moi...  Ce  Fabrice  est  bien  de  sa  personne...  C'est 
une  espèce  de  beau  ténébreux...  Il  a  en  outre  le  prestige  du  talent... 
Crois-tu  que  ces  tête-à-tête  quotidiens  entre  le  maître  et  l'élève 
soient  sans  incon venions? 

—  Oui,  ma  tante,  je  le  crois,  —  quand  l'élève  est  M^'^  de  Sar- 
donne! 

—  C'est  très  bien  !  reprit-elle  :  mais  tu  verras  néanmoins  que 
nous  aurons  quelque  désagrément  de  ce  côté-là. 

Ayant  ainsi  évaporé  sa  bile.  M™**  de  Montauron  parut  accepter 
avec  résignation  les  leçons  d'aquarelle.  Chaque  jour,  en  consé- 
quence, à  dater  de  ce  moment,  Béatrice,  entre  une  heure  et  deux 
li'^ures  de  l'après-midi,  s'installait  sur  un  pliant  à  côte  de  Fa- 
bnoe  pour  dessiner  ou  peindre  un  coin  de  paysage  ou  d'architec- 
ture. Par  un  sentiment  naturel  de  bienséance,  ils  ne  s'écartaient 
jamais  hors  de  la  portée  des  fenêtres  du  château,  trouvant  au  reste 
les  motils  d'étude  suffisans,  soit  dans  le  château  lui-même,  soit 
dans  ses  alentours  immédiats. 

Cependant  l'ouvt;.  ture  de  la  chasse,  dans  les  premiers  jours  de 
septembre,  était  venue  apporter  à  la  société  réunie  aux  Genêts  un 
nouvel  élément  de  divertissement  et  d'animation.  Les  jeunes 
femmes  de  la  colonie  s'essayaient  volontiers  à  ce  genre  de  sport, 
au  grand  désespoir  et  à  la  légitime  terreur  des  chasseurs  sérieux. 
C'était  Pierrepont,  qui,  sur  la  prière  de  sa  tante,  se  faisait  l'initia- 
teur et  le  modérateur  des  jeunes  chasseresses  novices,  et,  en  par- 
ticulier, de  Marianne  de  laTreillade,  laquelle  montrait  beaucoup  de 
dispositions  pour  la  chasse,  comme  d'ailleurs  pour  toutes  choses. 
Il  faut  même  convenir  que  le  jeune  marquis  s'occupait  de  Marianne 
avec  une  sorte  de  prédilection  depuis  qu'il  avait  découvert  que  ses 
grands  yeux  étonnés  et  candides  cachaient  des  trésors  de  précoce 


32  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

perversité.  La  vérité  est  que  ce  mélange  piquant  amusait  son  dilet- 
tantisme. 

M™^  de  Montauron,  qui  était  toujours  aux  aguets,  l'œil  bien 
ouvert  et  les  oreilles  dressées,  ne  manqua  pas  d'entrevoir  ces 
apparences  et  de  les  interpréter  au  gré  de  ses  désirs.  Elle  résolut 
de  saisir  ce  qu'elle  regardait  comme  le  moment  psychologique  : 
elle  manda  son  neveu  un  matin  dans  sa  chambre  à  l'heure  habi- 
tuelle de  ses  audiences  secrètes.  Pierrepont  s'y  rendit,  non  sans 
une  assez  vive  anxiété;  car  il  sentait  qu'il  allait  être  mis,  comme 
on  dit,  au  pied  du  mur. 

—  Mon  ami,  lui  dit  la  baronne  d'un  air  épanoui,  j'ai  à  peine 
besoin  de  te  demander  si  ton  choix  est  fait.  Ta  manière  d'être  de- 
puis quelque  temps  avec  Marianne  de  la  Treillade  est,  Dieu  merci! 
suffisamment  significative,  et  je  n'ai  plus,  j'espère,  que  des  com- 
plimens  à  t'adresser. 

—  Ma  tante,  répondit  Pierrepont,  je  suis  désespéré  de  vous 
désabuser.  Il  est  vrai  que  M'^®  de  La  Treillade  m'intéresse.  J'ai 
même  pour  elle  de  l'admiration,  car,  toute  jeune  qu'elle  est,  c'est 
une  comédienne  de  premier  ordre...  Mais  je  dois  vous  dire  franche- 
ment que  je  ne  l'épouserai  jamais. 

—  Comment!  qu'est-ce  que  ça  veut  dire?  demanda  M"'^  de  xMon- 
tauron,  qui  était  devenue  fort  rouge. 

—  Ma  tante,  voici  :  —  il  lui  rapporta  alors  par  le  menu  et  sans 
omettre  aucun  détail  la  conversation  qu'il  avait  entendue  un  matin 
sous  les  fenêtres  de  Fabrice  entre  Marianne  de  La  Treillade  et  son 
institutrice  :  —  Si  je  ne  vous  ai  pas  conté  cela  plus  tôt,  sjouta-t-il, 
c'est  qu'il  m'était  pénible  de  vous  infliger  ce  désenchantement. 

Un  instant  étourdie  sous  le  coup  de  cette  révélation,  M"'*^  de  Mon- 
tauron reprit  bientôt  courage,  et  d'un  ton  un  peu  aigre  :  —  Je  ne  vois 
là  après  tout,  dit-elle,  que  des  enfantillages,.,  des  fanfaronnades  de 
fillette  qui  joue  à  lamadame,..  je  parierais  qu'elle  n'en  fera  pas 
moins  une  honnête  et  excellente  femme. 

—  C'est  possible  !  dit  Pierrepont,  mais  ce  n'est  pas  moi  qui  en 
ferai  l'épreuve... 

—  Personne  ne  t'y  force,  mon  garçon.  —  Mais  si  tu  prétends 
épouser  une  fille  élevée  dans  une  tour  obscure,  qui  n'ait  jamais 
rien  vu  ni  rien  entendu  autour  d'elle  et  qui  apporte  dans  sa 
chambre  nuptiale  l'innocence  de  son  berceau,  tu  es  plus  inno- 
cent toi-même  que  je  ne  croyais. 

—  Ma  tante,  je  ne  pense  réellement  pas  montrer  une  exigence 
ridicule  en  demandant  chez  ma  femme  d'autres  principes  que  ceux 
de  M"^  de  La  Treillade,  pour  qui  les  enfans  sont  des  polichinelles 
encombrans,  des  gêneurs  et  des  ruines  de  beauté,.,  et  quant  aux 
histoires  scandaleuses,  aux  plaisanteries  indécentes,  aux  sous-en- 


HONNEUR   d'artiste.  33 

tendus  erotiques  dont  ]\P®  de  La  Treillade  émaille  ses  conversations 
aA-ec  ses  amies,  je  sais  parfaitement  que  tout  cela  est  fort  à  la  mode 
aujourd'hui  entre  femmes  du  monde  et  même,  hélas!  entre  jeunes 
filles...  Mais,  si  je  me  marie,  ce  n'est  pas  pour  entendre  chez  moi 
les  propos  que  j'entends  chez  les  filles...  Tout  au  contraire,  c'est 
pour  ne  plus  entendre  ce  ton  et  ce  langage  dont  je  suis  écœuré,., 
c'est  pour  respirer  un  peu  d'air  pur  à  mon  loyer! 

—  Mon  cher  ami,  répliqua  assez  doucement  la  baronne,  car 
l'accent  sérieux  et  ferme  de  Pierrepont  lui  imposait,  ces  sentimens 
te  font  honneur,  assurément;  mais,  enfin,  si  tu  as  d'aussi  fortes 
préventions  contre  les  jeunes  femmes  d'aujourd'hui,  autant  me  dire 
tout  de  suite  que  tu  renonces  au  mariage...  Car  je  te  demande  un 
peu  dans  quelle  partie  du  monde  tu  comptes  trouver  une  fille  qui 
ne  soit  pas  plus  ou  moins  un  mystère  ? 

—  Ma  foi  !  ma  tante,  plutôt  que  de  courir  le  risque  d'épouser  un 
mystère,  comme  M"^  de  La  Treillade,  je  vous  avoue  que  je  préfé- 
rerais cent  fois  entrer  à  la  Trappe!.,  mais,  enfin,  s'il  est  certain, 
comme  vous  me  le  disiez  l'autre  jour,  qu'on  ne  peut  prendre  une 
femme  à  l'essai,  est-il  donc  impossible  de  rencontrer  quelque  jeune 
fille  qui  ait  fait  en  quelque  sorte  ses  preuves...  dont  quelques  cir- 
constances particulières,  —  dont  une  éducation  spéciale,.,  celle  du 
malheur,  par  exemple,.,  aient  mis  en  lumière  les  mérites...  et  dont 
le  passé  soit  une  garantie  pour  l'avenir?.. 

M""®  de  Montauron  avait  jeté  furtivement  sur  son  neveu  un 
regard  équivoque,  —  et  sa  bouche  mince  se  pinça  plus  que  de 
coutume  quand  elle  lui  répondit  : 

—  Oui,  sans  doute,  —  cela  peut  se  trouver,.,  mais  je  te  ferai 
observer  que  les  filles  élevées  à  l'école  du  malheur  sont  généra- 
lement sans  le  sou. 

—  Ma  tante,  la  dot  est  pour  moi  secondaire. 

—  Naturellement!..  Tu  es  si  riche...  et  tu  as  des  goûts  si  sim- 
ples!., il  est  vrai  que  tu  hériteras  probablement  de  ma  fortune,., 
mais  tu  me  permettras  de  te  rappeler  que  tu  peux  l'attendre  long- 
temps... Mon  père  est  mort  à  quatre-vingt-cinq  ans...  Je  puis  donc 
vivre  encore  une  trentaine  d'années...  et  je  ne  te  cacherai  même 
pas  que  c'est  mon  intention... 

—  Ma  tante!.,  dit  Pierrepont  d'un  ton  de  grave  reproche. 

—  Soit!  j'ai  tort,  dit-elle...  Toutes  ces  déceptions  me  donnent 
de  l'humeur...  Nous  en  reparlerons...  Va,  mon  ami!  —  Et  Pierre- 
pont se  retira  après  lui  avoir  baisé  les  deux  mains. 

Demeurée  seule,  la  baronne  se  leva  de  son  fauteuil  par  un  mou- 
vement brusque  et  fit  quelques  pas  dans  sa  chambre  en  respirant 
à  plusieurs  reprises  les  sels  de  son  flacon.  Elle  se  livrait  en  même 
TOME  xcviii.  —  1890.  3 


34-  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

temps  à  un  monologue  intérieur  qui  pouvait  se  traduire  à  peu  près 
en  ces  termes  :  —  a  Plus  de  doute!  Il  y  songe!..  Je  le  soupçonnais 
depuis  quelque  temps...  Ses  attentions  pour  elle,.,  son  indifférence 
distraite  pour  les  autres,.,  ses  atermoiemens  perpétuels,.,  et  pour- 
tant je  ne  pouvais  le  croire  capable  d'une  si  absurde  folie!.,  si  ab- 
surde... et  si  coupable!..  M'enlever  cette  fille,  d'abord,  qui  m'est 
devenue  indispensable...  et  m'imposer  ensuite  la  charge  de  leur 
ménage,.,  car  je  les  défie  de  vivre  si  je  ne  les  aide  pas!..  S'en- 
teudeut-ils  ?. .  Sont-ils  d'accord?..  Est-il  encore  temps  de  parer  ce 
coup?..  C'est  ce  qu'il  faut  savoir!  » 

Elle  poussa  le  bouton  d'une  sonnette.  Une  femme  de  chambre 
se  présenta, 

—  Priez  M^^  Béatrice  de  venir. 

La  baronne  alla  à  sa  toilette,  mouilla  son  front  et  ses  joues  qui 
s'étaient  empourprés,  et  elle  venait  de  se  rasseoir,  le  sourire  aux 
lèvres,  quand  Béatrice  entra  : 

—  Asseyez-vouSi,  ma  chère  petite.  —  Tai  à  vous  parler,.,  oui, 
j'ai  à  vous  parler...  Je  vais  vous  ouvrir  mon  cœur  tout  bonne- 
ment... 

—  Madame... 

—  Voilà,  mon  enfant!..  Cette  nuit,  je  réfléchissais,.,  je  pensais 
à  vous,.,  je  craignais  de  ne  pas  être  pour  vous  tout  ce  que  je  dois, 
être,.,  tout  ce  que  je  veux  être...  Je  suis  une  vieille  femme  souf- 
frante,., c'est  mon  excuse...  Vos  soins,  vos  bons  offices  me  sont 
précieux,  je  ne  m'en  cache  pas..,  je  serais  malheureuse  d'en  être 
privée. 

—  Mais,  chère  madame,  je  ne  pense  nullement... 

—  Je  sais  ce  que  vous  allez  dire,.,  vous  ne  pensez  pas  à  me 
quitter  et  j'en  suis  ravie...  Cependant,  s'il  y  a  un  défaut  au  monde 
qui  me  soit  antipathique  et  dont  je  cherche  à  me  défendre  per- 
sonnellement, c'est  l'égoïsme,..  et  je  me  demandais  cette  nuit  si 
le  prix,  extrême  que  j'attache  à  votre  présence  et  à  votre  compa- 
gnie ne  risquait  pas  de  me  rendre  égoïste  à  votre  égard...  Aussi, 
ma  pauvre  enfant,  j'ai  voulu  vous  dire  que  je  ne  prétends  nulle- 
ment confisquer  votre  vie  à  mon  profit...  Vous  êtes  jolie,  ma  chère, 
et  malgré  l'adversité  qui  vous  a  si  injustement  frappée,  il  est  tout 
à  fait  dans  les  choses  possibles  que  quelque  prétendant  aspire  un 
jour  à, votre  main... 

—  Madame,  je  vous  assure... 

—  Cette  circonstance  ne  s'est  pas  encore  présentée,  me  dites- 
vous?..  Soit!  Mais  elle  peut  se  présenter  d'une  minute  à  l'autre... 
Ici,  comme  à  Paris,  je  reçois  beaucoup  de  monde,  et  parmi  les 
gens  que  je  reçois,  il  peut  se  trouver  des  hommes  de  goût  et  de 
cœur...  —  (Va-t'en  voir  s'ils  viennent!  ajouta,  à  part  elle,  la  ba- 


HOXNF.urx  d'artiste.  â5 

ronne...)  —  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  vcmlu  vous  dire  qu'en  pareille 
occasion,  —  malgré  le  saciifice  qui  me  serait  imposé,  —  vous  ne 
devriez  appréhender  de  ma  part  aucune  difficulté...  aucun  obs- 
tacle... Fort  au  contraire,  vous  trouveriez  chez  moi  le  concours  le 
plus  empressé...  Vous  me  permettrez  seulement  d'y  mettre  une 
condition,  qui  vous  semblera,  j'espère,  naturelle...  'c'est  qu'en  pa- 
reil cas,  vous  ne  prendriez  jamais  d'engagement  sans  m'en  pré- 
venir. . . 

—  Madame,  ce  serait  mon  devoir,  et  vous  pouvez  être  certaine 
que  je  n'y  manquerais  pas. 

—  C'est  très  bien,  mon  entant...  Embrassez-moi  ! 
Béatrice  se  leva  et  lui  offrit  son  front. 

—  Ah!  reprit  la  baronne  en  lui  faisant  signe  do  se  rasseoir,  et 
comme  si  elle  se  fût  rappelé  tout  à  coup  un  détail  oublié  par  mé- 
garde,  il  y  a  encore  une  chose  que  je  voulais  vous  dire...  quoique 
ce  soit,  en  vérité,  la  précaution  inutile...  En  vous  laissant  toute  li- 
berté d'agréer  l'homme  qui  vous  plairait  pour  mari,  il  est  bien 
■entendu,  pourtant,  que  je  fais  une  exception  pour  mon  neveu 
Pierrepont... 

Sur  ces  mots,  l'altération  des  traits  de  Béatrice  fut  si  soudaine 
■et  si  profonde  qu'il  fut  impossible  à  la  baronne  de  paraître  ne  pas 
la  remarquer. 

—  Oh!  je  vous  en  supplie,  ma  chère  petite,  poursuivit-elle  après 
un  court  silence,  ne  vous  méprenez  pas  sur  le  sens  de  mes  pa- 
roles... Elles  n'ont  absolument,  dans  mon  intention,  rien  de  bles- 
sant pour  vous...  D'abord,  je  rends  toute  justice  à  votre  tenue  per- 
sonnelle... Elle  est  irréprochable...  D'autre  part,  je  conviens  que 
vous  seriez  à  tous  égards,  pour  la  naissance  et  pour  le  reste,  digne 
de  mon  neveu...  Vous  voyez  ma  franchise?  J'ajoute  que,  dans 'ma 
conviction,  mon  neveu,  jusqu'ici,  ne  pense  pas  plus  à  vous  que 
vous  ne  pensez  à  lui...  Mais  enfm,  il  est  du  devoir  d'une  mère...  et 
ne  suis-je  pas  comme  une  mère  pour  lui  et  pour  vous?.,  il  est  du 
devoir  d'une  mère  de  prévoir  mêmel'inTraisemblable...  même  l'im- 
possible... quand  il  y  va  des  intérêts  et  du  bonheur  de  ses  enfans... 
Soyez  donc  assez  bonne  pour  m'écouter  patiemment  jusqu'au  bout... 
et,  comme  dit  le  vieux  Corneille^  je  crois, 

Vous  pourrez  me  répondre  après  tout  à  loisir; 
Sur  ce  point  seulement  contentez  mon  désir... 

Eh  bien!  donc,  si  jamais  il  pouvait  entrer  dans  l'esprit  de  mon 
neveu  de  céder  à  l'attrait  que  les  choses  défendues  peuvent  avoir 
pour  les  viveurs  blasés  comme  lui,  je  me  croirais  le  devoir  impé- 
rieux de  m'opposer,  par  tous  les  moyens  possibles,  à  la  réalisation 


36  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  son  caprice...  Je  vais,  ma  chère  enfant,  tant  ma  confiance  est 
grande,  vous  initiera  nos  petits  secrets  de  famille...  Mon  neveu 
Pierrepont  a  personnellement  une  fortune  des  plus  minces...  qui 
suffit  à  peine,  —  malgré  les  subsides  que  j'y  ajoute...  —  qui  suffit 
à  peine,  dis-je,  à  un  homme  de  son  nom  et  de  ses  goûts,  pour  vi- 
voter honorablement  dans  sa  garçonnière...  Supposez  que,  dans 
une  heure  de  folie,  il  épouse  une  fille  sans  dot  :  c'est  la  gêne,  c'est 
la  misère...  et  c'est,  par-dessus  le  marché,  un  détestable  ménage... 
Car  une  fois  sa  fantaisie  satisfaite,  mon  neveu  prendrait  nécessai- 
rement en  horreur  la  femme  qui  l'aurait  réduit  à  cette  existence 
besogneuse...  Il  est  vrai  qu'il  est,  jusqu'à  présent,  l'héritier  de  ma 
fortune...  Mais,  primo,  je  ne  suis  pas  morte...  Je  puis  encore  \ivTQ 
une  trentaine  d'années...  (Elle  y  tenait!)  Et  secundo,  si  jamais 
Pierre  se  mariait  contre  mon  gré,  non-seulement  il  n'aurait  plus 
rien  à  espérer  de  moi  dans  le  présent,  mais  je  déclare  que  je  le 
déshériterais  sans  une  minute  d'hésitation...  11  y  a  un  neveu  de 
mon  mari  qui  n'en  serait  pas  fâché...  et  même  ma  conscience  en 
serait  plus  tranquille,  par  parenthèse...  Maintenant,  ma  bien  chère 
petite,  que  je  vous  ai  ouvert  mon  cœur,  comme  j'en  sentais  le  be- 
soin, il  me  reste  une  prière  à  vous  adresser...  Je  vous  ai  dit  com- 
bien j'étais  satisfaite  de  vos  attentions  et  de  vos  soins...  Puis-je 
espérer  que,  de  votre  côté,  vous  me  savez  quelque  gré  du  peu  que 
j'ai  pu  faire  pour  vous? 

—  Madame,  vous  ne  pouvez  en  douter. 

—  Eh  bien!  mon  enfant,  reprit  M"*®  de  Montauron  avec  une  cer- 
taine solennité,  vous  avez  en  ce  moment  une  occasion  de  vous 
acquitter  pleinement  envers  moi...  Donnez-moi  votre  parole  de 
noble  fille  que  ce  que  je  viens  de  vous  dire  restera  à  jamais  un 
secret  entre  nous  deux? 

—  Madame,  je  vous  la  donne. 

—  Vous  êtes  parfaite,  ma  mignonne...  Embrassez-moi  encore!.. 
Voulez-vous  dire  en  bas  qu'on  ne  m'attende  pas  pour  déjeuner?.. 
Je  ne  suis  pas  très  bien...  Dès  que  je  m'abandonne,  comme  je  viens 
de  le  faire,  à  ma  malheureuse  sensibilité,  je  suis  malade...  Vous 
direz  seulement  à  Jean  de  me  monter  ici  quelques  petites  choses... 
ce  que  vous  voudrez...  Vous  connaissez  mes  goûts,  mon  enfant? 

—  Bien,  madame. 
Et  Béatrice  sortit. 

S'il  y  avait  eu,  comme  on  ne  peut  le  nier,  dans  la  longue  homé- 
he  de  la  baronne,  une  certaine  part  de  vérités  pratiques,  on  par- 
donnera à  M^^  de  Sardonne  de  les  avoir  médiocrement  goûtées... 
Ce  qu'elle  avait,  en  revanche,  apprécié  et  senti  avec  la  dernière 
intensité,  c'était  la  fausse  bonhomie,  la  malice  sournoise,  la  perfide 
et  cruelle  diplomatie  dont  cette  méchante  fée  l'avait  enveloppée  et 


HONNEUR   d'aRTISTK.  37 

torturée  pour  lui  arracher  finalement  le  plus  douloureux  des  sacri- 
fices. Car,  depuis  quelque  temps,  il  lui  avait  été  impossible  de  ne 
pas  se  reprendre  à  espérer  :  il  n'avait  pu  lui  échapper  que  le  mar- 
quis de  Pierrepont,  froidement  poli  avec  ses  rivales,  redoublait 
pour  elle  d'attentions  respectueuses  et  presque  tendres.  Les  in- 
quiétudes mêmes  de  la  baronne  et  les  précautions  hypocrites  qu'elle 
venait  de  prendre  témoignaient  assez  que  les  dispositions  du  mar- 
quis lui  étaient  suspectes  et  que  Béatrice  avait  eu  raison  d'espérer... 
Et  maintenant  elle  se  trouvait  liée,  non-seulement  par  ses  obliga- 
tions et  sa  parole  envers  la  baronne,  mais  encore  plus  étroitement 
peut-être  par  l'intérêt  même  de  celui  qu'elle  aimait  et  dont  la  for- 
tune ou  la  ruine  étaient  désormais  dans  ses  mains.  Car  elle  avait 
trop  appris  à  connaître  le  caractère  de  M""®  de  Montauron  pour  dou- 
ter un  instant  qu'elle  n'exécutât  à  la  lettre  sa  menace  de  déshériter 
son  neveu  s'il  osait  se  marier  contre  sa  volonté. 

Dans  sa  détresse,  la  malheureuse  jeune  fille  en  était  réduite  à 
redouter  ce  qu'elle  avait  le  plus  souhaité  au  monde  et,  dans  la 
crainte  d'une  épreuve  au-dessus  de  ses  forces,  à  prier  le  ciel  de 
n'être  pas  aimée. 

Mais  elle  était  aimée...  Ce  n'était  pas  sans  de  violens  combats 
intérieurs  que  le  marquis  de  Pierrepont  s'était  abandonné  à  sa  pas- 
sion secrète  pour  M"^  de  Sardonne.  Frappé  dès  le  premier  jour  par 
sa  beauté,  intéressé  par  son  infortune,  il  s'était  mis  d'abord  sage- 
ment en  garde  contre  un  sentiment  dont  il  apercevait  les  dangers; 
mais  ses  assiduités  forcées  chez  sa  tante,  le  mettant  fréquemment 
en  présence  de  Béatrice,  avaient  déjoué  ses  bonnes  résolutions.  Sa 
passion  avait  grandi  peu  à  peu,  et  il  en  était  arrivé,  par  degrés,  à 
cet  état  de  l'esprit,  du  cœur  et  des  sens  où  un  homme  ne  connaît 
plus  sur  la  terre  qu'une  seule  femme  désirable.  Pour  rester  dans 
l'exacte  vérité,  nous  n'oserions  dire  que  le  rêve  inspiré  au  marquis 
de  Pierrepont  par  l'attrait  sombre  et  profond  de  la  belle  lectrice  eût 
pris  tout  de  suite  la  forme  du  mariage.  Le  marquis  était  fort  loin 
d'être  un  malhonnête  homme;  mais  il  avait  beaucoup  vécu  dans  le 
monde  et  dans  les  cercles,  où  les  crimes  d'amour  ne  sont  pas  jugés 
très  sévèrement.  La  passion,  d'ailleurs,  a  d'étranges  compromis, 
et,  dans  les  circonstances  où  la  femme  est  en  jeu,  il  n'y  a  guère  de 
parfait  honnête  homme.  Pressentant  qu'il  ferait  très  difficilement 
agréer  à  sa  tante  un  sentiment  qui  bouleverserait  tous  ses  plans, 
il  put  agiter  un  instant  dans  son  âme  impatiente  des  pensées  de 
séduction.  Mais  son  fonds  d'honneur  prit  le  dessus.  L'amour  resta 
aussi  ardent  et  plus  pur.  La  conduite  exemplaire  de  Béatrice,  dans 
la  situation  si  pénible  et  si  délicate  que  le  malheur  lui  avait  faite, 
avait  fini  par  toucher  le  cœur  de  Pierrepont  au  meilleur  endroit. 
Cette  jeune  femme,  éprouvée  et  comme  épurée  par  la  mauvaise 


38  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

fortune,  sérieuse,  belle  et  chaste,  était  bien  la  flgure  qu'il  rêvait 
de  voir  à  son  foyer,  pour  en  être  l'honneur  et  le  charme. 

Son  séjour  prolongé  aux  Genêts,  dans  ces  derniers  teraps,  en  le 
rapprocliant  encore  de  M"^  de  Sardonne  par  .des  relations  quoti- 
diennes, avait  de  jour  en  jour  exalté  sa  passion  jusqu'à  ce  degré 
où  elle  pouvait  devenir  rebelle  aux  plus  forts  argumens  de  la  raison, 
ou  du  moins  de  l'intérêt. 

L'intérêt  de  Pierrepont,  dans  la  question  de  son  mariage,  était 
si  clairement  d'obéir  aux  désirs  et  aux  inspirations  de  sa  tante, 
!  qu'il  y  eût  eu  de  sa  part  une  véritable  folie  à  le  méconnaître.  Aufasi 
ne  le  méconnaissait-il  pas,  et  c'est  ce  qui  prêtait  un  caractère  plus 
dramatique  à  la  lutte  qu'il  soutenait  en  lui-même  depuis  de  longs 
mois  entre  la  raison  et  la  passion,  La  raison  lui  disait  et  lui  répé- 
tait bien  haut  qu'en  cédant  à  ses  propres  senti  mens  et  en  contrac- 
tant un  mariage  d'amour,  il  courait  le  risque  très  vraisemblable  de 
perdre,  avec  les  bonnes  grâces  et  les  libérahtés  de  sa  tante,  l'espoir 
de  sa  riche  succession.  11  pouvait  tomber  en  même  temps  dès  ce 
moment  dans  une  situation  de  fortune  relativement  étroite  qui  le 
condamnerait  à  de  pénibles  sacrifices.  Il  n'était  ni  un  enfant,  ni  un 
étourdi.  Il  savait  ce  que  coûte  la  vie.  Il  aimait  les  distractions  de 
la  haute  existence  parisienne  :  les  chevaux,  les  théâtres,  le  luxe.  Il 
allait  falloir  peut-être  renoncer  en  grande  partie  à  tout  cela,  et,  ce 
qui  pouvait   être  plus  dur  encore,  imposer  à   celle  qui  serait  sa 
femme  les  mêmes  privations.  L'aimait-il  assez,  —  l' aimerait-elle 
assez  elle-même  pour  que  leur  mutuelle  tendresse  compensât  tout 
ce  qui  pouvait  leur  manquer  dans  le  présent  et  leur  échapper  dans 
l'avenir?  —  Il  y  avait  des  heures  où  il  le  croyait  dans  l'effusion  ée 
son  cœur  ;  il  y  en  avait  d'autres,  où  la  pensée  de  son  budget  ré- 
tréci, de  ses  goûts  contrariés,  de  son  avenir  sans  espérance,  de  sa 
femme  malheureuse,  l'arrêtait  sur  le  seuil  d'une  résolution... 

Trois  jours  après  l'entretien  qu'il  avait  eu  avec  M""^  deMoutauron 
et  où  il  lui  avait  à  moitié  livré  son  secret,  peut-être  par  mégarde, 
peut-être  avec  intention,  le  marquis  de  Pierrepont  se  présentait 
dans  l'après-midi  chez  sa  voisine  la  vicomtesse  d'Aymaret.  Il  la 
trouva  assise  et  lisant  sous  une  véranda,  devant  la  porte  de  son 
salon,  pendant  que  ses  deux  fils  à  tête  blonde  faisaient  des  pâtés 
de  sable  à  ses  pieds. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  s'écria-t-elle,  au  moment  où  Pien'epont  la  saluait, 
qu'est-ce  qu'il  y  a?..  Vous  êtes  tout  pâle...  Pas  de  malheur,  j'espère? 

—  Pas  l'ombre,  dit  le  marquis,  en  riant.  Seulement  je  hasarde 
auprès  de  vous  une  démarche  un  peu  embarrassante.  Puis-je  vous 
parler  pendant  quelques  minutes  dans  un  lieu  clos  et  couvert  ? 

Elle  le  regarda  d'un  œil  surpris  et  curieux,  et,  se  levant  aussitôt  : 

—  Entrons  !  dit-elle. 


HONNEUR   d'artiste.  39 

II  la  suivit  dans  son  salon. 

—  Puis-]e  fermer  les  fenêtres?  lui  dit-il  du  même  ton. 

—  Certainement  ! 

Il  ferma  les  fenêtres,  et  s'asseyant  à  quelques  pas  d'elle  : 

—  Quand  je  vous  disais  l'autre  jour,  pendant  notre  promenade 
en  barque,  que  j'aimerais  à  prendre  une  femme  de  votre  main, 
vous  avez  décliné  cette  responsabilité...  Mais  en  même  temps  j'ai 
cm  comprendre  qu'il  y  avait  un  nom  tout  près  de  s'échapper  de 
vos  lèvres... 

—  C'est  possible. 

—  Dites-le-moi. 

—  Jamais! 

—  Pas  même  si  je  vous  priais  d'offrir  ma  main  à  votre  amie 
Béatrice? 

Elle  le  regarda  fixement  dans  les  yeux  : 

—  Yrai?  mnrmura-t-elie. 

—  Yous  pensez  bien,  dit-il,  que  je  ne  plaisanterais  pas  en  pa- 
reille matière. 

Le  gracieux  visage  de  la  jeune  femme  s'éclaira  soudain  d'une 
sorte  de  transparence.  Elle  eut  un  petit  cri  de  joie,  se  leva  vive- 
ment, et  saisissant  la  main  de  Pierrepont  : 

—  Ail!  dit-elle,  vous  êtes  un  gentilhomme! 

—  Ainsi,  chère  madam;',  vous  voulez  bien  vous  charger  de  mon 
message? 

—  Je  crois  bien  !  dit  la  charmante  femme,  en  se  rejetant  tout 
animée  dans  son  fauteuil. 

—  Mais  vous  qui  êtes  un  peu  sa  confidente,  ne  pouvez-vous 
prévoir  comment  sera  reçu  ce  message? 

—  Je  dois  vous  dire  d'abord  que  je  ne  connais  absolument  rien 
de  ses  secrets  de  cœur,  si  elle  en  a...  Mais  enfin,  d'après  tout  ce 
que  je  puis  imaginer,  je  serais  plus  qu'étonnée  si  votre  demande 
n'était  pas  bien  accueillie. 

—  Yous  sayez:,  dit  Pierre  presque  timidement,  que  je  ne  suis  pas 
riche? 

—  Yous  l'êtes  pour  elle...  pauvre  fille...  et  d'ailleurs...  —  Elle 
s'interrompit  et  reprit  : 

—  Yotre  tante,  qu'est-ce  qu'elle  dit? 

—  Elle  ne  dit  rien...  car  elle  ne  sait  rien. 
jyjme  d'Aymaret  se  dressa  brusquement  : 

—  M'ais,  mon  cher  monsieur,  c'est  très  grave,  cela!..  Il  peut  y 
avoir  là  un  obstacle  terrible  ! 

—  Il  peut  y  avoir  là  un  gros  ennui,  mais  pas  un  obstacle...  Yous 
pouvez  croire  que  je  ne  fais  pas  une  pareille  démarche  sans  être 


49  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

bien  résolu  à  tenir,  quoi  qu'il  arrive,  l'engagement  que  vous  allez 
prendre  pour  moi. 

—  Mon  cher  monsieur,  dit  la  jeune  femme,  vous  avez  compris 
que  votre  mariage  avec  Béatrice  était  mon  rêve...  mais  je  suis 
pourtant  trop  votre  amie,  pour  ne  pas  vous  demander  si  vous 
avez  bien  réfléchi  à  toutes  les  conséquences  possibles  de  votre  ré- 
solution ? 

—  Chère  madame,  j'ai  tout  prévu...  Il  est  évident  que  ma  tante 
qui  avait,  comme  vous  le  savez,  d'autres  projets  pour  moi,  sera 
d'aboid  fort  irritée  de  mon  choix...  Cependant,  je  crois  qu'elle  a  un 
peu  d'attachement  pour  moi,  et  je  suis  sur  qu'elle  en  a  beaucoup 
pour  notre  nom  de  famille,  dont  je  suis  l'unique  représentant...  Je 
ne  désespère  donc  pas,  je  vous  l'avoue,  de  l'amener,  à  force  de 
bonnes  raisons  et  de  bons  procédés,  à  approuver  mon  mariage 
avec  ]\F*  de  Sardonne...  Mais  enfin,  je  ne  me  dissimule  pas  que  je 
cours  le  risque  sérieux  de  perdre  ses  bontés  dans  le  présent,  peut- 
être  même  dans  l'avenir...  Je  mentirais  si  je  vous  disais  qu'il  ne 
m'en  coûterait  pas  de  renoncer  aux  espérances  de  fortune  que  je 
puis  avoir  de  ce  côté  ;  mais  il  m'en  coûterait  davantage  de  renon- 
cer au  bonheur  que  je  me  promets  de  mon  union  avec  votre 
amie...  Tout  ce  que  je  demande,  c'est  qu'elle  partage  mes  senti- 
mens  à  cet  égard,  et  qu'en  daignant  accepter  ma  main,  elle  ne 
cède  point  à  l'appât  d'une  grande  fortune  qui  peut  parfaitement 
nous  échapper...  Puis-je  compter^absolument  sur  vous  pour  ne  lui 
laisser  aucune  illusion  à  ce  sujet? 

—  Vous  le  pouvez  certainement. 

—  Vous  connaissez  ma  fortune  personnelle...  elle  est  fort  mo- 
deste... qu'elle  le  sache  bien. 

—  J'ai  l'idée,  dit  M"*®  d'Aymaret  en  souriant^  que  Béatrice  se 
préoccupera  beaucoup  moins  que  vous  de  ces  détails...  Elle  a  na- 
turellement des  goûts  élégans  et  distingués,  c'est  vrai...  c'est  une 
grande  dame...  Mais  ce  sont  précisément  les  grandes  dames  qui 
soutiennent  le  mieux  au  besoin  la  simplicité  et  la  médiocrité  de  la 
vie...  Cependant,  voyons...  laissez-moi  penser  un  peu...  —  Elle 
appuya  son  coude  sur  le  bras  de  son  fauteuil  et  posa  sa  joUe  tête 
sur  ses  doigts  écartés;  après  un  moment  de  méditation,  elle  de- 
manda à  Pierrepont,  en  rougissant,  s'il  aurait  une  répugnance 
insurmontable  à  accepter  une  occupation,  pas  trop  absorbante, 
qui  pourrait  ajouter  à  son  revenu  quelques  ressources  sérieuses. 
Elle  avait  des  parens  et  des  amis  dans  de  grandes  administrations 
financii^res,  où  elle  croyait  pouvoir  lui  assurer  qu'il  trouverait  une 
de  ces  situations  qui  exigent  plus  d'honorabilité  que  de  connais- 
sances spéciales.  —  Il  la  remercia,  en  rougissant  un  peu  à  son 


HONNEUR    d'artiste.  M 

tour,  de  vouloir  bien  entrer  si  avant  dans  ses  intérêts,  et  se  mon- 
tra cordialement  disposé  à  profiter  de  ses  bons  offices. 

—  Et  quand  voulez-vous,  lui  dit-elle  alors,  que  je  parle  à  Béa- 
trice ? 

—  Chère  madame,  le  plus  tôt  possible,  je  vous  en  prie...  je  vous 
avoue  que  je  serai  jusque-là  dans  des  transes  mortelles...  Vous 
voyez  que  je  joue  toute  ma  destinée  sur  cette  carte...  c'est  vrai- 
ment pour  moi  un  moment  solennel...  et  malgré  vos  bonnes  pa- 
roles... je  n'ai  pas  grande  confiance...  j'ai  peur  ! 

—  Bon,  cela  !  dit  la  vicomtesse,  en  riant.  —  Eh  bien,  je  vais  lui 
donner  un  rendez-vous  pour  demain. 

Elle  s'approcha  de  son  petit  bureau,  et  écrivit  ce  court  billet  : 

«  Chérie,  je  voudrais  te  voir  un  instant  seule!  —  Je  suis  chargée 
de  quelque  chose  pour  toi.  Demain  matin  à  dix  heures  je  frapperai 
à  ta  porte.  Tendresses.  —  Élise.  » 

Elle  remit  le  billet  à  Pierrepont,  et  convint  avec  lui  qu'elle  le 
rencontrerait  le  lendemain  dans  une  avenue  du  parc  des  Genêts,  en 
sortant  de  son  entrevue  avec  Béatrice. 

A  peine  rentré  au  château,  Pierrepont  fit  tenir  à  Béatrice,  qui  s'ap- 
prêtait pour  le  dîner,  le  message  de  AP^d'Aymaret.  Elle  le  lut  à  la 
hâte,  et  n'y  vit  d'abord  rien  d'extraordinaire,  rien  qui  le  distinguât 
de  la  menue  correspondance  qu'elle  échangeait  presque  chaque  jour 
avec  son  amie.  Dans  la  soirée  seulement,  quand  Pierre  lui  demanda 
si  elle  avait  reçu  le  billet  qu'il  lui  avait  apporté  de  la  part  de 
^£me  d'Aymaret,  elle  fut  frappée  de  son  air  d'embarras  et  du  trouble 
de  son  regard. 

—  Vous  êtes  allé  chez  M""®  d'Aymaret  aujourd'hui?  demandâ- 
t-elle. 

—  Oui...  nous  avons  même  eu  ensemble  une  conversation  très 
longue...  et  très  intéressante... 

—  Ah  !  dit-elle  :  sur  quoi  ? 

—  Sur  vous. 

Elle  ne  répondit  rien,  et  s'éloigna  doucement.  Elle  était  près  de 
défaillir.  Elle  avait  été  envahie  tout  à  coup  par  un  pressentiment 
de  la  vérité.  II  lui  semblait  quelle  avait  été  brusquement  traversée 
par  un  éclair  qui  la  laissait  à  demi  foudroyée. 

La  lâche  la  plus  dure  que  Béatrice  etit  à  remplir  auprès  de  la 
baronne  était  de  lui  faire  la  lecture  le  soir  et  quelquefois  assez 
avant  dans  la  nuit,  pour  l'endormir.  Elle  allait  ensuite  dormir  elle- 
même,  quand  elle  pouvait.  Cette  nuit-là,  elle  ne  le  put  pas.  Elle 
passa  de  longues  heures  jusqu'au  jour  à  relire  et  à  commenter  le 
billet  de  M"""  d'Aymaret,  —  à  se  convaincre  de  plus  en  plus  qu'elle 
allait  être  soumise  à  la  terrible  épreuve  dont  le  sermon  comminatoire 
de]\P®  de  Montauron  lui  avait  fait  sentir,  quelques  jours  auparavant. 


42  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  première  angoisse.  —  C'était  dorxC  vrai!  L'homme  qui  depuis  tant 
d'années  était  la  pensée  unique  de  son  cœur,  allait  —  contre  toulie 
espérance  —  lui  demander  cette  main  qu'elle  brûlait  de  mettre  dans 
la  sienne,  —  et  elle  allait  être  contrainte  de  la  lui  refuser,  sous 
peine  de  manquer  à  des  devoirs  sacrés  de  conscience  et  d'honneur, 
non  seulement  envers  elle-même,  mais  envers  lui.  N'était-elle  pas 
avertie  qu'en  l'épousant,  elle  le  ruinait?  Lui  dire  pourquoi  elle  re- 
fusait, lui  donner  du  moins  et  se  donner  à  elle-même  cette  conso- 
lation, elle  ne  le  pouvait  pas  sans  forfaire  à  sa  parole,  et  sans  for- 
cer en  outre  celui  qu'elle  aimait  à  braver  par  point  d'honneur  une 
querelle  de  famille  dont  il  serait  infailliblement  la  victime. 

Dans  sa  détresse  profonde,  sa  prière  habituelle  ne  lui  parut  pas 
suffisante  pour  demander  de  la  force  à  Celui  qui  en  est  la  source. 
Elle  sortit  du  château  au  petit  jour,  et  se  rendit  à  travers  la  rosée 
du  malin  à  l'église  de  la  paroisse,  dont  le  clocher  s'élève  sur  la 
lisière  des  bois.  A  cette  heure,  l'église  était  déserte.  Elle  s'y  pro- 
sterna sur  les  dalles,  le  front  sur  la  balustrade  de  l'autel,  priant 
et  pleurant  avec  la  ferveur  désespérée  d'une  martyre  qui  s'apprête 
au  suprême  sacrifice. 

En  revenant,  comme  elle  suivait  sous  la  feuillée  le  bord  de  la 
rivière,  elle  s'agenouilla  sur  la  berge,  trempa  son  mouchoir  dans 
l'eau  et  baigna  longuement  ses  yeux  pour  y  effacer  la  trace  de  ses 
larmes. 

Deux  heures  plus  tard,  M°^^  d'Aymaret  entrait  dans  sa  chambre, 
l'œil  rayonnant.  Elles  s'embrassèrent  comme  de  coutume.  Puis  Béa- 
trice la  prévenant  avec  une  sorte  de  précipitation  : 

—  Comme  c'est  singulier!  dit-elle.  Quand  j'ai  reçu  ton  billet 
hier  soir,  j'allais  t'écrire  moi-même  pour  te  prier  de  venir  ce  ma- 
tin... J'ai  un  service  à  te  demander. 

—  Un  service?  répéta  x\l™®  d'Aymaret  en  s'asseyant  près  d'elle. 

—  Oui...  Tu  connais  particuhèrement,  n'est-ce  pas,  le  curé  de 
Saint  ***. 

Elle  nomma  une  des  grandes  paroisses  de  Paris. 

—  L'abbé  D***?  Certainement.  C'est  mon  directeur. 

—  Je  crois  qu'il  est  supérieur  des  carméUtes  de  la  rue  Denfer? 

—  Oui,  je  pense. 

—  Tu  serais  aimable  de  lui  écrire  deux  mots  de  préface  pour 
me  recommander  à  sa  bienveillance.  Je  voudrais  me  mettre  en  re- 
lations avec  lui. 

Le  visage  de  M"'^  d'Aymaret  s'altéra  :  elle  interrogea  Béatrice 
d'un  regard  inquiet. 

—  Tu  ne  songes  pas  par  hasard?.,  dit-elle  avec  hésitation. 

—  A  entrer  au  Carniel?  dit  Béatrice.  —  Pardon...  j'y  songe  beau- 
coup... et  depuis  longtemps...  Que  puis-je  faire  de  mieux  que  de 


HONNEUR    d'artiste.  IiS\ 

quitter  im  monde  si  dur  pour  moi?..  Excuse-moi,  ma  chérie,  si  je 
ne  t'ai  pas  parlé  plus  tôt  d^  mes  projets...  Mais  il  y  a  des  choses 
sur  lesquelles  il  ne  faut  prendre  conseil  que  de  soi...  Quand  on 
consulte,  en  matière  de  courage  ou  de  vocation,  c'est  qu'on  n'a  ni 
l'un  ni  l'autre... 

—  Mais  grand  Dieu!  ma  pauvre  enfont,  s'écria  M"""  d'Aymaret, 
ta  vocation  n'est  faite  que  de  découragement  et  de  désespoir...  Tu 
mènes  ici,  auprès  de  ta  fausse  bienfaitrice,  une  odieuse  existence, 
c'est  vrai,  et  ce  qu'il  y  a  de  pis,  sans  espoir  d'une  amélioration: 
probable...  Mais  si  je  t'apportais,  moi,  non  seulement  l'espoir,. 
mais  la  certitude  d'une  destinée  meilleure,  plus  douce,  plus  di- 
gne... d'un  avenir  heureux  enfin?..  Voyons...  je  t'ai,  dit;  que  j'étais 
chargée  d'un  message  pour  toi...  Veux-tu  me  faire  le  plaish*  de 
l'écouter? 

—  Certainement...  parle;  mais  quel  qu!il  soit,  il  ne  peut  rien 
changer  à  mes  dispositions... 

—  Tu  vas  rendre  alors  un  galant  homme  bien  malheureux...  Je: 
parle  du  marquis  de  Pierrepont,  qui  t'aime  de  tout  son  cœur  et  qui 
te'  demande  bravement  ta  main. 

Béatrice  attacha  sur  son  amie  un  regard  fixe,  étrange,  où  la  sur- 
prise semblait  mêlée  d'une  sorte  d'égarement. 

—  Mon  Dieu!  murmurait-elli3  d'une  voix  sourde. 

—  Eh  bien,  chérie,  dit  M"^^  d'Aymaret  en  lui  saisissant  la  main., 
est-ce  que  cela  ne  vaut  pas  mieux  que  le  couvent? 

—  Je  suis,  comme  tu  le  vois,  répondit  la  jeune  fille,  bien  trou- 
blée de  ce  que  tu  me  dis...  Mais  ne  te  méprends  pas  sur  la  cause 
de  mon  é:notion..^  C'est  de  l'étonnement...  c'est  de  la  reconnais- 
sance... J'ai  beaucoup  de  chagrin  de  ne  pouvoir  répondre  que  par 
un  refus  à  la  générosité  de  M.  de  Pierrepont...  à  l'honneurqu'il  vou- 
lait bien  me  faire...  Mais,  comme  je  te  l'ai  dit,  je  me  suis  habituée 
dès  longtemps  à  d'autres  pensées,  à  d'autres  sentimens...  et  je  n'en 
puis  changer. 

—  J'avais  cru  comprendre  que  ton  projet  d'entrer,  en  religion 
n'était  pas  encore  arrêté  d'une  manière  irrévocable. 

—  Sans  doute...  j'ai  besoin  de  me  consulter  encore. 

—  Alors,  tu  me  permets  de  dire  au  marquis  que  tu  réfléchiras... 
qu'il  ne  doit  pas  renoncer  à  tout  espoir? 

—  Si  tu  lui  disais  cela,  tu  le  tromperais. 

—  Commtnt!  même  si  tu  n'entrais  pas  au<  couvent,  tu  refuse- 
rais encore  sa  main  ? 

—  Oui. 

—  Ah!  s'écria  M"^®  d'Aymarett,  ce  n'est  pas  possible  !...  Tu  aimeS'. 
quelqu'un! 

Béatrice  ne  répondit  pas. 


!l!l  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Tu  aimes  quelqu'un?  répéta  M™®  d'Aymaret,  sans  se  douter 
de  la  torture  qu'elle  infligeait  à  son  amie. 

—  Peut-être,  murmura  Béatrice. 

—  Sans  espérance,  alors? 

Béatrice  répondit  par  un  signe  de  tête  mélancolique. 

—  Je  ne  puis  savoir  qui? 

—  Puis-je  te  prier  de  ne  pas  insister? 

—  Allons  !  c'est  bien  !  dit  la  jeune  femme  en  se  levant  avec  un 
peu  de  vivacité...  tu  m'avais  accoutumée  à  plus  de  confiance!.. 
Au  revoir,  ma  chère  !  —  et  elle  se  dirigea  vers  la  porte. 

—  Tu  ne  m'embrasses  pas?.,  dit  la  pauvre  Béatrice. 

—  Tout  de  même  !  dit  M™*^  d'Aymaret,  en  se  retournant  et  en 
lui  sautant  au  cou.  —  Elles  s'embrassèrent  en  pleurant  toutes  deux. 
Au  milieu  de  cette  efïusion  elles  échangèrent  encore  quelques  mots, 
Béatrice  recommandant  à  la  vicomtesse,  pour  des  raisons  qu'elle 
lui  expliqua  brièvement,  de  ne  confier  à  personne,  sauf  à  Pierre- 
pont,  le  secret  de  son  entrée  probable  au  Garmel. 

Mme  d'Aymaret  sortit  du  château  et  reprit  le  chemin  des  Loges, 
en  cherchant  dans  sa  tête  le  moyen  d'atténuer  autant  que  possible 
le  coup  qu'elle  allait  porter  à  Pierrepont.  Elle  résolut  d'appuyer 
sur  l'entrée  au  couvent,  et  de  laisser  dans  l'ombre  l'attachement 
mystérieux  dont  elle  avait  arraché  à  Béatrice  la  demi-confidence. 
Elle  aperçut  bientôt  le  marquis  se  promenant  lentement  dans  l'ave- 
nue où  elle  lui  avait  donné  rendez-vous.  L'apercevant  de  son 
côté,  il  s'approcha  à  la  hâte,  et  Usant  son  arrêt  sur  les  traits  boule- 
versés de  la  jeune  femme  :  —  C'est  non?  demanda-t-il  froide- 
ment. —  Elle  lui  serra  fortement  la  main,  et  se  mettant  en  marche  à 
son  côté,  tout  agitée,  elle  lui  dit  avec  une  animation  fébrile  :  — 
Rien  de  blessant  pour  vous...  pour  votre  dignité...  Au  contraire!.. 
Elle  a  été  touchée  jusqu'aux  larmes  de  ce  qu'elle-même  appelle 
votre  générosité...  Mais  elle  a  pris  un  grand  parti...  Elle  entre 
en  religion...  elle  se  fait  carmélite...  Oui,  parfaitement...  carmélite! 
Ma  surprise  n'a  pas  été  moins  grande  que  la  vôtre...  car  je  l'ai  tou- 
jours connue  pieuse,  croyante,  mais  pas  dévote...  Il  faut  que  ce 
soit  sa  vie  misérable  auprès  de  votre  horrible  tante...  passez-moi 
le  mot!.,  qui  l'ait  poussée  au  mysticisme!..  Je  lui  ai  promis  le  se- 
cret, à  propos,  sauf  avec  vous...  Votre  tante  sera  furieuse  de  la 
perdre,  naturellement...  Et  Béatrice  ne  la  préviendra  qu'au  dernier 
moment.  Autrement  elle  craindrait  quelque  mauvais  tour  de  sa  fa- 
çon... Et  maintenant,  mon  cher  monsieur,  si  j'avais  un  conseil 
à  vous  donner...  —  Elle  s'interrompit  brusquement  en  voyant 
l'efïrayante  pâleur  de  son  visage,  cessa  de  marcher,  et  lui  tou- 
chant doucement  l'épaule  de  sa  petite  main  gantée  : 

—  Vous  avez  beaucoup  de  peine,  mon  ami  ? 


HONNEUR    d'artiste.  A5 

—  C'est  ma  vie  qui  s'écroule!  dit  Pierrepont  avec  un  triste  sou- 
lire.  —  Excusez-moi. . .  croyez  que  je  n'oublierai  jamais  votre  bonté. . . 
Vous  êtes  bien  sûre  qu'elle  entre  au  couvent? 

—  Elle  m'a  chargée  de  la  mettre  en  rapport  avec  le  curé  de  S*** 
qui  est  supérieur  du  Carmel. 

—  Vous  êtes  sûre  que  ce  n'est  pas  un  prétexte?  qu'elle  n'aime 
personne? 

—  Qui  aimerait-elle?  C'est  de  toute  invraisemblance. 

—  C'est  encore  quelque  chose,  murmura  Pierrepont,  qu'elle 
n'appartienne  pas  à  un  autre. 

—  Et  maintenant,  mon  cher  monsiem*,  dit  la  jeune  femme  en 
reprenant  sa  marche,  il  faudrait  vous  éloigner  pour  quelque  temps, 
si  c'est  possible. 

—  C'est  ce  que  je  compte  faire. 

—  Mais  votre  tante,  comment  lui  expliquer  votre  départ  au  beau 
milieu  de  ses  réceptions  ? 

—  Le  hasard  me  fournit  justement  une  excuse  qu'elle  acceptera, 
j'espère.  J'ai  reçu  hier  d'un  de  mes  amis  d'Angleterre,  lord  S***,  une 
lettre  qui  m'invite  à  aller  passer  deux  ou  trois  semaines  à  Batsford- 
Park.  L'invitation  a  un  caractère  spécial.  Il  s'agit  d'une  réunion  de 
chasse  à  laquelle  doit  assister  un  personnage  royal  qui  a  bien  voulu 
me  nommer  parmi  les  hôtes  qu'il  aimerait  à  y  rencontrer.  Je  me 
propose  de  partir  demain... 

—  C'est  le  mieux  !  dit  M""*  d'Aymaret. 

Ils  étaient  en  vue  des  Loges  :  il  s'arrêta  et  lui  prit  la  main  : 

—  Je  ne  sais  même  pas  si  je  vous  reverrai...  Adieu  donc...  et 
encore  merci  ! 

—  Merci  de  quoi,  mon  Dieu  ! 

—  De  votre  chère  amitié.  —  Adieu,  madame. 

—  Adieu  ! 

Elle  s'éloigna  rapidement  dans  la  direction  des  Loges,  tandis 
que  Pierrepont  reprenait  le  chemin  du  château. 

Sous  prétexte  d'une  violente  migraine,  M'^*"  de  Sardonne  s'abstint 
ce  matin-là  de  paraître  au  déjeuner.  Son  absence  n'échappa  pas  à 
l'attention  toujours  en  éveil  de  M"'^  de  Montauron,  et  la  sombre  rê- 
verie de  son  neveu  ne  lui  échappa  pas  davantage.  Elle  avait  été  in- 
formée en  outre  que  M""®  d'Aymaret  avait  eu  dans  la  matinée,  aune 
hernie  peu  ordinaire,  une  conférence  avec  Béatrice  ;  en  rapprochant 
dans  sa  pensée  ces  diverses  circonstances,  elle  ne  fut  pas  loin  de 
soupçonner  la  vérité.  Elle  crut  comprendre  du  moins  qu'une  partie 
de  ses  appréhensions  s'était  réalisée,  que  son  neveu  avait  fait  ou 
fait  faire  auprès  de  M^'®  de  Sardonne  quelque  démarche  décisive... 
Quel  en  avait  été  le  résultat?  Elle  l'ignorait.  L'accablement  visible 
de  son  neveu  pouvait  signifier  qu'il  avait  essuyé  un  refus.  Mais  il 


h6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pouvait  signifier  aussi  qu"ii  avait  été  instruit  par  quelque  trahison 
de  Béatrice  de  l'oppositiom  et  des  menaces  de  sa  tante,  et  qu'il  mé- 
ditait sur  ce  texte. 

Cette  incertitude  et  l'attente  de  quelque  scène  pénible  maintin- 
rent pendant  tout  le  jour  M™^  de  Montauron  dans  une  terrible  agi- 
tation d'esprit.  Aussi  quand,  dans  la  soirée-,  Pierrepont  lui  commu- 
niqua la  lettre  de  lord  S***  et  lui  annonça,  sous  la  réserve  de  son 
agrément,  qu'il  comptait  partir  le  lendemain,  la  première  impres- 
sion de  la  baronne  lut  celle  d'un  profond  soulagement.  De  quelques 
prétextes  qu'on  la  couvrît,  cette  fugue  improvisée  ne  pouvait  guère 
s'expliquer'  que  par  le  désespoir  d'un  amoureux  éconduit...  Béa- 
trice avait  donc  tenu  sa  parole,  et  tout  danger  de  ce  côté  paraissait 
écarté.  En  d'autres  temps,  la  baronne  aurait  très  probablement 
contesté  la  force  obligatoire  de  l'invitation  venue  d'Angleterre. 
Mais,  si  le  départ  de  son  neveu  dans  les  conjonctures  présentes 
dérangeait  quelques-uns  de  ses  plans,  et  la  contrariait  à  beaucoup, 
d'égards,  il  la  délivrait  d'une  si  pesante  obsession  qu'elle  s'y  résigna 
d'assez  bonne  grâce. 

En  conséquence,  le  lendemain,  dès  la  pointe  du  jour,  le  marquis 
d&  Pierrepont  montait  en  chemin  de  fer,  accompagné  des  béné- 
dictions de  sa  tante  et  des  malédictions  de  ces  demoiselles. 

VII. 

RIVAUX. 

Quand  Pierrepont  quitta  le  château  des  Genêts  dans  les  circon- 
stances que  nous  venons  de  raconter,  il  y  avait  déjà  une  douzaine 
de  jours  que  Jacques  Fabrice  l'avait  quitté  lui-même,  rappelé  à 
Paris  par  une  indisposition'  de  sa»  fille  Marcelle,  qui  avait  donné 
quelques  inquiétudes  aux  Dames  d'Auteuil  chez  lesquelles  l'enfant 
était  en  pension.  M-""*^  de  Montauron  avait  vu  avec  un  extrême  ennui 
le  départ  du  peintre,  qui  ajournait  indéfiniment  l'achèvement  de 
son  portrait,  dont  elle  était  avec  juste  raison  fort  satisfaite  et  glo- 
rieuse :  car  elle  s'y  voyait  aussi  ressemblante  que  dans  son  miroir, 
avec  je  ne  sais  quoi  de- plus  que  son  miroir  lui  refusait  obstinément 
et  que  l'artiste  avait  eu  la  générosité  do  lui  prêter.  —  Le  lende- 
main de  son  arrivée  à  Paris,  Fabrice  avait  écrit  à.  la  baronne  qu'il 
avait  trouvé  sa  fille  à'  peu  près  rétablie,,  mais  qu'il  devait  cepen- 
dant prolonger  son  absence  d'une  semaine  ou  deux  pour  lui  don- 
ner, avant  de  la  remettre  en  pension,  les  distractions  et  l'exercice 
qui  lui  étaient  recommandés.   Pierrepont,  témoin  du  vif  déplaisir' 
que  sa  tante  éprouvait  de  ces  longs  délais,  lui  suggéra  l'idée  do- 
hâter  le  retour  de  son  peintre  en  l'invitant  à  amener  avec  lui  aux 
Genêts  la  petite  convalescente  pour  lui  faire  respirer  le  bon  air  der 


HONNEUR   d'artiste.  Ù7 

la  campagne.  M""®  de  Montauron,  tout  en  maugréant  un  peu,  y 
avait  consenti,  et  Pierrepont  devant  traverser  Paris  pour  aller  s'efti- 
barquer  à  Boulogne,  elle  l'avait  chargé  de  transmettre  en  passant 
cette  invitation  à  Fabrice. 

Quand  Pierrepont  annonça  préalablement  à  son  ami  son  départ 
pour  l'Angleterre,  et  son  dessein  d'y  passer  plusieuis  semaines, 
Fabrice  ne  put  dissimuler  une  violente  surprise. 

—  Mais...  dit-il,  et  vos  projets  de  mariage,  que  deviennent-ils 
dans  tout  cela? 

—  Mes  projets  de  mariage,  mon  cher,  répliqua  "Pierrepont,  vont 
rejoindre  les  vieilles  lunes...  Vu  de  loin,  le  mariage  m'avait  ofïert, 
comme  à  beaucoup  de  braves  gens  de  mon  âge,  une  image  assez 
attrayante...  Mais  à  mesure  que  j'en  approchais,  il  prenait  des 
formes  de  sphinx  et  de  chimère  qui  me  faisaient  réiléchir...  Bref, 
quand  j'ai  eu  le  nez  sur  l'obstacle,  j'ai  senti  qu'il  était  décidément 
trop  fort  pour  mes  moyens...  Je  le  refuse,  et  je  rentre  dans  ma 
chère  liberté. 

—  Et  votre  tante  ? 

—  Ma  tante  se  résigne  plus  ou  moins...  mais  elle  vous  réclame 
à  grands  cris,  et  pour  prévenir  toute  objection,  elle  vous , prie  de 
lui  amener  votre  petite  Marcelle,  qui  fera  là-bas  une  bonne  provi- 
sion de  santé  en  courant  dans  les  bois. 

Tout  en  protestant  de  sa  reconnaissance  pour  la  gracieuse  atten- 
tion, Fabrice  laissa  von*  beaucoup  d'hésitation  et  d'embarras.  Pierre 
insista  :  il  y  aurait  une  femme  de  chambre  de  confiance  spéciale- 
ment consacrée  à  surveiller  et  à  soigner  l'enfant  ;  le  médecin 
viendrait  la  voir  chaque  matin,  s'il  le  désirait...  Enfin,  Fabrice, 
semblant  prendre  avec  elïort  quelque  résolution  difficile,  demanda 
à  Pierre  s'il  pouvait  lui  accorder  une  demi^heure  d'entretien. 

—  Une  demi-heure...  une  heure...  ce  que  vous  voudrez... 

—  Asseyez-vcus  donc,  dit  Fabrice  en  lui  montrant  le  large  divan 
qui  occupait  un  des  côtés  de  l'atelier;  il  prit  place  lui-même  à  côté 
du  marquis,  puis  commença  ainsi  d'une  voix  un  peu  troublfe  : 

—  Je  vais  être  sans  doute  très  indiscret...  Mais  dois-je  entendre, 
d'après  ce  que  vous  venez  de  me  dire,  que  vous  avez  quitté  les 
Genêts  libre  de  tout  engagement  et  même  de  tout  sentiment  qui 
pourrait  avoh'  le  mariage  pour  objet? 

—  C'est  exactement  ma  situation,  dit  Pierrepont. 

—  Eh  bien!  dit  Fabrice,  vous  m'étonnez  au  suprême  degré... 
J'aurais  parié  ma  vie  que  vous  aimiez  M^^^  de  Sardonne  et  que  vous 
vous  proposiez  de  l'épouser. 

—  Quelle  singulière  idéel..  dit  froidement  Pierrepont.  Non.  J'ai 
connu  M^'^  de  Sardonne  tout  enfant...  J'ai  pour  elle  une  amitié  de 


48  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

bon  camarade...  et  c'est  tout.  Vous  savez,  d'ailleurs,  que  j'ai  peu 
de  fortune  et  qu'elle  n'a  rien...  Un  mariage  entre  nous  serait  une 
pure  extravagance. 

—  Puisqu'il  en  est  ainsi,  reprit  Fabrice,  je  puis  vous  faire  ma 
confession.  La  lettre  qui  m'informait  d'une  légère  indisposition  de 
ma  fille  m'apprenait,  en  même  temps,  qu'elle  en  était  complètement 
remise,  et  je  n'aurais  même  pas  fait  le  voyage  de  Paris  si  je  n'avais 
cru  devoir  saisir  cette  occasion  —  cette  excuse  —  pour  mettre  dans 
mes  relations  avec  M''®  Béatrice  un  temps  d'arrêt.  Je  voulais  rompre, 
s'il  était  possible,  l'entraînement  que  je  sentais  vers  elle,  et  qui  me 
semblait  non-seulement  dangereux  pour  mon  repos,  mais  déloyal 
envers  vous. 

—  Ces  scrupules  sont  dignes  de  vous,  mon  cher  maître,  dit  le 
marquis  ;  mais  ils  ne  sont  pas  fondés...  et  si  vous  avez,  comme  je 
crois  le  comprendre,  des  vues  sur  iF®  de  Sardonne,  vous  n'avez  à 
craindre,  je  vous  le  répète,  aucune  rivalité  de  ma  part. 

—  Vous  m'excuserez  de  vous  dire,  mon  cher  marquis,  que  cela 
ne  me  suffit  pas  tout  à  fait...  M"®  de  Sardonne  est  presque  de  votre 
famille,  et  nous  sommes,  vous  et  moi,  dans  des  termes  tels  qu'il 
me  serait  impossible  de  m' abandonner  à  mes  sentimens  pour  cette 
jeune  fille  s'ils  n'avaient  pas  votre  approbation. 

Pierrepont  s'inclina  avec  gravité  et  Fabrice  poursuivit  : 

—  Mais  avant  d'approuver  mes  sentimens,  il  faut  que  vous  les 
connaissiez...  Ils  sont  formés  d'élémens  de  diverse  nature...  les 
uns  assez  honorables,  je  crois...  les  autres  qui  le  sont  peut-être 
moins...  Vous  allez  en  juger.  Je  puis  d'abord  vous  dire  avec  vérité 
que  dans  mes  relations  quotidiennes  avec  M^'''  Béatrice,  soit  dans 
le  salon  de  votre  tante,  soit  pendant  nos  leçons  d'aquarelle,  j'ai  été 
saisi  chaque  jour  davantage  de  sympathie,  d'estime  et  de  respect 
pour  sa  conduite,  pour  ses  mérites,  pour  ses  souffrances.  Il  est  im- 
possible de  supporter  Finfortune  avec  une  plus  fière  résignation.  Il 
est  impossible  de  soutenir  avec  plus  de  décence  et  de  dignité  une 
situation  déclassée,  déhcate  et  dangereuse...  Je  puis  dire  encore 
avec  la  même  vérité  que  l'idée  de  relever  cette  noble  créature  de 
l'espèce  d'abaissement  où  le  sort  l'a  jetée  a  été  pour  moi  d'une  séduc- 
tion infinie...  Mais  enfin,  avant  tout  et  dès  la  première  heure,  j'ai  été 
conquis  par  sa  beauté.  —  Vous  avez,  me  disiez- vous,  connu  AF^  de 
Sardonne  dès  son  enfance,  et  il  est  possible  que  la  longue  habitude, 
comme  il  arrive  quelquefois,  vous  ait  un  peu  blasé  sur  le  charme 
de  sa  personne...  Mais  ce  charme  est  très  grand...  Elle  a  la  grâce 
pure,  sérieuse  et  un  peu  tragique  de  ces  Muses  auxquelles  on  met 
une  étoile  au  front...  Elle  a  aussi  d^une  Muse  la  voix  musicale  et 
grave...   C'est  un  enchantement  de  l'entendre  hre,  et,  dans  nos 


HONNEUR   d'artiste.  Û^ 

séances  pour  le  portrait  de  votre  tante,  en  voyant,  en  écoutant 
cette  belle  liseuse,  j'ai  eu  souvent  la  folie  de  la  transporter  par  la 
pensée  dans  cet  atelier  où  nous  voilà...  et  qui  devenait  aussitôt  un 
paradis  de  lumière...  Si  j'avais  rencontré  M'^"  de  Sardonne  dans  la 
condition  sociale  où  elle  était  née,  ce  n'eût  été  là,  sans  doute,  qu'un 
rêve  passager  d'artiste,  un  de  ces  rêves  que  nous  faisons  souvent... 
car  nous  sommes,  pour  la  plupart,  des  amoureux  très  aristocrates... 
Nous  vivons  les  trois  quarts  du  temps,  par  l'imagination,  en  haute 
compagnie...  Nous  hantons  assez  familièrement  les  grandes  dames 
sur  les  terrasses  de  leurs  palais  et  les  déesses  sur  leurs  nuées... 
C'est  même  une  de  nos  grandes  douleurs  de  retomber  de  ces  ré- 
gions et  de  ces  sociétés  idéales  dans  le  terre-à-terre  et  les  plati- 
tudes de  la  réalité...  Et  c'est  surtout  en  matière  d'amour  et  de 
mariage  que  nos  chutes  sont  profondes  et  nos  désenchantemens 
amers...  Hélas!  qui  le  sait  mieux  que  moi?..  Eh  bien!  je  vous  di- 
sais que  si  j'avais  rencontré  M"®  de  Sardonne  dans  tout  l'éclat  de 
sa  naissance  et  de  sa  fortune,  je  connais  trop  les  lois  et  les  habi- 
tudes du  monde  pour  que  l'idée  me  fût  venue  de  prétendre  à  sa 
main...  Mais  enfin,  je  la  voyais  malheureuse  et  pauvre,  —  et  j'étais 
tout  au  moins  sur  le  chemin  de  la  richesse...  C'était  comme  un 
rapprochement  entre  nous...  Je  pouvais,  dès  à  présent,  lui  offrir 
une  existence  indépendante...  placer  sa  beauté  dans  un  cadre  digne 
d'elle...  et  je  me  laissais  gagner  peu  à  peu  à  une  tentation  si 
puissante,  —  quand  il  m'a  semblé  que  votre  amitié  pour  M^'^  de 
Sardonne  prenait  le  caractère  du  plus  sérieux  attachement...  Dès  ce 
moment,  ma  conduite  était  clairement  indiquée...  Je  me  suis 
sauvé... 

—  Mon  cher  maître,  dit  Pierrepont,  vous  êtes  un  grand  enfant... 
Il  fallait  me  conter  tout  cela  là-bas...  Cela  vous  eût  épargné  le 
voyage,  aller  et  retour. 

—  Si  je  donnais  suite  à  ce  rêve,  reprit  le  peintre,  je  pourrais 
donc  compter,  mon  cher  marquis,  sur  votre  sympathie  et  sur  vos 
bons  conseils?.. 

—  La  sympathie  va  de  soi...  Quant  aux  conseils,  ils  sont  tou- 
jours très  délicats  en  pareille  affaire...  Je  ne  voudrais  pas  vous 
engager  dans  une  fausse  démarche...  Avant  tout,  j'aurais  besoin 
de  savoir  si  M^'^  de  Sardonne  partage  à  quelque  degré  vos  sen- 
tjmens?.. 

—  Elle  les  ignore  absolument,  dit  Fabrice. 

—  Vous  en  êtes  sûr?..  Dans  vos  longs  tête-à-tête,  pendant  vos 
leçons  d'aquarelle,  il  ne  vous  est  jamais  échappé  un  mot  qui  pût 
les  lui  faire  soupçonner? 

—  Jamais.  J'étais  votre  hôte. 

TOME  xcvm.  —  1890.  4 


50  REVUE   DES    nEUi.   MONDES. 

—  C'est  d'un  honnête  homme.  Mais  désormais,  en  ce  qui  me 
concerne,  vous  êtes  hbre.  Je  n'ai  ni  le  droit  ni  la  volonté  de  m'op- 
poser  au  bonheur  de  M"^  de  Sardonne,  si  elle  doit  le  trouver  auprès 
de  vous. 

—  Mais  vous  qui  la  connaissez  depuis  longtemps,  mon  cher  mar- 
quis, pensez-vous  que  j'aie  quelque  espoir  de  lui  voir  accueillir  dm 
demande,  si  jamais  j'ose  la  lui  adiesser? 

—  A  cet  égard,  je  ne  sais  trop  que  vous  dire...  C'est  une  per- 
sonne assez  mystérieuse...  Elle  avait  eu,  dit-on,  dans  les  temps, 
des  idées  de  couvent...  Mais  c'était  peut-être  faute  de  mieux. 

—  Votre  tante? 

—  Matante  tient  infiniment  à  sa  lectrice,  et  vous  ne  devez  pas 
vous  attendre  à  beaucoup  de  bonne  volonté  de  sa  part...  Mais  elle 
n'a  aucune  autorité  légale  sur  M"^  de  Sardonne,  qui  dépend  uni- 
quement de  son  tuteur,  un  ancien  ami  de  son  père,  fort  insou- 
ciant... 11  ferait  certainement  ce  qu'elle  désuerait. 

Après  un  court  silence  : 

—  Pensez-vous,  reprit  Fabrice,  que  M"®  Béatrice  aimerait  ma 
fdle...  qu'elle  serait  bonne  pour  elle? 

—  Pourquoi  supposer  le  contraire? 

—  Sans  doute...  Ainsi  votre  tante  me  permet  d'emmener  l'en- 
lant'là-bas? 

—  Elle  vous  le  demande. 

Il  y  eut  un  nouveau  silence. 

—  Eh  bien!  mon  cher  maître,  est-ce  tout  ce  que  vous  désirez 
savoir  de  moi? 

—  C'est  tout...  Je  vous  suis  mille  fois  reconnaissant...  Si  vous 
voulez  me  donner  votre  adresse  en  Angleterre? 

Pierrepont  se  leva  et  écrivit  deux  lignes  sur  une  de  ses  cartes, 
qu'il  lui  remit  : 

—  Voilà!  Batsford  Park,  Moreton  in  Marsh,  Worcester.  — 
Allons  !  au  revoir  ! 

—  Vous  partez  ce  soir? 

—  Ce  soir...  oui...  parfaitement. —  Au  revoir! 
Ils  se  serrèrent  la  main  et  se  séparèrent. 

C'était  par  un  rude  efïort  de  volonté  et  de  fierté  que  le  marquis 
de  Pierrepont  avait  subi  jusqu'au  bout  avec  un  calme  apparent  un 
entrelien  qui  avait  été  pour  lui  un  long  supphce.  Il  avait  dû  plus 
d'une  fois  faire  appel  à  toute  sa  raison  pom'  ne  pas  accuser  Fa- 
brice d'un  raffinement  d'ironique  cruauté...  Le  peintre  avait  eu 
beau  lui  affirmer,  avec  une  évidente  sincérité,  que  Béatrice  igno- 
rait son  amour  pour  elle,  qu'en  savait-il?  Les  femmes  ont,  en  pa- 
reille matière,  la  divination  bien  subtile,  surtout  avec  les  simples 


I 


HONNEUR    d'artiste.  51 

comme  Jacques  Fabrice  :  peut-être  la  cause  véritable  du  refus  que 
Piorrepont  avait  essuyé  était-elle  dans  cet  amour  entrevu  par  celle 
qui  en  était  l'objet,  et  qu'elle  se  sentait  toute  prête  à  partager  dès 
qu'il  lui  serait  avoué?  Au  point  de  réputation  où  Jacques  était  alors 
arrivé,  on  savait  qu'une  grande  fortune  lui  était  assurée,  et  que, 
dès  ce  moment  même,  il  disposait  d'un  large  revenu  :  cela  aussi 
pouvait  être  un  puissant  attrait  pour  une  jeune  fdle  élevée  dans  le 
luxe  et  fatiguée,  de  privations. 

Bref,  tout  en  faisant  son  possible  pour  se  persuader  que  ses 
craintes  étaient  chimériques  et  que  son  rival  trouverait  Béatrice 
aussi  inflexible  qu'il  l'avait  trouvée  lui-même,  Pierre  ne  pouvait  se 
défendre  ni  des  angoisses  poignantes  ni  des  injustices  folles  de  la 
jalousie.  Il  en  voulait  presque  à  Fabrice  d'une  loyauté  de  conduite 
devant  laquelle  il  était  forcé  de  s'incliner,  quand  il  eût  été  heu- 
reux de  pouvoir  lui  jeter  quelque  sanglant  reproche  au  visage. 
C'était  donc,  hélas!  avec  un  sentiment  bien  voisin  de  la  haine  qu'il 
s'éloignait  en  cet  instant  de  l'ami  de  sa  jeunesse.  —  Celui-ci,  de 
son  côté,  gardait  de  leur  conférence  une  impression  équivoque  et 
pénible.  Le  langage  courtois  et  la  physionomie  à  peu  près  impas- 
sible du  marquis  n'avaient  pu  lui  dissimuler  entièrement  l'espèce 
de  gêne  et  de  froideur  avec  laquelle  il  avait  reçu  sa  confidence. 
Mais,  après  y  avoir  réfléchi,  il  s'expliqua  cette  attitude  contrainte 
par  une  raison  qui  avait  de  la  vraisemblance.  Il  y  avait  eu  sans 
doute,  au  premier  abord,  quelque  chose  de  choquant  pour  les  ha- 
bitudes d'esprit  de  Pierrepont  dans  la  pensée  de  voir  un  homme 
de  la  plus  humble  origine  prétendre  à  la  main  d'une  fille  de  haute 
naissance  qui  était  presque  sa  parente.  C'était  ainsi  que,  plus  d'une 
fois  dans  le  cours  de  leurs  relations  amicales,  Fabrice  avait  senti 
percer,  à  travers  le  dilettantisme  aimable  et  libéral  du  marquis, 
une  pointe  de  protection  aristocratique  où  l'ami  jouait  un  peu  au 
Mécène.  L'artiste  en  souriait,  comme  un  sage  et  un  juste  qu'il 
était,  comprenant  que  ces  faiblesses  sont  dans  le  sang,  et  les  excu- 
sant volontiers  quand  elles  sont  doublées,  comme  elles  l'étaient 
chez  Pierrepont,  d'une  véritable  noblesse  de  sentimens. 

Le.  soir  de  ce  même  jour  Fabrice  écrivait  à  la  baronne  de  Mon- 
tauron  pour  la  remcrciei-  de  son  obligeante  invitation,  et  le  surlen- 
demain il  arrivait  aux  Genêts,  accompagné  de  la  petite  Marcelle. 

Octave  Feuillet. 


(La  deuxième  partie  au  prochain  n°.) 


ETUDES 


D'HISTOIRE   RELIGIEUSE 


LE    CHRISTIANISME   ET    L'INVASION    DES    BARBARES. 


II'. 

LE    CHRISTIANISME    EST-IL    RESPONSABLE    DE     LA    RUINE    DE    L'EMPIRE? 


Nous  nous  sommes  un  peu  attardés  à  l'analyse  de  la  Cité  de 
Dieu.  L'importance  des  derniers  livres  nous  a  fait  oublier  les  pre- 
miers :  il  convient  d'y  revenir.  Laissons  de  côté  les  grands  déve- 
loppemens  historiques  sur  la  suite  des  empires  et  l'exposition  ma- 
gistrale de  la  doctrine  chrétienne,  quelque  intérêt  qu'on  y  trouve, 
pour  nous  occuper  encore  de  la  question  que  saint  Augustin  a 
voulu  traiter  au  début  de  son  ouvrage,  et  qui  fut  pour  lui  l'occasion 
de  l'entreprendre. 

A-t-il  réfuté  victorieusement  ceux  qui  rendaient  le  christianisme 
responsable  des  malheurs  publics?  11  faut  bien  croire  que  non, 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  janvier. 


ÉTUDES    d'histoire   RELIGIEUSE.  53 

puisque,  dans  la  suite,  on  a  souvent  renouvelé  ce  reproche.  Pour 
ne  parler  que  des  temps  rapprochés  de  nous,  Montesquieu,  en 
étudiant  les  causes  de  la  décadence  des  Romains,  s'est  demandé  si 
l'établissement  du  christianisme  n'y  était  pas  pour  quelque  chose  ; 
mais,  une  fois  la  question  posée,  il  tourne  court  et  ne  répond  pas. 
L'abbé  Raynal,  dans  son  Histoire  politique  et  pldlosophiqiie  des 
ètablissemem  des  Européens  dans  les  Indes,  l'accuse  d'être  trop 
timide  et  se  charge  de  répondre  à  sa  place.  Gomme  on  peut  s'y 
attendre,  il  le  tait  de  laçon  à  flatter  toutes  les  opinions  de  son 
temps.  Il  maltraite  Constantin  et  déclare  que  les  lois  qu'il  a  faites 
pour  amener  le  triomphe  du  christianisme  ont  causé  la  ruine  de 
l'empire.  Il  est  vrai  que  ses  argumens  sont  si  médiocres  et  qu'il 
connaît  si  mal  l'histoire  qu'il  est  impossible  de  lui  accorder  la 
moindre  autorité  (1).  Gibbon,  au  contraire,  en  a  beaucoup.  Il  n'a 
pas  voulu  aborder  ouvertement,  dans  son  ouvrage,  la  question 
qui  nous  occupe;  mais,  à  regarder  de  près,  il  la  résout  :  tout  y  est 
dirigé  de  façon  à  rejeter  sur  les  princes  chrétiens  et  sur  le  chris- 
tianisme lui-même  les  fautes  qui  furent  alors  commises,  en  sorte 
qu'on  y  prend  cette  impression  que  les  contemporains  n'avaient 
pas  tort  de  prétendre  qu'il  avait  tout  perdu.  Il  me  semble  qu'avec 
quelques  réserves  et  quelques  adoucissemens,  la  plupart  des  his- 
toriens de  nos  jours  pensent  comme  Gibbon. 

Il  faut  voir  s'ils  ont  raison.  Le  problème  historique  qui  se  posa 
en  liiO,  à  propos  de  la  prise  de  Rome,  mérite  d'être  repris  et  dis- 
cuté. Je  sais  bien  que  la  solution  n'en  est  pas  facile.  Nous  avons  déjà 
grand'peine  à  bien  connaître  les  événemens,  surtout  quand  ils  se 
sont  passés  si  loin  de  nous  et  qu'ils  nous  ont  été  racontés  par  des 
témoins  passionnés  et  partiaux;  comment  espérer  que  nous  pourrons 
en  démêler  les  causes?  Il  n'y  a  pas  de  science  plus  aventureuse  que 
celle  qu'on  appelle  la  philosophie  de  l'histoire;  précisément  parce 
qu'elle  est  fort  incertaine,  elle  a  le  tort  d'être  d'une  extrême  com- 
plaisance et  de  fournir  toujours  les  raisons  qu'on  veut  trouver. 
Chacun  en  tire  à  sa  volonté  les  conclusions  les  plus  différentes,  et 
les  mêmes  laits,  suivant  la  façon  dont  on  les  présente,  servent  à 
soutenir  des  opinions  entièrement  opposées.  Mais,  s'il  est  difficile, 
dans  les  études  de  ce  genre,  de  se  satisfaire  tout  à  fait,  lorsqu'on 
les  aborde  sans  parti  pris,  qu'on  prend  la  résolution  d'être  sobre 
de  conjectures,  de  s'abstenir  de  conclusions  trop  rapides,  de  se 
résigner  à  ignorer  ce  qu'il  n'est  pas  possible  de  savoir,  on  peut 
espérer  au  moins  approcher  de  la  vérité. 


(1)  Il  attribue  à  Constantin  une  loi  qui  déclarait  libres  tous  les  esclaves  qui  se  fai- 
saient chrétiens.  Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  qu'il  n'y  a  pas  trace  d'une  loi  aussi  insen- 
sée dans  le  code  théodosien  ni  ailleurs. 


b!l  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

I. 

Quand  les  païens  soutenaient  que  l'abandon  de  l'ancien  culte 
était  la  cause  des  malheurs  de  l'empire,  ils  l'entendaient  de  di- 
verses façons.  Ceux  qui  étaient  croyans  et  crédules  (il  y  en  avait 
beaucoup)  prenaient  cette  affirmation  à  la  lettre.  Ils  se  rappelaient 
les  miracles  qu'on  leur  aivait  contés  dans  leur  jeunesse  en  leur 
montrant  les  vieux  monumens,  qui  en  conservaient  la  mémoire  : 
Jupiter  arrêtant  les  fuyards  sur  le  Palatin,  les  Dioscures  apparais- 
sajnt  aux  combattans  du  lac  Régille,  Apollon  perçant  de  ses  flèches 
Ibs  ennemis  d'Auguste  sur  la  mer  d'Actium,  etc.  Pleins  de  ces  sour 
venirs,  ils  affirmaient,  dans  la  sincérité  de  leur  âme,  que  les  choses 
allaient  mal  parce  que  les  dieux  ne  venaient  plus  au  secours  d'un 
pays  qui  les  avait  délaissés.  Dans  les  temps  calmes,  ils  se  taisaient, 
pour  ne  pas  attirer  sur  eux  la  colère  de  l'empereur,  qui,  à  leur 
grand  scandale,  s'était  fait  chrétien;  mais^  à  la  moindre  alerte,  ils 
reprenaient  courage  et  redemandaient  les  anciennes  cérémonies. 
C'est  à  ceux-là  surtout  que  s'adresse  saint  Augustin.  11  n'y  a  pas 
à  revenu'  sur  la  réponse  qu'il  leur  a  faite.  Je  suppose  qu'il  n'y  a 
plus  personne  aujourd'hui  qui  pense  que  l'empire  romain  a  péri 
parce  que  Jupiter  et  les  autres  dieux  de  l'Olympe  ne  sont  pas  ve- 
nus le  défendre. 

Mais  il  se  trouvait  aussi, parmi  les  païens,  des  gens  qui  alléguaient 
des  motifs  plus  sérieux  et  qui  méritent  d'être  examinés.  Ils  souter 
naient  qu'on  avait  mal  fait  d'abandonner  l'ancienne  religion,  uni- 
quement parce  qu'elle  était  ancienne  et  qu'il  fallait  garder  les  in- 
stitutions du  passé.  Il  n'y  a  jamais  eu  de  conservateurs  plus 
obstinés  que  les  aristocrates  de  Rome.  Ils  regardaient  comme  le 
type  d'un  État  parfait  celui  où  rien  ne  change.  Pendant  deux  cent 
cinquante  ans,  ils  ont  tenu  tête  aux  plébéiens  opprimés,  qui  récla- 
maient quelques  garanties,  en  leur  opposant  toujours  le  même 
raisonnement  :  «  Cela  ne  s'est  jamais  fait.  »  A  quoi  les  plébéiens 
répondaient  avec  colère  :  «  Ne  faut-il  donc  rien  faire  que  ce  qui 
s'est  fait  auparavant?  Nullane  re^  nova  institui  débet?  »  Cette 
aversion  des  nouveautés  survécut:  à  la  répubhque.  Pendant 
l'empire,  elle  se  cantonna  surtout  dans  le  Sénat,  où  quelques  per- 
sonnages se  rendirent  célèbres  et  s'attirèrent  l'estime  universelle 
en  repoussant  toutes  les  innovations,  même  les  plus  raisonnables 
et  les  plus  justifiées.  Leur  maxhiie  paraît  avoir  été  ce  mot  du  ju- 
risconsulte Cassius,  une  des  lumières  du  parti,  qui  disait  hardi- 
ment qu'il  ne  faut  pas  toucher  aux  institutions  anciennes,  parce  que 
les  aïeux  avaient  plus  de  bon  sens  que  ceux  qui  sont  venus  après,, 
eux,  et  que  «  toutes  les  fois  qu'on  change,  c'est  pour  fah-e  plus 


ÉTUDES  d'histoire  religieuse.  55 

mal.  ))  De  Tibère  à  Constantin,  le  Sénat  s'est  beaucoup  modifié;  une 
aristocratie  nouvelle  a  pris  la  place  de  l'ancienne,  mais  en  la  rem- 
plaçant, elle  l'a  continuée.  Elle  s'est  approprié  les  traditions  qu'elle 
a  trouvées  dans  l'héritage  et  les  a  pieusement  suivies.  Quand  a 
paru  le  christianisme,  elle  l'a  surtout  combattu  pai'ce  qu'il  était  une 
nouveauté.  C'est  le  grief  principal  qu'on  a  contre  lui,  c'est  le  grand 
argument  qu'on  lui  oppose.  Entre  ses  partisans  et  ses  ennemis 
recommence  le  dialogue  qu'on  avait  entendu  pendant  deux  siècles 
entre  les  tribuns  de  la  plèbe  et  les  déienseurs  de  la  noblesse.  Sym- 
maque  dit  :  «  Il  n'est  pas  permis  de  renoncer  aux  usages  des 
aïeux.  Rome  est  trop  vieille  pour  changer.  Suivons  nos  pères,  qui 
si  longtemps  avec  profit  ont  suivi  les  leurs.  »  Et  saint  Ambroise  ré- 
pond :  «  11  n'est  jamais  trop  tard  pour  apprendre.  La  sagesse  con- 
siste à  passer  dans  le  meilleur  parti,  quand  on  voit  qu'on  s'est 
trompé.  Tout  n'est  pas  parfait  le  premier  jour.  Le  soleil  ne  brille 
pas  de  tous  ses  feux  à  son  lever  :  c'est  à  mesure  qu'il  avance  qu'il 
éclate  de  lumière  et  qu'il  enflamme  de  chaleur.  » 

Le  dialogue  pouvait  continuer  longtemps,  car  les  deux  adver- 
saires avaient  d'excellentes  raisons  à  donner  pour  défendre  leur 
opinion.  Un  État  a  besom  à  la  lois  de  stabihté  et  de  progrès;  la 
conservation  à  outrance  et  les  révolutions  sans  tin  lui  sont  presque 
également  nuisibles.  Les  uns  pouvaient  donc  soutenir  que  l'empire 
était  trop  malade  pour  supporter  le  moindre  changement;  mais  les 
autres  pouvaient  répondre  que,  dans  la  situation  où  il  se  trouvait, 
il  était  perdu  s'il  ne  se  renouvelait  vite,  et  que  ce  qui  meurt  de 
langueur  peut  être  sauvé  par  une  crise  violente.  Entre  ces  affirma- 
tions contraires,  qui  ont  toutes  une  apparence  de  raison,  il  est  dif- 
ficile de  se  décider,  et  tant  que  le  débat  reste  dans  ces  termes  gé- 
néraux, où  la  vérité  absolue  n'est  d'aucun  côté,  il  risque  de  n'avoir 
pas  de  fin. 

Voici  pourtant  un  reproche  plus  précis  et  sur  lequel  il  convient 
d'insister  davantage.  Si  l'on  ne  peut  pas  dire  qu'une  innovation 
soit  fâcheuse  par  elle-même,  elle  le  devient  toutes  les  fois  qu'elle 
introduit  dans  l'État  un  élément  contraire  à  ses  institutions  et  qui 
ne  peut  se  concilier  avec  elles.  C'est  ce  qui  arrivait  précisément 
avec  le  christianisme.  On  sait  que,  dans  le  monde  antique,  les  reli- 
gions étaient  locales,  c'est-à-dire  que  chaque  pays  avait  ses  dieux 
à  lui,  auxquels  il  rendait  des  honneurs  particuliers  et  dont  il  atten- 
dait des  faveurs  spéciales.  Sans  doute,  cette  conception  de  la  divi- 
nité était  moins  large,  moins  philosophique  que  celle  des  chrétiens, 
qui  admettent  l'existence  d'un  Dieu  unique,  le  même  pour  tous,  à 
1  afi"ection  duquel  toutes  Les  nations  ont  un  droit  égal;  mais  elle 
avait  l'avantage  d'attacher  plus  étroitement  les  citoyens  à  la  cité; 
elle  donnait  au  patriotisme  un  caractère  plus  saint,  et  par  consé- 


56  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

quent  plus  fort,  en  le  faisant  profiter  de  ce  respect,  de  cette  véné- 
ration qu'on  accorde  aux  choses  religieuses.  De  là  peut-être  sont 
venus  chez  les  peuples  antiques,  quand  ils  étaient  encore  jeunes  et 
croyans,  cette  ardeur,  cet  élan  admirable  pour  défendre  la  patrie 
menacée,  ces  miracles  de  dévouement,  d'énergie,  d'oubli  de  soi- 
même  au  moment  du  danger  commun,  cette  passion  pour  la  rendre 
florissante  et  glorieuse.  En  ce  sens,  les  ennemis  du  christianisme 
pouvaient  dire  qu'en  détruisant  l'ancienne  religion,  il  avait  ôté  un 
de  ses  ressorts  au  patriotisme  et  affaibli  la  résistance  contre 
l'étranger. 

Mais  ce  qui  enlève  à  cette  accusation  beaucoup  de  sa  force,  c'est 
que  la  religion  romaine,  au  iv''  siècle,  n'avait  plus  le  même  carac- 
tère qu'à  ses  débuts.  Aux  dieux  du  pays,  beaucoup  d'autres  étaient 
venus  se  joindre  :  «  Dieux  du  ciel  et  de  la  terre,  dit  saint  Augus- 
tin, dieux  de  la  nuit,  des  fontaines  et  des  fleuves,  indigènes  et 
étrangers,  grecs  et  barbares:  qui  pourrait  les  compter?  Elevant 
dans  les  airs  l'orgueilleuse  fumée  de  ses  sacrifices,  Rome  avait  ap- 
pelé, comme  par  un  signal,  cette  multitude  de  divinités  à  son  aide, 
et  leur  prodiguait  les  temples,  les  autels,  les  victimes  et  les 
prêtres.  »  A  la  vérité,  la  religion  officielle  n'était  pas  changée  en 
apparence;  les  rites  s'accomplissaient  de  la  même  façon,  et  l'on 
s'adressait  toujours  dans  les  mêmes  termes  à  Jupiter  très  bon  et 
très  grand,  à  Mars  vengeur  et  à  Vénus  mère;  mais  c'étaient,  pour 
le  plus  grand  nombre,  de  vaines  formalités,  des  cérémonies  de 
parade  qui  laissaient  lame  indifférente.  La  dévotion  véritable  s'adres- 
sait aux  dieux  du  dehors.  Leur  culte  comportait  plus  de  passion  et 
de  mystère;  ils  jouissaient  du  crédit  que  donne  toujours  la  nou- 
veauté; ils  inspiraient  plus  de  confiance,  parce  qu'ayant  été  moins 
souvent  invoqués  que  les  autres,  ils  avaient  eu  moins  l'occasion 
de  tromper  leurs  adorateurs.  Mais  il  faut  reconnaître  que  cette  dé- 
votion n'était  pas  de  nature  à  profiter  beaucoup  au  patriotisme. 
Des  divinités  étrangères,  comme  Sérapis  ou  Mithra,  ne  pouvaient 
pas  fournir  au  sentiment  national  un  aide  plus  puissant  que  le  Dieu 
des  chrétiens.  On  a  donc  tort  d'accuser  le  christianisme  d'avoir 
brisé  cette  alliance  entre  la  religion  et  la  patrie  ;  elle  n'existait  plus 
guère  avant  lui.  Si  c'est  vraiment  un  malheur  pour  l'Etat  qu'elle 
ait  été  rompue,  il  n'en  est  pas  la  cause,  et  la  séparation  avait  com- 
mencé bien  avant  qu'il  ne  devînt  la  rehgion  de  l'empire. 

II. 

11  faut  remarquer  pourtant  que  les  Romains  ne  plaçaient  pas  le 
dieu  des  chrétiens  sur  la  même  ligne  que  Sérapis  et  que  Mithra, 
comme  nous  venons  de  le  faire  ;  ils  mettaient  entre  eux  beaucoup 


ÉTUDES    d'iIISTOIKE    RELIGIEUSE.  57 

de  différence.  Tandis  que  ces  derniers  s'accommodaient  des  dieux 
de  Rome  et  consentaient  à  vivre  en  leur  compagnie,  le  christia- 
nisme les  avait  en  horreur  et  déclarait  «  que  ceux  qui  leur  offrent 
des  sacrifices  doivent  être  déracinés  de  la  terre.  »  C'était  donc, 
pour  les  Romains,  non-seulement  une  religion  étrangère,  mais  une 
religion  ennemie.  Les  dieux  ne  pouvant  pas  s'entendre  ensemble, 
on  supposait  que  leurs  adorateurs  ne  pouvaient  pas  se  souffrir.  Ce 
qui  aidait  à  croire  que  les  chrétiens  étaient  mal  disposés  contre 
leurs  princes  et  leur  pays,  c'est  la  laçon  cruelle  dont  on  les  trai- 
tait. II  était  naturel  de  supposer  que  des  gens  qu'on  persécutait 
sans  pitié  en  devaient  éprouver  un  ressentiment  violent  et  qu'ils 
ne  cherchaient  qu'à  se  venger.  On  se  trouvait  donc  amené,  comme 
il  arrive  toujours,  à  les  haïr  et  à  les  craindre  davantage  par  le  mal 
même  qu'on  leur  faisait.  Aussi  les  regardait-on  comme  des  ennemis 
irréconciliables  de  tous  ceux  qui  pratiquaient  un  autre  culte,  des 
gens  qui  méditaient  toute  sorte  de  mauvais  desseins  contre  la  paix 
publique.  C'est  bien  l'idée  qu'en  donne  Gelse,  au  commencement 
de  l'ouvrage  qu'il  a  composé  contre  eux.  «  Il  y  a,  dit  il,  une  nou- 
velle race  d'hommes,  nés  d'hier,  sans  patrie  ni  traditions  antiques, 
ligués  contre  toutes  les  institutions  civiles  et  religieuses,  pour- 
suivis par  la  justice,  généralement  notés  d'infamie  et  se  faisant 
gloire  de  l'exécration  commune  :  ce  sont  les  chrétiens.  » 

Voilà  comment  on  se  les  figurait  au  ii°  siècle,  même  dans  les 
sociétés  les  plus  éclairées;  mais  on  se  trompait.  Assurément  ils 
détestaient  l'ancienne  religion  et  n'aspiraient  qu'à  la  détruire  ;  mais 
leur  haine  s'est-elle  étendue  jusqu'aux  princes  qui  les  maltrai- 
taient et  à  l'état  social  qui  ne  voulait  pas  leur  laisser  le  droit  de 
vivre?  C'est  ce  qu'on  ne  voit  nulle  part.  Il  est  impossible  de  prou- 
ver qu'ils  aient  fait  la  moindre  tentative  pour  changer  des  institu- 
tions dont  ils  avaient  tant  à  souffrir.  S'ils  avaient  voulu  se  venger 
de  leurs  ennemis,  les  occasions  ne  leur  auraient  pas  manqué  ;  ils 
n'en  ont  pas  profité.  De  Néron  à  Constantin,  les  conspirations  ont 
été  lort  nombreuses  ;  dans  aucune  d'elles,  ils  n'ont  jamais  été 
compromis.  Leur  loi  leur  faisait  un  devoir  d'être  soumis  aux  puis- 
sances, et  aucune  épreuve  n'a  pu  ébranler  leur  fidélité.  On  a  sou- 
vent cité  le  passage  de  Tertullien  qui  les  montre  priant,  dans  leurs 
oratoh'es  secrets,  pour  l'empereur  qui  les  frappe,  et  demandant 
pour  lui  une  longue  vie,  une  domination  tranquille,  une  famille 
unie,  des  armées  victorieuses,  un  sénat  fidèle,  un  peuple  obéissant 
et  la  paix  dans  le  monde,  ce  qui  n'est  certes  pas  une  attitude  de  fac- 
tieux. Toute  la  littérature  chrétienne  de  ce  temps,  les  traités  des 
apologistes,  les  lettres  des  évêques,  les  actes  des  martyrs  (1),  con- 

(1)  Dom  Ruinard   n'a  relevé,  dans  les   interrogations  des  martyrs,  qu'une  seule 
réponse  qui  puisse  paraître  séditieuse.  (Voyez  les  Actes  de  saint  Tarachus.) 


58  REYUE   DES    DEUX   MONDES. 

finnent  le  témoignage  de  Tertullien  ;  il  ne  s'y  trouve  rien  qui  puisse 
justifier  cet  odium  generis  humani,  qui  fut  pourtant  le  grief  prin- 
cipal de  la  société  romaine  contre  le  christianisme. 

Il  laut  cependant  faire  une  exception.  Une  haine  violente,  féroce, 
éclate  par  momens  dans  les  chants  des  poètes  sibyllins.  Ces  chants 
ont  un  caractère  fort  original  clans  l'ancienne  littérature  chré- 
tienne. Ils  sont  l'œuvre  de  lettrés  qui  connaissent  et  imitent  les 
classiques,  mais  ces  lettrés  ont  vécu  avec  le  peuple  et  ils  en  ont 
pris  toutes  les  rancunes.  Ils  sont  amers  contre  les  riches,  qu'ils 
accusent  de  vouloir  tout  accaparer  et  de  ne  rien  laisser  aux  autres  : 
«  Si  la  terre  n'était  pas  assise  et  fixée,  disent-ils,  ils  s'arrange- 
raient pour  que  la.  lumière  ne  fût  pas  également  répartie  entre 
tous,  et  le  soleil,  acheté  à  prix  d'or,  ne  luirait  que  pour  quelques- 
uns.  »  Surtout  ils  détestent  Rome,  «  la  méchante  ville,  qui  a  tant 
fait  souffrir  le  monde;  »  ils  entrevoient,  ils  saluent  d'avance  sa 
ruine  et  souhaitent  d'en  être  témoins  :  «  Quand  verrai-je  ce  jour 
terrible  pour  toi  et  pour  tous  les  Latins?  »  Certainement  les  Ro- 
mains ont  dû  avoir  connaissance  de  ces  imprécations  ;  s'ils  ne  les 
lisaient  pas  d'eux-mêmes,  les  apologistes  avaient  l'imprudence  de 
les  leur  signaler,  parce  qu'ils  croyaient  y  voir  des  preuves  cer- 
taines de  la  vérité  de  leur  doctrine.  Que  de  colères  a  dû  soulever 
chez  eux  cette  lecture!  et  comment  n'y  auraient-ils  pas  vu  la 
preuve  manifeste  qu'ils  avaient  bien  raison  de  regarder  les  chré- 
tiens comme  de  mauvais  citoyens?  Mais  il  faut  ne  pas  oublier  que 
ces  chants  sont  nés  dans  l'Orient  grec,  c'est-à-dire  dans  cette  partie 
du  monde  que  Rome  ne  s'est  jamais  complètement  assimilée, 
qu'ils  viennent  presque  tous  d'Alexandrie,  a  la  di^dne  Alexandrie, 
mère  de  cités  illustres,  »  mais  aussi  ville  de  railleurs  et  de  mé- 
contens,  où  l'on  se  moquait  de  tout  et  de  tous,  qu'enfin  la  plupart 
ont  pour  auteurs  des  juifs  ou  des  judéo-chrétiens,  qui  ne  pou- 
vaient prendre  leur  parti  de  la  ruine  de  Jérusalem  et  de  la  destruc- 
tion du  temple.  C'étaient  quelques  sectaires  qui  vivaient  à  l'écart, 
dans  leurs  colères  et  leurs  rêves,  et  sur  lesquels  il  ne  faudrait 
pas  juger  tous  les  chrétiens.  Ceux  de  l'Occident  surtout,  si  l'on 
excepte  Commodien,  le  poète  des  pauvres,  avaient  d'autres  senti- 
mens.  Tant  que  le  christianisme  se  tint  caché  dans  les  étages  infé- 
rieurs des  grandes  villes,  où  vivaient  confusément  des  gens  de 
tous  les  pays,  il  se  soucia  peu  de  patriotisme  et  de  politique.  Mais 
lorsqu'il  pénétra  dans  les  classes  bourgeoises  ou  aristocratiques, 
devenues  si  solidement  romaines  dans  tout  le  monde  occidental,  il 
en  prit  les  opinions  et  les  idées  et  devint  romain  comme  elles  ;  à 
partir  de  ce  moment,  il  n'y  eut  plus  aucun  moyen  de  prétendre 
qu'un  chrétien  ne  pouvait  être  qu'un  ennemi  de  Rome. 

Tout  ce  qu'on  pouvait  dire,  c'est  que,  quelque  affection  qu'il 


ÉTUDES    d'histoire    RELIGIEUSE.  59 

pût  éprouver  pour  elle,  il  professait  certaines  doctrines  qui,  prises 
à  la  lettre,  paraissaient  contraires  aux  lois  et  aux  usages  de  son 
pays.  Réduites  à  ces  termes,  les  assertions  de  Celse  ne  manquent 
pas  de  vraisemblance.  11  est  certain  que,  sur  les  questions  les  plus 
graves,  la  famille,  la  propriété,  le  service  de  l'état,  le  christia- 
nisme, au  moins  dans  les  premiers  temps,  s'était  mis  ouvertement 
en  désaccord  avec  l'opinion.  Il  recommandait  de  fuir  les  fonctions 
publiques;  il  préférait  la  virginité  au  mariage;  il  honorait  le  céli- 
bat, que  le  législateur  traitait  comme  un  crime;  il  conseillait  aux 
riches  de  renoncer  à  leur  fortune  pour  être  parfaits  ;  il  condamnait 
la  guerre  et  détournait  les  siens  de  servir  dans  les  armées.  C'étaient 
des  maximes  qu'un  conservateur  nourri  dans  les  vieilles  tradi- 
tions devait  trouver  subversives,  et  il  n'est  pas  douteux  qu'appli- 
quées dans  la  rigueur  elles  pouvaient  causer  un  grand  dommage 
à  l'empire.  Mais  tout  change  avec  le  temps,  même  les  institutions 
qui  se  picpient  le  plus  d'être  immuables.  Pendant  cette  lutte  de 
trois  siècles  que  soutint  l'Église  pour  conquérir  le  droit  d'exister, 
elle  s'est  plus  d'une  fois  modifiée,  elle  a  cédé  à  des  résistances 
qu'elle  désespérait  de  vaincre.  Sans  renoncer  à  ses  principes, 
elle  les  a  tempérés  dans  l'application  de  façon  à  les  rendre  accep- 
tables même  à  ceux  auxquels  ils  répugnaient  le  plus.  Pour  le 
montrer,  il  faudrait  refaire  ici  toute  son  histoire,  ce  qui  n'est  pas 
possible.  J'aurai  l'occasion  d'indiquer,  dans  la  suite  de  cette  étude, 
quelques-unes  des  concessions  qu'elle  a  faites  pour  s'accommoder 
au  milieu  dans  lequel  elle  voulait  vivre.  Qu'il  me  suffise  de  dire, 
pour  le  moment,  qu'au  commencement  du  iv''  siècle,  quand  parut 
Constantin,  les  plus  grandes  difficultés  étaient  aplanies,  qu'il  ne 
restait  plus  entre  l'empire  et  elle  de  ces  oppositions  violentes  qui 
auraient  rendu  la  vie  commune  impossible,  et  qu'elle  pouvait  se 
substituer  à  l'ancienne  religion  sans  produire  un  de  ces  déchire- 
mens  qui  compromettent  la  sécm*ité  publique. 

III. 

Ce  qui  prouve  mieux  que  tous  les  raisonnemens  du  monde  que 
le  christianisme  et  l'empire  n'étaient  pas  incompatibles,  c'est 
qu'ils  ont  vécu  ensemble  de  bonne  inteUigence  pendant  un  siècle. 
De  Constantin  à  Théodose,  tous  les  princes,  à  l'exception  d'un 
seul,  sont  chrétiens,  et  pourtant  on  ne  voit  pas  qu'il  soit  survenu 
des  changemens  graves  dans  la  conduite  des  afïaires.  La  machine 
marche  à  peu  près  comme  auparavant.  Le  mouvement  donné  par 
Dioclétien  continue  :  Constantin  achève  d'organiser  la  monarchie 
administrative  créée  par  son  prédécesseur.  Même  les  privilèges 
accordés  à  l'Église  n'ont  rien  qui  ait  dû  beaucoup  étonner  les  gens 


60 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


de  cette  époque,  car  ils  sont  ceux  dont  jouissait  l'ancien  culte.  Elle 
les  partage  d'abord  avec  lui,  puis  elle  prend  sa  place,  sans  trop 
déranger  le  reste.  C'est  à  peine  si  dans  quelques-uns  des  actes  de 
Constantin  l'influence  de  ses  croyances  nouvelles  se  lait  sentir;  le 
plus  souvent  ses  lois  sont  rédigées  dans  le  même  esprit  que  celles 
des  princes  païens  ;  il  y  tient  le  même  langage,  celui  d'un  souve- 
rain qui  se  regarde  comme  un  dieu  ;  il  y  parle  de  a  sa  divinité,  » 
de  «  son  éternité;  »  il  appelle  «  des  oracles  immuables  »  les  mani- 
festations de  sa  volonté,  même  quand  il  annonce  qu'il  n'est  plus 
du  même  avis.  J'imagine  qu'en  les  lisant,  ceux  qui  ne  jugent  des 
affaires  publiques  que  par  les  documens  officiels  pouvaient  croire 
qu'il  n'y  avait  rien  de  changé  dans  l'empire  que  l'empereur,  ce  qui 
arrivait  trop  souvent  pour  causer  quelque  surprise. 

On  peut  répondre,  je  le  sais  bien,  que  ce  n'est  là  qu'une  appa- 
rence, que  l'immobilité  n'est  qu'à  la  surface,  et  qu'au-dessous  de 
ce  lit  égal  et  uni  que  les  convenances  officielles  étendent  sur  les 
gouvernemens  réguliers,  on  s'aperçoit,  en  regardant  de  plus  près, 
qu'il  s'est  fait  alors  plus  de  modifications  qu'il  ne  le  paraît,  et  que 
quelques-unes  ont  très  mal  tourné  pour  l'empire.  Parmi  les  plus 
pernicieuses,  on  en  signale  deux  :  l'autorité  que  s'arrogèrent  les 
évêques  dans  les  affaires  de  l'État  et  l'ardeur  des  querelles  reli- 
gieuses, qui  troubla  l'union  des  citoyens  et  affaiblit  la  résistance  à 
l'étranger. 

Dans  l'ancienne  religion,  les  prêtres,  en  tant  que  prêtres,  ne 
possédaient  aucune  influence  politique  ;  avec  la  nouvelle,  ils  se 
glissèrent  dans  le  gouvernement  et  y  prirent  une  place  importante. 
Je  ne  veux  pas  seulement  parler  de  ceux  qui  devinrent  les  con- 
seillers et  presque  les  ministres  de  l'empereur;  dans  les  pro- 
vinces même,  loin  de  l'autorité  souveraine,  il  leur  arrivait  souvent 
de  gêner  par  leur  intervention  le  jeu  régulier  de  l'administration 
impériale.  Macédonius,  un  des  gouverneurs  de  l'Afrique,  qui  était 
pourtant  un  homme  pieux  et  doux,  demandait  un  jour  à  saint 
Augustin,  avec  un  ton  de  mauvaise  humeur  visible,  pourquoi  les 
évêques  se  croyaient  obligés  de  réclamer  la  grâce  des  criminels 
et  se  fâchaient  quand  on  ne  voulait  pas  l'accorder.  «  S'il  est  vrai, 
disait-il,  qu'il  soit  aussi  coupable  d'approuver  une  faute  que  de  la 
commettre,  on  s'associe  à  un  crime  toutes  les  fois  qu'on  souhaite  que 
l'auteur  demeure  impuni.  )>  Saint  Augustin  lui  écrivit  une  longue 
lettre  pour  justifier  la  conduite  des  évêques.  11  y  laissait  entendre 
que  le  juge  n'est  pas  toujours  irréprochable,  qu'il  cède  quelque- 
fois à  des  mouvemens  de  colère,  qu'il  peut  lui  arriver  d'oublier 
qu'il  est  le  ministre  de  la  loi,  chargé  de  venger  les  injures  d'au- 
trui,  non  les  siennes.  C'est  donc  le  servir  lui-même  et  servir  l'Etat 
que  de  le  rappeler  à  la  clémence.  «  Votre  sévérité,  lui  disait- il  en 


ÉTUDES    d'histoire    RELIGIEUSE.  61 

concluant,  est  utile  :  elle  aide  au  repos  de  tous  ;  mais  notre  inter- 
cession est  utile  aussi  :  elle  tempère  votre  sévérité.  »  Saint  Au- 
gustin avait  raison.  Je  comprends  sans  doute  que  ces  grands  per- 
sonnages n'aient  pas  été  satisfaits  de  rencontrer  des  résistances 
auxquelles  ils  n'étaient  pas  accoutumés.  Mais  s'il  est  vrai,  comme 
on  l'a  dit  souvent,  que  le  despotisme  impérial  n'ait  eu  des  consé- 
quences si  funestes  que  parce  que  c'était  un  pouvoir  sans  limite  et 
sans  contrôle,  n'était-il  pas  bon  qu'il  se  dressât,  en  face  de  lui  et 
de  ses  agens,  une  autorité  morale  qui  leur  imposât  la  modération 
et  la  justice  ? 

Les  querelles  religieuses  firent  plus  de  mal.  Le  monde  ancien 
ne  les  avait  guère  connues;  elles  prirent  une  grande  intensité  avec 
le  triomphe  du  christianisme.   Les  écrivains  païens  ont  toujours 
été  fort  surpris  de  la  manière  dont  les  sectes  chrétiennes  se  malme- 
naient entre  elles.  Déjà  Celse  en  fait  la  remarque  :  «  Ils  se  char- 
gent à  l'envi,  dit-il,  de  toutes  les  injures  qui  leur  passent  par  la 
tête,  se  refusant  à  la  moindre  concession  pour  le  bien  de  la  paix, 
et  animés  les  uns  contre  les  autres  d'une  haine  mortelle.  »  Am- 
nien  Marcellin  est  encore  plus  dur  et  déclare  «  qu'il  n'y  a  pas  de 
bêtes  féroces  qui  le  soient  autant  contre  les  hommes  que  les  chré- 
tiens le  sont  entre  eux.  »  Assurément  ces  querelles  étaient  très  fâ- 
cheuses dans  un  État  qui  avait  besoin  d'unir  toutes  ses  forces  pour 
résister  à  l'ennemi  du  dehors,  mais  il  était  bien  difficile  de  les  évi- 
ter. La  lutte  est  la  condition  de  la  vie  ;   l'ardeur  des  croyances 
amène  la  vivacité  des   disputes;   les   discussions   religieuses  ne 
cessent  entièrement  que  quand  il  n'y  a  plus  de  religion.  Il  reste  à 
savoir  si  ces  passions,  qui  sont  la  conséquence  inévitable  des  fortes 
croyances,  et  qui  peuvent  troubler  par  moment  la   surface  des 
États,  n'entretiennent  pas  dans  les  esprits  une  animation,  un  mou- 
vement, une  énergie  dont  tout  profite,  et  si  un  peuple  inerte,  qui 
s'est  désintéressé  de  tout,  et  dont  le  calme  n'est  fait  que  d'indifïé- 
rence,  est  un  appui  sur  lequel  on  puisse  compter  au  moment  du 
péril!   Il   me  semble  que  le  mal  n'était  pas  dans  ces  discussions 
elles-mêmes,  mais  dans  le  rôle  que  l'État  crut  devoir  y  prendre. 
Ces  sortes  de  luttes  s'enveniment  dès  qu'il  s'en  mêle.  En  poursui- 
vant et  en  proscrivant  les  sectes,  non  seulement  il  les  rend  plus 
irréconciliables  entre  elles,  mais  il  les  tourne  contre  lui;  il  commet 
la  plus  grande  des  maladresses,  qui  est  de  se   faire  gratuitement 
des  ennemis.  On  ne  met  pas  hors  la  loi  vingt-deux  hérésies  d'un 
seul  coup,  comme  fit  un  jour  Théodose,  sans  exciter  des  haines 
qui  se  retrouvent  au  moment  du  danger.  On  raconte  que  Genseric, 
quand  il  envahit  l'Afrique,  trouva  des  alliés  dans  les  restes  des 
donatistes  que  les  empereurs  orthodoxes  avaient  cruellement  per- 
sécutés, et  qu'ils  lui  rendirent  la  victoire  plus  facile. 


62  REVTÎE   DES   DEUX   MONDES. 

Il  fant  dire  pourtant  que  l'autorité,  qui,  en  se  mêlant  aux  que- 
relles religieuses,  les  envenimait,  avait  fait  aussi  quelques  efforts 
pour  les  apaiser.  On  est  surpris  de  voir  qu'autour  des  princes 
chrétiens,  au  centre  même  du  gouvernement,  elles  paraissent 
moins  violentes  qu'ailleurs.  Les  empereurs  qui  semblent  le  plus 
zélés  pour  leur  foi  n'hésitent  ^pas  à  employer  des  gens  qui  prati- 
quent des  religions  contraires,  et  même  à  les  élever  aux  pre- 
mières dignités  de  l'empire,  quand  ils  sont  contens  de  leurs  ser- 
vices. Peut-être  ne  faut-il  pas  leur  en  savoir  trop  de  gré. 
Il  y  a  des  nécessités  qui  s'imposent  à  tous  ceux  qui  gou- 
vernent, quelles  que  soient  leurs  dispositions  et  leurs  prélé- 
rences.  Un  bon  général,  un  administrateur  habile,  sont  toujours 
rares,  et  un  prince  qui  est  sage  les  prend  où  il  les  trouve.  Mais 
il  naissait  de  là  des  contrastes  fort  singuliers.  L'empereur  poursuit 
le  paganisme  avec  acharnement  ;  il  veut  à  toute  force  -le  détruire  ; 
dans  les  édits  qu'il  pubhe  contre  lui,  il  enfle  la  voix  pour  le  menacer  : 
Cesset  superstitio  ;  sarrificierum  aboleatur  insania ;  Bi,  en  même 
temps,  il  s'entoure  de  païens  que  non  seulement  il  nomme  préteurs 
et  consuls,  prélets  de  la  ville  et  du  prétoire,  mais  auxquels  il  con- 
fie des  charges  de  cour  qui  les  approchent  de  sa  personne.  Nico- 
machus  Flavianus,  dont  on  sait  les  opinions,  fut  quelque  teraps 
une  sorte  de  iavari  de  Théodose  et  obtint  la  questure  du  palais, 
poste  de  confiance,  que  l'empereur  ne  donnait  qu'à  ceux  dont  il 
était  sûr. 

il  en  résulte  que  le  conseil  de  Valentinien  et  de  Théodose  de^'ait 
ressembler  à  celui  de  beaucoup  de  princes  de  nos  jours.  On  y 
voyait  siéger  ensemble  des  personnes  de  religion  différente,  occu- 
pant des  magistratures  semblables,  associés  aux  mêmes  -alïaires. 
îs^ous  regardons  comme  une  grande  victoire  du  bon  sens,  qui  a 
coûté  des  siècles  de  combats,  qu'on  ait  fini  par  ne  plus  demander 
compte  à  ceux  qu'on  admet  aux  emplois  pubhcs  du  culte  qu'ils  pro- 
fessent et  par  croire  qu'ils  peuvent  être  séparés  sur  tout  le  reste, 
pourvu  qu'ils  soient  unis  par  le  désir  d'être  utiles  à  leur  pays.  Les 
Romains  du  iv^  siècle  y  étaient  arrivés  du  premier  coup.  La  néces- 
sité leur  avait  iait  trouver  une  sorte  de  terrain  commun  sur  lequel 
les  gens  de  tous  les  partis  pouvaient  se  réunir  :  c'était  le  service 
de  l'état,  auquel  des  païens  résolus,  comme  Symmaque  ou  Rico- 
mer,  et  des  chrétiens  pieux,  comme  Probus  ou  Mallius  Theodorus, 
consaei'aient  leur  vie  avec  un  dévoûment,  une  fidélité,  qui  ne  se 
sont  jamais  démentis.  Au  fond,  ces  grands  personnages  ne  s'ai- 
'maient  guère;  mais  l'habitude  de  se  fréqueinter,  d'être  assis  dans 
les  mêmes  conseils,  de  travailler  à  la  mêsue  cauYre,  avait  ani^ené 
entre  eux  une  sorte  d'accord  et  de  tolérance  réciproque  dont  l'em- 
pire aurait  tiré  un  grand  profit,  s'il  avait  su  s'en  servir.  On  a  cru 


ÉTUDES    d'histoire   RELIGIEUSE.  63 

longtemps  qii'un  pays  ne  peut  subsister  dans  sa  force  et  son  unité 
que  si  tous  les  citoyens  partagent  les  mêmes  croyances.  On  pense 
aujourd'hui  que.  même  divisés  entre  des  religions  diftérentes,  ils 
peuvent  s'entendre  et  s'unir,  quand  il  s'agit  du  bien  commun  et 
que  la  diversité  des  cultes  n'est  pas  une  cause  nécessaire  d'afïai- 
blissement  pour  le  sentiment  national.  C'est  la  condition  de  la  plu- 
pai't  des  États  modernes,  elle  ne  nuit  pas  à  leur  prospérité,  et  il 
n'y  avait  pas  de  raison  pour  que  l'empire  romain  s'en  trouvât  plus 
mal  qu'eux. 

IV. 

11  semble  donc  que  le  christianisme  et  l'empire  n'étaient  pas,  de 
leur  nature,  irréconciliables  et  incompatibles,  puisqu'ils  ont  vécu 
ensemble  pendant  tout  un  siècle,  sans  se  trop  gêner  l'un  l'autre.  Ce 
siècle  nous  paraît  en  général  lort  triste,  et  nous  sommes  tentés 
do  le  juger  avec  rigueur.  Nous  avons  toujours  devant  les  yeux  la 
terrible  catastrophe  qui  le  termine;  elle  projette  son  ombre  sur 
les  années  qui  précèdent  et  nous  rend  injustes  pour  les  princes  qui 
n'ont  pas  su  l'éviter.  Les  contemporains-  étaient  moins  sévères  que 
nous,  et  les  lettres  de  Symmaque  nous  montrent  que  même  les 
païens  ne  se  trouvaient  pas  alors  trop  malheureux  de  vivre.  Cepen- 
daiiL  on  peut  trouver  que  cette  expérience,  quelque  longue  qu'elle 
soit,  n'est  pas  tout  à  fait  décisive.  Il  peut  se  faire  que  l'accord 
entre  les  deux  élémens  contraires  n'ait  été  qu'apparent,  que,  pen- 
dant qu'ils  semblaient  s'accommoder  ensemble  à  la  surface,  ils 
aient  continué  à  lutter  dans  l'intérieur  de  la  machine  à  des  pro- 
fondeurs où  l'œil  ne  peut  plus  rien  apercevoir,  et  que  ce  travail 
souterrain  ne  se  soit  trahi  que  par  le  désastre  qui  en  a  été  la  con- 
séquence. 

Pour  décider  si  cette  supposition  est  juste  et  si  c'est  bien  le 
chi'istianisme  qui  a  entraîné  le  monde  romain  à  sa  perte,  je  ne 
vois  qu'un  moyen.  Reprenons  les  principales  causes  que  les  histo- 
rieîis  assignent  à  la  ruine  de  l'empire;  demandons-nous  pour  cha- 
cune d'elles,  autant  qu'on  peut  le  savoir,  à  quelle  époque  le  mal  a 
commencé.  Si  cette  époque  est  antérieure  à  l'établissement  du 
christianisme,  il  faudi-a  bien  reconnaître  qu'il  n'en  est  pas  respon- 
sable. 

La  plus  grave  peut-être  des  maladies  dont  l'empire  est  mort, 
c'est  le  mauvais  état  des  finances  publiques.  Les  guerres  exté- 
rieures et  intérieures  qu'il  fut  forcé  de  soutenir  pendant  le  iii^  siècle 
les  avaient  épuisées.  La  misère  ayant  augmenté  et  la  population  se 
faisant  plus  rare,  l'impôt  de^^nt  trop  lourd  et  fut  recouvré  diffici- 
lement.  Gomme  les  empereurs  ne  voulaient  rien  perdre  et  qu'ils 


64  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

obligeaient  les  villes  à  payer  la  somme  à  laquelle  on  les  avait 
taxées,  les  curiales  ou  décurions,  c'est-à-dire  les  membres  du 
conseil  de  la  cité,  étaient  forcés  de  fournir  de  leur  fortune  ce  qui 
manquait.  Le  résultat  de  ces  mesures  fut  qu'on  ne  trouva  plus  de 
curiales.  On  se  ca^'hait,  on  fuyait  pour  éviter  de  l'être;  mais  la  loi 
implacable  poursuivait  les  récalcitrans  jusque  dans  les  déserts  et 
chez  les  barbares,  et,  quand  elle  avait  pu  mettre  la  main  sur  eux, 
les  ramenait  sans  miséricorde  à  ces  dignités  dont  elle  avait  fait  un 
supplice. 

On  a  prétendu  que  cette  fuite  des  magistratures  municipales, 
que  la  politique  fiscale  des  empereurs  explique  suiïisamm.ent,  était 
en  partie  imputable  au  christianisme.  Le  Christ  avait  dit  que  son 
royaume  n'est  pas  de  ce  monde;  naturellement  ses  disciples  té- 
moignaient peu  de  goût  pour  la  politique,  et  les  honneurs  ne  les 
tentaient  pas.  Comment  des  hommes  sans  cesse  occupés  des 
choses  du  ciel  auraient-ils  pu  prendre  sur  eux  de  descendre  aux 
intérêts  de  la  terre?  «Nous  vous  laissons,  disait  Minucius  Félix, 
vos  robes  aux  bandes  de  pourpre.  »  Tertullien  fortifiait  cette  répu- 
gnance en  montrant  qu'un  magistrat  est  sans  cesse  obligé  d'aller 
dans  les  temples,  d'assister  à  des  sacrifices,  de  donner  des  jeux, 
c'est-à-dire  de  faire  tous  les  jours  une  profession  manifeste  de  la 
religion  officielle.  Aussi  affirmait-il  hardiment  qu'un  chrétien  ne 
peut  en  aucune  façon  accepter  de  fonctions  publiques  et  «  qu'il  n'y 
a  rien  à  quoi  il  soit  plus  étranger  qu'aux  affaires  de  son  pays.  » 

Tout  le  monde  pourtant  ne  pensait  pas  comme  lui.  Au  moment 
même  où  il  s'exprimait  avec  cette  violence,  il  y  avait  dans  son  en- 
tourage des  chrétiens  qui  se  croyaient  obligés  par  leur  situation 
sociale  ou  les  traditions  de  leur  famille  d'occuper  les  magistratures 
qu'on  leur  offrait.  Lui-même  l'avoue  dans  cette  fameuse  phrase 
où  il  veut  montrer  aux  païens  que  le  christianisme,  en  quelques 
années,  a  tout  envahi  :  «  Nous  remplissons,  dit-il,  le  sénat  et  le 
forum.  »  Il  veut  faire  entendre,  sans  doute,  qu'il  y  a  beaucoup  de 
chrétiens  décurions  ou  duumvirs  dans  les  municipes  de  l'Italie  ou 
des  provinces,  et  que  quelques-uns  même  se  sont  ghssés  jusque 
dans  le  sénat  de  Rome.  L'église  ne  paraît  pas  s'y  être  formellement 
opposée.  Elle  comprenait  bien  qu'il  lui  fallait  renoncer  à  faire  des 
conquêtes  dans  les  rangs  élevés  de  la  société,  si  elle  interdisait  à 
ceux  qui  étaient  tentés  de  venir  à  elle  de  rempHr  les  devoirs  que 
leur  imposait  leur  naissance.  Elle  pensait  d'ailleurs  qu'en  occupant 
ces  hautes  fonctions,  un  chrétien  pouvait  être  utile  à  ses  frères. 
Aussi  la  voyons-nous  de  bonne  heure  occupée  à  lui  fournir  quelque 
moyen  de  concilier  ce  qu'il  devait  à  sa  foi  et  ce  que  réclamaient 
les  dignités  publiques.  Vers  le  commencement  du  règne  de  Dio- 
clétien,  le  concile  d'Elvire  s'occupa  de  traiter  cette  question  déli- 


ÉTUDES   d'histoire   RELIGIEUSE.  63 

cate.  En  maintenant  rexcommiinication  contre  les  flamines,  qui 
donnaient  des  jeux  ou  faisaient  des  sacrifices,  les  évêques  permi- 
rent aux  chrétiens  d'être  duumvirs,  c'est-à-dire  premiers  magis- 
trats de  leurs  municipes,  ce  qui  les  obligeait  d'assister  souvent 
aux  cérémonies  païennes  ;  ils  leur  demandaient  seulement  de  ne 
pas  paraître  dans  l'assemblée  des  fidèles  pendant  l'année  où  ils 
remplissaient  leurs  fonctions  :  c'était  une  sorte  de  souillure  tem- 
poraire dont  il  ne  restait  pas  de  trace  l'année  suivante  (1).  L'église 
semblait  deviner  que  son  triomphe  était  proche  ;  elle  voulait  mon- 
trer d'avance  qu'elle  comprenait  les  nécessités  de  la  vie  publique, 
qu'elle  était  prête  à  s'y  soumettre,  et  que  sa  victoire  ne  nuirait  pas 
à  l'administration  des  affaires. 

Il  peut  se  faire  sans  doute  qu'avant  cette  époque  des  scrupules 
religieux  aient  empêché  quelques  chrétiens  d'être  décurions  ou 
duumvirs,  et  leur  aient  fait  un  devoir  de  s'enfermer  dans  la 
vie  privée.  Il  y  a  des  familles  romaines,  au  ii®  siècle,  qui,  après 
avoir  jeté  quelque  éclat,  disparaissent  tout  d'un  coup  des  fastes. 
On  les  croirait  éteintes,  si  leur  nom  ne  se  retrouvait  un  peu  plus 
tard  aux  catacombes.  Elles  sont  devenues  chrétiennes,  et  il  est  pro- 
bable qu'elles  n'ont  renoncé  aux  magistratures  que  pour  se  consa- 
crer à  leur  foi  nouvelle.  Le  christianisme  a  donc  sa  part,  une  petite 
part,  dans  cette  désertion  de  la  vie  politique,  qui  fut  une  calamité 
pour  l'empire  ;  mais  elle  avait  commencé  bien  avant  lui,  et  l'exemple 
venait  de  plus  loin.  Vers  l'époque  de  César,  une  secte  philoso- 
phique très  puissante,  qui  l'emportait  alors  sur  toutes  les  autres, 
avait  prêché  la  même  conduite  pour  des  motifs  bien  difïérens. 
L'école  d'Epicure  professait  qu'il  est  insensé  de  compromettre  son 
repos  dans  les  agitations  des  affaires  et  les  embarras  des  honneurs. 
Elle  ne  trouvait  pas  de  plaisir  plus  sensible  pour  le  sage  que  de 
contempler  du  haut  d'une  retraite  calme  et  sûre  les  tempêtes  de  la 
politique  et  de  voir  les  sots  s'exposer  à  des  naufrages  dont  il  s'est 
mis  à  l'abri  : 

Suave  mari  magno,  turbantibus  sequora  ventis, 
E  terra  magnum  alterius  spectare  laborem. 

Cette  sagesse  égoïste  indigne  Cicéron,  qui  a  consacré  plusieurs 
endroits  de  ses  livres,  notamment  le  début  éloquent  de  la  Répu- 
hlique,  à  la  combattre.  Les  gens  qui  se  conduisent  ainsi  lui  semblent 

(l)  M.  l'abbé  Duchesne  a  éclairci  cette  question  dans  son  mémoire  sur  le  Concile 

d'Elvire  et  les  flamines  chrétiens,  inséré  dans  les  Mélanges  publiés  par  l'École  des 
hautes  études  en  l'honneur  de  M.  Léon  Renier. 

TOME  XCVIII.   —   1890.  5 


66  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  ingrats,  qui  ne  donnent  pas  à  la  patrie  ce  qu'elle  est  en  droit 
d'exiger  de  ses  enfans,  des  lâches  et  des  traîtres  qui  désertent  en 
face  de  l'ennemi,  et  il  défend  «  qu'on  écoute  ce  signal  qui  sonne 
la  retraite  au  moment  où  la  lutte  est  engagée.  »    • 

Yollà  le  péril  nettement  indiqué  ;  jusqu'au  iv^  siècle,  il  n'a  fait 
que  s'accroître.  Sénèque  parle  d'un  sénateur,  Servilius  Vatia,  qui 
avait  cessé  de  venir  à  Rome  et  s'était  enfermé  dans  une  belle  mai- 
son de  campagne,  près  de  Baïes,  où  il  vivait  dans  le  repos  et  le 
plaisir.  Il  s'en  montre  fort  scandalisé,  et  raconte  qu'il  ne  passait 
jamais  le  long  de  cette  charmante  villa  sans  dire  :  Ci-gît  Vatia, 
Vuîid  hic  sitiis  est.  Vatia  pouvait  répondre  que,  pour  un  grand 
personnage  comme  lui,  cacher  sa  vie,  renoncer  au  consulat  et  à  la 
préture,  était,  sous  Néron,  le  seul  moyen  d'éviter  la  mort.  Cela  était 
si  vrai  que  Sénèque  finit  par  regretter  amèrement  d'avoir  été  trop 
ambitieux  et  par  conseiller  la  retraite  à  ses  disciples.  En  province 
le  danger  était  autre;  on  ne  risquait  pas  sa  vie  à  briguer  les  digni- 
tés municipales,  on  risquait  sa  fortune  ;  les  honneurs  publics 
étaient  ruineux.  Un  magistrat  de  petite  ville  était  forcé  de  donner 
des  repas  et  des  jeux  à  ses  administrés,  de  paver  les  rues,  de  ré- 
parer des  aqueducs  et  des  temples,  ou  d'en  bâtir  de  nouveaux  à 
ses  frais.  Aussi  essayait-on  de  se  dérober  à  ces  lourdes  charges 
par  quelque  prétexte  honnête.  On  demandait  à  l'empereur,  et,  si 
l'on  avait  auprès  de  lui  quelques  amis  puissans,  on  finissait  par 
obtenir  l'exemption  des  honneurs  publics  {vacationes  munerum). 
Il  en  résulta  qu'avec  le  temps  le  nombre  des  exemptés  s'ac- 
crut, et  qu'on  ne.  trouva  plus  assez  de  citoyens  pour  être  ma- 
gistrats. La  loi  municipale  de  Salpensa,  qu'on  a  découverte  il  y  a 
quelques  années,  prévoit  le  cas  où  les  candidats  feront  défaut  et 
permet  de  nommer  d'office  des  gens  qui  ne  sont  pas  présentés, 
pourvu  qu'ils  remplissent  les  conditions  requises.  On  peut  donc 
devenir  magistrat  malgré  soi,  et  il  est  vraisemblable  que,  pour 
compléter  le  sénat  des  villes,  grandes  ou  petites,  on  avait  souvent 
recours  à  la  contrainte.  Une  loi  de  Marc-Aurèle,  insérée  dans  le 
Digeste,  parle  des  décurions  qui  le  sont  de  leur  plein  gré  et  de  ceux 
qui  ne  le  sont  que  par  force.  C'était  pourtant  le  siècle  des  Anto- 
nins,  le  temps  le  plus  beau,  le  plus  florissant  de  l'empire,  et  déjà 
se  montraient  à  la  surface  les  maladies  cachées  qui  devaient  le 
perdre. 

On  voit  qu'elles  ont  précédé  de  beaucoup  la  victoire  du  chris- 
tianisme. Il  a  eu  le  malheur  d'hériter  d'une  situation  fort  compro- 
mise. Au  moment  où  il  prit  la  direction  des  affaires,  les  finances 
publiques  étaient  ruinées  par  deux  siècles  de  désordres.  Lactance, 
qui  écrivait  à  la  veille  du  jour  où  Constantin  allait  être  le  maître 
unique  du  monde,  nous  dit  que  l'ùripôt  était  devenu  si  lourd  qu'il 


ÉTUDES  d'histoire  religieuse.  67 

fallait  une  armée  de  percepteurs  pour  le  recouvrer.  «  Ceux  qui 
demandent  sont  plus  nombreux  que  ceux  qui  donnent.  Il  faut  payer 
pour  tout  ;  on  inscrit  chaque  motte  de  terre  ;  chaque  vigne  et 
chaque  arbre  sont  comptés.  Contre  ceux  qui  n'ont  pas  d'argent, 
on  emploie  le  fouet  et  la  torture.  »  La  fuite  des  fonctions  publiques 
remontait  plus  haut,  puisque  nous  en  avons  trouvé  des  symp- 
tômes dans  Gicéron,  et  que  dès  l'époque  des  Antonins  on  avait 
imaginé  de  forcer  les  gens  à  être  magistrats  malgré  eux.  C'est  le 
commencement  de  cette  efiroyable  tyrannie,  qui  enchaîna  l'ouvrier 
à  son  métier,  le  fonctionnaire  à  sa  fonction,  et  qui  a  fait  le  tour- 
ment du  monde  romain  à  ses  derniers  jours.  Ce  ne  sont  pas  les 
princes  chrétiens  qui  l'ont  inventée  :  elle  s'est  aggravée  sous  eux  ; 
par  une  sorte  de  pente  naturelle,  les  choses  sont  allées  à  l'extrême, 
mais  leur  religion  n'y  est  pour  rien.  Il  est  bien  vraisemblable  que 
des  princes  païens  auraient  pratiqué  le  même  système,  qui  était 
dans  les  traditions  de  l'empire,  et  que  les  mêmes  causes  auraient 
produit  les  mêmes  effets. 

V. 

Il  y  avait  un  autre  symptôme  qui  semblait  annoncer  la  ruine 
prochaine  :  la  population,  même  dans  les  pays  les  plus  riches, 
comme  l'Egypte  et  la  Gaule,  diminuait  d'une  manière  inquiétante. 
Le  cens,  qui  se  faisait  tous  les  cinq  ans,  permettait  à  l'autorité  de 
s'en  rendre  compte;  et  à  défaut  du  cens,  la  difficulté  qu'elle  éprou- 
vait à  recruter  les  armées  et  à  faire  rentrer  les  impôts  l'empêchait 
d'ignorer  que  le  nombre  de  ceux  qui  se  battent  et  qui  paient  de- 
venait moindre  tous  les  ans. 

Il  est  naturel  qu'on  ait  songé  à  en  rendre  le  christianisme  res- 
ponsable. On  savait  qu'il  a  pour  principe  de  préférer  la  virginité  au 
mariage.  Un  de  ses  docteurs  les  plus  illustres,  Tertullien,  semble 
avoir  pris  plaisir  à  le  proclamer,  sans  se  soucier  du  scandale  qu'il 
allait  soulever  parmi  les  partisans  des  anciennes  maximes.  Les 
gens  du  monde  qui,  vers  la  fin  du  ii^  siècle,  jetaient  les  yeux  sur 
les  écrits  de  ce  bel  esprit  violent  et  subtil,  qui  faisaient  tant  de  bruit 
parmi  les  personnes  de  sa  secte,  y  voyaient  avec  indignation  qu'il 
détournait  les  gens  de  se  marier  et  leur  conseillait  d'avoir  le  moins 
d'enfans  possible.  Quels  sentimens  de  surprise  et  de  colère  ne  de- 
vaient-ils pas  éprouver  quand  ils  tombaient  sur  des  phrases  comme 
celle-ci:  «  Dieu,  dans  l'ancienne  loi,  disait:  croissez  et  multipliez. 
Il  dit  dans  la  nouvelle  :  arrêtez-vous,  et  que  ceux  qui  ont  des 
femmes  fassent  comme  s'ils  n'en  avaient  pas.  »  En  parlant  ainsi, 
le  docteur  chrétien  se  met  en  opposition  avec  toute  la  législation 
romaine;  il  attaque   de  front  les   institutions  d'Auguste   qui  ré- 


68  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

compensait  les  pères  de  famille  et  punissait  les  célibataires.  Et 
pourtant  nous  ne  voyons  pas  que  ces  paroles  imprudentes  lui  aient 
été  reprochées  et  qu'on  en  ait  fait  un  crime  aux  chrétiens.  Celse, 
qui  signale  et  combat  l'aversion  qu'ils  éprouvent  pour  les  fonctions 
publiques,  ne  dit  rien  de  leur  opinion  sur  le  mariage.  Il  est  vrai- 
semblable qu'à  ce  moment  les  conseils  de  Tertullien  n'étaient  pas 
très  suivis  et  que  la  plupart  des  fidèles,  dans  la  vie  ordinaire,  se 
conduisaient  comme  tout  le  monde.  C'est  ce  que  semble  bien  indi- 
quer Athénagore  quand  il  dit  à  l'empereur,  dans  son  Apologie  : 
«  ISous  nous  sommes  mariés  d'après  les  lois  que  vous  avez  faites.  » 
On  peut  donc  croire  que  ceux  qui  pratiquaient  la  continence  n'étaient 
pas  encore  assez  nombreux,  parmi  les  fidèles,  pour  être  remarqués 
par  les  ennemis  du  christianisme.  C'est  seulement  à  la  fin  du  iv^  siè- 
cle, quand  la  vie  monastique  commença  d'être  connue  et  pratiquée 
en  Occident,  que  l'église  fut  ouvertement  accusée  de  détruire  la 
famille  et  de  dépeupler  l'empire. 

On  raconte  que  c'est  saint  Athanase  qui  la  fit  le  premier  connaître 
aux  Romains  :  dans  un  voyage  qu'il  entreprit  en  hhO,  pour  gagner 
le  pape  à  sa  cause,  il  amena  deux  moines  avec  lui,  les  premiers  qu'on 
eut  encore  vus  à  Rome.  Ces  moines  excitèrent  une  grande  surprise  ; 
on  les  fit  parler,  on  apprit  d'eux  ce  qui  se  passait  dans  les  couvens 
de  l'Egypte  depuis  près  d'un  siècle,  et  quelques  gens  pieux,  édifiés 
par  leur  entretien,  entreprirent  de  les  imiter.  Mais  ces  premiers  essais 
firent  peu  de  bruit,  et  l'institution  resta  dans  l'ombre  jusqu'au  grand 
élan  qui  lut  donné,  vers  37Zi,  par  saint  Jérôme.  Du  désert  de  Syrie, 
où  il  s'était  retiré,  et  où  il  se  condamnait  à  d'efii'oyables  austérités, 
il  envoya  en  Occident  la  vie  de  saint  Paul,  de  Thèbes,le  premier 
des  anachorètes.  Ce  petit  livre,  où  l'habile  écrivain  se  faisait  naïf  et 
simple,  pour  être  saisi  de  tout  le  monde,  et  qui  était  rempli  de  ré- 
cits extraordinaires,  de  légendes  et  de  miracles,  passionna  le  public. 
En  même  temps  qu'il  s'adressait  à  la  foule,  par  ses  vies  des  saints, 
l'auteur  essavait  d'attirer  vers  le  désert  ses  amis,  des  lettrés  comme 
lui,  en  lem'  écrivant  des  lettres  pleines  d'une  rhétorique  enflammée, 
qui  couraient  le  monde  et  remuaient  les  âmes  :  «  Que  faites-vous 
dans  le  siècle,  leur  disait-il,  vous  qui  valez  mieux  que  lui?  Jusques 
à  quand  voulez-vous  demeurer  à  l'ombre  des  maisons?  Pourquoi 
restez-vous  emprisonnés  dans  les  villes  pleines  de  fumée  !  Croyez- 
moi  ;  la  lumière  ici  a  je  ne  sais  quoi  de  plus  brillant;  ici,  on  dépose 
le  poids  du  corps  et  l'on  s'envole  aux  pures  et  resplendissantes  ré- 
gions de  l'éther.  » 

Mais  l'Occident  latin  était,  de  sa  nature,  sage  et  tempéré  :  il  n'alla 
pas  tout  à  fait  jusqu'au  désert  et  s'arrêta  sur  la  route.  Après  un 
premier  éblouissement  causé  par  le  tableau  de  ces  merveilles  loin- 
taines, le  bon  sens  reprit  le  dessus.  Les  ascètes  de  l'Egypte  (c'est 


ÉTUDES    D  HISTOIRE    RELIGIEUSE.  69 

saint  Angiistin  qui  parle)  parurent  s'être  mis  un  peu  trop  en  dehors 
de  l'humanité  ;  on  ne  voulut  pas  les  suivre  dans  leurs  pénitences 
extraordinaires.  Saint  Antoine  ne  comprenait  pas  la  vie  monastique 
sans  la  solitude  ;  il  disait  qu'un  anachorète  qui  sort  du  désert  est 
«  comme  un  poisson  sur  le  rivage.  »  Les  moines  de  l'Occident,  au 
moins  ceux  de  cette  époque,  restent  dans  le  monde,  pour  agir  sur  lui. 
Ils  choisissent  quelque  maison  isolée,  aux  portes  d'une  ville,  ou  dans 
la  ville  même.  Là,  ils  se  réunissent,  sous  la  direction  d'un  chef  au- 
quel ils  promettent  d'être  soumis,  mettant  leurs  biens  en  commun  et 
vivant  ensemble  dans  la  continence  et  la  pauvreté.  Ce  sont  les  deux 
vertus  essentielles  de  la  vie  religieuse  et  qui  ont  fait  sa  force.  Sans 
famille  et  sans  fortune,  le  moine  n'existe  que  pour  sa  foi.  C'est  en 
elle  que  se  concentrent  toutes  ses  afïections.   Les   sacrifices  qu'il 
lui  a  faits  ne  la  lui  rendent  pas  moins  chère  et  moins  précieuse;  au 
contraire  :  on  s'attache  aux  choses  moins  parles  satisfactions  qu'elles 
donnent  que  par  les  peines  qu'elles  ont  coûtées.  Sans  doute,  la  na- 
ture résiste,  et  il  faut  lutter  contre  elle;  mais  cette  lutte  même, 
quand  on  en  sort  vainqueur,  met  l'homme  en  possession  de  toute 
son  énergie.  Que  ne  fera-t-il  pas,  s'il  tourne  cette  énergie,  qui  s'est 
trempée  par  le  combat  et  la  victoire,  vers  le  triomphe  de  ses  idées  ! 
Ce  qui  est  remarquable  dans  ces  premières  règles  monastiques  de 
l'Occident,  ce  qui  en  lait  le  caractère  essentiel,  c'est  le  soin  avec 
lequel  on  évite  toutes  les  exagérations.  Les  moines  doivent  vivre 
sobrement,  pratiquer  le  jeûne  et  l'abstinence,  mais  d'une  façon 
raisonnable.  Les  excès  des  ascètes  orientaux,  qui  font  l'admiration 
des  fanatiques,  sont  sévèrement  bannis;  celui  qui  veut  jeûner  plus 
que  ses  forces   le  lui  permettent  encourt  le  blâme  de  ses  supé- 
rieurs. Le  même  esprit  de  bon  sens  et  de  modération  se  retrouve 
d;  ns  la  manière  dont  les  gens  sages  résolurent  une  question  qui 
était  alors  fort  débattue.  On  se  demandait,  dans  les  couvons,  si, 
en  dehors  de  la  [  rltre  et  des  bonnes  œuvres,  le  moine  doit  travail- 
ler de  ses  mains.  Quelques-uns  ne  voulaient  rien  faire,  alléguant 
cette  parole  du  Christ,  «  que  les  oiseaux  ne  sèment  point,  ne  mois- 
sonnent point,  n'entassent  point  dans  les   greniers,  et  que  le  Père 
céleste  se  charge  de  les  nourrir  ;  »  mais  saint  Augustin  répondait 
par  le  mot  de  saint  Paul  :  «  Que  celui  qui  ne  veut  pas  travailler  ne 
mange  pas  ;  »  et  ce  précepte  devint  la  loi.  C'est  ainsi  que  furent 
constitués  les    premiers  monastères  d'Occident,  avec  ce  mélange 
d'enthousiasme  et  de  raison,  de  passion  et  de  mesure,  qui  est  dans 
le  tempérament  des  gens  de  ce  pays. 

Ainsi  modifiée  et  corrigée,  l'institution  nouvelle  était  faite  pour 
eux  et  leur  convenait  entièrement  ;  elle  répondait  trop  à  leurs  idées 
et  à  leurs  besoins  pour  ne  pas  obtenir  un  grand  succès.  Il  s'en  faut 


70  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pourtant  qu'elle  ait  contenté  tout  le  monde.  Je  ne  parle  pas  des 
païens,  qui  naturellement  lui  furent  très  contraires;  mais  parmi 
les  chrétiens  eux-mêmes  il  y  eut,  dès  le  premier  jour,  des  opposi- 
tions et  des  résistances.  Saint  Ambroise  était  un  des  évêques  de 
ce  temps  qui  poussait  le  plus  vers  la  vie  religieuse.  Il  s'adressait 
surtout  aux  jeunes  filles,  et,  pour  les  entraîner  au  célibat  et  à  la 
retraite,  il  leur  faisait  des  tableaux  peu  séduisans  de  la  vie  de  fa- 
mille, et  s'étendait  volontiers  sur  ce  qu'il  appelait  crûment  «  les 
indignités  du  mariage.  »  Beaucoup  de  personnes  en  étaient  bles- 
sées. «  Ainsi,  lui  disait-on,  vous  ne  voulez  pas  qu'on  se  marie?  » 
Et  saint  Ambroise  avait  quelque  peine  à  s'en  disculper.  Parmi  les 
réponses  qu'il  faisait  à  ce  reproche,  je  n'en  veux  citer  qu'une,  parce 
qu'elle  a  rapport  au  sujet  que  je  traite  en  ce  moment.  A  ceux  qui 
paraissent  craindre  que  ce  goût  de  la  vie  religieuse,  qu'il  veut  inspi- 
rer, ne  change  l'empire  en  désert,  il  fait  remarquer  que  les  con- 
trées qui  fournissent  le  plus  de  vierges  à  l'église  sont  précisément 
les  plus  peuplées.  Du  reste,  les  objections  qu'on  lui  oppose  ne  le 
troublent  guère.  11  a  une  façon  aisée  d'y  répondre  qui  montre  qu'il 
n'est  pas  inquiet  de  l'effet  qu'elles  peuvent  produire.  11  voyait  les 
jeunes  filles  affluer  à  Milan  pour  recevoir  le  voile  de  sa  main.  «  11 
en  vient  de  Plaisance,  disait-il,  il  en  vient  de  Bologne,  et  même 
de  l'Afrique.  »  Ce  qui  explique  cet  empressement  des  jeunes  filles, 
indépendamment  de  la  parole  ardente  de  saint  Ambroise  et  des 
émotions  religieuses  qu'il  éveillait  dans  lésâmes,  c'est  que  le  cou- 
vent leur  donnait  ce  qu'elles  ne  trouvaient  pas  toujours  dans  le 
mariage.  Il  nous  semble  une  servitude  ;  elles  le  regardaient  comme 
une  émancipation.  Il  n'était  pas  dans  les  bienséances  que  la  jeune 
fille  choisît  son  époux.  C'est  l'affaire  de  la  famille,  et  la  loi  ne  lui 
donne  le  droit  de  le  refuser  que  s'il  est  difforme  ou  de  mœurs  in- 
fâmes. Les  deux  fiancés  ne  se  connaissent  pas  d'avance;  ils  se  voient 
pour  la  première  fois  le  jour  des  noces.  «  Un  cheval,  dit  plaisam- 
ment Sénèque,  un  âne,  un  bœuf,  un  esclave,  on  les  examine  au 
moins  avant  de  les  acheter.  La  femme  est  la  seule  chose  qu'on 
prenne  sans  l'avoir  vue.  On  a  craint  sans  doute,  ajoute-t-il,  qu'on 
nel'épousât  jamais,  si  on  l'avait  vue  auparavant.  »  En  préférant 
la  vie  religieuse,  la  jeune  fille  échappe  à  cette  contrainte  ;  elle  dis- 
pose d'elle  en  liberté.  L'esclavage  du  couvent  lui  paraît  léger,  parce 
qu'elle  l'a  volontairement  choisi.  Elle  se  plie  sans  peine  à  une  règle 
à  laquelle  elle  s'est  soumise  de  son  plein  gré.  Quelle  que  soit  sa 
naissance,  les  seiTÎces  les  plus  rebutans  ne  lui  coûtent  pas. 
a  Celles  qui  ne  pouvaient  souffrir  de  mettre  le  pied  sur  les  pavés  des 
rues,  dit  saint  Jérôme,  qui  se  faisaient  porter  en  htière  par  les  bras 
des  eunuques,  qui  regardaient  comme  un  fardeau  une  robe  de 


ÉTUDES    d'histoire   RELIGIEUSE.  71 

soie  et  qui  n'auraient  pas  voulu  exposer  leur  visage  aux  ardeurs  du 
soleil,  aujourd'hui  couvertes  devêtemens  simples  et  sombres,  allu- 
ment le  ieu,  préparent  les  lampes,  balaient  le  plancher,  épluchent  les 
légumes  et  les  jettent  dans  les  marmites  bouillantes.  »  Tant  d'humi- 
lité dans  une  fortune  si  haute  inspire  une  grande  admiration  à  saint 
Jérôme;  d'autres,  au  contraire,  en  étaient  fort  mécontens.  Je  crois 
bien  que  si,  parmi  ceux  qui  se  consacraient  à  la  vie  religieuse,  il  n'y 
avait  eu  que  des  enfans  d'affranchis  ou  d'esclaves,  personne  n'au- 
rait songé  à  s'en  plaindre.  Mais  on  ne  pouvait  pas  soulïrir  de 
voir  des  gens  qui  portaient  un  nom  illustre  renoncer  au  monde,  où 
ils  tenaient  une  place  si  élevée,  pour  s'enfermer  dans  un  couvent. 
Ces  grands  personnages  semblaient  ne  pas  s'appai'tenir  à  eux- 
mêmes  ;  on  leur  refusait  le  droit  de  régler  leur  vie  comme  ils  l'en- 
tendaient. Ils  étaient  esclaves  de  leur  naissance  et  forcés  de  suivre 
la  route  où  leurs  pères  avaient  marché.  Quand  on  apprit  que  Pon- 
tius  Paulinus,  qui  avait  été  consul,  vendait  ses  biens  et  quittait 
son  pays  pour  se  retirer  auprès  du  tombeau  de  saint  Félix  à  Noies, 
les  gens  du  monde,  les  politiques,  qui  attendaient  de  lui  d'autres 
services,  en  furent  indignés.  «  Un  homme  de  ce  rang!  disaient-ils; 
de  cette  naissance!  de  ce  caractère  !  cela  ne  peut  se  souffrir.  »  Ce 
qui  est  plus  étonnant,  c'est  que  la  populace  ne  leur  était  pas  non 
plus  favorable.  Blésilla,  la  fille  de  saint  Paule,  étant  morte  à  vinL,t 
ans,  le  bruit  courut  qu'elle  était  victime  de  ses  austérités,  et,  à  ses 
funérailles,  la  foule,  s'en  prenant  aux  moines  dont  elle  avait  trop 
suivi  les  conseils,  criait  «  qu'il  fallait  les  mettre  à  la  porte  de  Rome, 
les  chasser  à  coups  de  pierre,  ou  les  jeter  dans  le  Tibre.  »  Les 
empereurs  aussi,  quoique  chrétiens,  et  souvent  chrétiens  fort  zélés, 
paraissent  s'être  méfiés  d'eux.  Valens,  dans  une  de  ses  lois,  parle 
avec  colère  «  de  ces  fainéans,  qui,  pour  se  soustraire  aux  charges 
municipales,  se  réfugient  dans  les  déserts  et  les  solitudes,  »  et 
ordonne  qu'on  aille  les  y  chercher.  Au  contraire,  le  pieux  Théo- 
dose veut  les  empêcher  d'en  sortir.  Irrité  de  voir  que  ces  hommes 
noirs,  comme  les  appelle  Libanius,  quittent  leurs  couvens,  se  réu- 
nissent en  grandes  troupes,  et,  sous  prétexte  de  détruire  les  tem- 
ples ou  de  combattre  les  Ariens,  troublent  la  paix  publique,  il  leur 
défend  d'entrer  dans  les  villes  :  «  Puisqu'ils  font  profession  d'ha- 
biter les  déserts,  qu'ils  y  restent.  »  Ces  mesures  sévères,  et  sur- 
tout ce  ton  de  mauvaise  humeur,  montrent  bien  que  les  princes 
étaient  mal  disposés  pour  eux.  C'est  qu'évidemment  ils  les  croyaient 
nuisibles  aux  intérêts  de  l'État.  Les  polémiques  violentes  aux- 
quelles se  livraient  alors  Jovinien  et  Vigilance  contre  saint  Jérôme 
et  saint  Augustin,  pour  savoir  s'il  faut  mettre  les  vierges  au-dessus 
des  femmes  mariées,  devaient   nécessairement  attirer  leur  atten- 


72  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tion  (1).  Préoccupés,  comme  ils  l'étaient,  de  voir  que  certaines 
provinces  avaient  perdu  une  partie  de  leurs  habitans,  comment 
n'auraient-ils  pas  éprouvé  quelque  inquiétude  au  sujet  d'une  insti- 
tution qu'on  accusait  de  discréditer  le  mariage,  et  qui  pouvait 
ainsi  accroître  le  mal  qu'ils  s'efforçaient  de  guérir? 

Cette  fois  il  paraît  bien  difficile  que  le  christianisme  puisse  se 
défendre  contre  des  reproches  qui  lui  viennent  de  tant  de  côtés, 
et  il  faut  bien  reconnaître  que  cette  préférence  donnée  si  ouverte- 
ment à  la  virginité  sur  le  mariage,  cette  passion  de  céhbat  qui  sai- 
sit les  gens  du  v^  siècle,  a  dû  contribuer,  dans  une  certaine  mesure, 
à  la  dépopulation  de  l'empire.  Mais  ici  encore  le  mal  remontait 
plus  haut  ;  il  était  plus  ancien  que  le  christianisme,  et  l'on  s'en 
était  aperçu  vers  la  fm  de  la  répubUque.  Dès  cette  époque,  la 
grande  ville  attirait  dans  ses  murs  les  cultivateurs  d'alentour  et 
faisait  le  vide  autour  d'elle.  Virgile,  Tite-Live,  Properce  remar- 
quent avec  tristesse  que  tous  ces  vaillans  petits  peuples  de  la  ban- 
lieue romaine  qui  avaient  arrêté  les  légions  pendant  des  siècles 
n'existent  plus  ;  déjà  se  formait  autour  de  Rome  le  désert  de  la 
Camjjagna.  Lucain  est  plus  sombre  encore  ;  il  nous  dit  que  la 
désolation  et  la  ruine  s'étendent  à  toute  l'Italie  : 

At  nunc  semirutis  pendent  quod  mœnia  tectis 
Urbibus  Italiae... 

si  tant  de  belles  contrées  sont  dépeuplées,  «  si  quelques  habi- 
tans à  peine  errent  dans  les  rues  désertes  des  vieilles  villes,  » 
c'est  pour  lui  la  faute  de  Pharsale.  Auguste  en  accuse  les  habi- 
tudes égoïstes  de  la  société  de  son  temps.  Le  mariage  y  semble 
une  servitude,  la  famille  un  embarras  ;  on  cherche  à  se  faire  une 
existence  libre,  où  l'on  n'ait  qu'à  songer  à  soi.  Le  bonheur  consiste 
à  vivre  seul,  sans  femme,  sans  enfant,  sans  charge,  sans  devoir, 
situation  charmante,  enviée  de  tous,  qui  s'exprime  d'un  mot  diffi- 
cile à  rendre  en  français,  orbitas.  prœmia  orbitatis.  C'est  contre 
ces  célibataires  obstinés  qu'Auguste  dirige  la  sévérité  de  ses  lois. 
Par  des  menaces,  par  des  exhortations,  par  des  peines,  par  des 
récompenses,  il  prétend  les  forcer  à  se  marier;  mais  l'intervention 
de  l'autorité  dans  les  questions  de  ce  genre  est  toujours  indiscrète 

(1)  Joviuien  soutenait  que  les  vierges  et  les  femmes  mariées  ont  un  égal  mérite 
devant  Dieu,  si  leurs  œuvres  ne  mettent  pas  entre  elles  de  différence,  et  qu'il  est 
indifférent  de  s'abstenir  de  viandes  ou  d'en  user  modérément  en  rendant  grâces  à 
Dieu  qui  les  donne.  Vigilance  attaquait  avec  une  violence  extrême  le  célibat  des  prê- 
tres et  le  culte  des  reliques.  C'est  une  première  apparition  de  la  Réforme,  une  sorte 
d'annonce  de  Luther,  dès  le  iv'  siècle. 


ÉTUDES    d'histoire   RELIGIEUSE.  73 

et  rarement  profitable.  Les  lois  Juliennes,  qui  semblaient  devoir 
sauver  l'empire,  ne  servirent  qu'à  tracasser  inutilement  plusieurs 
générations  :  c'est  d'elles  que  Tacite  a  dit  :  «  Autrefois,  nous 
soullrions  des  maladies,  maintenant  nous  sommes  malades  des 
remèdes.  »  Ajoutons  que  ces  remèdes,  qui  sont  pires  que  le 
mal,  ne  le  guérissent  pas;  la  dépopulation  augmente  toujours. 
«  L'heureuse  Gampanie,  qui  n'a  pas  encore  vu  un  barbare,  compte 
déjà  1*20,000  hectares  où  il  n'y  a  ni  une  chaumière,  ni  un  homme.  » 
Sous  Gallien,  la  grande  ville  d'Alexandrie  n'a  plus  que  la  moitié  de 
ses  habitans.  Si  l'on  applique  cette  proportion  au  monde  entier, 
dit  Gibbon,  on  est  autorisé  à  croire  que  la  moitié  du  genre  humain 
avait  disparu.  Il  fallait  trouver  au  plus  vite  un  moyen  d'arrêter  ce 
fléau  qui  privait  l'empire  de  laboureurs  et  de  soldats.  Les  princes 
en  imaginèrent  un  qui  devait  avoir  les  conséquences  les  plus 
funestes.  Ils  se  résignèrent  à  introduire  les  barbares  dans  les  pro- 
vinces les  plus  malheureuses.  C'était  un  grand  péril  d'établir  ainsi 
l'ennemi  chez  soi  ;  les  peuples  n'y  virent  qu'un  grand  bienfait. 
Gomme  l'impôt  devait  toujours  être  le  même,  et  que  ceux  qui  res- 
taient dans  un  pays  payaient  pour  ceux  qui  n'y  étaient  plus,  la 
charge  devenait  plus  légère  quand  le  nombre  des  habitans  aug- 
mentait. On  ne  se  demandait  pas  d'où  ils  venaient,  s'ils  payaient 
leur  part  et  diminuaient  ainsi  celle  des  autres.  L'intérêt  du  mo- 
ment ftiisait  oublier  les  dangers  du  lendemain.  Constance  Chlore, 
ayaut  laissé  entrer  des  barbares  de  la  Frise,  pour  peupler  un  can- 
ton abandonné  de  la  Gaule,  son  panégyriste  ne  trouve  pas  de  termes 
assez  vifs  pour  l'en  remercier.  «  Ainsi,  le  Chamave  laboure  pour 
nous.  Lui,  qui  nous  a  si  longtemps  ruinés  par  ses  déprédations, 
s'occupe  maintenant  à  nous  enrichir.  Le  voilà  vêtu  en  paysan  qui 
s'épuise  à  travailler,  qui  fréquente  nos  marchés  et  apporte  ses  bêtes 
pour  les  vendre.  C'est  ainsi  qu'un  barbare,  devenu  laboureur,  con- 
tribue à  la  prospérité  publique.  » 

Songeons  qu'à  ce  moment  la  vie  monastique  naissait  à  peine  dans 
les  solitudes  de  l'Egypte  et  de  la  Syrie.  L'Occident  ne  devait  la  con- 
naître qu'un  siècle  plus  tard.  Il  est  donc  impossible  de  la  rendre 
responsable  d'une  dépopulation  que  les  désastres  de  cette  époque 
suffisent  à  expliquer  et  de  l'expédient  périlleux  qu'on  avait  trouvé 
pour  y  remédier.  Le  mal  et  le  remède  sont  beaucoup  plus  vieux 
qu'elle. 

YI. 

On  fait  au  christianisme  un  autre  reproche,  qui  n'est  pas  moins 
grave  :  on  dit  que,  par  la  nature  même  de  sa  doctrine,  il  répugne 


74  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

à  la  guerre,  qu'il  peut  produire  des  saints,  mais  qu'il  empêche  de 
former  des  soldats;  il  s'ensuit  que,  comme  les  États  ont  besoin  de 
soldats  pour  se  défendre,  le  christianisme  est  contraire  au  salut 
des  États.  Le  reproche  est  ancien  ;  on  le  lui  faisait  déjà  au  v*"  siècle, 
et  saint  Augustin,  dans  ses  lettres,  l'a  discuté.  Il  est  naturel  de  lui 
laisser  la  parole  pour  y  répondre. 

Yoici  comment  la  question  fut  soulevée  : 

Volusianus  était  un  très  grand  personnage  qui  appartenait  à  la 
famille  des  Ceionii  Albini.  Cette  famille  se  flattait  de  descendre  de 
ce  Clodius  Albinus  qui  prit  la  pourpre  sous  Septime- Sévère.  Elle 
était  alliée  à  toutes  les  grandes  maisons  de  l'empire,  et,  par  sa 
mère,  l'empereur  Julien  s'y  rattachait  (1).  Elle  était  restée  fidèle 
à  l'ancienne  religion,  comme  presque  toute  l'aristocratie  romaine; 
cependant  une  chrétienne  y  avait  pénétré  par  un  mariage,  et,  selon 
l'usage,  le  christianisme  y  était  entré  avec  elle.  La  mère,  tendre- 
ment aimée,  avait  obtenu  de  son  époux  qu'on  laissât  baptiser  sa 
fille,  qui  fut  plus  tard  sainte  Lœta;  mais  le  fils  appartenait  toujours 
à  la  religion  de  son  père.  On  pense  bien  que  sa  mère  et  sa  sœur 
souhaitaient  ardemment  l'attû'er  à  leur  foi;  il  résistait  par  habitude, 
par  tradition  de  fauiille,  par  préjugé  de  bel  esprit  et  d'esprit  fort. 
Cependant  il  ne  put  pas  leur  refuser  d'entrer  en  relation  avec 
févêque  d'Hippone,  dont  elles  admiraient  beaucoup  le  génie,  et  il 
consentit  à  lui  communiquer  ses  doutes.  La  lettre  qu'il  lui  écrivit, 
et  que  nous  avons  conservée,  est  d'un  homme  du  monde,  qui  veut 
paraître  plus  indifférent  qu'il  ne  l'est  à  ces  graves  problèmes,  et 
semble  n'y  toucher  que  par  hasard.  Il  raconte  qu'il  s'est  trouvé 
dans  une  réunion  d'amis,  de  lettrés  et  de  gens  d'esprit,  où  cha- 
cun a  pris  la  parole  sur  les  études  qui  l'occupent.  L'un  cause  de  rhé- 
torique, un  autre  de  poésie,  un  troisième  traite  des  doctrines  des 
philosophes  :  ce  sont  des  sciences  dont  on  peut  entretenir  Augus- 
tin, car,  dans  chacune  d'elles,  il  est  un  maître.  Au  miheu  de  ces 
conversations  variées,  un  des  assistans  arrive  à  toucher  à  la  rehgion. 
Il  expose  assez  timidement  ses  incertitudes  au  sujet  du  christia- 
nisme; il  pose  quelques  questions  et  demande  qu'on  y  réponde. 
Puis,  comme  Volusianus  ne  veut  pas  faire  sa  lettre  trop  longue,  ce 
qui  serait  d'un  homme  mal  élevé  (les  lettres  courtes  étaient  alors  à 
la  mode),  il  s'arrête  au  milieu  du  chemin  et  laisse  son  ami  Marcel- 
linus  présenter  les  objections  qu'il  n'a  pas  voulu  faire.  Tout  cela  est 
dit  du  ton  dégagé  d'un  homme  qui  ne  veut  pas  être  trop  sérieux, 
même  dans  des  discussions  graves,  de  peur  de  passer  pour  pédant. 

(1)  Je  suis  la  généalogie  que  Seck  a  tracée  de  cette  famille  dans  les  prolég-omènes 
de  son  édition  de  Symmaque. 


III 


ETUDES   D  HISTOIRE   RELIGIEUSE.  JO 

De  toutes  ces  objections,  il  n'y  en  a  qu'une  qui  nous  intéresse  : 
Yolusianus,  avec  ses  airs  de  lettré  et  d'homme  du  monde,  est  au 
fond  un  politique,  que  sa  naissance  destine  à  gouverner  des  pro- 
vinces, à  être  préfet  du  prétoire  ou  de  la  ville  et  qui  se  demande 
d'abord  si  la  victoire  du  christianisme  pourra  servir  l'Etat  ou 
lui  nuire.  La  réponse  lui  semble  facile.  Le  christianisme,  dit-il, 
prêche  le  pardon  des  oll'enses,  il  veut  qu'on  ne  rende  à  personne 
le  mal  pour  le  mal,  qu'après  avoir  été  frappé  sur  une  joue,  on  pré- 
sente l'autre,  et  que  celui  dont  on  a  pris  le  manteau  donne  encore 
sa  tunique.  Quel  sera,  pour  un  pays,  le  résultat  de  cette  admirable 
morale?  11  n'aura  donc  pas  le  droit  de  faire  la  guerre  pour  se  dé- 
fendre ou  se  venger!  11  lui  sera  interdit  de  rendre  le  mal  pour  le 
mal  à  l'ennemi  qui  le  ravage  1  la  pratique  de  ces  vertus  évangéli- 
ques  le  conduit  inévitablement  à  sa  perte  ;  et  voilà  comment,  ajoute 
Yolusianus,  les  princes  chrétiens  sont  incapables  de  sauver  l'em- 
pire. 

Ce  raisonnement  semblait  difficile  à  réfuter.  Il  est  certain  que  le 
christianisme,  qui  est  une  religion  de  paix,  a  toujours  témoigné  un 
grand  éloignement  pour  la  guerre.  Tertullien,  qui  ne  marchande 
jamais  à  dire  ce  qu'il  pense,  l'a  formellement  condamnée  pour 
deux  motifs.  Le  premier  est  tout  théologique  :  «  Le  Seigneur^ 
dit-il,  en  ordonnant  à  saint  Pierre  de  remettre  son  épée  au  fourreau, 
a  désarmé  les  soldats.  »  L'autre  est  d'ordre  plus  hmnain.  Parmi 
les  barbares  que  l'on  va  combattre,  il  peut  se  trouver  des  chré- 
tiens, car  le  christianisme  a  pénétré  plus  loin  que  les  aigles 
romaines  et  il  a  fait  des  conquêtes  dans  toute  la  Germanie.  On 
est  donc  exposé  à  tuer  des  frères,  ce  qui  ne  peut  pas  être  per- 
mis. Tertullien,  qui,  comme  on  l'a  vu,  n'est  guère  Piomain  de  sen- 
timent, et  qui  déclare  que  les  affaires  de  son  pays  lui  sont  tout  à 
fait  étrangères,  ajoute  :  «  Nous  n'avons  qu'une  république,  c'est 
le  monde.  »  Pour  qui  fraternise  avec  l'univers  entier,  la  guerre  est 
le  plus  grand  des  crimes. 

Par  un  étrange  contraste ,  le  christianisme,  qui  avait  si  peu  de 
goût  pour  la  guerre,  paraît  s'être  beaucoup  répandu  parmi  les  sol- 
dats. Nous  savons  qu'ils  étaient  d'ordinaire  très  superstitieux;  lea 
inscriptions  nous  les  montrent  élevant  sans  cesse  des  temples  et 
des  autels.  Ils  aimaient  assez  les  dieux  nouveaux  et  prenaient  faci- 
lement la  reUgion  des  pays  qu'ils  traversaient.  Nous  voyons  que, 
beaucoup  étaient  des  adorateurs  zélés  de  Sérapis,  de  Mithra,  dit 
Jupiter  d'Héliopolis  ou  de  Doliché.  Beaucoup  aussi  s'affihèrent  à 
la  religion  du  Christ.  Comme  il  n'était  pas  dans  les  habitudes  de 
leur  métier  d'être  prudens,  ils  le  laissèrent  voir,  et,  pendant  les 
persécutions,  ils  furent  impitoyablement  poursuivis  et  condamnés. 


76  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

Quelques-uns  même,  en  pleine  paix,  attirèrent  les  supplices  sur 
eux  en  venant  déposer  leurs  armes  aux  pieds  de  leurs  chefs  et 
déclarer  que  leur  foi  ne  leur  permettait  pas  de  se  battre. 

C'est  ce  qu'aucun  prince  ne  pouvait  autoriser  sans  se  perdre.  Si 
le  christianisme  voulait  devenir  la  religion  de  l'État,  il  lui  fallait  au 
plus  tôt  répudier  ces  doctrines.  11  ne  s'y  résigna  qu'avec  beaucoup 
de  répugnance,  et,  de  toutes  les  concessions  qu'il  a  faites  pour  se 
plier  aux  nécessités  d'un  gouvernement,  aucune  ne  semble  lui 
avoir  coûté  davantage.  Même  après  Constantin,  nous  voyons  saint 
Martin,  qui  était  centurion,  se  présenter  à  l'empereur,  à  la  veille 
d'une  bataille,  et  lui  dire  :  «  Je  suis  soldat  du  Christ;  il  ne  m'est 
pas  permis  de  tirer  l'épée.  »  Le  bon  saint  Paulin,  qui  pourtant 
avait  été  consul  et  mêlé  aux  grandes  affaires,  félicite  beaucoup  Yic- 
tricius  d'avoir  jeté  son  baudrier  militaire,  quand  il  devint  chrétien. 
Il  y  avait  là,  il  faut  le  reconnaître,  de  quoi  justifier  Volusianus 
quand  il  affirmait  «  que  le  chi-istianisme  est  contraire  au  salut  des 
États.  » 

Mais  saint  Augustin,  lui,  n'hésite  pas;  il  a  compris,  avec  son 
grand  bon  sens,  que  la  sécurité  de  l'empire  et  le  salut  de  la  civili- 
sation romaine  exigeaient  qu'on  rassurât  la  conscience  des  soldats. 
Pour  leur  laisser  leurs  iorces  intactes,  il  fallait  leur  ôter  leurs  scru- 
pules. Il  affirme  donc  à  Volusianus  que  le  christianisme  ne  con- 
damne pas  la  guerre,  quand  elle  est  juste  et  qu'on  la  fait  avec 
humanité.  Le  Christ  n'a  pas  dit  aux  soldats  qui  venaient  à  lui  de 
quitter  l'armée  ;  il  leur  a  dit  :  «  Gardez-vous  de  toute  concussion 
et  de  toute  violence  et  contentez-vous  de  votre  solde.  »  Ce  qui  in- 
dique bien  qu'il  leur  laissait  le  droit  de  porter  les  armes.  Voilà  la 
doctrine  de  saint  Augustin.  Ce  qu'il  a  dit  à  Volusianus,  il  le  répète 
avec  la  même  force  au  comte  Bonifacius,  gouvernem-  de  l'Afrique, 
qui  l'a  consulté  :  «  N'allez  pas  croire  qu'on  ne  puisse  pas  plaire  à 
Dieu  dans  les  camps  :  David  était  un  guerrier  ;  »  et  il  le  redit  en- 
core à  plusieurs  reprises  dans  la  Cité  de  Dieu.  C'était,  du  reste,  à 
ce  moment,  la  doctrine  officielle  de  l'Église  :  dès  31Zi,  quelque 
temps  après  la  victoire  de  Constantin,  un  concile  d'Arles  avait  pro- 
noncé l'anathème  contre  ceux  qui  se  refuseraient  au  service  mi- 
litaire. 

Devons-nous  penser  que  ces  hésitations,  ces  incertitudes  ont  pu, 
à  de  certaines  occasions,  jeter  le  trouble  dans  l'âme  des  soldats  ou 
détourner  des  camps  quelques-uns  de  ceux  qui  auraient  pu  y  rendre 
des  services?  En  faut-il  conclure  que  la  responsabilité  du  christia- 
nisme est  engagée  dans  l'afïaiblissement  de  l'esprit  militaire,  qui 
fut  une  des  grandes  causes  de  la  ruine  de  l'empire?  C'est  bien  pos- 
sible. N'oublions  pas  pourtant  que  cet  affaiblissement  remonte  beau- 


ÉTUDES   d'histoire   RELIGIEUSE.  77 

coup  plus  haut  et  que  les  premiers  symptômes  en  sont  plus  anciens 
que  la  naissance  du  Christ.  Pendant  longtemps,  c'était  Rome  et 
sa  banlieue  de  vigoureux  paysans  qui  fournissaient  les  meilleurs 
soldats  à  la  république.  A  l'époque  d'Auguste,  la  sève  est  tarie.  La 
grande  ville  cosmopolite  et  ses  environs  déserts  ne  peuvent  plus 
recruter  les  légions.  Le  soldat  venu  de  Rome  ne  se  reconnaît  pas  à 
son  courage,  comme  autrefois.  Tacite  nous  le  dépeint  beau  par- 
leur, indiscipliné,  gâté  par  les  cabales  du  théâtre  et  du  cirque,  qui 
lui  ont  donné  le  goût  de  l'intrigue.  Les  bons  soldats  venaient  alors 
de  l'ItaHe,  puis  des  provinces  ;  mais  les  provinces  s'épuisèrent  à 
leur  tour.  Les  empereurs,  qui  auraient  dû  faire  des  eiïorts  pour 
atténuer  le  mal,  l'aggravèrent.  Gomme  ils  craignaient  qu'un  am- 
bitieux ne  se  fit  un  parti  dans  l'armée,  ils  détournaient  les  gens 
riches  de  servir;  Gallien  le  défendit  expressément  à  tous  les  séna- 
teurs. Dès  lors,  les  citoyens  prirent  l'habitude  de  déserter  les 
camps  :  ils  furent  remplacés  par  les  barbares.  Rome  en  avait  tou- 
jours eu  à  sa  solde  :  même  aux  plus  belles  époques,  ses  armées 
se  composaient  en  nombre  égal  de  légions  et  d'auxiliaires.  Avec  le 
temps,  les  auxiliaires  devinrent  plus  nombreux  que  les  légions,  et 
ils  finirent  par  composer  l'armée  presque  entière.  Déjà,  sous  Ti- 
bère, un  Gaulois  osait  dire  :  a  II  n'y  a  de  fort,  dans  les  troupes  ro- 
maines, que  ce  qui  vient  de  l'étranger,  nihil  validam  in  exerciti- 
bus,  ni'si  quod  extenium.  » 

Ges  changemens  ont  mis  des  siècles  à  s'accomplir;  l'origine  en 
remonte  à  Auguste,  qui  sépara  le  soldat  du  citoyen  en  rendant  les 
armées  permanentes.  Tout  était  en  germe  dans  cette  innovation,  et 
le  germe  s'est  développé  peu  à  peu  à  travers  tout  l'empire,  produi- 
sant l'une  après  l'autre  toutes  ses  conséquences,  sans  qu'il  soit 
possible  de  dire  exactement  ce  que  le  christianisme  a  pu  ajouter  à 
un  mal  qui  était  plus  ancien  que  lui,  et  qui  provenait  d'autres 
causes. 

VII. 

On  a  vu  que  Volusianus  tenait  à  ne  pas  écrire  des  lettres  trop 
longues.  Je  crois  bien  que,  dans  son  désir  d'être  court,  il  n'a  pas 
voulu  tout  dire.  Il  devait  avoir  un  autre  grief  contre  le  christia- 
nisme dont  il  n'a  pas  entretenu  saint  Augustin,  peut-être  parce  qu'il 
craignait  de  le  blesser.  Les  beaux  esprits  qu'il  réunissait  chez  lui, 
pour  causer  de  rhétorique  ou  de  philosophie,  ne  doutaient  pas  que  les 
chrétiens  ne  fussent  des  ennemis  déclarés  des  sciences  et  des  lettres  et 
que  leur  domination,  quand  ils  deviendraient  les  maîtres,  ne  fit  ré- 
gner avec  eux  la  barbarie  sur  la  terre.  Quelle  raison  avaient-ils  de  le 


78  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

croire?  Une  seule,  et  qui  n'était  pas  juste.  Ils  se  souvenaient  tou- 
jours du  temps  où  les  chrétiens  ne  se  recrutaient  guère  que  parmi 
les  gens  de  basse  naissance,  qui  ne  connaissaient  ni  Homère,  ni 
Virgile,  ni  Platon,  ni  Gicéron,  et  qui  ne  se  souciaient  pas  de  pratiquer 
les  finesses  de  leur  langage.  C'est  alors  que  le  monde  élégant  avait 
pris  d'eux  une  mauvaise  opinion,  et,  une  fois  qu'on  l'eut  prise,  on 
n'en  changea  plus.  Les  années  passent,  les  préjugés  restent  :  il  est 
si  commode  de  répéter  de  confiance  ce  qu'on  a  entendu  dire,  sans 
se  donner  lapeined'en  vérifier  l'exactitude.  Cependant  l'Église,  pour 
se  répandre  dans  les  classes  lettrées,  avait  dû  se  familiariser  avec  la 
littérature.  Elle  s'était  mise  à  l'école  des  grands  écrivains  de  la  Grèce 
et  de  Rome.  Elle  comptait  des  orateurs  et  des  philosophes  distin- 
gués, mais  les  beaux  esprits  s'en  moquaient  toujours.  En  Afrique, 
dans  un  pays  qui  avait  produit  Tertullien,  saint  Cyprien,  Arnobe, 
Lactance,  et  qui  possédait  encore  saint  Augustin,  quand  on  rencon- 
trait un  chrétien,  «  on  l'insultait,  on  le  raillait,  on  se  moquait  de 
lui,  on  l'appelait  un  ignorant,  un  sot,  un  homme  sans  esprit  et 
sans  connaissances.  )>  Le  merveilleux,  c'est  qu'à  force  de  le  dire, 
on  l'a  fait  croire  à  tout  le  monde.  Aujourd'hui,  c'est  presque  un 
lieu-commun  de  soutenir  que  l'Église  a  détruit  l'ancienne  littéra- 
ture, et  l'on  ne  paraît  pas  douter  que  les  ténèbres  du  moyen  âge  ne 
soient  son  œuvre. 

Il  n'y  a  rien  qui  soit  moins  conforme  à  la  vérité,  et  ceux  qui 
soutiennent  cette  opinion  ne  semblent  guère  coimaître  l'histoire  de 
la  littérature  latine  pendant  l'empire.  On  peut  la  résumer  en  quel- 
ques mots.  Après  un  moment  d'éclat  incomparable  sous  Auguste, 
elle  avait  promptement  déchu.  Pendant  les  deux  premiers  siècles, 
cette  décadence  est  glorieuse  encore.  Quelques-uns  des  écrivains 
de  ce  temps,  Sénèque,  Tacite,  Juvénal,  sont  parmi  les  plus  grands 
que  Rome  ait  produits.  Par  la  force  de  la  pensée,  ils  dépassent 
même  quelquefois  ceux  de  la  république;  c'est  seulement  par  la 
façon  d'écrire  qu'ils  leur  sont  inlérieurs.  Cependant,  vers  les  der- 
nières années,  la  faiblesse  se  trahit,  la  fin  s'annonce.  Elle  vint  avec 
une  brusquerie  étrange.  L'époque  d'Antonin  et  de  Marc-Aurèle 
compte  encore  des  gens  de  talent  :  Suétone,  Fronton,  Apulée;  mais 
dans  celle  qui  suit,  il  n'y  a  plus  rien  :  c'est  pour  nous  un  siècle 
entier  de^'pro fonde  obscurité.  Assurément,  il  n'est  pas  possible  de 
croire  que  les  lettres  aient  été  tout  d'un  coup  abandonnées  :  la  so- 
ciété les  aimait  avec  passion  ;  elle  était  élégante,  polie,  raffinée. 
Les  écoles  florissaient,  on  comblait  les  professeurs  de  distinctions 
flatteuses.  11  n'y  a  donc  pas  de  doute  qu'après  les  Antonins  on  ait 
continué  à  parler,  à  écrire  ;  on  devait  faire  de  petits  vers  galans, 
comme  ceux  du  Percigilium   Veneris;  on  déclamait  des  panégy- 


ÉTLDES    d'histoire   RELIGIEUSE.  79 

riques;  mais  tout  ou  presque  tout  est  perdu.  Est-ce  un  hasard? 
J'ai  peine  à  le  croire,  et  je  soupçonne  plutôt  que  rien  n'a  survécu, 
parce  que  rien  ne  méritait  de  vivre.  En  supposant  qu'une  mauvaise 
chance  nous  eût  privés  de  tous  les  ouvrages  qui  furent  composés 
alors,  les  noms  des  auteurs  au  moins  se  seraient  conservés.  Or,  à 
l'exception  de  quelques  grammairiens  et  de  quelques  jurisconsultes, 
aucun  nom  illustre  n'est  arrivé  jusqu'à  nous.  Quelles  que  soient  les 
causes  de  cette  éclipse  subite,  en  pleine  civilisation,  dont  il  n'y  a 
peut-être  pas  d'autre  exemple  dans  l'histoire  httéraire,  il  est  diffi- 
cile d'en  accuser  le  christianisme,  qui  n'avait  encore  qu'une  assez 
médiocre  importance.  Au  contraire,  c'est  le  christianisme  qui  fait 
seul  quelque  figure  au  milieu  de  cette  décadence.  Les  meilleurs 
écrivains  du  temps,  les  seuls  dont  le  souvenir  n'ait  pas  péri,  sont 
ses  apologistes,  Tertullien,  Min ucius  Félix,  et  les  autres,  qui  étaient 
des  lettrés  fort  habiles  en  même  temps  que  des  penseurs  subtils  et 
vigoureux.  C'est  grâce  à  eux  que  cette  chaîne  de  grands  esprits, 
qui  va  depuis  les  guerres  puniques  jusqu'à  la  fin  de  l'empire,  ne  se 
trouve  pas  subitement  rompue,  et  qu'il  reste  encore  quelques  écri- 
vains distingués  dans  ce  désert  qu'on  traverse  de  Marc-Aurèle  à 
Dioclétien. 

Mais  voici  un  phénomène  plus  singulier.  Tout  d'un  coup,  ce  dé- 
sert commence  à  se  repeupler.  Avec  la  sécurité  qui  revient,  les 
lettres  se  raniment.  Dès  le  règne  de  Constantin,  les  écrivains  en 
prose  et  en  vers  deviennent  plus  nombreux,  et  bientôt  un  grand 
siècle  littéraire  commence.  On  a  le  droit  de  l'appeler  ainsi,  non- 
seulement  quand  on  l'oppose  à  la  stérilité  de  l'époque  d'où  il  sort, 
mais  lorsqu'on  songe  qu'il  a  produit  des  poètes  comme  Ausone  et 
Paulin  de  ÎNoles,  comme  Prudence  et  Claudien;  des  polygraphes 
comme  Symmaque  et  saint  Jérôme,  des  orateurs  comme  saint  Am- 
broise  et  saint  Augustin.  Je  ne  crois  pas  possible  de  nier  que  cette 
renaissance,  comme  l'appelle  justement  Niebuhr,  ne  soit  due  en 
partie  au  christianisme  et  à  l'élan  qu'il  a  donné  aux  esprits  et  aux 
âmes.  Ce  qui  est  remarquable,  c'est  que  tout  le  monde  en  a  pro- 
fité ;  les  lettres  profanes  sont  en  progrès  comme  les  lettres  sacrées  : 
c'est  un  réveil  de  la  littérature  entière. 

Dans  cet  éclat,  il  reste  toujours  un  point  obscur.  La  langue  que 
parle  cette  littérature  renouvelée  n'est  plus  tout  à  fait  la  même 
qu'autrefois,  elle  se  sert  d'un  latin  fort  altéré,  par  moment  barbare. 
Ici,  la  responsabilité  du  christianisme  paraît  moins  douteuse,  il  iaut 
bien  le  reconnaître,  mais  il  n'est  pas  le  seul  coupable.  Le  lalin 
s'est  décomposé  peu  à  peu,  et  par  degrés.  Lorsqu'on  rétablit  les 
intermédiaires,  au  lieu  de  passer  sans  transition  d'une  extrémité  à 
l'autre,  on  devient  plus  juste  pour  les  écrivains  ecclésiastiques,  et 
l'on  est  moins  tenté  de  faire  tout  retomber  sur  eux.  Ils  ne  sont  en 


80  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

réalité  que  le  dernier  terme  d'une  décadence  qui  pendant  trois  siècles 
ne  s'est  pas  arrêtée.  J'ai  besoin,  pour  le  faire  voir,  d'entrer  dans 
quelques  détails  techniques,  que  je  prie  le  lecteur  de  me  pardon- 
ner ;  ils  ne  sont  pas  sans  intérêt  pour  nous,  puisque  c'est  de  la 
décomposition  du  latin  que  notre  langue  est  sortie. 

Un  siècle  sépare  à  peine  Tacite  de  Tite-Live  ;  et  cependant  les 
deux  historiens  ne  parlent  pas  tout  à  fait  la  même  langue.  Celle 
de  Tacite  est  toute  pleine  de  termes  et  de  tournures  empruntés  à 
la  poésie  ;  la  syntaxe  y  est  profondément  modifiée  ;  il  emploie  l'in- 
finitif, les  participes,  le  génitif  et  l'ablatif  absolu  d'une  manière 
nouvelle.  Entre  Tacite  et  saint  Augustin,  il  s'écoule  près  de  deux 
cent  cinquante  ans.  La  route  ayant  été  beaucoup  plus  longue  qu'entre 
Tite-Live  et  Tacite,  on  comprend  que  les  altérations  de  langage 
soient  aussi  bien  plus  considérables  ;  et,  même  quand  on  trouve- 
rait que  le  changement  dépasse  ce  qu'il  était  naturel  d'attendre 
en  raison  du  temps  écoulé,  il  ne  faudrait  pas  être  trop  étonné  :  on 
sait  que  les  décadences  se  précipitent  par  leur  durée  même,  comme, 
dans  la  chute  des  corps,  la  vitesse  augmente  par  la  distance.  Il 
était  donc  dans  la  nature  des  choses  qu'en  deux  cent  cinquante  ans 
le  latin  changeât  trois  fois  plus  qu'il  ne  l'avait  fait  en  un  siècle,  et 
ceux  qui  en  témoignent  quelque  colère,  ou  même  quelque  surprise, 
qui  en  accusent  uniquement  certains  écrivains  ou  certaines  doc- 
trines, au  lieu  de  reconnaître  que  c'est  le  temps  qui  est  le  plus 
grand  coupable,  montrent  bien  qu'ils  ignorent  les  lois  qui  prési- 
dent aux  évolutions  du  langage. 

On  peut  faire  pourtant  aux  auteurs  chrétiens  deux  reproches 
mérités.  D'abord  ils  ont  introduit  un  grand  nombre  de  mots  nou- 
veaux, tirés  du  grec  ou  de  l'hébreu,  qui  altèrent  singulièrement  la 
physionomie  du  vieux  latin  et  lui  donnent  un  air  fort  étrange.  Il 
faut  avouer  qu'il  leur  était  bien  difficile  de  ne  pas  le  faire.  Une  pre- 
mière fois  le  latin  avait  subi  un  assaut,  quand  il  s'était  agi  d'intro- 
duire à  Rome  la  philosophie  grecque.  Ce  n'étaient  pas  seulement 
les  préjugés  nationaux,  le  respect  des  anciens  usages,  qui  s'oppo- 
saient à  la  propagation  des  doctrines  philosophiques,  on  peut  dire 
que  la  langue  elle-même  y  répugnait  :  on  a  remarqué  combien  elle 
est  pauvre  en  termes  abstraits  ;  les  substantifs  y  sont  rares,  et  les 
bons  écrivains  les  remplacent  le  plus  qu'ils  peuvent  par  des 
formes  verbales.  C'est  la  langue  d'un  peuple  jeune,  actif,  pratique, 
peu  porté  vers  les  spéculations  de  l'esprit,  et  chez  qui  la  pensée 
cherche  à  se  rendre  visible  et  palpable.  Aussi  Lucrèce,  lorsqu'il 
voulut  exposer  en  vers  le  système  d'Épicure,  se  plaignit-il  amère- 
ment des  difficultés  qu'il  éprouvait, 

Propter  egestatem  linguse  et  rerum  novitatem. 


ÉTUDES    d'histoire    RELIGIEUSE.  81 

Il  fallut  donc,  pour  remédier  à  cette  disette,  inventer  des  mots  et 
des  tours  nouveaux.  Mais  on  était  alors  à  une  époque  pleine  de 
goût,  de  mesure,  de  délicatesse,  et  les  innovations  se  firent  d'une 
manière  habile  et  discrète.  Il  n'en  fut  pas  tout  à  fait  de  même  plus 
tard,  quand  une  nouvelle  religion,  étrangère  par  ses  origines  au 
monde  gréco-romain,  se  répandit  dans  l'empire.  Cette  fois  les 
changemens  furent  très  considérables.  On  fut  bien  forcé  de  créer 
une  foule  de  termes  pour  exprimer  des  idées,  des  croyances,  des 
rites,  que  Rome  ne  connaissait  pas  ;  et  quoiqu'au  dire  de  M.  Gœl- 
zer  (1)  cette  invasion  de  mots  nouveaux  se  soit  faite  d'une  façon 
moins  irrégulière  qu'on  ne  croit  et  plus  conforme  au  génie  du 
latin,  il  n'en  reçut  pas  moins  une  atteinte  très  profonde. 

Mais  les  innovations  de  mots  ne  sont  pas  ce  qui  altère  le  plus 
une  langue.  Tant  que  la  syntaxe  résiste,  rien  n'est  perdu.  Par  mal- 
heur, la  syntaxe  aussi  fut  entamée  ;  elle  eut  beaucoup  à  souffrir  de 
la  grande  place  que  les  auteurs  chrétiens  laissèrent  prendre,  dans 
les  ouvrages  écrits,  à  la  langue  populaire  et  parlée  :  c'est  le  se- 
cond reproche,  et  le  plus  grave,  qu'on  leur  adresse. 

Dans  aucun  pays  du  monde,  le  peuple  ne  s'exprime  tout  à  fait 
comme  les  gens  bien  élevés;  mais  à  Rome  la  différence  semble 
avoir  été  plus  tranchée  qu'ailleurs.  On  y  trouve  toujours,  au- 
dessous  du  langage  des  personnes  du  monde  [sermo  urbanus)^\mQ 
façon  de  parler  plus  commune,  à  l'usage  de  la  populace  [sermo 
plebeius).  Partout,  de  sa  nature,  le  sermo  plebeius  est  envahissant, 
dominateur,  et  cherche  à  se  glisser  jusque  dans  la  bonne  compa- 
gnie. A  Rome,  il  fut  contenu,  pendant  quatre  siècles,  par  la  langue 
littéraire,  et  forcé  de  rester  dans  ses  limites.  Mais,  dès  que  la  litté- 
rature s'affaiblit,  il  en  sort,  et,  ne  se  sentant  plus  maîtrisé,  il  s'im- 
pose à  tout  le  monde.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  auteurs 
chrétiens  qui  le  subissent,  comme  on  le  croit  d'ordinaire  ;  il  s'in- 
troduit aussi  chez  ceux  qui  n'ont  jamais  professé  le  christianisme, 
comme  Ammien  Marcellin,  ou  qui  même  lui  étaient  hostiles, 
comme  Macrobe.  Si  chez  les  chrétiens  il  a  fait  plus  de  ravages, 
c'est  que  le  peuple  a  pris  plus  d'importance  dans  la  nouvelle  reli- 
gion. L'auditoire,  dans  les  égUses,  se  compose  surtout  d'ignorans 
et  d'illettrés  ;  il  faut  un  peu  parler  comme  eux,  pour  s'en  faire 
entendre.  Saint  Ambroise  ne  paraît  pas  s'en  être  beaucoup  préoc- 
cupé, et  ses  sermons  ne  diffèrent  pas  de  ses  autres  écrits  ;  mais  il 
s'adressait  à  des  Italiens^  dont  le  latin  était  la  langue  nationale,  et 
qui  étaient  capables  de  suivre  sans  efforts  même  des  gens  qui 

(1)  Dans  son  excellent  ouvrage  sur  la  Latinité  de  saint  Jérôme. 

lOME  xcviii.  —  1890.  6 


82  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

parlaient  mieux  qu'eux.  Il  n'en  était  pas  ainsi  aux  extrémités  du 
monde  romain,  à  Hippone,  par  exemple,  dans  une  ville  dont  les 
voisins  parlaient  berbère  ou  punique  ;  là,  il  fallait  bien  faire  plus  de 
sacrifices  au  mauvais  langage,  si  l'on  voulait  être  compris.  Saint 
Augustin  s'y  est  résigné  dans  ses  sermons.  Ce  fin  lettré,  qui  admi- 
rait tant  Gicéron  et  Virgile,  ne  s'est  pas  fait  barbare  de  gaité  de 
cœur,  comme  Commodien,  mais  il  n'a  jamais  reculé  devant  un  terme 
ou  un  tour  populaires,  quand  il  s'agissait  de  rendre  sa  pensée  plus 
claire  à  ses  auditeurs.  «  J'aime  mieux,  disait-il,  que  les  grammai- 
liens  se  plaignent  que  si  le  peuple  ne  saisissait  pas.  »  C'est  ce  qui 
lait  que,  dans  ses  sermons,  la  langue  a  pris  un  caractère  nou- 
veau (1).  On  remarque  que  la  syntaxe  se  rapproche  de  celle  des 
langues  modernes.  Les  prépositions  sont  en  train  d'y  remplacer  les 
cas  :  on  y  dit,  comme  en  français,  credere  ad  justitiam  (croire  à  la 
justice),  gaudere  de  pace  (se  réjouir  de  la  paix)  ;  les  verbes  auxi- 
liaires avoir,  faire,  venir,  s'y  multiplient  sans  mesure.  Mais  ce  qui 
a  changé  surtout,  c'est  l'arrangement  des  mots,  le  tour  et  l'accent 
de  la  phrase.  L'ancienne  période,  avec  sa  marche  toujours  semblable, 
son  harmonie  savante,  ses  proportions  régulières,  est  brisée.  Les  mots 
ne  viennent  plus  se  ranger  d'eux-mêmes  dans  l'ordre  accoutumé  ; 
ils  ne  reconnaissent  d'autre  loi  que  de  se  régler  au  mouvement 
de  la  pensée.  Le  verbe  n'est  plus  rejeté  d'ordinaire  à  la  fin, comme 
chez  Gicéron  et  ses  imitateurs,  et  commence  à  prendre,  dans  la 
phrase,  la  place  qu'il  occupe  chez  nous  entre  le  sujet  et  le  régime. 
C'étaient  là  des  altérations  graves.  Je  comprends  qu'elles  blessent 
les  admirateurs  du  vieux  langage  classique,  si  élégant,  si  harmo- 
nieux, si  savamment  construit.  Mais  était-il  possible  alors  de  le 
ressusciter?  Ceux  qui  le  tentèrent,  comme  les  rhéteurs  d'Autun 
dans  kurs  panégyriques,  quelque  talent  qu'ils  aient  dépensé  à 
cette  œuvre  ingrate,  n'ont  abouti  qu'à  de  froides  imitations,  qui 
pouvaient  charmer  quelques  gens  de  lettres,  réunis  dans  une  école, 
mais  laissaient  le  grand  public  indifférent.  Au  contraire,  la  langue 
des  sermons  de  saint  Augustin  est  ce  qu'il  faut  pour  enlever  une 
grande  assemblée.  Elle  est  ample  et  franche,  nette  et  colorée  ;  elle 
possède  les  qualités  qu'une  langue  gagne  toujours  au  contact  du 
parler  populaire,  la  vérité  et  la  vie. 

Il  n'est  donc  pas  juste  d'accuser  le  christianisme  de  la  déca- 
dence des  lettres  romaines,  puisqu'elles  semblaient  presque  mortes 
avant  lui,  et  qu'elles  ont  paru  se  ranimer  dès  qu'il  est  devenu  le 
maître.  Quant  à  la  corruption  de  la  langue,  il  y  a  travaillé  sans 

(1)  On  peut  voir,  po^ir  plus  de  développemeat,  le  livre  de  M.  Adolphe  Régnier  sur 
la  Latinité  des  sermons  de  saint  Augustin. 


ÉTUDES    d'histoire    RELIGIEUSE.  83 

doute,  mais  elle  ne  date  pas  de  lui  ;  ce  n'est  pas  lui  qui  a  mis  le 
latin  sur  la  route  où  il  devait  arriver  à  la  barbarie. 


YlII. 


11  est  temps  de  tii-er  une  conclusion  de  cette  longue  étude.  11  y 
en  a  une  qui  se  dégage  d'abord  des  faits  qui  viennent  d'être  expo- 
sés, c'est  que  la  décadence  de  Rome,  comme  sa  grandeur,  a  suivi 
une  marche  très  régulière,  et  qu'il  ne  s'y  produit  rien  de  brusque 
et  de  heurté.  L'histoire  romaine  est  peut-être  la  plus  logique  de 
toutes,  celle  où  les  faits  s'enchaînent  le  mieux  et  sortent  le  plus 
clairement  les  uns  des  autres.  Gomme  il  y  a  plus  d'imprévu  dans 
l'histoire  des  Grecs,  l'imagination  peut  y  trouver  plus  d'agrément; 
mais  la  raison  et  le  bon  sens  se  satisfont  mieux  et  se  sentent  plus 
à  l'aise  dans  celle  des  Romains.  Il  n'y  a  pas  de  meilleur  exercice 
pour  l'esprit  que  de  la  suivre  dans  ses  phases  diverses  ;  nulle  part 
on  n'aperçoit  mieux  le  passage  de  la  cause  à  Pefïet  et  des  prin- 
cipes aux  conséquences  :  aussi  sera-t-elle  toujours  un  des  fonde- 
mens  de  l'éducation  de  la  jeunesse. 

Les  contemporains  d'Auguste,  malgré  l'éclat  d'un  grand  règne 
qui  pouvait  les  abuser,  s'aperçurent  confusément  que  la  décadence 
commençait;  ils  sentaient  qiie,  selon  le  mot  du  poète,  Rome  ne 
pouvait  plus  soutenir  sa  grandeur.  Ils  ne  se  trompaient  pas  :  on 
était  sur  le  sommet,  et  l'on  s'apprêtait  à  descendre.  Depuis  ce  jour, 
pendant  quatre  siècles,  on  a  toujours  descendu.  La  chute  a  été  un 
peu  plus  rapide  ou  un  peu  plus  lente,  elle  ne  s'est  jamais  arrêtée. 

Ce  qui  pouvait  dissimuler  par  momens  cette  décadence,  c'est 
qu'elle  ne  ressemblait  pas  tout  à  fait  aux  autres.  La  plus  grande 
misère  des  États  qui  périssent,  c'est  de  n'avoir  plus  d'hommes. 
Rome,  jusqu'à  ses  derniers  momens,  n'en  a  jamais  manqué.  Quand 
l'Italie  fut  épuisée  d'en  produire,  les  provinces  lui  en  ont  fourni, 
et,  à  la  fin,  elle  a  pris  à  son  service  des  barbares  qui  méritaient 
d'être  Romains.  «  Il  vint  un  temps,  dit  Ozanam,  où  Rome  ne  se 
souvint  plus  de  l'art  de  vaincre,  mais  elle  n'oublia  jamais  l'art  de 
gouverner.  »  La  phrase  n'est  vraie  qu'à  moitié.  Non-seulement  elle 
a  toujours  su  trouver  des  fonctionnaires  habiles  pour  administrer 
le  monde,  mais  jusqu'à  la  fin  elle  a  remporté  des  victoires.  A  la 
veille  de  la  prise  de  Rome,  Stilicon  avait  battu  Alaric;  plus  tard, 
quand  l'empire  semblait  tout  à  fait  perdu,  Aétius,  avec  une  armée 
de  Goths  et  de  Francs  qui  servaient  sous  les  aigles,  a  écrasé  les 
hordes  d'Attila.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  surprenant  encore,  c'est  qu'à 
la  même  époque  elle  a  eu  la  chance  d'être  gouvernée  par  des 


84  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

princes  intelligens  et  énergiques,  qui  ont  contenu  les  rivalités  inté- 
rieures et  vaincu  les  ennemis  du  dehors.  Citons,  pour  ne  parler 
que  du  iv^  siècle,  Constantin,  Julien,  Valentinien  et  Théodose.  Tant 
qu'ils  ont  régné,  on  a  cru  le  mauvais  sort  de  l'empire  conjuré,  et 
il  a  semblé  que  la  décadence  s'était  arrêtée.  On  se  trompait;  la 
prospérité  n'était  qu'à  la  surface,  le  mal  poursuivait  son  œuvre  en 
dessous;  à  leur  mort,  l'empire,  qui  s'était  cru  sauvé,  se  retrouvait 
plus  malade  qu'auparavant,  si  bien  qu'après  le  plus  glorieux  de 
tous  ces  règnes,  celui  de  Théodose,  il  était  tout  à  fait  perdu.  Quelle 
pouvait  être  cette  cause  intérieure  de  ruine,  à  laquelle  rien  n'a 
résisté,  qui  paralysait  l'effet  de  grandes  victoires,  qui  rendait  inu- 
tiles les  efforts  des  princes,  l'habileté  des  administrateurs,  le  talent 
des  généraux?  Je  ne  me  charge  pas  de  la  découvrir.  Les  païens 
l'appelaient  le  Destin  et  les  chrétiens  la  Providence  ;  mais  comme 
le  Destin  n'a  dit  son  secret  à  personne,  et  que  nous  ignorons  les 
desseins  de  Dieu  sur  le  monde,  parler  du  Destin  et  de  la  Provi- 
dence, c'est,  en  termes  plus  convenables,  avouer  qu'on  ne  sait 
rien. 

Si  cette  cause  première  nous  échappe,  elle  agit  par  des  causes 
secondes,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  elle  se  révèle  par  des  symptômes 
qu'on  peut  saisir.  Nous  venons  de  les  indiquer  rapidement;  on  a 
vu  qu'ils  sont  tous  fort  anciens  et  qu'il  n'y  en  a  aucun  qui  appa- 
raisse pour  la  première  fois  au  moment  de  la  victoire  du  christia- 
nisme. La  conséquence  qu'on  en  peut  tirer,  c'est  qu'elle  n'a  pas 
causé  à  Tempire  une  secousse  assez  forte  pour  qu'il  en  ait  sérieu- 
sement souffert.  Il  est  probable  que  le  changement  a  été  moins 
complet  qu'on  ne  l'imagine;  comme  l'Église  avait  fait  depuis  long- 
temps des  concessions  importantes  aux  lois  et  aux  usages  de  la 
société  dont  elle  allait  prendre  la  direction,  la  transition  d'un  ré- 
gime à  l'autre  s'est  accomplie  sans  trop  de  violence. 

Ainsi  l'empire  a  péri  de  maladies  qui  remontaient  plus  haut  que 
le  chi'istianisme  ;  on  peut  donc  affirmer  qu'il  n'est  pas  la  cause 
directe  de  sa  ruine.  Mais  ce  qui  n'est  pas  moins  sûr,  c'est  qu'il  a 
été  impuissant  à  l'arrêter.  L'a-t-il  retardée  ou  rendue  plus  rapide, 
c'est  une  question  qu'on  peut  débattre.  Dans  tous  les  cas,  l'empire 
était  si  profondément  atteint  que,  sous  quelque  régime  religieux 
ou  pohtique  qu'on  l'eût  fait  vivre,  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu  plus 
tard,  sa  fin  était  inévitable. 


G.  BoissiER. 


LA     RÉPUBLIOUE 


ET 


LES    CONSERVATEURS 


La  France  a  traversé  une  crise  où  les  républicains  ont  craint  de 
voir  la  république  succomber.  Et  voilà  que  le  pays  semble  con- 
damné à  rester  en  proie  aux  mêmes  passions,  aux  mêmes  divisions, 
aux  mêmes  luttes  stériles.  M'y  a-t-il  donc  rien  de  changé  dans  l'hu- 
meur et  le  tempérament  des  partis?  Allons-nous  simplement  assister 
à  la  reprise  de  la  pièce  bruyante  et  monotone  qui  se  joue,  depuis 
quelque  douze  ans,  sur  la  scène  parlementaire?  A-t-on  déjà  oublié 
que  le  public  en  est  las?  Pendant  quelques  semaines,  on  a  craint 
que  sa  colère  ne  s'en  prît  aux  acteurs  et  ne  fermât  le  théâtre.  Après 
une  clôture  de  plusieurs  mois,  voici  la  salle  rouverte;  la  troupe  est 
en  partie  renouvelée  ;  va-t-elle  s'en  tenir  à  son  ancien  répertoire 
et  nous  redonner,  pendant  quatre  ans,  la  fastidieuse  et  indécente 
comédie  tant  sifflée  naguère? 

Qu'y  a-t-il,  encore  une  fois,  de  changé  dans  la  situation  ou 
l'orientation  des  partis?  Qu'avons-nous  à  espérer  de  la  majorité,  et 
que  peut-on  attendre  de  la  minorité  ?  Toutes  deux  ont  leur  part 
à  prendre  de  la  leçon  infligée  au  parlement  par  le  pays.  Nous  vou- 
drions examiner  ici  quelle  attitude  convient  à  la  droite  dans  la  nou- 
velle chambre,  et  ce  que  la  république  est  en  droit  de  demander 
des  conservateurs. 


86  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


I. 


Le  vice  de  notre  situation  politique,  selon  beaucoup  de  bons 
esprits,  c'est  que,  en  face  d'une  majorité  intolérante  et  tyrannique, 
il  ne  se  rencontre  qu'une  opposition  inconstitutionnelle.  Par  cela 
seul,  l'opposition  s'est  enlevé  toute  prise  sur  le  pays,  toute  action 
sur  le  gouvernement.  Antirépublicaine,  la  république  la  condamne 
à  l'impuissance.  Le  pays,  efïrayé  de  tout  ce  qui  lui  semble  une  ré- 
volution, se  défie  d'une  droite  dont  il  appréhende  une  révolution. 
Les  conservateurs  attitrés  ont  ainsi,  contre  eux,  l'instinct  conser- 
vateur des  masses.  D'autre  part,  la  majorité,  retranchée  dans  le 
pouvoir  comme  dans  une  forteresse,  se  réjouit  d'être  en  droit  d'ex- 
clure la  minorité.  Elle  traite  les  opposans  en  rebelles,  avec  lesquels 
toute  transaction  est  trahison.  Elle  se  vante  de  représenter  seule 
l'ordre  légal,  et  la  république  se  confond  avec  un  parti  qui,  sous 
prétexte  de  la  défendre,  se  croit  tout  permis.  Entre  cette  gauche 
et  cette  droite,  irréconciliables  par  leur  principe  et  presque  égale- 
ment intransigeantes,  les  hommes  modérés,  les  rares  politiques 
moins  soucieux  des  intérêts  de  partis  que  des  intérêts  du  pays,  se 
trouvent  isolés  et  comme  perdus.  Or,  l'effacement  des  modérés  au 
profit  des  violens  est  le  pire  mal  qui  puisse  frapper  un  pays  libre. 

A  ce  mal,  quel  remède? 

Il  en  est  un  fort  simple  en  apparence  ;  le  premier  docteur  appelé 
en  consultation  le  recommandera.  Voulez-vous  reprendre,  dans  le 
pays  et  dans  la  chambre,  une  influence  légitime?  dit-on  aux  con- 
servateurs, placez-vous  sur  le  terrain  constitutionnel.  Venez  à  la 
république,  jetez  la  violette  impériale  ou  la  rose  de  France,  laissez 
là  l'aigle  ou  les  fleurs  de  lis,  emblèmes  surannés,  pour  le  R.  F., 
seules  armes  de  la  France  nouvelle.  Donnez  à  la  république  une 
droite  républicaine  :  opposition  aujourd'hui,  vous  pourrez  être  le 
pouvoir  demain.  Vos  adversaires  se  veiTont  contraints  de  compter 
avec  vous,  et,  en  attendant  que  vous  puissiez  gouverner  vous- 
mêmes,  vous  permettiez  la  formation  de  ministères  modérés  qui 
gouverneront  avec  vous. 

L'avis  est  excellent;  par  malheur,  il  est  de  ces  conseils  moins 
aisés  à  suivre  qu'à  donner.  Les  partis  sont  des  corps  d'armée  sur 
le  champ  de  bataille,  et  il  est  toujours  périlleux  de  changer  de  co- 
carde ou  de  drapeau  au  milieu  du  combat  :  on  risque  de  jeter  la 
confusion  parmi  ses  troupes,  de  n'être  plus  reconnu  de  ses  soldats 
Gu  d'être  abandonné  d'une  partie  de  ses  bataillons. 

Certes,  il  serait  à  désirer  que  les  partis  eussent  un  teiTain  com- 
mun. Le  jour  viendra,  Dieu  nous  garde  d'en  désespérer!  où,  dans 


LA    RÉPUBLIQUE  ET   LES   CONSERVATEURS.  87 

le  parlement  comme  dans  la  nation,  nul  ne  songera  à  gratter  les 
éphémères  écussons  du  frontispice  de  nos  monumons  publics.  Ce 
sera  peut-éti-e  pour  le  xx^  siècle  ;  encore  n'en  sommes-nous  point 
certains,  ^lais  aujourd'hui,  en  1890,  au  lendemain  du  centenaire 
de  1789,  ce  yœu  de  tout  bon  patriote  a  quelque  chose  d'ingénu.  Il 
a  contre  lui  l'iiistoire,  l'expérience  des  cent  dernières  années,  le 
tempérament  de  la  France.  Nous  sommes  encore  trop  près  de  la 
révolution,  et  nous  ne  sommes  pas  assez  sûrs  d'en  être  sortis.  Dans 
les  îles  Yolcaniques,  où  chaque  génération  a  vu  des  tremblemens 
de  terre  tout  renverser,  on  a  peine  à  croh'e  à  la  dui'ée  d'une  mai- 
son^ si  solide  semble-t-elle.  Voici  un  siècle  que  la  France  n'a  peut- 
être  pas  connu  une  heure  où  la  légalité  du  jour  fût  acceptée  de  tous 
les  Français,  comme  une  loi  définitive.  Les  révolutions  ont  enlevé 
la  loi.  Ce  que  n'a  pu  imposer  le  génie  de  Napoléon,  au  lendemain 
d'Austerlitz  et  d'Iéna;  ce  que  les  cinq  du  Corps  législatif  refusaient 
aux  huit  millions  de  sufï'rages  du  second  empire,  après  Malakof  et 
Magenta;  ce  que,  de  1815  à  18/i8,  les  républicains  ont  obstinément 
dénié  à  la  monarcMe,  dont  les  ministres  s'appelaient  Richelieu,  Yil- 
lèle,  Guizot,  Thiers,  comment  s'étonner  si  la  répubhque  a  de  la 
peine  à  l'obtenir  au  sortir  d'une  mêlée  où  elle  a  faiUi  tomber  aux 
pieds  d'un  général,  qui  tenait  plus  d'un  Arabi  que  d'un  Bonaparte? 
Après  tout,  cette  adhésion  unanime  de  la  nation,  qu'a  fait  la  ré- 
publique pour  la  conquérir?  Elle  a  remporté  des  victoires  électo- 
rales ;  cela  ne  suffit  point.  Pour  fonder  un  gouvernement,  c'est  peu 
de  vaincre  le  parti  adverse;  le  difhcile,  c'est  de  le  gagner.  Si  les 
conservateurs  font  encore  grise  mine  à  la  république,  n'est-ce  pas 
que  la  république  n'a  pas  su  les  attirer?  11  est  malaisé  de  se  la 
représenter  comme  une  mère  aux  bras  ouverts,  criant  à  tous  les 
Français  :  «  Venez  à  moi,  vous  tous  qui  êtes  également  mes  fils; 
il  y  a  place,  pour  tous,  sur  mon  sein  maternel.  )>  En  vérité,  tel  n'a 
été  ni  l'attitude,  ni  le  langage  de  la  république,  depuis  que  gouver- 
nent les  républicains.  Gomment  s'est-elle  présentée  aux  conserva- 
teurs? Est-ce  en  amie  ou  en  pacificatrice,  le  sourire  aux  lèvres,  le 
rameau  d'olivier  à  la  main?  Non,  c'est  en  virago  irritée,  la  menace 
à  la  bouche,  le  casque  ou  le  bonnet  rouge  sur  la  tête,  la  pique  ou 
la  hache  à  la  main.  Comment  s'est-elle  présentée  aux  cathohques? 
Est-ce  en  protectrice  de  la  foi,  ou  en  défenseur  de  la  liberté  reli- 
gieuse? Non,  c'est  en  libre-penseuse  mihtante,  en  missionnaire 
voltairienne  ou  positiviste,  le  triangle  maçonnique  au  cou,  des  ca- 
téchismes laïques  sous  le  bras,  un  fouet  dans  une  main,  un  trous- 
seau de  fausses  clés  dans  l'autre,  pour  chasser  les  sœurs  et  délo- 
ger les  moines.  Avec  de  telles  façons,  c'eût  été  merv^eille  si  elle 
n'eût  efiarouché  les  conservateurs,  race  timorée,  gens  à  préjugés, 


88  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

déjà  mis  en  défiance  contre  elle  par  leur  éducation  ou  leurs  souve- 
nirs. On  s'est  plu  à  changer  leur  répugnance  en  aversion.  Aujour- 
d'hui, quelques-uns  cherchent  à  les  rassurer;  on  leur  dit  de  ne  pas 
prendre  peur,  on  leur  jure  qu'on  ne  leur  veut  pas  de  mal  ;  mais  ils 
se  méfient,  et  il  faut  autre  chose  que  des  paroles  ou  des  risettes 
pour  les  faire  revenir  de  leurs  préventions. 

Et,  aujourd'hui  même,  que  fait,  pour  cela,  le  parti  au  pouvoir  ?  De 
tous  les  gouvernemens  qu'a  connus  la  France,  aucun  n'a  moins 
travaillé  à  rallier  l'opposition.  Comparez  à  la  troisième  république 
le  consulat,  la  restauration,  la  monarchie  de  juillet,  le  second  em- 
pire. Sous  ces  gouvernemens  si  divers,  que  d'avances  de  toutes 
sortes,  à  maintes  reprises,  aux  hommes,  aux  familles,  aux  groupes 
sociaux  attachés  aux  régimes  antérieurs!  Notre  pauvre  pays,  si 
souvent  déchiré  de  ses  propres  mains,  a  un  grand  modèle  en  ce 
genre  :  la  politique  d'Henri  IV  au  sortir  des  guerres  de  religion. 
Il  s'est  trouvé  des  républicains  pour  la  recommander  à  leurs  amis  ; 
la  république  semble,  depuis  M.  Thiers,  en  avoir  pris  le  contre- 
pied. 

Sous  ce  rapport,  il  faut  bien  le  dire,  la  république  a  un  désavan- 
tage vis-à-vis  de  la  monarchie,  car  nous  avons  beau  être  en  répu- 
blique, —  pour  toujours  peut-être,  —  il  ne  s'ensuit  nullement  que 
la  république  soit,  de  tout  point,  supérieure  à  la  monarchie.  Dans 
une  monarchie,  il  y  a  un  souverain,  il  y  a  une  dynastie,  personnel- 
lement intéressés  à  ramener  les  dissidens.  Rien  de  pareil  dans  une 
république  :  au  centre  du  pouvoir,  pas  d'aimant  qui  attire  par  fonc- 
tion. Un  président  temporaire  n'y  a  pas  le  même  intérêt  qu'un 
souverain  héréditaire  ;  en  eùt-il  la  velléité,  il  n'a  ni  le  même  ascen- 
dant, ni  la  même  indépendance.  Un  président  n'est  pas  libre  de 
ses  sourires.  En  république,  rien  au-dessus  des  partis  ;  à  la  poli- 
tique de  séduction  et  d'attraction  tend  à  se  substituer  la  politique 
d'exclusion.  Gela  est  surtout  vrai  lorsque  le  parti  au  gouvernement 
s'est  fait  du  nom  de  républicain  un  monopole.  Heureux  de  con- 
fondre ses  intérêts  de  parti  avec  l'intérêt  de  la  république,  il  se 
plaît  à  traiter  ses  adversaires  comme  des  ennemis  publics. 

La  politique,  aujourd'hui,  —  la  pohtique  républicaine  surtout,  — 
est  essentiellement  réaliste  :  pour  elle,  la  grande  affaire,  c'est  le 
partage  du  pouvoir  et  des  places.  On  l'a  dit  souvent  ;  mais,  pour 
être  triviale,  la  métaphore  n'en  est  pas  moins  juste  :  la  politique 
est  une  salle  à  manger,  le  pouvoir  est  un  banquet,  le  budget,  le 
festin.  Les  convives  attablés  ne  tiennent  pas  à  se  serrer  pour  faire 
place  à  de  nouveaux  arrivans.  On  admet  volontiers,  dans  la  salle, 
les  petits,  les  humbles,  ceux  qui  se  contentent  des  miettes  de  la 
table;  les  autres,  non.  Gela  est  particulièrement  sensible  en  pro- 


L^.   RÉPUBLIQUE   ET    LES    CONSERVATEURS.  89 

vince,  où  l'on  vous  réclame  vos  titres  de  républicain,  de  même 
que,  aux  solliciteurs  d'emplois,  on  demande  leurs  diplômes  et  certi- 
ficats. Comme  autrefois  celui  de  gentilhomme,  le  nom  de  républi- 
cain est  une  qualité  qui  confère  des  droits  et  privilèges;  on  ne 
tient  pas  à  la  reconnaître  à  tout  le  monde. 

Ce  grossier  matérialisme  politique  n'est  pas  l'unique  raison  des 
défiances  intéressées  et  du  mauvais  vouloir  témoignés,  par  la  plu- 
part des  républicains,  aux  conservateurs  enclins  à  se  rallier  à  la 
république.  A  côté  des  affaristes,  comme  disent  nos  voisins  d'Italie, 
il  y  a,  pour  son  honneur,  dans  le  parti  républicain  (et  parfois  tous 
deux  s'entremêlent  bizarrement  dans  le  même  homme),  des  idéa- 
listes. Pour  eux,  la  république  n'est  pas  seulement  la  nourrice  aux 
mamelles  pleines,  mais  la  déesse  au  front  étoile  qui  doit  transfi- 
gurer la  France  et  l'humanité.  Ils  lui  rendent  un  culte  dont  ils  sont 
les  prêtres  ;  ils  appellent  les  peuples  à  la  venir  adorer  ;  mais  ils  ne 
laissent  approcher  que  les  croyans,  ceux  qui  acceptent  leur  credo; 
ils  écartent  du  temple,  avec  un  soin  jaloux,  les  profanes,  les  tièdes, 
les  mécréans  suspects  d'hétérodoxie.  Ils  tiennent  à  maintenir  la 
pureté  de  la  doctrine.  Lors  de  la  mort  de  M.  le  comte  de  Cham- 
bord,  la  république  eût  pu,  sans  trop  de  peine,  rallier  nombre  de 
légitimistes  ;  ainsi  dans  le  clergé  et  parmi  les  familles  avant  tout  ca- 
tholiques. J'ai  vu  des  républicains  s'en  inquiéter.  —  La  république, 
écrivait  un  journal  opportuniste  de  mon  département,  court  un 
grave  danger;  elle  risque  de  voir  les  cléricaux  et  les  royalistes,  dé- 
fians  de  l'orléanisme,  venir  à  elle  pour  chercher  à  l'attirer  à  eux. 
Quel  malheur  pour  l'humanité,  si  notre  belle  république  devait 
jamais  tomber  aux  mains  des  obscurantistes!  Mieux  vaut  mille  fois 
avoir  ces  gens-là  pour  ennemis  que  pour  alliés.  —  Si  peu  de  républi- 
cains sont  assez  ingénus,  ou  se  connaissent  assez,  pour  se  confesser 
aussi  franchement,  beaucoup,  à  leur  insu,  raisonnent  à  peu  près  de 
même.  Pour  eux,  la  répubhque  n'est  pas  un  gouvernement  comme 
un  autre.  Elle  a  une  mission  qu'elle  ne  saurait  renier,  et  qui  em- 
brasse le  spirituel,  non  moins  que  le  temporel.  C'est  une  religion; 
pour  y  être  admis,  il  faut  en  professer  le  dogme.  Il  n'est  pas  bon 
de  laisser  franchir  la  porte  à  des  néophytes  qui  n'ont  pas  la  foi,  et 
qui  ne  veulent  pénétrer  dans  le  sanctuaire  que  pour  en  changer 
les  dieux. 

Cette  mission  de  la  république,  on  la  connaît  de  reste.  Elle  con- 
siste à  refaire  l'intelligence  et  l'âme  même  de  la  France,  grande  et 
haute  tâche  que  nous  ne  voudrions  ni  railler,  ni  rabaisser.  C'est, 
sous  une  forme  inverse,  le  vieux  et  noble  rêve  des  théocraties, 
qui,  elles  aussi,  ont  prétendu  pétrir  à  leur  gré  l'âme  des  peuples. 
Qu'un  pareil  songe  hante  des   esprits   jeunes,  hardis,  épris  de 


90  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

vagues  formules  de  progrès  et  impatiens  de  toutes  les  entraves 
que  la  tradition  semble  attacher  aux  pieds  de  l'humanité,  je 
le  comprends.  Mais,  quelque  élevée  qu'elle  lui  paraisse,  et  quelque 
opinion  qu'en  ait  l'histoire,  cette  mission,  dont  la  répubUque  se 
lait  honneur,  semble  peu  rassurante  aux  esprits  timides,  routi- 
niers, bornés  si  l'on  veut,  aux  braves  gens  inquiets  des  nouveautés 
ou  des  changemens  trop  brusques.  Elle  irrite  ou  effraie  les  bonnes 
âmes  qui  se  refusent  à  rejeter  toutes  les  idées  traditionnelles,  qui 
croient  à  l'utilité  de  ce  qu'un  philosophe  historien  appelle  le  pré- 
jugé héréditaire,  qui  s'imaginent  que  Dieu  et  le  divin  doivent  en- 
core garder  une  place  dans  la  famille  et  dans  la  cité  humaine  ;  tous 
ces  esprits  terre  à  terre,  qui  doutent  de  l'efficacité  d'une  morale 
sans  sanction;  qui  se  figurent  que,  pour  l'éducation,  l'enseigne- 
ment civique  ne  vaut  pas  le  catéchisme,  et  que  la  reUgion  a  du  bon, 
ne  fût-ce  que  pour  les  enfans  et  pour  les  femmes.  Ces  vieilles  idées, 
tous  ces  préjugés  bourgeois  ou  ruraux,  la  répubUque  s'est  fait 
gloire  de  les  heurter  de  front.  Gomment  les  conservateurs  n'en  au- 
raient-ils pas  été  choqués?  Pour  beaucoup  d'entre  eux,  la  répu- 
blique était  une  personne  de  mauvaise  éducation;  au  lieu  de 
chercher,  par  sa  conduite,  à  les  faire  revenir  sur  son  compte,  elle 
s'est  plu  à  les  scandaliser  et  à  leur  faire  peur.  Ce  n'était  pas  le 
moven  de  les  £?aQ;ner. 

Est-ce  seulement  dans  leurs  préjugés,  dans  leurs  habitudes  ou 
leurs  croyances  que  les  conservateurs  ont  été  troublés  et  blessés? 
Non,  c'est  tout  autant  dans  leurs  intérêts.  Qu'entend-on  par  con- 
servateurs, si  ce  n'est,  d'abord,  ce  qu'on  nomme,  non  sans  quelque 
ironie,  les  classes  dirigeantes?  Or  ces  classes, naguère  dirigeantes, 
la  république  semble  avoir  pris  à  tâche  de  ruiner  leur  influence 
au  prolit  des  nouvelles  couches  saluées  par  Gambetta.  La  loi  sco- 
laire, la  loi  municipale,  la  loi  militaire,  ont  été  autant  de  coups  por- 
tés contre  elles  ;  dira-t-on  qu'elles  n'ont  pas  toujours  été  visées, 
elles  n'en  ont  pas  moins  été  touchées.  Dans  les  campagnes,  dans 
les  bourgs,  dans  les  petites  villes,  on  s'est  apphqué  à  diminuer 
l'ascendant  des  propriétaires,  des  bourgeois,  des  notables  de  toute 
sorte,  aussi  bien  que  l'autorité  du  curé.  On  a  cherché  à  faire  le 
vide  autour  d'eux,  à  les  isoler  de  leur  ancienne  clientèle,  à  les 
rendre  impuissans.  Dans  une  commune  voisine  de  la  mienne,  une 
veuve  possédait  une  source  que  la  commune  désirait  acquérir.  La 
veuve  consentait  à  céder  sa  source  moyennant  indemnité.  Un  doc- 
teur opportuniste,  soutenu  par  la  préfecture,  persuada  au  conseil 
municipal  de  s'en  emparer  sans  bourse  délier,  en  pratiquant  des 
tranchées  autour  du  champ  de  la  veuve,  de  façon  à  capter  les 
eaux  et  à  intercepter  la  source.  C'est  à  peu  près  ainsi  qu'on  pro- 


LA    r.ÉPUBLTQUE    ET   LES    CONSERVATEURS.  91 

cède  avec  les  influences  conservatrices  ;  on  bouleverse  le  sol  aiitoiip 
d'elles,  on  retourne  les  terrains  d'où  elles  jaillissent,  on  s'eflbrce  de 
couper  les  canaux  et  de  tarir  les  sources  qui  les  alimentent. 

11  restait  en  France,  dans  les  communes,  une  représentation  des 
intérêts;  la  loi  municipale  a  supprimé  l'adjonction  des  plus  impo- 
sées. 11  en  résulte  que  les  centimes  additionnels,  et  Dieu  sait  quelle 
en  a  été  la  progression!  sont  souvent  votes  par  ceux  qui  ne  les 
paient  point.  Heureusement  pour  le  pays,  les  maires  sont  encore 
élus  par  les  conseils  municipaux;  la  majorité  républicaine,  tout  en 
en  manifestant  parlois  son  humeur,  n'a  pas  osé  dépouiller  les  com- 
munes du  droit  dont  les  avait  investies  une  majorité  conservatrice. 
Si  les  influences  sociales  n'ont  pu  être  entièrement  bannies  de  la 
mairie,  on  leur  a  fermé  hermétiquement  l'école.  C'est  contre  elles 
et  à  dessein  qu'a  été  dressé  le  mur  élevé  par  la  loi  entre  l'école  et 
la  mairie,  vainement  réunies  sous  le  même  toit.  La  laïcisation  même 
des  écoles  n'a  pas  seulement  touché  les  conservateurs  dans  leurs 
convictions  religieuses,  elle  les  a  durement  et  doublement  frappés 
dans  leurs  intérêts  matériels.  La  bourse  n'a  pas  été  moins  atteinte 
que  la  conscience.  A  côté  des  écoles  publiques  reconstruites  à 
grands  frais  avec  leur  argent,  les  familles  riches  ou  aisées  ont 
dii  souvent  ouvrir  des  écoles  li]3res  entretenues  uniquement  par 
leur  générosité.  Aux  contributions  du  percepteur,  il  leur  a  fallu 
ajouter  le  denier  des  frères  ou  des  sœurs.  De  pareils  efïorts  coû- 
tent et  disposent  mal  pour  qui  les  impose.  Aux  charges  pécuniaires 
et  aux  froissemens  de  la  conscience,  la  loi  scolaire  a  ajouté  les  tra- 
casseries. Dans  les  départemens  où  l'on  prétend  observer  les  pres- 
criptions de  la  loi,  le  cultivateur  ne  peut,  au  printemps,  disposer 
librement  des  bras  de  ses  enfans  ;  il  lui  faut  l'autorisation  des  com- 
missions scolaires  ;  et  le  propriétaire  le  plus  lettré  est  tenu  de  faire 
passer,  à  ses  filles,  un  examen  devant  une  ignorante  commission  de 
pédans  de  village.  Est-ce  la  peine  de  mentionner  ici  la  suppression 
du  volontariat?  quels  qu'en  soient  les  résultats,  le  service  de  trois 
ans,  tel  qu'il  a  été  établi,  va  encore  blesser  des  intérêts  et  attiser 
des  mécontentemens. 

Que  si,  à  ces  charges  et  à  ces  vexations,  on  ajoute  celles  dont  la 
république  leur  a  fait  la  menace  :  l'impôt  sur  le  revenu,  par 
exemple,  ou  l'hnpôt  progressif,  ou  encore  la  suppression  du  bud- 
get des  cultes  qui  ferait  retomber  l'entretien  des  égUses  sur  les 
propriétaires,  on  sentira  que,  dans  leur  opposition,  les  conserva- 
teurs ne  luttaient  pas  seulement  j^ro  aris,  comme  disait  notre  Con- 
ciones,  mais  aussi  pro  (ocis,  pour  leur  fortune,  pour  leur  rang  dans 
la  société,  pour  leur  famille,  pour  leurs  enfans;  c'était  bien  là, pour 
eux,  le  struggle  forlife.  Mais,  en  combattant  la  politique  de  la  gauche, 


92  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pourquoi,  dira-t-on,  s'en  prendre  à  la  république?  On  oublie  que 
le  parti  républicain  a  toujours  été  le  premier  à  s'identifier  avec  la 
république,  appelant  imprudemment  sur  elle  les  coups  qu'il  eût 
dû  en  détourner.  Dans  une  monarchie,  il  est  de  tradition  de  ne 
pas  découvrir  le  roi;  dans  la  république,  c'est  le  contraire  :  minis- 
tres, députés,  préfets,  candidats,  à  chaque  bataille  électorale,  les 
républicains,  loin  de  chercher  à  élever  la  république  au-dessus 
des  combattans,  s'abritent  systématiquement  derrière  elle,  s'en 
couvrant  comme  d'un  bouclier,  sans  se  soucier  d'en  faire  la  cible 
des  traits  de  l'ennemi. 

Et  pourquoi  se  seraient-ils  gênés?  ils  comptaient  sur  ce  mot  de 
république  pour  faire  tout  accepter  du  pays.  Au  lieu  de  faire  des 
lois  pour  consolider  la  république  en  lui  ramenant  les  hésitans,  ils 
se  servaient  de  son  nom  pour  faire  passer  les  lois  que  leur  intolé- 
rance prétendait  infliger  au  pays.  Que  leur  importait  d'entretenir  la 
défiance  d'une  moitié  de  la  nation?  Ils  se  croyaient  assez  forts  pour 
n'en  avoir  rien  à  redouter:  —  «Nous  pouvons  tout  nous  permettre, 
sauf  une  chose  :  la  guerre,  »  disait,  devant  moi,  il  n'y  a  que  trois 
ans,  un  ministre  de  la  république,  et  non  l'un  des  derniers  pour 
l'intelligence.  Et  il  semblait  avoir  raison.  La  république  n'était  guère 
moins  omnipotente  que  Louis  XIV,  quand  il  entrait  au  parlement  un 
fouet  de  chasse  à  la  main.  Les  républicains  pouvaient  tout  se  pas- 
ser, au  nom  de  la  république;  mieux  que  celle  de  Richelieu,  sa  robe 
rouge  couvrait  tout.  Le  pays  a  cependant  fini  par  trouver  qu'ils  s'en 
passaient  trop.  Il  le  leur  a  fait  entendre  à  sa  manière.  Qu'y  a-t-il 
de  changé,  depuis  deux  ans?  Une  seule  chose,  c'est  que,  aujour- 
d'hui, chacun  sent  que  la  république  ne  saurait  tout  se  permettre. 
Et  encore,  la  moitié  de  la  gauche  semble  déjà  en  train  de  l'oublier. 

II. 

Dans  les  fautes  des  douze  dernières  années,  quelle  part  revient 
à  la  droite?  On  a, presque  toujours, une  part  dans  les  fautes  de  ses 
adversaires.  Doit -on,  pour  cela,  rendre  les  conservateurs  responsa- 
bles d'une  politique  qu'ils  n'ont  cessé  de  combattre?  Non,  on  n'est 
pas  forcément  coupable  de  ce  qu'on  n'a  pas  su  empêcher.  Mais, 
aux  yeux  de  plus  d'un  spectateur,  les  erreurs  de  la  majorité  ont 
été,  en  partie,  provoquées  par  la  minorité,  par  ses  menaces  sarcas- 
tiques,  par  ses  interruptions  énervantes,  par  son  opposition  inces- 
sante, par  sa  joie  de  faire  pièce  au  gouvernement,  par  son  ardeur 
à  jeter  bas  les  ministères.  Dans  les  dernières  législatures,  dans  la 
dernière  surtout,  les  conservateurs  auraient  mauvaise  grâce  à  sou- 
tenir que  la  droite  de  la  chambre  s'est  toujours  montrée  calme, 


LA   RÉPUBLIQUE   ET    LES    CONSERVATEURS.  93 

digne,  habile  ou  prudente.  Pour  le  sentir,  il  n'y  a  qu'à  comparer 
la  droite  de  la  chambre  à  celle  du  sénat.  Ce  qui  a  manqué  à  la 
première,  ce  sont  des  chefs  expérimentés  et  écoutés,  sachant  main- 
tenir la  discipline  parmi  leurs  troupes,  ne  pas  les  user  en  d'inutiles 
escarmouches  et  ne  les  engager  que  sur  un  terrain  bien  choisi.  Dans 
l'atmosphère  surchaufïee  de  la  mêlée  parlementaire,  en  face  d'adver- 
saires sans  scrupule  et  sans  courtoisie,  il  eût  du  reste  fallu  aux  conser- 
vateurs, pour  ne  pas  se  laisser  emporter  par  l'élan  de  la  lutte,  un  sang 
moins  bouillant  que  le  sang  français.  Si  la  droite  a  eu  quelque  part  aux 
fautes  de  la  gauche,  celle-ci  en  a  eu  peut-êtro  davantage  aux  fautes 
de  la  droite.  Nous  voyons  ce  qu'avaient  d'irritant  l'attitude  delà  droite 
et  ses  bruyans  défis  à  la  majorité  ;  mais  quoi  de  plus  provocant 
que  les  procédés  de  ces  majorités  élues  à  grand  renfort  de  circu- 
laires ministérielles,  et  débutant,  à  chaque  législature, par  décimer 
leurs  adversaires  à  l'aide  d'invalidations  encore  plus  cyniques 
qu'iniques;  les  excluant  régulièrement  de  toutes  les  grandes  com- 
missions et  repoussant  systématiquement  tous  leurs  amendcmens, 
alors  que,  pour  leur  fermer  la  bouche,  elles  ne  leur  appliquaient  pas 
le  bâillon  d'un  vote  de  clôture?  De  bonne  foi,  qu'est-on  en  droit 
d'attendre  d'une  minorité  ainsi  traitée  ?  et  ne  pourrait-on  pas  dire 
que  les  majorités,  comme  les  gouvernemens,  ont  l'opposition  qu'elles 
méritent  ? 

Rendons  justice  à  chacun  :  si  puérils  parfois  qu'aient  pu  nous 
sembler  ses  procédés  d'opposition,  force  est  bien  de  reconnaître 
que  la  droite  a,  le  plus  souvent,  défendu  les  véritables  intérêts  du 
pays  :  intérêts  de  la  fortune  pubhque  et  privée,  intérêts  de  l'en- 
fance, intérêts  de  la  terre,  intérêts  de  l'armée.  Prenons  les  douze 
années  de  règne  du  parti  républicain;  la  droite  s'est  opposée  à 
toutes  les  folies  et  à  presque  toutes  les  fautes.  Elle  a  défendu  le  capital 
moral  et  matériel  de  la  France  contre  les  chimères  des  songe-creux 
et  contre  la  cupidité  des  rapaces.  Elle  a  combattu  l'augmentation 
incessante  du  fonctionnarisme  et  repoussé  les  primes  au  déclasse- 
ment social.  Elle  a  dénoncé  le  mensonge  de  l'équiUbre  budgétaire 
audacieusement  affirmé  par  des  majorités  dissipatrices  ou  com- 
plices. A  l'heure  où  le  pays,  assoupi  par  de  lourds  narcotiques,  était 
pris  de  somnolence,  elle  a  fait  le  chien  de  garde,  aboyant  contre  les 
rôdeurs  nocturnes  qui  tournent  autour  du  budget;  si  plus  d'un  a 
été  mordu,  c'est  de  sa  dent. 

Piappelons-nous  l'œuvre  législative  de  la  gauche,  les  grandes 
lois  dont  elle  est  fière  :  la  réforme  de  la  magistrature,  la  loi  scolaire, 
la  loi  militaire.  Qui  nierait  que  ces  trois  réformes  ont  été  trois  lois 
de  partis?  Les  principes  y  ont  eu  moins  de  part  que  les  passions. 
Des  trois,  pas  une  qui  n'eût  été  meilleure,  ou  moins  mauvaise,  si  la 


9 h  REVTE    DES   DEUX   MONDES. 

majorité  avait  fait  droit  aux  réclamations  de  la  minorité.  Faut-il  re- 
dire ce  qu'a  été  la  loi  sur  la  magistrature?  Cette  parodie  de  réforme, 
les  républicains  indépendans  en  ont  démasqué  l'hypocrisie  (1)  : 
elle  n'a  eu  qu'un  but  et  qu'un  résultat  :  doniier  au  pouvoir  des 
juges  plus  dociles,  et  au  parti  des  places  mieux  rétribuées.  Et  la 
loi  scolaire,  qui  a  établi  la  gratuité  et  la  laïcité  de  l'enseignement 
n'eùt-elle  rien  gagné  à  recevoir  pour  correctifs  quelques  amende- 
mens  de  la  droite?  Le  principe  de  l'obligation,  inattaquable  en  soi, 
ne  pouvait-il  être  entendu  d'une  manière  plus  large  et  appliqué 
d'une  façon  moins  pédante?  En  fait,  dans  la  plupart  des  départe- 
mens,  l'administration  n'a-t-elle  pas  dû  renoncer  à  l'application 
de  la  loi?  Quant  à  la  gratuité  et  à  la  laïcité,  combien  ont-elles  coûté 
à  l'État,  combien  aux  communes?  N'eût-on  pu  y  apporter  d'utiles 
tempéramens,  au  grand  profit  des  finances  publiques,  non  moins 
que  des  libertés  publiques  ?  En  ne  se  lassant  pas  de  réclamer  en 
faveur  du  droit  des  communes,  du  droit  du  père,  du  droit  de  l'en- 
fant, les  conservateurs  peuvent  se  vanter  d'avoir  défendu  les  liber- 
tés communales,  en  même  temps  que  la  liberté  religieuse.  La 
gauche  invoquait  la  Raison,  érigée  en  reine  de  la  république  ;  elle 
l'encensait,  elle  la  déifiait  dans  des  discours  pareils  à  des  hymnes; 
et  la  raison,  hélas  !  était  à  droite.  Aussi,  dans  leur  campagne  pour 
la  liberté  et  l'économie,  les  conservateurs  ont-ils  eu  souvent  pour 
alliés  les  plus  raisonnables,  comme  les  plus  libéraux  des  républi- 
cains, les  J.  Simon,  les  Dufaure,  les  Sav. 

Et  la  loi  militaire  de  1889,  la  droite,  en  la  combattant  ou  en 
s'efiorçant  de  l'amender,  ne  servait-elle  pas  les  intérêts  matériels 
et  intellectuels  du  pays,  en  même  temps  que  ses  intérêts  financiers 
et  militaires?  Là  encore,  de  quel  côté  était  la  raison,  et  de  quel 
côté  la  passion  ?  Et  qui  a  le  mieux  mérité  de  l'intelligence  française? 
qui  a  le  mieux  mérité  de  la  science?' Qu'il  s'agit  des  hautes  écoles, 
du  clergé,  des  missionnaires,  du  commerce,  la  droite  a  eu  la 
gloire  d'être,  presque  seule,  à  soutenir  les  intérêts  supérieurs  de  la 
France,  a  La  république  n'est  pas  obligée  de  faire  des  savans  ;  de 
quel  droit  demander  pour  eux  des  privilèges?  »  s'écriait  Jean  Bon 
Saint-André  en  1793.  Et,  en  1889,  la  majorité  de  la  majorité  répu- 
blicaine, discutant  la  loi  militaire,  répétait  le  mot  de  Jean  Bon  Saint- 
André.  «  La  répubhque  n'a  pas  besoin  de  savans,  n  disait  Coffinhal 
au  tribunal  révolutionnaire,  en  envoyant  Lavoisier  à  l'échafaud.  La 
révolution  avait  décapité  la  science  avec  Lavoisier,  la  poésie  avec 
Ghénier;  la  majorité  de  la  dernière  chambre  semblait  s'être  donné 
pour  mission  de  décapiter  l'intelligence  française.  Si  elle  n'y  a 

(1)  Voyez  la  Réforme  de  la  magistrature,  par  M.  G.  Picot. 


I 


LA    RÉPUBLIQUE   ET   LES    CONSERVATEURS.  95 

point  entièrement  réussi,  si  la  loi  nouvelle  ne  désorganise  pas  da- 
vantage le  pays  et  l'armée,  la  France  le  doit  au  Sénat,  et  aux  conser- 
vateurs. Tous  les  tempéramens  proposés  par  les  hommes  de  science, 
dans  l'une  ou  l'autre  chambre,  par  les  Berthelot  et  les  Mézières,  la 
droite  les  a  votés. 

Il  est  triste  d'être  obligé  de  le  constater  :  si  les  douze  dernières 
années,  si  la  dernière  législature  surtout,  n'ont  pas  entamé  plus 
profondément  la  fortune  et  les  forces  de  la  France,  la  république  le 
doit,  en  grande  partie,  à  l'opposition.  Abandonnée  à  elle-même,  à 
son  enfantine  manie  de  casser  et  de  mettre  en  pièces,  la  majorité 
de  la  majorité  eût  entassé  les  ruines.  Elle  eût  commis  des  fautes  ou 
des  bévues  presque  irréparables.  Nous  l'oublions  trop,  si  le  bud- 
get des  cultes  n'a  pas  été  supprimé,  si  l'ambassade  auprès  du 
Saint-Siège  a  été  maintenue,  nous  le  devons  à  l'opposition.  Dans 
ces  deux  questions,  la  majorité  de  la  majorité  s'est  obstinée  à  refu- 
ser les  crédits  demandés  par  le  gouvernement  de  la  république. 
M.  Flourens  et  M.  Spuller  avaient  beau  lui  parler  le  langage  de  la 
politique,  ils  ne  réussissaient  point  à  lui  persuader  que  la  France 
pût  avoir  quelque  intérêt  à  être  représentée  au  Vatican.  Dès  que  le 
((Cléricalisme»  était  en  jeu, elle  était  sourde  et  aveugle. De  même, 
sans  les  droites,  les  singuliers  projets  financiers  de  M.  Peytra 
risquaient  fort  d'être  adoptés,  et  la  France,  d'être  soumise  aux 
expériences  budgétaires  des  empiriques. 

Les  interpellations  stériles,  les  discussions  vainement  irritantes, 
les  séances  perdues  que  nous  sommes  le  plus  portés  à  reprocher 
à  la  droite,  sommes-nous  sûrs  que  le  pays  en  ait  réellement  pâti? 
La  droite  a  souvent  empêché  la  chambre  d'aboutir.  Eh  !  que  n'a- 
t-elle  su  l'arrêter  plus  souvent!  S'imagine-t-on,  par  exemple,  que  la 
France  et  l'armée  eussent  beaucoup  perdu  à  ce  que  la  loi  militaire 
eût  été  votée  un  an  ou  deux  plus  tard  ?  D'une  chambre  ignorante 
et  violente,  il  est  difficile  de  regretter  que  son  autorité  n'ait  pu 
s'exercer  librement.  Lui  faire  perdre  le  temps,  c'était  l'empêcher  de 
faire  le  mal.  Certes,  théoriquement,  à  Paris,  comme  à  Westminster, 
à  Pest,  à  Madrid,  l'obstruction,  pour  l'appeler  de  son  nom  britan- 
nique, peut  sembler  puérile  à  la  fois  et  coupable  ;  mais,  si  c'est  une 
faute,  on  en  doit  parfois  dire  felix  culpa.  Paralyser  une  majorité 
malfaisante,  l'amuser  par  de  vaines  subtihtés  ou  l'énerver  par  d'in- 
cessantes piqûres,  lui  faire  consumer  en  discours  inutiles  de  trop 
longues  sessions,  ne  pas  lui  donner  le  loisir  de  voter  des  projets 
sortis  de  têtes  incohérentes  ou  incompétentes,  c'est  encore  une 
façon  de  rendre  service  au  pays.  Entre  les  jeux  périlleux  du  cirque, 
les  bouffonneries  des  clowns  ont  l'avantage  d'être  inoffensives.  Un 
des  grands  maux  de  ce  temps,  c'est  l'abus  de  la  législation,  l'excès 


96  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  réglementation.  Il  faut  l'ingénuité  populaire  pour  regarder  un 
parlement  comme  une  machine  d'autant  plus  utile,  qu'elle  produit 
davantage.  L'utilité  du  travail  législatif  dépend  uniquement  de  la 
capacité  de  la  législature.  Il  en  est  des  parlemens  comme  des  sou- 
verains ;  les  meilleurs  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  édictent  le  plus 
de  lois^  et  comme  les  peuples  souhaiteraient  parfois  un  roi  d'Yvetot, 
il  est  des  momens  où  le  pays  s^accommoderait  d'une  chambre  fai- 
néante. On  le  voit  bien  à  sa  satisfaction,  lorsque  le  parlement  entre 
en  vacances.  Ce  que  l'histoire  reprochera  aux  dernières  législatures, 
c'est  bien  moins  ce  qu'elles  n'auront  pas  fait  que  ce  qu'elles  auront 
fait. 

A  l'opposition,  le  reproche  le  plus  sérieux  qu'elle  adressera, 
c'est  son  attitude  dans  les  questions  coloniales.  On  eût  aimé  voir  les 
hommes  qui  se  glorifient  de  s'inspirer  des  grandes  traditions  du 
passé  se  souvenir  des  Richelieu,  des  Colbert,  des  Choiseul,  pour 
aider  la  république  à  reconstituer  le  domaine  colonial  fondé  et 
perdu  par  l'ancienne  France.  Ils  se  sont  honorés,  devant  le  pays,  les 
Freppel  et  les  de  Mun,  ceux  qui,  pour  l'Afrique  ou  l'Asie,  ont  failli 
à  la  tactique  de  l'esprit  de  parti.  Mais,  pour  être  équitable,  il  faut 
se  rappeler  comment  ont  été  engagées,  et  comment  conduites,  nos 
entreprises  coloniales,  à  l'aide  de  quels  expédiens  et  de  quels 
subterfuges.  Il  importe  de  ne  pas  oublier  les  fautes  politiques  et  les 
fautes  militaires,  et  les  vains  conseils  de  nos  diplomates  ou  de  nos 
marins,  de  M.  Bourée  à  l'amiral  Courbet.  Il  faut  se  souvenir  des 
inquiétudes  suscitées  par  le  continent  et  des  jalouses  appréhen- 
sions de  nos  voisins  des  Alpes  ou  de  la  Manche.  Il  est  bon,  aussi,  de 
se  rappeler  que,  si  l'opposition  s'est  fait  du  Tonkinet  de  la  politique 
coloniale  une  arme  de  guerre,  l'exemple  lui  en  a  été  donné  par 
plusieurs  des  ministres,  anciens  ou  actuels,  de  la  république. N'est- 
ce  pas  les  feuilles  de  gauche  qui  ont  inventé  le  sobriquet  de  tonki- 
nois? Entre  nos  entreprises  d'outre-mer,  il  en  est  au  moins  une  qui 
a  eu  la  faveur  de  la  droite,  c'est  Madagascar  ;  et  après  tout,  au 
lieu  d'établir  notre  domination  directe  sur  le  fleuve  Rouge,  peut- 
être  eût-il  mieux  valu  porter  notre  principal  effort  sur  la  grande  île 
africaine.  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  aux  conservateurs  qu'incombe 
la  grande  défaite  de  notre  politique  depuis  Sedan,  la  ruine  de 
l'ascendant  de  la  France  en  Egypte.  Jamais,  même  aux  plus  mau- 
vais jours  de  Louis  XV,  gouvernement  français  n'avait  eu  pareille 
défaillance.  L'œuvre  d'un  siècle  a  été  perdue,  en  quelques  heures 
par  la  pusillanimité  d'une  chambre  d'où  la  droite  avait  été  presque 
entièrement  balayée.  C'est  une  majorité  de  gauche,  soufflée  par 
M.  Clemenceau,  qui  a  décidé  que  la  France  devait  être  évincée  de 
l'Egypte.  Gambetta  lui  avait  parlé  en  politique;  elle  ne  l'a  pas  en- 


'  LA    RÉPUBLIQUE    ET   LES    CONSERVATEURS.  97 

tendu; et, depuis  lors, notre  diplomatie  se  débat  vainement  dans  les 
boues  du  Nil,  où  l'a  innocemment  embourbée  la  plus  forte  majorité 
républicaine  qu'ait  abritée  le  Palais-Bourbon. 

Un  des  côtés  les  plus  défectueux  de  notre  gouvernement,  c'est, 
de  l'aveu  de  tous,  les  fréquentes  crises  de  cabinet.  Cette  instabi- 
lité ministérielle,  nous  sommes  enclins  à  en  rejeter  la  responsabilité 
sur  l'opposition.  N'y  a-t-il  pas,  dans  un  pareil  grief, presque  autant 
de  naïveté  que  de  vérité?  Les  gouvernemens  parlementaires  n'ont 
pas  l'habitude  de  compter  sur  l'opposition  pour  les  faire  \àvre.  En 
votant  contre  les  ministres,  l'opposition  est  dans  son  rôle  ;  le  rem- 
plit-elle trop  bien,  la  faute  en  est  au  système  autant  qu'aux  hommes. 
Sous  le  régime  parlementaire,  c'est  aux  majorités  qu'appartiennent 
les  ministres,  et  c'est  aux  majorités  de  les  soutenir.  On  a  vu,  en 
d'autres  pays,  un  gouvernement  abandonné  par  une  fraction  de  la 
majorité  chercher  à  s'entendre  avec  la  minorité.  Quand  pareil 
spectacle  a-t-il  été  donné  aux  chambres  de  la  république?  A  la  plu- 
part des  républicains,  l'idée  même  en  paraît  criminelle.  Une  fois, 
durant  la  dernière  législature,  il  s'est  lormé  un  ministère  relative- 
ment modéré  qui  semblait  pouvoir  compter,  sinon  sur  le  concours, 
du  moins  sur  la  neutralité  de  la  droite.  Or,  quel  langage  tenait  le 
chef  de  ce  cabinet?  M.  Rouvier  répétait, à  chaque  discussion,  qu'il 
n'entendait  gouverner  qu'avec  des  républicains;  que  le  jour  où, 
dans  la  majorité  ministérielle,  la  gauche  serait  en  minorité,  le  ca- 
binet descendrait  du  pouvoir.  La  droite,  ainsi  officiellement  excom- 
muniée de  la  majorité  gouvernementale,  n'en  a  pas  moins,  durant 
des  mois,  donné  ses  voix  au  cabinet.  Pour  qu'elle  contribuât  à  le 
renverser,  il  a  fallu  la  tourmente  de  la  crise  présidentielle  ;  et,  si 
grave  que  fût  pareille  crise  pour  l'avenir  de  la  république,  les 
hommes  soucieux  de  l'honneur  de  la  France  ne  sauraient  faire  un 
crime  aux  conservateurs  d'avoir  eu,  eux  aussi,  la  main  dans  cette 
exécution  inconstitutionnelle.  A  tout  le  moins,  il  n'y  a,  aujourd'hui, 
à  l'Elysée  que  des  hôtes  dignes  des  respects  de  tous. 

Pour  grands  que  soient  les  inconvéniens  du  peu  de  longévité  des 
ministères,  il  en  est  un  peu  de  l'instabilité  ministérielle  comme  de 
l'obstruction.  Quel  en  est  le  principal  défaut?  D'entraver  l'activité 
gouvernementale,  de  ralentir  le  fonctionnement  de  la  machine  légi- 
férante; mais,  quand  on  songe  aux  projets  de  lois  présentés  par 
les  cabinets  des  dernières  années,  il  est  malaisé  de  regretter  les 
accrocs  du  mécanisme  législatif.  Il  faudrait  quelque  hypocrisie  à 
un  conservateur,  voire  à  un  libéral,  pour  s'indigner  de  ce  que 
M.  Lockroy,  M.  Peytral,  M.  Viette,  M.  Ant.  Proust,  M.  le  général 
Thibaudin,  n'aient  pas  eu  le  loisir  d'achever  leur  œuvre.  Les  crises 
ministérielles  jettent  quelque  trouble  dans  les  administrations  ; 
TOME  xcvra.  —  1890.  7 


98  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

mais  comment  déplorer  la  chute  des  ministres,  quand  ils  ont  pour 
programme  de  désorganiser  les  services  publics?  Les  hommes  qui 
ne  pardonnent  point  à  la  droite  d'avoir  amené  la  chute  du  cabinet 
Rouvier  lui  passent  volontiers  d'avoir  jeté  bas  le  cabinet  Floquet; 
et  cependant,  en  tant  qu'opposition,  le  renversement  du  cabinet 
Floquet  a  peut-être  été  la  plus  grande  faute  de  la  droite  dans  la 
dernière  chambre.  N'eût-elle  écouté  que  ses  intérêts  de  parti,  elle 
n'eût  jamais  appelé  les  opportunistes  et  M.  Gonstans  à  diriger  les 
élections. 

Puisse  l'avenir  ne  pas  trop  ressembler  au  passé;  mais  à  quoi 
bon  les  illusions?  Alors  que  les  différentes  coteries  de  la  majorité 
montrent  si  peu  de  scrupules  à  se  culbuter  les  unes  les  autres, 
comment  s'étonner  que  les  députés  de  droite,  traités  ostensible- 
ment en  ennemis,  décimés  par  les  invahdations,  éconduits  des  bu- 
reaux de  tous  les  ministères,  traqués  dans  leur  département  par 
toute  la  gent  administrative,  cèdent  à  la  tentation  de  rendre  aux  mi- 
nistres les  affronts  ou  les  blessures  qu'ils  reçoivent  de  leurs  préfets? 
Veut-on  que  l'opposition  ait  plus  de  ménagement  pour  le  gouver- 
nement, le  gouvernement  doit  en  avoir  davantage  pour  l'opposi- 
tion. La  parabole  de  l'autre  joue  n'a  jamais  été  de  mise  dans  la  po- 
litique. Pour  un  réaliste,  un  parlement  ne  peut  se  concevoir  que 
de  deux  façons  :  comme  une  salle  d'escrime  où,  devant  le  public,  les 
partis  se  livrent  des  assauts  avec  des  fleurets  parfois  démouchetés  ; 
ou  comme  une  bourse  politique  où  des  courtiers,  plus  ou  moins 
honnêtes,  échangent  des  services  au  comptant  ou  à  terme.  Dans  les 
chambres,  comme  dans  les  chancelleries,  on  pratique  d'habitude  la 
maxime  du  do  ut  des.  D'un  parti  auquel  on  ne  laisse  rien  espérer, 
un  gouvernement  ne  peut  attendre  que  de  l'opposition.  Demandez 
à  M.  de  Bismarck  ce  qu'il  attend  des  progressistes? 

III. 

Nous  avons  connu  un  ministre  qui  ne  craignait  pas  de  témoigner 
quelque  complaisance  aux  députés  de  l'opposition.  C'était  le  général 
Boulanger.  Ainsi  a  commencé  le  rapprochement  entre  la  droite  et  le 
général  qui  a  rayé  les  princes  des  cadres  de  l'armée.  Tel  a  été  le 
point  de  départ  de  la  plus  coupable  erreur  de  la  minorité.  L'alliance, 
ou,  comme  on  dirait  à  Berlin,  le  cartel  de  la  droite  avec  le  boulan- 
gisme  ne  s'est  cependant  pas  conclu  à  la  chambre,  de  propos  déli- 
béré, sur  un  signe  des  chefs  parlementaires  ou  extra-parlemen- 
taires. Le  courant  y  poussait  ;  il  y  avait,  d'une  mer  à  l'autre,  comme 
un  coup  de  vent  dans  ce  sens.  L'impulsion  spontanée  des  élec- 
teurs y  a  peut-être  eu  plus  de  part  que  les  calculs  des  politiques. 


LA   RÉPUBLIQUE   V.T   LES    CONSERVATEURS. 


99 


Le  premier  département  qui  ait  plébiscité  le  général  Boulanger  est 
le  département  de  l'Aisne.  «Or, me  disait,  le  lendemain,  un  député 
de  l'Aisne,  un  républicain,  nous  avons  dans  l'Aisne  trois  groupes; 
aucun  n'a  soutenu  le  général  ;  les  comités,  les  états-majors  étaient 
contre  lui;  les  électeurs  n'en  ont  pas  moins  voté  pour  lui.  »  Cela 
s'est,  plus  ou  moins,  répôté  ailleurs;  les  députés  de  droite  s'en 
sont  énms.  Comme  il  arrive  trop  souvent  en  politique,  les  cheis, 
menacés  d'être  abandonnés  de  leurs  soldats,  se  sont  mis  à  leur 
suite,  pour  rester  à  leur  tête.  Les  impérialistes  ont  commencé,  et 
de  leur  part,  il  n'y  avait  pas  à  se  scandaliser,  le  boulangisme  n'étant 
qu'un  dérivé  du  bonapartisme.  Les  monarchistes  ont  emboîté  le 
pas;  en  se  refusant  à  l'alliance,  ils  auraient  craint  de  se  laisser 
distancer  par  les  impérialistes, et  de  voir  le  mouvement  tourner  au 
profit  de  leurs  rivaux.  Rester  neutre  était  difficile,  ils  inventèrent 
la  marche  parallèle.  La  manœuvre  avait  de  quoi  tenter.  Pour  l'em- 
porter, que  fallait-il  à  la  droite?  Un  appoint  de  voix  aux  élections, 
un  appoint  de  sièges  au  parlement.  Le  boulangisme  allait  le  lui 
lournir.  En  cas  de  victoire,  le  général,  disait-on,  ne  pourrait  se 
séparer  de  ses  alliés  ;  il  n'avait  point  de  parti  derrière  lui  ;  les  con- 
servateurs seraient  toujours  le  gros  de  sa  majorité;  à  tout  le 
moins,  il  serait  toujours  obligé  de  leur  faire  une  place. 

Les  plus  confians  imaginèrent  la  théorie  de  la  trouée.  Pour  les 
monarchistes  qui  rêvaient  avant  tout  une  restauration,  c'était  une 
duperie.  Au  lieu  d'ouvrir  la  brèche  par  où  eût  passé  la  royauté,  le 
général  lui  aurait  barré  la  roule.  Son  avènement  n'eût  été  qu'un 
rajeunissement  de  la  république  ;  il  nous  eût  donné  une  autre  ré- 
publique, un  consul,  un  protecteur,  mais  toujours  une  république. 
Psombre  de  conservateurs  ne  s'y  trompaient  point.  J'en  ai  entendu 
plus  d'un,  en  province  surtout,  le  déclarer  nettement  :  Faute  de  prince 
nous  prenons  le  général  ;  il  nous  promet  une  république  honnête 
et  tolérante;  qu'il  nous  la  donne;  nous  nous  en  contenterons.  Ce 
qu'ils  avaient  refusé  des  mains  de  M.  Thiers,  un  civil,  un  vieillard, 
beaucoup  étaient,  par  lassitude  ou  par  dégoût,  prêts  à  l'accepter 
des  mains  du  général.  En  ce  sens,  le  mouvement  boulangiste,  loin 
d'être,  pour  les  masses  conservatrices,  une  révolte  contre  la  répu- 
blique, était  un  acte  de  résignation  à  la  république.  C'était  une 
protestation,  non  contre  lalorme  du  gouvernement,  mais  contre  les 
procédés  de  gouvernement,  contre  la  vénalité,  contre  le  fanatisme 
antichrétien,  contre  la  dilapidation  des  finances,  contre  l'oppression 
des  meneurs  de  gauche.  Le  général  avait  inscrit  sur  son  fanion  une 
de\dse  que  la  gauche  a  eu  le  tort  de  lui  laisser  :  Bépitblique  ?mtw- 
mile.  Belle  devise  !  un  peu  vague  assurément,  mais  pleine  de  pro- 
messes pour  un  peuple  las  de  la  tyrannie  de  parti.  Le  sentiment 


100  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dominant,  parmi  les  conservateurs  surtout,  était  l'écœurement. 
L'avenir  est  aux  balayeurs,  entendait-on  répéter  ;  il  s'en  présentait 
un  ;  on  lui  croyait  du  nerf;  on  ne  se  demandait  guère  si  le  manche 
du  balai  était  propre.  Le  jour  où  l'on  s'est  convaincu  qu'en  le  tou- 
chant on  se  salissait  les  mains,  le  boulangisme  a  été  battu.  Il  n'a 
guère  conservé  que  sa  clientèle  radicale,  peu  délicate  sur  la  pro- 
preté morale.  C'est  par  là  que  le  procès  du  Luxembourg  l'a  frappé  : 
l'attentat,  rien  ne  l'a  prouvé;  les  contacts  répugnans,  les  promis- 
cuités malsaines,  il  était  malaisé  de  les  nier.  Le  pays  a  senti  qu'il 
était  difficile  de  faire  de  la  cuisine  propre  avec  des  mains  qui  ne 
l'étaient  point. 

Et  maintenant,  parce  que  tels  de  leurs  chefs  ont  eu  la  naïve  roue- 
rie de  pactiser  avec  le  parti  national,  les  conservateurs  doivent-ils 
se  couvrir  la  tête  de  cendres  ?  Ceux  qui  leur  reprochent  le  plus  du- 
rement leurs  accointances  boulangistes  oublient  trop  leurs  propres 
alliances.  N'est-ce  pas  eux  qui  ont  inventé  le  général,  et  appris  à 
la  France  à  fredonner  :  En  i^evenant  de  la  Revue  ?  N'est-ce  pas  dans 
les  bureaux  de  la  Lanterne  qu'a  été  fabriquée  une  légende  au  grand 
homme,  assez  hardi  pour  rayer  les  princes  des  cadres  de  l'armée? 
Ce  qu'a  fait,  au  ministère,  le  général  Boulanger,  ce  que  nous  a  ra- 
conté M.  Quesnay  de  Beaurepaire,  il  l'a  fait  de  compte  à  demi  avec 
le  parti  républicain.  Et,  depuis  qu'il  s'est  séparé  de  ses  premiers 
amis,  quel  champion  lui  ont  opposé  les  soutiens  du  gouvernement, 
en  janvier  et  en  septembre?  N'est-ce  pas  M.  Jacques, représentant 
attitré  de  l'autonomie  parisienne,  et  M.  Jofïrin,un  des  chefs  avérés 
du  parti  révolutionnaire  ?  N'avons-nous  pas  vu  les  alliés  de  M.  Flo- 
quet  et  de  M.  Constans  agiter,  contre  le  général  versaillaia,  «  le 
haillon  sanglant  de  la  guerre  civile,  »  et  lui  faire  un  crime  d'avoir 
accompli  son  devoir  à  Paris,  en  1871?  Et  serait-ce  en  souvenir  de 
cette  récente  confraternité  d'armes  avec  les  protégés  des  fédérés 
que  le  gouvernement  a  interdit,  à  la  Comédie-Française,  le  Pater 
de  M.  Coppée? 

La  vérité,  c'est  que  le  boulangisme  a  été  enfanté  et  couvé  par  la 
gauche;  la  droite  n'a  fait  que  le  recueillir;  si  elle  l'a  ser^d,  c'était 
pour  s'en  servir.  Il  ne  nous  convient  pas  d'accabler  un  vaincu; 
mais  il  n'est  pas  inutile  de  rappeler  aux  vainqueurs  que  le  héros, 
chanté  par  Paulus,  a  moins  été  vaincu  parleurs  vertus  que  par  ses 
vices.  Elle  a  sa  moralité,  cette  aventure  où  la  morale  a  eu  si  peu  de 
chose  à  voir.  L'élu  du  Nord  et  de  la  Seine  eût  eu  le  cœur  plus 
haut  ;  il  eût  moins  tenu  à  ses  aises  et  à  ses  distractions  ;  il  eût  osé 
braver  Mazas  ou  la  Nouvelle-Calédonie  ;  il  eût  eu  quelque  chose 
de  la  générosité  native  du  jeune  prisonnier  de  la  Conciergerie  ; 
l'homme  de  plaisir  n'eût  point  chez  lui   primé    le    soldat  ou  le 


LA    RÉPUBLIQUE    ET    LES    CONSERVATEUUS.  101 

politique  ;  il  eût  osé  mettre  au  jeu  sa  vie  ou  sa  liberté,  qu'il  aurait 
peut-être  gagné  la  partie.  Soyons  indulgens  pour  ses  faiblesses  ; 
elles  nous  ont  épargné  de  grandes  épreuves.  Les  coups  de  force 
et  les  luttes  intestines  n'étaient  pas  l'unique  danger  dont  nous  me- 
naçait le  triomphe  d'Arabi-Pacha.  «  Boulanger,  c'est  Laguerre,  » 
ai-je  lu,  un  jour,  en  grosses  lettres,  sur  le  mur  d'un  salon  princier. 
Ce  calembour  n'exprimait  qu'une  vérité  ;  non  que  le  général  et 
ses  amis,  les  patriotes,  il  faut  leur  rendre  cette  justice,  eussent,  de 
propos  délibéré, jeté  la  France  dans  la  guerre;  mais  la  situation  de 
l'Europe  ne  leur  eût  pas  permis  d'y  échapper.  Pour  l'étranger,  Bou- 
langer était  la  revanche,  un  Déroulède  à  cheval.  Le  boulangisme 
ne  s'expli(juait  que  par  le  chauvinisme  ;  ses  triomphes  électoraux 
avaient  resserré  la  triple  alliance  ;  sa  défaite  a  rassuré  l'Europe. 
Gela  seul  l'eût  rendue  désirable.  Républicains  ou  conservateurs, 
le  péché  de  tous  ceux  qui  ont  poussé  le  général,  c'est  de  n'avoir 
regardé  qu'au  dedans  et  à  la  réclame  électorale;  c'est  d'avoir  ou- 
blié que,  dans  un  pays  mutilé  et  isolé,  il  est  des  parties  qu'on  ne 
joue  point,  parce  que  les  frontières'en  sont  l'enjeu. 

Il  faut  le  dire,  à  la  décharge  de  leur  conscience,  —  non  de  leur 
intelligence,  —  la  plupart  des  conservateurs  ne  voyaient  dans  le  gé- 
néral qu'un  cheval  de  renfort,  qu'ils  comptaient  dételer  en  haut  de 
la  côte.  Déjà,  lors  des  élections  aux  conseils-généraux,  ils  n'avaient 
pas  hésité  à  le  compromettre,  en  le  présentant  dans  les  bourgs 
pourris  de  l'opportunisme.  S'ils  ont  arboré,  eux  aussi,  la  devise  de 
revision,  constituante,  c'était  moins  comme  mot  d'ordre  du  général 
que  comme  enseigne  électorale  ;  je  ne  dirai  pas  que  l'enseigne 
•fût  bien  choisie,  elle  était  autant  faite  pour  éloigner  que  pour 
attirer  les  gens  paisibles.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  les  conser- 
vateurs n'ont  pas  été  seuls  à  l'employer,  et  que  plusieurs  n'avaient 
pas  attendu, pour  cela,  l'éclosion  du  parti  national.  Les  radicaux  et 
nombre  d'opportunistes  leur  en  avaient  donné  l'exemple.  La  gau- 
che, qui  s'est  passé  ses  petites  re visions,  avait  mauvaise  grâce  à  se 
voiler  la  face  devant  l'impudeur  de  la  droite.  Sans  doute,  il  ne  suf- 
firait pas  d'une  revision  constitutionnelle  pour  guérir  les  maux  de 
la  France.  Le  mal  tient  moins  à  la  machine  qu'aux  mécaniciens. 
Le  peuple  a, malheureusement, peine  à  le  comprendre;  pour  avoir 
un  bon  gouvernement,  il  croit  qu'il  suffit  d'une  bonne  machine 
gouvernementale  :  voilà  près  d'an  siècle  que  les  républicains  le  lui 
affirment. 

Aux  conservateurs,  nous  pardonnerions  l'épithète  de  révision- 
nistes, s'ils  n'avaient,  tout  comme  les  radicaux,  réclamé  une  con- 
stituante. La  constituante,  voilà  le  méfait,  car  c'était  le  gâchis.  Ici 
encore,  cependant,  il  faut  distinguer  entre  les  intentions  et  les  éti- 


102  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

quelles.  Lorsque  les  radicaux  se  plaisent  à  invoquer  une  consti- 
tuante, ils  le  font  gratuitement,  par  amour  de  l'art,  pour  le  plaisir 
de  mettre  le  peuple  en  mouvement.  Pour  nombre  de  conservateurs, 
au  contraire,  ce  n'était  guère  qu'une  tactique.  Quelle  est  la  grande 
objection  que  leur  lancent,  à  chaque  scrutin,  les  républicains?  Vous 
voulez  vous  faire  nommer  pour  renverser  la  république.  A  cette 
accusation,  réitérée  avec  une  injustice  souvent  consciente,  les  con- 
servateurs répondaient  :  «  Comment!  renverser  la  République? 
Nous  voulons  que  la  constitution  ne  puisse  être  modifiée  que  par 
une  constituante.  »  Il  faut  avoir  vu  l'effet  de  l'argument  sur  l'élec- 
teur, dans  une  réunion  publique;  je  sais  plus  d'un  député  qui  lui 
doit  son  élection. 

Ce  n'est  pas  tout;  dans  le  tumulte  du  combat,  les  républicains 
ne  semblent  pas  avoir  compris  la  portée  de  l'évolution  accomplie 
par  la  droite.  En  réclamant  une  constituante,  en  déclarant  que  la 
forme  du  gouvernement  ne  pouvait  être  changée  que   par  une 
assemblée  élue,  à  cet  effet,  par  la  nation,  les  conservateurs,  de  toute 
origine,  se  sont  placés  sur  le  terrain  du  droit  moderne,  de  la  vo- 
lonté nationale.  C'est  là  un  fait  considérable,  qui  pourrait  adoucir 
l'âpreté  des  luttes  de  partis,  si  les  partis  avaient  quelque  esprit  de 
justice.  La  gauche  s'est  refusée  à  le  voir.  Loin  de  leur  en  savoir 
gré,  elle  n'a  pas  pardonné  aux  conservateurs^  aux  anciens  orléa- 
nistes ou  légitimistes  notamment,  d'avoir  osé  proclamer  ce  qu'elle 
appelle  la  souveraineté  nationale.  On  s'en  est  fait,  contre  eux,  un 
grief  de  plus,  tant  il  est  vrai  que,  près  des  partis,  les  passions  pri- 
ment les  principes.  Il  semblait  qu'en  s'en  remettant,  eux  aussi,  au 
sufh-age  universel  et  à  la  volonté  nationale,  les  réactionnaires  les 
plus  endurcis  fissent  un  pas  notable  au-devant  de  leurs  adver- 
saires. Il  semblait  que  les  adeptes  de  la  souveraineté  du  peuple 
dussent  se  féliciter  de  voir  les  tenans  du  droit  traditionnel,  et  jus- 
qu'aux représentans  attitrés  du  principe  monarchique,  reconnaître 
explicitement  le  droit  de  la  nation,  déclarer  que, si  jamais  les  insti- 
tutions du  pays  devaient  être  transformées,  ce  ne  pouvait  être  que 
du  consentement  du  peuple.  C'était,  pourtant,  l'ancienne  France 
qui  abaissait  son  drapeau  devant  la  nouvelle,  et  le  droit  héréditaire 
qui  s'inclinait  devant  le  droit  populaire.  Libre  aux  champions  su- 
rannés du  droit  divin  de  s'en  scandaliser;  mais  les  démocrates  qui 
font  profession  de   tout  faire  reposer  sur  la  volonté  nationale! 
N'était-ce  pas  là  une  victoire  pour  la  France  de  la  révolution,  et,  en 
même  temps,  un  gage  de  paix  pour  l'avenir  du  pays? Car,  enfin,  pour 
la  première  fois  peut-être,  depuis  1789,  les  partis  se  trouvaient  d'ac- 
cord pour  dire  à  la  nation  qu'elle  s'appartenait  entièrement  à  elle- 
même,  et  que  la  France  seule  pouvait  disposer  de  la  France.  C'était 


LA  RÉPUBLIQUE  ET  LES  CONSERVATEURS.  103 

l'unique  terrain  sur  lequel  les  partis  se  pussent  donner  la  main,  et, 
de  la  part  des  héritiers  de  nos  rois,  c'était  la  reconnaissance  de  la 
seule  autorité  demeurée  debout  en  France,  le  sufîrage  universel. 
L'esprit  de  faction  ne  l'entend  pas  ainsi.  Nombre  de  républicains 
se  sont  elîarouchés  de  voir  la  monarchie  se  courber  devant  le  suf- 
frage populaire  ;  ils  trouvent  cela  peu  digne  ;  pour  un  peu,  ils  y 
verraient  un  empiétement  sur  leurs  droits.  A  les  en  croire,  les  ré- 
publicains seuls  sont  bienvenus  à  laire  appel  à  la  volonté  natio- 
nale. Aux  autres,  enchaînés  à  un  autre  principe,  cela  est  interdit. 

Par  une  sorte  de  chassé-croisé  des  partis,  à  l'heure  où  les  mo- 
narchistes, princes  en  tête,  affirmaient  solennellement  qu'ils  n'en- 
tendaient rien  entreprendre  siu-  les  volontés  de  la  France,  des  répu- 
blicains, refaisant,  à  leur  profit,  un  nouveau  droit  divin,  affectaient 
de  mettre  la  république  au-dessus  de  la  volonté  nationale.  Ils  se 
vantaient  de  résister  au  suffrage  universel, le  jour  où  ils  viendraient 
à  en  être  abandonnés.  Des  hommes  qui  prétendent  fonder  tout  le 
gouvernement  sur  le  bon  plaisir  et  sur  les  caprices  du  peuple  ont  l'in- 
conséquence de  marquer  une  limite  au  droit  de  la  nation.  Ils  ne 
s'aperçoivent  point  que,  à  certaines  heures,  pareille  prétention 
nous  mènerait,  tout  droit,  à  la  tyrannie  ou  à  la  guerre  civile.  La 
révolution  nous  a  mis,  bon  gré,  mal  gré,  sur  le  terrain  de  la  vo- 
lonté nationale  ;  elle  nous  y  attache,  elle  nous  y  enferme.  C'est  la 
seule  légitimité  que  puissent  invoquer  des  gouvernemens  électifs; 
la  contester,  c'est,  de  la  part  de  démocrates,  s'insurger  contre  la 
souveraineté  du  peuple. 

A  l'inverse  de  certains  républicains,  les  conservateurs  de  toute 
nuance  sont  d'accord  pour  se  soumettre,  lors  même  qu'ils  les  re- 
grettent, aux  décisions  du  suffrage  universel.  Non  contens  de 
reconnaître  le  droit  de  la  nation,  nombre  de  conservateurs  n'ont 
pas  craint  d'aller  au-devant  des  revendications  démocratiques. 
Beaucoup  ne  redouteraient  point  de  donner  au  pays  une  action  plus 
directe  sur  son  gouvernement.  Ils  se  demandent  si,  en  répubUque, 
on  ne  pourrait  pas  trouver,  dans  le  peuple,  un  contrepoids  à  l'omni- 
potence parlementaire  et  au  despotisme  des  majorités.  C'est  ainsi 
que  plusieurs  n'ont  pas  craint  de  se  déclarer  partisans  du  référen- 
dum et  de  la  sanction  populaire,  à  la  manière  suisse.  Grand  sujet 
d'irritation  pour  certains  de  nos  démocrates!  Maîtres  du  parlement, 
ils  n'entendent  pas  qu'on  mette  une  borne  à  la  toute-puissance  des 
chambres.  Le  référendum  leur  est  odieux;  c'est, pourtant, l'institu- 
tion démocratique  et  républicaine  par  excellence.  Pour  cesser  de 
l'être,  il  ne  suffit  pas  qu'elle  ait  trouvé  place  sur  le  programme 
boulangiste,  ou  qu'elle  ait  un  air  de  parenté  avec  l'appel  au  peuple 
cher  aux  bonapartistes.  Une  partie  de  la  gauche  prétend  attribuer 


104  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

au  parlement  une  souveraineté  illimitée;  et,  de  fait,  aujourd'hui, 
dans  la  république  française,  le  parlement,  pour  ne  pas  dire  la 
chambre,  est  une  sorte  de  souverain  absolu.  C'est  compromettre,  à 
force  de  l'outrer,  le  régime  parlementaire.  Dans  une  monarchie,  — 
et  le  gouvernement  parlementaire  a  été  élaboré  par  et  pour  la  mo- 
narchie, —  il  y  a,  en  dehors  des  chambres,  un  pouvoir  modérateur, 
régulateur,  qui  manque  à  la  république.  Cet  arbitre,  en  dehors  des 
partis,  que  nous  ne  pouvons  trouver  au-dessus  du  parlement, 
pourquoi  ne  pas  le  chercher  au-dessous,  au  fond  même  de  la  na- 
tion, qui  souvent  est  plus  sage,  plus  pacifique,  plus  tolérante  que 
ses  représentans?  Il  en  est  du  paradis  parlementaire  comme  du 
ciel  de  l'Évangile,  ce  sont  les  violens  qui  en  font  la  conquête.  Le 
peuple  vaut  mieux  que  les  politiciens;  il  est  moins  passionné  que 
des  députés  élus  après  des  compétitions  acharnées.  La  loi  sur  l'in- 
struction obligatoire  et  laïque  eût  dû  être  soumise  à  la  ratification 
populaire,  que,  pour  la  faire  accepter  de  la  majorité  de  la  nation,  il 
eût  fallu  l'amender.  En  tout  cas,  avec  le  référendum,  il  y  aurait, 
après  le  sénat,  une  instance  de  plus  ;  les  parties  pourraient  appe- 
ler des  arrêts  du  juge  parlementaire  et  les  faire  casser  par  le 
peuple.  Si  la  France  demeure  en  république,  'elle  sera  contrainte 
de  se  demander  quels  freins  à  l'omnipotence  et  à  l'arbitraire  des 
chambres  peut  offrir  une  constitution  républicaine. 

Une  chose  que  n'admettent  point  certains  démocrates,  c'est  que 
les  conservateurs  se  placent,  à  leur  tour,  sur  le  terrain  démocra- 
tique. Cela,  on  leur  en  fait  défense.  De  quel  droit?  La  France  est 
désormais  une  démocratie  ;  c'est  dans  le  peuple,  dans  les  entrailles 
de  la  nation,  qu'il  faut  chercher  un  frein  à  son  gouvernement  ;  c'est 
avec  des  matériaux  populaires  que  les  ingénieurs  politiques  doivent 
s'efforcer  d'élever  un  rempart  contre  le  grand  danger  des  démo- 
craties, la  tyrannie  des  majorités.  A  cela  devront  travailler  con- 
servateurs et  libéraux;  ils  devront  être  résolument  réformistes, 
comme  ils  doivent  être  sagement  progressistes.  Tout  État,  disait 
Rivarol,  est  un  vaisseau  mystérieux  dont  les  ancres  sont  au  ciel. 
Aujourd'hui,  hélas!  ce  n'est  plus  au  ciel,  c'est  au  fond  du  peuple, 
dans  les  profondeurs  de  l'océan  démocratique,  que  les  États,  en- 
traînés par  les  vents  du  large,  ou  emportés  par  les  courans  du 
siècle,  doivent  essayer  de  jeter  l'ancre;  s'ils  ne  trouvent  pas 
le  fond,  ils  iront  aux  abîmes. 

Le  régime  parlementaire,  tel  qu'il  est  pratiqué  chez  nous  depuis 
une  douzaine  d'années,  est  déjà  en  discrédit.  Ceux  qui  croient  les 
libertés  publiques  liées  à  ses  destinées  ont  le  droit  d'être  inquiets. 
Brider  le  parlementarisme  serait  peut-être  le  meilleur  moyen  de 
le  sauver.   Il  serait  puéril  de  nous  le  dissimuler  :  la  France  fait 


LA  RÉPUBLKjUE  ET  LES  CONSERVATEURS.  105 

une  expérience  sans  précédent.  C'est  une  chose  absolument  nou- 
velle, dans  l'histoire  politique,  qu'une  république  parlemen- 
taire. Est-ce  une  chose  viable?  —  et  si  elle  peut  vivre,  n'est-ce 
pas  à  force  de  sagesse,  de  ménagemens,  d'hygiène,  c'est-à-dire 
avec  un  régime  essentiellement  différent  de  celui  qu'on  lui  a  fait 
suivre?  Combien  de  temps  pourrait-elle  résister  aux  imprudences 
des  hommes  qui,  s'abusant  sur  sa  force,  ne  se  font  pas  scrupule  de 
jouer  avec  sa  vie?  Il  n'a  fallu  au  gouvernement  de  la  gauche  que 
dix  ans  pour  aboutir  au  boulangisme.  Si  la  majorité  persiste  dans 
les  mêmes  erremens,  combien  d'années  lui  faudra-t-il  pour  nous 
ramener  au  pied  de  la  dictature  ? 


IV. 


Le  pays,  aujourd'hui,  ne  regarde  ni  si  loin  ni  si  haut.  Il  vient 
de  traverser  une  crise;  il  a  la  lassitude  qui  suit  la  fièvre  ;  il  a,  par- 
dessus tout,  besoin  de  repos.  A  ceux  qui  gouvernent,  il  ne  demande 
que  de  l'apaisement.  Chacun  le  sent,  tout  le  monde  le  répète;  au 
lendemain  des  élections,  l'apaisement  était  sur  presque  toutes  les 
bouches  ;  et,  après  six  mois,  nous  en  cherchons  vainement  les 
marques.  Et  cependant,  combien  il  serait  aisé  d'en  donner  le  signal  ! 
Ce  que  pourraient  faire  les  républicains,  un  homme  qui  a  donné  des 
gages  à  la  république,  l'esprit  le  plus  ouvert  et  peut-être  le  plus 
vraiment  politique  de  la  majorité,  M.  Léon  Say,  l'indiquait,  il  y  a 
quelques  semaines,  dans  un  discours  familier.  Elles  se  présentent 
d'elles-mêmes,  les  mesures  d'apaisement  auxquelles  ne  s'oppose 
que  le  fanatisme  sectaire.  Pour  faire  montre  de  tendances  pacifica- 
trices, il  ne  serait  même  pas  toujours  nécessaire  de  changer  les 
lois,  cela  est  manifestement  au-dessus  de  l'intelligence  ou  du  cou- 
rage de  la  chambre  ;  il  suffirait  d'en  modifier  l'application.  Est-ce 
ce  qu'ont  fait  les  ministres?  Est-ce  ce  que  leur  souffle  la  majorité? 
A-t-on  renoncé  à  expulser  les  sœurs  des  hôpitaux,  ou  suspendu  la 
laïcisation  des  écoles?  Le  clergé  a-t-il  cessé  d'être  en  butte  aux  tra- 
casseries, et  les  curés  ne  sont-ils  plus  exposés  à  se  voir  frustrer 
de  leur  modeste  traitement  par  oukase  administratif?  Non  que  je 
sache.  L'inepte  et  dispendieuse  laïcisation  suit  son  cours,  à  l'hô- 
pital aussi  bien  qu'à  l'école;  nous  sommes  trop  riches  pour  accepter 
les  dévoùmens  gratuits.  Chaque  chef-lieu  de  canton  a  son  officine 
de  délateurs  ;  et  M.  le  ministre  des  cultes  nous  a,  lui-même,  appris 
que,  au  l*'' janvier  1890,  il  y  avait  300  curés  privés  de  leur  traite- 
ment, soit  trois  ou  quatre  fois  plus  qu'au  1^"^  jan\ier  1889.  Ne 
voilà- t-il  pas  une  manière  bizarre  de  pratiquer  l'apaisement?  C'est, 


106  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

dit-on,  le  juste  châtiment  de  l'attitude  du  clergé  pendant  les  élec- 
tions. Eh!  croyez-vous  que  de  pareilles  vengeances  le  ramèneront  à 
la  république?  Les  curés  hors  de  la  politique!  dit  M.  Ribot;  d'ac- 
cord, mais,  pour  cela,  il  ne  faut  pas  faire  de  politique  contre  les 
curés.  Ce  clergé,  chaque  année  lui  apporte  un  grief  nouveau,  des 
laïcisations  ou  des  expulsions  nouvelles,  des  diminutions  constantes 
de  son  maigre  budget  ;  cette  année  même,  la  loi  militaire,  qui  va 
frapper  les  séminaristes,  risque  d'entraver  son  recrutement  :  com- 
ment lui  demander  de  se  tenir  entièrement  à  l'écart  de  luttes  élec- 
torales, dont  dépend  et  son  pain  quotidien,  et  la  liberté  de  ses  au- 
tels? Les  libres  penseurs,  qui,  à  défaut  d'autre  évangile,  croient  à 
Darwin,  s'imaginent-ils  que,  seuls  des  êtres  vivans,  les  curés  échap- 
pent aux  lois  du  struggle  for  Uje  ? 

Mais  laissons  le  clergé,  les  séminaires,  les  écoles,  le  catéchisme, 
les  sœurs,  les  hôpitaux,  les  bureaux  de  bienfaisance;  laissons  les 
préfectures  et  les  fonctionnaires;  entrons  à  la  chambre.  C'est  là, 
sans  doute,  que  se  manifeste  l'esprit  d'apaisement.  A  la  chambre,  en 
effet,  dans  le  centre,  il  y  a  eu,  aux  premiers  jours,  quelques  velléités  de 
pacification.  On  a  admis,  dans  deux  ou  trois  commissions,  quelques 
membres  de  la  minorité.  Ce  qui  est  de  règle,  dans  tout  parlement 
qui  se  respecte,  a  semblé,  au  Palais-Bourbon,  un  acte  de  magnani- 
mité, tant  on  y  avait  désappris  les  plus  vulgaires  traditions  de  la 
courtoisie  parlementaire.  De  même,  au  début  de  la  vérification  des 
pouvoirs,  la  chambre  s'est  montrée  moins  prompte  aux  invalidations. 
Il  est  vi'ai  qu'elle  est  vite  revenue  aux  brutalités  de  ses  devan- 
cières. Autrefois,  avant  le  règne  des  nouvelles  couches,  les  majo- 
rités se  seraient  fait  scrupule  de  se  prévaloir  de  leur  force  pour 
réduire  les  minorités;  c'était,  d'ordinaire,  l'opposition  qui  réclamait 
l'invalidation  des  députés  nommés  à  l'aide  de  la  protection  gou- 
vernementale. Le  parti  répubUcain  a  changé  tout  cela;  il  a  fait  de 
la  vérification  des  pouvoirs  un  procédé  d'épuration  de  la  chambre. 
Les  candidats  officiels,  les  politiciens  nommés  par  la  grâce  de  l'ad- 
ministration éliminent  les  députés  indépendans,  librement  élus  par 
les  électeurs.  Je  ne  crois  pas  qu'aucun  parlement,  à  aucune  époque, 
ait  vu  un  aussi  honteux  abus  de  pouvoir.  On  sait  le  prétexte  mis 
en  avant  :  l'ingérence  cléricale.  Au  Palais-Bourbon,  on  ne  doute 
point  que  la  province  ne  soit  menée  par  les  curés.  Comme  si,  dans 
les  trois  quarts  des  départemens,  l'appui  du  clergé  n'était  pas  pour 
les  conservateurs  une  faiblesse!  Cela  est  si  connu  que,  pour  faire 
pièce  aux  candidats  de  droite,  les  feuilles  de  gauche  n'ont  cesse  de 
répéter  :  «  Voilà  les  candidats  des  curés  !  »  Elles  savent  que  c'est 
le  plus  sûr  moyen  d'éveiller  les  défiances  de  l'ouvrier  et  du  paysan. 
Et  les  hommes  qui,  pour  écarter  leurs  concurrens,  ont  soin  de  les 


LA    RÉPUBLIQUE   ET    LES    CONSERVATEURS.  107 

désigner  comme  les  candidats  du  clergé,  viennent,  une  fois  à  la 
chambre,  proclamer  l'omnipotence  électorale  du  clergé.  C'est  une 
comédie  que,  au  Palais-Bourbon,  applaudit  toujours  le  parterre. 

Prenez  les  votes  de  la  nouvelle  chambre,  déduisez  les  voix  de  la 
minorité,  vous  trouverez  que  la  majorité  de  la  majorité  a  voté 
toutes  les  invahdations  réclamées  par  la  passion  anticléricale.  «  Pour 
moi,  disait  dans  les  couloirs  un  nouveau  député,  je  ne  connais 
qu'une  règle  :  avons-nous  des  chances  de  laire  passer  un  des  nô- 
tres, j'invalide.  »  C'est  ainsi  qu'a  généralement  procédé  la  chambre. 
Pour  elle,  selon  le  mot  d'un  républicain,  la  politique  prime  le  droit. 
Elle  l'a  bien  montré  aux  députés  boulangistes.  La  moitié  ont  été 
renvoyés  de\ant  lem'S  électeurs,  non  pour  ce  qu'ils  avaient  fait, 
mais ,  comme  le  leur  a  signifié  M.  Madier  de  xMontjau ,  pour  ce 
qu'ils  avaient  approuvé. 

Si  quel({u'un,  aux  débuts  de  la  législature,  a  montré  de  l'esprit 
d'apaisement,  c'est  la  droite.  Elle  a  en  quelque  sorte  fait  la  morte, 
par  politique,  sentant  qu'elle  n'avait  rien  à  espérer  de  la  justice  de 
ses  adversah-es,  et  appréhendant  d'exaspérer  leur  intolérance.  Peut- 
être  l'opposition  eùt-elle  été  mieux  inspirée  en  bravant  les  colères 
de  la  majorité,  au  risque  d'en  être  punie  à  coups  d'invalidations. 
11  y  a,  sur  les  bancs  de  la  gauche,  une  centaine  de  députés  élus 
avec  moins  de  500  voix  de  majorité  ;  ceux-là  doivent  visiblement 
lem'  siège  aux  manœuvres  administratives.  Les  victimes  de  la  can- 
didature officielle  comptaient  voir  leurs  doléances  portées  à  la  tri- 
bune. La  droite  avait  reçu,  de  tous  les  coins  de  la  France,  des 
dossiers  tristement  instructifs.  Il  est  regrettable,  pour  la  moralité 
du  suffrage  universel,  qu'elle  ne  les  ait  pas  ouverts  au  public.  Ce 
n'est  point  qu'il  y  eût  quelque  chance  de  faiï'e  rougir  la  majorité  : 
en  matière  électorale  elle  a  peu  de  vergogne.  Tout  est  pur  pour  les 
purs.  On  l'a  bien  \u  par  l'élection  de  Lodève.  Jamais  majorité  n'avait 
montré  aux  siens  si  maternelle  indulgence.  Le  député  proclamé 
confessait  qu'il  n'était  pas  élu  ;  le  bureau  avait  reconnu  qu'il  n'avait 
dû  de  siéger  qu'à  des  fraudes  et  à  des  faux,  dont  les  bulletins  por- 
taient encore  la  trace.  Qu'a  lait  la  chambre?  Au  heu  d'invalider 
M.  Mesuard-Dorian,  comme  un  simple  conservateur,  la  majorité 
s'est  scandalisée  de  ce  qu'on  pût  soupçonner  des  républicains  de 
Iraudes  électorales.  M.  Constans  est  venu  affirmer  l'innocence  des 
fonctionnaires  qui  ont  ingénument  transmis  les  bulletins  falsifiés. 
Le  rapporteur,  fort  de  son  honnêteté,  a  eu  beau  démontrer  par  le 
menu  les  falsifications,  M.  Pelletan  lui  a  fait  comprendre  qu'un 
\Tai  républicain  ne  se  chargeait  pas  de  relever  les  petites  erreurs 
qui  profitent  à  des  amis.  Le  gouverneinent  avait  laissé  la  justice 
inactive,  il  est  désarmé  contre  les  falsificateurs  du  scrutin  ;  la 


108  REVUE    DES    DEUX  MONDES. 

chambre  a  nommé  une  commission  d'enquête  qui,  à  en  juger  par 
sa  composition  et  par  ses  procédés,  est  moins  jalouse  d'atteindre 
les  fraudeurs  de  bulletins  que  d'intimider  les  naïfs  assez  audacieux 
pour  dénoncer  les  escamotages  des  radicaux.  Est-ce  encore  là  une 
manière  de  préparer  l'apaisement  ? 

Laissons  la  chambre  et  Paris,  regardons  le  pays,  la  province, 
les  petites  villes,  les  campagnes.  C'est  sur  ces  dernières  que  s'est 
le  plus  lourdement  appesanti  le  joug  des  politiciens;  j'y  cherche 
en  vain  des  signes  de  détente.  Tout  au  contraire,  en  mainte  con- 
trée, la  persécution  des  suspects,  l'intolérance  des  meneurs,  la  ter- 
reur des  petits,  toutes  les  minuscules  tyrannies  locales  ont  repris 
de  plus  belle.  Non  contens  de  leur  triomphe,   il  semble  que  les 
vainqueurs  veuillent  faire  expier,  aux  vaincus,  leurs  coupables  espé- 
rances. J'en  parle  de  visu;  je  prends  mon  arrondissement;  c'est 
dans  un  département  de  l'est,  naguère  représenté  par  des  radicaux  ; 
cette  fois,  un  conservateur  l'a  emporté.  On  a,  d'abord,  tenté  de  faire 
casser  l'élection;   il  a  fallu  y  renoncer,  l'écart  des  voix  était  trop 
considérable.  On  s'en  est  vengé  sur  les  électeurs.  Les  gendarmes 
ont  été,  dans  les  communes,  faire  des  enquêtes  sur  la  conduite  du 
curé,  du  garde- champ  être,  du  débitant.  Le  médecin  des  épidémies 
était  conservateur,  on  l'a  remplacé  par  un  opportuniste.  Le  contrô- 
leur des  contributions,  homme  du  pays,  était  soupçonné  de  peu  de 
zèle:   on  l'a  expédié  au  fond  de  l'ouest.  Tout  fonctionnaire  qui,  le 
soir  de  l'élection,  n'avait  pas  la  mine  contrite  s'est  vu  menacé  de 
révocation.  Un  agent-voyer  passait  pour  s'être  montré  tiède,  on  l'a 
mis    à    la   retraite.    Il   n'est   petites   vexations   qu'on    ait   négli- 
gées, ou  petites  gens  qu'on  ait  dédaigné  de  frapper.  Des  canton- 
niers dénoncés  pour  propos   malséans  ont  été  cassés  aux  gages. 
Dans  ma  commune,  les  sœurs  distribuaient  des  médicamens  aux 
indigens  ;  on  le  leur  a  interdit,  pour  faire  pièce  au  maire  qui  habite 
Paris.  Le  conservateur  des  hypothèques  avait,  dans  ses  bureaux,  un 
jeune  saute-ruisseau,  coupable  d'avoir  distribué  non  des  bulletins  de 
vote,  mais  des  lettres  de  faire-part  pour  le  nouveau  député  ;  quel- 
ques jours  après,  une  lettre  de  la  préfecture  donnait,  au  conserva- 
teur des  hypothèques,  vingt-quatre  heures  pour  remplacer  ce  crimi- 
nel. Un  notaire  avait  osé,  dans  une  réunion  publique,  interrompre  le 
candidat  radical;  il  a  été  poursuivi  devant  le  tribunal  pour  manque- 
ment à  ses  devoirs  professionnels,  et  les  juges  de  la  réforme  judi- 
ciaire l'ont  condamné  à  trois  mois  de  suspension.  Voilà  comment 
on  pratique  l'apaisement  en  province,  et  cela,  non  en  Languedoc  ou 
en  Provence,  dans  le  Midi  aux  têtes  chaudes,  où  l'on  se  permet 
tout,  mais  sous  le  ciel  brumeux  de  la  Champagne.  Et,  quand  j'in- 
terroge des  conservateurs  de  l'ouest  ou  du  centre  :  Nous  en  avons 


LA   RÉPUBLIQUE   ET   LES   CONSERVATEURS.  109 

VU  bien  d'autres,  me  répondent-ils,  mais  il  y  a  beau  temps  que  rien 
ne  nous  étonne  plus. 

C'est  là,  peut-on  dire,  la  queue  de  la  bataille  électorale.  Des 
adversaires  loyaux  se  tendent  la  main  après  avoir  échangé  une  ou 
deux  balles  ;  il  n'en  saurait  être  de  même  après  l'assaut  d'injures 
et  de  calomnies  qu'on  appelle  une  élection.  On  sait  où  en  sont  nos 
mœurs  politiques.  A  qui  la  faute?  Est-ce  uniquement  à  la  droite? 
Les  candidats  du  gouvernement  ont-ils  eu  le  monopole  des  injures? 
Je  ne  sache  pas  que  les  conservateurs  y  aient  échappé.  En  fait 
d'accusations  mensongères,  n'ont-ils  point  passé  par  les  plus  gros- 
sières et  les  plus  perfides,  car,  enfm,  ceux  qui  les  font  accuser  de 
vouloir  rétablir  la  dîme  et  la  corvée  savent  bien  qu'ils  se  moquent . 
du  peuple.  Il  se  peut  que,  à  droite,  on  ait  fait  planer  sur  quelques 
honnêtes  gens  de  vagues  soupçons  de  corruption.  Mais,  encore  une 
lois,  à  qui  la  faute,  si  la  politique  ressemble  trop  souvent  à  un  tri- 
pot? Pourquoi  la  majorité  républicaine  n'a-t-elle  pas  su  faire  la  po- 
lice dans  ses  rangs?  C'est,  en  fait  de  probité  et  de  propreté  morale 
qu'un  peu  d'épuration  n'eût  pas  été  de  trop.  Depuis  combien  de 
temps  la  considération  est-elle  un  luxe  inutile  pour  un  député  ou 
un  ministre?  Supposez  qu'une  chambre  soit  un  cercle,  dont  les 
membres  soient  soumis  à  un  ballottage  ;  combien  de  blackboulés 
sur  certains  des  bancs  du  Palais-Bourbon? 

Les  rancunes  de  la  lutte  électorale  ne  sont  point,  par  malheur, 
l'unique  obstacle  à  l'apaisement.  Pour  faire  de  la  politique  d'apai- 
sement, il  faut  changer  de  politique,  et  c'est  ce  que  la  majorité  ne 
veut  ou  n'ose.  Beaucoup  y  seraient  encUns,  mais  ils  craignent  de 
passer  pour  tièdes.  Que  dirait  le  comité  de  tel  chef-lieu  de  canton 
si  son  député  «  fléchissait  »  pour  l'application  de  la  loi  militaire  ou 
de  la  loi  scolaire?  Nos  représentans  ne  jouent  plus,  comme  à  la 
convention,  leur  tète  sur  un  vote;  ils  ne  jouent  que  leur  siège, et 
ils  n'en  tremblent  guère  moins.  Le  radicalisme  est  là  qui  veille  et, 
en  dehors  de  quelques  modérés  assez  haut  placés,  par  le  cœur  ou 
par  la  fortune,  pour  braver  l'excommunication  radicale,  combien 
d'opportunistes  osent  rompre  avec  les  radicaux?  Veut-on  faire  de 
la  politique  de  modération,  la  rupture  avec  le  radicaUsme  en  est 
pourtant  la  première  condition.  Us  ont  beau  être  revenus  moins 
nombreux,  les  radicaux  ont  gardé  toute  leur  infatuation.  Comme 
les  émigrés  de  1815,  ils  n'ont  rien  appris  et  rien  pardonné,  ils 
ont  déjà  réussi,  avec  l'ingénue  complicité  d'une  partie  de  la  droite, 
à  imposer  à  la  Chambre  un  président  de  leur  choix  ;  ils  comptent 
bien  la  remettre  sous  le  joug.  Ils  prêchent  l'union,  mais  c'est  pour 
reprendre  la  campagne  contre  l'éternel  ennemi,  sous  les  bannières 
de  l'anticléricalisme.  En  avant  contre  la  théocratie  !  s'écriait  M.  Clé- 


110  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

menceau  au  punch  des  étudians.  C'est  toujours  l'antique  cri  de 
ralliement;  s'il  est  quelque  peu  démodé  dans  le  pays,  il  ne  l'est 
pas  à  la  chambre.  Les  plus  clairvoyans  des  opportunistes  vou- 
draient bien  en  finir  avec  ces  vieilleries;  mais, après  s'être  complu 
à  faire  trembler  l'électeur  devant  le  spectre  noir,  il  leur  est  malaisé 
de  ne  pas  simuler  la  terreur,  chaque  fois  qu'on  l'agite  devant  eux. 
Ils  sont  captifs  de  leur  passé. 

Puis,  c'est  avec  la  concentration  républicaine,  c'est  la  main  dans 
la  main  des  radicaux,  qu'ils  ont  triomphé  du  boulangisme,  comme 
du  16  mai.  L'union  qui  leur  a  valu  la  victoire,  vont-ils  la  rompre 
au  lendemain  de  la  bataille?  Ils  ne  songent  point  que,  s'ils  ont 
vaincu  avec  la  concentration,  ils  ont  failU  périr  par  elle.  Ils  ne 
voient  point  que,  avant  de  les  aider  à  terrasser  le  boulangisme, 
elle  avait  créé  le  boulangisme.  Ils  oublient  que,  s'ils  l'ont  emporté 
en  septembre,  ils  le  doivent  moins  à  leur  marche  en  rangs  serrés 
qu'à  la  fuite  de  l'ennemi,  et  que,  une  autre  fois,  ils  peuvent  rencon- 
trer un  adversaire  moins  prompt  à  leur  céder  le  terrain. 

La  concentration  républicaine,  c'est  fatalement  la  continuation 
du  passé  ;  partant,  c'est  la  constitution  remise  en  question  à  chaque 
élection,  et  la  république  jouée  tous  les  quatre  ans  sur  un  coup  de 
dés.  La  concentration,  c'est,  à  brève  échéance,  la  résurrection  du  bou- 
langisme sous  même  enseigne  ou  sous  une  autre  raison  sociale.  Po- 
litique de  concentration,  ou  politique  d'apaisement,  il  faut  choisir. 
Dire  qu'on  fera  de  l'apaisement  avec  le  concours  des  radicaux, 
c'est  d'une  simplicité  par  trop  innocente,  ou  d'une   duplicité  par 
trop  transparente.  Les  bergers  ne  demandent  pas  aux  loups  d'ai- 
der les  chiens  à  garder  le  troupeau.  Concentration  est  synonyme 
de  guerre  aux  conservateurs,  de  complaisance  aux  révolutionnaires. 
Une  politique  d'apaisement  ne  peut  être  qu'une  politique  de  trans- 
action, et  pour  pacifier,  il  iaut  des  hommes  de  paix,  il  est  de  ces 
pacifiques  sur  les  bancs  de  la  majorité  ;  leurs  noms  sont  connus,  le 
pays  serait  heureux  dejes  voir  au  pouvoir,  afin  de  respirer  un  peu. 
Mais  que  pèse  le  repos  du  pays  dans  les  plateaux  de  la  politique? 
Apaisement  et  concentration,  tel  est,  qu'elle  le  veuille  ou  non,  le 
dilemme  posé  à  la  nouvelle  chambre.  Qu'elle  persiste  dans  la  con- 
centration, qu'elle  retombe  sous  le  joug  radical,  il  ne  lui  faudra 
pas  quatre^ans  pour^être  aussi  discréditée  que  sa  devancière. 

V. 

Qui  devrait  gouverner? 

Qui,  aux  dernières  élections,  le  pays  a-t-il  désigné?  Si  le  vote 
populaire  était  un  instrument  de  physique,  donnant  la  tempera- 


LA   RÉPUBLIQUE  ET   LES    CONSERVATEURS.  111 

ture  politique  du  pays,  il  apparaîtrait  clairement  que  ceux  qui  ont 
le  plus  de  titres  au  pouvoir,  ce  sont  les  modérés.  Qu'on  prenne  la 
moyenne  des  suffrages,  on  trouvera  que  le  méridien  de  l'opinion 
passe  par  le  centre  de  la  chambre,  plus  près  des  conservateurs  que 
des  radicaux.  Le  calcul  est  aisé  ;  les  modérés  joints  aux  conserva- 
teurs ont  obtenu  plus  de  la  moitié  des  suffrages  exprimés.  S'il  ne 
s'agissait  que  d'obéir  aux  vœux  du  «  souverain,  »  comme  disent  nos 
démocrates,  la  chose  serait  simple  ;  le  ministère  qui  représenterait 
le  plus  fidèlement  l'opinion  serait  le  ministère  républicain  le  plus 
conciliant.  Par  malheur,  ce  n'est  pas  de  cette  façon  que  nous  en- 
tendons le  gouvernement  représentatif.  On  élimine  la  minorité, -et 
l'on  cherche  la  majorité  de  la  majorité,  ce  qui  revient  à  remettre 
le  pouvoir  à  une  minorité.  Au  lieu  de  regarder  de  quel  côté  s'oriente 
le  pays,  on  suppute  la  force  des  groupes  du  Palais-Bourbon.  C'est 
là,  il  faut  bien  l'avouer,  le  vice  du  régime  parlementaire,  d'autant 
que,  chez  nous,  il  manque  de  son  correctit  habituel  :  l'alternance 
des  partis  au  pouvoir.  Cela  seul  risquerait,  à  la  longue,  de  perdre 
la  république  parlementaire. 

On  en  convient  de  bonne  grâce  :  le  mal  est  trop  apparent  pour 
être  nié.  Mais  à  qui  la  faute  ?  dit-on.  Pourquoi  la  majorité  montre- 
t-elle  tant  de  déliances  pour  toute  pohtique  qui  semble  pactiser 
avec  la  droite'?  Pourquoi  ne  saurait-elle  admettre  que  l'opposition 
puisse  jamais  être  le  gouvernement?  C'est  (nous  y  voilà  ramenés) 
que,  entre  elle  et  l'opposition,  il  y  a  la  forme  républicaine.  Accep- 
tez définitivement  la  république,  va-t-on  répétant  aux  conserva- 
teurs ;  et  la  droite,  devienne  un  parti  légal,  pourra  un  jour  gou- 
verner la  république,  soit  seule,  soit  avec  la  fraction  la  plus 
conservatrice  de  la  gauche. 

11  est  à  remarquer  d'abord  que  la  droite  ne  convoite,  aujourd'hui, 
aucune  part  du  pouvoir.  Minorité,  elle  a  toujours  entendu  rester 
étrangère  au  gouvernement.  Qu'il  se  présente  un  ministère  tolé- 
rant, économe,  libéral  vis-à-vis  de  tous,  elle  est  prête  à  l'appuyer, 
sans  lui  demander  aucune  part  de  l'autorité  pubUque,  uniquement 
pour  le  bien  du  pays  et  par  respect  de  son  mandat.  Pour  ce  qui 
touche  la  forme  du  gouvernement,  si  tous  les  Français  ne  sont  pas 
encore  d'accord,  la  faute,  nous  l'avons  dit,  en  est,  avant  tout,  à 
l'histoire.  Ces  divergences,  les  années  seules  peuvent  les  effacer; 
il  faut  laisser  faire  le  temps,  mais  le  temps  ne  se  presse  point.  Une 
ou  deux  générations,  un  demi-siècle  peut-être,  ce  n'est  pas  trop 
pour  que  disparaissent  ce  que  les  dédains  du  second  empire  appe- 
laient les  anciens  partis.  Encore,  ne  faudi-ait-il  point  que  de  nou- 
velles révolutions  ou  de  nouvelles  vexations  leur  apportassent  de 
nouveaux  aUmens.  C'est  là  un  mal,  contre  lequel  il  est  oiseux  de 


112  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

récriminer  ;  ce  qu'il  en  faut  accuser,  c'est  bien  moins  le  présent 
que  le  passé. 

Cette  observation  faite,  les  partis,  dans  leurs  luttes  quotidiennes, 
ne  s'exagèrent-ils  point  l'importance  de  cette  question  de  forme  de 
gouvernement?  Est-il  vrai  que  la  chambre  et  le  pays  s'y  viennent 
toujours  butter?  Est-il  vrai  que,  au  parlement  et  dans  toutes  les  as- 
semblées électives,  les  conservateurs  agissent  toujours  comme  mo- 
narchistes, en  adversaires  irréconciliables  de  la  république?  Est-il 
vrai,  cnfm,  qu'il  suffirait  d'une  adhésion  de  la  droite  à  la  république 
pour  que  la  majorité  de  gauche  changeât  de  politique? 

Et,   d'abord,  est-ce  bien   les   conservateurs  qui   s'obstinent   à 
prendre,  en  tout  lieu  et  en  tout  temps,  la  qualification  de  monar- 
chistes? Il  me  semblait  qu'en  1889,  comme  en  1885,  leurs  adver- 
saires les  avaient  accusés  de  mettre  leur  drapeau  en  poche,  c'est- 
à-dire,  précisément,  de  ne  pas  se  présenter  en  adversaires  de  la 
république.  Car,  on  l'oublie  trop,  les  hommes  qui  reprochent  aux 
conservateurs  de  ne  pas  se  résigner  à  la  république  sont  les  pre- 
miers, en  temps  d'élection,  à  les  signaler  comme  des  monarchistes 
irréconciliables.  Nombre  de  députes  et  de  candidats  de  droite  se 
sont  présentés  en  simples  conservateurs  ;  ce  sont  leurs  concur- 
rens  qui  leur  ont  imposé,  d'office,  l'épiihète  de  monarchistes;  c'est 
la  gauche  qui,  à  chaque  élection,  refuse  d'admettre  qu'un  conser- 
teur  puisse  être  autre  chose.  En  1885,  la  plupart  des  candidats  de 
droite  avaient  déclaré  qu'ils  n'en  voulaient  pas  à  la  forme  du  gou- 
vernement, mais  au  mode  de  gouvernement.  Mensonge,  hypocri- 
sie !  vociférait  toute  la  gauche  :  la  tactique  est  de  signaler  tout 
conservateur,    de  quelque    origine  qu'il   puisse    être,  comme  un 
monarchiste,  aussi  bien  que  comme  un  clérical.  A  bas  les  masques  ! 
s'écrie,  à  chaque  élection,  la  presse  répubhcaine.   S'imagine-t-on 
que,  pour  lui  clore  la  bouche,  les  hommes  de  droite  n'auraient  qu'à 
laire  adhésion  à  la  république?  C'est  bien  mal  connaître  les  pas- 
sions de  partis  et  les  défiances  démocratiques.  Chaque  fois  qu'un 
conservateur  en  a  fait  l'essai,  on  lui  a  dit  :  Donnez  des  preuves  de 
votre  répubhcanisme  ;  des  paroles  ne  suffisent  point,  il  faut  des 
gages.  Et  quels  gages  exige-t-on?  L'approbation  de  la  loi  scolaire, 
de  la  loi  mihtaire,  de  la  pohtique  opportuniste  ou  radicale,  c'est-à- 
dire  la  négation  de  la  politique  conservatrice.  Dans  la  presse  locale, 
dans  les  réunions  publiques,  vous  entendrez  affirmer  que  les  vrais, 
les  seuls  républicains  sont  ceux   qui  approuvent  les  actes  de  la 
république.  De  la  cocarde  républicaine,  on  prétend  ainsi  faire  une 
livrée  de  servitude.  On  identifie,  à  dessein,  la  république  avec  le 
parti  répubhcain, de  façon  à  en  exclure,  comme  d'une  église  fermée, 
tous  ceux  qui  se  réclament  des  traditions  conservatrices.  Pour  le 


LA    REPUBLIQUE   ET   LES    CONSERVATEURS.  113 

grand  nombre,  il  y  a  une  pierre  de  touche  :  le  cléricalisme;  et 
conduisez  votre  femme  ou  vos  enfans  à  la  messe,  vous  serez  un 
clérical. 

Demandez-le  à  qui  connaît  la  province  :  il  n'est  pas  aisé  aux 
hommes  d'une  certaine  situation  de  famille  ou  de  fortune,  aux  fils 
ou  petits-fils  de  hauts  fonctionnaires  de  l'empire  ou  de  la  monar- 
chie, de  se  faire  accepter  comme  républicains.  Ils  gardent  au  front 
une  tache  originelle  qu'ont  peine  à  laver  ceux  qui  répugnent  aux 
initiations  maçonniques.  Les  chrétiens  du  iv''  siècle  se  préparaient 
longtemps  à  la  purification  baptismale;  on  restait,  parfois,  des  an- 
nées avant  de  revêtir  la  robe  blanche  du  baptême.  Les  catéchu- 
mènes, comme  les  pénitens,  n'étaient  pas  admis  à  l'égUse;  ils  se 
tenaient,  humblement,  à  la  porte,  sous  le  narthex.  C'est  à  peu  près 
de  cette  façon  que  la  plupart  des  républicains  entendent  traiter 
les  conservateurs  qui  viennent  à  la  république.  On  exige  des  con- 
vertis des  marques  de  repentir  ;  pour  un  peu,  comme  autrefois  les 
renégats  chi'éiiens  en  pays  turc,  on  les  inviterait  à  fouler  la  croix 
ou  à  cracher  sur  le  crucifix.  C'est  là  l'unique  moyen  de  se  faire 
recevoir  à  bras  ouverts.  A  tout  le  moins,  qui  se  refuse  à  une  hu- 
mihante  abjuration  doit  se  soumettre  à  un  stage.  J'ai  connu  des 
hommes  fort  en  peine  de  se  faire  décerner  un  brevet  de  républi- 
canisme. «  Que  faut-il  donc  pour  prouver  qu'on  est  républicain? 
disait,  dans  mon  département,  un  candidat  au  Sénat.  Faut-il  tuer 
père  et  mère?  » 

Quand,  à  l'exemple  de  quelques-uns  de  ses  membres,  la  droite, 
en  corps,  ferait  une  déclaration  d'allégeance  à  la  république,  les 
feuilles  de  gauche,  loin  de  lui  en  savoir  gré,  l'accuseraient  d'arborer 
un  drapeau  qui  n'est  pas  le  sien.  Déjà,  en  pareille  occurrence,  nous 
avons  entendu  préférer  hautement  un  adversaire  loyal,  lisez  un 
monarchiste  résolu,  à  un  réactionnaire  déguisé,  c'est-à-dire  à  un 
conservateur  constitutionnel.  Quand  la  droite  illuminerait  le  là  juil- 
let et  déciderait  de  ne  se  réunir  qu'autour  du  buste  de  la  république, 
on  ne  l'en  soupçonnerait  pas  moins  de  conspirer  pour  une  restaura- 
tion ;  des  hommes  qui  se  croient  honnêtes  se  permettent  bien  de 
l'accuserde  vouloir  rétablir  l'ancien  régime.  Nous  savons,  par  expé- 
rience, que  le  titre  de  républicain,  voire  de  républicain  de  la  veille, 
ne  met  à  l'abri  ni  des  suspicions,  ni  des  injures.  Les  conservateurs 
venus  tardivement  à  la  république  ne  sauraient  prétendre  être 
mieux  traités  que  les  républicains  hbéraux,  qui  en  ont  été  les  par- 
rains. 11  y  a,  au  sénat,  un  homme  qui,  par  l'élévation  de  son  esprit 
et  l'étendue  de  ses  connaissances,  par  la  dignité  de  sa  vie  et  sa  fidé- 
lité à  ses  convictions,  honore  la  politique.  Il  a  toujours  servi  la 
liberté  et  la  république,  se  refusant  à  les  séparer  ;  il  leur  a  ap- 
TOME  xcvm.  —  1890.  8 


il  II  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

porté  une  éloquence  incomparable,  faite  de  trois  choses  rarement 
unies:  de  raison,  d'esprit  et  de  sentiment;  jamais  son  existence 
déjà  longue  n'a  donné  prise  à  la  calomnie;  il  a  vécu  simplement,  en 
républicain  d'avant  la  république  ;  il  a  été  au  pouvoir,  et  il  demeure 
toujours  à  son  cinquième  étage.  De  quelle  façon  ce  sage  a-t-il  été 
traité  par  son  parti,  par  la  gauche  dont  il  avait  été  l'un  des  chefs? 
On  sait  comment,  et  l'on  sait  aussi  avec  quelle  sérénité  de  philoso- 
phe ce  noble  esprit  affronta  l'outrage.  La  gauche  l'a  flétri  et  honni  ; 
elle  l'a  appelé  Judas,  parce  qu'il  ne  s'était  pas  courbé  devant  les  in- 
jonctionsjacobines  ;  elle  l'a  appelé  clérical,  ce  qui  est  le  comble  de 
l'ignominie,  parce  qu'il  avait  osé  être  libéral,  même  vis-à-vis  du 
clergé.  On  n'a  pas  oublié  avec  quels  anathèmes  la  gauche  excom- 
muniait, sous  le  nom  de  répubhcains  dissidens,  les  rares  politiques 
assez  désintéressés  pour  suivre  M.  J.  Simon.  Faut-il  rappeler  par 
quelles  phases  décroissantes  a  passé^  dans  le  camp  républicain, 
la  popularité  du  premier  fondateur  de  la  république,  M.  Thiers? 
De  quelle  autorité  jouit,  aujourd'hui,  le  libérateur  du  territoire 
parmi  les  débris  des  363  qui,  douze  ans  plus  tôt,  suivaient  éplorés 
son  cercueil?  Les  villes  qui  avaient  commandé  sa  statue  n'osent 
point  l'ériger  sur  leurs  places  publiques  ;  c'est  un  saint  rayé  du  ca- 
lendrier républicain. 

Veut-on  un  autre  exemple?  Aujourd'hui  même,  à  la  chambre 
siège  un  homme  qui  a  été  quatre  fois  ministre  de  la  république, 
financier  expert  qui  porte  dignement  un  nom  illustre  dans  la 
science,  lui-même  homme  de  science  et  homme  d'action,  inteUi- 
gence  souple,  apte  à  tout,  esprit  fm,  alerte,  d'une  rare  lucidité, 
étranger  à  tout  lauatisme  et  à  toute  superstition,  esprit  politique 
s'il  en  tût,  sans  passion,  sans  rancunes,  sans  illusions.  On  le  soup- 
çonne d'avoir  voulu  faire  des  avances  aux  conservateurs,  d'avoir 
songé  à  les  rapprocher  de  la  république  en  la  leur  rendant  plus 
acceptable,  cela  suffit  par  exciter  contre  lui  les  défiances  de  la 
gauche.  On  cherche  à  le  rendre  suspect,  on  semble  prêt  à  re- 
commencer contre  lui  la  campagne  d'insinuations  autrefois  dirigée 
contre  M.  J.  Simon.  En  vérité,  de  tels  exemples  ne  sont  guère 
encourageans  pour  les  conservateurs,  qui  ne  sauraient  avoir,  à  la 
bienveillance  des  républicains,  les  mêmes  titres  qu'un  Jules  Simon 
ou  un  Léon  Say. 

Qu'importent,  dira-t-on,  les  clabauderies  de  la  presse  ou  de  la 
rue  ?  L'injustice  est  le  propre  des  démocraties.  Les  républicains  les 
moins  suspects  de  concessions  aux  cléricaux  n'ont  pas  été  mieux 
traites  que  les  modérés.  Voyez  M.  Jules  Ferry,  l'inventeur  de  l'ar- 
ticle 7,  naguère  le  chef  reconnu  des  républicains  orthodoxes;  on 
avait  monté  des  émeutes  pour  lui  barrer  le  chemin  de  l'Elysée. 
C'est  le  seul  homme  qui  ait  su  imposer  une  direction  à  la  gauche, 


LA    REl'L'iiLlQlJE    ET    LES    CONSERVATEURS.  115 

le  seul  qui  ait  donné  à  la  république  un  gouvernement  de  quelque 
durée,  et  les  républicains  en  ont  fait,  sciemment,  l'homme  le  plus 
impopulaire  de  France,  Pour  finir  de  même,  il  n'a  manqué  à  Gam- 
betta  que  de  vivre  deux  ou  trois  ans  de  plus.  C'est,  en  quelque 
sorte,  la  loi  de  la  démocratie  :  girondins  ou  montagnards,  la  pre- 
mière république  envoyait  ses  cheis  finir  sur  l'échafaud  ;  la  troi- 
sième se  contente  de  les  tuer  moralement.  Triste  histoire,  néan- 
moins, que  celle  d'un  parti  qui  semble  prendre  plaisir  à  se  décapiter 
lui-même,  et  qui, à  ses  leaders  les  plus  en  vue, réserve  le  supplice 
le  plus  vil,  l'ètouffement  dans  la  boue!  Gela,  encore  une  fois,  est 
peu  fait  pour  engager  à  venir  à  lui.  En  restant  dans  leur  camp,  les 
conservateurs  ont  plus  de  chance  d'échapper  aux  éclaboussures 
des  luttes  républicaines.  N'étant  pas  obligés  de  compter  avec  les 
soupçonneuses  défiances  de  la  gauche,  ils  peuvent  garder  intacte 
leur  liberté  d'opinion  et  voter  selon  leur  conscience,  sans  être  ex- 
posés à  s'entendre  dénoncer  comme  des  traîtres. 

Est-ce  tout?  Nullement.  Alors  même  qu'ils  seraient  tous  d'ac- 
cord pour  accepter,  sans  arrière-pensée,  la  république,  il  resterait 
malaisé  aux  conservateurs  de  prendre,  dans  les  luttes  politiques,  la 
quahlication  de  républicains.  Cette  épithète  est  devenue  une  en- 
seigne de  parti.  C'est  un  malheur,  mais  c'est  un  fait.  Pour  le 
peuple,  républicain  veut  dire  homme  de  gauche,  souvent  radical, 
presque  toujours  anticlérical.  S'intituler  républicain,  c'est,  pour  des 
conservateurs,  risquer  de  dérouter  leur  clientèle  iiabituelle.  Cer- 
tains savans  affirment  que  les  Grecs  d'Homère  ne  distinguaient  pas 
toutes  les  couleurs  que  perçoit  notre  rétine.  Le  suûrage  universel 
est  un  peu  comme  les  Proto-Hellènes;  il  est  inhabile  à  saisir  les 
nuances;  il  ne  reconnaît  guère  que  les  couleurs  tranchées.  C'est 
peut-être  son  plus  grand  déiaut,  et  c'est,  en  partie,  ce  qui  fait  la 
force  des  radicaux,  qui  se  présentent  à  lui  comme  les  vrais,  les 
seuls  républicains,  les  républicains  bon  teint;  l'électeur  est  enclin 
à  croire  avec  eux  que,  en  lait  de  républicains,  les  plus  foncés  en 
couleur  sont  les  meilleurs.  C'est  là,  soit  dit  en  passant,  la  faiblesse 
ou,  si  l'on  aime  mieux,  le  vice  de  la  république;  cela  seul  suffirait 
pour  que  sa  pente  lût  vers  le  radicalisme. 

Je  crains  qu'il  ne  faille  s'y  résigner  :  le  nom  de  répubhcain  sera 
longtemps,  peut-être  toujours,  un  nom  de  parti.  11  en  est  bien 
ainsi  aux  États-Unis  où  personne,  depuis  des  générations,  ne  con- 
teste la  république.  Je  ne  serais  pas  surpris  qu'il  en  fût  de  même 
en  France.  La  répubhque  doit-elle  durer  un  siècle,  il  se  peut  que 
dans  cent  ans  il  y  ait  encore,  en  face  d'un  parti  appelé  répubhcain, 
un  parti  s'intitulant  conservateur,  et  que  ce  parti  ait,  plus  d'une  fois, 
présidé  aux  destinées  de  la  république.  Les  tories  d'Angleterre 
étaient  bien,  à  l'origine,  les  partisans  des  Stuarts;  il  a  fallu  près  de 


116  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trois  quarts  de  siècle  pour  les  rallier,  définitivement,  à  l'ordre  de 
choses  issu  de  la  révolution  de  1688.  C'est  petit  à  petit,  presque 
insensiblement,  et  non  tout  à  coup, par  de  brusques  conversions  à 
la  saint  Paul,  que  s'opèrent  de  pareilles  évolutions.  Ce  qui  change 
le  moins  facilement,  dans  les  luttes  politiques,  c'est  peut-être  les 
noms  de  partis.  On  en  a  vu  survivre  des  siècles  à  leur  sens  pri- 
mitif. Quand,  au  terme  de  conservateurs,  les  membres  de  la  droite 
accoleraient  le  nom  de  républicains,  ce  dernier  tomberait  bientôt,  ne 
fût-ce  que  pour  distinguer  ces  républicains  conservateurs,  des  ré- 
publicains, sans  épithète,  des  anciens,  des  vrais,  car,  pour  l'électeur, 
un  républicain  conservateur  ne  sera  jamais  qu'un  républicain  de 
second  degré. 

Une  autre  raison  rend  difficile  aux  conservateurs  de  s'afficher 
comme  républicains,  c'est  que  leur  clientèle,  de  toutes  classes,  garde 
des  défiances  contre  la  république.  Les  partis  ont  leurs  préjugés 
dont  leurs  chefs  ne  sont  pas  toujours  libres  de  faire  fi.  Or,  le  préjugé 
antirépublicain  est  encore  vivant  dans  nombre  de  familles.  Au  lieu 
de  le  diminuer,  tout  ce  qu'a  fait  la  république,  depuis  douze  ans, 
l'a  fortifié.  Le  boulangisme  ne  l'a  point  entamé.  Loin  de  là,  plus 
d'un  conservateur  se  permet  de  trouver  le  moment  mal  choisi  pour 
sommer  la  droite  de  reconnaître  l'intangibiliié  de  la  république. 
«  Comment,  disent  ces  esprits  mal  faits,  c'est  au  lendemain  du  jour 
où  les  répubhcains  nous  ont  déclaré  la  république  en  péril,  c'est 
après  nous  avoir  montré,  durant  des  mois,  leurs  doutes  et  leurs 
anxiétés,  qu'ils  nous  convient  à  faire  acte  de  foi  dans  l'éternité 
de  la  république!  »  Ce  qu'on  demande, en  efïet,  aux  conservateurs, 
si  c'est  autre  chose  qu'une  vide  formalité,  c'est  bien  un  acte  de 
foi,  et,  pas  plus  en  politique  qu'en  religion,  la  foi  ne  s'impose.  La 
république  veut-elle  convertir  les  incrédules;  elle  ne  peut  le  faire 
que  par  des  années  de  bon  gouvernement. 

Si  la  défaite  du  boulangisme  a  montré  la  force  de  la  république, 
l'apparition  du  boulangisme  en  a  montré  la  faiblesse.  On  se  dit  que 
les  républicains  pourraient  rencontrer,  un  jour,  des  Boulanger  mieux 
trempés.  En  tout  cas,  ce  honteux  et  morbide  phénomène  a,  dans  cer- 
tains milieux,  accru  les  répugnances  contre  le  régime  d'où  il  est  sorti. 
Car,  il  n'y  a  pas  à  le  nier,  le  boulangisme  est  bien  un  produit  de  notre 
forme  de  gouvernement;  c'est  une  excroissance  républicaine.  On 
n'imagine  pas  de  Boulanger  sous  une  monarchie.  Il  faut,  pour  cela, 
que  la  première  place  de  l'état  soit  à  prendre  et,  pour  ainsi  dire,  au 
premier  occupant.  Qu'est-ce,  au  fond,  que  le  boulangisme,  si  ce 
n'est  une  vérification  de  la  vieille  loi  de  l'histoire  qui  de  la  démo- 
cratie fait  naître  la  tyrannie?  Pour  le  démontrer,  il  n'était  pas  be- 
soin d'un  savant  et  subtile  historien,  comme  M.  le  duc  de  Broglie. 
La  venue  de  l'aspirant  dictateur  était  écrite  dans  les  astres  ;  le  sort 


LA.    RÉPUBLIQUE    KT   LES    CONSERVATEURS.  117 

des  républiques  antiques  et  modernes  l'avait  annoncée  depuis  des 
siècles.  Selon  plusieurs,  le  mal  est  inhérent  au  régime,  et  la  France 
aura  d'autant  plus  de  peine  à  y  échapper  qu'elle  est  une  démocra- 
tie militaire  :  de  la  combinaison  de  la  souveraineté  populaire  avec 
le  service  obligatoire  risque  lort  de  sortir  la  dictature  de  l'épée. 

La  crise  du  boulangisrae,  plus  d  un  a  pu  dire  :  «  Nous  l'avions 
bien  prévue  !  »  Il  ne  fallait  pas  être  grand  devin  ;  mais,  en  poli- 
tique, il  sert  peu  de  prédire  le  mal,  et  les  prophètes  de  malheur 
auraient  mauvaise  grâce  à  en  triompher.  Entre  les  libéraux  ralliés 
à  la  république  et  les  conservateurs  libéraux  demeurés  à  l'écart, 
entre  ce  qu'on  appelait,  en  des  temps  qui  nous  semblent  préhis- 
toriques, le  centre  gauche  et  le  centre  droit,  la  France  a  assisté, 
durant  des  années,  à  un  curieux  dialogue  :  «  Pourquoi  n'être  pas 
venus  à  nous?  disaient  les  premiers  ;  pourquoi  ne  nous  avoir  pas 
aidés  et  soutenus?  Si,  à  notre  exemple,  vous  aviez  résolument  ac- 
cepté la  république,  la  république  eût  été  sage,  modérée,  tolé- 
rante. La  France  n'eût  pas  été  coupée  en  deux  par  l'esprit  de  secte, 
violentée  par  le  radicalisme,  humiliée  par  le  boulangisme.  »  — 
«  Si  nous  ne  sommes  pas  venus  à  vous,  repondaient  les  conser- 
vateurs libéraux,  si  nous  n'avons  eu  garde  de  vous  hniter,  c'est 
qu'il  ne  nous  agréait  pas  d'être  dupes.  Si  nous  ne  sommes 
pas  venus  à  la  république,  c'est  que  nous  savions  que  la  répu- 
blique conduisait  au  radicalisme  et  à  la  dictature.  »  —  «  Vous 
voyez,  disent  les  premiers,  si  nous  avions  raison  :  la  république  a 
duré;  nous  vous  l'avions  bien  dit.  »  —  «  Vous  voyez,  répliquent  les 
seconds,  si  nous  avions  tort  :  la  république  est  devenue  radicale; 
elle  afailU  verser  dans  la  diciature;  nous  vous  l'avions  annoncé.  » 
—  Et  le  dialogue,  ainsi  engagé,  pourrait  se  prolonger  indéfiniment 
sans  convaincre  personne,  chacun  des  interlocuteurs  ayant  raison 
de  son  point  de  vue.  Eh!  qu'importe,  après  tout,  de  savoir  qui  a  tort 
ou  raison?  L'important,  c'est  de  vivre  et  de  faire  vivre  la  France; 
et,  devant  les  maux  du  pays,  c'est  une  justification  insuffisante  que 
de  dire  :  nous  l'avions  bien  prévu. 

Le  schisme  politique  des  libéraux  de  gauche  et  de  droite  a  été 
un  des  événemens  les  plus  fâcheux  des  vingt  dernières  années. 
Séparés,  ils  sont  devenus  presque  également  impuissans.  Elles  sont 
loin,  du  reste,  les  heures  où,  pour  tout  sauver,  il  eût  suffi  de  leur 
entente!  Aujourd'hui,  les  libéraux  qui,  à  la  suite  de  Thiers,  ont 
passé  l'Atlantique  et  ceux  qui  sont  restés  sur  l'autre  rive  n'ont  à 
se  demander  qu'un  peu  de  tolérance  et  de  bonne  volonté  réci- 
proques. Au  lieu  de  toujours  rappeler  aux  modérés  de  la  répu- 
blique leurs  faiblesses  passées,  les  conservateurs  doivent  les  encou- 
rager et  les  soutenir  dans  leurs  essais  de  résistance  à  la  pression 
du  radicalisme.  Les  libéraux  de  gauche,  de  leur  côté,  ont  mieux  à 


118  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

faire  que  de  reprocher  aux  conservateurs  libéraux  de  n'avoir  pas 
su  arborer  la  cocarde  républicaine.  Dans  les  deux  camps,  il  est 
oiseux  de  toujours  mettre  en  avant  ces  questions  d'étiquettes  qui 
sont  les  questions  qui  divisent.  Leur  importance  est  peut-être,  en 
réalité,  plus  théorique  que  pratique.  L'avenir  de  la  république  ne 
dépend  pas  de  l'adhésion  de  tel  ou  tel  groupe;  il  dépend  de  sa 
sagesse,  et  de  son  bonheur.  L'empire  est  tombé,  quelques  mois 
après  un  plébiscite  où  il  avait  été  sanctionné  par  plus  de  millions 
de  suffrages  que  n'en  a  jamais  recueillis  la  république.  L'unanimité 
apparente  de  la  nation  peut  être,  pour  un  gouvernement,  autant  un 
péril  qu'une  force,  parce  qu'elle  est  une  tentation.  Gela  est  surtout 
vrai  des  démocraties,  si  facilement  infatuées  d'elles-mêmes;  le  jour 
le  plus  dangereux  pour  la  république  sera  celui  où  elle  croira,  de 
nouveau,  pouvoir  tout  se  permettre. 

Pour  se  convaincre  que  les  questions  d'étiquettes  n'ont  pas,  dans 
notre  politique,  toute  l'importance  qu'on  leur  attribue  vulgairement, 
il  suffit  de  se  reporter  aux  dernières  élections.  Nous  avons  vu  des 
candidats  de  droite  s'affubler  du  titre  de  républicains  ralliés.  On 
sait  comment  cette  qualification  a  été  accueilhe  des  répubhcains  de 
profession;  ils  l'ont  prise  comme  une  profanation  du  nom  de  répu- 
bhque.  A  la  chambre  même,  quelques  députés,  pour  la  plupart 
d'origine  bonapartiste,  ont  paru  enclins  à  s'intituler  républicains 
plébiscitaires.  Quel  gré  leur  en  sait  la  gauche?  Des  plébiscitaires, 
dit-on,  ne  sont  pas  des  républicains;  mais  naturellement,  si  la  droite  se 
déclarait  répubUcaine,  sa  république  ne  serait  pas  celle  de  la  gauche. 
Les  questions  de  forme  ou  d'organisation  gouvernementale  ne  se- 
raient même  pas  tranchées  par  là,  car  il  y  a  bien  des  sortes  de  ré- 
publiques; les  républicains  ne  seraient  pas  contenus  par  la  droite, 
qu'on  les  verrait  vile  aux  prises,  entre  eux,  sur  les  questions  de 
constitution  et  de  re vision. 

Autre  remarque  :  il  s'est  trouvé  des  conservateurs,  dans  la  presse 
religieuse,  pour  engager  la  droite  à  laisser  de  côté  la  question  de 
monarchie  et  de  république,  lui  conseillant  de  subordonner  la 
politique  à  la  religion,  pour  former,  à  l'instar  de  la  Belgique  et  de 
l'Allemagne,  un  parti  catholique.  La  gauche,  si  prompte  à  dénoncer 
la  théocratie,  verrait-elle  là  un  progrès?  Peut-être,  parce  que,  vis- 
à-vis  du  suffrage  universel,  ce  serait  le  plus  sûr  moyen  de  compro- 
mettre la  droite.  Où  serait,  en  tout  cas,  l'avantage  pour  la  France? 
Un  parti  purement  confessionnel  ne  servirait  ni  l'Église,  qui  ne  doit 
point  être  impliquée  dans  les  luttes  électorales,  ni  le  pays,  qui  n'a 
pas  besoin  de  voir  les  querelles  politiques  s'aigrir  et  se  passion- 
ner encore.  Par  bonheur  pour  la  France  et  pour  la  religion,  ce 
parti  catholique,  ou  comme  eussent  voulu  quelques  isolés,  ce  parti 
républicain-cathohque  est  mort-né. 


LA   RÉPUBLIQUE   ET   LES    CONSERVATEURS.  119 

Qu'on  y  réfléchisse;  on  se  convaincra  que  les  conditions  de  la 
lutte,  dans  le  pays  et  dans  le  parlement,  que  les  attaques  et  les 
suspicions  de  la  gauche,  non  moins  que  les  préventions  dune  partie 
de  la  société,  ne  laissent  à  la  droite  guère  de  choix;  que  le  nom  de 
conservateurs  est  encore,  par  son  vague  même,  celui  qui  a  le  moins 
d'inconvéniens,  qui  doit  le  moins  diviser  les  droites  et  le  moins 
olïusquer  les  gauches.  11  n'a  rien  d'illégal,  rien  de  factieux,  rien  de 
belhqueux,  ce  vieux  nom  de  conservateur;  il  est  pacifique;  il  n'im- 
plique aucune  velléité  de  révolution  ;  il  ne  préjuge  même  point  la 
forme  de  gouvernement;  il  se  prête  à  toutes  les  évolutions  et  les 
transactions  que  peut  réclamer  l'intérêt  du  pays.  Tout  ce  que  la 
gauche  doit  demander  à  la  di'oite,  c'est  de  le  justifier. 


VI. 


La  France  est  en  république  ;  elle  y  est  de  par  un  enchaînement 
de  laits  et  de  circonstances  indépendant  de  nos  antipathies  ou  de 
nos  sympathies.  Elle  est, aujourd'hui,  vouée  à  la  répubhque,  ou,  si 
vous  aimez  mieux,  elle  y  est  condamnée;  quant  aux  résultats,  c'est 
tout  un.  Est-ce  à  perpétuité?  Imprudent  qui  l'affirmerait,  mais  plus 
téméraire  encore  qui  annoncerait  qu'elle  en  doit  sortir  à  brève 
échéance.  Les  monarchistes,  de  sentiment  ou  de  raison,  ne  sont  pas 
tenus,  pour  cela,  de  dire  ruai  à  la  monarchie.  La  monarcliie  est, 
pour  la  France,  une  ressource  suprême  en  des  crises  que  nous  ne 
pouvons,  que  nous  ne  devons  point  souhaiter,  mais  contre  les- 
quelles aucun  paratonnerre  ne  garantit  notre  démocratie;  une  res- 
source pour  des  périls,  du  dedans  ou  du  dehors,  qu'il  serait  impie 
d'appeler  sur  la  France,  mais  qu'il  ne  dépend  point  de  nous  d'écar- 
ter de  sa  tête,  et  que  les  fautes  mêmes  de  la  république  peuvent, 
malgré  nous,  attirer  sur  le  pays.  Selon  le  mot  d'un  vieux  républi- 
cain de  mes  amis,  les  princes  d'Orléans  restent,  pour  la  France,  un 
en-cas,  qu'elle  peut  être  heureuse  de  retrouver  un  jour.  On  l'a 
senti  à  son  émotion  devant  la  généreuse  témérité  du  jeune  prince 
que  nos  gouvernans  n'osent  renvoyer  à  l'exil. 

Telle  est  la  vérité,  pour  tout  esprit  dégagé  des  superstitions  mo- 
narchiques ou  répubhcaines.  La  république  est  le  fait,  elle  existe, 
et  la  politique  doit,  avant  tout,  compter  avec  les  laits  et  avec 
le  présent.  Les  conservateurs  ne  sauraient  se  soustrake  à  cette 
nécessité,  sans  cesser  d'être  des  politiques.  Ils  doivent  laisser  l'in- 
transigeance aux  sectaires  d'extrême  gauche.  Pour  cela,  il  n'est 
besoin  d'adopter  aucun  article  du  Syllahus  néo-républicain.  11  suffit 
d'appuyer  ce  qui  semble  utile,  de  combattre  ce  qui  est  mauvais, 
en  regardant  les  lois  et  non  les  mains  qui  les  présentent.  Si  le  bien 


120  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

semble  impossible,  il  iaut  savoir  se  contenter  de  la  politique  du 
moindre  mal.  Il  est,  en  tout  cas,  une  politique  dont  tout  conserva- 
teur doit  se  garder,  c'est  celle  que,  aux  débuts  de  la  révolution,  a 
trop  pratiquée  la  droite  de  la  Constituante,  celle  qui  prêterait  Pé- 
tion  à  Lafayette,  Robespierre  à  Barnave,  et  les  jacobins  aux  feuil- 
lans, —  la  politique  du  pire.  Attendre  le  remède  de  l'excès  du  mal 
serait  trahir  le  pays  et  tromper  les  sufirages  des  électeurs,  qui 
ne  nomment  pas  des  conservateurs  pour  aider  les  démolisseurs. 

Si  le  pays  continue  à  être  coupé  en  deux,  si  l'ère  des  persécutions 
s'éternise,  si  les  intérêts  nationaux  doivent  encore  être  sacrifiés 
aux  intérêts  de  parti,  il  ne  sied  pas  qu'on  puisse  dire  que  la  faute 
en  est  aux  con  ervateurs.  Pauvre  paysl  pour  le  satisfaii-e,et  pom* 
gagner  la  clientèle  conservatrice,  les  républicaius  n'auraient  guère 
qu'à  ravir  à  leurs  frères  ennemis,  les  boulangistes,  la  devise  du 
banquet  de  Tours  :  une  république  nationale.  Une  république  ou- 
verte, tolérante,  respectueuse  de  tout  ce  qui  est  respectable,  au  lieu 
d'une  république  sectaire  :  voilà  ce  qu'appelle  la  grande  majorité 
des  Français.  Quand  le  comprendra-t-on  au  Palais-Bourbon?  On  y 
semble  tout  prêt  à  revenir  aux  erremens  anciens  ;  on  n'a  de  foi  que 
dans  la  force,  dans  la  contrainte,  dans  les  invalidations,  les  épura- 
tions et  toutes  les  pratiques  en  usage  depuis  douze  ans.  La  répu- 
blique, s'écrie-t-on,  ne  peut  désarmer  devant  des  adversaires  en 
armes  ;  elle  ne  saurait  se  relâcher  de  ses  rigueurs  devant  des  vain- 
cus qui  n'implorent  pas  merci. 

0  hommes  de  peu  de  foi  !  serais-je  tenté  de  leur  répondre  ;  vous 
nous  jurez,  chaque  matin,  que  la  répubhque  est  fondée  à  jamais, 
et  que  toutes  les  forces  de  la  réaction  se  briseront  contre  elle  ;  à 
chaque  élection,  vous  nous  assurez  que  c'est  le  dernier  assaut  qu'on 
osera  lui  livrer;  et,  après  la  victoire,  vous  n'osez  poser  les  armes 
et  sonner  la  paix.  Vous  dites  la  république  indestructible  et,  à 
chaque  mêlée  électorale,  vous  criez  au  pays  que,  s'il  ne  se  serre  au- 
tour de  vous,  la  république  est  perdue.  0  hommes  de  peu  de  foi 
et  hommes  de  peu  de  clairvoyance  !  vous  ne  voyez  pas  que  ce  qui 
vous  semble  lortifier  la  république  est  ce  qui  l'empêche  de  s'affermir  ; 
que  vos  haines,  vos  tracasseries,  vos  persécutions,  vos  vengeances 
écartent  d'elle  ceux  que  vous  devriez  attirer  à  elle.  Qu'est-ce  donc? 
C'est  que  vous  vous  obstinez  à  confondre  la  république  avec  le  parti 
républicain  ;  vous  voulez  persuader  au  pays  que  l'une  ne  saurait 
survivre  à  la  défaite  de  l'autre.  Imprudens!  Bien  incertaines  se- 
raient les  destinées  de  la  république,  si  la  France  les  croyait  liées, 
à  jamais,  au  triomphe  de  la  gauche.  Un  gouvernement  n'a  de  chances 
sérieuses  de  durer  que  lorsque  son  existence  ne  dépend  plus  des 
succès  électoraux  d'un  parti.  La  répubhque  ne  sera  sure  de  vivre 
que  le  jour  où  elle  aura  résisté  à  la  défaite  des  républicains.  Bien 


LA    REPUBLIQUE   ET    LES   CONSERVATEURS.  121 

mieux,  j'oserai  dire  qu'elle  ne  sera  hors  de  question  que  lors- 
([u'elle  aura  été  gouvernée  par  des  conservateurs,  comme  en  An- 
|j;leterre  la  maison  de  Hanovre  n'a  été  définitivement  assise  que 
lorsque  le  pouvoir  eut  été  exercé  par  les  tories.  Affirmer  qu'en 
l'rance,  aujouM'hui,  l'arrivée  au  pouvoir  des  conservateurs  est  im- 
possible sans  péril  pour  la  république,  c'est  reconnaître  que  la  ré- 
publique n'est  pas  encore  définitivement  fondée. 

Pour  que  les  conservateurs  reviennent  à  la  direction  des  afiaires, 
il  n'est  pourtant  besoin  d'aucune  révolution;  il  suffît  d'un  minime 
déplacement  de  voix  dans  le  corps  électoral,  et  depuis  huit  ans,  le 
suffrage  universel  n'a  rien  qui  les  puisse  décourager.  Voici  deux  fois 
((ue,  aux  élections  générales,  la  gauche  ne  l'emporte  que  de  quelques 
centaines  de  milliers  de  voix,  et  encore  grâce  aux  manœuvres  que 
l'on  sait.  Malgré  tous  ses  avantages  et  malgré  ses  procédés,  sa  vic- 
toire a  été  maigre;  tout  autre  gouvernement  l'eût  considérée  comme 
une  défaite.  Les  républicains  en  ont  triomphé  ;  la  république  a  le 
droit  de  se  contenter  de  peu  ;  elle  peut  vivre  avec  ce  qui  tuerait 
une  monarchie.  Pour  qui  regarde  à  l'avenir,  mieux  eût  valu  peut- 
être,  pour  elle,  que  les  vainqueurs  fussent  à  droite.  Le  pouvoir,  à  la 
longue,  démoralise  les  partis;  le  mal  de  la  gauche  est  peut-être 
d'être  restée  trop  longtemps  au  gouvernement,  et  d'en  avoir  trop 
usé.  Elle  eût  eu  moins  de  peine  à  s'assagir;  elle  se  lût  purifiée  et 
modérée  plus  aisément  dans  l'opposition;  puisse  la  république 
n'a\  oir  pas  à  regretter  ses  corrompantes  victoires  électorales  ! 

Quant  aux  conservateurs,  ils  peuvent  demeurer  longtemps  dans 
l'opposition.  Ils  ne  sont  point  des  afTamés  de  places  ou  de  beso- 
gneux politiciens,  avant  tout  soucieux  des  avantages  matériels  du 
pouvoir;  ils  n'ont  point,  pour  la  plupart,  de  fortune  à  faire,  ou  de 
notoriété  à  acquérir  pour  se  pousser  dans  le  monde.  Les  impa- 
tiences des  nouvelles  couches  ne  leur  siéent  point.  L'opposition  est 
aujourd'hui  une  fonction  assez  haute.  Elle  a  les  intérêts  matériels 
et  moraux  de  la  France  à  défendre  :  sa  fortune,  ses  finances,  son 
armée,  ses  libertés  publiques  et  privées,  la  sincérité  du  suffrage 
universel,  le  respect  de  l'enfance,  la  probité  politique,  la  mora- 
lité nationale.  Elle  a  les  prodigalités  gouvernementales,  l'arbitraire 
administratif,  le  fanatisme  maçonnique,  les  vexations  jacobines  à 
combattre,  et  la  tyrannie  même  de  l'état  omnipotent,  qui  menace 
nos  sociétés  d'un  nouveau  genre  de  servitude.  Et,  pour  cette  tâche, 
qui  suffirait  à  la  gloire  d'un  grand  parti,  les  conservateurs  ont  les 
ressources  que  donnent  la  richesse,  l'intelligence  ou  l'instruction, 
l'expérience  des  affaires,  les  traditions  d'honnêteté  et  d'honneur  et 
les  fortes  croyances  qui  trempent  les  âmes  et  rehaussent  les 
cœurs.  Pour  cette  mission  de  défense  sociale,  qu'ont-ils  besoin  de 


122  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

songera  ce  qui  nous  divise,  aux  questions  de  forme  et  d'étiquette, 
aux  querelles  d'écoles  et  de  dynasties?  Ils  n'ont  qu'à  penser  à  la 
France. 

La  France  avant  tout!  avant  la  république,  comme  avant  la  mo- 
narchie !  Quoi  de  plus  naturel  ?  Cela  est  bien  simple,  et  cela,  hélas  ! 
paraît  souvent  difficile  aux  partis.  Notre  temps  ressemble  à  celui  où 
les  uns  criaient  :  Vive  la  ligue  !  et  les  autres  :  Vive  le  roi  !  bien 
peu  songeaient  à  crier  :  Vive  la  France  !  Ce  cri,  les  conservateurs 
l'ont  adopté  ;  c'est  celui  qui  sort  de  leurs  poitrines  dans  les  réu- 
nions politiques,  ou  lors  de  la  clôture  des  sessions  du  parlement  ; 
• —  qu'ils  lui  demeurent  fidèles  dans  leurs  actes!  Vive  la  France! 
c'est  un  beau  cri  !  il  est  bien  français,  il  est  de  tous  les  temps  ; 
tout  patriote  peut  s'y  joindre,  et  tous  les  échos  du  pays  le  redire; 
c'est  un  cri  de  paix,  c'est  un  cri  d'union;  il  n'a  rien  de  séditieux, 
il  n'a  rien  d'exclusif,  il  n'a  rien  de  blessant  pour  personne.  Laissez- 
le  à  ceux  qui  n'en  veulent  pas  d'autre  ;  et  répétez-le  avec  eux  ;  et, 
si  vous  pouvez,  plus  fort  et  mieux  qu'eux.  Ne  leur  demandez  pas  de 
crier  :  Vive  la  république!  A  beaucoup,  vous  l'avez  rendu,  pour 
longtemp<5,  malaisé.  C'est  à  ce  cri  qu'ont  été  votées  toutes  les 
lois  édictées  contre  eux,  contre  ce  qu'ils  aiment  ou  ce  qu'ils 
respectent  ;  c'est  à  ce  cri  de  guerre  qu'ont  été  forcées  les  portes 
des  couvens  et  que  les  laïcisateurs  ont  donné  l'assaut  à  l'école  et 
à  l'hôpital.  Vive  la  république  !  cela,  pour  bien  des  oreilles,  sonne: 
A  bas  les  curés!  à  bas  la  religion!  Cela,  pour  trop  de  Français,  est 
devenu  synonyme  de  :  Vive  l'intolérance  et  la  délation  !  Vive  la 
corruption  et  le  gaspillage  !  Vivent  les  budgets  fictifs  !  Vivent  les 
fraudeurs  du  trésor  et  les  falsificateurs  du  scrutin!  Un  jeune  roi 
demandait  à  un  vieux  seiTiteur  :  «  Pourquoi  ne  cries-tu  pas,  comme 
les  autres  :  Vive  le  roi!  »  —  u  Parce  que  j'attends  de  te  voir  à 
l'œuvre  !  »  Le  pays  a  vu  la  république  à  l'œuvre,  et  plusieurs  de 
ceux  qui  en  avaient  salué  l'avènement  de  leurs  vivats  ont  été  pris 
de  doute  ou  de  dégoût.  Vive  la  France  !  est  un  cri  dont  jamais  Fran- 
çais n'auront  à  rougir;  il  suffit  à  tout,  il  dit  tout.  Vive  la  France! 
la  vieille  et  la  nouvelle,  la  France  des  ancêtres  et  celle  des  fils,  la 
France  des  lis  et  celle  du  tricolore,  la  France  des  triomphes  et 
celle  des  défaites,  la  France  d'hier  comme  celle  de  demain.  Vive 
la  France  !  Qu'un  pays  est  à  plaindre,  quand  un  tel  cri  semble  un 
cri  de  parti  !  et  qu'elle  redeviendrait  grande  et  forte,  notre  France, 
si  les  Français  n'en  connaissaient  pas  d'autre! 


UNE 


AMBASSADE  EN  ANGLETERRE 


AU    XVr    SIECLE 


M.    DE     GASTILLON    A     LA    COUR     D'HENRI    VIII. 


Correspondance  politique  de  M.  de  Castillon,  publiée  sous  les  auspices  de  la  commis- 
sion des  archives  diplomatiques  par  M.  Jean  Kaulek  avec  la  collaboration  de 
MM.  Louis  Fai'ges  et  G.  Lefèvre-Pontalis,  1  vol.  in-8°.  Paris,  1889;  Alcan. 


Lorsque  les  Anglais  ont  entrepris  de  donner  au  public  la  corres- 
pondance officielle  de  leurs  ambassadeurs  en  commençant  par  les 
plus  éloignés  du  temps  présent  (1),  beaucoup  d'entre  nous  ont 
pensé  que  notre  diplomatie  retirerait  du  bénéiice  d'une  publication 
analogue  faite  sur  nos  documens.  Les  explorateurs  privilégiés  de 
nos  dépôts  publics  savaient  quelles  richesses  ils  contenaient.  Les 
extraits  déjà  anciennement  connus  des  lettres  de  François  de 
Noailles,  de  Jean  du  Bellay,  de  d'Ossat  et  d'autres  négociateurs  du 
xvi^  siècle  nous  avaient  mis  en  goût  pour  les  papiers  d'état  :  aussi 
une  faveur  marquée  a-t-elle  accueilli  l'annonce  des  publications 

(1)  Calendars  of  State  papers,  publiés  par  le  Record  Office. 


124  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  commission  des  archives  diplomatiques  destinées  à  permettre 
de  pénétrer  dans  la  correspondance  de  nos  anciens  ambassadeurs. 
Ce  n'est  pas  que  pour  certains  la  lecture  des  lettres  originales  dans 
le  papier  du  temps  n'ait  une  saveur,  un  charme  tout  particulier, 
d'où  une  vive  jouissance  ;  mais  no)i  licet  omnibus,  et  tous  sans 
exception  ont  applaudi  à  la  résolution  prise  et  au  plan  adopté  par 
les  hommes  intelligens  qui  composent  la  commission. 

Gomme  nos  voisins  d'outre-Manche,  ceux  de  par-delà  les  monts 
nous  avaient  précédés  dans  cette  voie.  Les  Dispacci  et  les  Bela- 
zioni  de  leurs  ambassadeurs,  source  féconde  de  l'histoire,  ont  été 
ici  même  (1)  louées  comme  elles  le  méritent  ;  en  les  lisant  chacun 
appréciera  quelle  netteté,  quelle  précision,  quelle  pénétration  de 
l'avenir  distinguent  la  diplomatie  vénitienne,  combien  est  élégant 
et  correct  le  langage  des  ambassadeurs  de  Florence.  Ces  documens 
jettent  une  vive  clarté  sur  l'existence  des  nations  au  xvi^  siècle. 
Ceux  qui  les  ont  écrits  se  sont  montrés  historiens,  hommes  d'af- 
faires ;  ils  ont  apporté  dans  leurs  jugemens  un  sens  droit,  une 
pénétration  indispensable  au  maniement  d'intérêts  d'un  ordre  aussi 
élevé  ;  ils  ont  été  animés  de  ce  grand  amour  du  pays,  condition 
première  en  pareille  situation,  peut-être  un  peu  affaibli  de  nos 
jours.  Ces  mérites  ne  sont  pas  moindres  dans  la  correspondance 
mise  à  jour  par  notre  publication  :  les  Castillon,  les  Odet  de  Selve, 
les  Marilhac,  les  Pelissier,  les  François  de  Noailles  ne  le  cèdent  en 
rien  aux  diplomates  leurs  adversaires  ;  ils  ont  contribué  à  l'agran- 
dissement de  la  France,  qui  leur  doit  un  souvenir.  En  étudiant, 
aux  sources,  les  négociations  suivies  entre  François  P'' et  Henri  VIII, 
cette  figure  originale  de  Castillon  nous  était  apparue,  et  nous  lui 
avions  souhaité  un  éditeur  qui  la  fît  sortir  de  l'ombre.  Après  une 
longue  éclipse,  elle  a  cette  bonne  fortune  d'être  évoquée  et  de  fixer 
l'attention.  Sa  correspondance,  publiée  ajuste  titre,  est  intéressante 
à  connaître.  Il  ne  faut  pas  y  chercher  l'art  que  contiennent  les  dépê- 
ches de  Machiavel  au  conseil  de  Florence,  les  qualités  des  relations 
des  orateurs  de  Venise  à  la  sérénissime  république  ou  des  dépêches  de 
nos  grands  ambassadeurs  ;  mais  dans  un  langage  propre  à  son  au- 
teur, elle  met  en  lumière  la  figure  d'Henri  VIII  et  fait  mieux  com- 
prendre certains  actes  de  ce  roi  si  extraordinaire  ;  on  y  trouve  des 
idées  qui  paraissent  être  de  nos  jours,  mais  dont  notre  siècle  ne 
peut  pas  réclamer  la  priorité.  Certains  détails  pourront  paraître 
peu  importans,  mais  rien  n'est  à  négliger  dans  l'étude  du  xvi®  siè- 
cle, époque  des  grands  contrastes  et  des  figures  en  relief;  étoffe 
de  soie  et  d'or  tachée  de  sang,  dit  Voltaire. 

(1)  Voir,  dans  la  Revue  du  1"  septembre  1862,  l'article  de  M.  Gefifroy. 


\ 


UNE    AMBASSADE   EN    ANGLETERRE.  125 


I. 


M.  de  Castillon  n'était  pas  un  ambassadeur  de  robe  longue, 
catégorie  trop  employée  dans  le  xyi*"  siècle,  au  dire  de  Brantôme, 
qui  préfère  les  ambassadeurs  gens  d'épée  «  qui  troussent  leurs 
paroles  plus  courtes  »  et  sont  aptes  en  outre  à  rendre  des  services 
dans  les  afïaires  de  guerre.  L'auteur  de  la  Vie  des  granch  aipi- 
laines  approuve  qu'on  ait  envoyé  en  ambassade  à  Rome  M.  de  Vil- 
leparisis,  «  bonhomme  d'e«pée  prompt,  hàtif  et  point  endurant,  et 
M.  de  Tournon,  vaillant  seigneur  qui  avec  son  épée  s'en  fit  très  bien 
accroire.  »  Mais  à  l'époque  de  la  renaissance  les  hommes  qui  culti- 
vaient les  lettres  semblaient  être  la  plus  haute  expression  de  leur 
pays,  et  François  P'  les  récompensa  justement.  Il  se  faisait  repré- 
senter auprès  du  pape  Léon  X  par  le  professeur  Guillaume  Budé, 
l'homme  le  plus  savant  de  son  temps,  —  au  concile  de  Trente  par  le 
magistrat  Du  Ferrier,  qui,  après  avoir  harangué  dans  l'assemblée 
des  prélats,  allait  iaire  des  leçons  de  droit  dans  la  célèbre  école 
de  Padoue,  —  le  plus  souvent,  enfin,  auprès  des  souverains  dont  il 
recherchait  l'alliance,  par  des  cardinaux  et  par  des  évêques  qui 
s'étaient  tait  remarquer  dans  l'étude  des  lettres.  Le  poète  Lazare 
Baïf  avait  une  ambassade  ;  Amyot,  une  mission  auprès  du  concile. 

^'otre  hiérarchie  diplomatique,  qui  compte  plusieurs  degrés,  n'exis- 
tait pas;  les  idées  du  temps  ne  l'admettaient  pas.  Les  divers  secré- 
taires d'ambassade,  qui  de  nos  jours  vont  se  morlondre  dans  les 
petites  cours,  attendant  un  poste  élevé  auquel  ils  ne  montent  que 
rarement,  n'avaient  pas  encore  été  établis  par  ce  besoin  de  bureau- 
cratie, plaie  de  notre  siècle.  Au  xvi^,  époque  de  vie  active,  d'initia- 
tive individuelle,  on  tenait  en  médiocre  estime  ceux  qui  étaient 
«  tombés  à  ce  passe-temps  de  branler  les  jambes  sur  les  coffres 
de  l'antichambre  du  roi.  »  Fallait-il  aller  négocier  la  rançon  de 
François  I",  on  envoyait  le  premier  président  au  parlement  de 
Paris,  le  maire  de  Bordeaux,  l'archevêque  d'Embrun;  fallait-il  en- 
tretenir de  bonnes  relations  avec  le  roi  d'Angleterre,  on  lui  dépê- 
chait l'évêque  de  Bayonne,  Du  Bellay,  qu'un  ambassadeur  anglais 
quaUfiait  quelques  années  plus  tard  «  le  plus  subtil  des  membres 
(lu  collège  des  cardinaux;  »  une  autre  fois  l'évêque  de  Tarbes, 
Gramont,  «  homme  d'audace  intellectuelle,  »  qui  «  a  la  réputation 
de  ne  pas  craindre  le  scandale,  »  d'après  un  ambassadeur  vénitien  ; 
dans  la  circonstance  présente,  M.  de  Castillon.  Ces  envoyés  avaient 
leur  originalité  propre  ;  on  sentait  l'homme  sous  la  fonction. 

Loys  du  Perreau,  seigneur  de  Castillon,  appartenait  à  la  maison 
du  roi;  il  était  fils  d'un  secrétaire  d'état  du  roi  François  P"",  homme 
nouveau  comme  Briçonnet,  Bochelet,  Robertet,  Duprat,  Montholon 


126  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

et  beaucoup  d'autres  qui,  à  cause  de  leurs  talens  et  de  leur  mé- 
rite personnel,  principe  déterminant  du  souverain  à  cette  époque, 
étaient  élevés  aux  premières  dignités  et  se  sont  continués  par  des 
descendans  également  illustrés  au  service  du  pays.  Il  avait  déjà 
rempli  des  missions  ;  il  avait  été  envoyé  vers  Lautrec,  qui  faisait 
l'expédition  de  Naples,  et  Dodieu,  ambassadeur  à  Florence,  écrivait 
au  roi  le  6  novembre  1528  :  «  Vous  avez  entendu  par  M.  de  Cas- 
tillon  comme  les  choses  se  sont  passées  par-deçà.  »  Une  première 
fois,  en  1533,  il  avait  remplacé  à  Londres  l'ambassadeur  Jean  de 
Dinteville  auquel  le  roi  accorda  son  congé  «  pour  faire  un  tour 
chez  lui  et  donner  ordre  à  ses  affaires  ;  »  sa  mission  avait  été  de 
courte  durée,  et  sur  les  comptes  de  153/i  on  trouve  que  sa  femme, 
Anne  de  Saint-Marsault,  a  touché  pour  lui  sur  son  traitement,  à 
raison  de  20  livres  par  jour,  1,460  livres.  Cette  fois  il  allait 
dans  une  circonstance  importante  succéder  à  M.  de  Castelnau, 
évêque  de  Tarbes,  après  Gramont. 

Au  moment  où  Castillon  arrivait  en  Angleterre,  Henri  VIII  gou- 
vernait par  lui-même.  Depuis  quelques  années  déjà,  sous  l'in- 
fluence d'Anne  Boleyn,  il  avait  disgracié  Wolsey,  ce  ministre  qui, 
devançant  de  cent  ans  Richelieu,  avait  au  profit  de  son  maître 
abaissé  les  plus  hautes  têtes  de  l'aristocratie,  ce  qui  dans  le  drame 
de  Shakspeare  lui  vaut  cette  apostrophe  de  Surrey  :  «  Vice  revêtu 
d'écarlate!  »  Nous  attendons  encore  le  Shakspeare  qui  jugera 
notre  grand  cardinal.  Mais  la  politique  avait  survécu  au  ministre, 
et  si  elle  était  absolue  à  l'intérieur,  vis-à-vis  de  François  I"  et  de 
Charles-Quint  elle  Consistait  dans  un  jeu  de  bascule.  Le  roi  d'An- 
gleterre s'efïorçait  de  maintenir  la  mésintelligence  et  le  désaccord 
entre  les  deux  souverains  rivaux  pour  vendre  son  alliance  à  cha- 
cun successivement  et,  de  la  sorte,  les  dominer.  Castillon,  dans 
une  de  ses  dépêches,  caractérise  ainsi  cette  pohtique  :  «  Il  veut 
chevaucher  l'un  et  mener  l'autre  en  main.  »  En  1529,  il  avait  fait 
payer  fort  cher  son  alliance  au  vaincu  de  Pavie  qui  désirait  ardem- 
ment la  hberté  de  ses  enfans  détenus  en  otage  à  la  suite  du  dé- 
sastreux traité  de  Madrid;  mais  en  1537  le  roi  de  France  refusait 
de  passer  sous  les  fourches  caudines  de  celui  qui  l'appelait  «  son 
mieux  aimé  frère,  bon  compère  et  perpétuel  allié.  »  La  rivalité  et 
les  guerres  continuelles  de  l'empereur  et  du  roi  très  chrétien  don- 
naient beau  jeu  à  cette  politique.  Charles-Quint  poursuivait  avec 
une  opiniâtreté  implacable  la  réalisation  de  la  monarchie  univer- 
selle, qui,  depuis  le  mariage  de  Marie  de  Bourgogne  avec  Maximi- 
lien  d'Autriche,  accompli  par  la  faute  de  Louis  XI,  était  une  me- 
nace pour  la  France,  et  François,  au  milieu  de  ses  légèretés, 
s'obstinait  dans  cette  idée  juste  et  vraiment  française  de  ne  pas 
laisser  sans  contrepoids  la  puissance  d'un  monarque  qui  pouvait 


UNE  AMBASSADE  EN  ANGLETERRE.  127 

dire  que  le  soleil  ne  se  couchait  jamais  sur  ses  terres  ;  il  suscita 
(les  ennemis  à  son  rival,  ne  lui  fut  jamais  inférieur  et  posa  les  pre- 
mières bases  d'un  système  d'équilibre  entre  les  puissances  euro- 
péennes. L'idée,  reprise  et  appliquée  par  Henri  IV,  Richelieu, 
Louis  XIV,  avec  l'énergie  qui  les  caractérisait,  fut  la  base  du  droit 
politique  moderne  de  l'Europe  jusqu'au  jour  où  le  cardinal  de  Ber- 
nis  donna  pour  alliée  à  la  France  son  ennemie  de  deux  siècles. 

La  guerre  avait  éclaté  pour  la  troisième  fois  entre  le  roi  de  France, 
qui  voulait  venger  la  mort  de  son  agent  Merveilles,  et  l'empereur, 
qui  avait  été  l'instigateur  de  l'attentat,  comme  il  le  fut  plus  tard 
du  meurtre  (1)  du  cardinal  Fra  Géorgie,  gouverneur  de  Hongrie, 
car  sa  main  atteignait  partout  où  s'étendait  son  intérêt.  Les  hosti- 
lités duraient  depuis  plus  d'une  année  et  n'amenaient  d'autre  ré- 
sultat que  de  fouler  les  peuples  ;  les  deux  rivaux  consentirent  à 
faire  la  paLx.  Cette  fois  encore,  comme  en  1529,  comme  plus  tard  à 
Vaucelles,  comme  dans  tous  les  grands  événemens  du  xvi^  siècle, 
l'influence  des  femmes  se  montra  et  fut  toute-puissante.  Les  négo- 
ciateurs ne  furent  plus  Louise  de  Savoie  et  Marguerite  d'Autriche 
à  qui  on  avait  dû  la  paix  des  Dames,  fort  triste  pour  la  France  ;  ils 
furent  cette  fois  Marie  d'Autriche,  reine  de  Hongrie,  sœur  de  Charles- 
Quint,  et  Eléonore,  aussi  sa  sœur,  mais  reine  de  France.  L'interven- 
tion de  ces  deux  princesses  amena  le  roi  et  l'empereur  à  consentir 
une  trêve  de  six  mois  pour  l'Artois  et  les  Pays-Bas  ;  elle  fut  signée 
le  30  juillet  1537  à  Bormy,  près  Thérouanne,  par  le  sire  de  Lan- 
noy,  le  seigneur  de  Leidekerke,  et  Mathieu  Strick,  stipulant  pour 
l'empereur,  Jean  d'Albon,  Guillaume  Poyer  et  Guillaume  Bertereau 
pour  la  France.  Mais  il  fallait  l'étendre  aux  autres  pays  où  la  guerre 
durait  toujours.  Le  cardinal  de  Lorraine  et  le  grand-maître  de 
Montmorency  s'abouchèrent  aux  cabanes  de  Fitou,  près  Leucate, 
entre  Salces  et  Narbonne,  avec  François  de  Los  Covos,  commandeur 
de  Léon,  et  Mcolas  Perrenot,  sieur  de  Granvelle,  députés  de  l'em- 
pereur, et  signèrent  le  21  janvier  1538  une  trêve  de  six  mois, 
bientôt  après  prolongée  de  dix  ans  par  l'influence  du  pape  Paul  III, 
qui,  désireux  du  bien  de  la  chrétienté,  s'était,  malgré  son  grand 
âge,  rendu  à  Nice  pour  se  rencontrer  dans  cette  ville  avec  les 
deux  souverains  rivaux. 

Cette  paLx,  qui  par  l'intervention  du  pape  allait  donner  du  repos 
à  deux  puissans  pays  et  qui  se  faisait  sans  Henri,  le  mécontentait. 
Il  cherchait  à  l'empêcher  et  à  maintenir  le  roi  de  France  et  l'empe- 

(1)  Lettre  du  cardinal  de  Tournon  au  maréchal  de  Brissac,  de  Venise,  15  janvier  1552  : 
«  ...  le  cardinal  fra  Georgio,  gouverneur  de  Hongrie,  a  été  tué  si  misérablement  par 
les  ministres  de  l'empereur  et  du  roi  des  Romains,  que  c'est  une  chose  fort  scanda- 
leuse, mais  pas  nouvelle,  vu  la  possession  en  laquelle  ils  sont  de  faire  de  tels  actes...» 
FF.  vol.  20327,  fol.  145. 


128  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reur  en  défiance  l'un  contre  l'autre,  afin  de  vendre  fort  cher  son 
alliance  à  chacun  successivement.  Il  aurait  au  moins  voulu  être  le 
médiateur  entre  les  deux  souverains  pour  tirer  quelque  avantage 
du  traité  et  y  figurer.  L'empereur,  dans  des  vues  d'ambition,  de- 
mandait un  concile  pour  faire  condamner  l'hérésie  de  Luther  pra- 
tiquée par  les  princes  allemands  alliés  de  la  France,  et  le  pape, 
après  des  hésitations  et  des  retards,  avait  consenti  à  le  rassembler. 
Henri  était  également  contraire  à  ce  projet  et  il  avait  de  bonnes 
raisons  pour  cela;  mais  la  préoccupation  qui  dans  son  esprit  do- 
minait les  autres  et  l'emportait  cette  fois  sur  les  questions  de  la 
politique  et  de  la  religion,  c'était  celle  de  son  mariage,  sans  que  le 
cœur  y  eût  cependant  une  part  bien  grande.  ]Nous  allons  voir  qu'il 
poursuivait  cette  pensée  avec  cette  force  de  volonté  particuhère 
aux  Tudor  et  qu'il  apporta  dans  tous  les  actes  de  sa  vie. 

On  connaît  généralement  l'histoire  des  six  mariages  d'Henri  VHI  ; 
on  connaît  moins  les  négociations  matrimoniales  qu'il  a  poursui- 
vies sans  succès.  Gomment  dans  une  vie  remplie  par  six  mariages 
a-t-il  eu  le  temps  d'en  manquer  d'autres?  Le  nombre  en  est 
moindre  que  pour  sa  fille  Elisabeth,  dont  les  hésitations  conjugales 
ont  trouvé  d'éloquens  narrateurs  ;  c'est  cependant  d'une  négocia- 
tion matrimoniale  qui  ne  se  réalisa  pas  qu'était  occupé  ce  roi  au 
moment  où  M.  de  Castillon  arrivait  en  Angleterre. 

Les  circonstances  étaient  particulièrement  délicates  ;  les  deux 
rois,  qui  dans  leur  jeunesse  se  ressemblaient  par  certains  côtés  de 
leur  caractère,  l'amour  du  plaisir,  le  désir  d'acquérir  de  la  gloire, 
avaient  vécu  en  bonne  intelligence  tant  qu'ils  avaient  eu  besoin  l'un 
de  l'autre.  Leur  amitié  s'était  refroidie  à  mesure  que  s'aTaiblissait  l'in- 
térêt qui  l'avait  fait  naître  ;  en  outre,  le  ministre  dirigeant,  Thomas 
Cromwell,  en  même  temps  lord  du  sceau  privé,  était  tout  dévoué 
aux  intérêts  du  roi  d'Espagne.  La  situation  était  donc  mauvaise  pour 
Castillon,  qui  allait  rencontrer  des  difficultés  que  n'avaient  pas  trou- 
vées ses  prédécesseurs  ;  il  lui  restait  cependant  un  moyen  d'action 
sur  le  roi,  la  suite  dira  comment  il  en  usa.  C'était  sur  une  prin- 
cesse française  que  Henri  VHI  avait  porté  son  attention,  et  l'attrait 
qu'il  ressentait  pour  elle  était  très  grand.  Tout  flatteur  que  fût  ce 
choix,  la  princesse  objet  de  ses  désirs  ne  pouvait  ignorer  qu'elle 
allait  succéder  à  la  vertueuse  Catherine  d'Aragon,  répudiée  après 
une  union  de  dix-huit  années,  à  Anne  Boleyn,  décapitée  après  trois 
ans  de  mariage,  enfin  à  Jane  Seymour,  sacrifiée  à  la  naissance  de 
son  fils  par  cette  parole  d'Henri  :  a  Sauvons  le  fruit,  on  trouve 
toujours  des  femmes;  »  que  le  roi  qui  la  recherchait  avait  aboli 
le  catholicisme,  s'était  proclamé  le  chef  suprême  d'une  rehgion 
nouvelle  et  avait  puni  du  dernier  supplice  le  vertueux  chancelier 
Thomas  More,  son  ancien  précepteur,  le  cardinal  Fisher,  malgré  ses 


UNE  AMBASSADE  EN  ANGLETERRE.  129 

quatre-vingt-deux  ans  et  un  grand  nombre  d'autres  do  ses  sujets 
restés  attachés  à  la  suprématie  du  pape. 

Henri,  âgé  en  ce  moment  d'environ  quarante-six  ans,  était  grand 
et  gros  ;  le  beau  type  de  la  race  anglo-saxonne  s'était  épaissi.  Son 
portrait,,  peint  vers  cette  époque  par  Hans  Holbein,  donne  l'idée 
d'un  homme  de  haute  stature  chez  lequel  les  appétits  grossiers  se 
sont  développés  ;  sa  belle  tête  césarienne  s'était  alourdie  ;  ses  goûts 
qui  allaient  en  augmentant  avec  l'âge  avaient  apporté  dans  sa  santé 
des  désordres  que  Castillon  raconte  en  ces  termes  :  «  Ce  roi  a  fait 
estoupcr  une  des  fistules  de  ses  jambes  et  depuis  dix  ou  douze 
jours,  les  humeurs  qui  n'ont  point  de  vidange,  l'ont  cuydé  estouffer, 
tellement  qu'il  a  été  quelque  temps  sans  parler,  le  visage  tout  noir 
et  en  grand  danger.  »  Ce  que  Castillon  appelle  une  fistule  était  un 
ulcère  à  la  cuisse  qui  résista  à  tous  les  efforts  de  la  médecine  et 
occasionna  la  mort  du  roi  quelques  années  plus  tard.  François  P', 
qui  le  suivit  de  près,  mourut  aussi  d'un  ulcère,  placé,  d'après  l'ex- 
pression de  l'ambassadeur  italien,  inter  amim  et  mites.  La  science 
ne  guérissait  pas  encore  ces  maux-là. 

La  princesse  française,  recherchée  par  Henri,  était  Marie  de  Lor- 
raine ,  duchesse  de  Longueville,  fille  aînée  des  douze  enfans  de 
Claude  de  Guise  et  d'Antoinette  de  Bourbon.  Elle  avait  été  mariée, 
en  153/i,  à  Louis  d'Orléans,  duc  de  Longueville,  qui  fut  tué  à  la 
tête  de  sa  compagnie  comme  presque  tous  les  membres  de  cette 
race  «  sur  laquelle  Dunois  jeta  une  telle  semence  de  générosité 
qu'elle  s'en  est  toujours  ressentie,  »  dit  Brantôme.  Marie  de  Lor- 
raine avait  alors  vingt-deux  ans;  elle  était  d'une  taille  élevée; 
elle  avait  le  grand  air  qui  distinguait  les  deux  races  dont  elle 
était  issue;  elle  possédait  aussi  plusieurs  des  qualités  éminentes 
de  ces  familles  qui  ont  donné  à  la  France  tant  d'hommes  remar- 
quables, mais  qui,  malheureusement,  devinrent  bientôt  rivales 
et  ennemies  à  ce  point  que  Louis  de  Condé  disait  :  «  Si  les  Guise 
s'avisaient  de  se  faire  huguenots,  le  lendemain  je  me  ferais  catho- 
lique. »  François  I"  affectionnait  cette  princesse,  quoiqu'il  n'aimât 
pas,  à  cause  de  leur  ambition,  les  princes  de  Lorraine  qu'il  jugeait 
capables  de  mettre  «  les  enfans  royaux  en  pourpoint  et  tous  les 
sujets  en  chemise  ;  »  il  l'avait  mariée  au  duc  de  Longueville  et 
l'avait  dotée.  Après  la  mort  de  ce  dernier,  il  chercha  encore  un 
mari  pour  cette  princesse  restée  veuve  dans  tout  l'éclat  de  la 
beauté  et  de  la  séduction,  et  il  voulut  la  marier  comme  sa  fille. 

Henri  VHi ,  veuf  de  sa  troisième  femme ,  était  à  la  recherche 
d'une  quatrième.  S'il  avait  poursuivi  de  sa  haine  implacable  Anne 
Boleyn,  qu'il  fit  décapiter  par  le  bourreau  de  Calais,  réputé  le  plus 
TOME  xcviii.  —  1890.  9 


130  REVUE   DES    DEUX    MON^DES. 

habile,  s'il  prit  une  autre  femme  le  lendemain  de  son  exécution,  il 
eut  des  regrets  pour  Jane  Seymour,  qui  lui  avait  donné  un  fds  (1). 
Il  s'était  enquis  des  princesses  des  cours  de  l'Europe  en  âge  d'être 
mariées  ;  ayant  entendu  vanter  la  beauté  et  les  grâces  de  M"^^  de 
Longue^àlle,  il  résolut  de  l'épouser.  Il  fit  faire  une  ouverture  de 
mariage  par  le  lord  du  sceau  privé,  son  principal  ministre  et 
l'homme  de  sa  politique.  Malgré  tout  son  désir  de  complaire  à  un 
allié  utile,  François  ?"■,  ne  pouvant  consentir  à  sacrifier  cette  belle 
princesse  au  roi  qui  faisait  si  bon  marché  de  la  vie  de  ses  femmes 
et  de  ses  sujets,  répondit  par  son  ambassadeur  qu'il  serait  très 
honoré  si  le  roi  d'Angleterre  prenait  une  femme  dans  son  royaume, 
qxi'il  n'y  avait  ni  dame  ni  demoiselle  qui  ne  fût  à  son  commande- 
ment, excepté  sa  cousine  de  Longueville  dont  le  mariage  avait  été 
arrêté  et  juré  avec  le  roi  d'Ecosse.  Peut-être  par  ce  motif  la  du- 
chesse de  Longueville  était  précisément  la  femme  que  voulait  Henri, 
car  le  cœur  des  rois  n'est  pas  pétri  d'une  matière  diflerente  de 
celle  des  autres  hommes,  et  le  refus  du  roi  de  France  ne  fit 
qu'exciter  ce  désir.  Castillon  lui  ayant  demandé,  à  la  suite  de  la 
communication  de  la  réponse  de  son  maître,  ce  qui  le  portait  à 
être  plus  afîectionné  à  la  duchesse  de  Longueville  qu'à  toute  autre, 
il  répondit  que  son  ambassadeur  AVolop  lui  en  avait  rapporté  un 
bien  au-dessus  de  tout  ce  qui  se  peut  exprimer  et  qu'avec  cela  «  il 
est  grand  et  gi'os  personnage  et  a  besoin  de  grandes  femmes  ;  quant 
à  M^'®  de  Vendosme,  il  ne  prendra  pas  le  refus  du  roi  d'Ecosse.  » 
Marie  de  Bourbon  avait  été,  en  effet,  fiancée  à  Jacques  V,  le  29  mai 
1536;  mais  ce  prince,  étant  allé  la  voir  à  Dieppe,  ne  la  trouva 
pas  à  son  gré  et  refusa  de    l'épouser. 

Castillon  avait  compris  le  vif  attrait  qu'Henri  ressentait  pour  la 
duchesse  de  Longueville  et  le  parti  qu'il  pouvait  tirer  dans  les 
négociations  des  désirs  de  ce  prince  pour  le  maintenir  dans  l'amitié 
du  roi  de  France  et  en  obtenir  des  secours  contre  l'empereur;  aussi 
écrivait-il  :  «  Ce  roi  est  si  amoureux  de  M™^  de  Longueville  qu'il 
ne  se  peut  tenir  d'y  retourner.  »  En  effet,  Henri  avait  fait  faire  une 
nouvelle  démarche.  Le  lord  du  sceau  privé  demande  à  Castillon 
si  les  choses  sont  si  avancées  qu'elles  ne  se  puissent  rompre  ;  il 
insiste  et  dit  que,  si  on  faisait  tant  pour  le  roi  d'Angleterre  que  de 
lui  accorder  M'"*  de  Longueville,  il  ferait  pour  la  France  plus  du 
double  que  ne  fera  jamais  le  roi  d'Ecosse.  Il  sait  d'après  les  ren- 
seignemens  recueillis  en  France  auprès  de  personnes  dignes  de 
confiance  que,  si  M.  de  Guise  a  promis  et  juré  le  mariage  de  M°^®  de 
Longueville,  elle  n'a  jamais  donné  son  consentement  à  être  mariée 

(1)  Edouard  M.  voir  son  portrait,  par  Antonio  de  Moor. 


UNE    AMBASSADE   EN    ANGLETERRE.  131 

spécialement  au  roi  d'Ecosse,  bien  qu'elle  soit  prête  en  toute  chose 
à  obéir  au  roi,  et  qu'enfin  les  choses  ne  sont  point  si  avancées 
qu'on  ne  puisse  les  défaire  selon  Dieu  et  le  monde.  Faisant  alors 
intei"venir  la  politique  dans  la  question  du  mariage,  le  ministre 
anglais  ajoute  que  son  maîti-e  était  décidé  à  renouveler  l'alliance 
et  l'ancienne  amitié  pour  toujours,  envers  et  contre  tous,  en  s'ex- 
pliquant  par  le  menu  sur  les  points  douteux,  et  qu'il  espérait  bien 
ne  pas  rencontrer  un  refus  uniquement  pour  complaire  au  roi 
d'Ecosse. 

Gastillon  s'étonne  que  l'on  n'ait  pas  une  foi  absolue  dans  la  pa- 
role du  roi  son  maître  et  répond  que  peut-être  ceux  auprès  de  qui 
on  s'était  enquis  n'avaient  pas  été  appelés  pour  témoins  de  la  pro- 
curation que  M"*'  de  Longueville  avait  passée  à  son  père,  parce 
que,  quand  une  fdie  passe  procuration  à  son  père,  même  dans  une 
telle  maison,  peu  de  gens  y  sont  appelés  et  «  on  n'en  fait  point 
les  sains  (1)  sonner.  »  Quant  à  l'alliance  qu'on  offre  de  renouveler 
en  vue  de  ce  mariage,  il  lui  semble  «  que  cette  queue  n'est  pas  de 
ce  veau;  »  il  voudrait  que  jamais  on  ne  lui  eût  tenu  tel  propos, 
car  mylord  du  sceau  privé  sait  bien  que  cette  alliance  est  autant 
à  l'avantage  du  roi  son  maître  que  du  roi  de  France  et  que  les 
afïaires  de  ce  dernier  ne  sont  pas  pires  qu'avec  l'alliance  du  roi 
d'Angleterre. 

Gastillon  tenait  ce  langage  au  ministre  anglais  comprenant  les 
concessions  que  ferait  Henri  en  vue  d'un  mariage  pour  lequel  il  se 
passionnait.  Ce  n'était  pas  seulement  ce  qu'avait  dit  Wolop  (2)  de 
M""*^  de  Longueville  qui  rendait  le  roi  amoureux  ;  son  désir  s'était 
encore  accru  par  le  récit  du  gentilhomme  Méotis,  qu'il  avait  en- 
voyé secrètement  vers  elle.  Gastillon  écrivait  au  roi  :  «  Le  rapport 
du  gentilhomme  Méotis  a  davantage  mis  le  feu  aux  estoupes;  si 
vous  voulez  tant  soit  peu  user  de  dilation,  vous  tirerez  maintenant 
de  lui  tout  ce  que  par  autre  moyen  on  ne  pouiTait  jamais  tirer.  Il 
est  bien  pris  et  me  semble,  sire,  que  cette  affaire  vaut  bien  le  pen- 
ser. Si  vous  ne  concluez  point  avec  l'empereur,  ce  sont  cinq  cent 
mil  escus  de  prêt  ou  de  don  qui  pendent  à  son  habit.  Sire,  vous  m'en 
manderez  votre  bon  plaisir  et  soit  en  peu  ou  en  bon  escient,  j'aide- 
rai à  jouer  la  farce.  »  En  même  temps,  il  écrit  à  Bochetel,  un  des 
secrétaires  du  roi,  à  qui  le  surnom  de  C  une  ta  fonnidans  avait  été 
donné  :  «  Si  je  parle  un  peu  grassement,  la  matière  le  requiert  et 
carême  prenant  approche.  »  Enfin,  rendant  compte  au  grand-maître 
du  projet  de  mariage,  il  dit  qu'une  bonne  comédie  pouiTait  se  jouer 

(1)  Les  cloches. 

(2)  Gentilhomme  de  la  chambre. 


132  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

avec  cela;  sinon  il  faut  bien  spécifier  à  M.  de  Winchester,  l'ambas- 
sadeur d'Angleterre,  que  ce  mariage  était  conclu  et  juré  par 
M.  de  Guise  ayant  une  procuration  expresse  de.  M™®  de  Longue- 
ville,  afin  qu'on  n'y  revienne  plus,  «  car  je  crois  ce  roi  vouldroit 
avoir  donné  partie  de  son  royaulme  et  il  l'eusse  espousée.  » 

La  liberté  de  langage  de  Gastillon  tenait  à  son  époque  ;  elle  tenait 
à  la  vie  des  camps  qui  établissait  en  présence  des  mêmes  dangers 
une  certaine  familiarité  dans  les  rapports  ;  elle  tenait  aux  relations 
fréquentes  du  roi  avec  les  principaux  de  ses  hommes  d'armes  ;  il 
les  connaissait  tous,  il  savait  leurs  affaires  privées  et  intervenait  au 
besoin.  Son  itinéraire  le  montre  déployant  une  grande  activité,  visi- 
tant ses  villes,  ses  places  fortes  et  les  principaux  seigneurs,  allant 
de  château  en  château  sans  s'arrêter  plus  de  quelques  jours  dans 
le  même.  Henri  VIII  en  faisait  autant  de  son  côté  ;  tous  les  ans, 
pendant  trois  mois  de  la  saison  d'été,  il  inspectait  ses  ports  et  ses 
villes  :  c'est  ce  qu'il  appelait  «  faire  son  progrès.  »  La  royauté  ne 
s'isolait  pas  alors  dans  un  cérémonial  infranchissable  comme  l'usage 
s'en  établit  au  siècle  suivant.  Cette  liberté  de  langage  faisait  dire  à 
Dupuy-Montbrun  que  «  quand  il  avait  le  cul  sur  la  selle,  il  était  l'égal 
du  roi;»  elle  permettait  à  Vassé  d'écrire  au  ducd'Aumale  :  «...  Par 
le  corps  de  Dieu,  vous  avez  l'une  des  plus  belles  et  honnestes 
princesses  que  j'aye  jamais  vUe,  et  ai  peine  que,  des  grâces  et  con- 
tentemens  que  Dieu  vous  donne  en  ce  monde,  il  ne  vous  punisse 
quelque  petit  en  l'aultre.  »  Gastillon,  ayant  bien  pénétré  les  senti- 
mens  d'Henri  pour  M""'  de  Longueville,  cherche  à  en  tirer  profit  et 
à  l'engager  dans  les  intérêts  du  roi  de  France.  Il  lui  expose  que  les 
députés  de  l'empereur  faisaient  tous  leurs  efforts  pour  obtenir  le 
concile,  mais  que  son  maître  ne  l'accorderait  qu'à  la  condition  qu'au- 
cune question  de  nature  à  contrarier  le  roi  d'Angleterre  n'y  serait 
traitée;  que  c'était  là  un  point  délicat  qui  pouvait  empêcher  la  paix 
de  se  conclure,  auquel  cas  il  devrait  venir  en  aide  au  roi  de  France 
pour  lui  permettre  de  continuer  la  guerre  contre  l'empereur.  Henri 
répond  qu'il  serait  fâché  que  le  roi  de  France  perde  un  si  grand  bien 
pour  lui  et  qu'il  devrait  plutôt  donner  son  consentement;  il  ajoute 
qu'il  voyait  avec  peine  qu'on  n'allât  pas  franchement  à  lui,  que  la 
paix  ne  se  ferait  pas  et  qu'on  voulait  en  attribuer  la  rupture  à  la 
question  du  concile  pour  faire  retomber  sur  lui  l'odieux  de  la 
continuation  de  la  guerre  ;  il  veut  plus  de  franchise,  il  voudrait 
enfin  une  alliance  sincère  et  inviolable. 

Gastillon  le  suppHe  de  lui  dire  ce  qu'il  veut  qu'on  fasse  pour 
venir  à  cette  sincérité  :  «  Que  je  sache  la  réponse  que  vous  aurez 
de  M*"®  de  Longueville,  dit  le  roi,  nous  en  parlerons  plus  amplement. 
—  Vous  changez  de  propos,  et  cependant  la  paix  ou  la  guerre  se 


UNE   AMBASSADE    EN    ANGLETERRE.  133 

conclut  en  Languedoc.  —  La  paix  n'est  pas  prête.  —  Il  retourne 
après  à  ses  moutons  et  ne  peut  oublier  sa  bergère.  »  Gastillon  lui 
demandant  le  résultat  de  la  mission  secrète  du  gentilhomme  Méotis  : 
«  Pardieu!  le  coquin  a  eu  trop  d'honneur  d'avoir  été  en  si  honnête 
lieu.  Il  a  appris  que  M"'®  de  Longueville  n'avait  rien  spécifié  du  roi 
d'Ecosse.  Le  roi  mon  frère  n'aura  point  d'excuse  de  me  la  refuser 
pour  la  bailler  à  ce  bélitre  et  saoul  roi  d'Ecosse.  »  11  ajoute  de 
longs  propos  à  ce  sujet,  disant  qu'on  ne  peut  lui  refuser  M™®  de 
Longueville,  que  c'était  le  bruit  du  palais  qu'il  l'épouserait,  ce  qui 
est  bon  signe.  Gastillon,  qui  tous  les  jours  appréciait  les  hommes  et 
les  choses  de  la  cour  du  roi  d'Angleterre,  termine  ainsi  la  dépêche 
dans  laquelle  il  rend  compte  à  son  maître  de  cette  conversation  :  a  C'est 
un  merveilleux  homme  et  a  de  merveilleuses  gens  à  l'entour  de 
lui;  si,  suis-je,  sire,  bien  desplaisant  que  je  ne  puis  trouver  moyen 
de  vous  faire  quelque  bon  service  à  l'endroit  de  ses  angelots  (1) 
qu'il  tient  si  chers,  mais  c'est  une  vieille  voulpe...  (2),  il  aime  plus 
l'or  et  l'argent  que  l'alliance  de  prince  que  je  congnoisse  ;  je  vous 
assure  qu'il  en  fait  munition  et  n'y  a  calices,  châsses  ni  autres  reli- 
quaires qui  ne  s'en  sente  bien.  )> 

Gomme  le  montrent  les  dépêches  qui  précèdent,  Henri  poursui- 
vait son  idée  d'épouser  M""®  de  Longueville.  Il  envoya  M.  de  Briant, 
un  des  serviteurs  de  son  intimité,  en  ambassade  vers  le  roi  de 
France,  sous  l'apparence  de  négocier  l'alliance  des  deux  pays  ;  mais 
Gastillon,  qui  connaissait  le  fond  des  choses,  écrivait  au  grand- 
maître  que,  si  Briant  trouvait  bon  accueil  auprès  du  roi,  il  lui  par- 
lerait de  M™®  de  Longueville.  «  Si  on  ne  lui  veut  point  tenir  le  bec 
en  l'eau  et  qu'on  l'en  veuille  tout  à  fait  refuser,  qu'on  fasse  que 
M.  d'Arbroath  (3),  ambassadeur  du  roi  d'Ecosse,  parle  un  peu  des 
grosses  dents  audit  Briant  et  à  M.  de  ^^  inchester,  leur  remontrant 
la  grande  injure  que  le  roi  d'Angleterre  fait  au  roi  d'Ecosse  d'entre- 
prendre sur  sa  femme,  et  que  plustôt  mettra-t-il  son  royaume  en 
hasard  que  d'endurer  un  tel  tort.  »  Gastillon  pensait  que  ce  langage 
ferait  changer  les  dispositions  d'Henri  qui  ne  voudrait  pas  acheter 
une  femme  au  prix  d'une  guerre,  et  qu'il  se  résignerait  à  en  prendre 
une  autre,  peut-être  en  France  même. 

Aux  nouvelles  démarches  faites  auprès  de  lui  par  l'ambassadeur 
Briant,  le  roi  de  France  répond,  comme  il  l'a  déjà  fait,  que  le  ma- 
riage de  sa  cousine  la  duchesse  de  Longueville  est  conclu  et  arrêté 
avec  le  roi  d'Ecosse  et  qu'il  ne  serait  ni  honnête  ni  raisonnable  de 


(1)  Monnaie  anglaise;  il  y  en  avait  quarante-huit  à  notre  marc. 

(2)  Renard. 

(3)  David  Beaton,  depuis  évêque  de  Mirepoix,  cardinal. 


134  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  rompre,  d'autant  qu'il  ne  voudrait  pas  altérer  l'amitié  d'un 
ferme  ami  tel  que  celui-là  qu'il  estime  comme  son  propre  fils  ; 
François  i"  avait  de  bonnes  raisons  pour  parler  ainsi.  Se  confor- 
mant aux  vieilles  traditions  de  fidélité  de  l'Ecosse  pour  l'alliance 
française,  à  l'exemple  que  lui  avait  donné  son  père  tué  pour  elle  à 
la  bataille  de  Flodden,  Jacques  V,  alors  âgé  de  vingt-cinq  ans,  avait 
amené  au  roi  très  chrétien  un  secours  lorsque  Charles-Quint  des- 
cendit en  Provence  et  a  muguetta  en  vain  »  la  ville  d'Arles.  Ce  ser- 
vice lui  avait  valu  la  main  de  la  princesse  Madeleine,  en  place  de 
]^ije  (jg  Vendôme,  d'abord  sa  fiancée  et  qu'il  n'avait  pas  consenti  à 
épouser  ;  mais  il  était  resté  veuf  après  six  mois  d'union.  Toujours 
fidèle  à  l'alliance  de  la  France,  il  cherchait  encore  à  contracter  un 
mariage  dans  ce  pays,  et  le  roi,  après  sa  fille,  lui  donnait  sa  cou- 
sine et  la  dotait,  récompensant  ainsi  son  allié  et  les  Guise,  qui  ve- 
naient de  repousser  l'armée  impériale  devant  Péronne.  Déjà  Henri 
avait  été  fort  irrité  du  mariage  de  Jacques  avec  la  princesse  Made- 
leine, qui  resserrait  l'alliance  de  la  France  et  de. l'Ecosse,  et  il  avait 
fort  mal  accueilli  l'ambassadeur  Lapommeraie  envoyé  poui'  lui  ap- 
porter cette  nouvelle.  Ce  second  maiiage  allait  l'irriter  encore 
davantage  parce  que  son  neveu  lui  enlevait  une  princesse,  objet 
de  ses  désirs,  et  que  l'alliance  de  la  France  et  de  l'Ecosse  allait  être 
encore  plus  intime. 

Pendant  que  Briant  se  rendait  vers  le  roi  de  France  qui  visitait 
la  Provence  et  le  Dauphiné  en  se  dirigeant  vers  le  rendez-vous  de 
Nice,  que  le  gentilhomme  Méotis  était  envoyé  une  seconde  fois  vers 
M""^  de  Longueville,  Castillon  voidut  mettre  à  profit  les  dispositions 
dans  lesquelles  la  négociation  matrimoniale  maintenait  Henri  VHl 
pour  l'entretenir  du  concile  ;  mais  le  roi  comme  à  son  ordinaire 
était  très  hostile  à  ce  projet  et  disposé  à  empêcher  cette  assemblée 
d'avoir  un  caractère  général  ;  il  menaçait  de  s'allier  avec  les  ducs  et 
les  grands  seigneurs  d'Allemagne,  avec  la  Suisse  et  le  Portugal. 
Castillon  lui  fait  observer  que  parmi  tous  ces  gens  il  ne  voit  qu'une 
bourse,  et  que  s'il  faut  a^ir  ce  sera  à  ses  dépens,  car  on  entend 
bien  dire  que  «  les  Allemands  prennent  volontiers,  mais  d'en  bailler 
on  ne  l'entend  jamais.  »  Les  seigneurs  allemands  passaient  alors 
pour  être  pauvres  et  avares,  ce  qui  tenait  à  ce  que  leur  pays  se 
trouvait  en  retard  sur  les  nations  plus  occidentales  qui  par  leur  ac- 
ti\dté  commerciale  attiraient  l'or  du  Nouveau-Monde  ;  aussi  étaient- 
ils  obligés  de  se  metti'e  à  la  solde  des  souverains  plus  riches  du 
continent.  Ils  allaient  servir  en  France,  en  Italie,  partout  où  on  se 
battait  et  où  on  les  payait;  ils  vendaient  leurs  services  au  comptant, 
se  mutinaient  et  se  retiraient  si  le  paiement  de  la  solde  était  en 
retard.  M.  d'Humières,  lieutenant-général  pour  le  roi  en  Piémont, 


uni:  ambassade  en  Angleterre.  135 

eut  gravement  à  se  plaindre  de  l'indiscipline  des  troupes  allemandes. 
La  devise  de  nos  alliés  des  cantons  de  la  Suisse  :  «  point  d'argent, 
point  de  Suisses,  »  était  aussi  celle  de  ces  mercenaires  qui  dans 
plusieurs  occasions  nous  abandonnèrent  à  la  veille  de  la  bataille. 
François  I®",  qui  l'avait  éprouvé,  les  remplaça  par  des  compagnies 
françaises,  moindres  par  le  nombre,  mais  plus  fortes  par  le  senti- 
ment qui  les  animait. 

La  réponse  de  Castillon,  au  sujet  des  alliés  qu'en  vue  du  concile 
voulait  se  donner  Henri,  parut  lui  causer  une  certaine  irritation  ; 
aussi,  il  rappelle  à  cet  ambassadeur  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  le  roi 
de  France,  l'aide  qu'il  lui  a  donnée  pour  faire  sortir  ses  fils  de 
prison,  le  désir  qu'il  a  de  se  marier  en  France,  quoiqu'il  trouve  à 
se  marier  ailleurs  ;  il  dépeint  les  négociations  pendantes  entre  Fran- 
çois P""  et  Charles-Quint,  disant  que  le  premier  veut  le  duché  de 
Milan,  mais  que  le  dernier  n'est  pas  si  fou  que  de  se  fier  en  ses 
promesses  avant  leur  accomplissement,  qu'ils  ne  peuvent  pas  s'en- 
tendre parce  que  quand  l'un  parle  de  la  Savoie,  l'autre  parle  de  la 
Navarre  et  que  ce  sera  toujours  à  recommencer.  Après  l'avoir  laissé 
exhaler  sa  mauvaise  humeur,  Castillon  lui  répond  que  le  plaisir 
qu'il  fit  au  roi  de  France,  il  l'avait  vendu  bien  cher,  qu'il  lui  sem- 
blait qu'il  voulait  être  de  ceux  «  qu'on  ne  doit  appeler  ni  amis  ni 
ennemis.  Le  roi  de  France  y  va  de  bon  pied,  jevous  prie  que  vous 
fassiez  la  pareille  de  votre  costé.  » 

Les  dispositions  d'Henri,  mauvaises  pour  la  France,  n'étaient 
pas  meilleures  pour  l'empereur;  il  n'aurait  pas  voulu  voir  «  l'un  ni 
l'autre  plus  grands  qu'ils  sont,  »  mais  il  n'était  pas  en  mesure  de 
faire  la  guerre,  car  il  y  avait  beaucoup  de  mécontens  «  sans  compter 
les  Irelandes  »  alors  en  pleine  révolte,  et,  comme  aujourd'hui,  une 
grande  difficulté  pour  le  gouvernement  de  l'Angleterre.  D'ailleurs 
les  chances  que  présentent  les  combats  ne  convenaient  pas  à  son 
caractère  absolu,  et  sa  santé  ne  lui  permettait  pas  d'y  prendre  une 
part  active  ;  enfin  ses  richesses  étaient  bien  inférieures  à  ce  que 
croyait  le  vulgaire  parce  qu'elles  étaient  dissipées  aussitôt  qu'amas- 
sées. Ce  défaut  de  ressources  le  mettait  dans  l'obligation  de  de- 
mander des  subsides  à  son  parlement  qui,  en  matière  d'impôts, 
n'avait  pas  la  même  complaisance  que  dans  les  questions  rehgieuses 
et  qui  ne  consentait,  après  de  longues  discussions,  qu'une  partie 
des  subsides  demandés.  Le  clergé  opposait  une  résistance  encore 
plus  grande  et  ne  voulut  jamais  accorder  un  don  gratuit,  bien 
différent  du  clergé  français,  qui  payait  toujours  le  don  gratuit  de- 
mandé ou  plutôt  imposé  par  le  roi  ;  aussi  un  ambassadeur  vénitien 
écrit  dans  ses  relations  :  «  en  France,  plus  les  peuples  sont  grevés 
et  plus  ils  paient  gaîment;  »  ce  caractère  de  la  nation  n'a  pas 


136  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

changé.  Ce  qui  aussi  reste  bien  vrai,  c'est  cette  réflexion  d'un  au- 
teur de  cette  époque,  qu'en  France,  une  fois  qu'un  impôt  était  établi, 
on  ne  le  retirait  plus. 

Castillon,  quoique  ayant  trouvé  à  la  cour  de  Londres  une  situa- 
tion peu  favorable  à  son  maître,  avait  su  se  ménager  les  bonnes 
grâces  d'Henri.  Ce  roi  aimait  à  «  deviser  privément  »  avec  lui  ;  il 
le  fidsait  venir  dans  son  palais,  se  promenait  avec  lui  dans  sa  grande 
galerie,  «  le  patelinait»  et  l'entretenait  longuement,  espérant  l'ame- 
ner vers  ses  intérêts.  La  conclusion  de  la  paix  qui  était  remise  au 
pape  le  préoccupait,  il  aurait  voulu  être  le  médiateur  entre  le  roi 
très  chrétien  et  l'empereur.  Puis  il  revenait  à  parler  de  M™^  de 
Longueville,  s'émerveillant  qu'on  la  lui  refusât  pour  la  donner  à 
son  ennemi.  Sur  la  réponse  de  Castillon  qu'elle  était  déjà  promise 
avant  que  la  feue  reine  d'Angleterre  fût  morte,  il  fait  observer  qu'on 
pourrait  bien  répondre  au  roi  d'Ecosse  que,  si  la  dame  ne  le  veut,  on 
ne  peut  pas  la  contraindre,  «  car  mariages  doivent  être  libres.  »  Il 
énumère  ensuite  ceux  qu'on  lui  présente  en  beaucoup  de  lieux,  en 
Portugal  avec  la  fille  du  roi,  en  Italie  avec  la  duchesse  de  Milan, 
nièce  de  l'empereur.  Il  dit  qu'il  avait  cherché  à  entretenir  la  paix 
avec  le  roi  de  France  plus  qu'avec  tout  autre  prince  au  monde, 
qu'il  a  voulu  prendre  femme  en  France,  mais  qu'on  lui  a  toujours 
préféré  le  pape  et  le  roi  d'Ecosse.  Castillon  répond  :  «  Pour  le  pape, 
la  raison  le  veut;  et  quant  au  roi  d'Ecosse,  M""^  de  Longueville  lui 
était  promise  avant  la  mort  de  la  feue  reine,  votre  femme.  C'est  bien 
se  mettre  à  la  raison  que  de  vouloir  bailler  pour  une  le  choix  de 
cent  mille. —  Oui,  reprend  le  roi,  mais  celle-là  est  d'une  si  gente  race 
qu'on  n'en  trouve  pas  toujours  de  telle.  —  Pour  elle,  repartit  Castil- 
lon, il  n'en  faut  plus  parler,  elle  est  despêchée  ;  mais  si  vous  en 
estimez  tant  la  race,  elle  a  une  sœur  aussi  belle  qu'elle,  d'aussi  belle 
taille,  sage  et  autant  pour  vous  complaire  et  obéir  en  toutes  choses 
que  nulle  autre  que  vous  sauriez  choisir;  prenez-la,  elle  est  jeune 
fdle,  et  vous  aurez  cet  avantage  que  vous  la  dresserez  à  votre 
humeur  et  à  votre  mode.  »  Cette  réponse  produisit  un  bon  effet 
sur  Henri;  frappant  l'ambassadeur  sur  l'épaule,  «  il  lui  donne  congé 
de  bon  visage  et  lui  faisant  grande  chère.  » 

Quoique  habitué  à  voir  tout  céder  à  ses  volontés,  Henri  dut  re- 
noncer, —  et  il  en  éprouva  un  sentiment  de  regret,  —  à  épouser 
M""®  de  Longueville.  Le  refus  qu'il  éprouva  le  mécontenta;  il  cher- 
cha, par  ses  ambassadeurs,  à  empêcher  la  conclusion  de  la  paix, 
tandis  que  lui-même  redoublait  d'attentions  envers  Castillon  pour 
mieux  lui  donner  le  change  et  parvenir  à  ses  fins.  Il  s'entretenait 
avec  lui,  dans  sa  galerie,  pendant  de  longues  heures;  et^  quoiqu'il 
n'aimât  pas  à  donner,  il  lui  envoyait  des  présens  :   tantôt  un  cerf, 


UNE    AMBASSADE    EN    ANGLETERRE.  137 

une  autre  fois  un  daim,  puis  de  gros  artichauts  de  ses  jardins.  Les 
présens  étaient  du  reste  dans  les  habitudes  du  temps  ;  on  ne  man- 
quait jamais  d'en  faire  un  à  l'ambassadeur  qui  prenait  congé  après 
avoir  rempli  sa  mission.  Les  attentions  du  roi  pour  Castillon  avaient 
déteint  sur  le  premier  ministre,  qui  était  le  chef  du  parti  hispanique 
et  montrait  ses  préférences.  «  Il  tire  à  la  cordelle  de  l'empereur; 
mais  son  maître  lui  ayant  chanté  quelque  chanson,  il  est  devenu  plus 
gracieux.  »  Castillon  en  profite  pour  lui  demander  quel  aide,  en  cas 
de  guerre,  on  accorderait  à  son  maître,  qui  maintenant  ne  se  trou- 
verait plus  contre  l'empereur  seul,  mais  contre  l'empereur  et  le 
pape,  et  cela  à  cause  du  roi  d'Angleterre.  Mylord  Privéséel  (1), 
«  qui  met  toujours  amour  devant  les  armes,  »  dit  que  le  grand 
regret  de  son  maître  était  de  n'avoir  pu  épouser  M""^  de  Longue- 
ville,  mais  que,  si  sa  sœur.  M"*  de  Guise,  était  telle  qu'on  la  lui 
avait  dépeinte,  et  si  le  roi  de  France  voulait  la  lui  donner  comme 
sa  fille  pour  l'honorer  davantage,  il  la  prendrait  avec  un  grand 
plaisir,  et  en  remercîment  il  ferait  parler  à  l'empereur  du  mariage 
de  Monsieur  d'Orléans  avec  Madame  Marie,  sa  fille  (2),  auxquels  on 
assurerait  la  restitution  du  duché  de  Milan.  —  Mais  comment  le  roi 
votre  maître  témoignerait-il  sa  reconnaissance  de  cette  alliance?  de- 
mande le  ministre  anglais.  —  Castillon  répond  :  Pensez-vous  que,  si 
le  roi  votre  maître  faisait  restituer  le  duché  de  Milan  moyennant  ce 
traité  de  mariage,  il  ferait  plus  pour  le  roi  mon  maître  que  pour 
lui?  il  ferait  restituer  au  fils  du  roi  de  France  ce  qui  lui  appartient, 
et  ferait  duchesse  de  Milan  sa  fille,  qui  maintenant  n'a  aucun  droit 
sur  ce  duché  ;  il  aurait  marié  sa  fille  à  un  fils  de  France  sans  qu'il 
lui  en  coûtât  guère,  et  il  serait,  comme  il  l'a  toujours  désiré,  mé- 
diateur de  cette  paix  que  le  pape  «  brasse  ;  »  il  serait  plus  fortifié 
qu'avec  20,000  hommes  de  plus  à  sa  solde.  —  Rendant  compte  à  son 
maître  de  la  proposition  de  mariage  faite  par  l'intermédiaire  de  lord 
Privéséel,  Castillon  disait  :  a  Ce  roi  me  fait  toujours  la  plus  grande 
chère  du  monde,  pensant  peut-être  que  je  ne  m'aperçois  point  de 
ses  dissimulations  ;  s'il  vous  plaisait  autant  en  faire  à  ses  ambassa- 
deurs, vous  leur  rendriez  un  quiproquo.  » 

Quelques  jours  après,  Castillon  ayant  fait  connaître  que  le  roi  de 
France  trouvait  bonne  l'ouverture  faite  du  mariage  de  Monsieur 
d'Orléans,  son  second  fils,  et  de  Madame  Marie,  cette  nouvelle  avait 
été  accueillie  avec  de  grandes  démonstrations  de  joie.  Cependant 
Henri  prit  huit  jours  pour  réfléchir,  et  au  bout  de  ce  temps  il  le 
manda,  et,  «  traînassant  son  langage,  »  dit  qu'il   ne  voudrait  pas 

(1)  C'est  ainsi  que  Castillon  l'appelle  toujours. 

(2)  De  son  mariage  avec  Catherine  d'Aragon. 


138  BEVTJE  JDES    DEUX   MONDES. 

que  «  l'évêque  de  Rome  »  s'occupât  de  c-e  mariage.  11  fit  encore  .de 
grandes  amitiés  à  CastUlon,  le  menant  visiter  ses  navires,  le  rete- 
nant à  souper,  lui  faisant  grand  honneur  et  «  bonne  chère  ;  »  mais 
tout  cela  ne  séduit  pas  Castillon,  qui  apprend  de  plus  en  plus  à  ne 
pas  se  laisser  tromper  par  les  caresses  du  roi. 

Ce  projet  de  faire  donner  le  duché  de  Milan  au  duc  d'Orléans,  à 
la  place  du  duché  de  Bretagne  sur  lequel  il  pou^ait  prétendre  des 
droits,  émanait-il  de  la  duchesse  d'Étampes,  alors  toute-puissante, 
que  es  cabeça  dcl  consejo,  d'après  l'expression  de  l'ambassadeur 
espagnol,  ou  était-il  une  des  nombreuses  combinaisons  mises  en 
avant  par  Henri  VIII  pour  entretenir  la  mésintelligence  entre  Fran- 
çois et  Charles-Quint?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  duché  de 
Milan  était  la  pomme  de  discorde  jetée  entre  les  deux  souverains, 
la  question  sur  laquelle  ils  ne  pouvaient  s'entendre.  Mais  si  l'héri- 
tage de  Valentine  Visconti  fut  l'occasion  de  malheurs  et  de  dé- 
faites cpi'une  épigramme  italienne  du  temps  exprime  amsi  :  Vetie- 
runi  Gain,  rediere  Capones,  tout  ne  fut  pas  perdu  pour  la  France; 
elle  puisa  le  goût  des  arts  en  Italie.  Les  tableaux,  les  statues,  les 
marbres  sculptés  étaient  lort  recherchés  ;  le  connétable  de  Mont- 
morency faisait  venir  jusqu'à  des  cheminées  pour  Chantilly.  La 
correspondance  des  ambassadeurs  énumère  une  grande  quantité 
d'objets  d'art  expédiés  par  les  galères  à  nos  grands  seigneurs  et  à 
nos  riches  financiers. 

Pendant  que  Henri  YHl  «  pateUnait»  Castillon,  les  ambassadeurs 
Briant  (1)  et  ^Mnchester  suivaient  le  roi  de  France,  qui  se  rendait 
à  Nice  pour  traiter  de  la  paix  avec  l'empereur,  par  l'intermédiaii-e 
du  pape,  et  eux  aussi  s'elïorçaient  de  maintenir  une  situation  des- 
tinée à  afiaiblir  ces  deux  souverains.  Ils  mettaient  en  avant  le  ma- 
riage de  Madame  Marie  d'Angleterre  avec  le  second  fils  de  François 
et  offraient  de  poursuivre  la  restitution  du  duché  de  Milan  pour  le 
roi  de  France,  à  la  condition  que  celui-ci  repousserait  le  concile  et 
ne  ferait  pas  de  traité  avec  l'empereur  sans  que  Henri  y  figurât 
comme  partie  contractante.  Ces  manœuvres  de  Briant  sont  racon- 
tées dans  la  Correspondance  (2)  de  l'ambassadem*  de  l'empereur 
qui  résidait  auprès  du  roi  de  France  ;  il  le  montre  cherchant  à  jeter 
quelque  désaccord  entre  le  roi  et  l'empereur,  parlant  de  la  dette 
qui  oblige  la  France  envers  Henri  VIU,  disant  qu'mie  paix  entre  le 
roi  et  l'empereur  ne  durerait  pas  six  semaines,  mettant  en  avant 
des  mariages,  demandant  pour  son  maître  que  la  reine  de  Navarre 
vînt  à  Calais  avec  sept  ou  huit  demoiselles  du  sang  royal.  M"®'  de 


(1)  Coubin  germain  d'Anne  Boleyn. 

(2)  Archives  K,  1484. 


UNE  AMBASSADE  EN  ANGLETERRE.  139 

Lorraine,  de  Vendôme,  de  Nevors...  Mais  François  P''  ne  fut  pas 
la  dupe  de  cette  manœuvre  de  la  dernière  heure.  Quand  il  avait 
fait  solliciter  Henri  de  concliu*e  un  traité,  il  n'avait  jamais  pu  ob- 
tenir ni  réponse  ni  résolution,  tant  ce  roi  était  «vacillant et  indécis; 
de  penser  que  je  veuille  être  continuellement  en  guerre  avec  l'em- 
pereur sans  être  aidé  ni  secouru  de  lui,  et  qu'en  cela  mon  amitié 
lui  soit  profitable  et  la  sienne  me  soit  dommageable,  c'est  chose 
trop  à  mon  désavantage,  »  écrivait-il  à  son  ambassadeur,  l'assurant, 
du  reste,  que,  quelque  traité  qu'il  fit,  il  ne  manquerait  pas  d'obser- 
ver la  bonne  amitié  et  la  pei-pétuelle  alliance  existant  entre  lui  et 
le  roi  d' Angle teiTe.  11  ajoutait  :  «  Si  mon  bon  frère,  en  raison  de 
l'afiection  qu'il  a  portée  à  M™®  de  Longueville,  a  volonté  à.  ma  cou- 
sine sa  sœur,  qui  est  une  aussi  belle,  sage  et  vertueuse  damioiselle 
qu'il  en  est  point,  et  non  moindre  en  toutes  qualités  d'honneur, 
de  vertu  et  de  beauté  que  ma  dite  cousine  de  Longueviile,  cette 
alliance  servirait  à  la  perpétuelle  amitié  des  deux  rois.  » 

Pendant  que  le  roi  d'Angleterre  faisait  par  ses  ambassadeurs  des 
eftorts  pour  empêcher  la  conclusion  de  la  paix,  il  usait  lui-même 
d'artifice  auprès  de  Gastillon  et  cherchait  à  le  tromper  en  lui  don- 
nant de  fausses  nouvelles.  M.  Hoyet,  envoyé  de  l'empereur,  lui  au- 
rait apporté  un  projet  de  traité  entre  l'empereur,  le  roi  d'Angleterre 
et  celui  de  Portugal,  s'il  voulait  accorder  à  ce  dernier  en  mariage 
Madame  Marie  d'Angleterre  sa  fille.  —  Voilà  quelque  chose  de  certain 
de  la  part  de  l'empereur,  tandis  que  tout  est  encore  incertain  du 
côté  de  la  France,  dit  le  lord  du  sceau  privé;  puis  il  ajoute  que 
l'alliance  de  ce  dernier  pays  leur  est  plus  avantageuse  que  celle 
d'Espagne,  qu'il  ne  tient  plus  qu'à  François  P""  que  la  France  et 
l'Angleterre  ne  fassent  qu'un,  et  comme  l'idée  d'un  mariage  pour 
Henri  est  toujours  poursuivie  à  la  cour,  il  avoue  qu'il  a  dépêché  la 
veille  le  gentilhomme  qui  était  déjà  allé  vers  M'"^  de  Longueviile  pour 
voir  cette  fois  M^^''  de  Guise,  car  un  Écossais  arrivant  de  France  avait 
dit  qu'il  s'émerveillait  que  le  roi  d'Ecosse  eût  pris  une  veuve  pour 
laisser  une  jeune  fille,  sa  sœur,  la  plus  belle  créature  qu'il  vît  jamais. 
Gastillon,  habitué  à  se  défier  des  paroles  d'Henri  et  de  son  mi- 
nistre, rendait  compte  à  son  maître  de  la  prétendue  nouvelle  apportée 
par  M.  Hoyet;  il  terminait  sa  dépêche  par  ces  mots  :  «  Ce  roy  est 
assez  étrange:  depuis  qu'il  a  vu  que  la  paix  se  dressait,  il  eût  été 
content  de  contribuer  quelque  bonne  somme  à  vous  ou  à  l'empe- 
reur pour  l'empêcher,  il  craint  qu'on  lui  laisse  entre  deux  selles  le 
cul  à  terre.  »  Mais  François  L'^  et  Gharles-Quint  ne  se  laissèrent  pas 
prendre  aux  artifices  du  roi  d'Angleterre,  et  par  l'intermédiaire  du 
pape  Paul  111,  qui,  animé  du  désir  de  faire  cesser  une  guerre  sans 
motifs,  s'était,  malgré  son  grand  âge,  rendu  à  Nice,  lieu  du  rendez- 


d/lO  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

VOUS  pris  par  les  souverains,  une  trêve  de  dix  ans  fut  conclue  le 
18  juin  1538.  Outre  cet  intérêt  général  de  rendre  la  paix  au  monde, 
Paul  III  poursuivait  le  double  intérêt  particulier  du  mariage  d'Oc- 
tavio  Farnèse,  son  petit-fils,  avec  Marguerite  d'Autriche,  et  celui  de 
Victoria,  sa  petite-fille,  avec  M.  de  Vendôme;  il  réussit  dans  le  pre- 
mier et  échoua  pour  le  second. 

La  reine  Éléonore,  qui  avait  aidé  à  la  conclusion  de  cette  paix 
entre  son  frère  et  son  mari,  vint,  suivie  de  toute  sa  cour,  faire 
une  visite  au  saint-père.  Dans  le  cortège,  marchait  M™®  de  Longue- 
ville  avec  sa  litière  «  accoustrée  de  velours  noir  et  sa  suite  en 
haquenée  semblable.  »  Vingt-six  cardinaux  montés  sur  leurs  mules 
et  encappés  se  rendirent  au-devant  de  la  reine.  L'entrevue  fut  ac- 
compagnée de  belles  fêtes  ;  on  ne  voyait,  d'après  un  auteur  con- 
temporain, «  que  galères  trotter,  artillerie  sonner,  se  accoler,  fes- 
toyer, caresser  l'un  l'autre  le  Français,  l'Espagnol,  l'Italien  ;  l'on 
beuvait  frais.  »  Que  d'éloquence  dans  ces  trois  derniers  mots  pour 
qui  s'est  trouvé  dans  le  Midi  au  mois  de  juin  !  et  comme  on  com- 
prend qu'une  grande  récompense  soit  promise  dans  l'évangile  à 
qui  donne  un  verre  d'eau! 

Après  le  voyage  de  Nice,  M'^''  de  Longueville  partit  pour  l'Ecosse; 
elle  épousa  à  Edimbourg  Jacques  V.  Elle  emmenait  dans  sa  suite 
un  page  âgé  d'environ  treize  ans,  Ronsard,  que  son  frère  Charles 
de  Lorraine  lui  avait  donné.  Dans  une  élégie  à  Remy  Relleau,  le 
poète  a  raconté  ce  voyage  : 


après  je  fus  mené 

Suyvant  le  roi  d'Ecosse,  en  Escossaise  terre, 
Où  je  fus  trente  moys  et  six  en  Angleterre. 


C'était  au  xvi^  siècle  comme  de  nos  jours  le  sort  des  princesses 
d'être  le  prix  des  combinaisons  diplomatiques,  sans  aucun  souci  de 
leurs  goûts  ni  de  leurs  désirs,  mais  seulement  en  vue  des  intérêts 
et  des  besoins  des  souverains.  François  P-",  pour  obtenir  la  liberté 
de  ses  enfans,  épouse  la  sœur  de  Charles-Quint,  et  Henri  VIII  la 
veuve  de  son  frère,  pour  n'avoir  pas  à  rendre  sa  dot.  On  dis- 
posait de  ces  princesses  et  on  les  fiançait  dès  l'âge  le  plus  tendre. 
Louise  de  France,  âgée  d'un  an,  fut  fiancée  à  Charles  d'Autriche 
qui,  après  l'avoir  été  à  plusieurs  autres  princesses,  finit  par  épouser 
une  infante  de  Portugal;  Marie,  fille  d'Henri  VIII,  âgée  de  quatre 
ans,  fut  fiancée  au  dauphin  qui  venait  de  naître;  Anne  de  Rretagne 
l'avait  été  à  Maximilien  d'Autriche;  Jeanne  d'Albret,  à  onze  ans, 
avait  dû  par  ordre  du  roi,  et  malgré  ses  protestations,  faire  avec  le 


UNE   AMBASSADE    EN    ANGLETERRE.  141 

duc  (le  Clèves  un  simulacre  de  mariage,  qui  heureusement  ne  fut 
jamais  consommé  et  permit  à  la  princesse  restée  libre  d'épouser, 
par  suite  de  nouvelles  combinaisons  diplomatiques,  Antoine  de 
Bourbon,  union  d'où  sortit  Henri  IV. 

Marie  de  Lorraine  récompensa  la  fidélité  de  Jacques  Stuart  et 
les  services  de  son  père  et  de  son  frère  dans  plusieurs  combats 
contre  les  armées  impériales.  Elle  dut  se  féliciter  de  la  persistance 
de  François  I"  à  la  refuser  au  puissant  roi  d'Angleterre,  lorsqu'elle 
\it  Anne  de  Clèves  répudiée  après  six.  mois  d'union,  Catherine  Ho- 
ward décapitée,  Catherine  Parr  condamnée,  et  sauvée  seulement 
grâce  à  la  mort  prématurée  de  ce  roi  chez  lequel  les  vices  crois- 
saient avec  l'âge. 

Ce  mariage  dont  Henri  poursuivit  pendant  six  mois  la  négocia- 
tion n'avait  pas  été  le  premier  qu'il  eût  désiré  sans  succès  en 
France.  Lorsqu'il  avait  voulu  se  séparer  de  Catherine  d'Ara- 
gon, il  avait  lait  demander  par  Wolsey  la  main  de  Madame  Renée, 
fille  de  Louis  XH  et  d'Anne  de  Bretagne,  depuis  duchesse  de  Fer- 
rare  ;  mais  comme  elle  avait  par  sa  mère  des  droits  au  duché 
de  Bretagne,  François,  convaincu  que  le  roi  d'Angleterre  ne 
manquerait  pas  de  les  faire  valoir  tôt  ou  tard,  refusa  de  lui  ac- 
corder la  main  de  cette  princesse.  Le  nom  de  la  veuve  du  duc 
d'Alençon  avait  aussi  été  prononcé;  mais,  pour  la  Marguerite  des 
Marguerites,  pour  la  princesse  «  née  d'une  perle,  »  quel  époux  que 
ce  roi  voluptueux  et  sanguinaire!  La  beauté  d'Anne  Boleyn  tenta 
ses  goûts,  et  la  France  conserva  sa  princesse  si  chère  à  tous. 

François  P"",  se  rendant  bien  compte  que  les  conditions  du  traité 
auquel  on  travaillait  et  qui  allait  être  signé  ne  devaient  pas  satis- 
faire son  bon  frère,  écrit  à  Castillon  que  tous  les  princes  chrétiens 
■en  général  étaient  compris  dans  la  trêve;  si  le  roi  d'Angleterre  trou- 
vait étrange  de  n'avoir  pas  été  spécialement  dénommé  et  compris 
dans  le  traité,  c'est  que  l'empereur  voulait  mettre  avant  lui  le  roi 
•de  Portugal  et  que,  les  députés  ne  pouvant  s'entendre,  on  avait 
finalement  fait  «  la  compréhension  générale  ;  »  il  donne  de  nou- 
velles assurances  d'amitié  et  dit  que  rien  ne  lui  sera  plus  agréable 
que  de  le  voir  prendre  un  parti  en  France. 

Mais  en  ce  temps  où  les  moyens  de  communication  n'étaient  pas 
rapides,  quoique  les  postes  eussent  été  établies  depuis  près  de  quatre- 
vingts  ans,  au  moment  où  François  I"  écrivait  ce  qui  précède,  Henri 
ne  croyait  pas  encore  que  l'entrevue  de  Nice  pût  amener  un  résul- 
tat, et  Castillon  rendait  compte  ainsi,  le  19  juin,  de  cette  manière 
de  voir  :  «  Maintenant  que  le  roi  est  certain  que  la  paix  ne  se  fera 
pas,  il  montre  des  exigences  plus  grandes,  il  demande  que  le  roi 
de  France  abandonne  le  pape.  Sur  l'observation  que  l'alliance  entre 


lZi2  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

les  deux  rois  ne  portait  que  sur  les  corps  et  les  biens,  mais  que  les 
âmes  sont  laissées  entre  les  mains  de  notre  seigneur,  qu'il  ne  fal- 
lait pas  toucher  à  l'âme,  mais  s'occuper  seulement  des  corps  et  des 
biens,  il  s'est  écrié  :  «  Eh  bien  !  puisque  le  roi  mon  frère  en  est  là, 
qu'il  n'envoie  point  d'argent  au  pape  ;  l'argent  et  l'âme  n'ont  rien 
à  démêler  ensemble  ;  qu'on  fasse  un  patriarche  en  France!  »  Comme 
le  faisait  remarquer  Gastillon,  l'alliance  entre  les  deux  rois  était  sim- 
plement politique  et  en  dehors  de  ce  qui  concernait  les  affaires  reli- 
gieuses ;  mais  Henri,  qui  avait  établi  sa  suprématie  religieuse,  ne 
pouvait  souffrir  celle  du  pape  et  voulait  la  détruire  pour  le  réduire 
à  n'être  que  l'évêque  de  Rome. 

Cependant  la  trêve  était  définitivement  conclue  et  elle  devait  être 
bientôt  connue  du  roi  d'Angleterre.  En  apprenant  cette  nouvelle, 
il  fait  bonne  contenance  et  cherche  à  donner  le  change  à  Gastillon  ; 
il  se  dit  prêt  à  aAoir  une  entrevue  avec  le  roi  de  France  dans  une 
maison  du  littoral  entre  la  Bretagne  et  Calais  pour  s'entretenir  des 
intérêts  des  deux  grands  royaumes  comme  précédemment  au  camp 
du  Drap  d'or,  comme  à  Calais  et  à  Boulogne,  où  il  s'était  rendu, 
accompagné  d'Anne  Boleyn;  il  aidera  François  à  devenir  le  plus 
grand  personnage  qu'ait  eu  la  chrétienté  depuis  cinq  cents  ans;  il 
n'y  épargnera  pas  sa  bourse,  chose  bien  nouvelle,  fait  remarquer 
Castillon,  qui  le  tenait  pour  l'homme  «  le  plus  avaricieux  du  monde.» 
Enfin,  il  est  résolu  de  rester  plus  que  jamais  l'ami  du  roi  quelles 
qu'aient  été  les  instances  de  l'empereur  :  «  C'est  grand  déplaisir, 
sù'e,  lui  répond  Castillon,  que  vous  ne  vous  êtes  plustôt  desclaré 
comme  vous  le  faictes  maintenant  ;  il  semblera  peut-être  à  beau- 
coup de  gens  que  c'est  quand  le  roy  votre  frère,  qui  a  eu  beaucoup 
d'affaires  depuis  deux  ans,  n'a  plus  besoin  de  votre  alhance.  »  Ce 
retour  vers  le  roi  de  France  provenait  de  la  mauvaise  humeur 
ressentie  par  Henri  de  ce  que  l'empereur  avait  voulu  mettre  le  roi 
d«  Portugal  avant  lui  dans  le  traité;  son  lord  du  sceau  privé,  com- 
plétant sa  pensée  en  véritable  com'tisan,  appela  l'empereur  du  nom 
do  Jehan  Gippon  que  le  peuple  espagnol  donnait  à  son  grand-père 
Ferdinand  le  Catholique  à  cause  de  son  manque  de  foi  et  de  ses 
tromperies.  Dans  la  circonstance  actuelle,  Henri  se  plaignait  sans 
motif;  la  paix  qui  venait  d'être  signée  était  un  bienfait  pour  la 
chrétienté,  et  sa  politique,  qui  tendait  à  l'empêcher^  était  mau- 
vaise ;  elle  s'était  conclue  malgré  lui,  il  en  était  irrité  et  jaloux,  et 
il  s'efforçait  de  continuer  à  semer  la  défiance  entre  les  deux  sou- 
verains. 

11  n'abandonnait  pas  son  projet  de  se  marier  et  de  prendre 
une  femme  en  France.  N'ayant  pu  épouser  M'"^  de  Longueville, 
il    recherchait    une    autre    princesse    française.    Castillon    écri- 


UNE   AMBASSADE   EN    AKGLETERRE.  1^3 

vait  :  «  Si  vous  avez  envie  de  traiter  avec  ce  roi,  pressez  toujours 
les  mariages,  car  il  n'attend  sinon  qu'on  lui  en  présente,  et  quant  et 
quant  il  faut  les  peintures  ;  il  a  esté  aveili  que  M.  de  Guise  a  en- 
core une  plus  belle  lille  que  la  seconde,  elle  est  en  religion,  mais 
elle  n'est  pas  religieuse  ;  dites-en  quelques  mots  à  M.  de  Biiant.  » 
L'usage  des  portraits  était  alors  très  répandu  chez  les  souverains 
et  chez  les  grands  personnages.  M.  de  Briant  n'avait  pas  manqué 
d'envoyer  «  le  portrait  au  vif  »  de  AF"  de  Guise,  qui,  par  sa  beauté, 
ses  vertus  et  ses  qualités  personnelles,  par  la  maison  dont  elle  était 
issue,  semblait  digne  d'un  bon  et  grand  parti,  et  plusieurs  autres  ; 
mais  ces  portraits  ne  suffisaient  pas  à  Henri:  c'étaient  les  princesses 
elles-mêmes  qu'il  voulait  voir.  Il  demande  que,  sous  la  conduite  de 
la  reine  de  Navarre,  on  veuille  bien  les  envoyer  à  Calais,  où  il  se 
rendi'a  pour  les  voir.  Cette  proposition  paraît  étrange  au  roi  de  France; 
il  fait  répondre  qu'on  ne  peut  envoyer  ses  cousines  de  Vendôme,  de 
Lorraine  et  de  Guise  pour  les  lui  montrer,  qu'on  n'en  use  pas  ainsi 
en  France,  mais  que  le  roi  d'Angleterre  peut  envoyer  un  grave  per- 
sonnage pour  les  voir  et  lui  dire  comment  elles  sont.  En  même 
temps,  le  connétable,  car  le  grand-maître  avait  obtenu  cette  haute 
dignité  4  l'occasion  de  la  paix,  écrit  à  Castillon  :  a  Assurez  le  roi 
d'Angleterre  que  son  beau-frère  n'a  rien  à  lui  refuser,  mais  de  lui 
mener  par-delà  comme  il  demande,  damoiselles  à  choisir  et  les  faire 
promener  sur  la  monstre,  ce  ne  sont  point  hacquenées  à  vendre,  cela 
ne  se  peut  faire.  11  a  à  son  choix  madamoiselle  de  Vendosme  et  ma- 
damoiselle  de  Guise,  qui  sont  de  telle  maison  que  l'on  sait,  et  qui, 
avec  leur  beauté  qu'il  a  vue  par  les  portraicts  et  les  rapports  qu'on 
lui  a  faicts,  ont  tant  de  bonne  norriture,  vertus,  mœurs  et  loua- 
bles qualités  qu'elles  méritent,  parti  de  mariage  non  moins  bon  que 
gros  et  avantageux,  et  si  celles-là  ne  lui  plaisent,  il  y  en  a  un  grand 
nombre  d'autres  qui  sont  aussi  d'anciennes  et  honorables  maisons, 
belles  et  bien  norries.  M.  Briant  lui  en  pouiTa  envoyer  les  portraits 
au  vif.  » 

Bochetel,  un  des  secrétaires  d'état,  écrivait  aussi  de  son  côté  à 
Castillon  :  «  Le  roy  s'est  très  bien  mocqué  des  propos  qui  vous 
ont  été  tenus,  disant  qu'il  semble  qu'on  veuille  par-delà  faire  des 
femmes  comme  de  leurs  guilledins,  qui  est,  en  assembler  une 
bonne  quantité  et  les  faire  trotter  pour  prendre  celui  qui  ira  le  plus 
aysé,  et  ne  trouve  pas  bon  qu'on  mette  madame  sa  lille  au  rang  des 
aultres.  »  Castillon  ayant  rapporté  ces  réponses  au  roi  d'Angle- 
terre :  «  Pardieu  !  dit-il,  je  ne  m'en  fie  à  personne  qu'à  moi,  c'est 
une  chose  qui  touche  de  trop  près  ;  je  les  veulx  voir  et  hanter 
quelque  temps  avant  que  de  m'y  arrêter.  —  Ne  voudriez-vous  point, 
sire,  dis-je  en  riant,  les  traiter  comme  on  dit  que  les  chevaliers  de 


144  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  Table-Ronde  traictoient  du  tems  passé  les  dames  en  ce  pais?  — 
Je  crois  que  je  lui  fis  honte,  car  tout  à  coup  je  le  vis  rire  et  rougir  ; 
il  changea  de  discours,  et,  après  qu'il  eut  fi:-otté  son  nez,  il  dit  que 
puisque  vous  ne  trouviez  pas  bon  que  les  dames  viennent  à  Calais, 
elles  pourroient  venir  près  de  Calais,  chez  M'"^  de  Vendosme,  qui 
est  la  grand'mère;  M.  de  Guise  s'y  trouveroit  comme  pour  traiter 
quelque  affaire,  et  il  y  enverra  pour  les  voir  un  personnage  du  même 
rang.  Seroit-ce  lui?  Je  ne  sais  s'il  vouldra  suivre  l'exemple  du  roi 
d'Ecosse  d'aller  lui-même  quérir  sa  femme,  car  il  dit  qu'il  ne  s'en 
fiera  à  personne.  Il  désire  voir  M""^'  de  Vendosme,  de  Lorraine  et  les 
deux  de  Guise  ;  on  lui  a  fait  un  rapport  de  la  plus  jeune  des  deux  ; 
à  mon  avis,  il  s'arrêtera  à  celle  de  Guise,  il  a  grande  opinion  à  cette 
maison  et  à  leur  norriturc.  » 

Mais  Henri  dut  se  contenter  des  portraits.  Castillon  dit  dans  une 
dépêche  :  «  J'ay  remis  les  viies  qu'il  demandait  pour  son  mariage, 
je  pense  qu'il  se  fût  volontiers  attaché  à  la  rehgieuse,  car  quand  je 
lui  ai  dit  qu'elle  était  professe,  il  me  dit  :  «  Je  connais  donc  bien 
que  nous  ne  ferons  rien.  »  En  effet,  aucun  de  ces  mariages  ne  se 
réalisa.  Louise  de  Guise  paraissait  réservée  à  devenir  l'épouse  du 
dauphin  Henri  au  cas  où  serait  annulé  son  mariage  avec  Catherine 
de  Médicis  restée  jusque-là  sans  enfans  ;  mais  François  I"  prit  la 
défense  de  sa  belle-fille ,  et  Louise  de  Guise  épousa  le  prince 
d'Orange,  et,  en  secondes  noces,  le  prince  de  Croy.  Renée,  sa 
sœur,  dans  son  couvent  de  Saint-Pierre  de  Reims,  dont  elle  devint 
abbesse,  chercha  et  trouva  le  calme,  comme  le  montre  la  lettre 
qu'elle  écrivait  dix  ans  après  au  duc  d'Aumale  son  frère  :  «  ...  Vous 
suppHant,  monsieur,  avoyr  agréable  demy  douseine  de  mouchouer 
de  ma  fasçon  que  je  vous  présente,.,  je  désireroys  que  le  moyen 
feust  à  propos  pour  avoir  l'honneur  de  vous  voir  comme  j'ai  eu  le 
bonheur  de  la  présence  de  M.  le  cardinal  mon  frère,  de  quoy  j'ay 
esté  fort  joyeuse,  aussi  a  esté  ma  sœur...  »  Le  roi  de  France  s'était 
montré  peu  empressé  d'accorder  une  princesse  de  sa  famille  à  ce 
roi  que  les  passions  absorbaient  tous  les  jours  davantage  ;  le  roi  de 
Portugal  ne  lui  donna  pas  sa  fille,  et  Christine  de  Milan  répondit  à 
l'ouverture  qui  lui  fut  faite  d'un  mariage  avec  Henri  :  «  Dites  au 
roi  d'Angleterre  que,  si  j'avais  deux  têtes,  je  pourrais  en  risquer 
une  ;  mais  je  n'ai  que  la  mienne  et  j'y  tiens.  » 

Dans  un  petit  duché  d'Allemagne  vivait  une  princesse  de  Clèves 
dont  on  lui  avait  vanté  la  beauté.  H  envoya  Holbein  pour  faire  son 
portrait,  et,  d'après  cette  image  qui  confirmait  le  récit  de  ses  am- 
bassadeurs, il  s'empressa  de  la  demander  en  mariage.  Mais  en  la 
voyant  il  éprouva  une  grande  désillusion,  dit  qu'on  ne  pouvait  s'en 
rapporter  à  personne,  que  c'était  une  vraie  carotte  flamande,  et  il 


UNE    AMBASSADE   EN    ANGLETERRE.  145 

hésita  à  l'épouser.  Cependant  il  s'y  résigna;  mais,  au  bout  de  six 
mois,  le  capricieux  monarque  divorça. 

Trente  jours  étaient  à  peine  écoulés  depuis  la  répudiation  d'Anne 
que  Henri  VIII  prenait  pour  femme  Catherine  Howard,  qu'il  fit  dé- 
capiter après  une  union  de  moins  de  deux  années.  Entre  cette  cin- 
quième femme  et  la  sixième  s'écoula  un  court  intervalle  pendant 
lequel  mourut  Jacques  V  ;  Marie  de  Lorraine  se  trouva  veuve  pour 
la  seconde  fois.  Henri  n'avait  pas  perdu  le  souvenir  du  vif  attrait 
que  lui  avait  inspiré  cette  princesse,  et  il  brigua  de  nouveau  sa 
main.  Mais  la  veuve  de  Jacques  V  refusa  d'entrer,  après  cinq  femmes, 
dans  le  lit  conjugal  du  roi  d'Angleterre,  ce  qui  irrita  ce  souverain 
et  le  porta  à  prendre  des  mesures  hostiles  à  l'Ecosse.  La  reine 
douairière  eut  à  veiller  aux  intérêts  de  son  royaume.  Croyant  les 
sauvegarder  par  l'alliance  traditionnelle  avec  la  France,  subissant 
en  outre  l'influence  des  Guise,  elle  fit  repousser  le  projet  de  ma- 
riage du  fils  d'Henri  avec  sa  fille  Marie,  et  l'envoya  en  France 
pour  être  élevée  au  château  de  Saint-Germain  avec  les  enfans 
d'Henri  II;  ce  roi  la  maria,  à  l'âge  de  quinze  ans,  au  dauphin,  de- 
puis le  roi  François  H,  un  peu  moins  âgé  qu'elle. 

Marie  de  Lorraine  fut  un  des  brillans  rejetons  de  la  tige  illustre 
d'où  elle  était  sortie.  Les  Lorrains,  disait-elle,  affectent  de  ne  pas 
oublier  qu'ils  ont  le  cœur  grand,  comme  ceux  du  sang  dont  nous 
sommes  venus.  En  parlant  ainsi  de  ceux  de  sa  race,  elle  ne  fut 
inférieure  à  aucun.  La  sœur  de  François  de  Guise  et  du  cardinal  de 
Lorraine  ne  pouvait  pas  rester  dans  une  place  qui  n'était  pas  la 
première  ;  elle  eut  le  désir  naturel  d'exercer  l'autorité  au  nom  de 
sa  fille  en  bas  âge.  Elle  possédait  l'esprit  de  justice,  beaucoup  de 
douceur  et  de  prudence,  ce  grand  art  de  séduction  qui  distinguait 
François  de  Guise;  sa  douceur  avait  gagné  les  cœurs  des  Ecossais, 
et  elle  pouvait  dire  :  «  Je  ne  désire  aucune  chose  qui  soit  en  leur 
puissance  qu'ils  ne  mettent  peine  de  la  faire.  »  On  lui  déféra  la 
régence  qu'elle  désirait,  et  Brantôme  dit  qu'elle  gouverna  fort  sage- 
ment le  royamiie  d'Ecosse.  Elle  s'efforçait  de  le  conserver  à  sa  fille 
et  travaillait  à  obtenir  ce  résultat  avec  toute  l'énergie  d'une  mère 
dévorée  du  désir  de  transmettre  son  héritage  à  son  enfant.  Une 
grande  joie  lui  avait  été  réservée  :  sa  fille,  douée  de  toutes  les 
grâces  du  corps  et  de  toutes  les  qualités  de  l'esprit,  était  devenue 
reuie  de  France;  aussi  Ronsard,  grand  admirateur  des  princes  de 
Guise,  lui  écrivait  : 

Je  suis  en  peine.     .     . 

Duquel  des  deux  plus  d'honneurs  tu  auras, 

Ou  pour  avoir  une  fille  si  belle 

Ou  pour  avoir  les  frères  que  tu  as. 

TO>ïE  xcvm.  —  1890.  10 


146  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  bonheur  de  cette  princesse  fut  bientôt  traversé.  L'or  de  l'An- 
gleterre avait  détaché  d'elle  une  partie  de  la  noblesse  écossaise, 
tandis  que  le  peuple  lui  restait  fidèle.  Les  nouvelles  idées  reli- 
gieuses amenèrent  la  guerre  avec  l'Angleterre.  Malgré  les  secours 
de  la  France,  l'Ecosse  succombait;  la  reine  douairière  exposait  sa 
triste  situation  à  ses  frères  dans  une  lettre  pleine  de  sentimens 
élevés  :  «  Je  vois  bien  que  Xotre-Seigneur  n'est  encore  las  à  nie 
faire  connaître  en  quoi  consistent  les  grandeurs  de  ce  monde,  où 
il  n'y  a  point  de  fin  aux  troubles.  Je  le  loue  de  tout;  car,  parce 
moyen,  je  le  connais  mieux  que  peut-être  ne  ferais-je  en  prospé- 
rité. » 

Les  troupes  envoyées  par  la  France,  sous  les  ordres  de  M.  d'Essé, 
ne  purent  empêcher  l'armée  anglaise  de  mettre  le  siège  devant 
Leith;  la  reine  douairière  fut  forcée  de  se  renfermer  dans  la  cita- 
delle d'Edimbourg.  Elle  succomba  aux  chagrins  que  lui  causaient 
les  événemens,  le  10  jum  1560,  à  l'âge  de  quarante-cinq  ans.  Sui- 
vant son  désir,  son  corps  fut  ramené  en  France  et  déposé  dans  le 
couvent  de  Saint-Pierre  de  Pieims,  où  était  abbesse  sa  sœur  Renée, 
qui,  elle  aussi,  avait  été  désirée  par  le  roi  d'Angleterre.  Six  mois 
après,  Marie  Stuart  devenait  veuve  à  dix-huit  ans  ;  elle  alla,  avant 
de  quitter  le  royaume  de  France,  passer  une  partie  de  l'hiver  dans 
l'asile  où  reposait  sa  mère. 

C'est  beaucoup  s'attarder  auprès  de  cette  princesse,  mais  elle  a 
tenu  une  grande  place  dans  les  projets  matrimoniaux  et  dans  les 
négociations  d'Henri  VIII  ;  son  administration  en  Ecosse,  sa  vie  de 
lutte  dans  l'adversité,  montrent  qu'elle  aurait  apporté  de  grandes 
qualités  «ur  le  trône  qui  lui  était  ofïert.  Aurait-elle  pu  les  déployer, 
aurait-elle  empêché  un  peu  de  mal  en  présence  du  caractère  des- 
potique d'Henri  Tudor?  N'aurait-elle  pas  ajouté  un  nouveau  nom 
à  la  liste  trop  longue  des  victimes  de  ce  roi,  dont  les  passions 
étaient  sans  frein?  On  ne  peut  le  dire  ;  mais,  ce  qui  est  hors  de 
doute,  c'est  qu'elle  aurait  partout  montré  la  grandeur  d'àme  qui 
ne  la  quitta  jamais. 


II. 


Tandis  que  Gastiilon  remphssait  sa  mission  et  négociait  dans 
l'intérêt  de  son  roi,  suivant  les  instructions  qu'il  en  avait  re- 
mues, il  émettait  aussi  certaines  idées  qui  lui  étaient  propres,  et 
c'est  là  ce  qui  constitue  son  originalité.  Suivant  une  expression  du 
temps,  «  il  faisait  la  guerre  à  l'œil,  »  c'est-à-dire  qu'il  agissait  en 
liberté  dans  les  intérêts  de  son  maître.   Il  n'était  pas  de  ceux  qui 


UNE    AMBA&SADK  EN    ANGLETERRE.  147 

ne  savent  qu'obéir  aux  instructions  venues  de  loin,  mais  réellement 
se  diriger  suivant  les  circonstances  inopinées  qui  surgissent.  Mon- 
taigne blâme  l'usage  des  rois  de  Perse  «  de  tailler  les  morceaux  si 
courts  à  leurs  agens,  qu'aux  moindres  choses  ils  eussent  à  recourir 
à  leur  ordonnance.  »  Castillon  avait  un  champ  plus  libre,  il  inter- 
prétait la  volonté  du  maîti'e,  et^  dans  aucune  circonstance,  il  ne  se 
trou^'a  inférieur  à  Du  Bellay,  à  Gastelnau,  à  Marillac  et  aux  autres 
ambassadeurs  qui  l'avaient  précédé  ou  qui  le  suivirent  à  la  cour 
d'Angleterre.  Il  avait  été  porté  à  favoriser  le  projet  de  mariage 
d'Henri  avec  M""^  de  Longue  ville,  «  cette  affaire  vaut  bien  le  pen- 
ser, »  et  peut-êti'e  celte  alhancc  eût-elle  été  utile  à  l'intérêt  poli- 
tique de  la  France  et  à  celui  de  la  rehgion  catholique.  Lorsque 
cette  union  fut  reconnue  impossible,  il  en  indiqua  d'autres  pour  ne 
pas  laisser  éteindre  l'espoir  dans  l'esprit  de  ce  roi  capricieux  et 
pour  «  le  plus  dextrement  et  au  moindre  semblant  possible  l'in- 
duh'e  à  l'intention  du  roi  très  chrétien.  » 

C'est  une  idée  d'un  autre  ordre  et  bien  digne  d'être  remarquée 
qu'il  émet  actuellement  :  il  propose  un  blocus  commercial  contre 
l'Angleterre.  D'après  sa  dépêche  cliiffrée,  si  le  saint-père  portait  un 
interdit  dans  les  pays  où  on  lui  obéit  pom*  empêcher  d'une  ma- 
nière absolue  de  faire  le  commerce  avec  les  Anglais,  parce  qu'ils 
sont  schismatiques ,  aussitôt  le  peuple  d'Angleterre  mécontent 
contraindrait  le  roi  de  retourner  à  l'église,  et  ainsi  ses  mauvaises 
dispositions  se  trouveraient  entravées.  Il  revient  sur  ce  propos  dans 
plusieurs  dépêches  et  répète  cfue,  si  tous  les  princes  obéissant  à 
l'église  romaine  s'unissaient  pour  empêcher  tout  trafic  avec  les 
Anglais,  avant  peu  le  roi  d'Angleterre  serait  mis  à  la  raison.  Cette 
idée,  que  l'on  retrouve  sous  plusieurs  formes  dans  la  correspon- 
dance de  Castillon,  est  le  premier  germe  du  blocus  continental,  qui 
fut  un  des  puissans  moyens  de  guerre  contre  l'Angleterre  au  com- 
mencement de  ce  siècle.  Dès  le  xvi^,  un  ambassadeur  français  avait 
compris  qu'on  pouvait  ruiner  l'Angleterre  en  l'enfermant  chez  elle 
et  en  paralysant  son  commerce,  qui  était  déjà,  à  cette  époque,  sa 
force  et  sa  richesse.  Trois  siècles  plus  tard,  ce  projet  était  mis  à 
exécution,  et  la  puissance  anglaise  ne  put  éviter  d'être  mortelle- 
ment frappée  qu'en  faisant  des  efforts  désespérés  pour  briser  le 
cercle  dans  lequel  on  la  resserrait.  Ce  qwi  a  été  bien  près  de 
réussh'  de  nos  jours  avait  les  mêmes  chances  de  succès  au  mo- 
ment où  écrivait  Castillon,  parce  qu'alors,  comme  aujourd'hui, 
l'Angleterre  ne  pouvait  pas  se  suffire,  ni  vivre  isolée,  mais  était 
obligée  de  recourir  au  trafic  avec  les  autres  nations.  «  Sans  l'étran- 
ger, l'ItaUe  ne  subsisterait  point;  tous  les  jours  la  vie  du  peuple 
romain  est  à  la  merci  des  flots  et  des  tempêtes,  »  disait  Tibère  au 


148  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sénat.  Cette  situation  était  celle  de  l'Angleterre  et  devait  donner  à 
penser  à  une  époque  de  guerres  continuelles.  Déjà  au  xiv^  siècle, 
un  Vénitien,  Marino  Sanuto  (1),  proposait,  dans  les  Secrela  fideliiim 
crucis,  un  blocus  continental  contre  l'Egypte,  comme  moyen  d'en- 
lever Jérusalem  aux  infidèles. 

Le  système  suivi  depuis  des  siècles  par  nos  souverains  était  d'as- 
surer la  subsistance  des  nationaux,  l'intérêt. des  producteurs  de 
blé  ne  venait  qu'en  second  lieu.  Lorsque  la  subsistance  du  pays 
•était  assurée,  l'excédent  de  blé  pouvait  être  exporté.  Cette  défense 
d'exportation  qui  était  la  règle  était  tempérée  par  des  exceptions 
dont  on  trouve  de  nombreux  exemples  en  faveur  des  peuples  alliés. 
Ce  fut  la  doctrine  suivie  sous  saint  Louis  et  dans  l'ancienne  France, 
ce  qui  s'expliquait  par  les  difficultés  des  transports  et  par  les 
guerres  fréquentes.  Le  commerce  des  grains  n'était  pas  alors  en 
faveur  par  la  crainte  de  l'accaparement,  que  le  Digeste,  et  aupara- 
vant les  Proverbes  de  Salomoii  avaient  condamné.  Luther,  dans  ses 
Propos  de  table,  ne  voit  que  l'accaparement  dans  le  commerce  des 
grains  ;  cependant  dès  le  xvii*^  siècle  la  liberté  du  commerce  des 
grains  est  demandée  dans  plusieurs  contrées  de  l'Europe.  Chez 
nous,  Boisguillebert  fut  le  premier.  Necker  avait  une  répugnance 
particulière  pour  l'exportation  des  grains  et  une  manie  de  réglemen- 
tation de  ce  trafic.  Turgot  fut  pour  le  régime  de  la  liberté  et  fit 
,prévaloir  l'idée  juste  que  la  certitude  d'une  exportation,  dans  tous 
les  cas,  augmenterait  la  production,  ce  qui  serait  profitable  aux 
nationaux  et  par  suite  aux  finances  de  l'état.  Cette  théorie  avait  déjà 
été  mise  en  avant  par  certains  conseillers  des  rois;  en  l/i8/i. 
Bourré,  ministre  principal  de  Charles  VIII,  fait  donner  «  permis- 
sion à  tous  marchans  du  royaume,  de  pouvoir  tirer  des  blés  en  tel 
nombre  qu'ils  voudront,  les  pays  demeurant  fournis  de  ce  qu'il  leur 
sera  nécessaire,  afin  de  faire  valoir  les  finances  du  roi  qui  en  ven- 
di'ont  beaucoup  mieux  » ,  et  de  faire  cesser  les  abus  commis  par 
ceux  qui,  ayant  obtenu  le  di'oit  de  traite  des  blés,  le  revendent  à  cer- 
tains marchands.  On  retrouve  cette  même  idée  dans  le  chancelier 
Duprat  et  dans  les  rapports  de  nos  anciens  intendans,  qui  disaient 
dans  un  langage  bien  simple  et  très  vrai  :  pour  qu'on  paie  les  im- 
pôts, il  faut  qu'on  puisse  vendre  lee  récoltes.  Les  producteurs 
favorisés,  d'après  ïurgot,  demandent  à  l'être  davantage  en  vue  de 
l'intérêt  général  ;  les  vives  controverses  soulevées  à  ce  sujet  mon- 
trent les  difficultés  de  résoudre  le  problème  à  la  satisfaction  des 
divers  intérêts. 


(1)  Voyez,  dans  la  Revue  du  1""  mai  1864,  l'étude  de  Saint-Marc  Girardin  sur  les 
Origines  de  la  Question  d'Orient, 


UNE    AMBASSADE   EN    ANGLETERRE.  l/l9 

Quant  aux  vins,  qui  n'étaient  pas  de  nécessité  aussi  absolue  à  la 
subsistance,  l'exportation  en  était  facilitée,  et  à  l'époque  où  Gastil- 
lon  négociait  à  Londres,  les  habitans  de  Bordeaux  étaient  très  heu- 
reux que  les  Anglais  vinssent  les  leur  acheter,  la  vente  s'étant  ralen- 
tie du  côté  des  Flandres,  à  cause  d'une  augmentation  de  douze  à  quinze 
livres  par  tonneau.  Ce  débouché,  que  les  habitans  de  la  Guyenne 
trouvaient  en  Angleterre  pour  leurs  vins,  les  rendit  pendant  fort  long- 
temps les  fidèles  alliés  de  ce  pays,  car  les  situations  politiques 
sont  le  plus  souvent  amenées  par  des  causes  économiques  et  com- 
merciales. Aussi,  après  la  prise  de  Calais,  des  Anglais  proposant 
de  faire  une  entreprise  sur  un  point  de  notre  littoral,  un  ambassa- 
deur anglais  conseillait  de  la  diriger  sur  Bordeaux  où  elle  avait 
plus  de  chance  de  réussir  qu'ailleurs.  «  A  Bordeaux,  ils  ne  sont 
pas  du  tout  mauvais  Anglais,  »  disait-il.  Évidemment  il  s'abu- 
sait. 

Les  principes  de  l'économie  politique  n'étaient  pas  encore  codi- 
fiés comme  de  nos  jours  ;  mais  la  vérité  était  alors,  comme  elle  l'est 
aujourd'hui,  qu'aucune  nation  ne  peut  vivre  séparée  des  autres. 
Si  plusieurs  s'étaient  réunies  contre  l'Angleterre  pour  la  priver  de 
tout  trafic  et  de  tout  commerce  en  fermant  leurs  ports  comme  le 
proposait  Gastillon,  et  comme  au  commencement  de  notre  siècle 
tenta  de  l'exécuter  Napoléon,  cette  puissance  aurait  été  atteinte 
dans  la  source  de  sa  richesse  et  frappée  mortellement.  Les  Anglais 
sentaient  si  bien  que  les  rapports  commerciaux  leur  étaient  indis- 
pensables ,  qu'ils  entretinrent  toujours  des  alliances  avec  les 
Flandres  dont  les  tisserands  achetaient  leurs  laines  ;  ils  les  soutin- 
rent toujours  dans  leurs  guerres  contre  la  France. 

Cette  idée  d'un  blocus  commercial  contre  l'Angleterre,  mise  en 
avant  par  Castillon  dans  plusieurs  de  ses  dépêches,  était  hardie, 
mais  d'une  réalisation  possible,  quoiqu'elle  n'ait  pas  eu  un  succès 
complet  lorsque  plus  tard  on  a  essayé  de  la  mettre  à  exécution.  Le 
projet  contenu  dans  la  dépêche  qui  va  suivre  était  aventureux,  cheva- 
leresque, mais  bien  difficile  à  réaUser,  quoiqu'il  eût  eu  un  plein  suc- 
cès à  des  époques  reculées.  Ce  projet  de  Castillon  n'était  rien  moins 
que  l'invasion  et  la  conquête  de  l'Angleterre  ;  la  dépêche  qui  le  dé- 
veloppe mérite  d'être  résumée.  —  Les  Anglais  sont  mécontens  de 
leur  roi,  disait-il  ;  puisque  Charles-Quint  et  François  P"*  sont  alliés, 
ils  devraient  envahir  l'Angleterre  et  en  faire  leur  proie,  cela  serait  plus 
aisé  et  moins  coûteux  que  de  prendre  Calais.  Il  faudra  livrer  une 
bataille,  mais  elle  sera  moins  dangereuse  que  jamais,  car  le  peuple 
est  mécontent.  La  chose  est  juste  et  l'occasion  à  propos.  La  renom- 
mée que  se  sont  acquise  ceux  qui  ont  chassé  les  Anglais  de  France 
a  été  grande;  la  gloire  de  les  vaincre  chez  eux  ne  sera  pas  moindre. 


150  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

La  lisière  qui  côtoie  la  Picardie,  la  Normandie  et  la  Bretagne  est 
garnie  de  beaux  ports,  c'est  le  pays  de  Galles  et  de  Cornouailles, 
ennemis  mortels  du  reste  de  l'Angleterre,  parlant  notre  langue,  le 
breton  bretonnant;  cette  partie  convient  à  la  France.  L'autre  côté 
de  la  Tamise  côtoie  la  Flandre,  la  Hollande  et  la  Zélande  et  con- 
vient à  l'empereur.  Donnez  au  roi  d'Ecosse  le  Nord  qui  lui  a  ap- 
partenu; chacun  reviendi-a  à  l'obéissance  du  saint-père  ;  «  ne  laissez 
pas  tourner  le  dos  à  cette  belle  occasion  dont  on  dit  que  l'on  la 
trouve  après  chauve  par  derrière.  » 

Les  idées  d'invasion  et  de  partage  d'un  pays  paraissaient  simples 
et  naturelles  à  cette  époque  de  guerres  continuelles  où  les  souve- 
nirs de  Guillaume  le  Conquérant  étaient  entretenus  par  les  romans 
de  chevalerie.  On  n'était  pas  loin  du  temps  où  les  Anglais  possé- 
daient encore  une  partie  de  la  France  ;  les  Turcs  venant  d'Asie 
s'avançaient  à  travers  les  plus  belles  provinces  de  l'Europe  ;  Charles- 
Quint  avait  deux  fois  envahi  la  France  ;  à  plusieurs  reprises,  les 
flottes  françaises  avaient  fait  des  descentes  en  Angleten-e,  et  on  prê- 
tait à  François  I"'^  la  pensée  d'occuper  un  port  ou  une  ville  de  ce 
littoral  pour  obliger  les  Anglais  à  lâcher  prise  à  Calais.  L'idée  de 
reprendre  Calais  hantait  les  esprits  ;  le  pied  de  l'étranger  posé  sur 
le  sol  de  la  patrie  froissait  tous  les  sentimens  et  lorsque  vingt  ans 
plus  tard  François  de  Guise  jetait  dans  la  mer  les  derniers  Anglais, 
l'enthousiasme  fut  général.  Les  Anglais,  de  leur  côté,  avaient  fré- 
quemment ravagé  nos  belles  provinces  de  Guyenne,  de  Nor- 
mandie et  d'Artois.  Après  Pavie,  les  ministres  anglais  avaient 
proposé  que  Henri  montât  sur  le  trône  de  France  et  que  Charles 
reprît  les  provinces  sur  lesquelles  il  prétendait  des  droits,  ce  qui  fut 
repoussé  par  l'empereur  ;  mais  le  démembrement  de  la  France  fit 
l'objet  de  plusieurs  traités  entre  ces  deux  souverains.  Castillon  avait 
donc  pu  élaborer  dans  sa  tête  un  projet  de  descente  et  de  conquête, 
mais  la  réalisation  en  était  devenue  à  peu  près  impossible  parce 
que,  depuis  que  la  France  possédait  la  Bretagne,  les  Anglais  avaient 
créé  une  puissante  marine,  comprenant  que  cette  vaste  presqu'île 
dans  la  même  main  que  la  Normandie  était  pour  eux  un  danger  ; 
Henri  pouvait  encore  accroître  ses  forces  en  réquisitionnant  les 
navires  de  ses  sujets,  il  avait  aussi  remis  en  usage  les  anciens  sta- 
tuts qui  obligeaient  chaque  citoyen  à  posséder  un  arc  et  à  aller 
s'exercer  chaque  semaine  au  tir  public  de  la  paroisse. 

Au  commencement  de  notre  siècle,  d'immenses  préparatifs  fu- 
rent faits  pom-  envahù*  l'Angleterre,  et  quoique  dirigés  par  le  génie 
du  plus  grand  homme  de  guerre,  ils  n'obtinrent  aucun  résultat  et 
seiTirent  seulement  à  démontrer  comme  au  temps  d'Henri  que 
la  conception   était  chimérique,  parce  qu'il  n'était  pas  possible 


UNE  AMBASSADE  EN  ANGLETERRE.  161 

<(  (l'être  maître  de  la  mer  pendant  sk  liem-es,  »  comme  Napoléon 
le  proclamait  nécessaire.  Le  projet  gigantesque  de  Castillon  pa- 
raît avoir  été  élaboré  avec  l'anibassadem'  d'Espagne,  et  conaine 
il  coïncide  avec  le  moment  où  François  I^  et  Charles-Quint  eurent 
une  entî-evue  à  Aigues-Mortes,  on  a  été  porté  à  penser  qu'il  avait 
obtenu  l'approbation  des  deux  souverains.  Le  roi  très  chrétien 
n'accueillit  jamais  cette  proposition  ;  tout  en  ayant  fait  la  paix  avec 
son  rival,  il  resta  un  alhé  fidèle  pour  l'Angleterre;  ce  fut  elle 
qui,  la  première,  se  détacha  de  la  France  quelques  années  plus 
tard  et  lui  fit  la  guerre  pom*  complaù-^  à  l'empereur.  La  paix 
de  Crespy-€n- Valois  qui  y  mit  fin,  la  plus  honorable  que  la 
France  ait  conclue  dans  le  xvi''  siècle,  fut  l'œuvre  de  Du  Bellay. 
Le  traité  de  iNice,  le  mariage  de  Jacques  Stuart  et  de  M*"^  ée 
Longue  ville  avaient  vivement  mécontenté  Henri,  et  s'il  avait  d'abord 
dissimulé,  sa  mauvaise  humeur  avait  fini  par  éclater.  Son  ambas- 
sadeur avait  quitté  la  France  brusquement,  d'une  façon  qui  avait 
paru  étrange  et  sans  attendre  le  présent  d'usage  au  moment  du  dé- 
part. C'était  par  son  ordi*e  que  cette  conduite  avait  été  tenue  sous 
le  prétexte  d'un  accueil  froid  fait  par  la  cour  de  France.  11  se  plai- 
gnit à  Castillon  de  ce  que  son  alliance  était  dédaignée;  il  dit  :  «  Je 
veux  plus  qu'une  accoustumée  amitié,  je  veux  être  préféré,  et 
aussi  veux-je  préférer.  Je  suis  tout  résolu  de  ne  me  maiier  en  lieu 
que  l'empereur  ou  le  roi  ne  préfèrent  mon  amitié  à  celle  qu'ils  ont 
ensemble.  —  Et  pensez-vous,  quand  vous  marierez  du  costé  de 
l'empereur,  qu'il  vous  veuille  préférer  au  roi,  mon  maître.  Prenez 
son  amitié  sans  regarder  à  ses  particularités.  C'est  un  grand  piince 
et  puissant  comme  vous  savez,  et  qui  peut  beaucoup.  —  Je  lui  ai 
tenu,  sire,  ce  propos,  écrit  Castillon,  pour  lui  donner  à  connoitre 
que,  sans  rechercher  cinq  pieds  en  un  mouton,  votre  amitié  lui  est 
autant  ou  plus  séante  que  la  sienne  à  vous,  et  me  semble  que  je 
lui  devois  mesler  l'aigret  pai'ini  le  doux,  car  il  n'oul3he  jamais  sa 
grandem-  et  se  tait  siu-  celle  des  autres.  Il  me  répondit,  branlant 
la  teste  :  pardieu,  j'ai  de  bons  hommes  et  de  bons  lossés.  »  Ces 
mots  :  «  Je  veux  être  préféré  »  résument  le  caractère  exclusif 
d'Henri  et  son  attitude  vis-à-vis  des  deux  souverains  rivaux  ;  il  vou- 
lait être  l'allié  de  l'un  à  condition  que  celui-ci  serait  l'ennemi  de 
l'autre,  mais  il  ne  consentait  pas  à  s'allier  avec  les  deux  et  à  voir 
la  paix  régner  en  Europe. 

Les  questions  de  la  paix  ou  de  la  guerre,  du  concile,  du  mariage 
d'Hemi  n'étaient  pas  les  seuls  objets  des  négociations  de  Castil- 
lon ;  d'autres  moins  importantes,  mais  encore  d'un  grand  intérêt, 
tiennent  leur  place  dans  sa  correspondance.  A  cette  époque  où 
l'imprimerie  était  à  ses  débuts,  elle  était  déjà  l'occasion  de  plaintes 


152  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  de  réclamations.  L'ambassadeur  du  roi  d'Angleterre  avait  fait 
imprimer  des  bibles  à  Paris  par  la  raison  que  les  impressions  y 
étaient  plus  belles  et  le  nombre  des  imprimeurs  plus  grand  qu'ail- 
leurs ;  elles  étaient  l'œuvre  de  Robert  Etienne,  qui  les  avait  fait 
payer  3,600  livres  tournois,  et  elles  étaient  destinées  à  être  dis- 
tribuées gratuitement  ;  l'œuvre  de  la  propagande  des  livres,  au- 
jourd'hui si  active,  n'avait  pas  tarde  à  naître  et  à  se  développer. 
Le  gouvernement  français  arrêta  l'expédition  des  bibles  ;  l'ambas- 
sadeur les  réclama  ;  le  lord  du  sceau  privé  intervint  pour  appuyer 
son  agent.  Castillon  répondit,  soutenu  par  le  connétable,  que  ces 
bibles  avaient  été  examinées  par  les  docteurs  de  la  faculté  de  théo- 
logie et  reconnues  contenir  des  choses  falsifiées  et  controuvées, 
qu'elles  ne  pouvaient  être  délivrées,  car  on  ne  voulait  pas  permettre 
de  laisser  imprimer  des  erreurs  en  France  afin  de  ne  pas  donner, 
par  cette  permission,  autorité  aux  mauvaises  doctrines.  La  réclama- 
tion fut  renouvelée  et  la  réponse  maintenue  avec  fermeté,  et  avec 
d'autant  plus  de  raison  que,  de  son  côté,  Henri  faisait  imprimer 
une  bible  officielle  et  défendait  l'importation,  la  vente  et  même  la 
possession  de  tous  livres  religieux  non  autorisés. 

Battu  du  côté  de  ses  bibles,  le  ministre  anglais  demande  que 
l'on  ne  tienne  pas  en  France  des  propos  diffamatoires  contre  le  roi 
son  maître,  que  l'on  accuse  d'hérésie  et  d'inhumanité.  Cette  préten- 
tion de  la  part  du  ministre  du  roi  qui  avait  fait  rendre  le  statut  de 
sang  était  étrange  :  aussi  Castillon  répond  qu'en  France  le  peuple  a 
plus  de  liberté  de  langage  qu'en  Angleterre  et  qu'il  est  malaisé  de 
l'empêcher  de  parler,  que  le  roi  souffre  qu'on  parle  de  lui  ;  que  le 
peuple  anglais  et  le  peuple  français  ne  s'aimaient  guère.  Le  ministre 
reconnaît  qu'on  parle  plus  librement  en  France  qu'en  Angleterre,  son 
ambassadeur  le  lui  a  écrit  ;  mais  il  demande  que  le  roi  très  chré- 
tien, pour  être  agréable  à  son  bon  frère,  veuille  bien  empêcher  le 
plus  possible  ces  propos  qui  mécontentent  fort  les  Anglais.  Cet  am- 
bassadeur, qui  reconnaissait  que  l'on  parle  plus  librement  en 
France  qu'en  Angleterre,  demandait  des  poursuites  contre  certains 
prédicateurs  qui  en  chaire  avaient  attaqué  le  roi  son  maître  ;  il  vou- 
lait faire  punir  tous  les  rehgieux  du  couvent  des  Cordehers  de 
Rouen  parce  qu'un  prédicateur  de  cet  ordre  avait  parlé  contre 
Henri  VHL  On  lui  répondait  que  deux  cordeliers  avaient  été  mis  en 
prison  au  pain  et  à  l'eau,  mais  que  pour  un  frère  on  ne  pouvait 
pas  punir  tout  un  couvent,  qu'en  chaire  le  prédicateur  a  la  langue 
déliée  et  que  ses  frères  n'en  peuvent  mais  de  ce  qu'il  dit.  11  se 
plaignait  aussi  de  paroles  malsonnantes  prononcées  par  l'évèque 
de  Limoges,  quoique  celui-ci  démontrât  qu'on  l'avait  mal  compris; 
il   accusait  enfin  le  fameux  prédicateur  de  Cornibus,  mentionné 


UNE  AMBASSADE  EN  ANGLETERRE.  153 

dans  Rabelais,  d'avoir  attaqué  son  maître  ;  il  demandait  à  être 
confronté  avec  lui  et  à  «  l'oiiyr  barbe  à  barbe.  » 

Une  punition  au  pain  et  à  l'eau  semblait  bien  légère  pour  une 
attaque  au  roi  qui  avait  fait  pendre  un  à  un  tous  les  religieux  d'un 
couvent  parce  qu'ils  ne  fléchissaient  pas  dans  leur  foi,  qui  faisait 
pendre  les  catholiques  et  brûler  les  protestans  !  Tel  Galigula,  fai- 
sant mourir  ceux  qui  pleuraient  sa  sœur  morte  et  ceux  qui  ne  la 
pleuraient  pas.  Mais  le  connétable  ne  céda  pas  aux  injonctions  de 
l'ambassadeur  étranger  ;  il  chargea  Gastillon  de  répéter  au  ministre 
anglais  la  réponse  qu'il  avait  faite  à  son  agent  :  que  les  princes  ne 
doivent  pas  avoir  la  tête  rompue  de  menues  disputes  qui  sont 
entre  les  nations,  qu'il  faut  les  entretenir  de  choses  importantes 
pouvant  consoHder  l'amitié  et  l'alliance;  que  ce  n'est  pas  dans  les 
rues  et  carrefours  qu'un  ambassadeur  doit  aller  chercher  des  nou- 
velles et  que,  si  ceux  de  France  faisaient  un  tel  office,  on  ne  pren- 
drait pas  la  peine  de  lire  leurs  lettres.  Gastillon  nous  apprend  que 
l'Angleterre  dut  se  contenter  de  cette  réponse  ferme  et  digne. 
G 'est  la  même  fermeté  qui  inspirait  les  dépêches  du  connétable 
aux  ambassadeurs  pour  soutenir  les  droits  de  la  France  ;  celle  qu'il 
adressa  à  l'évêque  d'Auxerre  pour  une  question  de  préséance  à 
Rome  semble  avoir  servi  de  modèle  à  celle  que,  dans  une  circon- 
stance pareille,  fit  écrire  Louis  XIV. 

Une  des  dépêches  de  Gastillon  nous  conserve  les  vestiges  d'un 
passé  tout  à  fait  effacé.  Il  annonce  au  connétable  que  Georges  Dou- 
glas, l'un  des  gentilshommes  du  roi  d'Angleterre,  se  disant  difïamé 
par  l'abbé  d'Arbroath,  ambassadeur  du  roi  d'Ecosse,  s'en  allait 
en  bien  bon  équipage  demander  au  roi  de  France  de  lui  accorder 
le  combat  contre  quelque  gentilhomme  de  la  suite  d'Arbroath  qui 
maintiendrait  ses  paroles,  et  le  roi  d'Angleterre  écrit  de  son  côté 
à  son  bon  frère  pour  obtenir  protection  en  faveur  de  Georges  Dou- 
glas, qui  est  un  vrai  et  honnête  gentilhomme.  G'étaient  les  mœurs 
du  temps  :  les  souverains  s'envoyaient  des  cartels,  les  seigneurs 
cherchaient  des  aventures  et,  quand  ils  ne  pouvaient  se  battre,  ils 
se  livraient  à  des  joutes  desquelles  un  envoyé  du  grand-seigneur 
disait  :  «  Si  c'est  tout  de  bon,  ce  n'est  pas  assez  ;  si  ce  n'est  qu'un 
jeu,  c'est  trop.  »  Gependant  peu  à  peu  les  rois,  qui  appréciaient 
ce  que  valait  le  sang  de  leurs  sujets,  réagirent  contre  ces  mœurs 
et  défendirent  les  duels  ;  le  plus  grand  capitaine  du  xvi®  siècle, 
François  de  Guise,  frère  de  Marie  de  Lorraine,  les  punissait  des 
peines  sévères  que  renouvela  Richelieu. 


154  RETUE  DES   DEUX   MONDES. 


III. 


les  négociations  à  la  cour  d'Angleterre  présentaient  de  grandes 
difficultés  en  raison  du  caractère  mobile  et  insaisissable  du  souve- 
rain ;  la  phrase  suivante  d'une  dépêche  de  Gastillon  servira  après 
beaucoup  d'autres  à  le  faire  apprécier  :  «  Si  le  roi  et  l'empereur 
ont  le  passe-temps  de  le  voir  ainsi  virolin  virolant,  je  le  vous  dres- 
serai aisément  sans  faire  grand  semblant.  »  Les  ambassadeurs 
n'aiTivant  pas  à  leur  but  se  déplaisaient  dans  cette  cour  et  deman- 
daient à  être  rappelés,  aussi  la  liste  est  longue  de  ceux  qui  s'y 
succédèrent  du  temps  du  roi  Henri.  Du  Bellay,  qui  avait  précédé 
Gastillon  de  quelques  années  à  Londres,  avait  éprouvé  ces  diffi- 
cultés. En  présence  de  l'impossibilité  d'arriver  à  ses  fins  et  de  négo- 
cier avec  succès,  il  disait  :  si  je  puis  le  souhaiter  sans  offenser  Dieu, 
je  voudrais  être  où  je  serai  d'ici  à  cent  ans. 

Le  connétable, pour  soutenir  Gastillon  et  l'encourager,  lui  écri- 
vait :  «  Je  sais  que  vous  ferez  ce  que  vous  pourrez  et  non  ce  que 
vous  voudrez.  »  Pour  bien  entrer  dans  les  vues  de  cet  homme 
d'état,  l'ambassadeur  était  du  reste  très  empressé  à  demander  des 
instructions  :  «  Pensez,  s'il  vous  plaît,  monseigneur,  à  toutes  les 
choses  que  je  vous  ai  écrites  et  m'en  faites,  je  vous  supplie,  un 
pasté,  je  prendrai  peine  d'y  mettre  telle  sauce  qu'il  vous  plaira 
me  commander;  »  la  sauce  était  quelquefois  épicée  et  elle  n'en 
flattait  que  mieux  le  goût  d'Henri  qui,  malgré  son  caractère  dé- 
fiant et  soupçonneux,  se  laissait  aller  parfois  à  une  certaine  con- 
fiance et  lui  parlait  «  privément.  »  Il  avait  été  mécontent  de  la  paix, 
il  l'était  encore  de  ne  pas  obtenir  du  roi  de  France  et  de  l'empe- 
reur tout  ce  que  son  caractère  absolu  le  portait  à  désirer  pour  sa- 
tisfaire sa  haine  contre  le  pape  qui,  à  la  suite  de  la  paix  de  Nice, 
avait  lancé  une  bulle  contre  lui.  Son  caractère  violent  s'irrita  de 
cette  mesure  ;  il  se  vengeait  en  faisant  arrêter  les  principaux  per- 
sonnages qui  pratiquaient  la  religion  catholique  :  le  marquis  d'Exeter, 
le  plus  proche  parent  de  la  couronne,  lord  Montagu  dont  la  perte 
était  décidée,  la  comtesse  de  Salisbury,  mère  du  cardinal  Pôle  et 
quantité  de  personnes  éminentes  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  étaient 
mises  dans  la  tour  de  Londres. 

Il  témoignait  toutefois  des  attentions  et  des  prévenances  à  l'am- 
bassadeur, lui  faisait  des  présens,  lui  envoyait  de  belles  tapisseries 
et  des  meubles  pour  orner  sa  maison.  Comme  la  ville  de  Londres 
était  alors  réputée  la  plus  malsaine  du  monde,  par  suite  des  ravages 


UNE    AMBASSADE    EN    ANGLETERRE.  155 

qu'y  occasionnait  depuis  plusieurs  années  la  suette  que  l'on  quali- 
fiait du  nom  de  peste,  il  lui  donnait  pour  la  saison  chaude  une 
maison  à  Chclsea  sur  les  bords  de  la  Tamise.  C'était  celle  qui  ap- 
partenait naguère  encore  à  feu  M.  More,  ce  vertueux  chancelier 
décapité  pour  cause  de  religion,  et  de  laquelle  Érasme  a  laissé  la 
description.  Mais  cette  cour,  où  l'on  respirait  une  atmosphère  de 
tètes  coupées,  de  gens  emprisonnés,  de  caresses  et  de  patelinage, 
n'inspire  qu'une  médiocre  contiancc  à  Gastillon.  Dans  ce  lieu. 


Il  voit  fort  bien  comme  l'on  entre 
Et  ne  \oit  pas  comme  on  en  sort, 


aussi  il  demande  que  sa  mission  finisse  et  qu'on  le  rappelle  ;  il 
écrit  au  connétable  :  «  Si  le  roi  entend  le  train  que  je  tiens  à  ma 
négociation,  je  vous  assure  qu'il  me  fera  un  mauvais  tour;  vous 
connaissez  le  personnage  comme  moi,  et  je  ne  couche  pas  encore  si 
gros  que  mes  instructions  portent,  cai-  je  mettrais  tout  en  déses- 
poir et  romprais  du  tout  la  paille.  »  Il  supplie  qu'on  l'autorise  à 
rentrer  en  France.  Voyant  les  nouvelles  mesures  prises  contre  la 
rehgion  catholique,  les  abbayes  confisquées,  les  couvens  supprimés 
et  dépouillés  de  leurs  biens,  les  religieuses  chassées  de  leurs  asiles, 
il  renouvelle  ses  instances  :  a  Ce  roi  a  perdu  l'entendement  ;  j'ai 
afiaire  au  plus  dangereux  et  cruel  homme  qui  soit  au  monde,  je 
vous  supplie  derechef  qu'il  vous  [)laise  me  renvoyer  quérir.  Si 
vous  me  laissiez  ici  jusqu'à  ce  qu'il  connaisse  qu'il  ne  doit  plus 
avoir  d'espérance  du  côté  du  roi,  il  sera  pour  me  faire  un  mauvais 
tour,  combien  que  son  ambassadeur  me  puisse  servu*  d'otage,  car 
il  est  en  sa  fureur  et  il  n'y  a  raison  ni  entendement  en  lui.  Je  vous 
supplie  qu'il  vous  plaise  ne  me  mettre  pomt  en  ce  danger.  » 

Castillon  avait  présent  à  l'esprit  le  sort  récent  de  l'écuyer  Mer- 
veilles, ambassadeur  du  roi  de  France  auprès  du  duc  de  Milan,  qui 
fut  pris,  condamné  et  décapité  en  moins  de  trois  jours  sous  le  pré- 
texte que  sa  situation  n'était  pas  très  régulière,  mais  par  la  véri- 
table raison  qu'il  déplaisait  à  l'empereur,  auquel  le  duc  voulait 
plaire.  Il  n'y  avait,  dit  Du  Bellay,  aucun  homme  de  ceux  qui  avaient 
accoutumé  d'aller  en  ambassade  pour  le  roi  «  qui  n'estimât  lui  en 
pendre  autant  à  l'œil.  »  Aussi  demandaient-ils  qu'on  fit  des  remon- 
trances afin  que  le  droit  des  gens  ne  fût  pas  violé  et  que  les  am- 
bassadeurs fussent  en  sûreté.  «  Je  ferai  tomber  trente  mille  têtes  si 
l'on  touche  à  la  vôtre,  disait  François  I"à  son  ambassadeur.  —  Mais, 
sire,  aucune  n'ira  aussi  bien  que  la  mienne  sur  mes  épaules,  n 
Et  plein  de  cette  vérité,  Castillon  voulait  quitter  l'Angleterre  pour 


156  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

éviter  une  colère  qui  dégénérait  en  fureur  et  ne  connaissait  plus 
d'obstacle,  car  le  despotisme  du  roi  n'avait  d'égal  que  l'abaisse- 
ment de  son  parlement,  dont  les  complaisances  serviles  augmen- 
taient à  mesure  que  se  développait  l'absolutisme  du  souverain.  Du 
reste,  il  avait  aidé  de  tous  ses  efforts  pendant  son  séjour  à  Londres 
à  la  conclusion  de  la  paix  entre  le  roi  très  chrétien  et  l'empereur; 
à  la  consolidation  de  l'alliance  écossaise  par  le  mariage  de  Jacques  V 
et  de  M""®  de  Longueville  ;  à  la  réunion  du  concile  décidée  en  principe. 
Suivant  son  désir,  plusieurs  fois  exprimé,  Gastillon  obtint  d'être 
rappelé  ;  il  quitta  son  ambassade  pour  occuper  la  maîtrise  des  eaux 
et  forêts  de  Bretagne,  dont  il  avait  obtenu  la  survivance  quelque 
temps  avant  la  mort  du  titulaire,  M.  de  Toyre.  Les  lettres  de  remer- 
cîment  au  roi  et  au  connétable  lors  de  sa  nomination  prouvent 
qu'il  avait  vivement  désiré  cette  charge,  dans  laquelle  il  trouva  une 
existence  plus  modeste,  mais  plus  calme  que  dans  l'ambassade  de 
Londres.  Le  désir  qu'il  témoigne  comme  ses  prédécesseurs  d'être 
remplacé  dans  ses  fonctions  ne  vient  pas  seulement  de  ce  que  le 
succès  était  très  difficile  auprès  d'Henri,  l'insuffisance  du  traite- 
ment d'ambassadeur  contribuait  encore  à  lui  faire  rechercher  une 
autre  position.  En  Angleterre,  il  fallait  à  Gastillon  plus  d'argent  que 
de  paroles,  plus  de  bonne  chère  que  d'artifices  ;  les  comphmens  et 
les  harangues  ne  suffisaient  pas  comme  dans  certains  autres  pays. 

Au  XVI*  siècle,  les  ambassades  étaient  des  postes  de  confiance 
auxquels  s'attachaient  de  grands  honneurs,  mais  elles  étaient  fai- 
blement rétribuées  et  occasionnaient  une  dépense  considérable  ; 
elles  donnaient  la  possibilité  de  se  ruiner  au  service  du  roi.  La 
durée  de  ces  fonctions  était  en  général  fixée  à  trois  années,  et  il  était 
reconnu  que,  dans  ce  laps  de  temps,  l'ambassadeur  de  Rome  dé- 
pensait 20,000  livres  de  plus  qu'il  ne  recevait.  Gastillon  dit  souvent 
dans  ses  dépêches  qu'il  manque  d'argent  et  qu'il  est  obUgé  d'em- 
prunter à  de  grands  intérêts.  «  Je  suis  ici  à  la  dépense  jusqu'aux 
oreilles,  l'argent  de  ma  dernière  année  est  dépensé  et  en  plus 
2,000  écus  du  mien.  Il  ne  faut  pas  qu'on  pense  qu'on  fait  plus  de 
cas  d'un  gros  par-deçà  que  d'un  grand  blanc  en  France.  C'est  une 
coutume  générale  que  les  Anglais  ne  prêtent  guère  volontiers  aux 
Français.  Si  vous  ne  me  faites  déhvrer  argent,  vous  me  ruinerez  et 
me  ferez  recevoir  honte  et  au  royaume.  » 

Les  ambassades,  et  surtout  celle  de  Londres  étaient  onéreuses  ; 
ceux  qui  les  remplissaient  étaient  obligés  de  chercher  les  moyens 
de  subvenir  à  leurs  dépenses.  Marillac,  successeur  de  Gastillon, 
obtint  une  charge  de  conseiller  au  parlement  de  Paris  laissée  va- 
cante par  de  Thou,  qui  lui-même  en  recevait  une  autre.  Du  Bellay 
se  plaignait  de  la  cherté  excessive  des  vivres  et  demandait  à  aller 


UNE    AMBASSADE   EN    ANGLETERRE.  157 

dépenser  ailleurs  «  ses  10  francs  par  jour,  car  ils  vont  ici  en  pain 
et  en  vin;  »  il  demande  à  être  porté  à  15  francs  parce  que  de 
Bayonne,  par  le  temps  qui  court,  il  est  payé  «  en  belles  gambades,» 
et  que,  pour  garder  l'honneur  de  son  maître,  il  est  journellement 
obligé  de  perdre  son  argent  avec  les  ducs  et  les  grands  seigneurs 
anglais.  Le  cardinal  de  Tournon,  revenant  de  négociera  Borne,  est 
obligé  de  solliciter  du  roi  la  permission  de  faire  couper  cent  arpens 
de  bois  de  son  abbaye  de  Ferrières  afin  de  subvenir  à  la  dépense 
de  ce  voyage  ;  cette  coupe  faisant  l'objet  d'une  difficulté  entre  la 
duchesse  de  Ferrare,qui  avait  la  seigneurie  de  Montargis,  et  le  car- 
dinal, ce  sage  et  fin  diplomate  lui  écrit  qu'il  aimerait  mieux  la  servir 
toute  sa  vie  que  d'être  en  différend  avec  elle  pendant  une  heure. 
Outre  qu'elles  étaient  coûteuses,  ces  missions  avaient  pour  les  évê- 
ques  l'inconvénient  de  les  éloigner  de  leur  diocèse  et  de  présenter 
des  conditions  matérielles  difficiles.  Mais  les  difficultés  matérielles 
étaient  surmontées  chez  ces  hommes  par  un  grand  dévoùment  au 
roi  et  au  pays. 

Ce  fut  vers  la  fin  de  février  1539  que  Castillon  quitta  l'Angle- 
terre, où  il  avait  séjourné  emiron  un  an  comme  ambassadeur;  son 
départ  fut  précipité  et  inattendu,  ce  qui  fit  croire  à  une  rupture 
avec  la  France  et  jeta  l'alarme  chez  les  Anglais.  Henri  profita  habi- 
lement de  la  panique  et  ordonna  de  grands  préparatifs  de  défense  ; 
il  fit  élever  le  long  de  la  mer  des  remparts  qui  furent  armés  de 
grosse  et  menue  artillerie  pour  empêcher  une  descente  sur  la  côte  ; 
il  prescrivit  la  levée  de  tous  ses  sujets,  sans  exception,  âgés  de  plus 
de  dix-sept  ans  ;  des  montres  et  revues  eurent  lieu  dans  toutes  les 
villes;  on  réorganisa  les  tirs  à  l'arc  dans  les  paroisses,  on  équipa 
tous  les  navires  de  l'État  et  ceux  des  particuliers  que  l'on  réquisi- 
tionna, enfin  on  établit  des  postes  chargés  d'observer  tout  ce  qui 
venait  du  côté  de  la  France.  Ces  terreurs  se  calmèrent  au  bout  de 
quelque  temps  à  l'arrivée  d'un  nouvel  ambassadeur  du  roi  très  chré- 
tien, qui  fut  Marillac.  De  nos  jours,  une  pareille  panique  vraie  ou 
feinte  a  donné  lieu  en  Angleterre  aux  mêmes  démonstrations  et  à 
des  mesures  semblables.  Nos  voisins  d'outre-Manche  savent  bien 
que  depuis  Guillaume  le  Conquérant  leur  pays  n'a  rien  à  craindre 
d'une  invasion  et  que  le  mot  d'Henri  :  «  J'ai  de  bons  hommes  et  de 
bons  fossés  »  est  toujours  vrai  ;  mais  la  terreur  imaginaire  servait 
à  obtenir  des  subsides  que  le  Parlement  n'aurait  pas  accordés  si 
l'opinion  publique  n'eût  pas  été  surexcitée  par  un  prétendu  dan- 
ger. Le  canal  qui  sépare  Douvres  de  Calais,  «  la  bande  d'argent,  » 
suivant  une  expression  qui  leur  est  propre,  resta  pour  eux  «  le 
fossé  »  protecteur  d'Henri  VHI,  auquel  on  ne  saurait  toucher  sans 
les  alarmer,  et  dans  une  discussion  récente  à  propos  d'un  pont  des- 


158  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tiné  à  le  franchir,  lord  Melbourne  disait  :  «  Pourquoi  ne  pouTez- 
vous  pas  laisser  le  canal  tranquille!   » 

C'est  au  moment  du  départ  de  notre  ambassadeur  pour  la  France 
qsue  s'arrête  sa  correspondance  et  que  cessent  les  renseignemens 
sur  son  compte.  On  aurait  aimé  à  le  suivre  dans  la  maîtrise  des 
eaux  et  forêts  de  Bretagne  quïl  avait  fort  désirée  ;  il  y  av-ait  déjà 
fait  son  établissement;  une  lettre  du  roi  de  1532  lui  donne  congé 
de  faire  transporter  en  franchise  complète  cinquante-deux  pipes  de 
vin  pour  l'approvisionnement  de  sa  maison  de  Bretagne.  Mais  si  la 
dernière  période  de  l'existence  de  Gastillon  est  restée  dans  l'oubli, 
son  souvenir  sera  conservé  par  son  année  d'ambassade,  qui  con- 
tient une  esquisse  «  au  vif  »  de  cette  figure  d'Henri  VIII,  un  des 
hommes  les  plus  extraordinaires  qui  aient  jamais  existé  et  duquel 
Shakspeare  a  pu  dire  :  «  Ses  vices  étaient  capables  de  faire  pleurer 
les  anges.  »  Gastillon,  tout  en  subissant  le  prestige  de  ce  roi,  rem- 
pht  son  devoir  auprès  de  lui. 

A  une  époque  où  la  vie  des  hommes  n'était  pas  encore  chose  sa- 
crée, où  même  des  ambassadeurs  du  roi  de  France  étaient  assas- 
sinés par  les  agens  de  l'empereur,  Gastillon  fit  respecter  son  maître 
avec  courage.  La  diplomatie,  cette  manifestation  pacifique  de  la 
force  d'une  nation  vis-à-vis  des  étrangers,  a  toujours  une  grande 
séduction  pour  les  hommes  dévoués  à  leur  pays  ;  cette  qualité  su- 
prême n'a  jamais  manqué  chez  nous  aux  agens  investis  d'une  telle 
mission  ;  ils  ont  compris  l'honneur  attaché  à  une  fonction  dans  la- 
quelle ils  représentaient  leur  pays  ou  leur  souverahi.  Quand  ces 
négociateurs  s'appelaient  François  de  Aoailles,  Jean  du  Bellay,  Gas- 
tillon, ils  y  apportaient  des  qualités  de  l'homme  d'état,  comme  en 
témoigne  leur  correspondance.  En  la  lisant  on  apprendra  comment 
s'exerçait  notre  action  lorsque  la  France  ambitionnait  justement  de 
se  compléter.  Gette  correspondance  est  la  vraie  source  d'informations 
où  doit  être  étudiée  notre  histoire  diplomatique.  Longtemps  laissée 
en  oubli  pour  la  période  du  xvi^  siècle,  mieux  connue  maintenant, 
elle  prendra  sa  place  méritée  dans  la  grande  époque  où  s'ouvrent 
les  temps  modernes. 


De  la  Jonquière. 


ROYER-COLLARD 


Royer-CoIIard  écrivait  le  19  septembre  1833  à  M.  de  Barante  : 
«  Je  n'avais  de  vocation  libérale  qu'avec  la  légitimité.  »  Il  s'est 
fort  bien  défini  ce  jour-là.  Un  légitimiste  libéral,  c'est  tout 
Roycr-Gollard.  Il  n'est  libéral  qu'en  tant  que  légitimiste,  et  légiti- 
miste qu'en  tant  que  libéral,  et  il  ne  veut  ni  de  la  légitimité  sans 
liberté,  ni  de  la  liberté  sans  légitimité  :  «  Séparez  la  liberté  de  la 
légitimité,  vous  allez  à  la  barbarie  ;  séparez  la  légitimité  de  la  liberté, 
vous  ramenez  ces  horribles  combats  où  elles  ont  succombé  l'une 
et  l'autre.  »  Il  ne  veut  de  la  légitimité  qu'avec  la  liberté,  parce  que, 
sans  liberté,  la  légitimité,  c'est  non  seulement  le  despotisme,  mais 
l'anarchie  morale,  une  sorte  de  folie  des  grandeurs  héréditaire,  tra- 
ditionnelle, consacrée  par  le  temps  et  illustrée  par  l'histoire.  Il  ne 
veut  de  liberté  qu'avec  la  légitimité,  parce  que  la  liberté  pour  lui 
n'est  qu'une  borne,  une  frontière  où  s'arrête  le  pouvoir  et  qui  con- 
sacre le  droit  du  pouvoir  en  le  limitant.  Si  donc  elle  ne  borne  plus 
un  pouvoir  légitime,  de  borne  elle  devient  pouvoir  elle-même,  pou- 
voir arbitraire,  capricieux,  indéfini  et  illimité,  autre  forme  d'anar- 
chie et  de  désordre  civil  et  m.oral. 

Légitimiste  donc  avec  obstination,  et  libéral  avec  entêtement,  il 
Ta  été  d'une  suite  et  d'une  constance  parfaites  jusqu'à  la  fin.  Son 
caractère  comportait  ce  système  et  l'y  retenait.  Il  y  a  des  gens 
qui  sont  hbéraux  par  libéralisme,  et  il  y  en  a  qui  sont  libéraux 
parce  qu'ils  sont  autoritaires.  Royer-Collard  était  de  ces  derniers. 
Sévère,  sinon  austère,  ce  qui  peut-être  serait  trop  dire,  un  peu 
dur  même,  pour  ne  rien  cacher,  à  l'égard  des  siens,  dans  la  vie 
privée,  très  orgueilleux  et  très  tranchant,  ayant  eu  de  très  bonne 


160  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

heure  un  tempérament  de  procureur  général  et  l'ayant  toujours 
gardé,  «  dictateur,  »  comme  a  très  bien  dit  M.  Taine,  il  n'était  nul- 
lement légitimiste  par  sentiment  de  fierté  et  d'amour.  Il  n'avait 
aucunement  l'âme  royaliste.  Un  état  politique  où  lui,  ou  bien,  si 
l'on  veut,  un  homme  comme  lui,  eût  une  part  d'influence  respec- 
tée, consacrée  et  inattaquable,  où  nulle  puissance  ne  pût  le  tou- 
cher dans  sa  chaire  de  professeur,  sur  son  banc  de  député  ou  sur 
son  siège  de  magistrat  inamovible,  c'était  ce  que  son  caractère 
exigeait.  Et,  d'autre  part,  assez  paresseux,  fuyant  les  tracas  et  les 
responsabilités  du  pouvoir  avec  un  soin  extrême,  ce  n'était  point 
par  la  participation  à  la  puissance  executive  qu'il  pouvait  songer  à 
satisfaire  ses  instincts  de  commandement.  Restait  donc  bien  qu'il 
fût  un  «  parlementaire,  »  un  homme  qui  veut,  non  pas  le  grand 
pouvoir  du  ministre  dirigeant,  mais  le  pouvoir,  plus  restreint  en 
son  action,  aussi  absolu  et  plus  absolu  dans  sa  sphère  étroite,  du 
magistrat,  du  député  inviolable,  que  sais-je?  de  l'homme  qu'un 
droit,  inscrit  dans  la  constitution,  protège,  défend,  et  maintient 
dans  l'exercice  d'une  certaine  autorité.  Si  quelqu'un  a  dû  rêver 
de  l'institution  des  sénateurs  inamovibles  et  désiré  y  figurer,  c'est 
bien  lui. 

Voilà  pour  son  hbéralisme  et  pour  sa  manière  de  comprendre  le 
mot  de  liberté.  Pour  ce  qui  est  de  son  légitimisme,  il  vient  de  la 
même  source.  Si  les  libertés  sont  des  droits  constitutionnels  dont 
profitent  certaines  classes  de  citoyens  pour  exercer  un  certain  pou- 
voir, il  est  bien  sûr  que  ces  droits  ne  seront  véritablement  et  effica- 
cement garantis  que  par  un  droit  aussi,  un  droit  supérieur  et  una- 
nimement respecté,  dont  la  présence,  le  passé  surtout,  et  la  longue 
autorité  traditionnelle,  habituent  la  nation  à  vénérer  et  à  maintenir 
par  son  respect  même  les  droits  inférieurs  et  de  second  ordre.  Si 
la  royauté  est  une  délégation  populaire,  à  plus  forte  raison  tous 
les  pouvoirs  et  toutes  les  autorités  le  sont  aussi  ;  si  la  royauté  est 
l'effet  d'un  coup  de  fortune,  et  le  trophée  d'un  soldat  heureux,  ou  le 
butin  d'un  intrigant  habile,  elle  n'est  plus  qu'une  aventure,  et  tous 
les  pouvoirs  et  autorités  d'ordre  inférieur  sont  des  accidens. 

Un  état,  donc,  où  la  royauté  soit  un  droit  et  ne  soit  pas  le  seul 
droit,  pour  qu'il  y  ait  des  droits  pour  d'autres  ;  soit  un  pouvoir,  et 
ne  soit  pas  le  seul  pouvoir,  pour  qu'on  puisse  être  puissant  au- 
dessous  d'elle,  sans  la  courtiser  :  c'est  l'état  social  où  Royer-Gollard 
aime  à  vivre. 

I. 

On  dit  qu'il  trouva  un  jour  un  volume  de  Thomas  Reid  sur  les 
quais,  et  qu'en  l'ouvrant  il  vit  que  sa  philosophie  était  dans  ce  livre- 


ROYER-COLLARD.  161 

là.  Il  en  a  trouvé  un  autre,  en  1815,  où  il  vit  que  toute  sa  politique 
était  renfermée,  à  le  bien  traduire;  et  ce  livre,  c'était  la  Charte. 
Royer-Collard,  comme  a  très  bien  dit  Rémusat,  «  a  fondé  la  philo- 
sophie de  la  charte.  »  C'est  là  qu'il  a  trouvé  écrit  ce  qu'il  avait  dans 
l'esprit  à  l'état  de  système,  et  dans  sa  complexion  intime  à  l'état  de 
besoin,  l'union  de  la  légitimité  et  de  la  liberté  :  «  La  charte  n'est 
autre  chose  que  cette  alliance  indissoluble  du  pouvoir  légitime 
dont  elle  émane  avec  les  libertés  nationales  qu'elle  consacre.  C'est 
là  son  caractère;  c'est  par  là  qu'elle  est  forte  comme  la  nécessité.  » 
Royer-Collard  s'est  aperçu  en  1815  que,  depuis  environ  soixante 
ans,  les  Français  n'avaient  qu'une  question  à  se  poser  les  uns  aux 
autres  quand  ils  s'entretenaient  de  politique  :  Où  est  la  souverai- 
neté? Est-elle  dans  le  roi?  Est-elle  dans  le  peuple?  Est-elle  dans 
le  roi  en  tant  que  délégué  du  peuple?  Est-elle  dans  le  roi  en  tant 
que  délégué  de  Dieu  ?  Est-elle  dans  le  peuple  d'une  manière  imma- 
nente et  inaliénable?  Est-elle  dans  le  peuple  représenté  par  des  délé- 
gués qui  se  réuniront  autour  du  roi,  ou  sans  lui?  —  Royer-Collard 
a  répondu  :  «  La  question  est  mal  posée,  pour  cette  bonne  raison 
qu'elle  ne  doit  pas  être  posée.  On  dit:  où  est  la  souveraineté?  Je 
dis  :  il  ny  a  pas  de  souveraineté.  Dès  qu'il  y  a  une  souveraineté, 
il  y  a  despotisme  ;  dès  qu'il  y  a  despotisme,  il  y  a,  sinon  mort  sociale, 
et  encore  souvent  il  ne  s'en  laut  guère  que  cela  soit,  du  moins 
désordre  organique  profond.  Demander  où  est  la  souveraineté,  c'est 
être  despotiste,  et  déclarer  qu'on  est  despotiste.  C'est  n'avoir  pas 
même  le  soupçon,  le  sens  et  l'instinct  de  ce  qu'est  la  liberté.  » 

Il  n'y  a  pas  de  souveraineté,  voilà  tout  l'esprit  politique  de 
Royer-Collard.  Successivement  il  s'est  tourné  vers  tous  les  pouvoirs 
sociaux,  anciens,  nouveaux,  ou  à  naître,  et  à  chacun  il  a  dit  :  vous 
n'êtes  pas  souverain. 

Il  a  eu  à  faire.  Car  au  temps  où  il  vivait,  tout  le  monde,  chacun  à 
son  moment,  ayant  été  souverain,  et  tout  le  monde  aspirant  à  le 
redevenir,  il  avait  à  parler  à  beaucoup  de  gens.  Il  disait  au  roi  : 
Vous  n'êtes  pas  souverain  ;  vous  êtes  gouvernement,  ce  qui  est 
très  différent.  Il  disait  au  peuple  :  Vous  n'êtes  pas  souverain  ; 
vous  êtes  la  force,  ce  qui  est  autre  chose.  Il  disait  aux  membres 
du  parlement:  Vous  n'êtes  pas  souverains;  vous  êtes  législateurs, 
ce  qui  n'est  pas  la  même  affaire.  Le  secret,  facile  certes  à  démê- 
ler, de  ses  variations,  ou  plutôt  de  ses  changemens  d'attitude,  est 
tout  entier  là.  En  1816,  il  est  avec  le  gouvernement  contre  la 
chambre,  et  je  le  crois  bien  ;  car  la  chambre  de  1816  n'est  pas 
autre  chose,  en  ses  intentions  et  son  esprit,  qu'une  convention.  Elle 
prétend  gouverner,  elle  prétend  être  souveraine  :  «  Vous  n'êtes  pas 
souverains!  »  —  En  1828,  il  est  avec  la  chambre  contre  le  gouver- 
TOME  xcvni.  —  1890.  11 


162  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

nement;  et  je  le  crois  bien,  car  le  gouvernement  de  1828  prétend 
être  Louis  XIV  :  «  Vous  n'êtes  pas  souverain  !  »  Il  répète  toujours 
la  même  chose,  il  tient  toujours  le  même  langage.  Seulement  il  le 
tient  à  différentes  personnes  selon  différens  temps.  Il  n'y  a  rien 
autant  que  cela  qui  vous  donne  l'air  d'être  extrêmement  versa- 
tile. 

Et  cette  théorie  ferme  et  constante,  c'est  dans  la  charte  qu'il  la 
trouve  ou  croit  la  trouver.  C'est  la  charte,  suivant  lui,  qui  a  dit 
qu'il  n'y  a  pas  de  souveraineté.  Elle  a  institué  un  pouvoir  anonyme 
et  impersonnel  qui  est  la  loi,  et  voulu  que  personne,  en  vérité,  ne 
fît  la  loi,  tant  seraient  nombreuses,  diverses  et  séparées  les  puis- 
sances dont  l'accord  serait  nécessaire  pour  qu'elle  fût  faite.  La  loi, 
selon  la  charte,  n'est  point  faite  par  le  peuple,  point  par  le  roi,  point 
par  l'aristocratie,  point  par  les  élus  du  peuple.  Elle  est  faite  par  le 
roi,  les  pairs  et  la  délégation  du  peuple,  quand  ils  sont  tombés 
d'accord,  ce  qui  revient  à  dire,  et  ce  n'est  pas  là  une  simple  sub- 
tilité de  langage,  qu'elle  n'est  point  faite  par  le  roi,  les  pairs  et  les 
députés,  mais  que,  quand  roi,  pairs  et  députés  consentent,  elle 
se  trouve  faite.  La  source  de  la  loi  reste  mystique,  tant  sont  mul- 
tiples les  élémens  de  sa  formation  ;  et,  en  définitive,  seule  elle  est 
souveraine  ;  et  nul  ne  saurait  dire  qui  l'a  conçue  et  produite  ;  et 
quelque  chose  est  souveraineté,  et  personne  n'est  souverain,  non  pas 
même  tout  le  monde. 

Voilà  le  sens  de  la  charte,  voilà  son  esprit.  Tout  vient  d'elle. 
C'est  elle  qui  nous  institue  en  nos  di'oits,  en  nos  autorités,  en  nos 
puissances.  Tout  pouvoir  vient  d'elle  et  n'est  que  par  elle,  précisé- 
ment pour  que  personne  dans  le  pays  ne  soit  puissant  de  par  soi. 
C'est  elle  qui  nous  fait  roi,  pair,  député,  éligible  ou  électeur.  Si 
tout  le  monde  n'est  pas  électeur,  par  exemple,  des  esprits  prati- 
ques et  positifs  pourront  dire  que  c'est  parce  que  la  compétence 
est  chose  où  il  faut  avoir  égard  même  quand  il  s'agit  du  salut  du 
pays,  et  que  pour  faire  un  métier  il  faut  le  savoir  faire;  et  ils  n'au- 
ront sans  doute  pas  tort  ;  mais  c'est  surtout  pour  qu'il  soit  bien 
marqué  qu'on  n'est  pas  électeur  de  par  un  droit  naturel,  mais  de 
par  un  droit  qui  vous  est  constitué  par  la  charte,  qui  vient  tout 
d'elle,  qui  naît  avec  la  désignation  qu'elle  fait  de  vous,  et  qui, 
avant  qu'elle  existât,  n'existait  pas.  —  Pour  donner  à  la  constitution 
une  telle  autorité,  pour  la  douer  d'une  telle  toute-puissance  et  lui 
attribuer  une  telle  vertu,  il  faut  la  rehausser  autant  qu'il  se  peut 
dans  l'estime  des  hommes.  C'est  à  quoi  Royer-Collard  ne  manque 
point,  et  il  s'efforce  de  la  confondre,  comme  nous  avons  déjà  vu, 
avec  la  «  nécessité,  »  entendant  par  là  la  nécessité  historique.  La 
charte,  c'est  l'histoire  de  France.  Ses  premiers  «  hnéamens  »  sont 
visibles  au  temps  de  Louis  le  Gros.  Elle  n'est  pas  d'hier;  d'hier 


ROYER-COLLARD.  163 

seulement  le  papier  où  on  l'a  écrite.  En  dépendant  d'elle,  c'est  de 
notre  histoire  que  nous  dépendons.  C'est  la  France  éternelle  qui 
oblige  le  Français  d'un  moment  ;  et  c'est  elle  aussi  qui  lui  donne 
ses  droits,  qui,  après  Fax  oir  créé  comme  homme,  le  crée,  —  est- 
ce  plus  étrange?  —  comme  citoyen,  magistrat,  législateur,  ou  roi. 
Dans  cette  conception,  Royer-CoUard  est  très  à  l'aise.  En  faisant 
la  constitution  aussi  ancienne  que  la  monarchie,  il  peut  se  per- 
mettre d'être  aussi  constitutionnel  que  royaliste ,  et  libéral  tout 
autant  que  légitimiste,  et  comme  du  même  sentiment  et  de  la 
même  pensée.  Charte  et  royauté  sont  deux  faces  du  même  droit, 
et  ce  droit  à  double  aspect  a  toujours  existé  en  France  et  confond 
ses  origines  avec  celles  du  pays.  Légitimité  et  charte,  en  histoire, 
même  destinée  ;  en  raison,  même  sens  et  même  esprit.  L'une  et 
l'autre  sont  pour  que  là  où  il  y  aurait  la  force,  ou  une  aventure,  il 
y  ait  un  droit.  Légitimité,  pour  qu'un  avènement  ne  soit  pas  un 
accident  et  un  règne  une  circonstance.  Charte,  pour  que  la  loi  ne 
soit  pas  un  coup  de  la  force,  une  pesée  du  plus  grand  nombre  sur 
le  plus  petit  et  d'un  gros  chiflre  sur  un  chiiïrc  un  peu  plus  faible. 
Toutes  les  deux  ingénieuses  et  salutaires  substitutions  d'un  droit  à 
la  force,  de  quelc[ue  chose  de  spirituel  à  quelque  chose  de  maté- 
riel et  de  grossier,  toutes  les  deux  formes,  et  produits,  et  soutiens 
de  la  civilisation  parmi  les  hommes  ;  car  le  seul  concours,  ou  le 
seul  jeu,  pour  faire  l'histoire  humaine,  de  la  force  et  des  circon- 
stances, c'est  la  définition  même  de  la  barbarie. 

IL 

Fort  de  cette  conception  générale,  Royer-Collard  se  place,  et 
très  fermement,  et  avec  un  coup  d'oeil  très  sûr  et  très  juste,  dans 
le  temps  où  il  vit,  qu'il  comprend  très  bien  et  pénètre  avec  une 
véritable  perspicacité  d'homme  d'état;  et  il  remarque  que  la 
France,  en  1816,  est  entre  deux  «  souverainetés,  »  l'une  dans  le 
passé,  l'autre  dans  l'avenir.  La  souveraineté  d'autrefois,  c'était  la 
monarchie /?/v.s(7«e  absolue;  la  souveraineté  à  venir,  c'est  la  sou- 
veraineté du  peuple  absolue. 

La  souveraineté  d'autrefois,  c'était  la  monarchie  presque  abso- 
lue. Elle  l'était,  quoi  que  Royer-Collard  ait  dit  de  la  double  conti- 
nuité et  de  la  légitimité  et  de  la  charte.  11  sait  bien  qu'en  ce  qui 
concerne  la  charte,  ce  qu'il  en  a  dit  était  pour  la  théorie,  mais  que, 
dans  la  réalité  des  choses,  de  ces  deux  droits  éternels,  l'un  était 
très  fort  et  l'autre  au  moins  très  languissant.  Il  faut  bien  avouer 
qu'avant  1789  il  y  avait  une  souveraineté.  Cependant,  elle  n'était 
vraiment  que  presque  absolue.  Il  y  avait  des  droits  en  France,  à 
côté,  au-dessous,  si  l'on  veut,  du  droit  du  roi.  Il  y  avait  des  puis- 


164  •  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sances  qui  n'étaient  pas  dérivées  du  pouvoir  royal ,  il  y  avait  des 
autorités  et  des  magistratures  qui  relevaient  d'elles-mêmes,  il  y 
avait  des  fonctions  qui  étaient  des  propriétés.  Là  France  lut  long- 
temps ((  hérissée,  »  elle  fut  toujours  pleine,  «  non-seulement  d'or- 
dres, de  seigneuries,  de  communes,  mais  d'une  foule  de  corpo- 
rations avec  leurs  magistratures  domestiques.  Le  droit  est  partout... 
C'étaient  là  comme  des  faisceaux  puissans  de  droits  privés,  vraies 
républiques  dans  la  monarchie.  Ces  institutions  ne  partageaient  pas, 
il  est  vrai,  la  souveraineté;  mais  elles  lui  opposaient  partout  des 
limites  que  l'honneur  défendait  avec  opiniâtreté.  »  Tout  ceci  a  dis- 
paru. La  Révolution,  qui  a  cru  fonder  la  liberté,  n'a  fait  que  dépla- 
cer la  souveraineté,  tout  en  la  faisant,  de  presque  absolue  qu'elle 
devenait,  absolue  sans  aucune  restriction.  «  La  Révolution  n'a  laissé 
debout  que  des  individus.  »  Actuellement,  en  1816,  nous  sommes 
centralisés,  ce  qui  veut  dire  isolés;  isolés  les  uns  par  rapport  aux 
autres,  centralisés  par  la  prise  directe  et  sans  intermédiaire  de 
l'état  sur  chacun,  a  La  servitude  publique,.,  voilà  l'héritage  que 
Louis  XVIII  a  recueilli  »  de  ceux  dont  il  n'était  pas  l'héritier.  Nous 
ne  sommes  pas  des  citoyens,  nous  le  sommes  moins  qu'avant  l'in- 
vention de  ce  mot,  a  nous  sommes  des  administrés.  »  La  souve- 
raineté nous  submerge  ;  nous  sommes  noyés  dans  la  souveraineté  ; 
«  ce  sont  les  délégués  de  la  souveraineté  qui  nettoient  nos  rues  et 
qui  allument  nos  réverbères.  » 

Dans  cet  état,  nous  sommes  sur  un  chemin  qui  mène  de  l'an- 
cienne souveraineté  presque  absolue  à  une  nouvelle  souveraineté 
qui  sera  littéralement  écrasante.  Nous  sommes  tout  préparés  à  tom- 
ber sous  le  joug  de  l'absolue  souveraineté  populaire.  Nous  l'avons 
subie  à  l'état  d'accident;  nous  allons  la  subir  demain  à  l'état  régu- 
lier et  permanent.  Encore  quelques  années  et  c'est  chose  faite, 
encore  quelques  années  et  «  la  démocratie  coule  à  pleins  bords.»  — 
Que  faire  pour  empêcher  cette  souveraineté  future  et  prochaine  de 
s'établir?  D'abord  garder  la  légitimité.  Certes,  il  le  faut.  Dans  cette 
France  égalisée  et  centralisée,  des  choses  de  droit ^  et  non  de  force, 
qui  étaient  si  nombreuses  autrefois,  c'est  la  seule  qui  reste  ;  et, 
sans  doute,  du  moment  que  c'est  la  seule  qui  reste,  on  peut  me 
dire  que  c'est  comme  s'il  n'en  restait  pas,  un  droit,  quand  il  de- 
vient unique  et  n'est  plus  limité  par  aucun  autre ,  devenant 
une  simple  force  oppressive.  Mais  encore  est-il  que  c'est  un  droit, 
en  ce  sens,  si  vous  voulez,  que  c'en  a  été  un,  qu'il  garde  ce  carac- 
tère, au  moins  honorable,  vénérable  et  peut-être  de  bon  exemple  ; 
et  qu'à  ce  titre  il  vaut  mieux  qu'une  force  pure  et  simple,  qui  n'au- 
rait pas  même  ceci  d'un  droit,  de  l'avoir  été.  —  De  plus,  puisque 
rien  ne  reste  des  droits  anciens,  il  en  faut  créer.  Il  faut  que  cer- 
taines choses  en  France  soient  établies  à  l'état  d'institutions  indé- 


ROYER-COLLARD.  165 

pendantes  et  inviolables  que  ne  pourra  toucher  la  souveraineté,  ni 
celle,  toute  relative,  puisque  la  charte  existe,  qui  existe  en  ce  mo- 
ment, ni  celle,  absolue  à  cette  fois,  que  nous  aurons  probablement 
demain  et  qui  s'appellera  la  souveraineté  du  peuple.  Et,  dès  lors, 
remarquez  que  la  légitimité,  seulement  souvenir  d'un  droit,  quand 
elle  était  tenue  pour  droit  unique,  redevient  un  droit  véritablement 
dès  qu'il  y  en  a  d'autres,  et  que  je  la  légitime,  si  on  me  passe  le 
mot,  en  la  limitant. 

Quels  sont  ces  droits  nouveaux  qu'il  faut  consacrer  pour  rem- 
placer les  anciens  qu'on  a  laissé  prescrire  et  qu'on  a  fini,  formel- 
lement, par  efTacer? 

Ces  droits  devront  être  des  droits  généraux,  c'est-à-dire  des 
libertés,  au  lieu  d'être,  comme  autrefois,  des  droits  particuliers, 
c'est-à-dire  des  privilèges.  C'est  en  cela,  c'est  en  observant  cette 
différence  entre  le  passé  et  le  présent  qu'il  convient  d'être  démo- 
crate et  qu'il  convient  d'accepter  la  révolution.  Un  droit  de  classe, 
un  droit  de  corporation,  un  droit  de  commune,  un  droit  personnel, 
c'est  une  liberté,  ne  nous  y  trompons  point  ;  car  est  une  hberté,  et 
profit  indirect  de  tous,  quoique  propriété  d'un  seul,  tout  ce  qui 
limite,  arrête  ou  contrebalance  le  pouvoir  absolu  ou  d'un  maître 
ou  de  tout  le  monde;  mais  encore  c'est  une  liberté,  générale  sans 
doute  en  son  dernier  cfTet,  particulière  pourtant,  privée  et  comme 
«  domestique  »  en  sa  nature  et  en  son  essence.  Ce  que  le  monde 
moderne  peut  comprendre,  d'abord,  et  ensuite  ce  qui  est  pratique 
et  possible,  c'est,  non  plus  des  libertés  particulières,  qui,  étant  des 
exceptions,  au  point  qu'elles  paraissent  des  abus,  ne  peuvent  être 
instituées  que  par  le  temps;  mais  des  libertés  générales,  des  liber- 
tés, qui,  certes,  ne  seront  point  à  l'usage  de  tout  le  monde,  n'y 
comptez  pas,  des  libertés  qui  seront  parfaitement,  comme  les  an- 
ciennes, et,  forcément,  le  privilège  de  quelques-uns,  mais  enfin 
des  libertés  générales  en  ce  sens,  que,  comme  aux  «  fonctions 
pubhques  »  tous  les  Français  y  seront  admissibles,  et,  sinon  aptes, 
du  moins  conviés.  — En  ce  sens,  elles  auront  un  caractère  un  peu 
trompeur,  soit,  mais  spécieux  et  séduisant,  de  généralité,  qui 
satisfera  l'instinct  démocratique  et  égalitaire;  et,  aux  yeux  du 
penseur  sérieux,  elles  auront  le  même  office  et  le  même  effet  que 
les  anciennes,  ni  plus  ni  moins^  et  c'est  assez  :  elles  empêcheront 
qu'il  y  ail  une  souveraineté. 

Ces  libertés  générales,  destinées  à  remplacer  les  libertés  parti- 
culières, quelles  seront-elles? 

Ce  sera  la  liberté  de  la  presse,  la  liberté  des  cultes,  l'inamovi- 
bilité de  la  magistrature,  le  gouvernement  parlementaire. 

La  liberté  de  la  presse  n'est  pas,  comme  on  l'a  dit,  la  garantie, 
la  sauvegarde  des  autres  libertés.  Elle  n'en  est  pas  le  gardien 


166  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

jaloux;  car  elle  n'en  a  souci,  n'ayant  cure  que  de  soi-même.  Ce 
que  veut  la  presse,  c'est  exister  et  persister  et  ôe  développer  et 
être  puissante,  et  rien  de  plus.  Elle  ne  se  sent  nullement  soli- 
daire des  autres  libertés,  et  elle  a  raison  ;  car  elle  ne  l'est  pas.  Au 
contraire,  elle  se  sent  plus  considérable,  et  elle  l'est,  quand  le  par- 
lement est  paralysé  et  la  magistrature  asservie;  car  alors  l'opinion, 
dont  elle  vit,  est  toute  avec  elle.  Elle  a  donc  un  caractère  tout 
égoïste,  peu  généreux,  et  volontiers  assez  malfaisant,  qui  ne  vaut 
pas  qu'on  ait  pour  elle  une  vénération  singulière.  Mais  remarquez 
qu'elle  est,  de  sa  nature,  un  peu  plus  que  les  autres  libertés,  une 
liberté  populaire.  Ces  petites  libertés  populaires  et  droits  «  domes- 
tiques »  d'autrefois,  qui  n'existent  plus,  c'est  elle  qui  les  remplace, 
à  peu  près.  11  sera  toujours  facile,  relativement,  à  n'importe  qui, 
de  l'aire  connaître  sa  plainte  et  de  produire  sa  réclamation  par  le 
journal.  De  ce  fait  «  la  souveraineté  »  est  bornée;  car  la  vraie  sou- 
veraineté est  faite  surtout  du  silence  des  gouvernés.  Ce  qu'on 
reproche  à  la  presse,  et  ce  dont  elle  se  vante,  c'est  d'être  un  «  troi- 
sième »  ou  un  «  quatrième  pouvoir.  »  C'est  pour  cela  qu'il  faut 
qu'elle  soit.  Ce  sont  des  pouvoirs  qu'il  faut  élever,  ou  dont  il  faut 
permettre  la  formation  autour  du  Pouvoir  proprement  dit.  Ce  qu'il 
faut,  c'est  qu'il  ne  soit  pas  seul,  c'est  qu'il  n'absorbe  pas  la  somme 
totale  des  forces  sociales.  La  presse  est  un  des  pouvoirs  limita- 
teurs  ;  et  celui-ci  a  pour  lui  qu'il  est,  sinon  aux  mains,  du  moins 
à  la  disposition  des  petits.  C'est  leur  arme;  mettons  que  ce  soit 
leur  consolation.  Il  est  d'hygiène  sociale  qu'ils  en  aient  ou  qu'ils 
croient  en  avoir  une. 

Et  cette  liberté  deviendra  un  privilège  !  —  Sans  aucun  doute.  Toute 
chose  qui  est  liberté  en  théorie  devient  privilège  en  pratique.  La 
presse,  à  le  bien  prendre,  sera  un  pouvoir  aux  mains  de  certaines 
gens,  dont  ne  profitera  guère  et  dont  pâtira  plutôt  le  particulier 
(sur  quoi  il  faudra  même  prendre  certaines  précautions).  Mais  en- 
core c'est  une  liberté  en  ce  sens  que  c'est  un  pouvoir  limitateur 
de  la  souveraineté.  Pourquoi  s'intéresser  à  celui-là  plutôt  qu'à  un 
autre?  Parce  que  nous  n'avons  plus  beaucoup  de  choix.  Ces  pou- 
voirs limitateurs  que  Montesquieu  appelait  ((  pouvoirs  intermé- 
diaires, »  et  qui  étaient  si  nombreux  dans  l'ancienne  France,  en- 
core que,  sur  la  fin,  languissans,  ils  sont  très  peu  nombreux 
aujourd'hui.  Le  nivellement  s'est  fait  ;  le  rouleau  a  passé.  Je  cherche 
les  barrières  à  opposera  l'absolutisme.  Je  trouve  celle-ci.  Elle  n'est 
pas  sans  inconvénient.  Elle  a  des  avantages.  Tout  compte  fait,  je 
la  garde. 

La  liberté  des  cultes  est  un  pouvoir  limitateur,  et,  elle  seule,  a  ce 
caractère  de  ne  pouvoir  aucunement  devenir  un  privilège.  Elle 
est  exceptionnelle  à  cet  égard.  C'est  un  pouvoir  limitateur  qui  n'a 


1 


ROYER-COLLARD. 


167 


<ie  force  qu'en  tant  que  limite,  et,  pour  en  parler  mieux,  c'est  une» 
limite  qui  n'est  pas  un  pouvoir.  Gela  vient  de  ce  qu'elle  se  détruit 
«omme  puissance  en  s'établissant  comme  liberté.  Une  église  est 
une  puissance,  une  église  privilégiée  est  un  joug,  et  une  église 
confondue  avec  l'état  est  un  despotisme,  le  plus  complet  dos  des- 
potismes.  Des  églises  libres  sont  des  libertés,  rien  que  des  liber- 
tés, et  des  enseigncmens  perpétuels  de  liberté.  Elles  apprennent 
au  citoyen,  continuellement,  qu'il  n'appartient  pas  tout  entier  à 
l'État,  qu'il  a  une  partie  de  lui-même,  intime  et  sacrée,  où  l'État 
n'a  rien  à  voir,  et  dont  l'homme  dispose  pleinement  à  son  gré, 
pouvant  l'associer  spontanément  ou  à  telle  communion  ou  à  telle 
autre.  Ce  sont,  en  cela,  des  pouvoirs  liraitateurs,  mais  ce  sont  des 
limites  toutes  morales.  Ce  sont  des  âmes  aftranctiies  ;  ce  sont  des 
consciences  qui  se  saisissent  d'elles-mêmes  et  s'aperçoivent  qu'elles- 
sont  des  consciences,  et,  du  moment  qu'elles  s'en  aperçoivent,  le 
deviennent,  au  lieu  de  n'être  que  des  soumissions.  La  liberté  de 
conscience  est  création  de  consciences.  Il  n'y  a  pas  ferment  d'in- 
dividualisme plus  puissant  au  monde.  —  C'est  précisément  au  temps 
où  monai'chie  presque  absolue,  révolution,  empire,  tous,  renché- 
rissant l'un  sur  l'autre,  ont  nivelé,  centralisé,  et  socialisé  la  nation 
au  point  que  voilà  l'État,  c'est-à-dire  en  pratique  le  gouvernement, 
qui  est  tout,  qu'il  convient  plus  que  jamais  qu'il  y  ait  au  moins 
une  chose  individuelle  qui  soit  la  conscience,  et  des  associations 
libres  de  consciences  qui  soient  les  églises.  «  De  petites  républi- 
ques dans  la  monarchie,  »  nous  avons  vu  qu'autrefois  il  y  en  avait; 
de  petites  républiques  aujourd'hui  dans  la  monarchie,  demain,  dans 
la  démocratie  autoritaire,  il  n'y  en  aura  pas,  si  ce  n'est  les  églises. 
Une  église  d'état  est  un  danger  iormidable  pour  la  liberté  plus  que 
jamais  ;  car  dans  l'ancienne  monarchie,  l'Église  officielle  n'était  pas 
église  d'Etat  :  elle  était  un  corps  de  l'État,  c'est-à-dire  pouvoir 
limitateur  de  la  souveraineté;  désormais,  agrégée  à  l'État,  soudée 
à  lui,  dotée  par  lui,  vivant  par  lui,  elle  lui  serait  non  plus  une 
limite,  mais  un  surcroît  d'autorité  et  de  force  ;  elle  serait  l'État 
religieux  renforçant  l'état  civil,  une  aggravation  de  centralisation, 
de  compression  et  de  despotisme.  Le  despotisme  absolu,  c'est 
l'État-Eglise.  L'école  de  la  hberté,  c'est  l'Église  libre. 

L'inamovibilité  de  la  magistrature,  c'est  un  pouvoir  limitateur 
plus  matériel  et  plus  palpable,  aussi  nécessaire.  C'est  l'État  recon- 
naissant, non  plus  qu'il  peut  y  avoir  une  conscience  en  dehors  de 
lui,  mais  qu'il  peut  y  avoir  une  justice  contre  lui,  l'État  reconnais- 
sant que,  dans  un  démêlé  avec  un  citoyen,  il  peut  être  condamné, 
et  qu'il  est  d'utilité  sociale  qu'il  puisse  l'être.  C'est  l'État  recon- 
naissant qu'il  ne  peut  pas  être  juge,  parce  qu'il  lui  arriverait  d'être 
juge  et  partie.  La  liberté  civile  et  la  sécurité  du  citoyen  honnête, 


168  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  partant  la  sécurité  sociale  tout  entière  repose  sur  ce  sacrifice 
nécessaire.  Que  dit  l'État  au  juge  en  l'installant?  n'importe  quel 
État;  car  on  est  toujours  juste  en  principe,  et  ce  n'est  que  les 
occasions  qui  vous  sollicitent  plus  tard  à  l'être  moins.  «  Il  lui  dit  : 
Soyez  impassible.  N'ayez  ni  crainte  ni  espérance.  Si  mes  propres 
erreurs,  si  les  influences  qui  m'assiègent  m'arrachent  des  comman- 
demens  injustes,  désobéissez-moi.  —  Le  juge  répond  :  Je  ne  suis 
qu'un  homme...  Vous  êtes  trop  fort  et  je  suis  trop  laible.  Je  suc- 
comberai... Je  ne  puis  m'élever  toujours  au-dessus  de  moi-même, 
si  vous  ne  me  protégez  à  la  fois  et  contre  moi  et  contre  vous. 
Secourez  ma  faiblesse.  Affranchissez-moi  de  la  crainte  et  de  l'espé- 
rance. »  Voilà  ce  que  seul  peut  faire,  non  pas  même  l'État,  mais  le 
principe  de  l'inamovibilité.  La  justice  ne  peut  être  juste  que  si  la 
fonction  de  juger  est  la  propriété  du  juge.  Elle  l'était  autrefois.  Cette 
vénalité  des  charges,  née  de  la  plus  basse  origine,  du  besoin  d'ar- 
gent d'un  roi,  n'en  a  pas  moins  fondé  la  justice  en  France.  Elle  a 
fait  des  juges  qui  ne  craignaient  pas  d'être  destitués,  une  magis- 
trature qui  ne  redoutait  pas  une  épuration  périodique.  Un  temps 
viendra  peut-être  (ce  n'est  plus  Royer-Gollard  qui  parle)  où  le  be- 
soin d'argent  rétabhra  la  vénalité  des  charges,  et  ce  sera  un  scan- 
dale dans  l'opinion  publique,  et  ce  sera  un  progrès  social,  malgré 
le  sentiment  de  la  foule,  et  malgré  la  bassesse  de  l'expédient  d'où 
elle  renaîtra;  car  ce  n'est  pas  la  vénalité  des  charges  qui  est  un 
malheur,  c'est  la  vénahté  du  juge,  ou  seulement  son  ambition  ou 
sa  faiblesse.  Un  autre  temps  viendra  peut-être,  dans  une  répu- 
blique de  Salente,  où  la  magistrature,  qui  ne  sera  composée  ni 
d'acheteurs,  ni  d'héritiers,  ni  de  fonctionnaires,  sera  un  corps  de 
l'État  se  recrutant  lui-même  parmi  les  juristes,  aura  sa  pleine  auto- 
nomie et  sera  aussi  indépendante  du  pouvoir  exécutif  qu'elle  l'est 
maintenant  de  la  puissance  législative,  et  pour  les  mêmes  raisons... 
En  attendant,  l'inamovibilité,  qui  rassure  la  timidité,  mais  qui  n'em- 
pêche point  l'ambition,  est  un  minimum  de  garantie  qui  peut 
suffire,  à  la  condition  qu'il  soit  tenu  pour  un  principe  constitu- 
tionnel inattaquable,  et  qu'on  ne  le  viole  que  tous  les  trente  ans. 
—  Et  voilà  encore  un  privilège  qui  naît.  —  Soyez-en  sûrs,  et 
que  les  abstractions  en  politique  ne  peuvent  point  ne  pas  devenir 
des  réalités.  De  même  que  l'État,  en  théorie,  c'est  tout  le  monde, 
ce  tout  le  monde  qui  ne  peut  pas  être  oppresseur,  comme  nous 
l'enseigne  Rousseau,  mais  en  pratique  c'est  toujours  le  gouverne- 
ment, lequel  trouve  le  moyen  d'être  oppresseur  non-seulement  de 
la  minorité,  mais  assez  souvent  de  la  majorité  elle-même  ;  tout 
aussi  bien  la  liberté  en  théorie  c'est  la  liberté,  mot  sous  lequel 
chacun  entend  toutes  les  choses  qu'il  estime  les  plus  belles,  mais 
en  pratique  la  liberté  c'est  toujours  une  liberté,  c'est-à-dire  un 


ROYER-COLLARD.  169 

droit  qui  appartient  à  quelqu'un  et  qui  limite  le  droit  de  l'État; 
c'est-à-dire  (sous  peine  de  n'être  qu'un  droit  théorique,  à  savoir 
un  mot)  une  quantité  de  pouvoir  donné  à  quelqu'un  ;  c'est-à-dire 
un  privilège.  Oui,  la  magistrature  inamovible,  c'est  un  privilège, 
c'est  le  privilège,  singulier  au  premier  abord,  d'être  salarié  de 
l'Etat  sans  être  un  fonctionnaire  du  gouvernement,  et  d'être  payé 
sans  être  tenu  d'être  obéissant.  C'est  un  privilège  ;  mais  entendez 
bien  que  la  liberté  générale  ne  sera  constituée  que  par  l'établisse- 
ment d'un  certain  nombre  de  privilèges  raisonnables.  Privilèges 
établis  par  le  temps  et  constituant  une  certaine  somme  de  libertés, 
c'était  l'ancien  régime;  privilèges,  au  défaut  des  anciens,  établis 
par  la  raison,  c'est  le  régime  nouveau,  a  L'esprit  moderne  »  doit 
trouver  sa  satisfaction  à  ceci  qu'au  moins  ce  ne  sont  pas  les  mêmes. 

Enfin,  le  gouvernement  parlementaire  est  la  plus  grande  ga- 
rantie de  liberté  et  le  plus  puissant  pouvoir  limitateur,  et  aussi  le 
plus  considérable  «  privilège  »  des  temps  nouveaux.  A  la  rigueur, 
comme  garantie  de  liberté,  il  suffirait.  Un  peuple  libre  est  un 
peuple  qui  ne  paie  que  l'impôt  qu'il  vote.  Un  peuple  libre  est  un 
peuple  qui  a  un  conseil  d'administration  des  finances.  Gela  con- 
stitue, à  la  vérité,  une  manière  de  liberté  un  peu  grossière,  pour 
ainsi  parler,  et  brutale  et  violente,  le  peuple  n'ayant  qu'im  moyen, 
et  qu'un  moyen  formidable  de  «  limiter  »  et  de  réduire  son  gou- 
vernement, pour  répondre  aux  mille  petits  moyens  d'oppression 
continuelle  dont  le  gouvernement  dispose.  Quand  il  n'a  que  cette 
liberté-là,  il  ne  peut,  s'il  est  mal  administré,  que  refuser  l'impôt; 
s'il  est  mal  jugé,  que  refuser  l'impôt;  s'il  est  engagé  dans  une 
mauvaise  voie  diplomatique,  que  refuser  l'impôt;  si  ses  réverbères 
sont  mal  allumés  par  «  les  délégués  de  la  souveraineté,  »  que  re- 
fuser l'impôt.  C'est  pour  cela  que  cette  garantie  de  liberté  a  quelque 
chose  d'élémentaire,  de  grossier  et  de  violent.  Ce  n'est  guère 
qu'une  organisation  pacifique  de  l'insurrection.  Mais  enfin  c'est 
une  puissante  et  même  énorme  garantie  qui  constitue  la  liberté 
politique  à  elle  seule,  et  si  elle  est  colossale,  aussi  est-elle  essen- 
tielle. Personne,  du  reste,  ne  songe  à  en  attaquer  le  principe.  Ce 
qu'il  faut,  c'est  en  comprendre  la  nature,  en  bien  voir  les  limites 
et  en  conjurer  les  dangers. 

Le  gouvernement  parlementaire  est  une  liberté,  c'est  un  pouvoir 
limitateur,  et  par  conséquent  c'est  un  privilège.  Seulement,  ce- 
lui-ci, c'est  un  si  grand  pouvoir  limitateur  qu'il  risque  d'absorber 
ce  qu'il  limite,  et  c'est  un  si  grand  privilège  qu'il  risque  de  devenir 
une  omnipotence.  Ce  qui  est  inventé  pour  fonder  ou  maintenir  la 
liberté,  cette  fois  peut  la  détruire.  Le  parlement  a  une  tendance 
invincible  à  faire  ce  pour  quoi  il  est  le  moins  fait,  à  gouverner; 


170  REVUE  DES   DEUX   MONDES. 

d'abord  parce  que  c'est  un  penchant  naturel  aux  hooinies  de  vou- 
loir être  ce  à  quoi  leur  nature  ne  les  destine  point,  ensuite  parce 
que  gouverner  est  toujours  ce  que  tout  homme  ou  toute  corpora- 
tion désire  le  plus.  Le  parlement  ne  peut  pas  gouverner,  et  il  ne 
le  doit  pas.  Il  ne  le  peut  pas,  parce  qu'il  est  un  corps.  L'action  de- 
mande toujours  un  chet  unique.  Un  parlement  ne  gouverne,  quand 
il  gouverne,  que  par  un  homme  qu'il  a  investi  de  sa  confiance;  ce 
qui  revient  à  dire  que  tant  s'en  faut  qu'il  puisse  gouverner  qu'il  ne 
gouverne  que  quand  il  abdique.  —  Le  parlement  ne  doit  pas  gou- 
verner, parce  qu'il  gouvernerait  sans  rapidité,  sans  secret  et  sans 
suite.  Tout  au  plus  une  aristocratie  très  forte,  très  vigoureuse  et 
très  rigoureuse,  concentrée  en  un  conseil  héréditaire  et  peu  nom- 
breux, a-t-elle  pu,  quelquefois  dans  l'histoire,  mener  un  peuple. 
Un  parlement  moderne,  c'est-à-dire  plus  ou  moins  démocratique, 
-et  tellement  responsable  devant  le  peuple,  qu'il  est  toujours  mené 
par  lui,  loin  qu'il  le  mène,  ne  gouvernera  jamais.  11  s'accommo- 
dera, il  imaginera  non  une  politique,  mais  une  série  d'expédiens; 
il  subira,  peut-être  adroitement,  l'histoire;  il  ne  la  fera  pas.  Le 
parlement  ne  doit  pas  gouverner.  —  Pourtant  il  voudra  prendre  le 
pouvoir,  et  il  pourra  le  prendre.  Dès  qu'il  y  a  eu  un  parlement  en 
France,  la  première  chose  qu'il  ait  faite  a  été  de  prendi-e  le  gou- 
vernement ;  la  seconde,  de  subir  celui  de  la  foule.  Vouloir  gouver- 
ner, se  résigner  à  être  gouverné,  c'est  l'histoire  du  gouvernement 
parlementaire.  Comment  empêcher  ces  deux  malheurs,  en  conju- 
rant le  premier? 

D'abord  il  faut  tâcher  d'ôter  ses  prétendus  titres  au  gouverne- 
ment parlementaire.  Les  députés  croient  toujours  qu'ils  sont  les 
représentans  du  peuple  souverain  et  par  conséquent  souverains 
eux-mêmes.  Ils  disent  couramment,  ce  qui  est  significatif  :  «  Gou- 
vernement parlementaire,  gouvernement  représentatif.  »  Ce  sont 
des  mots  impropres,  et  c'est  une  idée  fausse.  Les  députés  ne  sont 
pas  les  mandataires  de  la  nation  ;  ils  sont  les  représentans  des  in- 
térêts de  la  nation,  ce  qui  est  très  différent.  S'ils  étaient  les  man- 
dataires de  la  nation,  d'abord  nous  serions  en  république,  ensuite 
ils  représenteraient  quoi?  des  hommes,  des  hommes  tout  entiers, 
avec  leurs  passions,  leurs  désirs,  leurs  penchans,  c'est-à-dire  qu'ils 
représenteraient  des  forces.  Mais  la  force  ne  se  délègue  pas.  Elle 
est  où  elle  est.  Dès  qu'il  est  établi  que  le  député  représente  des 
citoyens,  des  hommes,  un  total  d'hommes,  il  devient  un  contre- 
sens. Il  ne  devrait  pas  exister.  Les  hommes,  au  lieu  de  se  faire 
représenter  par  lui,  devraient  se  compter,  et  dire  :  «  Nous  sommes 
trois  miUions  à  avoir  telle  passion,  vous  êtes  deux  millions  à  avoir 
la  passion  contraire.  C'est  la  nôtre  qui  va  être  loi.  »  Le  gouverne- 


ROYER-GOLLARD.  171 

ment  représentatif,  suivant  sa  propre  logique,  doit  se  transformer 
en  gouvernement  direct,  c'est-à-dire  ne  plus  être.  Mais  cette  doc- 
trine et  cette  logique  n'est  pas  la  nôtre.  Dans  la  doctrine  de  la 
charte,  il  n'y  a  pas  de  représentant  des  droits  du  peuple.  Les 
droits  du  peuple  sont  reconnus,  ils  sont  proclaixiés,  ils  sont  res- 
pectés, ils  ne  sont  pas  représentés.  Les  députés  ne  sont  pas  repré- 
sentans  du  peuple,  ils  sont  dépositaires  des  intérêts  du  peuple  ; 
ils  ne  sont  pas  mandataires  du  peuple,  ils  sont  mandataires  de  la 
charte.  C'est  la  charte  qui  les  crée,  qui  les  fait,  comme  elle  main- 
tient le  roi,  comme  elle  fait  les  pairs,  comme  elle  fait  les  magis- 
trats, comme  elle  fait  les  électeurs,  et,  pour  la  même  raison,  — 
parce  qu'elle  en  a  besoin.  Elle  a  besoin  que  les  divers,  et  très 
divers,  intérêts  de  la  nation  soient  gardés  et  défendus.  La  nation  a 
intérêt  à  une  certaine  continuité  et  unité  traditionnelle  dans  son 
existence  :  pour  cet  intérêt,  la  charte  maintient  le  roi.  Les  hautes 
classes,  pensantes,  intellectuelles,  à  grandes  entreprises,  à  longs 
desseins,  ont  des  intérêts  particuliers  qu'il  est  d'utilité  générale 
qui  soient  protégés  :  pour  elles  la  charte  crée  les  pairs.  Le  peuple 
a  ses  intérêts,  ses  besoins  et  ses  souffrances  :  pour  lui  la  charte  fait 
les  députés.  Elle  ne  les  fait  pas  directement,  il  est  vrai;  elle  nomme 
des  électeurs  pour  les  faire.  Mais  les  électeurs  ne  sont  pas  autre 
chose  que  des  fonctionnaires  de  la  charte.  C'est  bien  évident.  Si 
les  députés  étaient  représentans  du  peuple,  c'est  le  peuple  qui  de- 
vrait les  nommer.  Le  suffrage  universel  serait  rationnellement  iné- 
vitable. La  charte  ne  l'admet  pas.  Elle  dit  :  «  Les  citoyens  dans 
telles  conditions  de  cens  nommeront  les  députés.  »  C'est  dire  :  «  Je 
nomme  électeurs  les  citoyens  tels  et  tels.  Je  leur  suppose  une  ap- 
titude, etje  leur  donne  un  office.  »  L'électorat  est  une  fonction.  —  Et 
la  députation  en  est  une  autre,  comme  la  pairie,  comme  la  royauté. 
Un  gouvernement  composé  de  trois  fonctions  gouvernementales  est 
organisé  par  la  charte  pour  garder,  protéger  et  défendre  les  difîé- 
rens  intérêts  de  la  nation.  La  chambre  des  députés  est  une  de  ces 
trois  fonctions,  et  rien  de  plus.  Quand  elle  prétend  prendre  le  gou- 
vernement, elle  renverse  la  constitution  tout  entière,  d'abord;  de 
plus,  des  trois  grands  intérêts  du  pays  elle  en  ruine  deux. 

Donc,  avant  tout,  tâchons  d'établir  fermement  ce  principe  qim- 
le  gouvernement  du  pays  par  les  députés  est  inconstitutionnel,  est 
irrationnel,  et  est  funeste.  —  Ensuite  opposons  aux  empiétemens  du 
«  gouvernement  parlementaire  »  des  barrières  autres  que  des  rai- 
sonnemens. 

C'est  une  «  souveraineté  »  qui  nous  menace.  Traitons-la  comme 
nous  faisons  toute  «  souveraineté.  »  Disons  d'abord  qu'il  n'y  a  pas 
de  souveraineté  ;  ensuite  brisons  celle-ci  comme  nous  faisons  les 


172  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

autres,  en  la  divisant.  Rien  que  pour  cette  raison,  sans  plus  nous 
occuper  de  la  diversité  des  intérêts,  il  faudrait  deux  chambres.  La 
dualité  parlementaire  est  le  principe  auquel  les  libéraux  tiennent 
le  plus,  et  auquel,  pour  ainsi  dire,  on  les  reconnaît,  parce  que  c'est 
la  dualité  parlementaire  seule,  absolument  seule,  qui  empêche  que 
le  parlement  ne  soit  une  souveraineté  absolue.  Ils  y  tiennent  en- 
core plus  en  république  qu'en  royauté  sans  doute,  parce  qu'en 
république,  à  cette  souveraineté  parlementaire  il  y  a  une  limite  de 
moins  ;  mais  ils  y  tiennent  toujours  essentiellement  parce  qu'il  faut 
diviser  toute  souveraineté  pour  l'atténuer,  et  que,  de  toutes  les 
souverainetés  possibles,  sans  qu'il  y  paraisse  au  premier  regard,  la 
souveraineté  parlementaire  est  la  plus  oppressive.  —  Elle  est  plus 
oppressive  qu'un  peuple,  elle  est  plus  oppressive  qu'un  roi;  plus 
oppressive  que  le  gouvernement  démocratique  direct,  plus  oppres- 
sive que  le  gouvernement  personnel  absolu.  Le  gouvernement 
direct  serait  absurde  en  ce  qu'il  ne  gouvernerait  pas  du  tout,  mais 
il  ne  serait  pas  minutieusement  et  subtilement  oppresseur,  à  sup- 
poser qu'il  put  fonctionner.  Il  ne  tiendrait  qu'à  deux  ou  trois 
grandes  mesures  radicales,  par  exemple,  à  ce  qu'il  n'y  eût  plus 
d'impôt,  ni  plus  d'armée;  mais  il  n'aurait  nullement  le  tempéra- 
ment tyrannique,  il  laisserait  très  bien  vivre  chacun  à  sa  guise,  et, 
pour  en  parler  un  instant  sérieusement,  il  se  transformerait  très 
vite  en  une  fédération  vague  de  cent  mille  petites  républiques  agri- 
coles ou  industrielles.  Ce  n'est  pas  la  liberté  qui  y  périrait.  Il  est 
vrai  que  ce  serait  la  nation. 

La  souveraineté  parlementaire  est  plus  oppressive  qu'un  roi  ab- 
solu, parce  que  l'isolement  est  une  responsabilité  qu'il  est  rare 
qu'un  roi  ne  sente  pas.  Un  roi  est  très  en  vue,  étant  tout  seul  l'au- 
torité. A  chaque  mesure  injuste,  ou  seulement  rude,  il  sait  vers 
qui  les  yeux  se  tournent,  les  plaintes  montent,  les  bras,  supplians 
ou  menaçans,  se  tendent.  Ce  qui  est  beaucoup  plus  rare  qu'on  ne 
pense,  c'est  qu'un  roi  gouverne  contre  l'opinion,  du  moins  d'une 
façon  continue.  —  Il  est  vrai  qu'il  fait  de  temps  en  temps,  et  le  plus 
souvent  d'accord  avec  l'opinion,  une  bévue  énorme,  qu'en  ses 
lentes  délibérations  un  parlement,  surtout  divisé,  n'aurait  pas  faite, 
et  qui  ruine  un  grand  peuple  en  une  minute. 

Le  parlement,  lui,  est  oppresseur  d'une  manière  continue,  de  sa 
nature  même.  Il  est  oppresseur  parce  qu'il  se  sent  relativement 
irresponsable,  relativement  irresponsable  parce  qu'il  est  anonyme, 
anonyme  parce  qu'il  est  collectif.  Les  mesures  qu'il  prend  ne  sont 
signées  de  personne,  sauf  des  ministres,  qu'il  rend  irresponsables 
en  les  faisant  dépendans  de  lui,  et  qu'il  couvre  en  les  absorbant. 
Il  gouverne  sans  qu'on  sache  qui  gouverne,  et  à  qui  précisément 


ROYER-COLLARD.  173 

il  faut  s'en  prendre.  Ce  gouvernement,  si  manifeste  et  en  plein 
jour  quant  à  ses  opérations,  est  occulte  quant  à  sa  responsabilité. 
De  plus,  il  est  comme  mieux  situé  qu'un  autre  pour  empiéter  sur 
des  pouvoirs  qui  ne  sont  pas  les  siens.  Faisant  la  loi,  il  peut  et  il 
veut  toujours  la  diriger  et  la  tourner  au  bénéfice  de  son  autorité. 
Il  fait  des  lois  qui  lui  assurent  plus  ou  moins  complètement  le 
pouvoir  exécutif;  il  fait  des  lois  qui  diminuent,  comme  pouvoir 
d'état,  le  pouvoir  judiciaire;  il  fait  des  lois  qui  diminuent  ou  sup- 
priment le  «  pouvoir  »  de  la  presse  ;  il  fait  des  lois  qui  diminuent 
ou  suppriment  tous  les  droits  qu'il  tient  pour  des  pouvoirs,  en  ce 
qu'ils  lui  sont  des  limites  ;  et  rien  n'est  plus  difficile,  et  c'est  où 
s'épuise  toute  l'imagination  ingénieuse  des  libéraux,  que  de  sous- 
traire à  la  prise  du  pouvoir  législatif  en  les  plaçant  dans  une  for- 
teresse qu'on  appelle  constitution,  les  droits  auxquels  on  veut  que 
le  pouvoir  législatif  ne  touche  pas,  et  que  de  tracer  la  limite  assez 
nette  et  que  de  creuser  le  fossé  assez  profond  entre  la  loi  propre- 
ment dite  que  le  pouvoir  législatif  doit  faire,  et  la  loi  constitution- 
nelle qu'il  doit  respecter. 

Pour  ces  raisons,  c'est  autour  de  lui  qu'il  faut  tracer  des 
limites,  autant  qu'on  le  pourra,  mais  c'est  surtout  par  lui-même 
qu'il  le  faut  limiter.  Il  faut  deux  chambres  de  droits  égaux,  chacune 
impuissante,  puissantes  à  elles  deux  seulement  quand  elles  sont 
d'accord.  Ainsi  partagé,  le  parlement  ne  gouvernera  pas.  Comme 
il  ne  peut  gouverner  qu'en  se  concentrant,  qu'en  se  sublimant, 
qu'en  ramassant  sa  force  active  dans  un  comité,  qui  lui-même 
condense  la  sienne  en  un  chef,  ce  comité  et  ce  chef,  dans  le  cas 
de  deux  chambres,  appartiendront  toujours  à  l'une  d'elles,  et  l'autre, 
se  trouvant  écartée  du  gouvernement,  deviendra  immédiatement 
opposition,  résistance,  limite,  frein.  La  seule  conviction,  sensation 
continue,  pour  mieux  dire,  dans  chacune  des  deux  assemblées, que 
les  choses  iront  ainsi  dès  qu'une  des  assemblées  voudra  gouverner, 
empêchera  perpétuellement  qu'aucune  y  tâche.  Elles  se  résoudront 
toutes  deux,  d'une  part  à  faire  la  loi,  ce  qui  est  leur  office,  et 
d'autre  part  à  avoir  contrôle  sur  le  gouvernement,  et,  par  le  con- 
trôle, influence  indh'ecte,  ce  qui  est  légitime  et  salutaire.  Nous 
avons,  ici  encore,  où  c'était  plus  difficile  qu'ailleurs,  empêché  qu'il 
y  eût  une  souveraineté. 

Ce  n'est  pas  tout.  De  souveraineté  permanente,  dans  le  système 
que  nous  venons  d'exposer,  il  n'y  en  a  nulle  part.  De  souveraineté 
intermittente,  pour  ainsi  dire,  et  éruptive,  si  l'on  nous  passe  le 
mot,  il  serait  bon  qu'il  n'y  en  eût  pas  davantage.  En  langue  tech- 
nique, cela  signifie  qu'il  ne  faut  pas  de  plébiscite.  Le  plébiscite, 
c'est  la  souveraineté  du  peuple  intervenant  de  temps  en  temps, 


174  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

brusquement.  C'est  le  ((gouvernement  direct»  accidentel,  c'est- 
à-dii'e  quelque  chose  de  beaucoup  plus  mauvais  que  le  gouverne- 
ment direct  ;  car  le  gouvernement  direct,  s'il'  était  possible  de 
l'organiser  dans  une  grande  nation,  aurait  encore,  peut-être,  à 
s'exercer  constamment,  une  certaine  suite.  Mais  le  plébiscite,  c'est 
le  gouvernement  direct  appelé  un  jour,  subitement,  et  par  hasard, 
à  s'exercer.  C'est  la  plus  aventureuse  des  aventures.  Il  ne  peut 
être,  par  définition,  que  l'expression  d'un  caprice.  Il  ressemble  à 
un  homme  qui  pointerait  au  hasard  une  date  dans  son  calendrier  et 
se  dirait  :  «  L'humeur  dont  je  serai  ce  jour-là  en  me  levant,  j'en 
ferai  mon  principe  de  conduite,  ma  loi,  ma  morale,  ma  religion 
pour  toute  ma  vie,  ou  pour  dix  ans.  »  Et,  si  cet  homme  était  d'une 
merveilleuse  égalité  d'humeur  il  ne  ferait  pas  là  une  folie,  étant 
sûr  à  l'avance  que  son  humeur  de  tel  jour  à  venir  serait  son  hu- 
meur habituelle,  mais  il  est  rare  qu'on  soit  si  constant,  et  encore 
mieux  vaut-il  composer  sa  loi  morale  d'une  série  de  consultations 
sur  soi-même  finissant  par  donner  une  moyenne  qui  a  des  chances 
d'être  raisonnable. 

Il  ne  laut  donc  pas  de  plébiscite,  d'abord,  pour  remonter  à  nos 
principes,  parce  qu'un  plébiscite  suppose  la  souveraineté  du 
peuple,  et  qu'il  n'y  a  pas  plus  de  souveraineté  populaire  que 
d'autre  souveraineté.  Le  peuple  n'est  pas  la  souveraineté,  il  est  la 
force.  Se  gouverner  autrement  que  par  le  pur  emploi  et  exercice 
de  la  force,  il  est  probable  que  c'est  le  désir,  l'effort  et  l'invention 
de  la  civilisation  tout  entière.  Substituer  la  raison  à  la  force,  c'est 
le  travail  de  l'humanité  se  dégageant  de  la  barbarie.  Le  peuple  n'a 
pas  plus  la  souveraineté  que  ne  l'a  le  parlement  ou  le  roi.  Il  est 
lonction  dans  l'état,  simplement,  comme  le  roi,  le  parlement  ou  la 
magistrature.  —  C'est  pour  cela  qu'il  ne  vote  pas  quand  il  veut, 
toutes  les  fois  qu'il  veut,  selon  son  caprice,  comme  fait  une  insur- 
rection, qui,  elle,  est  la  force  pure  et  simple.  Il  vote  quand  la  con- 
stitution lui  dit  de  voter  ;  en  d'autres  termes,  il  y  a  des  momens 
où  la  constitution  lui  donne  une  fonction,  le  fait  fonctionnaire  pour 
un  temps,  l'institue  fonctionnaire-électeur  pour  le  service  de  l'État. 
—  C'est  pour  cela  qu'il  ne  vote  pas  toutentier,  nulle  part,  les  enfans, 
les  adolescens  et  les  femmes  étant  partout  exclus  du  vote  ;  ce  qui 
veut  dire  que  c'est  bien  la  constitution  qui  choisit,  qui  nomme  dans 
le  peuple  un  certain  nombre  d'hommes  pour  être  électeurs,  en  rai- 
son non  de  leur  existence,  car  d'autres  existent,  non  d'un  droit, 
car  pourquoi  l'auraient-ils  à  l'exclusion  des  autres  ?  mais  en  raison 
d'une  aptitude  qu'elle  leur  suppose.  Même  en  pays  de  prétendu 
«  suffrage  universel,  »  la  souveraineté  du  peuple  n'est  donc  pas  re- 
connue par  l'Etat,  et  n'existe,  en  pratique  et  réellement,  que  les 


ROYER-COLLARD.  175 

jours  d'insurrection.  Sous  le  régime  de  la  charte  de  1815  la  chose 
est,  non  pas  plus  nette,  mais  plus  stricte,  puisque  la  constitution, 
ne  reconnaissant  pour  électeurs  qu'un  nombre  limité  de  citoyens, 
fait  bien  iormellement  de  l'électorat  une  fonction,  loin  qu'elle  le 
reconnaisse  comme  un  droit  de  l'homme,  ou  qu'elle  le  subisse 
comme  une  force. 

Donc,  nier  la  souveraineté  du  peuple  et  maintenir  soigneuse- 
ment cette  négation  dans  la  charte,  voilà  le  premier  point;  mais, 
admît-on  la  souveraineté  du  peuple,  ne  pas  permettre  qu'elle 
s'exerce  par  plébiscite,  c'est-à-dire  capricieusement,  aventureuse- 
ment  et  par  une  sorte  d'explosion  inattendue,  comme  si  l'on  faisait 
du  tremblement  de  terre  de  Lisbonne  un  article  constitutionnel, 
voilà  le  second. 

C'est  pour  cela  qu'il  ne  faut  pas  de  renouvellement  intégral  de 
la  chambre  éligible.  Le  renouvellement  intégral,  de  quelque  eu- 
phémisme qu'il  vous  plaise  de  l'appeler,  c'est  le  plébiscite.  Dans 
un  pays  où  une  seule  chambre  gouverne,  le  renouvellement 
intégral  de  cette  chambre,  c'est  hier  tout,  aujourd'hui  lien,  ce 
soir  tout,  de  nouveau.  Voilà  de  bien  rudes  secousses.  Dans 
un  pays  où  le  parlement  ne  gouverne  pas  et  où  il  y  a  deux  cham- 
bres, c'est  encore  trop  d'instabilité,  trop  d'inconnu,  trop  d'anxiété 
pendant  toute  l'année  qui  précède  les  élections  et  toute  celle 
qui  les  suit.  A  la  vérité,  on  sait  quand  les  élections  doivent 
avoir  lieu.  La  belle  assurance!  On  sait  quand  aura  lieu  l'érup- 
tion. On  sait  quand  se  déclarera  la  crise.  Mais  à  prévoir  l'état 
violent  on  y  est  déjà.  «  Le  renouvellement  intégral,  c'est  la  pério- 
dicité de  la  tempête.  »  —  C'est  surtout  le  plébiscite  reconnu  par 
la  constitution.  La  constitution  ne  doit  pas  reconnaître  le  plébis- 
cite même  indirect;  en  d'autres  termes  l'Etat  ne  doit  pas  admettre 
qu'il  soit  lui-même  mis  en  question.  Il  l'est  quand  on  dit  au 
peuple,  ou  seulement  quand  on  semble  lui  dire  :  «  Ceux  qui  iont 
la  loi  n'existent  plus.  Désignez-en  d'autres.  »  Le  peuple  traduit  par  : 
«  Il  n'y  a  plus  rien  ;  et  tout  est  à  faire  ;  et  c'est  moi  qui  fais  tout.  » 
Vous  donnez  à  la  souveraineté  je  ne  sais  quelle  consécration  for- 
midable; à  l'exercice  de  la  souveraineté,  je  ne  sais  quelle  forme  so- 
lennelle et  quel  appareil  terrifiant.  Vous  exaltez  la  souveraineté  ; 
et  elle  n'existe  pas;  et  elle  existerait,  qu'il  ne  faudrait  pas  trop  la 
reconnaître.  Les  députés  sortis  de  ces  grandes  assises  du  peuple 
croient  toujours  être  au  commencement  du  monde  et  avoir  tout  à 
organiser.  Et  en  vérité  leur  illusion  est  naturelle.  C'est  le  a  contrat 
social  ))  qui  vient  de  se  renouveler.  Chaque  renouvellement  inté- 
gral, c'est  la  prétendue  origine  des  temps  qui  se  reproduit,  c'est 
l'état  de  société  aboli  pour  permettre  à  l'état  de  société  de  renaître 


176  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  l'état  de  nature.  Ce  sont  jeux  dangereux,  tout  au  moins,  et  qui 
interrompent  et  brisent  toute  tradition.  Épargnez  à  la  chambre 
élective  cette  période  d'inexpérience  et  d'audace,  cette  adolescence 
factice  où  elle  retombe  tous  les  cinq  ans.  Ne  lui  donnez  pas  pério- 
diquement, en  face  des  autres  pouvoirs  de  l'État,  cette  illusion 
qu'elle  est  tout,  et  qu'elle  vient  de  ramasser  en  elle  tout  droit  et 
toute  légitimité.  Un  parlement  partagé  en  deux  chambres,  dont 
chacune  sera  lentement  et  progressivement  renouvelée,  n'aura  ni 
la  souveraineté,  ni  l'illusion,  déjà  dangereuse,  qu'il  est  souverain. 
Il  fera  honnêtement  et  patiemment  son  métier  de  législateur,  le  seul 
auquel  il  soit  propre. 

Voilà  l'ensemble  des  idées  de  Royer-Collard,  tel  qu'on  peut  le 
tirer  des  nombreux  discours,  sur  diverses  questions,  qu'il  a  pro- 
noncés de  1815  à  1840.  La  «  souveraineté  »  nulle  part,  le  gouver- 
nement partagé  en  divers  pouvoirs,  qui  se  limitent  à  la  fois  et  se 
contrebalancent  et  s'aident  l'un  l'autre  contre  la  «  souveraineté  » 
toujours  menaçante,  qu'elle  vienne  de  la  monarchie  réparée  ou  de 
l'omniarchie  victorieuse;  au  lieu  des  privilèges  particuliers  d'au- 
trefois, des  privilèges  généraux,  qui  s'appelleront,  en  langue  cou- 
rante, des  libertés  publiques  ;  tout  cela  présenté,  non  comme  théo- 
rie d'un  penseur  isolé,  mais  comme  défini,  édicté  et  proclamé  par 
la  constitution  de  1815  et  formant  a  la  philosophie  de  la  charte;  » 
voilà  le  système  politique  de  Royer-Gollard. 

III. 

Il  faut  remarquer  d'abord  que  ce  système  est  tout  politique  et 
historique.  Il  n'est  nullement  métaphysique.  Royer-Collard  n'a  nul- 
lement cherché  le  principe  ou  les  principes  sur  lesquels  il  établis- 
sait sa  doctrine.  Il  n'a  pas,  comme  Benjamin  Constant,  constitué 
un  dogme  du  libérahsme  ;  il  n'a  pas,  comme  de  Maistre  ou  de 
Bonald,  constitué  un  dogme  de  l'autorité.  Ce  libéral  n'a  jamais 
défini  la  liberté,  dit  ce  qu'elle  était  en  son  essence,  en  sa  nature 
propre.  Il  n'a  pas  dit  :  c'est  un  droit  de  l'homme  fondé  sur  ce  que 
l'homme  est  un  être  moral,  est  une  conscience.  Le  mot  de  droit  de 
l'homme  est  même  absolument  inconnu  à  Royer-Collard,  et  très 
probablement  lui  répugne.  Il  n'a  pas  non  plus  rattaché  la  liberté  au 
sentiment  que  doit  avoir  l'homme  de  la  dignité  de  son  semblable 
et  au  respect  de  cette  dignité.  Il  n'en  a  pas  fait  une  forme  de  la  fra- 
ternité, de  la  charité.  11  n'est  pas  assez  homme  de  sentiment  pour 
cela.  Il  ne  la  regarde  jamais  que  comme  une  négation,  que  comme 
un  veto,  que  comme  une  barrière  et  un  halte-là!  Elle  n'est  jamais 
pour  lui,  sous  quelque  forme  qu'elle  se  présente  à  ses  yeux,  qu'un 


ROYER-COLLARD.  177 

pouvoir  limitateur.  Il  a  dit  formellement  :  «  Les  libertés  sont  des 
résistances.  »  Il  doit  y  avoir  liberté,  pour  qu'il  n'y  ait  pas  souve- 
raineté; c'est  toute  sa  pensée  sur  ce  point,  et  il  n'en  sort  jamais.  Il 
est  homme  d'opposition,  d'opposition  conservatrice,  certes,  et 
d'opposition  patriotique,  mais  d'opposition.  Il  dit  toujours  à  quel- 
qu'un :  «  Vous  n'irez  pas  plus  loin,  »  et  à  un  certain  moment  c'est 
au  pouvoir,  et  à  un  autre  c'est  à  la  chambre,  et  toujours  c'est  à  la 
foule;  mais  sa  fonction  est  d'être  opposant  et  limitateur;  ce  n'est 
peut-être  pas  d'être  fondateur. 

C'est  pourquoi  ses  «  libertés  »  ont  quelque  chose  de  si  arbi- 
traire en  leur  institution,  et  de  si  flottant  en  leur  définition  et  en 
leurs  limites. 

Ses  libertés,  elles  sont  quatre  :  de  presse,  de  culte,  de  parlement, 
de  magistrature.  Pourquoi  quatre,  et  non  trois  ou  cinq?  Pourquoi 
celles-là  et  non  d'autres?  Pourquoi,  par  exemple,  de  Hberté  indivi- 
duelle, personnelle,  domestique,  Royer-Gollard  ne  parle-t-il  pas?  Je 
crois  bien  le  voir  :  c'est  parce  que,  pour  Royer-Collard,  une  liberté 
n'est  pas,  à  proprement  parler,  une  liberté,  c'est  un  pouvoir. 
Quelque  chose  qui  puisse  arrêter  la  souveraineté,  la  faire  reculer, 
empêcher  qu'elle  soit,  voilà,  pour  Royer-Gollard,  une  liberté. 
Voyez-vous  bien  le  caractère  tout  pratique,  nullement  philoso- 
phique, nullement  général,  et,  on  croit  pouvoir  le  dire,  nullement 
élevé  de  ce  libéralisme?  Il  croit,  et  ce  n'est  pas  une  vue  fausse,  que 
toute  liberté  deviendra  un  privilège;  mais  c'est  un  peu  parce  qu'il 
ne  compte,  ne  reconnaît  et  ne  consacre  comme  liberté  que  ce  qui 
déjà  en  est  un.  Il  y  a  un  esprit  singuhèrement  autoritaire  (et,  en 
efïet,  le  tempérament  de  Royer-Gollard  était  très  autoritaire)  dans 
ce  libéralisme-là. 

Il  y  a  surtout,  et  c'est  un  peu  la  même  chose,  un  esprit  de  dé- 
fiance et  comme  de  désillusion  préalable  et  préventive.  «  Gon- 
fiance!  confiance!  »  n'est  pas  le  mot  de  Royer-Gollard.  Il  a  toujours 
cru  que  tout  allait  sombrer.  Il  a  toujours  dit  :  «  Nous  allons  être 
submergés,  par  ceci,  par  cela,  par  la  royauté  oppressive,  par  la 
chambre  envahissante,  par  la  démocratie  débordante,  et  après  ce 
débordement-là,  il  n'y  a  plus  rien.  Des  limites,  des  barrières,  des 
digues  !  »  Ge  n'est  pas  une  mauvaise  disposition  d'esprit,  et  l'homme 
d'Etat  ne  doit  pas  être  un  homme  confiant  et  rassuré  ;  mais,  chez 
Royer-Gollard,  elle  est  un  peu  inquiète,  morose  et  chagrine.  Il  était 
homme  d'ancien  régime  par  toute  une  partie  de  son  caractère  et 
par  tout  un  côté  de  son  esprit.  Il  avait  bien  raison  de  dire  qu'il 
n'avait  «  de  vocation  libérale  qu'avec  la  légitimité  ;  »  il  n'avait  de 
vocation  libérale  qu'avec  la  légitimité, pour  la  restreindre,  pour  la 
gêner,  et,  il  faut  le  reconnaître,  pour  la  guider,  et  il  faut  lui  rendre 

TOME  XCVIII.   —  1890.  12 


178  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

cet  hommage,  pour  la  sauver.  Il  avait  un  libéralisme  de  vieux  par- 
lementaire attaché  aux  grandes  institutions  françaises,  et  en  accep- 
tant quelques-unes  de  nouvelles,  et  voyant,  avec  raison,  dans  les 
unes  et  les  autres,  des  garanties  de  liberté,  mais  y  voyant  toute  la 
liberté  et  ne  concevant  point  et  n'aimant  point  à  entendre  dire 
qu'elle  fût  ailleurs. 

C'est  pour  cela,  et,  comme  je  l'ai  dit,  qu'il  ne'cherche  jamais,  pour 
y  rattacher  sa  doctrine  libérale,  un  principe  philosophique  ou  moral, 
et  que  ses  «  libertés  »  ont  quelque  chose  d' interminé,  de  mal  déli- 
mité et, de  flottant.  11  a  pu  varier  singulièrement,  quelquefois,  sur 
la  part  à  faire  à  une  de  ces  hbertés  publiques,  sans  être  inconsé- 
quent, pour  cette  raison.  Par  exemple,  il  se  montre  très  coercitif  à 
l'égard  de  la  presse  au  début  de  la  Restauration,  et  très  libéral  à 
son  endroit  vers  la  fm  du  règne  de  Charles  X.  C'est  que,  pour  lui, 
la  liberté  de  la  presse  n'est  pas  un  droit,  rattaché,  je  suppose,  à  la 
liberté  de  penser,  à  la  hberté  de  croire,  à  la  liberté  d'être  un  être 
intelligent;  ce  n'est  pas  un  droit,  c'est  un  pouvoir;  c'est  une  force, 
tout  simplement,  qui  se  trouve  là,  à  la  place  de  laquelle  il  pourrait 
y  en  avoir  une  autre,  mais  qui  est  là,  et  dont  il  peut  être  bon,  dont 
il  est  bon  de  se  servir  pom-  limiter  la  souveraineté  du  monarque 
ou  la  souveraineté  du  parlement.  Si  elle  n'est  que  cela,  certes,  elle 
est  considérable,  et  il  y  tient  ;  mais  elle  n'est  pas  sacrée,  et  il  a, 
selon  les  circonstances,  en  considération  du  bien  général  de  ILtat, 
le  droit  de  lui  laisser  toute  sa  puissance,  ou  de  lui  en  ôter,  s'il  le 
peut. 

Ces  systèmes  tout  pratiques  sont  tout  simplement  des  systèmes 
de  circonstance,  et  ce  n'est  point,  tant  s'en  faut,  pour  les  mépriser 
que  je  leur  donne  ce  nom,  surtout  quand  ce  que  j'appelle  une  cir- 
constance est  une  période  de  l'histoire  d'une  trentaine  d'années.  Il 
convient  de  louer,  au  contraire,  Royer-Collard  d'avoir,  il  me  semble, 
plus  précisément  et  avec  plus  de  pénétration  que  personne,  vu 
juste  ce  qu'il  fallait  croire  et  dire  en  politique  de  1815  à  18/iO. 
L'immense  autorité  qu'il  a  possédée  en  ce  temps-là  tient  principa- 
lement à  cette  cause.  Il  est  homme  d'ancien  régime  et  de  légitimité 
d'une  manière  très  intenigente,et  homme  de  hberté  d'une  manière 
très  sagace,  avec  beaucoup  de  mesure  et  de  tact.  Au  fond,  ou  plutôt 
par  l'ensemble  de  sa  doctrine,  sinon  par  le  fond  de  son  caractère, 
Royer-Collard  est  un  Ronald  qui,  parce  qu'il  n'est  point  passionné, 
raisonne  et  conclut  mieux  que  Ronald.  J'ai  fait  remarquer  que 
Ronald,  autoritaù-e  (Royer-Collard  l'est  aussi),  légitimiste  (Royer- 
Cohard  l'est  aussi),  n'ayant  point  une  «  philosophie  libérale  » 
(Royer-Collard  non  plus),  avait  toujours  raisonné  de  la  façon 
suivante  :  Je   suis  homme   d'ancien  régime;  — il  y  avait  mille 


ROYER-COLLARD.  179 

fois  plus  de  libertés  sous  l'ancien  régime  que  sous  le  nouveau; 
—  je  ne  veux  d'aucune  liberté.  Royer-Gollard  reprend  le  raison- 
nement et  conclut  d'une  manière  moins  inattendue  :  «  Il  v 
avait  toutes  sortes  de  libertés  sous  l'ancien  régime,  j'entends  toutes 
sortes  de  pouvoirs  particuliers,  très  forts,  très  nombreux  sur- 
tout, qui  limitaient  l'omnipotence  centrale  (quand  il  les  énumère, 
complaisamment,  on  croit  s'être  trompé  de  volume  et  lire  une  page  de 
Bonald,  plus  brillante  et  plus  oratoire  qu'à  l'ordinaire)  ;  il  n'y  en  a 
plus  :  la  révolution  a  sinon  fait,  du  moins  consommé  le  despotisme. 
Il  faut  qu'il  y  en  ait.  Je  conserve  ceux  dont  il  reste  au  moins  un 
vague  souvenir,  pairie,  magistrature,  sinon  autonome,  du  moins 
inamovible  ;  je  donne  force  de  pouvoirs  à  de  nouvelles  institutions 
qui  se  sont  élevées,  assemblée  bourgeoise,  presse,  et  je  trouve  les 
anciennes  libertés  à  peu  près  remplacées  par  les  nouvelles.  Je 
trouve  du  moins  qu'il  y  a  des  garanties  ;  et  j'estime  que  mieux  vaut 
accepter  celles-là  que  de  dire  :  il  y  en  avait,  je  les  admire,  je  les 
crois  nécessaires,  et  je  n'en  veux  d'aucune  sorte.  » 

Ajoutons  que  ces  nouveaux  pouvoirs,  comme  nous  l'avons  noté, 
il  leur  donnait  un  certain  caractère  de  généralité  qui  faisait  qu'au 
lieu  de  libertés  qui  étaient  des  privilèges,  comme  la  France  an- 
cienne, la  France  nouvelle  avait  des  libertés  plus  accessibles,  au 
moins  en  apparence,  à  tout  le  monde,  des  libertés  qui,  tout  en 
étant  très  susceptibles  de  se  tourner  en  privilèges  à  leur  tour, 
avaient  au  moins  l'air  de  l'exercice  d'un  droit,  et  par  là  quelque 
chose  de  plus  accommodé  à  l'esprit  moderne.  C'est  ce  que  Bonald 
appelait  avec  mépris  :  «  Installer  la  révolution  sur  la  base  de  la  lé- 
gitimité. »  Ce  n'était  pas  cela  précisément  ;  c'était  vouloir  le  pou- 
voir légitime  limité,  comme  il  l'avait  toujours  été,  au  moins  en  prin- 
cipe, et  limité  après  la  révolution  par  les  barrières  qui  seules,  après 
la  révolution,  étaient  possibles. 

C'était  donc  là  un  système,  ou  plutôt  un  ensemble  d'idées  très  juste 
et  très  judicieux  pour  le  temps  où  il  a  été  exposé.  Il  est  certain  qu'il  a 
quelque  chose  d'un  peu  étroit.  Il  convient  à  son  temps  et,  trop 
modestement  ou  trop  obstinément,  n'est  fait  que  pour  lui.  Il  n'est 
pas  transportable  (sauf  une  partie,  très  importante)  d'une  époque 
à  une  autre.  Les  hommes  du  temps  de  Charles  X,  ou  même  de 
Louis-Philippe,  en  peuvent  tirer  profit.  Le  temps  suivant,  il  le  pré- 
voit, certes,  mais  il  ne  veut  pas  le  prévoir.  Il  se  contente  de  le  mé- 
priser. Royer-Collard  semble  dire  :  «  Je  nie  la  souveraineté  du 
peuple,  comme  toute  autre.  —  Mais  quand  elle  existera?  —  On 
aura  eu  tort  de  la  faire!  —  Mais  encore?  —  Tout  sera  perdu!  — 
Mais  encore?  Le  moyen  de  vivre  avec  elle?  —  Dieu  merci,  je  serai 
mort.  »  —  Sa  fameuse  boutade  :  «  Nous  périrons,  c'est  une  solu- 
tion! »  est  plus  qu'une  boutade,  c'est  bien  un  trait  de  son  carac- 


180  RE\TJE   DES   DEUX   MONDES. 

tère.  Il  était  l'homme  d'un  système  juste  et  peu  flexible,  dont  il  ne 
sortait  point  et  dont  il  n'admettait  pas  qu'on  pût  sortir  sans  suc- 
comber. Montesquieu,  qui  est  son  maître,  et  il  s'en  est  assez  sou- 
vent réclamé  avec  raison,  était  capable  et  d'avoir  un  système,  et 
de  montrer  tout  ce  qu'il  y  avait  de  praticable,  et  dans  quelles  con- 
ditions, dans  les  systèmes  qui  n'étaient  pas  le  sien.  Royer-Gollard 
n'a  pas  cette  largeur  de  vues  et  cette  souplesse  d'intelligence  poli- 
tique. C'est  pour  cela  qu'il  a  un  libéralisme  si  conditionnel  et  si 
conditionné,  si  difficile  à  placer,  si  l'on  me  permet  l'expression,  et 
qui,  en  dehors  de  la  légitimité,  ne  sait  plus  où  se  prendre. 

C'est  que  sa  conception  de  la  hberté  est  étroite  et  incomplète. 
Il  est  très  vrai  que  des  pouvoirs  intermédiaires,  comme  dit  Mon- 
tesquieu, ou  des  pouvoirs  limitatifs  comme  dit  Royer-Collard,  sont 
des  garanties  de  la  liberté  ;  il  est  très  vrai  qu'ils  en  sont  comme 
les  organes,  à  ce  point  que,  là  où  ils  n'existent  pas,  la  liberté 
court  risque,  et  grand  risque,  de  n'être  plus  ;  mais  ils  ne  sont  pas 
la  liberté  elle-même.  —  Et  aussi,  et  pour  dire  à  peu  près  la  même 
chose  à  l'inverse,  il  est  très  vrai  que  toute  liberté  devient  aux  mains 
de  ceux  qui  savent  s'en  servir,  à  l'exclusion  de  ceux  qui  s'en  pas- 
sent, une  sorte  de  propriété,  de  privilège,  dont  il  ne  faut  pas  avoir 
peur,  et  au  contraire,  car  ce  privilège  c'est  la  liberté  pratiquée,  au 
lieu  de  rester  théorie,  c'est  la  liberté  devenue  droit  possédé,  au 
lieu  de  rester  droit  à  prendre,  et  c'est  la  preuve  que  la  liberté  a 
existé  et  qu'on  s'en  est  servi,  et  qu'elle  continue  d'exister  et  qu'on 
s'en  sert  ;  et  seulement  il  faut  empêcher  que  tel  de  ses  privilèges 
finisse  par  devenir  une  puissance  oppressive,  finisse,  selon  le  cours 
de  beaucoup  de  choses  humaines,  par  s'exagérer  jusqu'à  devenir 
le  contraire  de  ce  qu'il  était  en  son  principe,  et  par  détruire  ce 
dont  il  est  né.  —  Oui,  cette  conception  aristocratique  de  la  hberté  est 
vraie,  elle  est  historique,  elle  voit  les  choses  telles  qu'elles  sont, 
et  telles  qu'elles  se  sont  toujours  passées.  Mais  elle  est  incomplète; 
elle  appelle  liberté  ce  qui  n'en  est  que  le  résultat,  la  preuve  et  le 
signe,  le  résultat  heureux  et  respectable,  la  preuve  éclatante,  le 
signe  certain,  mais  seulement  le  signe,  la  preuve  et  le  résultat. 
Aussi  ces  pouvoirs  Hmitateurs  nés  jadis  de  la  liberté,  les  conserver 
c'est  excellent  ;  ces  pouvoirs  limitateurs  qui  commencent  à  naître 
de  la  liberté,  les  consacrer  dans  la  constitution,  c'est  très  judicieux, 
et  l'on  ne  saurait  trop  louer  Royer-Collard  de  l'avoir  fait  avec  dé- 
cision ;  mais  croire  que  ces  pouvoirs  soient  toute  la  liberté  possible, 
et  que  s'ils  disparaissaient,  il  n'y  aurait  plus  qu'à  désespérer,  c'est 
désespérer  trop  vite.  Croire  que,  si  la  démocratie  s'établissait,  non- 
seulement  la  liberté  périrait,  mais  encore  qu'elle  ne  pourrait  plus 
renaître,  c'est  avoir  une  idée  et  une  définition  trop  étroite  de  la 
liberté  elle-même. 


ROYER-COLLARD.  181 

La  démocratie  a  une  tendance  incontestable  et  inévitable  au  des- 
potisme ;  mais  elle  ne  le  constitue  pas.  Elle  ne  peut  pas  aimer  la 
liberté,  mais  elle  ne  peut  pas  non  plus  à  coup  sûr  l'empêcher 
d'être.  La  démocratie  est  un  fait  historique,  analogue  à  la  monar- 
chie absolue,  et  c'est  précisément  pour  cela  que,  la  liberté  ayant 
trouvé  sa  voie  à  travers  le  despotisme  monarchique,  elle  peut  la 
trouver  aussi  à  travers  le  despotisme  de  l'omniarchie.  Sous  la  mo- 
narchie absolue,  ou  qui  voulait  l'être,  la  liberté  s'étabUssait,  grâce 
aux  laiblesses  du  gouvernement,  par  les  énergies  des  communes, 
des  corporations,  des  classes,  énergies  devenant  peu  à  peu  des 
libertés,  et  de  libertés  prises  devenant  privilèges  consacrés.  Mais 
si  la  monarchie  a  ses  faiblesses,  la  démocratie  aussi  a  les  siennes, 
et  elle  a  ses  limites  dans  ses  faiblesses  mêmes.  C'est  l'erreur  et  de 
Rousseau,  et,  je  dirai  presque  conséquemment,de  ses  adversaires, 
d'avoir  cru  que  la  démocratie,  et  pour  parler  plus  clair,  qu'un 
peuple  disposant  de  soi  et  appelé  à  se  gouverner  lui-même  saurait 
ce  qu'il  veut,  se  conduirait  comme  un  seul  homme,  par  conséquent 
ne  songerait  qu'à  être  oppresseur,  qu'à  faire  de  sa  volonté,  de  son 
goût,  de  sa  croyance,  de  sa  morale,  de  sa  conception  des  choses, 
la  loi,  le  décret,  l'ordonnance,  le  règlement  de  police,  et  qu'à  plier 
sous  ce  niveau  toutes  les  laçons  de  penser  et  d'agir  des  particu- 
liers isolés.  La  démocratie  poursuit  continuellement  ce  but,  cela 
-est  certain,  et,  de  l'anxiété  que  cette  perspective  donne  à  tout 
homme  qui  aime  à  avoir  une  pensée  à  soi,  tout  ce  qu'on  appelle 
hbérahsme  est  sorti;  mais  elle  n'y  réussit  presque  jamais.  Cette  com- 
munauté et  cet  accord  dans  une  pensée  oppressive  déterminée  ne 
se  rencontrent  presque  jamais  en  un  grand  peuple.  11  est  d'accord 
pour  vouloir  que  sa  volonté  soit  la  seule,  mais  il  n'est  pas  d'accord 
sur  ce  qu'il  veut.  L'instinct  de  combativité  l'emporte  sur  l'instinct 
tyrannique,  ou  tout  au  moins  le  contrebalance.  Une  élection,  un 
plébiscite  même,  est  une  occasion  pour  un  peuple  d'abord  d'im- 
poser ses  goûts  aux  individualités  solitaires,  sans  doute,  mais  en- 
suite de  se  disputer  et  de  se  battre,  et  à  ceci  il  tient  encore  plus 
qu'à  cela.  C'est  à  ce  point  que,  s'il  était  et  se  sentait  unanime,  ou 
presque  unanime,  il  est  probable  qu'il  ne  voterait  pas  du  tout. 
Mais  il  est  toujours,  par  seul  instinct  de  lutte,  et  éternel  besoin  de 
l'homme  d'en  venir  aux  coups,  partagé  en  deux  ou  trois  grands 
partis  dont  les  élections  ne  sont  pas  autre  chose  que  le  champ  de 
bataille,  où  triomphe  la  haine.  Si  une  majorité  est  trop  grosse,  tenez 
pour  certain  qu'elle  se  divisera  pour  former  deux  fractions  consi- 
dérables qui  se  combattront  avec  acharnement  l'une  l'autre.  Dans 
ces  conditions,  qui  sont  constantes,  il  arrive  que  la  démocratie 
veut  toujours  gouverner  et  ne  gouverne  presque  jamais.  Elle  n'est 


182  REVDE  DES   DEUX   MONDES. 

limitée  par  rien,  et  elle  se  limite  intérieurement  elle-même  par  ses 
divisions.  Grâce  à  cela  la  liberté  trouve  sa  voie  et  s'établit  insensi- 
blement, ce  qui  est  sa  manière,  et  la  seule  sûrepour  elle,  de  s'éta- 
blir. 11  arrive  qu'un  grand  effort  d'un  parti  victorieux  pour  détruire 
une  liberté  qu'il  n'aime  point,  n'aboutit  qu'à  la  suspendre  un  temps, 
par  la  gêner  quelque  temps  encore,  et  en  dernier  qu'à  la  laisser 
renaître  pendant  que  les  partis  se  battent  sur  une  autre  affaire. 

11  est  donc  bon,  si  l'on  peut,  de  limiter  extérieurement  la  dé- 
mocratie, de  soustraire  à  sa  prise  certains  droits  généraux  qu'on 
dépose  dans  une  constitution  comme  dans  un  fort  ;  mais  cette  pré- 
caution, quoique  étant  sage,  ne  laissant  pas  d'être  un  peu  illusoire, 
il  faut  surtout  compter  sur  l'aptitude  de  la  démocratie  à  cultiver 
et  à  perfectionner  son  impuissance.  C'est  sur  quoi  Royer-Collard  ne 
compte  pas  du  tout,  et  de  là  cette  certitude  du  déluge  après  lui, 
qui  ne  me  paraît  être  qu'une  demi-sagacité.  On  peut  servir  et  vé- 
ritablement contribuer  à  fonder  la  liberté  sous  tous  les  régimes. 
Sous  la  monarchie  et  l'omniarchie,  on  la  fonde  en  étant  quelque 
chose,  en  se  distinguant,  classe,  corporation,  compagnie,  groupe, 
ou  même  particulier,  par  une  pensée,  un  dessein,  une  volonté  sui- 
vie, un  but  précis,  une  œuvre  bien  conduite.  Dans  ces  conditions 
on  devient  une  force  sociale  qui  acquiert  un  droit  à  durer,  par 
simple  prescription.  Ces  forces  sociales  munies  d'un  di'oit,  Royer- 
Collard  l'a  vu,  comme  elles  sont  les  résultats  de  la  liberté,  en  de- 
viennent les  soutiens,  parce  qu'elles  deviennentpeu  à  peu  pouvoirs 
limitateurs,  étant  des  pouvoirs  ;  et  il  a  très  énergiquement  affu*mé 
que  c'était  sauver  la  liberté  que  les  défendre.  Seulement  il  faut  tenir 
compte  de  celles  qui  naissent  et  qui  peuvent  naître,  autant  que  de 
celles  qui  existent  ;  et  compter  sur  celles  qui  peuvent  naître  autant 
que  sur  celles  qu'on  trouve  adultes  et  toutes  grandes  ;  et  croire 
que,  les  anciennes  venant  à  disparaître,  c'est  un  malheur,  non  un 
désastre,  et  qu'il  n'y  a  qu'à  recommencer,  et  qu'on  peut  toujours 
recommencer. 

Défendre  les  pouvoirs  Umitateurs  existans,  c'est  d'un  bon  libéral 
conservateur;  aider  à  naître  les  pouvoirs  limitateurs  à  venir,  c'est 
d'un  bon  libéral  progressiste.  C'est  les  deux  parties  de  la  tâche, 
dont  on  ne  devrait  jamais  abandonner  ni  l'une  ni  l'autre  ;  car  le 
pouvoir  limitât eur  existant  c'est  de  la  liberté  acquise,  et  elle  fait  tra- 
dition, et  elle  fait  assise,  et  elle  fait  clé  de  voûte  :  elle  maintient;  — 
et  le  pouvoir  limitateur  futur  c'est  de  la  liberté  qui  s'organise,  qui 
s'efforce,  qui  se  fait, c'est  une  énergie;  elle  continue. — Et  surtout 
c'est  probablement  une  erreur  de  croire  que,  les  conquêtes  libérales 
du  passé  disparaissant,  l'énergie  libérale  actuelle  est  impuissante  à 
reconstituer  son  œuvre,  différente  de  l'autre,  équivalente  pourtant. 


ROYER-COLLARD.  183 

Des  deux  parties  de  la  tâche,  Royer-Gollard  a  trop  borné  à  une 
seule  son  activité,  et  attaché  à  une  seule  sa  foi. 

A  la  vérité,  celle  à  laquelle  il  s'est  appliqué,  il  l'a  menée  avec 
une  singulière  force  de  volonté,  et  une  netteté  admirable  d'intelli- 
gence. C'est  surtout  à  la  théorie  et  à  l'analyse  du  gouvernement 
parlementaire  qu'il  s'est  consacré.  De  tous  les  pouvoirs  limitateurs 
c'est  celui-là  qu'il  s'est  obstiné  et  à  maintenir,  et  à  bien  comprendre, 
et  à  délimiter  sûrement.  C'était  voir  et  toucher  le  point  juste.  Car 
si  les  craintes  de  Royer-CoUard  sur  l'avenir  de  la  liberté  en  France, 
et  sa  quasi-désespérance  à  cet  égard,  sans  pouvoir  être  admises,  à 
mon  avis  du  moins,  auraient  une  forte  apparence  d'être  justes  et 
trouveraient  un  fondement,  ce  serait  bien  dans  le  cas  où  le  gou- 
vernement parlementaire  disparaîtrait,  et  même  dans  celui  où  le 
gouvernement  parlementaire,  changeant  de  nature  en  changeant  de 
forme,  serait  constitué  d'une  manière  défuiilivement  très  différente 
de  celle  dont  Royer-Collard  voulait  qu'il  le  tût.  La  plus  pénétrante 
et  solide  et  prévoyante  doctrine  sur  le  gouvernement  parlementaire, 
c'est  bien  dans  Royer-Collard  qu'il  faut  la  chercher. 

Mieux  que  personne,  il  a  bien  vu  que  le   gouvernement  parle- 
mentaire était  la  plus  solide  garantie  de  liberté  qu'un  peuple  pût 
avoir;  et  que  le  gouvernement  parlementaire  pouvait  devenir,  à 
n'être  pas  constitué  d'une  manière  normale,  un  despotisme  aussi 
rude  que  tout  autre  ;  et  la  manière  enfm  dont  il  fallait  qu'il  fût  ovt 
ganisé  pour  rempUr  sa  fonction  et  ne  pas  dégénérer  en  son  con- 
traire. Il  a  montré  que  tout  gouvernement  qui  n'est  pas  sincèrement 
parlementaire  ne  peut  être  que  despotisme,  par  une  sorte  de  fatalité, 
et  eût-il  les  meilleures  intentions  de  ne  l'être  point,  et  que  c'est 
le  pire  des   sophismes  que  d'opposer  le  parlement  au  peuple  en 
persuadant  à  celui-ci  qu'il  peut  exprimer  son  vœu,  manifester  sa 
volonté  et  la  réaliser  autrement  que  par  celui-là.  Il  a,  sinon  dé- 
truit, du  moins  poussé  à  bout  la  chimère  du  gouvernement  direct 
et  du  régime  plébiscitaire,  aussi  vaine  qu'elle  peut  paraître  sédui- 
sante, et  montré  que  ce  régime  ne  peut  être,  ou  que  la  soumission 
continue  à  un  pouvoir  qui  feint  d'être  contrôlé,  et  par  conséquent 
un  despotisme  hypocrite,  ou  que  la  violence  dans  l'instabilité,  et 
par  conséquent  l'anarchie.  —  Et,  d'autre  part,  personne  n'a  mieux 
vu,  en  un  temps  où  le  despotisme  paraissait  ne  pouvoir  venir  que 
du  silence  des  assemblées  et  non  de  leur  existence,  que  le  gou- 
vernement parlementaire  peut,  lui  aussi,  devenir  un  despotisme, 
qui,  pour  n'être  pas  monarchique,  n'en  est  ni  moins  inique  ni  moins 
pesant.   Il  a   voulu  deux  chambres  très  différentes  de  nature   et 
d'origine  pour  que  jamais  l'une  ne  pût,  en  l'absence  de  toute  force 
égale  à  elle,  concentrer  tout  pouvoir  social,  se  considérer  comme 


184  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  nation,  dire  :  «  L'État  c'est  moi,  »  l'être,  en  effet,  à  vrai  dire, 
contre  toute  vérité  et  toute  raison,  être  une  espèce  de  pays  légal, 
c'est-à-dire  une  fiction  aussi  étrange,  au  moins,  et  aussi  dangereuse, 
et  plus  encore,  qu'un  roi-état;  —  et  pour  que  la  loi  faite  par  deux 
assemblées  différentes  et  rivales  ne  fût  jamais  l'intérêt  ou  l'ambition 
de  l'une  d'elles  travestie  en  volonté  législatrice,  mais  en  réalité  ne 
lût  pas  faite  par  les  assemblées,  ne  vînt  pas  d'elles,  fût  quelque 
chose  d'impersonnel,  comme  elle  doit  l'être,  fût  seulement  ou  la 
nécessité  des  choses  s'imposant  aux  assemblées  et  reconnue  par 
elles,  ou  l'utilité  générale  consentie  par  les  assemblées  et  devenant 
loi,  moins  parce  qu'elles  la  veulent  que  parce  qu'elles  tombent 
d'accord  à  s'y  soumettre.  —  La  loi  devient  ainsi,  comme  elle  doit 
l'être,  quelque  chose  de  supérieur  à  ceux  qui  paraissent  la  faire, 
puisqu'elle  n'est  pas  ce  qu'ils  auraient  lait  s'ils  avaient  été  aban- 
donnés à  la  liberté  de  leurs  caprices  et  de  leurs  passions,  mais 
qu'ils  la  font  par  une  sorte  d'accord,  de  transaction,  de  soumission 
donc,  d'adhésion  au  raisonnable  et  au  nécessaire. 

Et  il  a  bien  insisté  sur  une  fiction  qui  est  une  vérité,  comme  on 
sait  qu'il  arrive  souvent  en  science  politique,  sur  cette  idée  qu'il 
ne  faut  pas  considérer  l'électorat  comme  un  droit,  mais  comme 
une  fonction.  Dans  «  les  pays  constitués,  »  pour  nous  servir  de  la 
formule  de  Bonald,  par  définition  même  les  droits  ne  sont  pas  dé- 
fendus par  ceux  qui  les  possèdent.  C'est  dans  l'état  de  barbarie  que 
chacun  défend,  maintient,  fait  respecter  son  droit.  Dans  l'état  con- 
stitué, c'est  tout  le  monde  qui  défend  le  droit  de  chacun,  interdic- 
tion faite  à  chacun  de  défendre  le  sien  lui-même.  Dans  l'état  consti- 
tué il  est  interdit  de  se  rendre  justice  à  soi-même,  parce  qu'il  y  a 
une  justice  d'état  constituée  pour  tous.  Dans  l'état  constitué,  il  n'est 
permis  qu'au  défaut  de  la  force  publique,  et  en  l'attendant,  c'est- 
à-dire  dans  un  cas  où  il  y  a  absence  momentanée  de  l'état,  en 
d'autres  termes  renaissance  momentanée  de  la  vie  barbare,  de  dé- 
fendre soi-même  sa  propriété,  parce  qu'il  y  a  une  force  d'état 
constituée  pour  la  défendre.  Ainsi  de  suite.  Tout  de  même,  le  droit 
de  gouverner  n'existe  pas  en  tant  que  droit  personnel.  Personne  ne 
gouverne,  pas  même  tout  le  monde.  C'est  la  loi  qui  gouverne.  Pour 
qu'elle  existe,  l'état  vous  charge  d'élire  des  législateurs.  Il  vous 
nomme  électeurs;  c'est  une  fonction  que  l'état  vous  donne,  non 
un  droit  que  vous  exercez.  C'est  une  magistrature  que  vous  rem- 
phssez,  — Et  ceci  n'est  pas  une  subtilité  vaine.  Si  l'électorat  était  un 
droit,  il  faudrait  que  tout  le  monde  en  fût  investi,  et  que  personne 
n'en  fût  exclu.  Il  faudrait  que  chacun  eût  le  droit  de  voter,  comme 
il  a  droit  à  la  liberté,  à  la  sûreté,  à  la  propriété.  Et  nous  voilà  au 
suffrage  universel,  non  pas  seulement  au  suffrage  universel  tel  que 


ROYER-COLLARD.  185 

certains  peuples  le  pratiquent,  mais  au  suffrage  absolument  uni- 
versel, au  suffrage  des  femmes,  des  enfans,  des  adolescens  et  des 
étrangers  ;  non  pas  seulement  au  suffi-age  absolument  universel, 
mais  au  suffrage  absolument  universel  continuellement  pratiqué 
et  gouvernant  directement,  c'est-à-dire  ou  par  «  gouvernement 
direct  »  ou  plébiscite  quotidien.  —  Non,  il  y  a  des  droits  du  citoyen, 
que  la  constitution,  que  l'état  constitué  proclame  et  qui  ne  sont 
susceptibles,  ni  d'exception,  ni  de  prescription,  ni  d'interruption. 
Et  ces  droits,  liberté,  sûreté,  propriété,  sont  protégés  et  défendus 
par  l'état  et  ne  doivent  pas  l'être  par  le  particulier.  Et  il  y  a  des 
fonctions  qui  sont  exercées  par  les  particuliers,  et  qui  sont  leurs 
devoirs  et  non  pas  leurs  droits.  Si  l'électorat  est  exercé  par  le 
citoyen,  c'est  donc  signe  précisément  qu'il  n'est  pas  un  droit,  mais 
une  fonction  et  un  devoir.  Et  non-seulement  il  y  aurait  confusion 
et  contre-sens,  mais  il  y  aurait  péril  social  à  l'entendre  autrement. 
—  Considérations  qui  s'appliquent  du  reste  aux  députés  comme 
aux  électeurs.  Le  député,  lui  aussi,  n'est  point  portion  de  souve- 
rain, fragment  de  souverain,  exerçant  pour  sa  part  un  droit  de 
gouverner.il  est  un  magistrat.  Il  est  un  homme  chargé,  avec  d'au- 
tres, par  l'état  constitué,  de  faire  la  loi  qui,  seule,  est  le  souverain. 
Dès  qu'il  se  considère  comme  exerçant  un  droit,  il  empiète,  il  est 
usurpateur;  car  il  se  croit  souverain;  il  croit  que  l'assemblée  dont 
il  fait  partie  peut  s'attribuer  et  exercer  l'omnipotence,  et  cela  est  le 
contraire  même,  et  est  la  ruine,  de  l'esprit  du  gouvernement  par- 
lementaire. 

Toute  cette  partie  de  l'œuvre  de  Royer-Collard  est  si  solide 
qu'elle  reste  vraie,  et  précieuse,  et  féconde  en  cnseignemens,  même 
pour  un  état  politique  tout  différent  de  celui  qu'il  s'appliquait  à 
analyser,  à  définir,  à  enseigner.  Il  est  le  vrai  maître  non-seulement 
en  (c  gouvernement  selon  la  charte,  »  mais  en  gouvernement  par- 
lementaire, et  même  en  démocratie  pour  tout  le  temps  où  la  dé- 
mocratie se  gouvernera  par  le  moyen  de  parlemens.  Il  n'a  pas  seu- 
lement fondé  «  la  philosophie  de  la  charte  ;  »  il  a  fondé  et  il  a  exposé 
avec  profondeur  et  avec  une  admirable  clarté  la  philosophie  du 
gouvernement  représentatif. 

IV. 

Toutes  ces  idées,  il  les  a  soutenues  avec  éloquence,  avec  une 
puissance  de  dialectique  incomparable,  qui  du  reste  serait  de  nul 
effet  aujourd'hui,  mais  qui  faisait  une  impression  profonde  dans  le 
temps  où  il  y  avait  des  auditoires  capables  de  suivre  une  argumen- 
tation ;  avec  une  clarté  dans  la  subtilité  qui  a  quelque  chose  de  mi- 


186 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


raculeux,  surtout  avec  une  autorité^  que  personne  peut-être  au 
monde  n'a  eue  comme  lui.  Il  semblait  être  l'autorité  personnifiée. 
C'est  que  de  cette  puissance  si  difficile  à  définir  qui  s'appelle  l'au- 
torité, il  avait  tous  les  élémens  connus,  sans  qu'il  en  manquât  un. 
Il  avait  l'aspect  extérieur,  la  haute  taille,  la  tête  énergique,  la  face 
pleine,  les  grands  traits  largement  taillés,  nullement  affinés,  vi- 
goureux et  impérieux.  Il  avait  le  débit  lent,  égal,  sans  hésitation, 
terme  et  comme  martelé.  Du  mouvement  tranquille  et  sur  de  son 
balancier  il  frappait  et  laissait  tomber  à  ses  pieds  ses  formules  et 
ses  aphorismes  nets  et  d'un  relief  tranchant  comme  les  médailles 
neuves.  Il  avait  la  conviction  pleine,  absolue,  superbe  et  impertur- 
bable d'un  olympien,  que  dis-je,  du  destin  lui-même,  car  il  ne  se 
donnait  même  pas  la  peine  de  tonner.  Il  avait  ce  parfait  mépris  de 
ceux  à  qui  il  parlait,  qui  est  la  moitié  du  génie  oratoire,  à  la  condition 
qu'on  ait  l'autre.  Il  avait  la  gravité  naturelle  et  constitutionnelle, 
non  pas  celle  qui  est  apprise  et  qui  trahit  la  timidité  qu'elle  veut 
cacher.  Et,  ce  qui  achevait  de  la  rendre  redoutable,  cette  gravité 
n'était  pas  «  un  mystère  du  corps  inventé  pour  dissimuler  les  dé- 
fauts de  l'esprit  »  et  le  manque  d'esprit  ;  il  était  spirituel  et  caus- 
tique à  faire  frémir  ses  ennemis,  ses  adversaires,  ses  alliés  et  ses 
amis  intimes.  On  le  sentait  toujours  prêt  à  vous  transpercer,  avec 
un  sérieux  magistral,  d'un  javelot  à  triple  dard  trempé  dans  un 
venin  subtil  comme  sa  dialectique.  Ses  mots  sont  célèbres  et  sont 
devenus  classiques.  Je  cite  les  moins  connus.  On  vantait  devant  lui 
un  homme  charmant,  d'une  séduction  irrésistible,  peut-être  un  peu 
geîté  sous  son  élégance  :  «  Oui,  c'est  la  fleur  des  drôles,  »  disait 
trancpiillement  Royer-Gollard.  Il  rencontrait  un  de  ses  collègues 
récemment  honoré  de  je  ne  sais  quelle  distinction  très  recherchée  : 
(c  Mes  complimens,  monsieur...  —  Oh!...  —  Si!  si!  mes  compli- 
mens...  cela  ne  vous  diminue  pas.  »  Rencontrant  Odilon  Barrot 
après  un  discours  de  celui-ci:  «  Vous  m'intéressez,  monsieur...  — 
Vraiment? —  Beaucoup.  Il  y  a  du  reste  très  longtemps  que  je  vous 
suis.  Très  longtemps.  Dans  ce  temps-là  vous  vous  appeliez  Pétion.» 
—  Il  allait  ainsi,  entre  deux  discours,  promenant  autour  de  lui  une 
petite  terreur  à  son  usage,  qui  est  celle  devant  laquelle  les  Fran- 
çais tremblent  le  plus.  Quelquefois,  très  rarement,  ces  boutades,  il 
les  apportait  à  la  tribune  ramassées  et  serrées  en  un  faisceau  so- 
lide, et  c'était  comme  une  haie  de  dards  qu'il  portait  devant  lui 
en  marchant  sur  l'adversaire.  C'était  alors  un  grand  spectacle,  et 
quelque  chose  d'aussi  terrible  et  de  plus  continu,  de  plus  obstiné, 
de  plus  cruellement  acharné,  toujours  dans  une  gravité  parfaite, 
que  les  coups  de  hure  de  Mirabeau.  Il  s'agissait  de  traduire  à  la 
barre  de  la  chambre  l'éditeur  du  Journal  du  Commerce^  qui  avait 


ROYER-COLLARD.  187 

fait  remarquer  qu'il  y  avait  dans  la  chambre  beaucoup  d'émigrés 
et  beaucoup  de  fonctionnaires,  ce  qui  expliquait  peut-être  l'indem- 
nité aux  émigrés  et  le  zèle  gouvernemental  de  la  chambre.  Voyez 
cet  homme  au  visage  imperturbable  et  au  maintien  imposant  mon- 
ter lentement  à  la  tribune,  et  écoutez-le  :  «  ...  De  ce  qu'il  y  a  beau- 
coup d'émigrés  dans  notre  assemblée,  le  journaliste  conclut  que 
l'indemnité  a  été  votée  dans  des  intérêts  personnels  ;  et  de  ce  qu'il 
y  a  beaucoup  de  fonctionnaires  il  conclut  que  la  chambre  protège 
beaucoup  les  commis...  Je  crois,  moi,  que  les  émigrés  qui  siègent 
dans  cette  chambre  ont  été  mus  par  des  considérations  supérieures 
à  leur  intérêt  personnel;  il  me  plaît  ou  il  m'appartient  de  le  croire, 
mais  ni  la  raison  ni  la  morale  ne  m'en  font  un  devoir.  De  même  je 
crois  que  les  fonctionnaires  conservent  leur  indépendance  dans 
cette  chambre  ;  mais  je  ne  suis  obligé  ni  de  le  croire  ni  de  le 
dire...  La  prudence  commune,  cette  prudence  aussi  ancienne  que 
le  genre  humain,  enseigne  que  la  situation  particulière  des  hommes 
détermine  leurs  intérêts,  et  qu'il  faut  s'attendre  trop  souvent  que 
leurs  intérêts  déterminent  leurs  actions.  Là  où  le  contraire  arrive, 
il  y  a  de  la  vertu  ;  la  vertu  seule  opère  ce  miracle.  Je  le  dis  donc 
hautement,  je  le  dis  avec  l'autorité  de  l'expérience  universelle,  il 
a  fallu  de  la  vertu  aux  émigrés  pour  se  préserver  de  leur  intérêt 
personnel  dans  le  vote  de  l'indemnité  ;  il  faut  de  la  vertu  aux 
fonctionnaires,  et  une  vertu  sans  cesse  renaissante,  pour  rester  in- 
dépendans  dans  la  chambre.  Quel  est  maintenant  le  crime  du 
Journal  du  Commerce?  C'est  uniquement  d'avoir  jugé  la  chambre 
sur  les  apparences,  comme  juge  la  prudence,  comme  juge  l'histoire  ; 
c'est  d'avoir  cherché  et  trouvé  l'esprit  qui  l'anime  dans  la  loi  ordi- 
naire du  cœur  humain  plutôt  que  dans  la  loi  extraordinaire  de  la 
vertu...  Je  vous  demande,  messieurs,  si  un  peuple  peut  être  con- 
damné à  ne  jamais  trouver  que  de  la  vertu  dans  ceux  qui  le  gou- 
vernent! »  —  Royer-Collard  avait  pour  les  Pensées  àe  Pascal  la  plus 
profonde  admiration  ;  il  est  à  croire  qu'il  ne  négligeait  pas  les 
Provinciales. 

Instinctivement  ce  qu'on  approuve  et  ce  qu'on  aime  dans  les 
institutions  politiques  et ,  en  général ,  dans  les  établissemens 
humains,  c'est  ce  que  d'une  certaine  façon  on  est  soi-même,  c'est 
ce  dont  on  a  en  soi  le  caractère  :  Royer-Collard  a  aimé  et  il  a  cu- 
rieusement cherché  partout  des  pouvoirs  limitateurs,  parce  qu'il 
était  un  pouvoir  limitateur,  lui-même,  à  lui  tout  seul,  et  qu'il  se 
sentait  tel.  Peu  fait  pour  le  gouvernement,  et  évitant  soigneuse- 
ment d'en  faire  partie,  il  était  tour  à  tour  contre  les  empiétemens 
du  gouvernement,  de  la  chambre,  de  la  foule,  une  barrière  solide, 
monumentale  et  terriblement  hérissée.  Il  a  remph  cet  office,  qui  est 


188  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

utile  et  nécessaire  dans  toute  société  organisée  selon  le  système 
représentatif,  et  même  dans  toute  société,  avec  vigueur,  avec  àpreté, 
avec  entêtement,  avec  dignité.  —  Et  peu  à  peu,  et  même  assez  vite, 
parce  qu'il  avait  l'esprit  systématique ,  de  cette  série  de  polémi- 
ques est  sortie,  sinon  une  doctrine,  du  moins  une  méthode,  une 
sorte  de  grammaire  politique  très  nette,  très  précise  et  un  peu  sub- 
tile. Il  a  été  un  dé  tenseur  des  libertés  nécessaires,  puis  un  profes- 
seur de  gouvernement  libre.  Je  me  le  représente  très  souvent 
comme  un  disciple  d'un  grand  philosophe,  qui  de  l'œuvre  vaste 
et  touffue  de  son  maître  retient  un  point  essentiel,  s'y  retranche 
et  s'y  confine,  et  sur  ce  point  est  plus  précis,  plus  lumineux,  plus 
explicite  et  plus  complet  que  son  inspirateur  ;  qui  de  la  pensée 
puissante,  libre,  parfois  un  peu  vagabonde  de  son  maître  retient 
une  idée,  et,  il  se  peut  bien,  l'idée  essentielle,  la  creuse,  la  pé- 
nètre, la  suit  en  ses  conséquences  et  applications  et  en  fait  un  livre 
solide,  plein,  certain,  à  lire  avec  assurance,  non  plus  un  livre  exci- 
tant et  suggestif,  mais  un  bon  livre  de  vérité  acquise  et  d'ensei- 
gnement. Il  a  été  l'élève  de  Montesquieu.  A  Montesquieu,  il  a  pris 
la  théorie  de  la  division  des  pouvoirs,  et  de  cette  théorie  il  a  fait  sa 
pensée  tout  entière,  son  enseignement,  sa  prédication,  son  apos- 
tolat et  sa  polémique.  Mais,  et  c'est  en  cela  qu'il  est  considérable, 
d'une  part  il  a  analysé  plus  profondément  que  Montesquieu  non- 
seulement  la  théorie  des  trois  pouvoirs,  mais  la  théorie  de  tous  les 
pouvoirs  dont  à  la  fois  la  concurrence  et  le  concours  font  la  société 
libre  sans  que  le  gouvernement  soit  rendu  faible;  d'autre  part, 
vivant  dans  un  commencement  de  pratique  et  dans  un  essai  à  peu 
près  loyal  des  institutions  conçues  par  Montesquieu,  il  a  pu  contrô- 
ler par  les  faits  et  accommoder  aux  faits  la  théorie  de  Montesquieu  ; 
et  il  a  vu,  ou  cru  voir,  conviction  qui,  émanant  d'un  si  grand  esprit, 
est  au  moins  en  faveur  du  système  une  présomption  à  laquelle  on 
ne  saurait  rester  indifférent,  que  la  doctrine  de  Montesquieu  don- 
nait satisfaction  aux  plus  impérieux  besoins,  très  divers,  de  la  so- 
ciété moderne  et  en  même  temps  aux  émancipations,  très  exigeantes 
aussi,  de  l'esprit  public  nouveau. 

Et  il  a  professé  sa  science  politique  avec  une  certaine  hauteur 
qui  était  de  trop,  et  aussi  avec  une  certaine  recherche  de  déduc- 
tion déliée,  un  certain  raffinement  de  finesse  qui  ne  laisse  pas 
d'être  un  peu  ardu.  C'est  le  docteur  superbe  et  c'est  le  docteur 
subtil  de  la  philosophie  politique.  On  sent  en  lui  l'ancien  profes- 
seur de  philosophie.  Le  mot  qui  courut  sur  lui,  ou  à  propos  de 
lui,  ou  en  souvenir  de  lui  :  a  Le  doctrinaire  est  un  être  insolent  et 
abstrait  »  n'est  pas  sans  quelque  justesse  dans  beaucoup  d'irrévé- 
rence. La  superbe  était  inutile,  n'eût  été  qu'elle  ajoutait  beaucoup 


{ 
I 


EOYER-COLLARD.  189 

à  son  autorité.  La  subtilité  était  inévitable.  La  science  politique  est 
une  science.  Toute  science  n'est  simple,  et  accessible  de  plain- 
pied  au  sens  commun,  qu'avant  d'être  constituée,  c'est-à-dire 
tant  qu'elle  n'est  pas  scientifique.  Quand  elle  est  devenue  une 
science  véritable,  elle  est  infiniment  complexe  et  a  besoin  de  toutes 
les  ressources  de  l'esprit  pour  être  comprise,  pour  être  pénétrée 
et  pour  être  enseignée.  Cela  ne  l'empêche  nullement  d'être  pra- 
tique. Elle  est  pratique  par  ses  résultats  et  ses  applications.  Elle 
livre  à  ceux  qui  n'ont  pas  le  temps  de  l'étudier  des  formules  qu'ils 
n'ont  qu'à  tenir  pour  acquises,  qu'à  respecter  et  qu'à  employer.  11 
en  est  en  politique  comme  dans  toute  autre  science,  avec  cette  dif- 
férence, je  ne  sais  pourquoi,  que  la  foule,  qui  des  autres  sciences 
accepte  très  pieusement  les  formules  et  les  applique  avec  con- 
fiance sans  prétendre  pénétrer  la  science  elle-même,  n'a  nulle- 
ment en  politique  la  même  docilité,  et  prétend  se  connaître  en 
politique  directement  et  immédiatement,  soit  qu'elle  nie  que  la 
politique  soit  une  science,  soit  qu'elle  se  croie  par  privilège  pour- 
vue naturellement  de  celle-ci.  En  conséquence,  elle  reproche  aux 
professeurs  de  science  politique  d'être  complexes,  d'être  abstraits, 
de  se  livrer  à  des  analyses  laborieuses,  et,  en  un  mot,  d'être 
savans.  Royer-Collard  traitait,  comme  Montesquieu,  la  politique 
en  science  très  difficile  et  très  délicate.  Il  savait,  en  particulier, 
comme  Montesquieu ,  que  la  science  de  la  liberté  est ,  entre 
toutes,  infiniment  compliquée  ;  car  la  liberté  n'est  et  ne  peut  être 
autre  chose  qu'un  équilibre  très  difficile  à  atteindre  et  à  mainte- 
nir, et  toujours  menacé,  entre  les  différentes  formes  de  despo- 
tisme, le  despotisme,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  étant 
l'état  naturel  de  la  société  humaine.  La  liberté  est  une  réussite, 
comme  la  civilisation,  dont,  aussi  bien,  la  liberté  est  une  des 
expressions.  11  n'y  a  donc  rien  d'étonnant  à  ce  que  la  science 
de  la  liberté  soit  chose  subtile,  et  que,  pour  gagner  la  partie  et 
apprendre  aux  autres  à  la  gagner,  il  faille  être  un  expert  aux  règles 
du  jeu.  —  Royer-Gollard  connaissait  presque  tous  les  secrets  de 
cette  science,  comme  presque  toutes  les  ressources  de  cet  art.  Il  n'a 
mis  qu'un  peu  d'afiectation  peut-être  et  coquetterie  de  fin  pro- 
fesseur dans  les  leçons  qu'il  en  donnait.  Son  enseignement,  dont 
toute  une  partie  reste  solide,  forte,  essentielle,  doit  être  l'objet, 
encore  aujourd'hui,  de  nos  méditations.  Sa  bonne  vieille  gram- 
maire, comme  les  ouvrages  d'éducation  de  ce  Port-Royal  qu'il  aimait 
tant,  doit  être  consultée  par  nous  avec  attention,  et  ne  peut  l'être 
qu'avec  profit. 

Emile  Faguet. 


M.    DE    SYBEL 


ET     SON 


HISTOIRE  DE  LA  FONDATION  DE  L'EMPIRE  ALLEMAND 


Dans  son  livre  sur  l'Europe  au  temps  de  la  Révolution  de  1789,  M.  de 
Sybel  avait  raconté  la  chute  du  saint-empire  romain  ;  dans  l'ouvrage 
qu'il  vient  de  commencer  et  dont  trois  volumes  ont  paru,  il  raconte 
l'histoire  de  la  fondation  du  nouvel  empire  allemand,  en  remontant 
jusqu'à  la  Révolution  de  18/i8  et  jusqu'au  parlement  de  Francfort.  Cette 
entreprise  laborieuse  plaisait  à  son  patriotisme,  et  les  dieux  lui  sont 
venus  en  aide;  ils  ont  mis  à  sa  disposition  de  précieux  documens  que 
personne  n'avait  pu  consulter  avant  lui  (1). 

M.  de  Sybel  est  un  de  ces  libéraux-nationaux  qui,  à  l'époque  du 
fameux  conflit  prussien,  firent  une  guerre  acharnée  à  M.  de  Bismarck; 
ils  ne  voyaient  en  lui  que  le  grand  ennemi  des  libertés  constitution- 
nelles, ils  n'avaient  ni  pressenti  ses  projets  ni  deviné  son  génie.  Mais 
au  lendemain  de  Sadowa,  éclairés  par  l'événement,  ils  reconnurent  et 
confessèrent  leur  méprise,  rachetèrent  leur  faute  par  leur  zèle  de  nou- 
veaux convertis,  et  les  services  qu'ils  ont  rendus  ayant  fait  oublier  leurs 
mauvais  procédés  et  leurs  injures  d'autrefois,  ils  sont  rentrés  en  grâce. 
Le  prince  de  Bismarck  a  désormais  tant  de  confiance  en  M.  de  Sybel 
qu'il  lui  a  permis  de  fouiller  à  son  aise  dans  les  archives  d'état  et  dans 
les  papiers  des  affaires  extérieures.  Circulaires  des  ministres  et  rap- 

(1)  Die  Begriindung  des  deutschen  Bciches  durch  Wiîhelm  /,  vornehmlich  nach  dea 
preussischen  Staatsacten,  von  Heinrich  von  Sybel.  Mûnchen  und  Leipzig,  1889. 


LA    FONDATION    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  191 

ports  des  chefs  de  légations,  protocoles  de  séances  et  de  conférences, 
télégrammes,  correspondances  de  tout  genre,  notes  et  dépêches  des 
gouvernemens  étrangers,  il  a  tout  lu,  tout  étudié,  tout  feuilleté,  et  à 
l'aide  de  ces  nombreux  documens,  il  a  pu  suivre  les  évolutions  de  la 
politique  prussienne  dans  l'espace  de  vingt-trois  ans,  mois  par  mois, 
et  souvent  jour  par  jour,  heure  par  heure  :  —  «  On  sera  surpris  de  voir, 
nous  dit-il,  combien  de  faits  importans  apparaîtront  pour  la  première 
fois  à  la  lumière  ou  se  montreront  sous  un  nouveau  jour.  A  la  vérité, 
ajoute-t-il,  je  n'ai  pas  cherché  à  me  procurer  l'accès  d'autres  archives 
par  la  raison  très  simple  que  je  n'avais  aucun  espoir  d'en  obtenir  l'au- 
torisation. » 

Il  est  impossible  de  porter  un  jugement  définitif  sur  un  livre  com- 
mencé, dont  les  premiers  volumes,  qui  nous  conduisent  jusqu'au  mois 
d'octobre  1866,  ne  traitent  en  quelque  sorte  que  des  préliminaires  du 
sujet.  Mais  nous  pouvons  nous  assurer  dès  maintenant  que  M.  de  Sybel 
a  tenu  sa  promesse,  que  sur  plus  d'un  point  il  a  su  renouveler  la  ma- 
tière, qu'il  nous  apprend  des  choses  que  nous  ne  savions  pas  et  éclair- 
cit  des  questions  que  nous  connaissions  mal.  Personne  avant  lui  n'avait 
raconté  avec  tant  de  précision,  avec  une  netteté  si  lumineuse  les  grands 
événemens  qui  ont  agité  l'Europe  centrale  de  18/j8  à  1850,  l'essai 
infructueux  de  créer  une  Allemagne  d'où  l'Autriche  serait  exclue,  la 
vaine  tentative  du  parlement  de  Francfort  offrant  la  couronne  impé- 
riale à  Frédéric-Guillaume  IV  qui  la  refuse  dans  la  crainte  de  se 
mettre  à  la  merci  de  la  démocratie,  mais  se  dédommage  de  son  refus 
en  groupant  sous  son  patronage  les  petits  états  du  nord,  l'Autriche, 
remise  enfin  des  violentes  commotions  où  elle  avait  failli  périr,  le 
sommant  de  détruire  son  ouvrage,  de  dissoudre  l'union  restreinte  et 
de  la  laisser  régler  comme  elle  l'entend  les  questions  de  la  liesse 
électorale  et  du  Holstein,  les  irrésolutions  d'un  roi  partagé  entre  l'hon- 
neur et  l'inquiétude,  pratiquant  quelque  temps  la  politique  de  résis- 
tance, portant  la  main  à  la  garde  de  son  épée  et  finissant  par  se  sou- 
mettre, les  conférences  d'Olmùtz,  si  douloureuses  à  la  fierté  prus- 
sienne, qui  en  a  tiré  seize  ans  plus  tard  une  éclatant'^!  satisfaction. 

Grâce  à  M.  de  Sybel,  nous  savons  exactement  et  par  le  menu  tout  ce 
que  pensa,  tout  ce  qu'éprouva,  tout  ce  que  voulut  et  ne  voulut  pas, 
dans  cette  crise  décisive,  un  souverain  romantique  qui,  à  beaucoup 
d'esprit,  mêlait  un  grain  de  folie.  Son  horreur  pour  la  révolution,  qu'il 
considérait  comme  l'œuvre  de  Satan,  l'emportant  sur  les  jalousies  que 
lui  inspirait  l'Autriche,  il  ne  ressentit  guère  l'affront  qu'elle  lui  infli- 
geait et  que  ses  sujets  eurent  bien  de  la  peine  à  dévorer.  Il  était 
presque  content  d'avoir  été  battu.  «  Les  concessions  qu'on  lui  avait 
arrachées  étaient  conformes  aux  souhaits  qu'il  formait  dans  le  secret 
de  son  cœur.  Comme  les  cours  impériales  de  Vienne  et  de  Saint-Péters- 
bourg, il  pensait  que  dans  la  Hesse  et  dans  le  Holstein  l'autorité  légi- 


192  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

time  devait  être  restaurée;  il  rendait  grâces  à  Dieu,  du  fond  de  son 
âme,  de  l'avoir  délivré  de  la  constitution  libérale  de  l'Union  restreinte, 
et  il  considérait  comme  un  pur  et  brillant  triomphe  de  sa  politique 
d'avoir  amené  l'Autriche  à  ouvrir  des  conférences  libres  pour  la  ré- 
forme de  la  confédération  germanique.  Ce  grand  ouvrage  allait  être 
soustrait  à  cette  assemblée  de  Francfort,  qu'il  abhorrait.  »  En  ce 
temps,  la  Prusse  avait  un  roi  qui,  fort  attaché  à  ses  intérêts,  à  ses 
ambitions,  tenait  encore  plus  à  ses  principes,  et  qui,  ne  réussissant 
pas  à  mettre  d'accord  ses  deux  âmes,  vivait  dans  un  état  permanent 
de  conspiration  contre  lui-même.  C'est  un  spectacle  étrange  qu'elle  n'a 
pas  donné  souvent  au  monde. 

On  sait  le  rôle  que  joua  la  Russie  dans  ce  conflit  de  l'Autriche  et  de 
la  Prusse,  qui  faillit  les  amener  sur  le  terrain,  et  combien  son  attitude 
contribua  à  décider  Frédéric-Guillaume  IV  à  une  reculade  qui  lui  coû- 
tait peu  et  que  son  peuple  lui  reprocha  comme  une  lâcheté.  Le  prin- 
cipal ministre  prussien  était  le  comte  Brandenbourg  ;  le  roi  l'envoya  à 
Varsovie  pour  y  conférer  avec  l'empereur  Nicolas,  pour  plaider  sa 
cause  auprès  de  son  redoutable  et  impérieux  beau-frère.  On  a  souvent 
prétendu  que  le  comte  fut  mal  reçu  et  traité  de  haut  en  bas  par  le 
tsar,  qu'il  rentra  à  Berlin  la  rougeur  au  front,  l'âme  ulcérée,  le  cœur 
brisé;  que,  n'ayant  pu  déterminer  son  roi  à  relever  le  gant,  il  tomba 
malade;  que,  dans  le  délire  de  la  fièvre,  il  demandait  son  casque  et 
son  épée  ;  que,  quelques  heures  plus  tard,  il  succombait  à  son  hé- 
roïque chagrin.  M.  de  Sybel  a  détruit  pour  toujours  cette  légende  fort 
accréditée. 

Le  comte  Brandenbourg  était  devenu  président  du  conseil  un  peu 
malgré  lui.  Il  avait  cherché  à  décliner  cet  honneur  en  alléguant  qu'il 
n'était  pas  un  homme  d'état.  On  lui  répondit  qu'on  comptait  sur  lui 
non  pour  résoudre  des  questions  compliquées,  mais  pour  rétablir 
l'ordre  et  la  légalité  :  «  Si  je  dois  être  l'éléphant  qui  écrase  la  révolu- 
tion, répliqua-t-il,  je  suis  prêt;  mais  j'ai  besoin  d'un  cornac.  »  Ce  cor- 
nac lui  fut  donné  dans  la  personne  de  M.  de  Manteuffel.  Il  eut  quelque 
peine  à  s'orienter  au  milieu  des  perpétuelles  contradictions  de  son 
royal  maître,  «  dont  la  tête,  disait-il,  était  autrement  organisée  que 
celle  d'un  autre  homme.  »  Il  dut  renoncer  à  être  toujours  d'accord 
avec  un  souverain  qui  s'accordait  rarement  avec  lui-même  et  passait 
sa  vie  à  chercher  sa  volonté.  Mais  il  était  assez  avisé  pour  deviner  que 
le  désir  secret  du  roi,  qui  n'avait  pas  l'âme  d'un  soldat,  était  d'éviter 
la  guerre  à  tout  prix  et  de  s'accommoder,  coûte  que  coûte,  avec  l'Au- 
triche, dirigée  alors  par  un  ministre  aussi  habile  qu'énergique, 
le  prince  Félix  de  Schwarzenberg.  Or,  cette  politique  d'accommo- 
dement était  précisément  celle  que  lui  conseillait  son  propre  bon  sens. 
Comme  l'a  démontré  M.  de  Sybel,  il  avait  rapporté  de  Varsovie  la 
ferme  résolution  d'empêcher  une  guerre  où  la  Prusse,  dépourvue  d'al- 


LA    FONDATION    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  193 

liés,  ayant  à  dos   une  France  dont  les  intentions  étaient  suspectes, 
aurait  eu  contre  elle  l'Allemagne  du  Sud,  l'Autriche  et  la  Russie. 

Ce  qui  dans  cette  affaire  le  surprit  et  le  chagrina,  ce  fut  la  ruse  de 
son  roi  qui  désirait  la  paix  autant  que  lui,  mais  qui  s'arrangea  pour  lui 
laisser  toute  la  responsabilité  d'une  décision  dont  la  Prusse  devait 
s'indigner.  Le  2  novembre  1850,  dans  la  séance  du  conseil,  Frédéric- 
Guillaume  se  prononça  nettement  pour  la  politique  de  résistance  et  de 
fierté  et  pour  une  mobilisation  immédiate  de  l'armée,  et  il  mit  ses  mi- 
nistres en  demeure  de  déclarer  incontinent  s'ils  étaient  disposés  à  le 
suivre  dans  cette  voie  périlleuse.  Mais  il  s'empressa  d'ajouter  que,  si,  à 
l'exemple  du  comte  Brandenbourg,  le  ministère  désirait  poursuivre  les 
négociations  à  Vienne  sans  mobiliser,  il  se  ferait  un  devoir  de  se  sou- 
mettre au  vote  de  la  majorité.  Celte  manœuvre  parut  étrange.  Frédé- 
ric-Guillaume IV  avait  aftirmé  plus  d'une  fois  que  dans  les  cas  décisifs, 
les  souverains  par  la  grâce  de  Dieu  sont  inspirés  d'en  haut,  et  il  avait 
dit  en  1844  à  M.  de  Bunsen  :  u  Vous  avez  tous  de  bons  sentimens  et 
vous  êtes  des  hommes  d'action  ;  mais  il  y  a  des  choses  qu'un  roi  seul 
peut  savoir  et  que  moi-même  j'ignorais  quand  je  n'étais  que  prince 
royal.  » 

A  quelques  jours  de  là,  une  fièvre  accompagnée  de  délire  emportait 
le  comte  Brandenbourg.  Cet  événement  inattendu  frappa  les  imagi- 
nations. La  Prusse  humiUée  se  dit  :  «  Il  ressentait  mon  affront,  et  il 
en  est  mort,  »  et  elle  vit  en  lui  le  martyr  de  son  honneur  outragé. 
Après  tout,  cette  perte  n'était  pas  irréparable  ;  on  remplace  facilement 
un  éléphant  qui  a  besoin  d'un  cornac.  L'Autriche,  tout  au  contraire, 
essuya  un  vrai  désastre,  dix-huit  mois  plus  tard,  lorsqu'elle  perdit 
tout  aussi  subitement  le  prince  de  Schw^arzenberg,  dont  la  constitution 
avait  été  usée  tout  à  la  fois  par  l'excès  des  plaisirs  et  par  des  débau- 
ches de  travail.  Le  soir  du  5  avril  1852,  il  devait  assister  à  un  bal  où 
il  comptait  rencontrer  une  femme  qui  lui  était  chère  et  à  qui  il  avait 
dit  :  «  J'irai  si  je  ne  suis  pas  mort.  »  Dans  la  journée  il  lui  envoya  un 
bouquet,  et  après  avoir  donné  plusieurs  audiences,  il  faisait  sa  toilette 
quand  il  tomba  pour  ne  plus  se  relever.  L'Autriche  avait  eu  le  bonheur 
de  posséder  quelque  temps  un  de  ces  hommes  d'État  qui  savent  pré- 
voir et  Youloir.  Quelques  années  après,  ce  fut  à  la  Prusse  qu'échut  cet 
inappréciable  avantage,  et  les  destins  s'accomplirent. 

On  ne  peut  douter,  après  avoir  lu  les  trois  premiers  volumes  de 
VHistoire  de  la  fondation  de  l'empire  allemand,  que  ce  livre  important 
ne  soit  jusqu'au  bout  plein  d'intérêt  et  fort  instructif;  mais  il  est  per- 
mis d'ajouter  qu'il  en  faudra  lire  certaines  parties  avec  un  peu  de  dé- 
fiance. M.  de  Sybel  a  toutes  les  qualités  du  véritable  historien,  sauf  la 
suprême  impartialité,  le  parfait  dégagement  d'esprit;  il  n'est  pas  de 
ceux  dont  la  signature  est  une  valeur  de  toute  sûreté  et  de  tout  repos. 

TOME  xcvin.  —  1890.  13 


194  REVUE    DES   DECX   MONDES. 

Personne  n'apporte  plus  de  conscience  dans  ses  recherches,  personne 
n'a  plus  de  sagacité,  de  pénétration  ;  mais  personne  aussi  n'est  plus  pas- 
sionné, li  appartient  à  cette  nouvelle  école  d'historiens  allemands  qui 
Baet  l'histoire  au  service  du  patriotisme  et  un  sens  critique  très  exercé 
au  service  d'un  parti-pris.  Il  a  beaucoup  de  talent,  il  en  aurait  davan- 
tage encore  s'il  avait  moins  d'intentions.  Dans  son  précédent  ouvrage, 
qui  ressemblait  trop  à  un  réquisitoire,  il  s'est  appliqué  constamment  à 
mettre  la  France  dans  son  tort  :  son  nouveau  livre  ressemble  trop  à 
un  plaidoyer,  et  il  s'y  applique  sans  relâche  à  présenter  la  politique 
prussienne  sous  le  jour  le  plus  favorable.  11  a  senti  lui-même  le  besoin 
de  se  défendre  contre  cette  accusation  ;  il  s'engage  dans  sa  préface  à 
juger  équitablement  la  conduite  des  adversaires  de  l'Allemagne,  à  ne 
pas  leur  prêter  en  toute  rencontre  des  motifs  bas  ou  pervers,  à  tenir 
compte  des  nécessités  de  leur  situation.  Malgré  lui,  ce  patric^^  est  dur 
aux  étrangers,  il  considère  le  reste  des  hommes  comme  une  espèce 
inférieure,  il  éprouve  un  secret  mépris  pour  quiconque  n'a  pas  eu  le 
bonheur  de  naître  Prussien. 

Quand  par  une  faveur  spéciale  on  écrit  d'après  des  documeas 
que  personne  ne  pourra  consulter  après  vous,  on  échappe  à  tout  con- 
trôle, et  le  lecteur  doit  s'en  rapporter  entièrement  à  la  bonne  foi  du 
narrateur.  La  bonne  foi  de  M.  de  Sjbel  est  hors  de  toute  discussion. 
Il  est  incapable  d'altérer  un  texte,  de  fausser  le  sens  d'une  pièce  ;  mais 
il  soutient  une  thèse,  il  en  est  amoureux,  et  les  amoureux  sont  des 
témoins  suspects;  quand  ils  auraient  la  vue  du  lynx,  ils  ne  voient  que 
ce  qu'ils  veulent  voir.  Ce  qui  nous  met  en  défiance,  ce  qui  nous  in- 
quiète, c'est  qu'en  relatant  des  faits  notoires,  l'historien  allemand  a 
commis  quelquefois  des  péchés  de  prétéritioû;  il  n'ajoute  pas,  il  omet. 
Il  a  fait  un  récit  très  détaillé  et  très  vivant  de  la  révolution  de  mars  à 
Berlin  ;  mais  il  n'a  eu  garde  de  rappeler  que  dans  le  premier  effare- 
ment de  sa  défaite,  le  roi  Frédéric-Guillaume  lY,  après  avoir  mitraillé 
sa  capitale,  se  vit  contraint  de  saluer  du  haut  de  son  balcon  les  cada- 
vres des  insurgés.  Ce  tragique  abaissement  d'un  roi  qui  se  flattait  de 
tenir  de  Dieu  même  sa  couronne  d'or  est  un  trait  que  Tacite  n'eût  pas 
manqué;  M.  de  Sybel  ne  l'a  jugé  bon  qu'à  être  oublié,  effacé  des  an- 
nales de  la  Prusse.  Pour  citer  un  autre  exemple  entre  cent,  il  nous 
dira  dans  son  chapitre  sur  la  guerre  d'Italie  u  qu'au  mois  de  mars  1860 
la  Toscane  et  l'Emilie  furent  annexées  à  la  couronne  sarde  à  la  suite 
d'une  votation  solennelle,  auf  Grund  feierlicher  Volksabstimmung ,  et 
qu'en  même  temps  la  Savoie  et  Nice  furent  incorporées  à  l'empire 
français.  »  On  pourrait  être  tenté  d'en  conclure  que  contrairement  à 
tous  les  principes  de  Napoléon  III,  ni  à  Nice,  ni  en  Savoie,  les  popula- 
tions ne  furent  consultées.  On  sait  cependant,  pour  ne  parler  que  de 
Nice,  que  sur  30,000  inscrits,  il  y  eut  25,000  oui.  Assurément,  ce  ne 
sont  là  que  des  vétilles,  mais  on  y  sent  le  procédé  de  l'avocat  qui  plaide 


LA   FONDATION   DE   l'eMPIRE    ALLEMAND.  195 

et  ne  dit  que  ce  qui  con^^ent  à  sa  cause,  et  ce  défaut  se  fait  sentir 
bien  plus  encore  dans  le  3^  volume  consacré  aux  démêlés  de  l'Alle- 
magne avec  le  Danemark.  Les  fautes  trop  réelles  de  la  politique  da- 
noise y  sont  dévoilées  avec  une  impitoyable  rigueur,  les  manœuvres,  les 
ruses  du  conquérant  y  sont  palliées  avec  soin.  Cet  agneau  fut  mangé 
par  un  loup  qui,  juge  intègre,  n'obéissait  qu'à  sa  conscience  et  exécu- 
tait un  décret  divin. 

M.  de  Sybel  a  prouvé  plus  d'une  fois  que  lorsqu'il  voulait  s'en  don- 
ner la  peine,  il  avait  Fart  de  saisir  et  de  peindre  les  caractères.  On 
trouve  çà  et  là  dans  Sun  livre  des  portraits  nuancés,  finement  touchés; 
mais  dès  que  sa  thèse  est  en  jeu,  il  n'a  plus  ni  finesse  ni  nuances,  le 
peintre  fait  place  à  l'enlumineur  d'images.  Parmi  les  ministres 
dirigeans  des  états  moyens  de  l'Allemagne,  tels  que  M.  de  Beust, 
il  y  avait  des  figures  qui  méritaient  d'être  spirituellement  cro- 
quées; ces  ministres  ont  combattu,  traversé  la  politique  prussienne, 
et  quoiqu'ils  ne  soient  plus  de  ce  monde,  M.  de  Sybel  ne  peut  parler 
d'eux  sans  aigreur,  sans  animosité;  il  les  fait  descendre  au  rang 
d'intrigans  vulgaires.  Sa  haine  pour  les  NapoL'onides  est  si  vivace 
qu'il  n'essaie  pas  de  la  dissimuler.  Le  vainqueur  d'Iéna  n'est  à  ses 
yeux  qu'un  soldat  parvenu,  et  il  ne  songe  pas  à  s'étonner  qu'un  sou- 
dard ait  donné  à  la  France  ce  code  civil  dont  la  Prusse  rhénane  s'ac- 
commoda si  volontiers.  Un  historien  qui  aurait  assez  l'esprit  de  son  métier 
pour  lui  sacrifier  quelquefois  sa  passion,  ses  rancunes,  se  serait  piqué 
d'être  juste  pour  l'homme  très  compliqué  qui  s'appelait  Napoléon  III. 
M.  de  Sybel  ne  nous  fait  voir  en  lui  qu'un  aventurier  à  la  conduite  am- 
biguë et  louche  ;  ce  qu'il  y  avait  de  généreux  dans  cette  imagination, 
d'attirant  dans  cette  physionomie  a  disparu  ;  c'est  un  portrait  grosse- 
ment  dessiné  et  poussé  au  noir. 

Les  historiens  qui  ne  sont  ni  des  procureurs  généraux  ni  des  avo- 
cats savent  que  l'homme  est  un  être  ondoyant  et  divers,  et  ils  aiment 
à  nous  montrer  le  haut  et  le  bas  de  son  cœur,  à  nous  faire  comprendre 
les  inégalités  de  sa  conduite  et  son  infinie  complexité.  Les  historiens 
plaidans  sont  trop  disposés  à  partager  les  personnages  historiques  en 
fils  des  ténèbres  et  en  enfans  de  la  lumière;  ils  ont  des  sympathies, 
des  aversions,  et  ils  les  prennent  pour  règle  de  leurs  jugemens. 
Pour  M.  de  Sybel,  la  restauration  de  l'empire  allemand  n'est  pas  seu- 
lement un  des  événemens  les  plus  considérables  de  l'histoire  du 
XIX®  siècle,  c'est  une  œuvre  sainte,  presque  divine,  et  quiconque  y  a 
travaillé  était  un  ouvrier  du  Seigneur,  au  cœur  pur  et  aux  mains  nettes. 
Il  ne  le  dit  pas,  mais  sa  conviction  perce  à  chaque  page  ;  c'est  écrit 
dans  l'entre-deux  des  lignes.  Vous  pensiez  peut-être  que  M.  de  Bis- 
marck appartenait  à  la  race  des  grands  ambitieux;  vous  aviez  cru  vous 
apercevoir  que,  dictateur  ombrageux  et  infiniment  jaloux  de  son  auto- 
rité, il  avait  eu  grand  soin  d'écarter  quiconque  le  gênait  ou  le  contre- 


196  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

carrait,  ou  aspirait  à  le  remplacer.  Vous  vous  trompiez.  M.  de  Sybel 
nous  apprend  que  lorsque,  au  mois  de  septembre  1862,  le  roi  Guil- 
laume nomma  M.  de  Bismarck  président  provisoire  du  ministère,  ce  fut 
le  sentiment  du  devoir,  das  Pflichtgefiïhl,  qui  l'empêcha  de  refuser  ses 
services  à  son  roi.  Les  Richelieu,  les  Pitt,  furent  des  ambitieux;  un 
homme  d'État,  né  dans  la  Marche,  agit  par  des  motifs  plus  nobles  ;  il 
est  l'esclave  de  sa  conscience.  L'homme  qui  a  créé  le  nouvel  empire 
allemand  n'a  jamais  obéi  à  des  considérations  personnelles;  c'est  par 
dévoûment  qu'il  est  devenu  ministre,  c'est  par  amour  de  son  devoir 
qu'il  a  immolé  tous  ses  rivaux.  Le  cœur  prussien  a  de  sublimes  mys- 
tères qu'un  historien  prussien  peut  seul  comprendre. 

M.  de  Sybel  a  parlé  sans  exagération  du  génie  politique  de  M.  de 
Bismarck;  peut-on  le  surfaire?  Son  seul  tort  est  d'avoir  fait  de  ce  grand 
homme  d'État  un  portrait  sans  ombres.  Il  le  loue  avec  raison  «  d'avoir 
toujours  eu  le  sentiment  net  du  possible  et  l'art  de  reconnaître  la 
limite  où  il  faut  s'arrêter.  »  M.  de  Bismarck  est  un  de  ces  violens  qui 
se  commandent,  se  possèdent,  qui  conservent  quelque  modération 
jusque  dans  l'abus  de  la  force  et  à  qui  l'ivresse  de  la  victoire  n'a  ja- 
mais tourné  la  tète.  M.  de  Sybel  le  représente  fort  justement  aussi 
comme  un  de  ces  grands  politiques  qui  sacrifient  tout  à  l'intérêt  de 
l'État.  «  Toute  autre  considération,  nous  dit-il,  lui  a  toujours  paru  fort 
secondaire.  Libre  échange  ou  protectionnisme,  institutions  féodales  ou 
démocratiques,  liberté  religieuse  ou  hiérarchie,  questions  qui,  pour  des 
milliers  d'hommes,  sont  les  principes  déterminans  de  toute  leur  exis- 
tence, n'étaient  pour  lui  que  des  moyens  d'action  bons  ou  mauvais,  selon 
les  circonstances;  il  n'avait  en  vue  que  l'agrandissement  de  la  Prusse, 
et  ses  adversaires  ont  pu  quelquefois  l'accuser  d'être  l'opportuniste  le 
plus  dépourvu  de  principes  qui  fût  jamais.  Tandis  que  Frédéric  le 
Grand  considérait  l'État  comme  un  instrument  de  civilisation,  Bismarck 
a  toujours  été  un  pur  utilitaire,  se  demandant  jusqu'à  quel  point  tel 
art  ou  telle  science  pouvait  contribuer  à  la  prospérité  de  l'État 
prussien.  » 

Mais  M.  de  Sybel,  qui  est  décidé  à  ne  rien  critiquer  dans  son  héros, 
a  soin  d'ajouter  «  que  cet  utilitaire,  qui  ne  se  soucie  que  de  la  gran- 
deur de  son  pays  et  ne  compte  qu'avec  les  réalités,  a  su  trouver  le 
moyen  de  procurer  à  l'Allemagne  les  biens  idéaux  auxquels  elle  aspirait.» 
Pourtant,  il  y  a  quelques  semaines,  un  conservateur  de  haut  parage 
déclarait  au  Reichstag  dans  un  discours  qui  a  fait  sensation  que  l'Alle- 
magne commence  à  se  lasser  du  régime  militaire  et  policier  qu'on  lui 
impose,  qu'un  peuple  ne  peut  vivre  longtemps  sans  idéal,  et  que,  lorsque 
les  hommes  qui  le  gouvernent  n'en  ont  point,  ils  font  malgré  eux  les 
affaires  du  parti  socialiste.  De  récentes  élections  semblent  prouver  que 
ce  conservateur  voyait  juste. 

C'est  une  histoire  fort  intéressante  que  celle  des  métamorphoses  de 


LA    FONDATION    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  197 

M.  de  Bismarck.  Ce  grand  politique,  qui  s'accommode  de  tout,  a  com- 
mencé par  être  un  doctrinaire  du  droit  divin,  joignant  aux  préjugés  d'une 
caste  ceux  d'un  parti,  ou,  comme  le  dit  M.  de  Sybel,  «  un  jwiker  de  la 
Marche,  le  plus  résolu  champion  du  clan  féodal,  l'ennemi  le  plus  auda- 
cieux de  toutes  les  tendances  libérales,  l'orateur  qui  voulait  supprimer  de 
la  surface  du  globe  toutes  les  grandes  villes,  et  qui  criait  aux  libéraux  que 
le  fier  coursier  Borussia  désarçonnerait  et  enverrait  rouler  dans  le  sable 
tous  les  bourgeois  endimanchés  qui  avaient  l'insolence  de  vouloir  le 
monter.  »  Tel  il  était  encore  quand  Frédéric-Guillaume  IV,  reconnais- 
sant en  lui  «  un  œuf  d'où  pouvait  sortir  un  ministre,  »  l'envoya  comme 
son  plénipotentiaire  auprès  de  la  diète  de  Francfort.  C'est  là  qu'il  s'ou- 
vrira l'esprit,  qu'il  s'instruira  ;  c'est  là  qu'apprenant  à  se  défier  de  ses 
dogmes,  il  acquerra  en  peu  de  temps  une  expérience  consommée  et  se 
formera  dans  l'art  de  servir  la  Prusse  et  de  nuire  à  ses  ennemis.  On 
pourra  dire  de  cet  apprenti,  qui  passera  bientôt  maître  : 

Heureux  celui  qui,  pour  devenir  sage, 
Du  mald'autrui  fait  son  apprentissage! 

Comme  on  le  voit  par  les  remarquables  dépêches  qu'a  publiées 
M.  Poschinger,  toutes  ses  idées  changèrent.  Il  était  disposé  à  s'allier 
avec  l'Autriche  contre  la  révolution  ;  quand  il  quitte  Francfort,  il  est 
prêt  à  s'allier  avec  la  révolution  contre  l'Autriche.  11  a  reconnu  que  ce 
ne  sont  pas  les  sentimens,  mais  les  intérêts  qui  gouvernent  ce  monde 
et  que,  par  une  contrariété  d'intérêts  incompatibles.  Vienne  ne  s'enten- 
dra jamais  avec  Berlin,  que  la  politique  autrichienne  vise  à  médiatiser 
la  monarchie  de  Frédéric  le  Grand  et  à  la  faire  dépendre  d'un  collège 
de  17  délégués  fédéraux  dont  elle  dispose,  que  c'est  là  le  mal  qui 
ronge  la  Prusse  et  qu'il  faudra  guérir  tôt  ou  tard  ferro  et  igné,  qu'elle 
doit  se  préparer  à  cette  guerre  en  entretenant  de  bonnes  relations 
avec  la  Russie  et  avec  la  France,  et  en  évitant  toute  querelle  oiseuse, 
sous  peine  de  gaspiller  sa  poudre.  Il  a  son  programme  ;  mettez-le  à  la 
tête  des  affaires,  il  l'exécutera.  Comment  s'y  prendra-t-il  ?  Les  circon- 
stances en  décideront;  selon  les  cas,  il  saura  modifier  sa  méthode,  va- 
rier ses  procédés.  Fixité  immuable  dans  le  but,  liberté  infinie  dans  le 
choix  des  moyens,  tels  sont  les  traits  distinctifs  de  sa  politique  aussi 
souple  que  tenace. 

M.  de  Sybel  compare  le  court  et  rapide  apprentissage  de  M.  de  Bis- 
marck à  celui  d'un  jeune  poisson  apprenant  à  nager,  et  il  s'étonne  de 
la  précocité  de  son  génie.  Ce  qui  me  frappe  davantage,  c'est  la  préco- 
cité de  son  caractère.  Son  puissant  esprit  a  subi  plus  d'une  transfor- 
mation; sa  constitution  morale  a  toujours  été  la  même.  De  bonne  heure, 
il  a  senti  se  remuer  en  lui  des  forces  mystérieuses,  une  de  ces  indomp- 
tables volontés  qui  s'imposent  au  monde.  «  Ce  jeune  homme  est  bien 


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sûr  de  lui  et  de  son  fait  1  »  disait  M.  de  Manteuffel  en  lisant  ses  pre- 
mières dépêches.  Dès  sa  jeunesse,  il  a  été  un  grand  oseur,  qu'on  pre- 
nait à  tort  pour  un  fanfaron,  car  il  avait  l'habitude  de  faire  ce  qu'il 
disait.  Aussi  prudent  que  hardi,  profond  dans  ses  calculs,  il  n'a  jamais 
livré  bataille  sans  avoir  choisi  son  terrain,  jamais  commencé  une  en- 
treprise sans  avoir  préparé  son  action,  jamais  tenté  la  fortune  sans 
avoir  mis  presque  toutes  les  chances  pour  lui.  Il  était  né  audacieux,  il 
n'a  jamais  été  téméraire  ;  il  n'a  accompli  que  des  desseins  longtemps 
médités,  il  n'a  couru  que  des  aventures  réfléchies. 

Mais  il  ne  suffit  pas  aux  historiens  allemands  de  la  nouvelle  école  que 
leurs  héros  aient  du  génie,  ils  les  dotent  de  toutes  les  vertus,  ils  les 
représentent  comme  des  parangons  de  bonne  lôi  et  de  droiture,  irré- 
prochables devant  le  Seigneur  et  devant  Israël.  M.  de  Sybel  admirerait 
moins  M,  de  Bismarck  s'il  n'avait  réussi  à  se  persuader  que  cet  incom- 
parable politique  n'a  jamais  songé  qu'à  découvrir  et  à  faire  son  devoir 
et  qu'il  a  toujours  eu  «  une  piété  sérieuse  et  profonde,  eine  tiefermte 
Beligiosilàt.  «  Qu'il  convienne  au  moins  que,  dans  ses  manèges  diplo- 
matiques, celui  qui  est  devenu  chanceher  de  l'empire  allemand  n'a 
pas  été  souvent  gêné  par  ses  scrupules  !  Je  n'en  veux  pour  preuve 
qu'une  anecdote  que  le  chancelier  a  sans  doute  contée  lui-même  à 
M.  de  Sybel,  qui  la  rapporte  fidèlement  :  ses  récits  sont  beaucoup  plus 
exacts  que  ses  portraits. 

M.  de  Bismarck  n'était  pas  encore  ministre  lorsque  le  gouvernement 
prussien  se  décida  à  mettre  à  la  raison  l'électeur  de  Hesse,  qui  lui 
causait  mille  ennuis  par  ses  perpétuels  démêlés  avec  ses  sujets.  L'or- 
donnance qu'il  venait  de  lancer  les  condamnait  à  n'exercer  leur  droit 
de  vote  qu'après  avoir  prêté  serment  à  une  constitution  qu'ils  avaient 
en  horreur.  Les  Hessois  se  fâchèrent,  ils  en  appelèrent  à  la  diète  de 
Francfort  ;  l'électeur  ne  fit  qu'en  rire.  Le  roi  Guillaume,  à  bout  de  pa- 
tience, lui  écrivit  de  sa  main  et  lui  fit  porter  sa  lettre  par  le  général 
Willisen.  L'électeur  commença  par  se  constituer  malade;  mais  ayant 
appris  que  des  troupes  prussiennes  s'amassaient  sur  sa  frontière,  et  la 
colère  l'emportant  sur  la  crainte,  il  reçut  le  général,  refusa  d'ou^Tir 
devant  lui  la  lettre  du  roi,  la  jeta  dédaigneusement  sur  une  table.  Puis 
il  éclata  en  plaintes,  déclara  que  tous  ses  malheurs  lui  venaient  de  la 
Prusse,  que  ses  sujets  se  tiendraient  tranquilles  si  on  ne  les  excitait 
pas  contre  lui.  et  comme  le  général  le  menaçait  d'une  rupture  diplo- 
matique, il  se  retira  en  disant  :  «  Qu'à  cela  ne  tienne  !  mais  c'est  un 
étrange  procédé  que  de  rappeler  sa  légation  parce  que  tout  ne  se 
■passe  pas  comme  on  le  veut  chez  le  voisin.  » 

Qu'allait-on  faire?  Occuperait-on  militairement  Cassel,  au  risque 
d'entrer  en  guerre  avec  l'Autriche  et  avec  la  diète?  M.  de  Bismarck, 
qui  venait  de  quitter  Saint-Pétersbourg  pour  se  rendre  à  Paris,  se 
trouvait  alors  à  Berlin.   Le  comte  Bernstorff,  ministre  des   affaires 


I 


il 


LA    FONDATION    DE    l'eMPIRE    ALLEMAND.  199 

étrangères,  lui  demanda  son  avis.  Il  répondit  :  «  Le  fait  que  l'électeur 
a  jeté  une  lettre  du  roi  sur  une  table  est  un  mauvais  casiis  belli  ;  maïs  si 
vous  voulez  décidément  en  découdre,  nommez-moi  votre  sous-secrétaire 
d'état,  et  je  m'engage  à  vous  fournir  dans  l'espace  de  quatre  semaines 
une  guerre  civile  allemande  de  première  qualité.  »  Voilà  déjà  l'homme 
tout  entier,  le  prodigieux  joueur  d'échecs,  qui  causera  tant  d'étonne- 
mens  à  l'Europe  par  sa  merveilleuse  adresse  à  créer,  quand  il  lui  plaît, 
des  casus  helli.  M.  de  Sybel  a  transformé  bénévolement  un  tigre  royal 
de  haute  taille  en  un  chat  domestique.  Sans  doute  M.  de  Bismarck  a 
eu  peine  à  se  reconnaître  dans  ce  pastel  aux  teintes  un  peu  molles, 
aux  contours  llous  et  effacés  ;  il  y  a  cherché  ses  griffes,  il  a  été  surpris 
de  ne  pas  les  y  trouver. 

Mais  c'est  pour  louer  dignement  l'empereur-roi  Guillaume  \"  que 
M.  de  Sybel  s'est  le  plus  mis  en  frais  et  qu'il  a  prodigué  les  lis  et  les 
roses  de  son  éloquence.  Le  portrait  de  douze  pages  qu'il  en  a  fait  est 
un  chef-d'œuvre  de  cette  rhétorique  sentimentale  et  onctueuse  dont  les 
historiens  allemands  d'aujourd'hui  ont  seuls  le  secret  et  qui  coule  comme 
l'huile  sur  le  marbre.  Cette  fois, l'historien  a  passé  la  plume  à  l'hagio- 
graphe.  11  a  peint  une  image  d'autel,  une  de  ces  figures  de  saints 
couronnés  d'une  auréole,  se  détachant  sur  un  fond  d'or  et  devant  les- 
quels les  enfans  de  chœur  balancent  les  cassolettes.  Guillaume  r"",  s'il 
en  faut  croire  son  panégyriste,  fut  un  exemplaire  unique  et  parfait  du 
roi  chrétien,  sans  tache,  sans  macule,  au-dessus  de  toute  faiblesse 
comme  de  toute  passion,  qui  n'a  jamais  payé  son  tribut  aux  infirmités 
de  la  pauvre  nature  humaine.  «  Toujours  il  marcha  sous  les  yeux  du 
Très-Haut...  Sa  foi  étaii  le  pain  de  sa  vie,  la  consolation  de  ses  dou- 
leurs, la  règle  unique  de  ses  actions.  Se  sentant  impuissant  dans  la 
main  de  Dieu,  il  se  sentait  invincible  en  face  du  monde  entier.  » 

Était-il  nécessaire  de  recourir  aux  hyperboles  pour  faire  l'éloge  de 
ce  remarquable  souverain,  qui,  se  défiant  de  son  propre  jugement, 
sut  si  bien  s'aider  de  la  sagesse  des  autres,  rechercher  leurs  conseils 
et  conserver  sa  confiance  à  ceux  de  ses  serviteurs  qui  la  méritaient? 
M.  de  Sybel,  qui  se  plaît  à  détruire  les  légendes,  a  voulu  prouver  qu'il 
avait  un  égal  talent  pour  en  créer.  On  pensait  que,  comme  tout  le  monde, 
le  roi  Guillaume  avait  eu  ses  faiblesses  ;  que,  dans  certains  cas,  il 
s'était  montré  fort  personnel,  qu'il  avait  chagriné  son  fils  par  l'ombra- 
geuse défiance  qu'il  lui  témoignait,  par  son  obstination  à  le  tenir  à 
l'écart  de  tout,  à  lui  interdire  toute  ingérence  dans  les  affaires  de 
l'État.  On  croyait  qu'à  plusieurs  reprises  il  n'avait  pas  balancé,  sans 
qu'il  lui  en  coûtât  beaucoup,  à  sacrifier  aux  rancunes  de  son  ministre 
quelques-uns  des  hommes  qui  se  flattaient  de  pouvoir  compter  sur  son 
amitié.  M.  de  Sybel  nous  apprend  «  qu'il  avait  le  cœur  infiniment  ai- 
mant, qu'il  fut  toujours  le  plus  fidèle  des  amis  et  que  jamais  n'a  tari 
dans  son  cœur  la  source  de  la  joie  la  plus  pure  qu'il  soit  donné  à 


200  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'homme  terrestre  de  goûter,  la  joie  qui  consiste  à  en  procurer  aux 
autres.  »  On  croyait  aussi  qu'aux  heures  critiques  dé  son  règne,  au  mo- 
ment de  se  lancer  dans  une  grande  entreprise,  il  avait  eu  le  sentiment 
très  vif  des  risques  qu'il  allait  courir,  et  qu'après  la  victoire,  il  eût  vo- 
lontiers donné  carrière  à  ses  appétits  ;  que  M.  de  Bismarck,  occupé  tour 
à  tour  à  le  pousser  et  à  le  contenir,  s'était  donné  autant  de  peine  pour 
modérer  les  convoitises  de  son  maître  que  pour  triompher  de  ses  lon- 
gues hésitations.  M.  de  Sybel  nous  assure  que  le  roi  Guillaume  n'a  ja- 
mais eu  d'autre  désir  que  celui  de  plaire  à  Dieu  et  que,  d'autre  part, 
«  les  mots  de  crainte  et  de  danger  étaient  pour  lui  vides  de  sens.  » 

Ici  encore  il  se  charge  de  rectifier  lui-même  ses  appréciations  par 
ses  récits.  Il  a  consacré  l'un  des  chapitres  les  plus  intéressans  et  les 
plus  piquans  de  son  deuxième  volume  à  ce  fameux  congrès  des  princes, 
qui  se  rassembla  à  Francfort  au  mois  d'août  1863,  et  s'ouvrit  avec  tant 
d'éclat  pour  se  dissoudre  bientôt  sans  avoir  rien  fait.  On  avait  rétabli 
l'ancienne  diète,  les  anciennes  institutions,  mais  de  jour  en  jour  on  en 
sentait  davantage  les  inconvéniens,  on  voulait  les  réformer  ;  la  ques- 
tion était  de  savoir  qui  ferait  cette  réforme  et  si  elle  s'accomplirait  au 
profit  de  la  Prusse  ou  de  l'Autriche.  L'empereur  François-Joseph  en 
prit  l'initiative.  Il  se  proposait  de  créer  un  directoire  composé  de  cinq 
souverains,  où  la  Prusse  aurait  été  majorisée,  une  assemblée  de  délé- 
gués de  toutes  les  chambres  allemandes,  un  tribunal  fédéral  et  des 
congrès  périodiques  de  princes. 

Dès  le  premier  jour,  l'infaillible  bon  sens  de  M.  de  Bismarck  avait 
décidé  que  ce  projet  de  réforme  mettait  en  péril  les  intérêts  prus- 
siens, que  son  roi  ne  devait  à  aucun  prix  paraître  à  Francfort, 
qu'il  suffirait  de  son  abstention  pour  faire  avorter  le  congrès.  Cepen- 
dant rois  et  princes  étaient  accourus  dans  la  ville  impériale,  où  des 
salves  d'artillerie  et  les  cloches  sonnant  à  toute  volée  leur  souhaitaient 
la  bienvenue.  Le  16  août,  au  soir,  l'empereur  François-Joseph  fit  son 
entrée  solennelle  ;  toutes  les  rues  étaient  pavoisées ,  une  foule  im- 
mense poussait  des  hourras.  «  L'empereur  Frédéric  Barberousse,  sor- 
tant de  sa  grotte  du  Kyffhaùser,  n'aurait  pas  été  reçu  avec  un  plus 
bruyant  enthousiasme.  »  Le  roi  de  Prusse  était  alors  à  Baden,  il  bou- 
dait; mais  tout  le  monde  se  flattait  qu'il  finirait  par  sortir  de  sa  tente. 
Dans  la  séance  du  17  août,  on  se  décida  à  l'envoyer  quérir,  et  le  roi  de 
Saxe  se  chargea  d'aller  le  trouver  et  de  lui  faire  l'ambassade. 

L'arrivée  imprévue  de  cet  ambassadeur  couronné  plongea  le  roi  Guil- 
laume dans  de  cruelles  perplexités.  Comme  le  dit  M.  de  Sybel,  «  sa  tête 
et  son  cœur  étaient  en  lutte.  »  Il  s'interrogeait,  il  flottait  entre  le  désir 
et  la  crainte.  S'il  s'était  écouté,  il  serait  parti  sur-le-champ  pour  aller 
travailler  au  grand  œuvre  avec  ses  frères.  Il  s'effrayait  de  son  isolement 
volontaire.  Quand  on  n'est  pas  à  la  peine,  on  n'est  pas  à  l'honneur  ;  ne 
pouvait-il  pas  arriver  qu'on  s'arrangeât  pour  se  passer  de  lui  ?  Mais  son 


LA   FONDATION    DE    L  EMPIRE    ALLEMAND.  201 

imperturbable  conseiller  était  là,  et  lui  disait  :  «  Si  vous  allez,  j'irai 
aussi;  mais  quand  nous  rentrerons  à  Berlin,  je  ne  serai  plus  ministre.» 
D'heure  en  heure,  il  devenait  plus  nerveux,  et  dans  son  entrevue 
avec  le  roi  Jean,  il  se  trouva  mal.  A  la  seule  fin  de  gagner  du  temps, 
il  promit  d'expliquer  par  écrit  ses  raisons  à  la  noble  assemblée.  Puis 
il  délibéra  longuement  avec  son  ministre  :  —  «  Trente  princes  m'invi- 
tent, s'écriait-il,  un  roi  m'est  dépêché  en  courrier;  puis-je  refuser?  » 
—  Et  son  ministre  recommençait  à  le  raisonner.  De  guerre  lasse,  il 
céda,  écrivit  sa  lettre  de  refus.  Pendant  ces  interminables  pourpar- 
lers, la  colère  s'était  amassée  dans  le  cœur  de  M.  de  Bismarck,  et  à 
peine  fut-il  seul,  prenant  de  ses  deux  mains  un  plateau  chargé  de 
verres,  il  le  fit  voler  en  éclats  :  —  «  J'avais  besoin  de  casser  quelque 
chose,  s'écria-t-il  à  son  tour;  enfin,  je  respire!  » — Ces  scènes  se 
renouvelleront  souvent  entre  son  souverain  et  lui,  et,  un  jour,  il  lui 
échappera  de  dire  que  le  plus  dur  labeur  de  sa  vie  n'a  pas  été  de  mater 
ses  parlemens,  mais  de  convaincre  son  roi.  N'avais-je  pas  raison 
d'affirmer  que  M.  de  Sybel  narre  mieux  qu'il  ne  peint  et  que  ses  récits 
sont  quelquefois  en  contradiction  avec  ses  portraits  ? 

Le  congrès  princier  de  Francfort  avorta;  mais  ce  ne  fut  pas  une  de 
ces  étoiles  filantes  qui  disparaissent  sans  laisser  de  traces.  Pour  gagner 
l'opinion  publique  à  ses  projets,  l'empereur  François-Joseph  avait  pro- 
posé d'adjoindre  à  la  diète  une  assemblée  de  délégués  des  chambres 
allemandes.  Le  gouvernement  prussien  ne  pouvait  demeurer  en  reste, 
il  dut  surenchérir,  et  quoiqu'il  fût  alors  à  couteaux  tirés  avec  sa 
chambre,  il  déclara  qu'il  n'accepterait  une  réforme  du  pacte  fédéral 
que  si  on  donnait  à  l'Allemagne  un  parlement  élu  directement  par  la 
nation. 

La  tragédie  antique  nous  montre  des  morts  qui  sortent  de  leur  tom- 
beau pour  venger  leur  injure.  Le  parlement  de  Francfort,  si  décrié,  si 
conspué,  avait  voulu,  en  18^9,  créer  un  empire  allemand  libéral  et  dé- 
mocratique; il  avait  succombé  sous  les  rancunes  et  la  coalition  des 
princes.  Cette  grande  ombre  fut  vengée  le  jour  où  M.  de  Bismarck  se  vit 
dans  la  nécessité  de  doter  l'Allemagne  du  suffrage  universel,  dont  les 
socialistes  ont  su  faire  leur  profit.  II  y  a  dans  ce  monde  une  puissance  mys- 
térieuse, pleine  d'artifices  et  de  ruses,  qui  se  joue  des  plus  grands  poli- 
tiques et  tire  de  leurs  plus  savantes  entreprises  des  conséquences  qu'ils 
n'avaient  ni  désirées  ni  prévues.  Les  anciens  l'avaient  élevée  au  rang 
de  déesse,  ils  l'appelaient  Némésis;  on  l'appelle  aujourd'hui  l'éter- 
nelle ironie  des  choses.  Quelque  nom  qu'on  lui  donne,  les  vainqueurs 
doivent  compter  avec  elle,  et  quelquefois  elle  s'amuse  à  consoler  les 
vaincus. 

G.  Yalbert. 


REVUE    MUSICALE 


J 


Théâtre  de  la  Monnaie  de  Bruxelles  :  Salammbô,  opéra  en  5  actes  et  7  tableaux,  tiré 
du  roman  de  Gustave  Flaubert,  par  M.  C.  du  Locle,  musique  de  M.  E.  Reyer.  — 
Théâtre  de  l'Odéon  :  Egmont,  de  Goethe  et  Beethoven. 


Un  de  mes  amis,  écrit  Sainte-Beuve  dans  un  des  trois  articles,  peu 
enthousiastes  d'ailleurs,  qu'il  consacra  jadis  à  la  Salammbô  de  Gus- 
tave Flaubert,  un  de  mes  amis,  qui  n'est  pas  Français,  il  est  vrai,  et 
qui  est  sévère  pour  notre  littérature,  me  disait  :  «  N'avez-vous  pas 
remarqué?  Il  y  a  toujours  de  l'opéra  dans  tout  ce  que  font  les  Français, 
même  ceux  qui  se  piquent  de  réel.  »  Il  y  a,  en  effet,  beaucoup  d'opéra 
dans  Salammbô,  et  l'on  ne  pouvait  manquer  de  chercher  un  lïbretto 
dans  l'œuvre  colorée ,  plastique,  puissante  et  écrasante  de  Flaubert, 
la  plus  imaginaire  à  coup  sûr  et  la  plus  artificielle  qu'ait  jamais 
composée  le  créateur,  un  peu  surfait  aujourd'hui,  du  réalisme  contem- 
porain. M.  Reyer,  le  plus  capable  peut-être  parmi  nos  compositeurs 
actuels,  de  mettre  ce  vaste  sujet  en  musique,  n'y  a  pourtant  réussi 
qu'à  demi.  Il  a  renversé  dans  sa  partition  le  rapport  qui  existait 
dans  le  roman  entre  les  divers  élémens  du  sujet.  Chez  Flaubert, 
Salammbô,  malgré  le  titre  même  du  livre,  et  le  zaïmph,  bien 
que  la  possession  de  ce  voile  sacré  soit  au  fond  le  principal  res- 
sort de  l'action,  Salammbô,  dis-je,  et  le  zaïmph  se  perdent  un  peu 
dans  la  vaste  épopée  barbare,  se  noient  dans  le  flot  des  épisodes,  des 
descriptions  de  paysages,  de  batailles,  de  sièges,  de  monstrueuses 
orgies  et  de  sacrifices  sanglans.  La  fille  d'Hamilcar  se  détache  seu- 
lement en  fine  silhouette  sur  le  fond  du  livre,  comme  sur  les  gigan- 
tesques parois  de  son  palais,  quand  elle  en  descend  les  longs  escaliers 


REVUE   MUSICALE.  203 

collés  aux  murailles.  C'est  d'elle,  au  contraire,  que  s'est  inquiété,  que 
s'est  épris  le  musicien  ;  d'elle  ainsi  que  de  sa  mystérieuse  et  céleste 
amie.  Tanit!  Baalet,  Rabbetna,  Anaïtis,  Astarté,  Derceto,  Astoreth, 
Mylitta,  Athara,  Elissa,  Tiratha,  la  lune,  puisqu'il  faut  l'appeler  par 
son  nom,  voilà  la  véritable  et  la  première  héroïne  de  l'opéra  de 
M.  Reyer.  Ne  croyez  pas  que  Salammbô  aime  Mathô,  le  colossal  Li- 
byen aux  cheveux  noirs  et  crépus,  ce  beau  drôle  de  Libyen,  comme 
disait  Sainte-Beuve  ;  ce  qu'elle  aime,  c'est  la  lune;  ce  qu'il  lui  faut, 
c'est  la  lune,  ou  du  moins  le  voile  éblouissant  qui  brille  au  fond  du 
sanctuaire,  lumineuse  émanation,  symbole  argenté  de  la  Déesse. 

«  Jamais,  disait  l'autre  soir  non  loin  de  nous  un  spectateur,  jamais 
je  ne  m'intéresserai  pendant  cinq  actes  à  une  femme  amoureuse  d'un 
chàle!  »  —  Voilà,  sous  forme  de  boutade,  une  sérieuse  critique  de 
Salammbô.  On  peut,  sans  être  pour  cela  un  Philistin,  ne  pas  s'intéres- 
ser au  théâtre,  ou  ne  s'intéresser  que  d'un  intérêt  vague  et  lointain,  à 
l'aspiration  mystique,  au  désir  sidéral  de  l'étrange  fille,  et  comme  dit 
encore  Sainte-Beuve,  de  cette  Elvire  sentimentale  qui  a  un  pied  dans 
le  Sacré-Cœur.  Ce  qui  manque  le  plus  à  cette  histoire  et  à  cette  figure, 
c'est  l'humanité.  Je  sais  bien  que  la  mode  actuelle  est  aux  légendes, 
aux  personnages  surhumains,  ou  extra-humains,  ou  même  anti- 
humains. Le  drame  lyrique  prétend  se  passer  d'action.  D'action,  peut- 
être  ;  mais  de  passion,  non  pas  :  l'art  et  surtout  l'art  théâtral  n'a 
jamais  vécu  et  ne  vivra  jamais  d'autre  chose.  L'intérêt  dramatique  de 
Sigurd  souffrait  déjà  un  peu,  selon  nous,  de  la  fourberie  d'amour  qui 
faisait  le  fond  de  la  pièce.  Il  nous  déplaisait  de  voir  Sigurd  aller  con- 
quérir Brunehild  pour  un  autre,  et  Gunther  essayer  de  surprendre  une 
reconnaissance  qu'il  ne  méritait  pas,  de  voler  une  tendresse  qui  ne 
lui  était  pas  destinée.  L'équivoque  ne  se  dissipait  qu'au  dernier  acte, 
le  plus  beau  de  tous,  sans  doute  parce  qu'on  y  rentrait  dans  la  nature 
et  dans  la  vérité. 

Ici,  nous  sommes  bien  plus  encore  en  dehors  de  l'humanité. 
Salammbô  ne  pense  véritablement  ou  plutôt  ne  rêve  qu'à  sa  déesse. 
Elle  est  possédée,  je  dirais  presque  hypnotisée  par  l'astre,  dont  elle 
semble  un  reflet  immatériel,  mais  inanimé;  figure  très  poétique,  d'ac- 
cord ;  mais  dramatique  et  vivante,  non  pas.  «  Des  soldats  l'avaient 
aperçue  la  nuit  sur  le  haut  de  son  palais,  à  genoux  devant  les  étoiles, 
entre  les  tourbillons  de  cassolettes  allumées.  C'était  la  lune  qui  l'avait 
rendue  si  pâle,  et  quelque  chose  des  dieux  l'enveloppait  comme  une 
vapeur  subtile...  Une  iniluence  était  descendue  de  la  lune  sur  la 
vierge  ;  quand  l'astre  allait  en  diminuant,  Salammbô  s'affaiblissait. 
Languissante  toute  la  journée,  elle  se  ranimait  le  soir.  Pendant  une 
éclipse,  elle  avait  manqué  mourir.  »  —  Je  sais  bien  que  derrière  cette 
tendresse  pour  l'astre  bien-aimé  se  dissimulent  l'attente,  l'inquiétude 
et  le  désir  de  tendresses  plus  précises  et  plus  formelles.   Ce  que 


204  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

souhaite  en  secret,  presque  en  cachette  d'elle-même,  la  fille  troublée 
d'Hamilcar,  une  servante  de  Molière  (voir  le  Médecin  malgré  lui)  nous 
l'apprendrait  sans  vergogne  :  «  Salammbô,  dit  encore  Flaubert,  avait 
grandi  dans  les  jeûnes,  les  abstinences  et  les  purifications,  »  et  la  Déesse, 
qui,  au  fond,  dans  le  roman  et  selon  les  croyances  prêtées  par  l'auteur 
à  ses  personnages, n'est  que  le  principe  féminin  de  l'amour,  «la Déesse, 
jalouse  de  cette  virginité  soustraite  à  ses  sacrifices,  tourmentait  Sa- 
lammbô d'obsessions  d'autant  plus  fortes  qu'elles  étaient  vagues, 
épandues  dans  sa  croyance  et  avivées  par  elle.  »  —  Mais  cette  ven- 
geance de  la  nature  dont  l'helire  dans  le  roman  finit  par  sonner,  cette 
revanche  de  Mathô,  l'ardent  Libyen,  sur  la  froide  déesse,  et  de  la  pas- 
sion vivante  sur  le  mysticisme  et  la  rêverie,  voilà  ce  que  le  musicien 
n'a  pas  su  ou  n'a  pas  voulu  nous  montrer  et  ce  qui  nous  manque.  Nous 
y  reviendrons,  et  pour  y  insister  davantage. 

Wagner,   dit-on,   a   fait   des   drames    avec    des  idées  non  moins 
surnaturelles  et  mystiques  que  celle-ci.  Aussi  les  drames  de  Wagner 
manquent-ils  souvent,  du  moins  à  notre  gré,  d'intérêt,  de  passion  hu- 
maine. Quant  à  Parsifal,  qu'on  peut  rappeler  à  propos  de  Salammbô, 
la  portée  philosophique  et  morale  en  est  de  beaucoup  plus  directe  et 
plus  profonde. Le  Graal  nous  touche  infiniment  plus  que  le  zaïmph.  Le 
ciboire  de  cristal,  empourpré  du  sang  divin,  a  d'autres  droits  à  notre 
respect,  à  notre  émotion,  à  notre  piété,  que  le  voile  d'une  déesse  pu- 
nique.  De  plus,   dans  Parsifal,  sous  le  symbole,  quelle  grandeur  et 
quelle  beauté  morale!  Parsifal,  c'est  l'initiation  à  la  pitié  par  le  spec- 
tacle de  la  souffrance;  c'est  l'apprentissage  du  dévoûment  et   de   la 
compassion.  Un  peu  naïf  parfois  et  même  quelque  chose  de  plus,  le 
héros  wagnérien  est  parfois  sublime  :  sublime  lorsqu'il  écoute,  le  ven- 
dredi saint,  l'universelle  leçon  de  sacrifice  et  de  bonté  que  lui  chan- 
tent les  arbres  de  la  forêt,  les  oiseaux  du  ciel,  les  herbes  même  de  la 
prairie,  toutes  les  créatures  enfin,  rachetées  par  la  passion  de  Jésus; 
sublime,  lorsque,  sorti  pur  et  vainqueur  de  toutes  les  épreuves,  la 
lance  sacrée  au  poing,  le  manteau  de  pourpre  aux  épaules,  triomphant, 
radieux  comme  un  autre  Sauveur,  il  rentre  dans  le  cénacle  pour  y  gué- 
rir toute  misère.  Tenez,  ne  nous  souvenons  pas  trop  de  Parsifal;  ou- 
blions le  Graal,  ou  le  zaïmph  étincelant  ne  nous  semblerait  qu'une 
guenille. 

Le  zaïmph,  Salammbô  et  la  lune,  voilà  toute  la  partition  de  M.  Reyer. 
C'est  surtout,  pour  ne  pas  dire  exclusivement,  dans  le  rôle  de  l'héroïne 
et  dans  les  parties  religieuses  de  l'œuvre  que  nous  trouverons  de 
très  réelles  beautés  :  la  grâce,  la  noblesse,  l'élévation,  la  pureté, 
que  déjà  dans  Sigurd  nous  avions  admirées.  Quant  à  la  force,  qui, 
selon  nous,  manquait  à  Sigurd  même,  elle  manque  également,  et 
peut-être  plus  encore,  à  Salammbô.  De  la  violence,  de  la  sauvagerie,  de 
la  barbarie  du  roman,  rien  n'a  passé  dans  la  partition.  En  musique, 


REVUE   MUSICALE.  205 

plus  de  peuple,  plus  de  foule,  plus  de  soldatesque  déchaînée,  plus  de 
ces  brutes  humaines  lâchées  à  travers  les  jardins  d'Hamilcar;  plus  de 
furieux  désirs,  plus  de  rage  ni  de  folie  d'amour  chez  Mathô  lui-même, 
dont  le  personnage  s'est  refroidi  et  figé.  De  lui,  au  moins,  nous  atten- 
dions une  autre  passion,  d'autres  convoitises  et  d'autres  transports.  Son 
humanité  robuste  et  vivante  devait  contraster  avec  la  poésie  à  demi  di- 
vine de  Salammbô;  mais  le  contraste,  cherché  peut-être,  n'a  pas  été 
trouvé,  et  du  sujet  littéraire,  qui  est  double,  la  musique  éclaire  une  face 
seulement.  Elle  l'éclairé,  hâtons-nous  de  le  dire,  d'une  lumière  aussi 
mystérieuse,  aussi  pure  que  celle  de  l'astre  chéri  par  la  vierge  de  Car- 
thage.  iMysticisme,  rêverie,  langueur,  voilà  la  note  principale,  unique 
peut-être  de  la  partition;  mais  cette  note  est  toujours  douce,  et  sou- 
vent exquise.  11  semble  qu'on  se  trompe  sur  le  compte  de  M.  Reyer; 
tout  chez  lui  :  l'extérieur,  l'abord,  les  allures;  tout  également  autour 
de  lui  :  sa  réputation,  la  nature  esthétique  qu'on  lui  prête,  les  ten- 
dances souvent  attribuées  à  sa  musique,  tout  cela  jusqu'ici  a  peut-être 
donné  le  change  sur  le  véritable  caractère  de  ce  très  grand  talent.  On 
vante  le  plus  souvent  la  vigueur  de  M.  Reyer  et  son  énergie,  qualités 
qu'il  ne  possède  pas,  ou  dont  il  a  l'intention  seulement,  le  goût  sans 
doute  et  la  bonne  volonté.  Je  crois  bien  que  dans  Sigurd  déjà  et  dans 
Salammbô  encore,  le  musicien  a  visé  à  la  puissance;  mais  je  ne  trouve 
pas  qu'il  y  ait  atteint.  Les  scènes  guerrières  et  barbares  de  l'un  et  de 
l'autre  ouvrage,  du  second  surtout,  me  paraissent  manquées  ;  elles  ne 
sont  que  bruyantes,  brutales  même,  je  dirais  presque  grossières,  té- 
moin, dans  Sigurd,  l'air  déplorable  de  Hagen,  au  troisième  acte,  et  le 
pas  guerrier;  dans  Salammbô,  le  festin  des  mercenaires  du  premier 
acte,  certaine  marche  en  charivari  qui  accompagne  l'entrée  de  Giscon, 
et  surtout  une  autre  marche  au  quatrième  acte,  entre  le  tableau  de  la 
tente  et  celui  du  champ  de  bataille.  Le  tableau  final  des  noces  de  Sa- 
lammbô ne  vaut  pas  mieux  et  le  bruit  décidément  ne  réussit  pas  à 
M.  Reyer.  Au  fond,  ce  prétendu  violent  excelle  surtout  dans  la  douceur 
et  la  tendresse  ;  à  Salammbô  comme  à  Brunehild,  il  a  su  donner 
une  grâce  noble  et  sereine,  sans  rien  d'affecté,  de  mièvre  ou  de 
sensuel;  grâce  surnaturelle,  immatérielle,  grâce  d'héroïne  ou  de 
déesse  plus  encore  que  de  femme.  La  vraie  grandeur  de  M.  Reyer  est 
là  :  dans  la  conception  très  pure  et  l'expression  très  idéale  du  senti- 
ment. La  beauté,  quand  elle  se  rencontre  chez  l'auteur  de  Sigurd  et  de 
Salammbô,  est  toujours  de  l'ordre  le  plus  élevé  et  pour  ainsi  dire  de 
qualité  supérieure.  Les  erreurs  de  M.  Reyer  semblent  d'un  musicien 
vulgaire  ;  ses  trouvailles  parfois  d'un  homme  de  génie. 

Inutile,  n'est-ce  pas,  de  disserter  après  tant  d'autres  sur  le  roman 
de  Flaubert  ;  il  suffira  d'en  rappeler  les  divers  épisodes  au  fur  et  à  me- 
sure qu'ils  se  présentent  dans  la  partition.  Manqué,  tout  à  fait  manqué 
le  premier  tableau,  l'orgie  des  mercenaires  dans  les  jardins  d'Hamil- 


206  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

car  et  sur  des  lits  de  brocart,  comme  dit  le  livret,  pour  satisfaire  ap- 
proximativement à  la  tyrannie  de  la  rime.  Rien  ici  que  du  bruit,  et  le 
bruit  le  plus  trivial  ;  des  chœurs  quelconques  et  un  orchestre  qui  fait 
boum  boum,  voilà  tout.  Aucune  évocation  ni  par  les  rythmes,  ni  par  les 
timbres,  ni  par  les  harmonies,  de  la  cohue  bariolée  et  grouillante  et 
de  la  gigantesque  ripaille  que  nous  montre  le  début  du  roman.  Songez 
que  ces  gens-là  mangent  des  «  oiseaux  à  la  sauce  verte,  des  gigots  de 
chamelles  et  de  buffles,  des  hérissons  au  garum,  des  cigales  frites 
et  des  loirs  confits,  »  le  toui  servi  dans  «  des  assiettes  d'argile  rouge 
rehaussées  de  dessins  noirs,  et  dans  des  gamelles  en  bois  de  Tamra- 
panni  !  »  Un  tel  menu,  un  tel  service  et  surtout  de  tels  convives  voulaient 
sans  doute  une  musique  un  peu  plus  assortie.  Mais  voici  que  les  portes 
du  palais  s'ouvrent;  les  prêtres  deTanit  (habituez-vous  tout  de  suite  à  ce 
nom)  s'avancent,  chantant  du  haut  de  leur  tête  une  mélopée  efféminée 
et  traînante,  dont  le  caractère  assez  oriental  contraste  heureusement 
avec  la  vulgarité  de  la  bagarre  musicale  qui  précède.  Salammbô  paraît, 
accompagnée  par  une  belle  phrase  expansive  qui  monte  et  redescend 
aisément,  sans  se  hâter,  sans  s'étrangler  surtout.  Le  discours  de  Sa- 
lammbô aux  barbares  est  encore  une  bonne  page.  La  jeune  fille  sup- 
plie, menace,  tour  à  tour  irritée  et  plaintive,  avec  des  mouvemens 
variés  et  des  accens  toujours  justes  d'indignation,  de  mélancolie, 
presque  de  honte.  Sa  première  plainte  aux  dieux  : 

0  çiel,  où  naissent  les  étoiles, 
Cache  ton  azur  obscurci  ; 
Tanit,  cache-toi  dans  tes  voiles! 

a  déjà  cette  simplicité  sereine,  cette  gravité  chaste  qui  souvent  carac- 
térisent l'inspiration  de  M.  Reyer.  A  l'orchestre  passent  et  repassent, 
mais  sans  exagération  ni  confusion,  le  motif  de  Salammbô  et  le 
motif  des  prêtres.  Puis  un  autre  motif  se  dessine,  celui  qui  désormais 
exprimera  l'amour  de  Mathô,  et  qui  rappelle  un  peu  par  son  contour  si- 
nueux, surtout  par  ses  dernières  notes,  le  voluptueux  appel  des  sirènes  au 
premier  acte  de  Tannhaûser.  Les  barbares  interdits  se  prosternent  de- 
vant la  jeune  fille,  qui,  pour  gage  de  pardon  et  de  paix,  offre  à  Mathô 
une  coupe  remplie  par  elle  :  Bois,  dit-elle.  Bois,  soldat;  sois  heureux, 
et  ces  simples  mots,  que  nul  accompagnement  ne  soutient,  ont  une 
force  ou  plutôt  une  grâce  d'expression,  une  justesse  d'accent  et  une 
poésie  tout  ensemble,  que  plus  d'une  fois  dans  Salammbô  M.  Reyer 
obtiendra  ainsi  de  la  déclamation  sans  orchestre  et  de  quelques  notes 
solitaires. 

Le  second  acte  est  presque  entièrement  réussi;  il  se  tient  et  se 
maintient  dans  son  ensemble.  On  y  trouverait  bien  quelques  taches 
légères ,  çà  et  là  des  soupçons  de  vulgarité  rythmique  ou  mélodique, 


REVUE   MUSICALE.  207 

des  mouvemens  inattendus  et  parfois  un  cantique  de  catéchisme  au 
lieu  d'un  hymne  païen.  La  scène,  en  outre,  paraît  un  peu  longue  et  mo- 
notone :  une  demi-heure  de  clair  de  lune,  de  psalmodies,  de  proces- 
sions et  de  cérémonies  sacrées,  c'est  beaucoup,  d'autant  plus  que  déjà 
le  second  acte  de  Sigurd  s'ouvrait  par  une  liturgie  analogue  et  plus 
grandiose.  La  divinité  qu'on  adorait  n'était  pas  la  même,  je  le  sais. 
M.  Reyer  le  sait  mieux  encore,  et  je  reconnais  qu'il  a  donné  au  culte 
de  Phœbé  une  couleur  mélodique  et  orchestrale  plus  douce  et  plus 
féminine  qu'à  la  religion  d'Odin.  Le  tableau  néanmoins,  par  sa  compo- 
sition générale,  par  Tordre  même  des  épisodes,  rappelle  inévitable- 
ment le  précédent  et  fait  un  peu  l'effet  d'une  seconde  épreuve  atté- 
nuée. Pour  les  acteurs  comme  pour  les  exécutans,  un  bis  est  toujours 
dangereux. 

Les  idées,  et  les  idées  heureuses,  abondent  ici.  Le  rideau  se  lève 
sur  un  prélude  de  cors,  exposé  tout  seul  comme  le  prélude  de  Parsifal, 
et  suivi  également  d'arpèges  qui  semblent  l'envelopper  d'un  nimbe. 
M.  Reyer,  pour  obtenir  cet  effet  vaporeux,  s'est  servi  de  gammes  rou- 
lantes de  harpes  assez  originales;  au  loin,  adoucis  et  veloutés  par  la 
distance,  retentissent  de  beaux  appels  des  trompettes  sacrées.  J'ai 
moins  aimé  certaine  ascension  lente  et  chromatique  des  violons,  qui 
montent  jusqu'à  de  périlleuses  hauteurs  et  prennent  là  une  sonorité 
trop  mince  et  trop  perçante.  Quant  à  la  cantilène  du  grand-prêtre  : 
Sors  dfs  flots,  déesse  éclatante,  bien  posée,  bien  déduite  et  bien  achevée, 
elle  fait  un  digne  pendant  à  l'invocation  d'un  autre  grand-prêtre,  celui 
de  Sigurd  :  Et  toi,  Freia,  déesse  de  l^ amour. 

La  marche  religieuse  a  beaucoup  de  caractère.  Elle  suit  une  progres- 
sion tonale  dont  les  degrés  servent  d'échelons  à  la  progression  de  toute 
la  scène.  Les  différens  motifs  hiératiques  se  combinent  ou  plutôt  se 
succèdent  :  le  pontife  déploie  le  zaïmph  au-dessus  des  prêtres  et  des 
bayadères  à  genoux;  il  dit  avec  solennité  le  pouvoir  magique  du  voile, 
les  maux  où  sa  perte  plongerait  Garthage  et  le  péril  de  mort  pour  qui- 
conque oserait  le  toucher.  Cependant,  Mathô,  guidé  par  un  esclave,  a 
pénétré  dans  l'enceinte  sacrée;  cachés  derrière  un  buisson  de  roses, 
tous  deux  contemplent  le  zaïmph  qu'ils  viennent  dérober,  et  leur  dia- 
logue se  mêle  aux  homélies,  aux  prières,  sans  que  la  vérité  de  la  décla- 
mation nuise  à  la  beauté  musicale  de  l'ensemble.  On  frappe  à  la  porte 
du  temple;  c'est  Salammbô;  le  grand-prêtre  demeure  seul  avec  elle. 
Excellent  et  du  plus  noble  style,  le  duo  qui  s'engage  entre  eux.  Veuillez, 
je  vous  prie,  excuser  ce  vieux  mot  de  duo  :  il  me  paraît  encore  le  meil- 
leur pour  désigner  tout  entretien  en  musique  de  deux  personnages, 
que  ceux-ci  chantent  ensemble  ou  chacun  à  son  tour.  Ici,  ils  ne  chan- 
tent que  de  cette  seconde  manière;  mais  qu'importe,  puisqu'ils  chan- 
tent de  larges  récits,  de  belles  phrases  à  la  fois  mélancoliques  et 
expressives,  qui  rendent  avec  autant  de  poésie  que  de  simplicité  la 


208  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pieuse  curiosité,  l'inquiétude  sacrée  de  Salammbô.  On  citerait  volon- 
tiers plus  d'un  passage  de  ce  duo  :  les  premières  paroles  de  Salammbô 
au  grand-prêtre,  la  réponse  si  calme  et  si  sereine  de  Shahabarim  : 
Parmi  les  parfums,  parmi  les  prières,  enfin  tout  l'ardent  récit  de  la 
jeune  fille,  ce  récit  que  terminent  ces  mots  :  J'ai  dormi  pâle  et  soli- 
taire, double  soupir  d'orgueil  virginal  et  de  désir  amoureux. 

Le  prêtre,  se  refusant  aux  vœux  de  Salammbô,  la  laisse  sur  le  seuil 
redoutable  qu'elle  pe  t  à  son  gré,  pieuse  ou  sacrilège,  respecter  ou 
franchir.  De  beaux  récitatifs  encore,  simples  et  graves,  amènent...  je 
n'ose  et  ne  veux  pas  dire  un  air.  On  m'a  conté  qu'un  jour,  à  l'Opéra, 
M.  Reyer  avait  tancé  d'importance  un  directeur  qui  s'était  permis  d'ap- 
peler ainsi  le  chant  deSigurd  :  Hilda,  vierge  au  pâle  sourire.  Désignons 
donc  par  cantabile,  chose  charitable,  ce  que  chante  Salammbô  devant  la 
porte  du  temple,  sa  délicieuse  rêverie,  son  aspiration  à  se  fondre  en 
nuage  flottant,  en  impalpable  vapeur,  à  se  perdre  «  dans  le  rayon  qui 
passe  et  fuit,  dans  la  brise  aux  tièdes  haleines.  »  Toute  la  mélodie  ici 
(une  longue  et  belle  mélodie)  est  confiée  à  l'orchestre  ;  la  voix  ne  fait 
que  suivre  et  poser  de  temps  en  temps  sur  le  chant  instrumental 
quelques  paroles,  comme  l'accompagnement  jadis  ajoutait  quelques 
notes  à  la  ligne  vocale.  L'orchestre  a  le  premier  rôle;  il  est  le  grand 
agent  expressif;  Salammbô  ne  parle  qu'après  lui,  elle  se  tait  avant 
lui  ;  c'est  lui  qui  achève  l'idée  et  conclut  la  période  musicale.  On  fait 
ainsi  maintenant,  et  l'on  peut  faire  très  bien;  M.  Reyer  le  prouve  dans 
cette  page  vraiment  exquise.  Mais  on  peut  faire  bien  aussi  selon  une 
formule  différente,  et  M.  Reyer  encore  l'a  prouvé  dans  une  autre  et 
non  moins  exquise  page,  de  Sigurd,  celle-là  :  Des  présents  de  Gunther 
je  ne  suis  plus  parée.  Toutes  deux  se  ressemblent  un  peu  par  le  senti- 
ment; elles  diffèrent  par  l'exécution  :  dans  l'une,  l'orchestre  accom- 
pagne; la  voix,  dans  l'autre.  Laquelle  est  la  meilleure?  L'avenir  jugera. 
Nous  exposons  et  il  décide. 

Mais  revenons  à  l'action.  Salammbô  sent  redoubler  son  trouble  et 
son  désir;  les  voix  de  nouveau  l'appellent;  elle  s'élance  vers  le  sanc- 
tuaire, quand  tout  à  coup,  en  haut  des  degrés,  se  dresse  Mathô,  couvert 
du  pallium  éblouissant.  La  phrase  qui,  tout  à  l'heure,  guidait  la  rêverie 
de  Salammbô,  éclate  alors  avec  fracas,  emportant,  dans  son  explosion 
magnifique,  le  chant  triomphal  du  barbare.  Voilà,  je  crois,  le  point 
culminant  de  l'ouvrage.  Cette  fois,  nous  croyons  au  voile  de  la  déesse, 
et,  comme  Salammbô  elle-même,  nous  sentons  autour  de  nous,  et  le 
musicien  a  dû  sentir  en  lui  quelque  chose  des  dieux. 

Vers  la  vierge  agenouillée  et  défaillante  d'une  joie  divine,  Mathô 
descend  lentement.  «  Dis-moi,  lui  dit-elle,  ô  consolateur!  dieu  jeune 
et  charmant,  dis-moi  sous  quel  nom  on  t'adore.  »  Et  la  phrase  musi- 
cale traduit  à  merveille  l'hallucination  ravissante.  «  Je  t'aime!  »  ré- 
pond trois  fois  Mathô,  mais  tout  bas,  de  peur  que  le  rêve  radieux  ne 


REVUE   MUSICALE.  209 

s'envole,  et  l'orchestre  palpite,  se  soulève,  comme  pour  se  porter,  lui 
aussi,  au-devant  de  la  rayonnante  apparition.  L'inspiration  de  M.  Reyer 
s'est  élevée  et  soutenue  ici  à  de  grandes  hauteurs.  Le  moindre  détail 
de  ces  belles  pages  a  de  l'intérêt  et  du  charme,  témoin  certaine  ré- 
ponse de  Mathô  :  Je  suis  le  mercenaire  dont  tu  remplis  la  coupe  aux  jar- 
dins d'Hamilcar,  quelques  notes  à  peine,  mais  timides,  mais  humbles 
et  reconnaissantes,  qui  ramènent  gracieusement  dans  l'orchestre  la 
courte  phrase  de  Salammbô  au  premier  acte  :  Bois,  soldat,  sois 
heureux  ! 

Nous  passerons,  si  vous  m'en  croyez,  sur  le  tableau  du  conseil  des 
anciens,  une  longue,  lourde  et  fastidieuse  scène,  où,  malgré  les  efforts 
du  compositeur  et  les  nôtres,  nous  n'avons  rien  trouvé,  sauf  une  cer- 
taine ressemblance  du  motif  d'Hamilcar  avec  celui  de  Hunding,  l'époux 
de  Sieglinde,  au  premier  acte  de  la  Valkijrie,  et  une  éloquente  impré- 
cation d'Hamilcar,  attestant  l'innocence  de  sa  fille  accusée.  Le  reste  est, 
non  pas  le  silence,  mais  au  contraire  le  bruit,  un  bruit  le  plus  souvent 
indifférent,  parfois  même  désagréable,  bruit  de  gros  instrumens  de 
cuivre  qui  prodiguent  inutilement  leurs  notes  caverneuses  et  leur» 
meuglemens  sinistres.  Cette  délibération  de  vieux  Carthaginois  pour- 
rait être  supprimée  sans  dommage  pour  le  poème  et  pour  la  partition. 
Elle  fait  comme  un  trou  noir  entre  les  belles  scènes  du  temple  de 
Tanit  et  la  charmante  scène  à  laquelle  nous  arrivons  :  la  terrasse  de 
Salammbô. 

M.  Reyer,  quoi  qu'on  en  ait  pu  dire,  n'a  soumis  sa  nouvelle  partition 
à  la  règle  étroite,  à  la  formule  unique  d'aucun  système.  On  ne  saurait 
voir  dans  Salammbô  la  manifestation,  encore  moins  le  manifeste  d'un 
parti  arrêté,  ni  d'une  doctrine  absolue.  Sans  doute,  l'œuvre  est  ce 
qu'on  appelle  une  œuvre  avancée;  autrement  dit,  l'orchestre  y  joue  un 
rôle  considérable;  les  scènes,  les  phrases  même  s'enchaînent  sans 
interruption,  et  Salammbô  n'enrichira  guère  le  répertoire  des  concerts 
et  des  salons;  les  duos,  par  exemple,  ne  sont  pas  coupés  à  l'ancienne 
mode,  avec  la  symétrie  d'autrefois;  l'emploi  du  leitmotiv  est  fré- 
quent, sans  être  odieux.  Et  avec  tout  cela,  ou  malgré  tout  cela, 
malgré  ce  régime  en  somme  assez  wagnérien,  les  belles  parties  de 
l'ouvrage  sont  belles  par  la  liberté,  l'aisance  et  la  simplicité.  Le  tableau 
de  la  terrasse  est  un  exemple  précieux  de  l'éclectisme  et  de  l'indé- 
pendance de  M.  Reyer.  Il  s'ouvre  par  un  court  prélude  où  plusieurs 
thèmes  caractéristiques,  celui  du  voile,  celui  des  prêtres,  celui  de 
l'amour,  sont  rapprochés,  enchevêtrés  et  comme  imbriqués  les  uns 
dans  les  autres.  Cette  petite  cuisine,  fort  goûtée  aujourd'hui,  est  faite 
ici  avec  beaucoup  de  goût.  Mais  voyez  :  Shahabarim,  le  grand-prêtre, 
vient  supplier  Salammbô  d'aller  au  camp  des  barbares  reconquérir  le 
zaïmph  protecteur  de  Carthage,  et  la  meilleure  partie  de  ce  dialogue 
TOME  XCYUI.  —  1890.  Ik 


210  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

est  déclamée  à  voix  nue,  sans  autre  accompagnement  que  de  rares 
et  courts  frissons  de  timbales.  Ce  n'est  plus  à  Wagner  que  l'on  pense, 
mais  à  Verdi,  j'entends  le  Verdi  d''Othello. 

Les  exhortations  du  pontife  ont  décidé  Salammbô.  Elle  ira,  comme 
Judith,  et  comme  Judith  elle  a  besoin  de  toute  sa  beauté.  La  scène  est 
charmante,  eh!  oui,  charmante;  ce  mot  revient  sans  cesse  à  pro- 
pos d'une  œuvre  décidément  plus  gracieuse  que  grandiose.  Voici  les 
pages  les  plus  originales,  les  plus  étranges  peut-être,  que  M.  Reyer  ait 
écrites.  La  Margyane  de  la  Statue  était  plus  classique  que  Salammbô, 
mais  elle  était  moins  touchante.  Elle  va  partir,  la  pâle  messagère,  et 
tandis  que  sa  nourrice,  ses  esclaves  s'empressent  à  sa  parure,  ceignent 
ses  épaules  d'un  manteau  couleur  de  l'aurore,  ses  bras  et  son  front  de 
cercles  d'or  et  de  pierreries,  le  motif  du  voile,  de  ce  voile  que  Sa- 
lammbô va  reprendre,  revient  à  l'orchestre,  non  plus  avec  l'éclat  d'au- 
trefois, mais  transposé  en  mineur,  alangui  et  attristé.  Le  voile,  tou- 
jours le  voile  !  Son  souvenir  est  partout  :  dans  l'âme  de  Salammbô, 
dans  sa  voix,  même  dans  son  silence;  dans  les  mélodies  à  demi  sou- 
riantes, à  demi  mélancoliques  dont  l'orchestre  accompagne  ici  la  pan- 
tomime; dans  un  intermède  plein  de  couleur,  de  fantaisie  et  de  senti- 
ment, ou  l'instrumentation  de  M.  Reyer,  le  quatuor  surtout,  par  sa 
plénitude  et  sa  rondeur,  nous  a  paru  presque  digne  de  M,  Saint-Saëns. 

La  toilette  de  Salammbô  est  achevée.  Sa  vieille  nourrice  lui  pré- 
sente son  miroir  en  lui  parlant  de  ses  noces  prochaines.  «  Mes  noces,  » 
reprend  Salammbô  pensive;  et,  se  levant  lentement,  montrant  du 
doigt  l'horizon  où,  peu  à  peu,  vers  les  flots,  dans  la  rougeur  du  soir, 
disparaît  un  vol  de  colombes  : 

Vois  là-haut  dans  le  ciel  passer  ce  blanc  nuag-e! 

Nous  sommes  dans  ces  tristes  jours 
Où  les  colombes  de  Carihage 
Partent,  pour  abriter  loin  d'elle  leurs  amours. 

La  période  musicale  se  déroule  doucement,  comme  une  ombre  qui 
descendrait  à  la  fois  sur  la  ville,  sur  la  mer  au  loin  silencieuse,  et  sur 
le  front  soucieux  de  la  vierge  tremblante.  L'effet  est  obtenu  ici  par  les 
moyens  les  plus  simples,  presque  primitifs,  par  la  seule  déclamation 
flottant  sur  un  trémolo  de  violons  et  quelques  notes  de  harpe  ;  mais  quelle 
poésie  et  quelle  maladive  langueur  !  Dans  ces  tristes  jours  où  les  co- 
lombes de  Carihage...  Sous  ces  derniers  mots,  le  dernier  surtout,  quelle 
intonation  adorable,  inquiète,  irrésolue!  Mais  elles  reviendront,  maî- 
tresse. —  Je  le  sais.  —  Et  tu  les  reverras. —  Peut-être.  La  moindre  note, 
ici,  est  exquise,  et  quelques  mesures  d'orchestre,  tandis  que  les  es- 
claves s'éloignent,  viennent  achever  la  délicieuse  tristesse  du  tableau. 
—  Qui  me  donnera,  reprend  Salammbô  demeurée  seule,  qiii  me  don- 


I 


REVUE   MUSICALE.  211 

nera,  comme  à  la  colombe,  des  ailes  pour  fuir  dans  le  soir  qui  tombe? 
Et  les  notes  tombent  aussi,  d'une  chute  lente  et  molle  comme  celle  du 
soir.  Elles  se  détachent  sans  secousse  et  se  posent  sans  bruit.  Nous 
voilà  bien  loin  de  Wagner,  de  l'école  avancée  et  de  la  suprématie  de 
Torchestre  sur  toute  voix  humaine.  Ici  l'orchestre  se  tait,  ou  peu  s'en 
faut  ;  tout  l'effet  (et  il  est  considérable)  tient  au  seul  contour  de  la  ligne 
vocale,  à  l'isolement  et  à  la  détresse  de  cette  faible  voix  que  rien  n'ac- 
compagne. Çà  et  là  seulement  un  retour,  une  reprise  tumultueuse 
d'orchestre  marque  le  trouble  croissant  de  Salammbô,  son  angoisse, 
ses  terreurs.  La  nuit  est  venue;  là-bas,  dans  le  temple  de  Tanit,  son- 
nent les  trompettes  sacrées.  L'épouvante  redouble  au  cœur  de  la  jeune 
fille,  elle  appelle  à  son  secours  les  génies  protecteurs  de  sa  race,  elle 
les  supplie  de  la  sauver,  de  la  retenir;  mais  la  lune  souriante  apparaît 
sur  la  mer,  et  de  l'orchestre  monte  en  même  temps,  enveloppé,  bai- 
gné d'uae  vapeur  sonore,  un  des  thèmes  religieux  dont  le  timbre  ve- 
louté ressemble  à  la  clarté  qui  se  lève.  Salammbô  n'hésite  plus  ;  avec 
un  cri  de  joie,  de  tendresse  et  d'extase,  elle  reconnaît  et  salue  sa  pro- 
tectrice, sa  déesse,  et  comme  Armide  vaincue  par  l'amour,  elle  s'aban- 
donne tout  entière  à  son  astre  bien-aimé. 

Mieux  vaut  nous  arrêter  ici  que  de  poursuivre  notre  étude.  Nous 
avons  insisté,  —  un  peu  longuement  peut-être,  —  sur  les  belles  par- 
ties de  l'ouvrage;  insister  sur  les  autres  serait  encore  plus  long  et 
plus  désagréable  à  tout  le  monde.  Il  resterait  beaucoup  à  dire,  mais 
peu  de  bien.  Moins  favorisé  que  Sigurd,  dont  le  dernier  acte  était  le 
plus  beau,  la  nouvelle  œuvre  de  M.  Reyer  finit  mal,  par  deux  actes 
manques.  Passe  encore  pour  le  cinquième,  auquel  on  eût  pardonné  de 
tourner  un  peu  court.  Mais  le  quatrième,  l'acte  de  la  tente,  était  capi- 
tal, La  scène  décisive  entre  Mathô  et  Salammbô,  voilà  le  centre,  la  clé 
de  voûte  de  l'œuvre  tout  entière;  c'est  là  qu'un  duo  d'amour  vivant  et 
vibrant,  passionné  et  humain,  devait  faire  équilibre  au  mysticisme,  à 
la  religiosité,  à  la  rêverie  des  actes  qui  précèdent.  Mais  devant  ce  duo, 
qui  pourtant  s'imposait,  l'inspiration  du  compositeur  s'est  dérobée; 
la  critique,  à  son  tour,  peut  bien  se  dérober  devant  une  analyse  in- 
grate et  qui  ne  s'impose  pas.  Parvenu  à  certain  endroit  du  roman, 
Sainte-Beuve  écrivait  :  «  Nous  entrons  dans  des  chapitres  pénibles.  »; 
Ici,  nous  en  écrirons  autant  de  la  partition  ;  et,  si  vous  le  permettez, 
nous  n'entrerons  pas. 

M.  Reyer  disait  en  écrivant  son  œuvre  :  Là  où  sera  M"®  Caron,  là  sera 
Salammbô.  Il  avait  raison.  Sans  M'"°  Caron,  on  n'imagine  pas  Salammbô 
et  le  compositeur  lui-même  ne  l'aurait  peut-être  pas  imaginée.  Le  rôle 
est  fait  pour  l'artiste  et  en  quelque  sorte  par  l'artiste,  dont  la  voix,  la 
physionomie,  les  attitudes,  dont  toute  la  nature  esthétique  a  exercé  sur 
le  musicien  une  mystérieuse,  mais  très  sensible  influence.  M™^  Caron  a 
inspiré,  avant  de  l'interpréter,  cette  musique  qu'elle  a  faite  ainsi  dou- 


212  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

blement  sienne.  Salammbô  a  peut-être  un  peu  moins  de  voix  que  Brune- 
hild,  mais  elle  a  encore  plus  de  talent,  plus  de  noblesse  et  de  sérénité, 
plus  encore  de  cette  grâce  sérieuse  et  un  peu  étrange  qui  nous  ravit 
et  nous  inquiète  à  la  fois.  Les  autres  interprètes  ont  fait  de  leur  mieux, 
et  pour  quelques-uns,  M.  Renaud,  par  exemple,  qui  joue  Hamilcar, 
M.  Vergnet  dans  le  rôle  du  grand-prêtre  et  M.  Bouvet,  dans  le  rôle  effacé 
et  inutile  de  Spendius,  ce  mieux  est  le  bien.  M™^  Caron,  M.  Bouvet, 
M.  Vergnet,  hélas  !  sans  parler  de  M.  Reyer  lui-même,  tous  transfuges 
de  chez  nous  !  L'orchestre  de  la  Monnaie  n'est  plus  dirigé  par  M.  Du- 
pont; on  s'en  est  un  peu  aperçu.  Quant  au  théâtre  lui-même,  il  est 
dirigé  par  des  administrateurs  intelligens  et  courtois,  auxquels  nous 
sommes  heureux,  avec  tous  les  Parisiens  qui  ont  été  leurs  hôtes, 
d'adresser  nos   félicitations   et   nos   remercîmens. 

La  place  nous  manque  pour  faire  plus  que  féliciter  un  autre  direc- 
teur de  théâtre,  Français  celui-là,  M.  Porel,  qui  a  donné  une  quinzaine 
de  fois  à  l'Odéon  VEgmont  de  Goethe  et  Beethoven.  On  connaissait  en 
France  la  partition,  exécutée  souvent  au  Conservatoire,  où  elle  était 
accompagnée  de  strophes  explicatives.  Quant  au  drame,  il  fut  récem- 
ment arrangé  (vous  savez  ce  que  cela  veut  dire)  pourl'Opéra-Comique, 
par  MM.  Wolff  et  Millaud.  Un  de  nos  confrères  les  plus  écoutés  a  traité 
de  «  bel  opéra  »  cette  adaptation,  ou  cette  parodie.  Un  autre,  non  moins 
écouté,  a  reproché  à  M.  le  directeur  de  l'Odéon  d'accueillir  trop  de  pièces 
exotiques.  Il  faut  en  conclure  que  l'original  d^Egmont  a  semblé  très  infé- 
rieur à  la  contrefaçon,  et  que  le  théâtre  de  Goethe  peut  nous  intéres- 
ser juste  autant  que  le  théâtre  annamite.  Tel  a  paru  le  sentiment  général, 
et  je  n'ai  pas  ici  qualité  pour  le  contredire,  ou  le  discuter  seulement. 
Goethe,  paraît-il,  n'était  pas  homme  de  théâtre,  et  puis  son  Egmont 
n'est  pas  amusant.  Le  jour  où  nous  l'avons  entendu,  d'aimables  voi- 
sines de  loges  parlaient  tout  haut  toilette  et  cuisine,  pendant  que  l'or- 
chestre jouait  la  Mort  de  Claire,  quarante  mesures  qui  sont  parmi 
les  plus  belles  de  toute  la  musique  dramatique.  Mais,  encore  une  fois, 
nous  n'avons  aujourd'hui  ni  la  mission  de  défendre  Goethe,  ni  le  loisir 
d'admirer  Beethoven.  Si  nous  parlons  un  jour  ici,  comme  nous  en  avons 
le  dessein,  de  V Héroïsme  dans  la  musique,  l'occasion  sera  plus  favora- 
ble pour  analyser  le  fier  et  doux  chef-d'œuvre.  Oublions  en  attendant 
de  quelle  triste  manière  la  pauvre  Claire  a  balbutié  ses  deux  adorables 
chansons.  Oublions  aussi  qu'à  la  répétition  générale  l'excellent  or- 
chestre de  M.  Lamoureux  a  joué  un  peu  trop  lentement  le  second  en- 
tr'acte.  Nous  nous  étions  permis  d'en  faire  humblement  la  remarque. 
Le  chef  impérieux  avait  mal  pris  l'observation  ;  mais  il  en  a  tenu 
compte. 

Camille  Bellaigue. 


REVUE    LITTÉRAIRE 


ALEXANDRE     VINET. 


Étude  sur  Alexandre   Vinet,  critique  Utté?-aire,  par  M.  Louis  Moliaes.  Paris,  1890  ; 

Fischbacher. 


Je  me  sens  un  peu  embarrassé  pour  parler  d'Alexandre  Vinet. 
Comme,  en  effet,  quand  je  rassemble  mes  plus  anciens  souvenirs  et 
que  je  fais  mon  examen  de  conscience,  je  ne  trouve  pas  d'historien  de 
la  littérature  à  qui  je  doive  davantage  ni  de  qui  j'ai  plus  appris,  —  non 
pas  même  Sainte-Beuve  ou  Désiré  Nisard, — je  suis  heureux  que  l'occa- 
sion s'offre  à  moi  de  le  dire.  Mais,  d'un  autre  côté,  comme  il  y  a  bien  déjà 
quinze  ou  vingt  ans  que  je  ne  le  lis  plus,  que  je  me  garde  même  soi- 
gneusement de  le  lire,  pour  m'être  jadis  aperçu  que,  si  j'avais  par  hasard 
une  idée ,  Vinet  l'avait  toujours  eue  avant  moi,  je  crains  de  n'en  pou- 
voir parler  avec  autant  de  précision  que  je  le  voudrais.  Je  l'espère  pour- 
tant, et  que  le  livre  de  M.  Louis  Molines  sur  Alexandre  Vinet,  critique 
littéraire,  m'y  servira  de  guide.  S'il  n'est  pas  toujours  très  bien  écrit,  ni 
même  toujours  assez  clair,  le  livre  de  M.  Molines  est  du  moins  conscien- 
cieux ;  il  est  surtout  complet  en  son  genre  ;  et  puisque  rien  n'a  nui  davan- 
tage à  Vinet  que  l'extrême  dispersion  de  son  œuvre,  on  ne  pouvait  sans 


214  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

doute  lui  rendre  un  meilleur  office  que  de  la  ramasser  ou  de  la  résu- 
mer tout  entière  en  un  seul  volume.  Grâce  à  M.  Louis  Molines,  il  ne 
tiendra  désormais  qu'à  ceux  qui  ne  connaîtraient  pas  Alexandre  Vinet, 
—  j'entends  le  critique  et  l'historien  de  la  littérature,  —  ou  qui  le 
connaîtraient  mal,  de  le  mieux  connaître  ;  et  j'ose  les  assurer,  sur  ma 
propre  expérience,  qu'ils  ne  s'en  plaindront  pas. 

Car  il  est  mal  ou  peu  connu  en  France;  et  c'est  une  chose  assez 
singulière  que  Sainte-Beuve  lui-même,  ayant  saisi  toutes  les  occa- 
sions qu'il  pouvait  de  le  louer,  n'ait  rien  fait  que  de  précaire  pour  la 
réputation  d'un  ami  qui  fut  quelquefois  son  maître.  Un  autre  critique, 
Edmond  Scherer,  en  louant  Vinet  à  son  tour,  a  cherché  les  raisons  de 
cette  indifférence,  et  il  a  cru  les  trouver  dans  cette  observation,  assez 
désobligeante  pour  nous, 

Qu'eût-il  eu,  par  ailleurs,  cent  belles  qualités, 

Vinet  aurait  le  tort,  à  nos  yeux,  d'être  chrétien,  protestant,  et  Suisse. 
Il  y  avait  ainsi  chez  Edmond  Scherer,  on  se  le  rappelle  peut-être,  une 
intrépidité  d'affirmation  dans  le  paradoxe  tout  à  fait  remarquable, 
comme  encore  quand  il  commençait  un  jour  un  article  sur  les  Ser- 
mons de  Bossuet  par  ces  paroles  dignes  de  mémoire  :  «  Le  sermon  est 
un  genre  faux;..  »  et  qu'il  continuait  en  ces  termes  :  «  J'entends  par 
genre  faux  celui  dans  lequel  on  ne  peut  ni  penser,  ni  dire  juste...  » 
On  avouera  du  moins  que,  dans  le  pays  où  leur  qualité  d'étrangers, 
et  de  Suisses,  bien  loin  de  leur  nuire,  a  plutôt  servi  la  gloire  de 
Jean -Jacques  Rousseau  et  de  M""' de  Staël,  il  serait  bien  étonnant 
qu'elle  eût  empêché  Vinet  de  «  prendre  place  dans  notre  littérature,  » 
et  ses  œuvres  d'y  «  atteindre  le  rang  »  que  leur  mérite  «  semblait 
devoir  leur  assigner.  »  Et,  aussi  bien,  tout  récemment  encore,  ce  que 
Scherer  n'avait  pas  pu  pour  Alexandre  Vinet,  ne  l'avons-nous  pas  vu 
le  pouvoir  lui-même  pour  Henri-Frédéric  Amiel,  pour  son  Journal  in- 
time, pour  l'inoiïensive,  précieuse,  et  déplaisante  personne  de  cette 
contrefaçon  de  rêveur? 

Il  n'est  pas  plus  vrai  de  dire  qu'étranger  de  naissance  et  d'éduca- 
tion, le  «  protestantisme  »  de  Vinet  nous  le  rende  encore  plus  «  étrange 
et  étranger.  »  Mais  plutôt,  ce  que  l'on,  pourrait  prétendre,  c'est  qu'en 
voulant  accaparer  Vinet  pour  eux  seuls  et  en  ne  séparant  pas  en  lui  le 
théologien  du  critique,  quelques  protestans  ont  failli  aous  faire  croire 
que  la  critique  de  Vinet,  qui  n'en  est  qu'à  peine  une  conséquence,  était 
une  forme  de  sa  théologie.  En  écrivant  ceci,  je  songe  au  rédacteur  de 
l'article  Yinet  dans  la  dernière  Encyclopédie  des  sciences  religieuses;  et 
je  crains  que  M.  Louis  Molines  lui-même,  dans  son  livre,  n'ait  encore 


REVUE   LITTÉRAIRE.  215 

trop  appuyé  sur  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  caractère  confessionnel 
de  la  critique  de  Vinet.  A  Dieu  ne  plaise,  au  moins,  que  je  médise 
ici  de  la  théologie!  «  Ces  études  théologiques,  abstraites  et  aujour- 
d'hui presque  décriées,  sont  une  vigoureuse  gymnastique  pour  l'es- 
prit, »  dit  avec  raison  M.  Louis  Molines  ;  et,  pasteur  lui-même,  je 
n'aurais  pas  trouvé  mauvais  du  tout  qu'il  en  montrât  l'utilité.  J'ad- 
mets d'ailleurs,  puisque  Vinet  a  joué  son  rôle  dans  l'histoire  religieuse 
de  la  Suisse  et  même  du  protestantisme  contemporain,  qu'on  en  tienne 
compte,  comme  l'a  fait  jadis  M.  Eugène  Rambert  dans  son  Histoire  de 
la  vie  et  des  œuvres  d'Alexandre  Vinet  (1).  Mais,  après  cela,  si  la  partie 
durable  de  son  œuvre,  c'en  est  la  partie  de  critique  et  d'histoire,  c'est 
elle  seule  qui  nous  importe.  En  vérité,  ce  n'est  pas  d'être  «  protestant  » 
qui  nous  rendrait  Vinet  étranger;  mais  c'est  quand  on  veut  qu'il  le  soit 
à  tout  prix,  quand  on  nous  le  rappelle  avec  une  inutile  insistance, 
quand  on  réclame  enfin  pour  le  «  protestantisme,  »  la  hauteur  de 
vues,  la  pénétration  d'esprit,  la  préoccupation  morale  qu'il  a  portées 
dans  la  critique  et  dans  l'histoire  littéraire. 

De  toutes  les  raisons  que  l'on  a  données  pour  expliquer  l'indiffé- 
rence relative  du  public  français  à  l'égard  de  Vinet,  je  n'en  retiendrai 
donc  qu'une  seule  :  c'est  la  sincérité,  c'est  la  sévérité,  c'est,  si  je  puis 
ainsi  dire,  l'intensité  de  son  christianisme  :  «  Analyser  le  rôle  litté- 
raire de  Vinet,  dit  à  ce  propos  M.  Louis  Molines,  ce  n'est  pas  autre  chose 
qu'étudier  la  critique  littéraire  au  point  de  vue  chrétien;  »  et  en  effet, 
c'est  bien  ainsi  que  Vinet  a  compris  la  critique.  Nous,  cependant,  en 
France,  nous  l'aimons  mieux  «  laïque,  »  étant  pour  la  plupart,  comme 
on  l'a  dit  si  souvent,  de  la  religion  de  Voltaire  et  de  Béranger.  Le 
Dieu  des  bonnes  gens  nous  suffît,  un  Dieu  qui  aime  à  rire,  un  bon- 
homme de  bon  Dieu,  qu'on  honore  sans  y  songer  et  rien  qu'en  usant 
de  ses  dons.  Aussi  excellons-nous,  chez  nos  grands  écrivains,  à  dis- 
tinguer artificiellement  ce  qui  ne  saurait  pourtant  se  séparer  l'un  de 
l'autre.  Nous  admirons  «  le  style  »  de  Pascal,  mais  nous  réprouvons 
«  le  fanatisme  »  dont  il  est  l'expression.  Nous  sommes  fiers  de 
Bossuet  et  de  son  «  éloquence;  »  nous  regrettons  seulement  qu'elle 
enveloppe  quelquefois  des  idées  «  cléricales.  »  Nous  n'aimons  pas, 
pour  le  dire  en  deux  mots,  qu'on  mêle  la  religion  et  la  littérature. 
Nous  n'aimons  pas  beaucoup  non  plus  que  Ion  confonde  la  littéra- 
ture et  la  philosophie.  Ainsi  nous  faisons  cas  de  l'Esprit  des  lois,  mais 
le  Montesquieu  que  nous  citons,  c'est  celui  des  Lettres  persanes  ou  du 
Temple  de  Guide.  Nous  ne  méprisons  pas  l' Emile,  ni  le  Discours  sur 
l'inégalité,  mais  comme  nous  préférons  la  Nouvelle  Héloïse!  Quoi  en- 
core? Nous  estimons  que  la  littérature  est  faite  pour  nous  divertir,  et 

(1)  George  Bridel,  éditeur,  à  Lausanne. 


216  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

non  pas  pour  nous  faire  penser.  Rien  n'est  plus  éloigné  de  la  nature 
de  Vinet,  et  rien  par  conséquent  ne  l'éloigné  davantage  de  la  nôtre. 
La  valeur  des  œuvres,  leur  intérêt  même,  ne  se  mesure  pour  lui  qu'au 
nombre  et  à  la  grandeur  des  idées  qu'elles  expriment.  Et,  comme  il 
n'y  en  a  pas  de  plus  grandes  à  ses  yeux  que  celles  qui  touchent  à  la 
vie  morale,  celles  d'où  dépendent  la  conduite,  et  conséquemment  le 
progrès,  c'est  pour  cela  qu'on  a  pu  dire  que  son  «  christianisme  »  avait 
éloigné  de  lui  la  foule  des  lecteurs  français. 

Mais  est-il  bien  nécessaire  d'être  «  chrétien  »  pour  penser  comme 
lui?  Ses  préoccupations,  qui  sont  pour  lui  la  conséquence  de  son  chris- 
tianisme, ne  pourraient-elles  pas  s'en  détacher  peut-être?  Et,  indépen- 
damment de  toute  idée  religieuse,  ne  peut-on  pas  croire  que,  de  tous 
les  problèmes  le  plus  important  et  le  plus  tragique  pour  nous,  c'est 
encore  celui  de  notre  destinée?  Je  le  crois,  pour  ma  part,  et  qu'il  l'est 
même  d'autant  plus  que  nous  sommes  plus  libres  et  plus  dégagés  de 
toute  espèce  de  confession.  Catholiques  ou  protestans,  c'est  quand 
nous  sommes  vraiment  «  chrétiens  »  que  nous  pouvons,  à  la  rigueur, 
nous  passer  d'agiter  la  question  :  elle  est  résolue;  et  nous  ne  sommes 
«  chrétiens  »  qu'autant  que  nous  la   tenons  fermement  pour  réso- 
lue. Nous   n'avons  pas  davantage  à  nous  préoccuper  de  la  morale  : 
elle  est  faite;  et,  d'en  chicaner  les  applications  particulières,  —  mais 
à  plus  forte  raison,  d'en  discuter  le  principe,  —  outre  que  cela  s'ap- 
pellerait proprement  hérésie,  nous  ébranlons  imprudemment  l'autorité 
simple  et  souveraine  de  ses  prescriptions.  Mais,  au  contraire,  dès  que 
nous  ne  croyons  plus,  dès  que  nous  revendiquons  et  dès  que  nous 
reconquérons  notre  liberté  dépenser,  alors, c'est  justement  alors,  c'est 
alors  surtout  que  nous  avons  besoin  d'une  règle  qui  guide  nos  actions, 
et  d'une  philosophie  qui  détermine  notre  conduite.  Et  d'où  dépend 
cette  philosophie,  à  son  tour?  ou  qu'est-elle  en  elle-même,  en  son  fond, 
qu'est-elle  et  que  pourrait-elle  être  qu'une  certaine  façon  de  concevoir 
et  de  résoudre,  ou  de  poser  tout  au  moins  le  problème  de  la  destinée? 
Moins  nous  sommes  «  chrétiens,  »  plus  ces  questions  ont  donc  d'in- 
térêt et  d'importance  pour  nous.  Bien  loin  d'en  diminuer  la  grandeur, 
on  l'augmenterait  plutôt  en  les  laïcisant.  Et  c'est  ce  que  je  veux  dire 
en  disant  que,  si  le  «  christianisme  »  de  Vinet  est  la  règle  intérieure 
de  ses  jugemens  littéraires,  on  peut  juger  pourtant  comme  lui,  sans 
être  «  chrétien.  » 

«  La  littérature,  a-t-il  dit  quelque  part,  est  par  excellence  l'expres- 
sion de  la  société,  c'est-à-dire  tout  à  la  fois  du  gouvernement,  de  la 
religion,  des  mœurs  et  des  événemens,  »  et  quand  il  le  disait,  il  ne 
disait  sans  doute  rien  de  bien  neuf.  Mais  il  ajoutait  ailleurs  :  «  Ce 
qu'on  nomme  communément  la  UUtralure  se  rapporte  réellement  à 
une  connaissance  spéciale,  qui  est  celle  de  la  vie  humaine.  Gela  ne  veut 


REVUE   LITTÉRAIRE.  217 

pas  dire  précisément  qu'elle  nous  apprend  à  vivre,  mais  qu'elle  nous 
ouvre  le  spectacle  de  la  vie.  »  Et  encore  :  «  Une  société  sans  lettres 
serait  une  société  sans  lumière,  sans  morale,  sans  sociabilité  et  même 
sans  religion.  Non  pas  à  la  vérité  que  la  littérature  crée  aucune  de 
ces  choses,  mais  elle  les  accompagne,  et  elle  en  est  tellement  la  con- 
dition qu'on  ne  les  conçoit  pas  sans  elle.  »  Voilà  le  premier  principe 
de  sa  critique,  et  non  pas  le  moins  original,  ni  surtout  le  moins  fécond. 
M.  Molines,  dans  son  livre,  s'est  complu  à  montrer  comment,  par 
quelle  suite  ingénieuse  de  déductions  subtiles,  Vinet  en  a  tiré  des 
conséquences  qui  s'étendent  jusqu'à  la  rhétorique  et  jusqu'à  la  gram- 
maire. «  Quoi  d'étonnant,  s'écrie  Vinet,  si  un  instinct  universel  veille 
d'un  soin  jaloux  sur  une  grammaire  et  sur  un  vocabulaire  dont  l'alté- 
ration rendrait  imminentes  la  confusion  des  langues  et  la  dispersion 
des  forces  de  la  société.  Veiller  sur  la  langue,  c'est  veiller  sur  la  société 
elle-même.  »  Il  compare  en  un  autre  endroit  les  écrivains  sans  cor- 
rection à  de  «  faux  monnayeurs  »  dont  les  opérations  «  diminuent  le 
crédit  de  la  parole;  »  et  il  ajoute  ces  mots,  que  je  livre  aux  médita- 
tions de  nos  naturalistes  et  des  réformateurs  de  l'orthographe  fran- 
çaise :  Le  respect  de  la  langue,  c'est  presque  de  la  morale.  En  effet,  l'ob- 
servation en  paraîtra  peut-être  curieuse  :  les  grands  écrivains  n'ont 
pas  toujours  assez  respecté  la  morale;  ils  lui  ont  même  souvent 
donné  de  profondes  atteintes;  mais,  en  revanche,  depuis  l'auteur  du 
Paijsan  parvenu  jusqu'à  celui  du  Paysan  perverti,  depuis  Marivaux  jus- 
qu'à Restif  de  la  Bretonne,  ou  depuis  l'auteur  de  la  Paysanne  pervertie 
jusqu'à  celui  de  la  Fille  Èlisa,  tous  les  inventeurs  de  néologismes  ont 
plus  ou  moins  encouru  le  reproche  d'immoralité. 

Mais  ce  que  Vinet  veut  surtout  dire,  et  ce  que  nous  pouvons  dire  avec 
lui,  sans  avoir  besoin  pour  cela  d'être  «  protestant»  ni  «  chrétien,  » 
c'est  que,  puisque  les  mots  expriment  des  idées,  ce  sont  bien  les  idées 
dont  la  valeur  mesure  celle  des  œuvres  littéraires,  et  que,  si  la  littéra- 
ture est  Vexpression  de  la  société,  la  critique  et  l'histoire  ne  sauraient 
séparer  l'art  d'avec  la  vie,  qui  l'inspire,  l'enveloppe,  et  le  juge.  Pour 
nous  approprier  la  doctrine  et  la  rendre  laïque,  nous  n'avons  qu'à 
étendre  un  peu  le  sens  du  mot  même  de  morale,  et,  puisque  l'étymo- 
logie  nous  le  permet,  nous  n'avons  qu'à  le  prendre  comme  synonyme 
du  mot  de  mœurs. 

La  littérature  n'est  pas  un  amusement  d'oisifs  ou  un  divertisse- 
ment de  mandarins  ;  elle  est  à  la  fois  un  instrument  d'investigation 
psychologique,  et  un  moyen  de  perfectionnement  moral.  En  renou- 
velant les  procédés  de  l'art,  la  manière  même  de  composer  ou 
d'écrire,  nous  pouvons  dire,  il  faut  dire  qu'une  grande  œuvre  n'ac- 
croît pas  seulement  le  patrimoine  héréditaire  d'un  grand  peuple,  elle 
en  renouvelle  encore  et  elle  étend  l'âme.  Après  le  Cid  et  après  Pohjeucte 


218  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'âme  française  était  plus  grande,  elle  s'était  enrichie  de  tout  ce  qu'il  y 
a  de  plus  dans  le  Polyeucte  de  Corneille  que  dans,  Siméon  Métaphraste 
ou  dans  son  Cid  que  dans  celui  du  Romancero.  Quand  un  grand  écri- 
vain, en  rendant  littéraire  ce  qui  ne  l'était  pas  avant  lui,  —  la  juris- 
prudence ou  la  théologie,  — ajoute  au  domaine  public  une  province  de 
plus,  c'est  la  littérature  elle-même  qui  s'annexe  ainsi  par  milliers  les 
indifférens  et  les  étrangers.  Après  les  Provinciales,  il  ne  fut  plus  per- 
mis, il  ne  fut  plus  possible  aux  théologiens  de  s'isoler  avec  leur  science 
dans  l'obscurité  des  écoles,  et  VEsprit  des  lois  a  tiré  les  magistrats 
du  silence  de  leur  cabinet  pour  les  mêler  aux  agitations  de  l'opinion 
publique.  Et  de  conquête  en  conquête,  lorsqu'une  grande  littérature, 
ayant  passé  ses  frontières,  est  devenue  plus  que  nationale, ce  n'est  pas 
seulement  le  prix  du  bien  dire  qu'elle  a  fait  sentir  aux  hommes,  c'est 
encore  celui  de  l'institution  sociale  et  de  la  civilisation.  Après  et  de- 
puis Voltaire,  il  s'est  établi  dans  l'Europe  entière  une  façon  nouvelle 
de  penser  dont  on  peut  bien  discuter  si  les  inconvéniens  n'ont  pas  plus 
d'une  fois  balancé  les  avantages,  mais  dont  on  ne  saurait  méconnaître 
en  tout  cas  que  la  douceur  des  mœurs,  que  la  facilité  des  relations, 
que  l'agrément  de  la  vie  commune  aient  singulièrement  profité.  En 
d'autres  termes  encore  :  écrire,  ce  n'est  pas  seulement  rêver,  ou  sen- 
tir, ou  penser,  c'est  agir;  et  même,  pour  agir,  il  n'y  a  pas  seulement 
besoin  de  le  vouloir,  dès  qu'on  écrit;  puisque  après  tout,  c'est  la  condi- 
tion même  de  l'œuvre  écrite  qu'elle  se  détache  de  son  auteur,  et  que, 
vivant  d'une  vie  propre  et  indépendante,  elle  dure  d'âge  en  âge  pour 
être  aux  hommes  un  modèle  qu'ils  imitent,  une  conseillère  qu'ils  con- 
sultent, et  une  institutrice  qu'ils  écoutent. 

Il  me  faudrait  parler  beaucoup,  si  je  voulais  énumérer  ici  les  suites 
presque  infinies  du  principe.  Je  me  bornerai  à  faire  observer  aujour- 
d'hui, que,  depuis  Vinet,  il  a  été  celui  de  George  Eliot;  que  M.  Taine 
y  souscrit  quand  il  fait  ce  qu'il  a  nommé  le  «  degré  de  bienfaisance 
du  caractère,  »  le  juge  suprême  de  la  valeur  littéraire  des  œuvres; 
et  qu'hier  encore  il  inspirait  tout  un  livre  :  VArt  au  point  de  vue  socio- 
logique, au  regretté  M.  Guyau,  —  l'auteur  assez  libre,  je  pense,  assez  J 
indépendant,  assez  audacieux  même,  de  VlrrèUgion  de  l'avenir  et  de  H 
VEsquisse  d'une  morale  sans  obligation  ni  sanction.  ^ 

Si  tel  est  le  premier  principe  de  la  critique  de  Vinet,  en  voici  le 
second  :  c'est  que,  ce  qu'il  s'agit  de  retrouver  sous  les  œuvres,  c'est 
l'homme,  et  que,  ce  qui  fait  l'homme,  c'est  cette  «  combinaison  de 
qualités  qui  distingue  un  homme  entre  tous  ses  semblables,  et  ne  per- 
met pas  de  le  confondre  avec  aucun  d'eux,  ou,  d'un  seul  mot,  l'indivi- 
dualité. »  Il  s'en  explique  avec  plus  de  précision  dans  ses  Études  sur 
Biaise  Pascal,  son  chef-d'œuvre,  et,  —  dans  l'état  d'inachèvement  où 
elles  nous  sont  arrivées,  par  une  conformité  singulière  avec  son  mo- 


REVUE   LITTÉRAIRE.  219 

dèle  même,  —  ce  que  Ton  a  écrit  de  plus  juste,  de  plus  pénétrant  et 
de  plus  profond  sur  l'auteur  des  Pensées.  «  L'individualité  est  la  base 
de  notre  valeur  propre,  car,  pour  que  nous  soyons  quelque  chose,  il 
faut  d'abord  que  nous  soyons,  ou,  en  d'autres  termes,  que  nos  quali- 
tés soient  à  nous.  Dans  ce  sens,  l'individualité  est  rare,  et  Ton  n'exa- 
gère pas  en  disant  que  la  plupart  des  hommes,  au  lieu  d'habiter  chez 
eux,  vivent  chez  autrui,  et  sont  comme  en  loyer  dans  leurs  opinions 
et  dans  leur  morale.  »  On  ne  saurait  mieux  dire  :  il  n'est  donné  qu'à 
peu  de  nous  d'être  eux-mêmes  ;  il  n'appartient  qu'à  un  très  petit  nombre 
d'hommes  de  ne  ressembler  qu'à  eux  seuls.  J'ajouterai  seulement  que 
si,  comme  Vinet  en  fait  la  remarque  à  bon  droit,  «  l'intelligence  et  le 
développement  de  l'esprit  ne  sont  pas  des  gages  tout  à  fait  assurés  de 
l'individualité ,  »  réciproquement,  d'être  soi,  seul  de  sa  race  et  seul 
de  son  espèce,  ce  n'est  pas  non  plus  une  garantie  du  développement 
de  l'esprit  ou  de  l'intelligence.  Le  théologien  a  ici  égaré  le  critique. 
L'individualité,  qui  mesure  bien  la  supériorité  des  consciences,  ne 
mesure  pas  la  valeur  des  esprits.  Dans  l'histoire  de  la  littérature  et  de 
l'art,  il  y  a  des  combinaisons  uniques  auxquelles  on  peut,  auxquelles 
on  doit  préférer  des  combinaisons  moins  rares.  Marivaux,  par  exemple, 
au  xnif  siècle,  est  plus  unique,  si  je  puis  ainsi  dire,  plus  individuel 
que  Voltaire,  et,  inversement,  au  siècle  précédent,  Uourdaloue  le  fut 
beaucoup  moins  sans  doute  que  M™''  de  La  Fayette  ou  que  M"''  de  Sê- 
xigné. 

Ce  n'en  est  pas  moins  là  que  Vinet  a  vraiment  excellé,  comme  critique, 
dans  l'art  délicat,  savant,  et  subtil,  de  démêler  ou  de  caractériser  l'in- 
dividualité des  autres.  Sainte-Beuve,  avec  sa  manière  de  tourner  autour 
du  personnage,  et  presque  uniquement  soucieux  d'étudier  l'homme 
dans  son  œuvre,  l'homme  total,  avec  «  ses  mœurs  domestiques,  le  tic 
familier,  la  gerçure  indéfinissable,  »  Sainte-Beuve,  dans  sa  chasse  à 
l'anecdote,  a  plus  d'une  fois  oublié  l'œuvre,  et  nous  savons  de  lui  des 
jugemens  bien  étranges.  Nisard,  dans  son  ignorance  alTectée,  je  ne  dis 
pas  même  de  la  psychologie,  mais  de  la  biographie  des  grands  écri- 
vains, les  a  traités  trop  souvent  comme  il  eût  fait  d'illustres  anonymes 
dont  l'œuvre  seule,  pour  ainsi  dire,  lui  garantissait  l'existence.  Vinet, 
lui,  les  a  connus  aussi  bien  que  Sainte-Beuve;  mais  tout  ce  qu'il  pou- 
vait savoir  de  leur  personne,  c'est  à  une  interprétation  plus  intime  de 
leurs  œuvres  qu'il  l'a  fait  uniquement  servir;  écrivain  moins  habile 
sans  doute  que  Nisard,  et  juge  habituellement  moins  sûr,  mais,  en 
revanche,  combien  plus  pénétrant  !  Dans  un  Corneille  et  dans  un  Racine, 
dans  un  Voltaire  et  dans  un  Rousseau,  ce  qu'il  a  surtout  cherché,  c'est 
ce  qui  fait  qu'ils  sont  eux;  il  l'a  trouvé  sans  sortir  de  leurs  œuvres, 
en  s'y  enfermant  au  contraire;  et  j'ose  dire  qu'en  général  il  l'a  mieux 
montré,  plus  ingénieusement  que  personne. 


220  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Il  faut  le   suivre  dans  cette  voie.   Nous  avons  trop  donné,  depuis 
trente  ans  ou  davantage,  aux  grandes  causes,  aux  «  grandes  pressions 
environnantes  :  »  la  race,  le  milieu,  le  moment,  — dont  l'action  est  cer- 
taine, mais  obscure,  —  et  qui  expliquent  bien  le  génie  des  nations  ou 
le  caractère  des  siècles,  qui  n'expliquent  pas,  ou  qui  expliquent  moins 
le  caractère  et  le  génie  des  individus.  Si  d'ailleurs  nous  avons  le  pou- 
voir en  nous  de  résister  à  celui  des  grandes  causes,  et  d'équilibrer  la 
pression  de  la  race,  par  exemple,  ou  celle  du  moment,  c'est  ce  que  je 
n'examine  point,  et  j'en  laisse  volontiers  le  problème  à  la  métaphy- 
sique. Mais  évidemment,  dans  la  même  race  et  chez  le  même  peuple, 
au  même  moment  de  son  histoire  et  dans  le  même  milieu,  quelquefois 
dans  une  même  famille,  si,  de  deux  hommes,  l'un  est  Thomas  et  l'autre 
Pierre  Corneille,  si   l'un  est  Scarron  et  si  l'autre  est  Molière,  il  faut 
bien  qu'en  chacun  d'eux  il  y  ait  quelque  chose  de  différent  de  l'autre, 
et,  dans  tous  les  deux,  de  leurs  contemporains.  C'est  ce  que  nous  appe- 
lons leur  individualité,  dans  la  composition  ou  dans  la   définition  de 
laquelle  nous  n'avons  besoin  de  rien   faire  intervenir  de  mystérieux 
ou  d'encore  innomé.  Comme  en  effet  on  voit,  dans  la   nature,   les 
mêmes  élémens  simples,  combinés  en  des  propoitions  différentes,  en- 
gendrer des  corps  dont  les  propriétés  différent  également  de  celles  des 
corps  qui  leur  ressemblent  le  plus,  et  de  leurs  élémens  ;  ainsi,  cha- 
cun de  nous  apporte  en  naissant  des  aptitudes  qui  sont  uniquement 
siennes,  et  pas  plus  que  nous  ne  rencontrons  deux  visages  humains 
qui  se  ressemblent,  deux  Ménechmes  ou  deux  Sosies,  pas  plus  il  n'y 
a  deux  esprits  parfaitement   semblables.   L'individualité,   parmi  les 
hommes,  c'est  ce  qui  fait  de  chacun  d'eux  un  exemplaire  unique  de 
lui-même,   une  combinaison,  si  je  puis  ainsi  dire,  qui  n'a  pas  besoin 
d'être  rare  pour  être  singulière.   Et  de  là  cette  conséquence  :  que, 
fût-elle  un  «  produit  »  de  la  race,  du  moment  ou  du  milieu,  l'indivi- 
dualité, rien  qu'en  s'y  mêlant,  modifie  l'action  des  grandes  causes. 
Après  qu'un  Dante,  par  exemple,  ou  un  Shakspeare  ont  passé,  les 
«  grandes  pressions  »  elles-mêmes  diffèrent  de  tout  ce  qu'ils  y  ont 
ajouté  qui  n'y  était  point  compris  avant  eux.  Ou  plutôt,  l'individualité 
dans  l'histoire  est  une  de  ces  grandes  causes  dont  on  parle,  —  et  je 
crains,  comme  je  le  disais,  que  depuis  un  demi-siècle,  historiens  ou 
critiques,  nous  ne  l'ayons  vraiment  trop  oublié. 

Car  enfin ,  si  l'individualité  manifeste  quelque  part  son  pouvoir, 
n'est-ce  pas  précisément  dans  l'histoire  de  la  littérature  et  de  l'art? 
Quelques  grands  écrivains,  j'y  consens,  —  Voltaire  ou  Bourdaloue,  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure,  —  peuvent  bien  être  considérés  comme 
l'expression  de  leur  race  ou  de  leur  temps,  quoique,  si  leur  individua- 
lité n'a  rien  de  très  singulier,  cependant  elle  soit  déjà  rare.  Leurs  qua- 
lités d'éloquence  ou  d'esprit  sont  celles  de  leurs  contemporains,  qui  s'y 


REVUE   LITTÉRAIRE.  221 

reconnaissent,  pour  ne  pas  dire  qu'ils  s'y  mirent  avec  complaisance;  et 
déjà  c'est  une  chose  rare  que  d'avoir  à  soi  tout  seul  autant  d'esprit  ou 
d'éloquence  que  tous  ses  contemporains  ensemble.  Mais,  plus  souvent 
encore,  c'est  pour  leur  individualité  que  les  artistes  ou  les  écrivains 
s'inscrivent  dans  l'histoire  de  la  littérature  ou  de  l'art.  La  différence 
qui  paraît  entre  eux  et  leurs  contemporains,  voilà  ce  qui  consacre  et 
ce  qui  fait  durer  leur  mémoire.  Nous  ne  leur  demandons  pas  d'être 
très  grands,  il  nous  suffit  qu'ils  soient  originaux.  Inversement,  s'ils  ne 
sont  pas  originaux,  nous  les  négligeons,  et  nous  avons  raison.  Ou  en- 
core, si  nous  les  lisons,  si  nous  lisons  ]\Iairet,  par  exemple,  ou  Rotrou, 
ce  n'est  pas  pour  eux,  ni  pour  notre  plaisir,  c'est  parce  qu'ils  en  ont 
précédé  ou  préparé  de  plus  grands  qu'eux-mêmes,  c'est  pour  nous  ap- 
prendre à  sentir  la  différence  qui  les  sépare  de  Corneille,  et  c'est  tou- 
jours, on  le  voit,  pour  nous  habituer  à  mettre  à  leur  vrai  prix  le  génie, 
l'originalité,  l'individualité. 

Mais  un  moraliste  comme  Vinet,  tout  en  recherchant  et  tout  en  louant 
par-dessus  les  autres  qualités  celles  qui  font  l'originalité,  ne  pouvait 
pas  méconnaître  les  dangers  de  l'individualisme.  Aussi,  s'est-il  con- 
stamment efforcé  de  distinguer  l'individualisme  et  l'individualité.  «  Je 
ne  crains  pas,  a-t-il  encore  dit  dans  ses  Études  sur  Biaise  Pascal,  qu'au- 
cun de  vous  confonde  dans  une  fraternité  imaginaire  deux  ennemis 
jurés  :  l'individualisme  et  l'individualité  :  le  premier,  obstacle  et  néga- 
tion de  toute  société,  la  seconde,  à  qui  la  société  doit  tout  ce  qu'elle  a  de 
saveur,  de  vie,  et  de  réalité.  »  Ces  distinctions  sont  un  peu  subtiles,  et  il 
semble  bien  que  le  théologien  et  le  critique  se  gênent  encore  ici  l'un, 
l'autre.  C'est  le  théologien  qui  l'emporte  dans  le  passage  suivant  : 
«  Aussi  longtemps  que  l'homme  est  immortel,  il  vaut  plus  que  l'huma- 
nité, qui  ne  l'est  pas.  Aussi  longtemps  que  l'individu  attend  d'un  juge- 
ment au-delà  de  ce  monde,  il  est  plus  grand  que  la  société  qui  n'en 
attend  point...  L'immortalité  de  l'âme  détrône  la  société  et  la  met 
aux  pieds,  non  de  l'individu  sans  doute,  mais  de  l'individualité.  »  Je 
n'aime  pas  voir  ainsi  les  droits  de  l'individu  mis  dans  la  dépendance 
et  au  hasard  d'une  hypothèse  métaphysique.  11  y  a  d'ailleurs  une  dis- 
tinction certaine,  je  l'accorde,  sinon  peut-être  une  contradiction  entre 
l'individualisme  et  l'individualité,  ou,  pour  nous  servir  de  mots  moins 
ressemblans,  qui  prêtent  moins  à  la  confusion,  entre  l'égoïsme  et  l'ori- 
ginalité. Mais  quelle  est-elle  exactement,  c'est  ce  que  Vinet  n'a  pas  pu 
dire,  et,  si  j'avoue  pour  ma  part  que  je  serais  embarrassé  de  mieux 
faire,  il  faut  savoir  quelquefois  ne  pas  mettre  dans  nos  opinions  plus 
de  logique  et  de  cohésion  que  leurs  objets  n'en  comportent. 

Il  a  été  plus  heureux  quand,  pour  achever  sa  doctrine  et  compléter 
son  œuvre,  il  a  le  premier,  je  crois,  ou  l'un  des  premiers  essayé  de  sai- 
sir d'un  seul  coup  d'œil  toute  l'histoire  de  notre  littérature.  Sur  ce  sujet. 


222  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

on  remarquera  qu'encore  aujourd'hui  même,  c'est  ce  qui  nous  manque 
le  plus,  une  histoire  qui  en  soit  une,  si  je  puis  ainsi  dire  ;  la  véritable 
et  vivante  histoire  dont  Nisard  a  tellement  simplifié,  réduit,  et  systé- 
matisé les  grandes  lignes  qu'on  prendrait  la  sienne  pour  un  théorème; 
l'histoire  que  Sainte-Beuve  lui-même,  dans  ses  Causeries,  à  force  de 
battre  les  buissons,  aurait  plutôt  embrouillée  qu'éclaircie. 

Grâce  à  ses  préoccupations,  morales  autant  que  littéraires,  c'est  cette 
histoire  qu'a  entrevue  Vinet,  si  même  on  n£  peut  dire  qu'il  en  a  tracé 
l'esquisse,  —  pour  ceux  au  moins  qui  savent  lire,  —  dans  V  [jUrodnction 
de  son  Histoire  de  la  Utlérature  française  au  XVIW  siècle.  Non  pas 
sans  doute  qu'il  se  soit  aperçu  le  premier  que  le  XYif  siècle,  dans 
son  ensemble,  «  pouvait  être  considéré  comme  une  halte,  un  es- 
pace intermédiaire  entre  deux  époques  de  critique  et  de  négation  ;  » 
ou  encore,  et  pour  en  emprunter  à  Sainte-Beuve  l'image  expressive, 
comme  un  pont,  jeté  sur  le  courant  qui  relie  Montaigne  à  Pierre 
Bayle  et  l'auteur  de  Pantagruel  à  celui  du  Rêve  de  d'Alembert.  Mais, 
considérant  que  la  Renaissance  était,  dans  un  monde  chrétien,  la 
réapparition  de  l'antique  naturalisme,  il  a  vu  que  la  réforme,  et  après 
la  réforme,  le  jansénisme  étaient,  eux,  un  eîTort  pour  sauver  la  morale 
au  moins  des  ruines  du  moyen  âge.  Le  xvn'^  siècle  a  semblé  justifier  la 
tentative,  et,  pendant  cinquante  ou  soixante  ans,  on  a  pu  croire  qu'on 
avait  enrayé  le  progrès  du  naturalisme.  Mais  il  n'a  pas  tardé  long- 
temps à  reprendre  son  cours,  plus  impétueux,  plus  violent  de  tout  ce 
qu'il  avait  rencontré  de  résistance,  et  les  derniers  «  philosophes  »  ont 
fini  par  conclure  qu'il  fallait,  selon  le  mot  célèbre,  «  se  déchristianiser 
et  se  rendre  Grec  ou  Romain  par  l'âme.  »  De  telle  sorte  que  les  der- 
nières années  du  xviif  siècle  rejoignent  ainsi  les  commencemens  du 
xvr  siècle  ;  et  trois  cents  ans  d'histoire  littéraire  se  distribuent,  s'ordon- 
nent et  se  composent  par  rapport  à  un  seul  problème. 

Sur  quelle  conception  de  la  vie  réglerons-nous  la  conduite  ?  C'est  la 
question  que  Rabelais  a  posée  et  qu'il  a  résolue  dans  le  sens  que  l'ora 
sait;  la  question  que  Calvin,  que  Pascal,  que  Bossuet,  que  Leibniz,  ont 
décidée  dans  le  sens  précisément  contraire  ;  et  la  question  enfin  que 
V Encyclopédie,  en  la  ramenant  à  son  point  de  départ,  a  résolue  comme 
la  Renaissance.  Ou  en  d'autres  termes  encore  :  le  xvif  siècle  est  une 
«  réaction  »  contre  le  xvi*,  mais  le  xviii®  à  son  tour  en  est  une  contre 
le  xv!!*",  et  comme  c'est  le  même  problème  que  l'on  continue  d'agiter, 
le  xviii'^  siècle,  par-delà  le  xvn"  siècle,  dans  ses  traits  les  plus  géné- 
raux, reproduit,  renouvelle,  et  en  même  temps  fortifie  la  tradition 
du  XVI®. 

Encore  ici,  je  crois  que  Vinet  a  raison,  et  quand  il  aurait  tort,  —  je 
veux  dire,  si  l'on  refusait  de  mettre  ainsi  dans  une  histoire  de  la  litté- 
rature française,  la  question  morale  au  premier  plan, —  il  aurait  toujours 


REVUE   LITTÉRAIRE.  22S 

raison,  puisque  d'aucun  autre  point  de  vue,  vous  ne  pourrez,  en  effet, 
mieux  reconnaître  ni  mieux  déterminer  les  «  masses  »  de  cette  his- 
toire ;  d'aucune  autre  manière  vous  ne  pourrez  plus  aisément  grouper 
les  hommes  ni  définir  les  caractères  des  œuvres;  ni  d'aucun  autre 
sommet  vous  ne  discernerez  plus  nettement  la  division,  la  succession, 
la  diversité  des  époques.  Mais  je  vais  plus  loin;  et  je  dis  que  le  théo- 
logien, s'il  l'a  quelquefois  gêné,  a  au  contraire  ici  singulièrement  aidé 
le  critique  et  l'historien.  En  réalité,  pendant  trois  cents  ans,  la  ques- 
tion religieuse  a  été  l'àme  de  la  littérature.  De  XlnsiUulion  chrétienne 
au  Génie  du  christianisme,  en  passant  par  les  Essais  de  Montaigne  et 
par  les  Pensées  de  Pascal,  par  les  Sermons  de  Bossuet  et  par  le  Tartufe 
de  Molière,  par  VAthalie  de  Racine  et  par  le  Candide  de  Voltaire,  il  n'y 
a  pas  une  grande  œuvre  qui  ne  soit  plus  ou  moins  pour  ou  contre  la 
religion  ;  et  il  serait  bien  étonnant  que  la  connaissance  ou  la  curiosité 
des  choses  de  la  religion  ne  fussent  pas  de  quelque  secours  à  l'intelli- 
gence, et  au  jugement  d'une  telle  littérature. 

Voilà  sans  doute  bien  des  services.  Comment  donc  expliquer  que  la 
réputation  de  Vinet,  qui  de  son  vivant  même  avait  déjà  franchi  les 
frontières  de  sa  patrie,  ne  soit  pas  plus  grande  ni  plus  solidement 
établie  parmi  nous?  C'est  qu'en  premier  lieu,  s'il  a  eu  des  idées, 
beaucoup  d'idées,  de  très  générales  et  de  très  ingénieuses,  il  a  man-' 
que,  je  ne  sais  d'ailleurs  comment  ni  pourquoi,  de  la  force  d'esprit 
qu'il  lui  eût  fallu  pour  les  développer  ou  les  faire  valoir.  Ses  vues,, 
quand  elles  sont  profondes,  sont  courtes,  mais,  quand  elles  sont  plus 
longues  ou  plus  larges,  elles  sont  vagues.  A  la  vérité,  quoique  nous 
ayons  de  lui  vingt  ou  vingt-cinq  volumes,  dont  il  y  en  a  bien  une 
dizaine  sur  l'histoire  de  la  littérature,  nous  n'avons  pourtant  que  des 
fragmens  de  son  œuvre,  dont  il  n'a  pas  eu  le  temps  d'équilibrer  les 
proportions.  Mais  autant  qu'on  en  puisse  juger,  «  le  temps  n'eût  rien 
fait  à  l'affaire,  »  et  très  capable  de  concevoir  le  plan  d'une  grande 
œuvre,  il  semble  qu'il  le  fût  beaucoup  moins  de  l'exécuter.  Comme 
d'ailleurs  on  faisait  volontiers  en  son  temps,  il  met  ses  idées  dans  une 
espèce  de  Discours  préliminaire,  et  content  de  les  y  avoir  mises,  il  ne 
les  oublie  pas,  mais  on  dirait  qu'il  les  oublie,  à  mesure  qu'il  avance  et 
qu'il  essaie  de  pénétrer  dans  le  détail  des  choses. 

J'ajouterai  qu'il  écrit  mal;  et  rien  ne  m'a  plus  étonné,  dans  cet 
article  d'Edmond  Scherer  dont  j'ai  cité  quelques  mots,  que  d'y  lire  ce 
jugement  du  style  de  Vinet  :  «  Si  j'avais  à  définir  le  style  de  Vinet,  je 
dirais  qu'il  a  mis  l'esprit  dans  le  style,  comme  d'autres  y  ont  mis  l'ima- 
gination, lia  l'image  heureuse,  appropriée,  mais  il  a  surtout  l'inattendu 
de  l'image,  la  rencontre  fortuite,  le  contraste  piquant.  L'esprit  qui  con- 
siste dans  le  rapprochement  à  la  fois  exact  et  imprévu  ;  l'esprit  éclate 
sous  sa  plume  comme  les  étincelles  qui  partent  d'une  machine  élec- 


22Ù  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

trique  trop  chargée.  C'est  un  feu  roulant  de  choses  ingénieuses.  Ce  sont 
des  allusions,  des  intentions,  des  comparaisons  qui  se  croisent,  qui 
s'enchevêtrent  et  qui  finiraient  par  éblouir,  si  le  tout  n'était  soutenu 
d'un  dessin  ferme  et  net.  »  C'est  à  peu  près  ainsi  que  l'on  pourrait 
louer  le  style  de  Marivaux;  et  comme,  par  malheur,  il  n'y  en  a  pas  qui 
soit  moins  convenable  aux  idées  que  traite  habituellement  Vinet,  on  ne 
saurait,  à  notre  avis,  en  croyant  servir  sa  réputation  d'écrivain,  lui 
nuire  davantage. 

A  vrai  dire,  il  est  lourd  et  précieux,  lourd  quand  il  s'abandonne, 
€t  précieux  quand  il  se  travaille,  avec  moins  d'esprit,  comme  la 
plupart  des  précieux,  que  d'envie  d'en  avoir.  Ses  allusions  me  dérou- 
tent, ses  intentions  m'importunent,  et  ses  comparaisons  m'affligent. 
«  L'esprit  humain  marche  par  antithèse  et  par  réaction  :  il  ressemble 
au  pendule,  dont  les  oscillations  vont  sans  cesse  de  gauche  à  droite  et 
de  droite  à  gauche.  Mais  le  pendule  demeure  enchaîné  ;  la  valeur  de 
l'une  de  ses  oscillations  est  perpétuellement  compensée  par  celle  de 
l'autre  ;  tandis  que  l'action  et  la  réaction  de  l'esprit  humain  ne  se  dé- 
truisent pas  complètement  :  il  reste  toujours  un  excédent,  et  ces  excé- 
dons additionnés  forment  la  somme  des  progrès  de  l'esprit  humain.  » 
Voilà  de  ses  comparaisons;  et  voici  de  ses  images:  «Au  sein  du  bassin 
limpide,  mais  profond,  où  s'arrête  l'esprit  du  xvn®  siècle,  on  entrevoit 
la  forme  du  monstre  qui  doit  plus  tard  arriver  au  jour.  »  J'en  citerais 
bien  d'autres  encore,  s'il  le  fallait,  mais  je  me  le  reprocherais  à  moi- 
même,  et  ces  exemples  suffisent  à  prouver  que  Vinet,  qui  a  si  bien 
parlé  du  style  des  autres,  n'a  pas  eu,  pour  lui,  le  sentiment  du  style. 
Encore  une  fois,  il  écrit  mal,  et  les  défauts  de  sa  manière  d'écrire  sont 
justement  ceux  de  tous  qu'on  pardonne  le  moins  au  critique  et  à 
l'historien. 

Que  restera-t-il  donc  d'Alexandre  Vinet?  Car  je  ne  l'ai  pas  assez  dit, 
en  termes  assez  clairs,  et  c'est  par  là  que  je  veux  terminer.  Il  en  res- 
tera tout  d'abord  ce  que  l'on  pourrait  appeler  un  penseur  dans  la  cri- 
tique et  dans  l'histoire  de  la  littérature,  abondant  et  fécond  en  idées, 
qu'il  n'a  pas  eu  la  force  ou  le  temps  de  développer  lui-même,  et 
qu'ainsi  nous  pouvons  lui  reprendre  pour  nous  les  approprier.  C'est  ce 
que  savent  bien  tous  ceux  qui  ont  pratiqué  ses  Moralistes  français,  ou 
ses  Poètes  finançais  sous  Louis  XIV,  ou  son  Histoire  de  la  Littérature  fran- 
çaise au  XVIII  siècle,  ou  ses  Études,  le  premier  volume  surtout  de  ses 
Études  sur  la  littérature  française  au  XIX^  siècle,  où  il  a  si  bien  parlé  de 
Chateaubriand  et  de  M"""  de  Staël.  D'autres  amusent  ou  charment,  si 
l'on  veut,  davantage,  comme  Sainte-Beuve;  et  d'autres,  comme  Nisard, 
ont  cette  supériorité  sur  lui,  d'avoir  mis  tout  leur  talent  et  donné  leur 
mesure  dans  un  livre  durable  ;  Vinet  fait  penser  ;  il  aide  surtout  à  pen- 
ser, ou  mieux  encore  il  y  excite  ;  et,  de  combien  de  nous  en  peut-on 


REVUE    LITTÉRAIRE.  225 

dire  autant  ?  Psychologue,  longtemps  avant  que  ce  mot  fût  à  la  mode, 
et  moraliste  ingénieux,  pénétrant,  profond,  personne  encore  n'a  parlé 
mieux  que  lui  de  quelques-uns  de  nos  grands  écrivains,  et  en  particu- 
lier de  Pascal,  —  le  Pascal  des  Provinciales,  mais  surtout  celui  des  Pen- 
sées,—  non  pas  même  Sainte-Beuve,  et  encore  bien  moins  Victor  Cousin. 
C'est  quelque  chose,  et  c'est  même  beaucoup,  si  nos  jugemens  nous 
jugent  nous-mêmes,  et  que  de  bien  parler  de  quelques  hommes  extra- 
ordinaires, ce  soit,  pour  ainsi  dire,  se  mettre  un  peu  de  leur  famille. 
Ni  Cousin  ni  Sainte-Beuve  n'étaient  de  la  famille  de  Pascal.  Et  ce  fut 
enfin  une  âme  haute  et  noble,  une  de  ces  âmes  rares,  qui  sont  natu- 
rellement, ou  nécessairement,  pour  beaucoup  de  raisons,  plus  rares  en 
critique  qu'ailleurs.  Car,  vous  ne  croyez  pas  sans  doute,  — je  ne  nomme 
ici  que  des  morts,  tout  à  fait  morts,  —  vous  ne  croyez  pas  qu'ils 
eussent  l'âme  noble,  les  La  Harpe  ou  les  Fréron  ?  Aussi,  bien  des 
choses  leur  ont-elles  échappé,  toutes  celles  qu'on  nomme  à  peu  près 
des  mêmes  noms  en  morale  et  en  littérature:  délicatesse  du  sentiment, 
distinction  de  l'esprit,  élévation  de  la  pensée,  toutes  ces  qualités  plus 
intimes  et  par  conséquent  plus  cachées,  qui  peuvent  autant  pour  faire 
durer  les  œuvres  que  la  vérité  de  l'observation,  que  la  richesse  de 
l'imagination,  que  la  splendeur  du  style.  Mais  c'est  précisément  ce  que 
Vinet  a  le  mieux  connu,  ce  qu'il  a  le  mieux  mis  en  lumière,  et  c'est  ce 
qui  fait  l'entière  originalité  de  sa  critique.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  noble 
dans  la  littérature  ou  de  plus  exquis,  voilà  ce  qu'il  a  le  plus  profon- 
dément senti  lui-même,  et  le  mieux  exprimé  ;  et  il  est  bien  possible 
que  ses  livres  ne  soient  pas  des  livres,  qu'ils  ne  soient  que  des  notes, 
et  des  notes  souvent  mal  écrites,  mais  voilà  cependant  ce  qu'on  ne 
trouvera,  ce  que  du  moins,  pour  ma  part,  je  n'ai  jamais  trouvé  qu'en 
eux. 


F.  BnuNiTiÈnE. 


TCMK  xrviii    —  1890.  15 


9CS 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


28  février. 

Si  on  voulait  se  représenter  des  hommes  de  parti,  des  politiques  de 
parlement,  des  ministres  dupes  de  la  plus  étrange  des  hallucinations, 
aveuglément  occupés  à  gaspiller  une  situation,  à  ruiner  un  régime,  des 
institutions,  en  ajoutant  les  fautes  aux  fautes,  les  inconséquences  aux 
inconséquences,  que  pourrait-on  imaginer  de  mieux  que  ce  qui  existe 
aujourd'hui?  Il  est  certain  qu'on  a  rarement  vu  chambres  et  minis- 
tère laisser  plus  bénévolement  échapper  toutes  les  occasions  de  ren- 
trer dans  la  vérité  d'une  sérieuse  et  libérale  politique,  pour  se  perdre 
plus  que  jamais,  avec  un  véritable  acharnement  de  médiocrité,  dans 
toutes  les  maladresses,  dans  les  petites  tactiques,  dans  les  plus  vul- 
gaires expédiens  de  parti.  Il  y  a  dans  nos  régions  officielles  une  sorte 
de  fanatisme  étroit  et  subalterne  qui  rabaisse  tout,  qui  empêche  de 
voir  la  réalité  des  choses  et  n'a  plus  même  l'excuse  de  la  passion. 

Lorsqu'au  dernier  automne,  un  scrutin  qui  ne  manquait  pas  d'une 
certaine  gravité ,  d'une  certaine  solennité  émouvante,  s'ouvrait  en 
France,  on  ne  savait  pas  trop,  il  faut  l'avouer,  ce  qui  allait  arriver, 
—  ce  qui  allait  sortir  de  cette  urne  mystérieuse.  On  le  savait,  à 
n'en  pas  douter,  le  lendemain.  Le  résultat  était  aussi  clair,  aussi  déci- 
sif qu'il  pouvait  l'être.  A  travers  les  obscurités  et  les  confusions  inévi- 
tables d'un  si  vaste  mouvement,  le  pays  avait  manifesté  ses  vœux, 
ses  sentimens,  ses  intimes  aspirations  avec  une  irrésistible  évidence... 
Ou  les  élections  n'avaient  aucun  sens,  ou  cette  grande  masse  fran- 
çaise, qu'on  venait  d'interroger,  avait  dit  qu'elle  ne  demandait  ni 
un  changement  de  régime,  ni  une  révolution  d'institution,  qu'elle 
demandait  tout  simplement  une  politique  laissant  de  côté  les  vaines 
querelles,  les  guerres  de  parti  pour  s'occuper  désormais  de  rétablir 
l'ordre  dans  les  finances,  la  paix  dans  les  esprits,  l'équité  conciliante 


Jl 


» 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  227 

dans  l'administration.  C'était  le  programme  d'une  législature,  d'un 
gouvernement  que  le  vote  populaire  venait  de  tracer  instinctivement. 
La  plupart  des  républicains  eux-mêmes  en  convenaient  au  lendemain 
des  élections,  lorsqu'ils  avaient  encore  le  sentiment  de  la  crise  à 
laquelle  ils  venaient  d'échapper  par  un  succès  presque  inespéré.  Six 
mois  sont  passés  depuis,  on  dirait  que  des  années  se  sont  écoulées, 
que  tout  est  déjà  oublié,  et  c'est  là  justement  la  première  cause  de 
cette  impuissance  turbulente  et  confuse  où  l'on  se  débat  aujourd'hui 
sans  prévoyance  et  sans  direction. 

A  peine  rentrés  dans  cette  atmosphère  factice  du  Palais-Bourbon, 
des  réunions  plénières,  des  intrigues  de  couloirs,  les  élus  de  la  veille, 
tout  fiers  de  se  retrouver  une  majorité,  oubliant  lestement  le  pays, 
semblent  n'avoir  plus  songé  qu'à  exploiter  leur  victoire,  à  exercer  leurs 
petites  représailles,  à  renouer  leurs  combinaisons  de  parti.  Les  mo- 
dérés, qui  avaient  eu  quelque  succès,  sont  passés  on  ne  sait  où  ;  ils 
reparaîtront  sans  doute  quelque  jour,  —  pour  le  moment  ils  ont  disparu, 
ils  sont  restés  silencieux.  Tout  ce  qu'ils  ont  pu  a  été  de  ne  pas  mêler 
leur  voix  à  celle  de  M.  Ribot,  qui  a  prouvé  sa  modération  et  son  tact 
politique  en  déployant  son  éloquence  contre  les  influences  cléricales. 
Les  radicaux  ont  repris  leur  hardiesse  et  n'ont  rien  négligé  pour  impo- 
ser bruyamment  leur  domination  en  intimidant  les  indécis  de  l'oppor- 
tunisme. Entre  tous  ces  camps,  le  gouvernement,  ahuri,  renonçant  à 
avoir  une  volonté,  passe  depuis  trois  mois  son  temps  à  louvoyer,  à  se 
donner  une  apparence  de  maintien,  à  flotter  entre  tous  les  partis,  et, 
en  définitive,  à  plier  aux  premières  injonctions  des  radicaux.  Ils  sont 
là,  tous  mêlés,  gouvernement  et  partis,  impuissans  à  former  une  ma- 
jorité et  à  donner  au  pays  ce  qu'il  demande,  allant  au  hasard,  toujours 
prêts  à  accumuler  sans  réflexion  les  inconséquences  et  les  fautes.  Ils 
ne  peuvent  s'en  défendre,  soit  qu'ils  provoquent  par  des  invalidations 
systématiques  de  nouvelles  élections  boulangistes,  comme  les  der- 
nières élections  de  Paris,  soit  qu'ils  se  trouvent  en  face  de  quelque 
incident  imprévu,  comme  cette  affaire  où  un  jeune  prince,  à  la  har- 
diesse généreuse  et  séduisante,  a  suffi  pour  troubler  leur  sang-froid 
depuis  la  première  jusqu'à  la  dernière  heure. 

Eh!  sans  doute,  elle  a  mal  commencé,  elle  finit  plus  mal  encore, 
cette  étrange  affaire  où,  pour  n'avoir  pas  eu  au  début  une  idée  nette, 
un  peu  de  résolution,  on  a  été  entraîné  de  faute  en  faute,  sans  qu'on 
soit  arrivé  au  bout.  Et  s'il  en  est  ainsi,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  eu  un  gou_ 
vernement  ayant  le  sentiment  vrai  et  politique  des  choses,  sachant  se 
dégager  des  petitesses  de  parti  et  accepter  sans  faiblesse  la  responsa- 
bilité d'un  acte  de  prévoyance.  On  s'est  exposé  à  s'entendre  dire  bruta- 
lement par  un  journal  anglais  qui  n'est  même  pas  des  plus  hostiles, 
le  Times,  que  décidément  «  un  homme  d'état  ne  s'improvise  pas  plus 
qu'un  cordonnier,  et  que  pour  être  capable  de  gouverner  une  nation 


'228  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

un  long  apprentissage  est  aussi  nécessaire  que  celui  qu'on  demande  à 
ceux  qui  sont  chargés  de  confectionner  une  paire  de  bottes.  »  La  com- 
paraison n'est  peut-être  pas  des  plus  relevées;  elle  n'est  que  plus  si- 
gnificative. Assurément,  s'il  y  avait  eu  dès  l'origine  un  gouvernement, 
il  aurait  aussitôt  jugé  de  haut  cet  incident  inattendu  ;  il  ne  lui  aurait 
pas  laissé  le  temps  de  grandir,  il  en  aurait  fini  dès  le  premier  soir  en 
ramenant  à  la  frontière  le  brillant  conscrit  qui  venait  réclamer  sa 
place  dans  l'armée  française.  On  a  hésité  et  c'est  la  première  faute. 
On  a  laissé  s'engager  un  procès  qui  était  déjà  une  complication  et  où 
M.  le  duc  d'Orléans  s'est  naturellement  montré  ce  qu'il  est,  un  jeune 
prince  au  cœur  ému  de  patriotisme,  impatient  de  servir  son  pays,  ris- 
quant avec  une  bonne  grâce  chevaleresque  sa  liberté.  Il  n'a  pas  mar- 
chandé avec  ses  juges,  il  s'est  livré  tout  entier  avec  la  franchise  de  ses 
vingt  ans.  La  condamnation  a  été  prononcée:  c'était  encore  une  occa- 
sion d'en  finir  et  il  paraît  bien  qu'on  en  a  eu  la  pensée.  La  grâce,  une 
grâce  immédiate,  sans  condition,  répondait  sûrement  aux  vœux  de  M.  le 
président  de  la  République, —  elle  était  même,  dit-on,  déjà  décidée  et  ar- 
rêtée ;  mais  voilà  où  la  débâcle  a  commencé  !  M.  le  président  du  conseil, 
avant  d'aller  plus  loin,  a  voulu  prendre  l'air  du  Palais-Bourbon,  «  aller 
causer  familièrement  avec  ses  amis,  »  comme  il  le  disait  hier.  Il  s'est 
vu  aussitôt  assailli  par  les  clabauderies  radicales  et  le  cœur  ministériel 
s'est  glacé,  on  n'a  plus  osé  !  non,  on  n'a  plus  même  osé  avouer  qu'on 
avait  eu  cette  pensée  de  rendre  la  liberté  à  un  jeune  homme  coupable 
d'avoir  voulu  être  un  soldat  de  la  France.  Et  alors  qu'a-t-on  fait?  On  a 
procédé  en  vérité  comme  dans  un  complot.  On  est  allé  nuitamment  ré- 
veiller le  jeune  prince  qui  dormait  en  paix;  puis  ce  grand  criminel  a 
été  expédié  furtivement,  avec  toute  sorte  de  précautions,  entre  deux 
agens  de  sûreté  sur  une  maison  centrale,  sur  Clairvaux, 

Allons,  l'expédition  a  bien  marché  !  M.  le  ministre  de  l'intérieur,  à  ce 
qu'on  nous  raconte,  recevait  ce  soir-là,  d'heure  en  heure,  les  nou- 
velles de  l'opération,  en  s'amusant  à  un  vaudeville  du  Palais-Royal,  et 
il  a  pu  être  content  de  sa  police  !  M.  le  duc  d'Orléans,  mis  en  voiture 
entre  minuit  et  une  heure  du  matin,  n'a  pas  rencontré  de  manifestans 
prêts  à  l'enlever  sur  le  quai  de  l'Horloge  pour  le  conduire  à  l'Elysée,  et 
il  n'a  tenté  aucune  révolution  sur  le  chemin  de  Clairvaux!  Les  plus 
basses  envies  démagogiques  sont  satisfaites,  le  jeune  prince  aura  de 
la  cellule,  dans  le  voisinage  des  bandits  vulgaires!  Ceux  qui  savent 
comment  on  a  raison  du  ministère  l'avaient  annoncé  ;  c'était  ce  qu'ils 
voulaient,  c'est  fait!  La  république  est  sauvée! —  Malheureusement,  en 
gardant  son  prisonnier,  le  gouvernement  n'a  pas  diminué  ses  embar- 
ras; il  n'a  fait,  au  contraire,  que  les  augmenter  en  donnant  à  l'acte 
d'une  jeunesse  hardie  le  prestige  de  l'épreuve,  de  la  captivité,  et  en  se 
mettant  lui-même  dans  une  situation  sans  issue;  mais  il  y  a,  de  plus, 
un  fait  qui  a  bien  quelque  gravité  et  auquel  on  ne  prend  pas  garde. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  229 

Le  droit  de  grâce,  qui  est  inscrit  dans  la  constitution,  esi  un  droit  per- 
jp'jnnel,  spontané,  attribué  au  président  de  la  république.  Ce  droit 
paraît  avoir  été  réellement  exercé;  l'usage  qui  en  avait  été  fait  dans  la 
circonstance  la  plus  avouable  a  été  cependant  bel  et  bien  désavoué, 
d'une  heure  à  l'autre,  devant  le  bon  plaisir  de  quelques  agitateurs  sans 
mandat.  11  est  donc  démontré  qu'avec  la  complicité  ministérielle,  le 
chef  de  l'État  a  été  atteint  dans  une  de  ses  plus  éminentes  préroga- 
tives, que,  par  une  indigne  fiction,  le  droit  de  grâce  est  passé  de  M.  le 
président  de  la  république  à  un  clan  radical.  On  aura  beau  subtiliser, 
on  a  subi  la  loi  des  radicaux,  et  c'est  ainsi  que  le  ministère  a  réussi 
à  couronner  la  série  de  ses  fautes  par  une  dernière  faute  qu'il  faut  bien 
appeler  une  vilenie  commise  sans  conviction,  à  donner  la  mesure  de 
ses  faiblesses,  à  fournir  un  prétexte  de  plus  aux  révisionnistes  contre 
une  constitution  avilie  par  ceux-là  mêmes  qui  sont  chargés  de  la 
défendre. 

Voilà  six  mois  déjà  qu'un  gouvernement  faible  et  une  majorité  qui 
n'est  pas  une  majorité  sont  occupés  à  sauver  la  république  de  la  même 
manière.  Ils  la  sauvent,  tantôt  par  des  actes  de  brutalité  maladroite 
qui  ne  servent  qu'à  populariser  un  jeune  prince  à  la  bonne  humeur 
séduisante,  tantôt  par  des  invalidations  de  paru  qui  tournent  contre 
eux,  tantôt  enfin  par  des  essais  de  lois  répressives  qu'ils  déguisent 
sous  toute  sorte  d'euphémismes.  Au  fond,  ils  ne  sauvent  rien,  ils  ne 
réussissent  à  rien.  Ils  expient  par  l'impuissance  la  première  faute 
qu'ils  ont  commise,  en  se  plaçant  en  dehors  du  courant  du  pays,  en 
interprétant  les  dernières  manifestations  du  suffrage  universel  au  pro- 
fit de  leurs  passions  et  de  leur  domination.  Ils  l'avouent  eux-mêmes,  ils 
se  sentent  dans  une  voie  où  il  n'y  a  ni  une  majorité,  ni  un  gouverne- 
ment, ni  une  politique  saisissable,  où  l'on  ne  se  retrouve  que  pour  ac- 
complir quelque  œuvre  de  parti,  pour  se  donner  le  plaisir  de  quelque 
reprèsaille.  A  quoi  servent  donc  ces  invalidations  qui  ne  sont  même 
pas  encore  épuisées  ?  Les  républicains  de  la  chambre  se  sont  plu  à 
annuler,  presque  sans  examen,  bon  nombre  d'élections  de  Paris,  sous 
prétexte  qu'elles  étaient  boulangistes.  Ils  n'ont  même  pas  été  arrêtés 
par  l'inconvénient  de  raviver  des  agitations  périlleuses  ou  stériles. 
Qu'a-t-on  gagné?  Paris  vient,  il  y  a  quelques  jours,  de  renvoyer  au  Pa- 
lais-Bourbon, à  peu  près  tous  ces  candidats  invalidés,  —  et  comme 
M.  Boulanger  n'est  plus  heureusement  le  héros  du  jour,  comme  le  bou- 
langisme  est  passé  de  mode,  ces  élections  parisiennes  elles-mêmes  ne 
sont  nécessairement  que  l'expression  d'un  mécontentement  persistant. 
Les  autres  invalidations  ont  des  résultats  à  peu  près  semblables;  là 
même  où  le  candidat  invalidé  échoue,  l'élection  prouve  assez  que  le 
pays  ne  cesse  pas  d'être  partagé  en  deux  camps  presque  égaux.  Déci- 
dément les  invalidations  ne  sauvent  rien! 

Pense-t-on  être  plus  heureux  en  s'armant  de  lois  nouvelles  sur  la 


230  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

presse  ou  plutôt  contre  la  presse  pour  la  défense  du  régime?  C'est 
depuis  quelque  temps,  surtout  depuis  les  dernières  crises  et  les  élec- 
tions, une  sorte  de  mot  d'ordre.  Il  y  a  au  Palais-Bourbon  une  proposi- 
tion pour  fortifier  la  répression  des  journaux.  Ces  jours  derniers  à 
peine  il  y  a  eu,  au  Luxembourg,  une  discussion  aussi  savante  qu'ani- 
mée sur  une  motion  semblable  proposée  par  un  brave  modéré,  M.Mar- 
cel Barthe.  L'objet  est  toujours  le  même  :  il  s'agit  de  faire  passer  un 
certain  nombre  de  délits  de  presse  de  la  juridiction  du  jury  à  la  police 
correctionnelle.  La  raison  est  aussi  toujours  la  même  :  c'est  le  déchaL 
nement  outré  et  offensant  de  la  presse.  Assurément ,  depuis  quelques 
années,  les  journaux  se  sont  livrés  à  d'étranges  excès.  Ils  ont  répandu 
sous  toutes  les  formes  l'outrage,  l'injure,  la  calomnie,  la  diffamation, 
sans  respecter  ni  le  rang,  ni  les  services,  ni  les  intérêts  privés,  ni  les 
intérêts  publics,  ni  le  gouvernement,  ni  les  hommes.  C'est  malheu- 
reusement vrai;  mais,  d'abord,  si  ces  excès  ont  été  possibles,  qui  donc 
l'a  voulu?  Lorsqu'il  y  a  dix  ans,  les  républicains,  tout  gonflés  de  leurs 
succès  et  de  leur  fortune,  ont  voulu  faire  leur  loi  sur  la  presse,  ils 
n'avaient  pas  assez  de  dédains  pour  toutes  les  lois  anciennes,  pour  les 
lois  de  1819,  pour  celles  de  1830.  Ils  prétendaient  dépasser  tout  le 
monde  par  leur  libéralisme  et  prouver  que  la  république  seule  pouvait 
supporter  une  liberté  complète.  On  avait  beau  les  avertir  qu'ils  se  pré- 
paraient des  mécomptes  :  ils  n'ont  rien  écouté,  ils  ont  fait  leur  loi  de 
1881,  qui  a  tout  permis.  Aujourd'hui,  on  est  un  peu  honteux  et  repen- 
tant. On  ne  l'avoue  pas  de  peur  d'être  suspect  de  palinodie  et  de 
paraître  renier  ce  qu'on  a  toujours  défendu.  On  a  recours  à  des  euphé- 
mismes. Oh  !  ce  n'est  pas  la  liberté  de  la  presse  qu'on  veut  diminuer, — 
c'est  la  diffamation  qu'on  veut  atteindre  par  un  tout  petit  changement 
de  juridiction!  On  oublie  seulement  que  ce  qu'on  appelle  la  juridiction-, 
c'est  ce  qui  a  toujours  passé  pour  la  vraie  garantie  de  la  liberté  de  la 
presse. 

Encore  si,  dans  un  sentiment  supérieur  de  bien  public,  avec  la 
préoccupation  des  dangers  auxquels  les  excès  des  journaux  peuvent 
exposer  les  intérêts  les  plus  élevés,  on  proposait  une  revision  sérieuse 
et  réfléchie  du  régime  de  la  presse,  ce  serait  une  œuvre  digne  de  ten- 
ter des  esprits  prévoyans.  En  réalité,  ce  qu'on  propose,  c'est  une  me- 
sure de  circonstance,  une  apparence  de  réforme  décousue,  limitée,  une 
manière  de  rendre,  particulièrement  aux  fonctionnaires,  la  garantie  de 
la  police  correctionnelle,  et  de  pouvoir  dire  qu'on  a  maintenu  la  loi 
de  1881.  Bref,  c'est  un  expédient  de  répression  ou  de  combat,  et  les 
expédiens  de  ce  genre  ne  sont  pas  plus  efficaces  que  les  invalidations 
de  parti  ou  les  rigueurs  à  l'égard  d'un  prince  généreux,  pour  raffermir 
une  situation  ébranlée.  La  police  correctionnelle  n'est  qu'une  défense 
insuffisante  et  même  compromettante.  C'est  la  politique  de  dix  minis- 
tères qui  a  fait  le  mal,  et,  ainsi  que  l'a  dit,  dans  la  discussion  récente 


REVUE.    —    CHRONIQDE,  234 

du  Luxembourg,  un  sénateur  qui  s'est  fait  honneur  par  la  fidélité  de 
ses  idées  libérales,  M.  Trarieux,  le  vrai  moyen  de  réparer  le  mal, 
c'est  de  faire  de  la  bonne  politique,  de  répondre  au  vœu  d'apaisement 
et  d'ordre  qui  est  dans  le  pays. 

Ce  ne  sont  point  les  spectacles  curieux  ni  même  les  affaires  sé- 
rieuses qui  manquent  en  Europe.  Ils  ne  manquent  ni  en  France,  ni 
dans  les  autres  pays  qui  n'ont  pas  moins  que  nous  leurs  embarras  et 
leurs  crises.  Les  élections  qui  viennent  de  se  faire  en  Allemagne  ont 
certes  tout  le  caractère  d'un  événement  des  plus  singuliers,  des  plus 
instructifs,  et  par  les  circonstances  dans  lesquelles  elles  se  sont  ac- 
complies et  par  l'intervention  de  l'empereur  Guillaume  II,  et  par  le 
résultat  de  ce  récent  scrutin  du  20  février.  On  pouvait  bien  voir  depuis 
quelques  jours  que  l'opinion  était  ébranlée  ou  partagée,  que  la  popu- 
lation de  certaines  régions  se  laissait  aller  à  des  courans  dangereux; 
on  distinguait  dans  tous  les  cas,  de  toutes  parts,  une  incertitude  qui 
ressemblait  à  de  l'anxiété.  On  ne  s'attendait  pas  à  ce  qui  est  sorti  du 
scrutin,  et  le  résultat,  tel  qu'il  apparaît  aujourd'hui,  a  d'autant  plus  de 
gravité  que  les  élections  avaient  eu  pour  préliminaires  les  rescrits  im- 
périaux destinés  à  attester  la  sollicitude  du  souverain  pour  les  réformes 
sociales,  à  rallier,  ne  fût-ce  qu'en  partie,  les  populations  ouvrières. 

En  réalité,  le  vote  du  20  février  a,  dès  ce  moment,  une  signification 
des  plus  caractérisées,  et  même  assez  embarrassante  pour  le  gouverne- 
ment. Il  y  a  un  premier  fait  sur  lequel  on  ne  peut  se  méprendre.  L'Al- 
liance connue  sous  le  nom  de  u  cartel,  »  et  formée  des  conservateurs 
purs,  des  conservateurs  libres,  des  nationaux-libéraux,  cette  alliance 
est  la  grande  vaincue  du  20  février.  Les  nationaux-libéraux,  à  eux  seuls, 
perdent  plus  de  cinquante  sièges.  Les  conservateurs  ne  sont  pas  moins 
atteints.  Cette  majorité,  un  peu  factice,  pourtant  assez  fidèle,  sur  la- 
quelle s'appuyait  le  gouvernement  depuis  1887,  est  virtuellement  dis- 
soute. Elle  n'est  plus  qu'une  minorité  déçue,  aigrie  par  la  défaite,  peut- 
être  divisée  désormais  et  impuissante.  Au  camp  de  l'opposition,  les 
uns  gardent  leurs  avantages,  les  autres  sont  en  progrés  évident.  Le 
centre  catholique,  conduit  par  M.  Windthorst,  a  déjà  plus  de  quatre-vingt- 
dix  élections,  et  avec  les  ballottages,  il  retrouvera  vraisemblable- 
ment son  chiffre  ordinaire  de  cent  représentans.  L'Alsace-Lorraine, 
invariable  dans  sa  fidélité,  a  toujours  ses  élus  de  la  protestation, 
M.  Charles  Grad  au  premier  rang.  Les  progressistes,  qui  suivent  le 
drapeau  de  M.  Richter,  ont  reconquis  quelques  sièges.  Ceux  qui  ont 
gagné  le  plus,  en  définitive,  ce  sont  les  socialistes.  Ce  n'est  pas  que 
les  socialistes  entrent,  pour  cette  fois,  en  victorieux  au  parlement  ;  ils 
n'en  sont  pas  là.  Ils  étaient  au  nombre  de  onze  dans  le  dernier  Reich- 
stag;  ils  ont  déjà,  par  le  vote  du  20  février,  plus  de  vingt  élections.  Ils 
ont  la  chance  d'en  avoir,  par  les  ballottages,  de  trente  à  quarante.  Ce  n'est 


232  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  là  encore,  si  l'on  veut,  une  force  parlementaire  redoutable;  mais 
ce  qu'il  y  a  de  caractéristique,  de  frappant,  c'est  le  mouvement  con- 
tinu, incessant  qui  se  dévoile  à  travers  ces  chiffres.  En  1871,  les  socia- 
listes ne  réunissaient,  dans  tout  le  pays  allemand,  que  124,000  voix; 
ils  montaient  à  350,000  en  1874;  ils  en  étaient  au  demi-million  de  voix 
en  1884,  à  760,000  en  1887;  le  dernier  scrutin  va  leur  donner  plus 
d'un  million  et  demi  de  suffrages!  Vainement,  depuis  quelques  années, 
on  a  employé  tous  les  moyens,  tantôt  les  répressions,  tantôt  les  con- 
cessions :  le  mouvement  ininterrompu  suit  son  cours  d'élection  en 
élection  ! 

Ainsi,  on  en  est  là  !  Une  majorité  décomposée,  un  centre  catholique 
toujours  le  même,  des  progressistes  satisfaits  de  quelques  avantages, 
des  socialistes  en  petit  nombre  dans  le  Reichstag,  mais  représentant 
près  de  deux  millions  de  voix  dans  le  pays,  ce  sont  les  résultats  sail- 
lans  du  vote  du  20  février.  En  sorte  que  le  gouvernement  se  trouve 
dans  l'alternative  de  rechercher  l'alliance  du  centre  catholique,  en 
payant  naturellement  cette  alliance,  s'il  veut  avoir  une  majorité,  ou  de 
dissoudre  à  la  première  occasion  ce  parlement  nouveau,  qui  vient 
d'être  élu  pour  cinq  ans.  La  situation  ne  laisse  pas  d'être  compliquée, 
et  il  pourrait  bien  y  avoir,  un  jour  ou  l'autre,  de  l'imprévu. 

De  toute  façon,  en  dehors  même  des  conséquences  parlementaires 
qui  pourraient  se  produire,  le  fait  significatif  des  élections  du  20  fé- 
vrier est  donc  le  progrès  persistant,  irrésistible  et,  jusqu'à  un  certain 
point,  redoutable  du  socialisme  en  Allemagne.  Jusqu'ici,  chose  à  re- 
marquer, on  avait  la  ressource  d'accuser  toujours  la  France.  C'était  la 
France  qui  passait  pour  être  le  grand  foyer  des  propagandes  et  des 
contagions  révolutionnaires!  C'était  la  France  qui  infestait  les  Étals 
conservateurs,  l'Europe  entière,  d'anarchisme,  de  socialisme! La  France 
était  la  grande  suspecte!  Aujourd'hui,  la  France  peut  avoir  ses  misères, 
on  ne  peut  plus  dire  que  d'elle  vient  le  danger.  C'est  en  pleine  Alle- 
magne, au  milieu  du  plus  vaste  déploiement  de  la  force  militaire,  que 
le  socialisme  a  son  foyer.  Il  a  des  programmes  très  raisonnes,  très 
méthodiques,  son  organisation,  ses  ramifications,  ses  directions  qui 
échappent  à  la  police  la  plus  ombrageuse.  C'est  à  Berlin  même,  à  Ham- 
bourg, à  Leipzig  qu'il  a  eu  le  plus  de  succès,  sans  se  laisser  séduire 
par  des  promesses  ni  intimider  par  des  démonstrations  de  force  mili- 
taire, comme  celle  qui  a  étonné  les  Berlinois  le  jour  des  élections.  On 
peut  maintenant  se  demander  quelles  seront  les  suites  de  tout  ceci, 
s'il  y  a  des  moyens  de  limiter  ou  de  détourner  un  mouvement  qui  n'a 
rien  de  factice,  ce  qui  en  sera  de  ces  rescrits  par  lesquels  Guillaume  II 
a  voulu  opposer  un  socialisme  d'État  au  socialisme  populaire  grandis- 
sant. Il  n'y  a  point  à  s'y  tromper,  c'est  une  lutte  engagée  où  il  s'agit  de 
la  paix  de  l'Allemagne,  et  peut-être  de  la  paix  de  l'Europe. 


REVUE.    —    CHBONIQUE.  233 

Ce  serait  sans  aucun  doute  juger  trop  légèrement  les  choses  que  de 
voir  dans  les  derniers  rescrits  impériaux  une  simple  tactique^électo- 
rale.  Évidemment  ce  n'est  là  que  le  plus  petit  côté.  Le  jeune  souve- 
rain allemand,  sans  être  indifférent  pour  les  élections,  a  eu  une  autre 
pensée.  Il  s'est  jeté  dans  la  mêlée  avec  l'impatience  et  l'ardeur  sé- 
rieuse d'un  esprit  agité  qui  ne  connaît  pas  d'obstacles,  qui  a  hâte 
d'inaugurer  une  politique  nouvelle,  à  la  fois  intérieure  et  internatio- 
nale. C'est  certainement  un  fait  nouveau  et  grave  qu'un  prince,  chef 
d'un  grand  empire,  appelant  ses  conseillers  d'état  et  les  représentans 
de  l'Europe  à  délibérer  sur  les  questions  sociales  les  plus  ardues  et  les 
plus  délicates  :  «  la  protection  à  accorder  aux  ouvriers  contre  l'exploi- 
tation arbitraire  et  sans  limites  des  forces  du  travail,  la  limitation  du 
travail  des  enfans  et  des  femmes,  la  taxation  des  salaires,  la  repré- 
sentation des  travailleurs  dans  les  négociations  avec  les  patrons  pour 
le  règlement  de  leur  activité  commune  et  la  sauvegarde  de  leurs  inté- 
rêts. »  L'empereur  Guillaume  H  parle  sans  façon  ce  langage  et  soulève 
sans  embarras  tous  ces  problèmes.  11  a  déjà  réuni  son  conseil  d'état, 
il  lui  a  tracé  son  programme  de  réformes  sociales  :  le  conseil  d'état 
prussien  décidera  ce  qu'il  pourra,  et  sera  peut-être  assez  embarrassé, 
plus  embarrassé  que  le  souverain  dans  ses  discours.  Pour  la  réunion 
de  la  conférence  internationale,  qui  est  aussi  une  partie  du  programme 
des  rescrits,  c'est  une  autre  affaire  :  elle  ne  laisse  pas  de  soulever  de 
singulières  difficultés.  La  première  est  qu'il  y  avait  déjà  une  conférence 
qui  devait  se  réunir  à  Berne  pour  le  même  objet.  Le  cabinet  allemand 
a  été  nécessairement  obligé  de  négocier  d'abord  avec  le  gouvernement 
suisse  pour  que  la  conférence  de  Berne  consentît  à  s'éclipser  devant  la 
conférence  projetée  à  Berlin.  Cette  première  difficulté  une  fois  écartée, 
les  puissances  auxquelles  on  fait  appel  consentent  à  se  rendre  à  Berlin, 
au  congrès  du  travail  :  soit!  ni  l'Angleterre  ni  la  France  ne  peuvent  sûre- 
ment accepter  sans  faire  les  plus  sérieuses  réserves.  On  n'imagine  pas 
facilement  les  grandes  nations  industrielles  se  réunissant  sous  les 
auspices  du  jeune  empereur  d'Allemagne  pour  adopter  en  quelques 
séances  un  symbole  commun,  des  règles  communes  sur  les  conditions 
du  travail,  sur  les  rapports  des  patrons  et  des  ouvriers.  Les  confé- 
rences de  ce  genre  sont  destinées  à  finir  par  des  mécomptes. 

De  sorte  que  l'empereur  Guillaume  II  risque  d'être  aussi  peu  avancé 
le  lendemain  que  la  veille,  et  peut  se  retrouver,  sans  avoir  rien  fait, 
en  face  de  ce  socialisme  grandissant,  menaçant,  dont  les  élections  du 
20  février  sont  l'inquiétante  expression.  Que  fera-t-il  alors?  Se  rejet- 
tera-t-il,  après  une  tentative  infructueuse,  dans  un  redoublement  de 
répressions  contre  des  agitations  qui  peuvent  devenir  dangereuses 
pour  l'empire?  Ira-t-il  jusqu'au  bout,  jusqu'à  se  faire  l'empereur  des 
travailleurs,  une  sorte  de  César  socialiste  armé  de  sa  puissance  mili- 


234  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

taire?  Le  p/oblème,  dans  les  deux  cas,  est  également  obscur  et  laisse 
provisoirement  l'Europe,  aussi  bien  que  l'Allemagne,  en  face  d'une 
assez  redoutable  énigme. 

En  tout  pays,  à  mesure  que  les  années  passent,  tout  change  et  se 
transforme.  Les  conditions  de  la  vie  intérieure  et  de  la  vie  extérieure 
des  plus  grands  états  se  modifient  à  vue  d'oeil.  La  scène  se  dépeuple 
de  ses  plus  vieux  acteurs  pour  se  peupler  d'acteurs  nouveaux,  qui  en- 
trent maintenant  dans  leur  rôle.  De  tous  ceux  qui  depuis  vingt-cinq  ou 
trente  ans  ont  mis  la  main  aux  affaires  de  leur  nation  et  de  l'Europe, 
la  plupart  ont  disparu  ou  sont  en  train  de  disparaître.  M.  de  Bismarck, 
en  allant  voter  ces  jours  derniers  dans  sa  section  à  Berlin,  parlait  de 
ses  soixante-quinze  ans  en  homme  qui  ne  dispose  plus  d'un  long  ave- 
nir, et  M.  de  Moltke  est  un  nonagénaire  à  demi  enseveli  dans  sa  gloire. 
Les  autres,  leurs  contemporains,  acteurs  du  même  drame,  l'empereur 
Guillaume  P"",  celui  qui  fut  l'éphémère  empereur  Frédéric  III,  le  prince 
Frédéric-Charles,  M.  de  Roon,  M.  de  Manteuffel,  ne  sont  plus  là.  En  An- 
gleterre, M.  Gladstone  est  un  des  derniers  survivans  des  anciennes 
générations.  Au-delà  des  Alpes,  presque  tous  ceux  qui  ont  fait  l'Italie 
ont  disparu  ;  il  n'en  reste  que  quelques-uns  qui  ne  sont  même  pas  les 
plus  écoutés.  En  Autriche,  M.  de  Beust,  qui  avait  été  chanceher  de 
l'empire  des  Hapsbourg,  qui  a  eu  son  influence  sur  les  transformations 
de  la  monarchie  austro-hongroise,  a  quitté  ce  monde  il  y  a  quelques 
années  déjà,  et  après  lui,  son  successeur,  le  comte  Jules  Andrassy, 
meurt  aujourd'hui  à  soixante-sept  ans,  vaincu  par  un  mal  implacable. 
Il  vient  de  s'éteindre  à  Volosca,  aux  bords  de  l'Adriatique,  arrivé  au 
bout  d'une  étonnante  carrière,  où  il  a  été  tour  à  tour  un  conspirateur 
et  un  premier  ministre,  un  condamné  d'État  et  un  favori  des  cours. 
Le  roman  se  mêle  à  la  politique  dans  la  vie  de  ce  brillant  Magyar,  qu'on 
appelait  quelquefois  dans  le  monde,  le  «  beau  ténébreux,  »  qui  reste 
une  des  plus  curieuses  figures  du  temps. 

Né  d'une  puissante  famille  de  magnats,  il  avait  reçu  en  partage, 
avec  l'instinct  de  sa  race,  tous  les  dons  de  la  fortune,  de  l'esprit,  de 
l'élégance,  de  la  séduction  personnelle.  Le  comte  Jules  Andrassy  était 
né  Magyar,  grand  seigneur,  magicien  et  même  ambitieux.  Il  avait  été 
enveloppé  dès  sa  jeunesse  dans  la  révolution  hongroise  de  1848  qu'il 
avait  servie  comme  soldat  contre  les  armées  impériales  et  comme  en- 
voyé de  Kossuth  à  Constantinople.  Atteint  avec  bien  d'autres  par  le 
retour  victorieux  de  l'Autriche  aidée  de  l'intervention  russe,  il  avait 
été  condamné  comme  rebelle  et  quelque  peu  pendu  en  effigie.  A  en 
était  heureusement  quitte  pour  un  exil  temporaire  que  le  proscrit  mon- 
dain passait  après  tout  assez  doucement  dans  les  hautes  sociétés  de 
Londres  et  de  Paris;  mais  il  n'était  pas  homme  à  se  morfondre  indéfi- 
niment dans  l'exil,  et  après  quelques  années,  profitant  d'une  grâce 


REVDE.    —    CHRONIQUE.  235 

impériale,  il  rentrait  en  Hongrie  où  commençaient  à  reparaître  les 
signes  d'une  ère  nouvelle  de  réconciliation.  Il  n'avait  été  un  révolu- 
tionnaire que  par  circonstance  ;  il  avait  appris,  avec  son  esprit  fin  et 
souple,  que  ce  qu'on  ne  conquiert  pas  toujours  par  une  insurrection,  on 
l'obtient  plus  sûrement  par  la  politique:  aussi  se  ralliait-il  à  la  cam- 
pagne de  revendications  toutes  légales  engagée  par  son  grand  compa- 
triote Deak.  A  côté  du  juriste  méthodique  et  scrupuleux  disputant  pied 
à  pied  les  droits  traditionnels  et  constitutionnels  de  la  Hongrie,  !e 
comte  Jules  était  dans  cette  campagne  le  grand  seigneur  brillant,  sé- 
duisant, facilement  popularisé  par  son  faste  et  son  dandysme  un  peu 
théâtral.  11  avait  son  rôle  dans  le  nouveau  mouvement  national,  et 
lorsque  les  disgrâces  de  Sadovva  décidaient  l'Autriche  à  une  réconci- 
liation définitive  avec  la  Hongrie,  il  était  un  de  ceux  avec  qui  M.  de 
Beust,  devenu  premier  ministre  de  rempire,négociait  le  compromis  qui 
a  ouvert  l'ère  nouvelle,  l'ère  du  dualisme.  Il  n'était  pas  seulement  un 
négociateur;  il  ne  tardait  pas  à  être  le  chef  du  premier  ministère 
chargé  d'inaugurer  l'ordre  nouveau,  d'organiser  pour  ainsi  dire  l'indé- 
pendance hongroise  reconquise.  Il  mettait  un  art  singulier  à  conduire 
cette  œuvre  compliquée,  à  se  grandir  lui-même  dans  son  pays  et  à  ga- 
gner par  sa  grâce  aristocratique  l'empereur,  l'impératrice  elle-même.  Il 
avait  rapidement  conquis  les  faveurs  de  la  cour. 

Cette  fortune  du  premier  ministre  tout-puissant  à  Pesth  ne  suffisait 
déjà  plus  peut-être  à  son  ambition.  Populaire  en  pays  hongrois,  favo- 
risé à  la  cour  pour  ses  manières  de  gentilhomme,  médiateur  heureux 
entre  sa  nation  et  la  dynastie,  il  visait  plus  haut,  et  s'il  ne  conspirait 
pas  dès  lors  ouvertement  contre  M.  de  Beust,  il  contribuait  du  moins 
à  préparer  sa  chute.  Le  brillant  Hongrois,  dans  tous  les  cas,  devait 
bientôt  entrer  en  vainqueur  à  la  chancellerie  de  Vienne  et  remplacer 
le  Saxon  étonné  lui-même  d'avoir  à  s'effacer  devant  son  heureux  rival. 
M.  de  Beust  dit  avec  une  naïveté  mêlée  peut-être  d'une  secrète  ironie 
dans  ses  Mémoires  :  «  Le  comte  Andrassy  ne  se  montra  pas  chez  moi. 
Il  vint  me  voir  seulement  après  sa  nomination  au  poste  que  j'occupais 
pour  me  dire  combien  sa  situation  était  pénible  et  comme  il  lui  serait 
dur  de  changer  sa  résidence  à  Pesth  pour  celle  de  Vienne.  »  Le  nou- 
veau chancelier,  pour  pousser  sa  fortune,  avait  pris  le  meilleur  moyen 
sans  consulter  M.  de  Beust  :  il  avait  plu  aux  maîtres  à  Vienne  et  il  avait  su 
gagner  des  amitiés  à  Berlin.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  le  comte  An- 
drassy, devenu  le  premier  conseiller  diplomatique  de  l'empereur  Fran- 
çois-Joseph, a  eu  pendant  quelques  années  une  influence  décisive  sur 
les  affaires  de  l'empire  austro-hongrois.  C'est  lui  qui  a  toujours  passé  pour 
avoir  décidé  la  neutralité  de  l'Autriche  pendant  la  guerre  de  1870,  à  ce 
moment  où  M.  de  Beust  disait  mélancoliquement  :  «  Il  n'y  a  plus  d'Eu- 
rope! »  C'est  lui  qui,  après  la  guerre,  a  négocié  la  réconciliation   des 


236  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vaincus  de  Sadowa  avec  le  dur  vainqueur,  et  qui,  à  la  faveur  de  celte 
réconciliation,  a  obtenu  plus  tard,  au  congrès  de  Berlin,  la  Bosnie  et 
l'Herzégovine.  C'est  lui  qui  a  préparé  les  alliances  nouvelles  de  l'Au  • 
triche  avec  le  dessein  plus  ou  moins  dissimulé  de  contenir  ou  de  me- 
nacer la  Russie.  11  resterait  à  savoir  si  dans  toute  cette  diplomatie  il  a 
toujours  eu  le  sentiment  du  rôle  européen  de  l'empire  qu'il  servait,  s'il 
n'a  pas  été  un  Magyar  souple  et  délié,  enivré  d'un  grand  rôle  plutôt 
qu'un  véritable  homme  d'état  en  enchaînant  l'Autriche  à  de  périlleuses 
combinaisons.  C'est  encore  une  question;  elle  n'est  pas  résolue  par  la 
mort  de  celui  qui  a  le  plus  contribué  à  placer  l'Autriche  dans  des  con- 
ditions difficiles  en  Europe,  dans  des  rapports  qui  ressemblent  à  une 
subordination  forcée  vis-à-vis  de  l'Allemagne. 

Depuis  bon  nombre  d'années  déjà,  le  comte  Andrassy  avait  quitté  le 
pouvoir.  Il  avait  mis  une  sorte  de  coquetterie  à  s'effacer  après  avoir 
accompli  ce  qu'il  considérait  comme  son  œuvre.  Il  l'a  peut-être  depuis 
regretté  plus  d'une  fois  dans  les  loisirs  qu'il  s'était  faits,  oh.  il  n'était 
plus  qu'un  politique  en  disponibilité,  paraissant  de  temps  à  autre  aux 
délégations  et  au  parlement  de  Pesth,  donnant  des  consultations,  pro- 
diguant au  besoin  les  épigrammes  à  ses  successeurs.  Il  avait  gardé 
toutefois  un  grand  prestige  en  Hongrie,  il  était  resté  dans  l'intimité 
de  la  cour.  Le  comte  Andrassy  aura  été  jusqu'au  bout  un  personnage 
d'une  originalité  singulière,  et  sa  mort  même  aura  été  l'occasion  d'un  de 
ces  spectacles  où  éclatent  les  contrastes  des  destinées  de  notre  temps. 
Celui  qui  avait  été  pendu  en  effigie  en  18^8  a  eu  l'autre  jour  à  Pesth 
des  obsèques  où  ont  figuré  tous  les  grands  de  l'état  :  l'empereur,  l'im- 
pératrice elle-même,  le  corps  diplomatique,  les  princes  de  l'église,  les 
magnats,  les  députés,  —  et  celui  qui  a  prononcé  l'éloge  funèbre  du 
comte  Andrassy  avait  été  condamné  comme  lui  !  C'est  la  plus  saisis- 
sante moralité  d'un  temps  où  tout  arrive,  où  les  condamnés  d'hier  sont 
quelquefois  les  souverains  ou  pour  le  moins  les  ministres  de  demain  ! 

A  quoi  tiennent  souvent  les  affaires  d'un  pays?  A  ces  jeux  du  destin 
qui  font  passer  les  hommes  comme  des  ombres  sur  la  scène,  à  un 
prince  qui  meurt  ou  qui  vit.  L'an  dernier,  la  Hollande  a  été  au  mo- 
ment de  voir  disparaître  son  souverain.  Le  roi  Guillaume  semblait 
toucher  à  sa  dernière  heure.  On  le  croyait  si  bien  qu'on  avait  déjà 
organisé  la  régence  en  même  temps  qu'on  avait  appelé  l'héritier  éven- 
tuel du  Luxembourg,  le  duc  de  Nassau,  à  prendre  le  gouvernement  du 
.  grand-duché.  C'était  une  crise  qui  pouvait  avoir  sa  gravité  pour  la 
Hollande,  même  un  peu  pour  l'Europe,  par  suite  du  changement  de 
condition  du  grand-duché  de  Luxembourg  qui  passait  sous  un  prince 
allemand;  mais  voici  que,  par  une  heureuse  fortune,  ce  roi  qu'on  avait 
déjà  remplacé  est  revenu  tout  à  coup  à  la  vie,  et,  depuis,  c'est  lui  qui 
règne,  qui  gouverne.  On  célébrait  récemment  un  de  ses  anniversaires. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  237 

Tout  est  rentré  dans  l'ordre  à  La  Haye.  Il  n'y  a  plus  de  crises,  ou,  s'il 
y  en  a,  ce  sont  des  crises  ministérielles  comme  celle  qui  a  failli  em- 
porter, ces  jours  derniers,  le  cabinet  présidé  depuis  quelque  temps 
déjà  par  M.  de  Mackay.  Cette  crise,  à  peine  apaisée  aujourd'hui,  a  été 
provoquée  par  une  mésaventure  parlementaire  du  ministre  des  colo- 
nies, M.  Keuchenius,  et  elle  n'est  point  sans  avoir  offert  quelques  singula- 
rités. M.  Keuchenius  était  un  ministre  ultra-protestant  dont  la  politique 
un  peu  vive  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  convertir  par  la  propagande 
religieuse  les  populations  mahométanes  des  Indes  néerlandaises.  Ces 
tendances  ne  laissaient  pas  d'effrayer  les  esprits  libéraux  ou  prudens 
à  la  Haye.  M.  Keucheniuz  s'était  aussi  créé  des  embarras  assez  sérieux 
en  soutenant  ardemment  un  gouverneur  de  Surinam,  ultra-protestant 
comme  lui,  M.  Savornin-Lohman,qui  s'est  mis  en  querelle  ouverte  avec 
le  parlement  du  pays.  Bref,  M.  Keuchenius  s'était  fait  une  position  dif- 
ficile, et  le  jour  où  il  a  eu  à  défendre  son  budget  devant  les  états-gé- 
néraux, la  première  chambre,  dont  la  majorité  est  restée  libérale,  le  lui 
a  refusé.  M.  Keuchenius  a  dû  se  retirer. 

Que  restait-il  à  faire?  Au  premier  moment  le  ministère  tout  entier  a 
paru  disposé  à  partager  la  disgrâce  du  ministre  des  colonies  et  à  se  re- 
tirer avec  lui.  Réflexion  faite,  on  n'est  pas  allé  jusque-là,  on  a  cru  pou- 
voir limiter  la  crise  à  la  retraite  du  ministre  atteint  par  le  vote  de  la 
première  chambre.  Le  président  du  conseil,  M.  de  Mackay,  s'est  chargé 
lui-même  de  la  direction  des  affaires  des  colonies  en  se  donnant  pour 
successeur  au  ministère  de  l'intérieur  un  député  de  la  seconde  chambre, 
M.  Savornin-Lohman,  et  c'est  ici  justement  qu'est  la  singularité.  Le 
nouveau  ministre  de  l'intérieur  est  le  frère  de  ce  gouverneur  de  la 
Guyane  hollandaise,  de  Surinam,  pour  qui  M.  Keuchenius  s'est  compro- 
mis. Il  est  lui-même  un  des  chefs  du  parti  ultra-protestant  ou  anti- 
révolutionnaire; il  va  être  chargé  comme  ministre  de  l'intérieur  de 
présider  à  l'exécution  de  la  dernière  loi  scolaire  qui  a  rétabli  les  in- 
fluences religieuses  dans  l'enseignement.  On  se  demande  si  le  chef  du 
cabinet,  M.  de  Mackay,  qui  est  un  politique  habile,  réussira  à  maintenir 
dans  les  affaires  des  colonies  comme  dans  les  affaires  intérieures  cet 
esprit  de  tolérance  si  naturellement  propre  au  tempérament  hollandais. 
Ce  n'est  vraisemblablement  qu'à  ce  prix  que  la  dernière  crise  peut 
être  considérée  comme  dénouée,  au  lieu  d'être  le  commencement  de 
nouvelles  crises  pour  la  sage  Hollande. 


CH.    DE    MAZADE. 


238  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


L'emprunt  russe,  émis  le  20  courant  dans  les  conditions  exposées  ici 
il  y  a  quinze  jours,  a  eu  un  succès  si  éclatant  qu'il  ne  laisse  pas  d'em- 
barrasser le  syndicat  chargé  de  l'opération.  Il  s'agissait  d'un  total  de 
360  millions  de  francs  en  rente  h  0/0,  offerte  contre  espèces  à 
h^b  francs,  chaque  obligation  de  500  francs  rapportant  20  francs,  ou 
contre  des  titres  d'anciens  emprunts  5  0/0,  acceptés  en  paiement  à  des 
conditions  déterminées. 

L'emprunt  a  été  couvert  au  moins  dix  fois.  Mais  comme  il  a  été  pré- 
senté un  très  grand  nombre  de  titres  à  la  conversion  et  qu'un  privi- 
lège était  naturellement  réservé  à  ce  genre  de  souscriptions,  il  n'est 
resté  qu'une  partie  relativement  minime  de  l'emprunt  à  la  disposition 
du  public  qui  apportait  ses  capitaux  en  vue  d'un  nouveau. placement. 
Or  il  s'est  présenté  près  de  180,000  souscripteurs  contre  espèces,  et  il 
ne  restait  à  répartir  entre  eux  que  120,000  titres,  opération  à  peu  près 
impraticable,  alors  même  que  l'on  se  décidait  à  éliminer  toutes  les 
petites  souscriptions.  Il  est  probable  que  la  difficulté  va  être  atténuée 
par  une  décision  du  ministre  des  finances  de  Russie,  émettant  un  nou- 
vel emprunt  de  200  millions  de  francs  pour  donner  satisfaction  au  pu- 
blic, déçu  par  l'excès  même  de  la  réussite  de  l'opération.  Mais  cette 
création  supplémentaire  de  rentes  soulève  des  questions  assez  déli- 
cates, et  il  y  a,  dit-on,  quelques  divergences  de  vues  à  cet  égard  parmi 
les  membres  du  syndicat. 

De  quelque  façon  que  ces  embarras  imprévus,  d'une  nature  si  flat- 
teuse pour  le  crédit  et  pour  la  situation  financière  du  gouvernement 
russe,  soient  finalement  réglés,  l'ardeur  avec  laquelle  les  capitaux  se 
sont  jetés  sur  la  pâture  qui  leur  était  offerte  est  d'un  excellent  augure 
pour  l'opération  que  prépare  à  son  tour  le  gouvernement  français, 

M.  Rouvier  a  fait  connaître  à  quelles  résolutions  s'était  arrêté  le  ca- 
binet. Le  projet  de  loi  de  finances  pour  1891  supprime  le  budget  extra- 
ordinaire de  la  guerre  en  faisant  rentrer  désormais  toutes  les  dépenses 
qui  y  étaient  afférentes  dans  le  cadre  du  budget  ordinaire.  C'est  pour 
ce  dernier  un  surcroît  de  charges  d'environ  100  millions  de  francs.  Le 
ministre  propose  d'y  faire  face  au  moyen  de  diverses  augmentations 
d'impôts,  et  notamment  par  l'élévation  de  156  francs  à  225  de  la  taxe 
par  hectolitre  d'alcool.  Quant  aux  obligations  sexennaires  émises 
jusqu'à  ce  jour  ou  dont  l'émission  était  législativement  autorisée,  mais 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  239 

non  encore  réalisée,  en  vue  d'alimenter  le  budget  extraordinaire  de  la 
guerre,  elles  seront  remplacées  par  une  création  de  rente  3  0/0  perpé- 
tuelle pour  un  montant  de  700  millions  de  francs.  Les  obligations 
sexennaires  émises  et  à  convertir  représentent  à  peu  près  la  moitié 
de  cette  somme.  C'est  donc  à  moins  de  /lOO  millions  que  s'élève  le 
chiffre  de  l'appel  direct  fait  à  l'épargne  française. 

On  avait  pensé  d'abord  que  l'opération  projetée  porterait  sur  un 
chiffre  beaucoup  plus  élevé.  On  parlait  d'un  grand  emprunt  de  liquida- 
tion qui  aurait  consolidé  tous  les  arriérés,  tous  les  engagemens  du 
trésor  et  donné  à  nos  finances,  entièrement  reconstituées,  un  point  de 
départ  nouveau. 

Sur  cette  perspective  d'un  emprunt  de  1,200  millions  de  francs,  — 
tel  était  le  chiffre  présumé,  —  une  partie  de  la  spéculation  avait,  au 
début  du  mois,  vendu  des  rentes  à  découvert.  Mal  lui  en  a  pris.  Aussi- 
tôt qu'ont  été  connues  les  propositions  ministérielles,  le  3  pour  100 
s'est  raffermi,  reprenant  d'abord  lentement  de  87.75  à  88  francs,  puis 
dépassant  largement  ce  niveau.  La  veille  de  la  réponse  des  primes, 

les  rachats  du  découvert  aidant,  —  la  rente  a  atteint  88.i40,  le  plus 
haut  prix  où  on  l'ait  vue,  et  n'a  reperdu  ensuite  que  quelques  cen- 
times. L'abaissement  du  taux  de  l'escompte  sur  les  places  de  Vienne, 
de  Berlin,  de  Bruxelles  et  de  Londres  a  fait  supposer  que  les  taux  de 
report  seraient  très  modérés  à  la  liquidation  de  fin  février  ;  les  ache- 
teurs se  montrent  très  confians. 

Pendant  quelques  jours,  les  marchés  étrangers  n'ont  pas  paru  dis- 
posés à  suivre  le  nôtre  dans  cette  voie  de  hausse.  A  Londres,  une 
réaction  très  vive  s'est  produite  sur  les  titres  de  nombreuses  sociétés 
de  mines  d'or  et  sur  ceux  de  la  compagnie  de  diamans  de  Beers. 
A  Berlin,  les  cours  d'un  grand  nombre  de  valeurs  minières  et  métal- 
lurgiques n'ont  pas  été  mieux  traités.  On  avait  commis  bien  des  exagé- 
rations de  hausse,  sur  la  foi  d'une  élévation  considérable  du  prix  du 
fer  et  sur  un  développement  remarquable  d'activité  dans  la  plupart 
des  industries.  Lorsque  la  hausse  s'est  enfin  arrêtée  et  que  les  ache- 
teurs voulurent  commencer  à  réaliser,  il  y  eut  une  sorte  d'effondre- 
ment et  les  pertes  ont  été  considérables.  Les  banques  locales  n'ont 
pas  été  indemnes  de  tout  dommage  ;  pendant  plusieurs  jours  la  place 
berlinoise  a  paru  désorientée.  Mais  le  calme  s'est  rétabli,  et  la  spécu- 
lation, dégagée  du  poids  d'engagemens  inconsidérés  en  valeurs  de 
mines,  a  supporté  avec  impassibilité  l'impression  produite  par  les  suc- 
cès des  socialistes  en  Allemagne  dans  les  élections  qui  viennent  d'avoir 
lieu  pour  le  Reichstag.  '^ 

A  Vienne,  l'optimisme  est  resté  à  l'ordre  du  jour.  Les  valeurs  locales, 
chemins  de  fer,  banques  et  titres  industriels,  sont  en  hausse.  La  pu- 
blication, toujours  impatiemment  attendue,  du  bilan  semestriel  de  la 
Creditanstalt  de  Vienne  a  produit  une  très  bonne  impression.  Les  bé- 


2Û0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

néfices  nets  réalisés  pendant  l'exercice  entier  atteignent  plus  de  5  mil- 
lions de  florins  et  le  dividende  sera  fixé  à  16  florins  par  action  contre 
14.50  pour  le  précédent  exercice. 

L'Italien  est  le  seul  fonds  d'état  qui  ait  eu  une  attitude  faible  pen- 
dant la  seconde  quinzaine  de  février.  De  94.25,  cette  rente  a  reculé  à 
93.40.  On  attribue  le  mouvement  de  baisse  à  des  réalisations  de  la 
haute  banque  allemande,  un  peu  lasse  de  porter  seule  si  longtemps  le 
fardeau  des  dernières  émissions  italiennes  en  obligations  de  chemins 
de  fer. 

Les  valeurs  ottomanes  ont  été  au  contraire  recherchées  en  Allemagne 
et  par  contre-coup  à  Londres  et  à  Paris.  Le  1  pour  100  de  la  dette  gé- 
nérale a  définitivement  pris  et  gardé  le  cours  de  18  francs,  et  l'obliga- 
tion des  Douanes  s'est  élevée  de  412  à  420. On  annonce  un  projet,  non 
d'unification  des  dettes  de  la  Turquie,  mais  de  conversion  de  la  dette 
privilégiée  5  pour  100  dont  les  titres  sont  arrivés  à  peu  prés  au  pair. 
La  Banque  ottomane  est  restée  immobile  à  535  francs,  malgré  la  con- 
firmation par  iradé  impérial  d'une  convention  dérèglement  des  comptes 
de  cette  société  avec  le  trésor  turc. 

Notre  place  s'est  à  peine  occupée  depuis  le  milieu  du  mois  des  fonds 
brésiliens  et  de  la  Banque  nationale  du  Brésil.  Les  cours  de  ces  titres 
ont  été  assez  fermes,  sans  variations  sensibles. 

:  La  Banque  de  France,  avec  des  oscillations  assez  fortes,  s'est  main- 
tenue aux  environs  de  4,200  francs. 

:  L'Assemblée  générale  des  actionnaires  du  Comptoir  national  d'es- 
compte a  eu  lieu  le  27  février.  Les  comptes  du  premier  exercice  qui  ne 
comprend  que  les  huit  mois  écoulés  du  1"  mai  au  31  décembre  1889 
présentent  un  montant  de  bénéfices  nets  de  433,617  francs.  Le  conseil 
d'administration  a  proposé  de  consacrer  320,000  francs  à  la  répartition 
d'un  dividende  de  4  francs  par  titre  entre  les  80,000  actions  de  la  pre- 
mière émission,  et  de  porter  le  solde  au  compte  de  l'exercice  en  cours. 
Ces  propositions  ont  été  acceptées. 

■  Le  Crédit  lyonnais  a  poursuivi  lentement  son  mouvement  de  hausse, 
et  est  arrivé  à  733.75,  pour  reculer  assez  brusquement  le  dernier  jour 
à  726.25.  Le  dividende  de  1889  a  été  annoncé  le  26  courant.  11  s'élève 
à  27.50  par  action  de  500  francs,  libérée  de  250  francs. 

M.  de  Serres  et  M.  Joubert  ont  donné  l'un  après  l'autre  leur  démis- 
sion, celui-là  de  directeur,  le  second  de  président  du  conseil  d'admi- 
nistration des  chemins  de  fer  autrichiens.  Les  actions  sont  restées 
assez  longtemps  à  470  et  se  sont  relevées  dans  les  derniers  jours 
à  480.  L'assemblée  générale  extraordinaire  a  été  renvoyée  du  10  mars 
au  10  avril.  Le  dividende  de  1889  paraît  devoir  être  fixé  à  18  francs, 
sur  lesquels  12  francs  ont  été  déjà  mis  en  répartition. 

Le  directeur-gérant  :  G.  Buloi. 


HONNEUR     D'ARTISTE 


DBUXIÈMB     PARTIS     (1), 


VIII. 

MARCELLE. 

Marcelle,  la  fille  du  peintre,  était  alors  une  jolie  fillette  de  cinq 
ans,  qui  avait  le  grand  front  intelligent  et  sérieux  de  son  père,  et 
d'ailleurs  bien  campée  sur  ses  petites  jambes  fines  et  robustes. 
M™*'  de  Montauron  déclara  qu'elle  avait  l'air  d'une  Espagnole. 

—  Du  reste,  ajouta-t-elle,  vous  aussi,  mon  cher  monsieur  Fa- 
brice, vous  avez  l'air  d'un  Espagnol...  Êtes- vous  sûr  de  ne  pas 
l'être?..  Je  me  rappelle  avoir  vu,  il  y  a  deux  ou  trois  ans,  à  Saint- 
Sébastien,  un  toréador  qui  vous  ressemblait  extraordinairement. 

—  J'en  suis  extrêmement  flatté,  madame,  dit  Fabrice  ;  mais  je 
suis  forcé  d'avouer  que  ce  n'était  pas  moi. 

La  société  d'invités  réunie  aux  Genêts  s'était  en  partie  renou- 
velée pendant  l'absence  du  peintre;  mais  le  personnel  féminin, 
quoiqu'un  peu  refroidi  par  le  départ  de  Pierrepont,  y  était  encore 
nombreux  et  brillant.  —  Les  femmes,  en  général,  dans  leur  besoin 
de  tendres  démonstrations,  saisissent  avec  empressement  toute 
occasion  honnête  d'embrasser  quelqu'un  ou  quelque  chose.  Mar- 
celle ne  manqua  donc  pas  d'attirer  sur  sa  gentille  personne  les  eflu- 

(î)  Voyez  la  Revue  du  1"  mars. 

TOME   XCVIII.    —    15    MARS    1890.  16 


242  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sions  caressantes  dont  son  sexe  est  si  volontiers  prodigue.  Seule 
parmi  les  habitantes  du  château,  M"®  de  Sardonne  n'eut  pour  l'en- 
fant que  de  la  froideur  et  de  l'indifférence,  lui  jetant  à  peine  quelques 
paroles,  en  passant,  d'un  accent  bref,  distrait,  presque  maussade. 
Pendant  ses  leçons  d'aquarelle,  qu'elle  avait  reprises,  elle  n'eut  pas 
avec  le  père  un  seul  mot  obligeant  pour  Marcelle...  La  petite  fdle 
sentait  elle-même  l'espèce  de  mépris  qu'elle  lui  témoignait  et  pa- 
raissait avoir  peur' de  cette  belle  créature  dédaigneuse.  Fabrice 
ignorait  absolument  l'épreuve  affreuse  que  Béatrice  venait  de  tra- 
verser, et  dont  l'obsession  pesait  encore  sur  sa  pensée.  Blessé  et 
alarmé  dans  sa  tendresse  paternelle,  il  accusa  l'orpheline  d'insen- 
sibilité, de  vain  orgueil  etjde  sécheresse  d'àme;  il  se  demanda  si  ses 
propres  sentimens  pouvaient  jamais  attendre  le  moindre  retour  de  ce 
cœur  lermé;  il  se  demanda  aussi  avec  anxiété  si,  en  continuant  de 
poursuivre  son  rêve  d'amour,  il  ne  hasarderait  pas  le  bonheur  de 
sa  fille,  qu'il  adorait.  Il  passa  dans  ces  perplexités  la  première 
semaine  qui  suivit  son  retour  aux  Genêts. 

Par  une  agréable  matinée  de  la  fin  de  septembre,  il  s'était  assis 
sur  un  banc,  à  l'entrée  du  parc,  attendant  Béatrice,  qui  était  un 
peu  en  retard  pour  sa  leçon.  Marcelle  jouait  et  courait  devant  lui, 
en  faisant  craquer  les  feuilles  sèches  sous  ses  pieds.  Elle  interrom- 
pait ses  jeux  à  tout  instant  pour  venir  présenter  sa  joue  à  son 
père.  Elle  avait  pour  lui  des  attentions  de  petite  femme.  Elle  lui 
refaisait  le  nœud  de  sa  cravate,  qu'elle  jugeait  insuffisant;  elle  lui 
enlevait,  d'une  chiquenaude,  un  grain  de  poussière  sur  son  habit; 
elle  lui  jetait  un  mouchoir  autour  du  cou  pour  le  préserver  de  la 
brise  un  peu  fraîche.  Ayant  découvert  dans  l'herbe  quelques  pâ- 
querettes attardées,  elle  en  fit  un  bouquet  et  le  passa  dans  la  bou- 
tonnière du  peintre ,  en  l'y  fixant  avec  une  épingle  double  qu'elle 
tira  de  ses  cheveux;  puis,  s'asse^'ant,  elle  s'accommoda  de  son 
mieux  sur  le  banc,  rabattit  soigneusement  ses  jupes,  et,  se  câli- 
nant contre  son  père  : 

—  Es-tu  bien,  père?  lui  dit-elle;  moi,  je  suis  très  bien  !..  C'est  si 
joli,  les  bois  ! 

Cette  scène  intime  avait,  depuis  quelques  minutes,  un  témoin. 
M"^  de  Sardonne,  sortant  du  château  et  portant  sa  boîte  de  pein- 
ture, s'était  approchée  sans  être  aperçue  :  elle  s'arrêta,  puis 
s'avança  vers  le  banc,  et,  de  sa  voix  grave  : 

—  Vous  vous  aimez  bien  tous  deux?  dit- elle. 

—  Nous  sommes  tout  l'un  pour  l'autre,  répondit  Fabrice,  qui 
s'était  levé. 

Elle  attacha  sur  lui  un  regard  attentif,  et,  se  retournant  vers 
Marcelle  : 

—  Tu  aimes  bien  ton  père,  dis? 


HONNEUR  d'artiste.  2/i3 

L'enfant,  très  intimidée  par  la  présence  de  son  ennemie,  répondit 
d'nn  simple  geste,  en  posant  sa  petite  main  à  plat  sur  son  cœur. 

—  Chère  mignonne!  dit  Béatrice.  Embrasse-moi,  veux-tu? 
Tout  étonnée,  la  fillette  s'approcha  lentement.  M"^  de  Sardonne 

l'enleva  de  terre,  la  mit  debout  sur  le  banc  et  la  pressa  contre  son 
sein  en  la  couvrant  de  baisers. 

Cette  caresse  passionnée,  de  la  part  d'uno  personne  si  avare 
d'expansion,  troubla  Fabrice  jusqu'au  fond  de  l'àme,  comme  s'il 
l'eût  reçue  lui-même.  Toutes  ses  craintes,  toutes  ses  anxiétés, 
toutes  ses  défiances  s'évanouirent  au  souffle  de  ces  baisers.  Il  de- 
vina toute  la  chaleur  d'àme  que  la  fière  jeune  fille  dissimulait,  par 
une  sorte  de  pudeur,  sous  ses  glaces  habituelles.  Sa  passion,  un 
moment  découragée,  le  reprit  tout  entier. 

Marcelle  était  rentrée  au  château.  Béatrice  prit  sa  place  sur  le 
banc  et  se  mit  au  travail  sous  l'œil  du  maître. 

Elle  achevait  de  dessiner  une  sorte  de  chalet  couvert  d'une  dra- 
perie de  vigne  vierge  qui  servait  de  logement  au  jardinier.  Fabrice 
examina  son  esquisse,  la  lui  prit  des  mains,  y  fit  une  légère 
retouche,  et,  la  lui  rendant  : 

—  Comme  vous  avez  été  bonne  pour  ma  fille!  dit-il. 

—  Cela  vous  étonne? 

—  Non,  assurément...  mais... 

—  Si...  cela  vous  a  étonné...  J'ai  vu  cela  dans  vos  3'eux...  Je  sais 
bien  que  je  ne  l'avais  guère  gâtée  jusqu'ici,  votre  fillette...  Il  faut 
m'cxcuser...  Je  suis  cpielquefois  si  distraite,  si  préoccupée...  Vous 
me  disiez,  monsieur  Fabrice,  que  vous  êtes  tout  l'un  pour  l'autre, 
votre  fille  et  vous...  Y  a-t-il  longtemps  que  la  pauvre  enfant  a  perdu 
sa  mère? 

—  Un  peu  plus  de  cinq  ans. 

—  Vous  vous  étiez  marié  bien  jeune! 

—  Très  jeune,  oui. 

—  Et  la  petite  n'a  plus  d'autre  parent  que  vous? 

—  Elle  a  un  oncle...  un  frère  de  sa  mère. 

—  Elle  est  au  couvent,  n'est-ce  pas?..  Aux  Oiseaux,  je  crois? 

—  Non,  mademoiselle...  à  l'Assomption  d'Auteuil. 

—  Ah!  je  connais...  Elle  est  très  bien  là...  c'est  un  paradis... 
Mon  Dieu  !  monsieur  Fabrice,  comme  mes  branches  de  vigne  tom- 
bent- mal!  comme  elles  sont  raides!..  Ah!  ça  ne  va  pas...  Je  me 
décourage,  monsieur  Fabrice! 

—  Vous  avez  tort,  mademoiselle...  Je  vous  assure  que  vous  avez 
fait  de  sérieux  progrès. 

—  Mais  je  n'aurai  jamais  de  talent,  n'est-ce  pas? 

—  Pardon...  répondit  le  peintre  avec  sa  sincérité  un  peu  rude... 
vous  aurez  un  joh  talent  d'amateur. 


2 A4  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

—  Oui...  mais  jamais  un  talent  qui,  à  la  rigueur,  pût  me  faire 
vivre  ? 

—  Vous  pourriez  y  arriver...  Mais  il  faudrait,  pour  cela,  donner 
plus  de  temps  à  vos  études... 

—  Plus  de  temps!  murmura-t-elle. 

En  ce  moment  même,  la  cloche  du  château  sonna  deux  coups. 

—  C'est  pour  moi!  dit  Béatrice  en  se  levant  vivement, —  et  repla- 
çant son  esquisse  dans  sa  boîte  :  —  Vous  voyez,  monsieur,  comme 
c'est  facile!  comme  je  suis  maîtresse  de  mon  temps! 

—  Votre  vie  n'est  guère  heureuse  !  dit  Fabrice  en  la  couvrant 
d'un  regard  de  tendre  pitié. 

—  Monsieur  Fabrice,  lui  dit-elle"'alors  en  baissant  la  voix,  mais 
avec  une  énergie  extraordinaire,  ce  n'est  rien  que  d'être  malheu- 
reux... Ce  qui  est  terrible,  c'est  de  sentir  qu'on  devient  méchant! 

Et  elle  se  dirigea  d'un  pied  rapide  vers  le  château. 

Fabrice  rentra  aussitôt  chez  lui.  Il  se  promena  longtemps  entre 
sa  chambre  et  son  salon,  agité  par  de  suprêmes  hésitations;  puis 
il  s'assit  devant  une  table,  prit  une  plume  et  écrivit  cette  lettre  : 

((  Mademoiselle, 

«  Je  vous  écris  ce  que  je  n'ai  pu  trouver  le  courage  de  vous  dire. 
Ma  lettre  sera  courte.  Je  vous  respecte  trop  pour  vous  faire  en- 
tendre le  langage  d'une  admiration  et  d'une  galanterie  banales.  Le 
seul  hommage  que  je  veuille  vous  rendre,  c'est  de  mettre  ma  des- 
tinée entre  vos  mains.  Elle  ne  peut  désormais  être  heureuse  ou 
malheureuse  que  par  vous.  N'est-ce  pas  vous  dire  assez  qu'il  n'y 
a  pas  un  de  vos  mérites,  pas  une  de  vos  grâces,  pas  une  de  vos 
douleurs  dont  je  ne  sois  profondément,  —  éperdument  touché  et 
pénétré?  Je  vous  estime  si  haut,  mademoiselle,  qu'il  me  semble 
commettre  une  profanation  quand  j'ose  vous  aimer.  Mais  enfin,  je 
vous  offre  humblement  le  peu  que  je  suis  :  voulez-vous  être  la 
mère  de  ma  pauvre  petite  fille?..  Voulez-vous  d'elle  et  de  moi? 

((  Votre  respectueusement  dévoué  à  jamais  et  quand  même, 

((  Jacques  Fabrice.  » 

Comme  Fabrice,  après  avoir  fermé  sa  lettre,  réfléchissait  au 
moyen  de  la  faire  parvenir  sûrement  et  promptement  à  son  adresse, 
il  vit,  par  la  fenêtre  de  son  salon,  M"^  de  Sardonne  traverser  la  cour 
d'honneur  du  château.  Cette  cour,  très  A^aste,  était  garnie  de  pe- 
louses et  plantée  en  partie;  un  beau  catalpa  formait,  dans  un  angle, 
une  sorte  de  bosquet,  sous  lequel  étaient  quelques  sièges  de  jar- 
din... Béatrice  venait  quelquefois,  dans  l'après-midi,  s'y  installer 
pendant  un  moment  et  y  faire  quelque  lecture  pour  son  compte, 


HONNEUR    d'artiste.  1l\b 

quand  la  baronne  la  laissait  respirer.  —  Le  peintre  appela  sa  fille, 
qui  occupait  une  chambre  voisine  de  la  sienne. 

—  Ma  chérie,  lui  dit-il,  M""  Béatrice  est  assise  sous  ce  grand 
arbre  que  tu  vois  là-bas,  près  de  la  chapelle...  Tu  vas  lui  porter 
cette  lettre  de  ma  part...  Va,  ma  chère  petite. 

Un  instant  plus  tard,  Fabrice  suivait  de  l'œil,  avec  angoisse,  la 
marche  de  l'enfant  à  travers  la  cour.  Elle  disparut  sous  l'ombrage 
épais  du  catalpa.  De  longues  minutes  s'écoulèrent.  Puis  Marcelle 
sortit  du  cercle  d'ombre  et  revint  vers  le  château  à  petits  pas.  Fa- 
brice crut  voir  qu'elle  rapportait  sa  lettre.  11  passa  sa  main  glacée 
sur  son  front,  dit  simplement  : 

—  Mon  Dieu  !  —  et  attendit  immobile. 
Marcelle  entra. 

—  Voilà,  père  !  dit-elle. 

Et  elle  lui  remit  le  pli  qu'elle  tenait  à  la  main.  C'était,  en  effet, 
l'enveloppe  de  sa  lettre,  mais  l'enveloppe  seule,  ouverte  et  à  demi 
déchirée.  Sur  un  coin  du  papier  était  écrit  au  crayon  ce  seul  mot  : 
«  Demain.  » 

Après  une  pause  : 

—  Elle  ne  t'a  rien  dit?  demanda-t-il  à  l'enfant. 

—  Rien. 

—  T'a-t-elle  embrassée? 

—  Non. 

Tous  ceux  qui  aiment  ou  qui  se  souviennent  d'avoir  aimé  s'ima- 
gineront aisément,  sans  qu'on  les  leur  décrive,  les  agitations  de 
cœur  et  d'esprit,  la  fièvre  d'attente,  les  élans  d'espoir  et  les  pro- 
fondes désespérances  au  milieu  desquels  Jacques  Fabrice  se  dé- 
battit pendant  les  heures  éternelles  de  jour  et  de  nuit  qui  le  sépa- 
raient du  lendemain.  Il  se  rencontra  dans  la  soirée  comme  de 
coutume  avec  Béatrice  sans  pouvoir  surprendre  ni  dans  sa  froide 
attitude,  ni  dans  son  œil  impassible  de  sphinx  le  moindre  signe 
qui  pût  l'aider  à  deviner  l'énigme  qu'elle  avait  enfermée  dans  ce 
mot  :  —  demain  ! 

Lui  écrirait-elle?  Lui  répondrait-elle  de  vive  voix  en  venant,  sui- 
vant son  usage  quotidien,  prendre  sa  leçon  de  peinture?.. 

Le  lendemain,  bien  avant  l'heure  habituelle,  il  était  au  rendez- 
vous,  assis  sur  le  banc  où  avait  eu  lieu  leur  entretien  de  la  veille. 
Elle  arriva,  répondit  à  son  salut  par  un  léger  mouvement  de  tête, 
s'installa  sans  prononcer  un  mot  en  préparant  son  vélin  et  ses  cou- 
leurs, puis  enfin,  lui  faisant  signe  de  s'asseoir  :  —  Monsieur  Fabrice, 
lui  dit-elle  d'une  voix  contenue,  douce  et  triste,  je  a^ous  suis  recon- 
naissante,., très  reconnaissante,.,  mais  je  ne  veux  pas  vous  trom- 
per,., je  puis  vous  promettre  ma  main,.,  mais  je  crains  que  mon 
cœur  accablé,  usé,  flétri  par  le  malheur,  ne  puisse  vous  rendre  tout 


2Û6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  que  le  vôtre  me  donne,.,  je  crains  que  nies  sentimens  sincères 
d'estime  et  de  sympathie  pour  vous  no  répondent  que  bien  impar- 
laiiemcnt  à  ceux  que  vous  voulez  bien  avoir  pour  moi...  Je  crains 
que  cela  ne  vous  rende  malheureux. 

—  Mademoiselle,  je  n'ai  pu  m'atlendre  à  trouver  chez  vous  dès 
à  présent  la  tendresse  infinie  que  vous  m'avez  inspirée...  Je  ne  puis 
espérer,  je  le  sais,  un  pareil  sentiment  que  du  temps,  de  mes  soins 
affectueux,  de  mon  dévoûment  passionne  à  votre  bonheur. 

—  Monsieur  Fabrice,  on  n'est  jamais  sûr  que  du  présent,  et  j'ai 
dû  vous  dire  la  vérité...  Quant  à  l'avenir,  tout  ce  que  je  puis  vous 
assurer,  c'est  que  je  ferai  mon  possible  pour  être  une  bonne  et 
honnête  femme  pour  vous,  une  bonne  mère  pour  votre  enfant. 

Fabrice,  l'œil  humide  d'émotion,  prit  la  blanche  main  qu'elle  lui 
offrait,  comme  pour  la  porter  à  ses  lèvres.  Mais  elle  la  retira  dou- 
cement : 

—  Prenez  garde  !  dit-elle.  Si  vous  croyez  avoir  à  me  remer- 
cier, vous  me  remercierez  plus  tard...  INous  sommes  trojp  surveil- 
lés ici...  et  je  vous  demande  de  ne  pas  trahir  notre  secret,  du 
moins  jusqu'à  ce  que  j'en  aie  instruit...  ma  bienfaitrice. 

M"^  de  Sardonne  eut  un  sourire  d'une  étrange  amertume  en 
prononçant  ce  dernier  mot. 

—  Mais,  mademoiselle,  dit  le  peintre,  n'ai-je  pas  moi-même  une 
démarche  à  faire  auprès  de  celle  que  vous  appelez  votre  bienfai- 
trice ? 

—  Assurément,  cela  sera  convenable  et  même  nécessaire.  Mais 
je  crois  devoir  lui  parler  d'abord.  J'ai  mes  raisons. 

—  Mon  Dieu!  mademoiselle,  nous  savons  tous  deux,  n'est-ce 
pas?  que  vous  allez  rencontrer  des  dispositions  un  peu  hostiles,.. 
qu'on  peut  vous  rendre  cet  entretien  très  pénible...  Permettez- 
moi  de  vous  l'épargner,.,  ou,  du  moins,  ajouta-t-il  en  souriant, 
d'essuyer  le  premier  feu...  Je  respecte  intiniment  M™^*  de  Montau- 
ron  ;  mais  je  n'en  ai  pas  peur. 

—  Mais,.,  moi  non  plus,  ditjM"*^  de  Sardonne...  Si  vous  m'avez 
vue  subir  patiemment  les  humiliations  d'une  véritable  domesticité, 
—  quels  que  fussent  les  motifs  de  ma  résignation,  —  soyez  sîir 
que  la  lâcheté  n'y  était  pour  rien.  Vous  me  connaîtriez  bien  mal, 
monsieur  Fabrice ,  si  vous  pensiez...  —  Elle  s'interrompit  brus- 
quement ;  —  la  cloche  du  château  venait  de  sonner  les  deux  coups 
qui  rappelaient  la  lectrice  auprès  de  la  baronne. 

—  J'y  vais!  dit-elle  en  se  levant,  et  un  éclair  farouche  jaillit  de 
sa  prunelle.  —  Elle  tendit  de  nouveau  sa  main  à  Fabrice  et  s'éloi- 
gna. 

Le  jour  où  M™^  de  Montauron  avait  imposé  à  Béatrice  le  sacrii- 
fice  définitif  de  son  amour  pour  Pierrepont,  elle  lui  avait  enlevé, 


HONNEUR    d'artiste.  '2 kl 

en  réalité,  le  seul  motif  que  pût  avoir  l'orpheline  de  supporter  l'exis- 
tence misérable  qu'elle  menait  auprès  d'elle.  Dès  cet  instant,  le 
sentiment  très  compréhensible  de  sourde  irritation  que  la  jeune 
fille  nourrissait  à  l'égard  de  sa  dure  protectrice,  s'était  changé 
dans  cette  àme  contenue,  mais  ardemment  passionnée,  en  une 
véritable  horreur.  La  vue  même  de  la  baronne  lui  était  devenue 
odieuse.  Sa  résolution  de  la  quitter  était  absolument  arrêtée,  et  elle 
n'hésitait  plus  que  sur  l'heure  et  sur  le  choix  de  sa  retraite.  Sa 
première  pensée,  on  s'en  souvient,  avait  été  de  s'ensevelir  par  une 
sorte  de  suicide  dans  une  communauté  de  l'ordre  le  plus  austère. 
Elle  avait  parlé  de  nouveau  à  son  amie,  M°^  d'Aymaret,  de  sa  pro- 
chaine entrée  au  Carmel ,  et  c'était  avec  sincérité  qu'elle  s'y  prépa- 
rait en  s'efîorçant  de  reporter  vers  le  ciel  un  amour  qui  n'avait  plus 
aucun  avenir  terrestre.  Mais  il  n'est  pas  si  difficile  de  laire  un  sacri- 
fice que  de  le  soutenir  :  à  mesure  qu'elle  y  songeait  plus  posément, 
la  pauvre  fille  trouvait  dans  son  attachement  naturel  à  la  vie  et  au 
monde,  dans  son  énergique  et  florissante  jeunesse,  des  résistances 
qui  lui  rendaient  bien  douloureux  l'éternel  renoncement...  Et  cepen- 
dant que  faire"?  où  aller? 

La  lettre  et  la  déclaration  de  Fabrice  vinrent  la  surprendre  au 
milieu  de  ses  cruelles  indécisions.  Fort  étonnée  d'abord,  et  même 
froissée,  elle  voulut  pourtant  prendre  quelques  heures  pour  y  pen- 
ser. Elle  eut  à  vaincre  plus  d'une  révolte  secrète.  Mais  enfin,  dans 
Textrémité  où  elle  était  réduite,  comment  ne  pas  se  jeter  dans  ce 
refuge,  honorable  après  tout,  que  lui  ouvrait  une  main  aflectueuse 
et  dévouée?  Pour  une  naufragée  comme  elle,  c'était  la  vie  du 
moins,  sinon  le  bonheur.  C'était  surtout  le  terme  certain,  immé- 
diat de  son  pesant  esclavage.  En  outre,  elle  n'ignorait  pas  que  la 
nouvelle  de  son  mariage  et  de  son  départ  serait  horriblement  desa- 
gréable à  M™^  de  Montauron,  et  le  plaisir  de  le  lui  annoncer  satis- 
faisait chez  M'^*  de  Sardonne  le  sentiment  le  plus  violent  peut-être 
qu'il  y  ait  au  monde,  la  hame  d'une  femme  contre  une  femme. 

M=^s  de  Montauron,  cependant,  venait  de  faù'e  paisiblement  sa 
sieste  dans  un  boudoir  attenant  à  son  grand  salon.  Elle  avait,  en 
général,  la  digestion  lourde  et  le  réveil  maussade  ;  dès  qu'elle 
vit  entrer  Béatrice  :  —  H  me  semble,  ma  chère,  lui  dit-elle,  que 
vous  vous  attardez  beaucoup  avec  votre  professeur?..  J'ai  déjà  eu 
le  temps  de  lire  la  moitié  de  mon  journal,.,  mes  yeux  en  pleurent. 
Tenez,.,  prenez  aux  faits  dicers,..  ou  plutôt  non,  lisez-moi  le  feuil- 
leton,., voyons  ce  que  devient  cette  étonnante  duchesse...  que  l'au- 
teur fait  parler  comme  une  marchande  de  pommes...  Eh  !  bien,  lisez 
donc! 

—  Pardon ,  madame ,  dit  la  jeune  fille  avec  une  extrême  poli- 
tesse, puis-je  vous  dire  quelques  mots  auparavant? 


2â8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  baronne  la  regarda  avec  une  vague  inquiétude  :  —  Quoi  donc  ? 
dit- elle  sèchement. 

—  Madame,  reprit  Béatrice,  me  permettez -vous  de  vous  rappe- 
ler la  conversation  qui  a  eu  lieu  entre  nous  dans  votre  chambre,  il 
y  a  une  quinzaine  de  jours?  Vous  avez  bien  voulu  me  dire  que,  si 
jamais  quelque  galant  homme,  quelque  homme  de  cœur  me  de- 
mandait en  mariage,  non-seulement  je  n'aurais  à  craindre  aucune 
difficulté  de  votre  part,  mais  que  je  pourrais  compter  sur  votre 
concours  le  plus  empressé...  Ces  paroles,  madame,  m'étaient  trop 
précieuses  pour  qu'il  me  fût  possible  de  les  oublier...  Avez-vous 
vous-même  la  bonté  devons  en  souvenir? 

La  baronne,  qu'il  n'était  pas  facile  de  déconcerter,  perdit  cepen- 
dant contenance  à  l'audition  de  cet  cxorde,  et  ce  fut  presque  en 
balbutiant  qu'elle  répondit  : 

—  Mon  Dieu,.,  c'est  possible,.,  oui.  J'ai  pu  dire  quelque  chose 
d'approchant,.,  mais  non  sans  réserves... 

—  C'est  vrai,  madame,  il  y  avait  quelques  réserves.  Vous  met- 
tiez en  efîet  à  votre  bienveillant  concours  deux  conditions  :  la  pre- 
mière était  que  votre  neveu  serait  excepté  du  nombre  de  ceux 
parmi  lesquels  je  pourrais  choisir  mon  mari  :  je  l'ai  respectée... 
La  seconde,  madame,  était  que  je  ne  prendrais  jamais  d'engage- 
ment sans  vous  en  avertir,.,  c'est  ce  que  je  viens  faire. 

—  Eh  bien!  j'écoute. 

—  Madame,  poursuivit  M"*  de  Sardonne  sur  le  même  ton  de 
parfaite  urbanité,  la  circonstance  que  vous  m'aviez  lait  l'amitié 
de  prévoir  et  de  désirer  pour  moi  se  présente  aujourd'hui. 

—  Ah! 

—  Et  je  viens  vous  prier  d'agréer  la  recherche  dont  M.  Fabrice 
veut  bien  m'honorer. 

—  Il  vous  demande,  Fabrice? 

—  Oui,  madame. 

—  Il  me  semble  qu'il  aurait  pu  commencer  par  s'adresser  à 
moi...  C'était  d'un  savoir-vivre  élémentaire. 

—  Il  l'aurait  pu  sans  doute,  madame;  mais  il  a  jugé  inutile  de 
vous  tourmenter  à  ce  sujet  avant  de  s'être  assuré  de  mes  senti- 
mens  personnels...  qui  lui  importaient  avant  tout. 

—  Et  ça  vous  plaît,  ce  mariage-là? 

—  Oui,  madame,  M.  Fabrice  est  un  honnête  homme  et  un  homme 
de  talent  dont  je  serai  heureuse  de  porter  le  nom. 

—  Vous  savez,  je  suppose,  à  qui  vous  succédez?.,  il  avait  épousé 
en  premières  noces  une  blanchisseuse. 

—  Pardon,  madame,  c'était  une  fleuriste. 

—  C'est  tout  comme...  Vous  verrez  une  drôle  de  société  dans  ce 
monde-là. 


.^1 


HONNEUR    d'artiste.  249 

—  Je  me  trouverai  assez  heureuse,  madame,  si  j'y  suis  traitée 
avec  égards. 

—  Et  ainsi,.,  vous  me  plantez  là,  moi,  tout  bonnement,  oubliant 
tout  ce  que  j'ai  fait  pour  vous  depuis  que  je  vous  ai  recueillie 
comme  une  amie,  comme  une  fille... 

—  Soyez  sûre,  madame,  que  je  n'oublie  aucune  des  bontés  sin- 
gulières que  vous  avez  eues  pour  moi  depuis  que  vous  m'avez 
prise  à  votre  service. 

Il  y  avait  cela  d'agréable  avec  M'"®  de  Montauron,  qu'elle  saisis- 
sait les  moindres  nuances  de  langage  :  aucune  des  impertinences 
correctes  et  des  ironies  vengeresses  que  lui  décochait  sa  lectrice 
n'était  perdue  pour  elle.  —  Sur  cette  dernière  et  sanglante  ré- 
plique, la  baronne  s'était  levée  :  si  elle  eût  disposé  do  la  foudre,  il 
est  vraisemblable  que  M^'®  de  Sardonne  n'aurait  pas  vécu  deux 
secondes  de  plus.  —  Faute  de  mieux,  elle  pouvait  la  chasser  igno- 
minieusement de  chez  elle  :  elle  y  songea.  Un  peu  de  réflexion 
lui  montra  tous  les  inconvéniens  d'un  éclat  de  ce  genre.  Les  mau- 
vaises langues  pourraient  l'accuser  de  s'opposer,  par  un  sentiment 
d'égoïsme  tyrannique,  au  mariage,  —  après  tout  fort  convenable 
—  de  sa  protégée.  Quoi  qu'elle  pût  faire  d'ailleurs  désormais, 
Béatrice  lui  échappait.  Si  irréparable  que  fût  sa  perte,  il  lallait 
donc  en  prendre  son  parti  et  se  donner  au  moins  les  apparences 
et  le  mérite  de  la  bonne  grâce...  Enfin,  ce  sot  mariage  avait  au 
moins  un  bon  côté  :  il  délivrait  à  jamais  M™^  de  Montauron  de  la 
terreur  de  voir  son  neveu  Pierrepont  épouser  cette  fille  ruinée. 

En  vertu  de  ces  diverses  considérations,  l'entretien  belliqueux  de 
la  baronne  et  de  sa  lectrice  allait  avoir  un  dénoùment  assez  inat- 
tendu, quoique  parfaitement  féminin.  —  M™®  de  Montauron,  qui 
avait  fait  quelques  pas  avec  agitation  dans  son  boudoir,  posa  dou- 
cement sa  main  sur  l'épaule  de  Béatrice  : 

—  Ma  chère  enfant,  lui  dit-elle,  vous  ne  devez  pas  vous  étonner 
que  mon  premier  mouvement,  en  apprenant  que  vous  me  quittiez, 
ait  été  un  mouvement  d'humeur...  Car  j'ai  des  regrets,  moi, 
quoique  vous  n'en  ayez  guère...  Voyons,  ma  chère  petite,  em- 
brassez-moi ! 

M"^  de  Sardonne  se  rendit  à  ce  vœu  ;  et,  tout  en  la  serrant  sur 
son  cœur,  la  baronne,  qui  avait  les  nerfs  très  montés,  fondit  en 
larmes.  —  Ce  fut  pour  elle  un  soulagement. 

—  Savez-vous,  reprit-elle  à  travers  ses  sanglots,  combien  il 
gagne  par  an  ? 

—  Je  ne  le  lui  ai  pas  demandé,  madame. 

—  Ces  peintres,  une  ^is  qu'ils  ont  la  vogue,  gagnent  ce  qu'ils 
veujent...  Vous  serez  riche,  ma  chère...  c'est  toujours  ça! 


250  REVUE  DES    DEUX    MONDES. 

—  Piiis-je  dire  maintenant  à  M.  Fabrice,  madame,  que  vous 
voulez  bien  le  recevoir  ? 

—  Mais  sans  doute...  à  l'heure  ordinaire  de  nos  séances...  Il 
iaut  bien,  d'ailleurs,  qu'il  termine  mon  portrait...  Je  l'attendrai 
dans  une  demi-heure. 

Béatrice  lui  présenta  de  nouveau  son  front  et  se  retira.  —  Elle 
eut  bientôt  rejoint  Fabrice  à  l'entrée  du  parc.  Elle  lui  fit  un  court 
résumé  de  son  entretien  avec  la  baronne. 

—  Vous  voyez,  monsieur,  lui  dit-elle,  que  cela  s'est  passé,  en 
somme,  assez  doucement,  et  qu'elle  ne  m'a  pas  trop  maltraitée... 

—  C'est  qu'elle  a  senti  mie  forte  défensive,  dit  le  peintre  en 
riant.  Mais  je  suis  tenu  envers  elle  à  plus  de  ménagemens  et  de 
respect;  elle  le  sait,  et  j'ai  grand'peur  que  l'orage,  qui  n'a  fait  que 
gronder  sur  vous,  n'éclate  sans  pitié  sur  moi. 

—  Vous  devez  certainement,  mon  pauvre  monsieur,  vous  attendre 
à  quelques  impertinences...  Mais  si  vous  m'aimez  un  peu,  vous  les 
supporterez  patiemment,  afm  de  ne  pas  gâter  les  choses,  puisque, 
après  tout,  elles  vont  bien. 

—  Je  vous  le  promets,  dit  Fabrice,  et  je  souhaite  maintenant 
que  l'épreuve  soit  très  dure,  puisque  je  dois  la  souffrir  pour  vous. 

—  Merci,  monsieur...  Vous  comprenez,  n'est-ce  pas,  que  je  dé- 
sire sortir  d'ici,  autant  que  possible,  sans  esclandre. 

Leur  conversation  se  prolongea  encore  un  peu  de  temps.  Pen- 
dant qu'ils  allaient  et  venaient  à  petits  pas  dans  la  principale  ave- 
nue du  parc,  Béatrice  lui  donna  quelques  détails  sur  la  personne 
de  son  tuteur,  à  qui  elle  se  proposait  d'écrire  dans  la  journée,  mais 
dont  le  consentement  n'était  pas  douteux.  Puis  l'heure  de  la  séance 
de  portrait  étant  arrivée,  Fabrice  rentra  au  château  et  se  trouva, 
l'instant  d'après,  en  tète-à-têto  avec  la  baronne. 

M™^  de  Montauron  avait  déjà  pris  sa  pose  sur  son  fauteuil  au 
centre  de  son  salon. 

—  Madame  la  baronne,  lui  dit  le  peintre,  M"*"  Béatrice  m'a  dit 
que  vous  aviez  la  bonté  d'approu\er  l'union  que  j'ai  eu  l'extrême 
hardiesse  d'ambitionner...  Je  vous  en  remercie,  pour  ma  part, 
d'autant  plus  vivement,  que  vous  vous  privez  en  ma  faveur  d'une 
compagnie,  d'une  intimité  dont  personne  ne  peut  mieux  qne  moi 
comprendre  le  prix. 

■ —  Mon  Dieu  !  mon  cher  monsieur  Fabrice,  que  voulez-vous?  Ce 
qui  fait  le  bonheur  des  uns  fait  le  malheur  des  autres...  C'est  la 
vie!..  Asseyez-vous  donc...  Nous  causerons  de  tout  cela  pendant 
que  vous  travaillerez,  puisque  cela  ne  vous  dérange  pas... 

11  s'inclina,  installa  son  chevalet,  prit  sa  palette  et  se  mit  à 
peindre. 


4l 


â 


HONNEUR    d'artiste.  251 

—  Pensez-vous  terminer  aujourd'hui,  mon  cher  maître? 

—  Je  crois  que  nous  aurons  encore  besoin  de  deux  séances,  ma- 
dame. 

—  Enfin!  dit  la  baronne.  —  Et  après  un  silence  :  —  Eh  bien! 
pour  revenir  à  votre  mariage,  mon  cher  monsieur  Fabrice,  vous 
allez  épouser  une  personne  dont  je  n'ai  absolument  que  du  bien  à 
vous  dire...  Sa  conduite,  depuis  qu'elle  est  auprès  de  moi,  a  été 
positivement  exemplaire,  comme  vous  avez  pu  en  juger  vous- 
même...  Elle  est  pourvue  de  mille  quahiés  que  j'apprécie  infini- 
ment... et  malgré  tout  cela,  si  vous  m'aviez  fait  l'honneur  de  me 
consulter  avant  de  lui  olïrir  votre  main,  peut-être  me  serais-je 
ellbrcée  de  vous  en  détourner. 

—  Puis-je  savoir  pourquoi,  madame  la  baronne? 

—  Mon  Dieu  !  parce  que  le  jour  où  elle  vous  épousera,  ses  qua- 
lités mêmes  —  en  partie  du  moins  —  peuvent  devenir  des  incon- 
véniens...   Ainsi,  ce  n'est  pas  moi  qui  lui  reprocherai,  assurément, 
d'être  fière  de  sa  naissance  et  de  porter  très  haut  l'estime  de  son 
nom  et  d'elle-même...  Mais  même  pour  moi,  —  qui  suis  naturelle- 
ment très  indulgente  à  cet  égard,  —  iW®  de  Sardonne  pousse  ce 
mérite  à  l'excès...  Elle  a  en  réaUté, —  je  vous  le  dis  entre  nous,  — 
l'orgueil  de  Luciler...  Vous  vous  en  apercevrez,  je  le  crains,  mon 
cher  monsieur...  Je  ne  vais  pas  jusqu'à  dire,  bien  entendu,  qu'elle 
méprisera  son  mari,  —  qui  est  si  au-dessus  d'un  semblable  senti- 
ment de  la  paît  de  qui  que  ce  soit,  —  mais  une  alliance  comme  celle 
qu'elle  contracte,  —  si  parfaitement  honorable  qu'elle  soit   d'ail- 
leurs, —  est  trop  contraire  aux  traditions,  aux  habitudes  de  sa 
famille  et  de  notre  monde,  pour^que  AP^®  de  Sardonne  n'en  souffre 
pas  plus  ou  moins  dans  le  secret  de  son  cœur...  Hélas!  mon  cher 
monsieur,  je  sais  aussi  bien  que  vous  qu'au  point  de  vue  de  la 
saine  raison,  cela  est  complètement  absurde...  Mais  permettez-moi 
de  vous  dii'e  que  je  connais  mieux  que  vous  les  idées  qui  ont  cours 
à  ce  sujet  dans  notre  région  sociale...  Elles  ont  très  peu  changé,  je 
vous  assure,  depuis  le  temps  de  Louis  XIY  et  de  Saint-Simon... 
Pardon!  je  sais  ce  que  vous  allez  me  dire...  Vous  allez  me  parler 
de  la  révolution.  Mon  Dieu!  certainement,  il  v  a  eu  la  révolution... 
Mais  si  la  révolution  nous  a  enlevé  nos  privilèges   et  même  nos 
têtes,  elle  n'a  pu  nous  ejilever  les  bénéfices  de  ce  que  vous  appe- 
lez, je  crois,  rata\isme...  c'est-à-dire,  en  vieux  français,  la  qualité 
d'un  sang  qui  s'est  distillé  et  raffiné  dans  nos  veines  de  généra- 
tion en  génération  pendant  cinq  ou  six  cents  ans....  C'est  ce  sang-là, 
mon  cher  maître,  qui  se  révolte,  malgré  nous,  quand  on  le  mé- 
lange avec  du  sang...  plus  jeune...  plus  pur  peut-être,  —  mon 
Dieu!  je  ne  dis  pas  le  contraire...  —  mais  qui,  enfin,  n'est  pas  de 
la  même  essence  ni  du  même  azur!..  En  conséquence,  ce  n'est  pas 


252  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'usage  aujourd'hui,  plus  qu'avant  la  révolution,  qu'une  fille  noble 
épouse  un  industriel...  un  savant...  un  écrivain...  un  artiste,  fus- 
sent-ils du  premier  mérite...  On  voit  peut-être  quelquefois  des 
femmes  titrées  épouser  des  poètes  ou  des  artistes...  mais  ce  sont 
des  princesses  étrangères!..  En  France,  la  chose  est  à  peu  près 
sans  exemple...  et  n'allez  pas  supposer,  mon  cher  monsieur  Fa- 
brice, que  cette  exclusion  ait  le  moindre  côté  blessant  pour  ceux 
qui  en  sont  l'objet...  personne  au  monde  n'aime  et  ne  goûte  plus 
que  nous  les  poètes  et  les  artistes...  Nous  en  faisons  avec  le  plus 
grand  plaisir  l'ornement  de  nos  tables,  l'intérêt  et  l'agrément  de 
nos  salons...  mais  nous  ne  les  épousons  pas!..  Pardon!  Vous  allez 
me  dire,  n'est-ce  pas,  que  nous  sommes  moins  difficiles  pour  les 
alliances  de  nos  fils,  et  que  nous  les  marions  très  volontiers  à  des 
demoiselles  peu  ou  point  nées,  pourvu  qu'elles  soient  riches...  Je 
vous  répondrai  d'abord  que  ce  n'est  pas  ce  que  nous  faisons  de 
mieux,  et  en  second  heu  que,  d'après  nos  vieilles  coutumes,  le 
mâle  anobht,  —  principe,  remarquez-le  bien,  qui  repose  sur  une 
conception  très  juste  de  la  nature  humaine  :  car  il  y  a  chez  les 
femmes  une  finesse  d'instinct,  une  souplesse  d'assimilation,  une 
plasticité...  si  je  m'exprime  mal,  mon  cher  monsieur,  reprenez- 
moi!.,  il  y  a,  dis-je,  chez  les  femmes,  des  qualités  de  flexibihté  qui 
les  plient  assez  aisément  à  toutes  les  conditions  de  la  vie  sociale... 
On  fera  une  petite  duchesse  très  suffisante  avec  la  fille  d'un  par- 
venu, et  du  parvenu  lui-même  on  ne  fera  jamais  rien...  Vous  com- 
prenez surabondamment,  mon  cher  maître,  que  le  mot  de  parvenu, 
dans  ma  bouche,  signifie  les  hommes  d'argent,  et  non  les  hommes 
de  talent...  Ceux-ci,  fort  au  contraire,  ont  en  général  dans  leur 
nature  quelque  chose  de  féminin  qui  peut  les  assortir  plus  ou 
moins  aux  femmes  les  plus  délicates...  Car  n'oubliez  pas,  monsieur 
Fabrice,  —  et  ici  je  vous  parle  plus  que  jamais  en  véritable  amie, — 
n'oubliez  pas  que,  dans  nos  longues  successions  et  sélections  de 
famille,  ce  n'est  pas  seulement  le  sang  qui  se  raffine,  comme  je 
vous  le  disais  tout  à  l'heure...  C'est  aussi  l'éducation,  le  goût,  le 
tact,  le  savoir-vivre...  tous  les  sens  et  toutes  les  facultés...  De  là 
cette  distinction  supérieure  qui  vous  enchante  chez  M^^®  de  Sar- 
donne  —  et  qui  sera  à  la  fois  pour  vous  un  grand  charme  et  un 
grand  danger...  Car  une  nature  si  perfectionnée  et  si  exquise  est 
froissée  d'un  rien,  révoltée  d'une  nuance...  Il  faudra  faire  bien 
attention,  monsieur  Fabrice...  il  y  a  des  détails  qui  vous  semblent 
de  la  dernière  insignifiance,  dont  vous  ne  vous  apercevez  même 
pas,  et  qui  peuvent  sembler  monstrueux  à  M"^  de  Sardonne...  Un 
exemple  seulement...  une  misère  !  —  Vous  m'appelez  à  tout  bout 
de  champ,  quand  vous  me  parlez  :  —  Madame  la  baronne!  —  Eh 
bien!  soyez  sûr  que  cela  agace  singulièrement  M"*"  de  Sardonne... 


HONNEUR    d'artiste.  253 

parce  qu'il  est  tout  à  fait  incorrect  d'appeler  les  femmes  par  leur 
litre...  quand  on  leur  adresse  la  parole...  Ça  ne  se  fait  qu'au  théâtre 
ou  dans  les  antichambres...  Il  y  a  comme  cela,  mon  cher  monsieur, 
une  foule  de  petites  choses  qui  peuvent  être  des  écueils  dans  votre 
ménage,  et  contre  lesquelles  je  vous  mettrais  en  garde,  si  je  ne 
craignais  de  vous  fatiguer. 

—  Si  vous  n'êtes  pas  fatiguée  vous-même,  madame,  vous  pou- 
vez continuer,  répondit  froidement  le  peintre. 

Malgré  cette  invitation,  M™®  de  Montauron  ne  continua  pas. 

Quoique  Fabrice  gardât  son  calme,  elle  comprit  peut-être,  à  la 
pâleur  de  son  visage,  qu'elle  aurait  tort  de  le  pousser  davantage, 
et  la  vérité  est  qu'il  avait  eu  besoin  plus  d'une  fois  d'évoquer 
l'image  de  Béatrice  pour  ne  pas  couper  court  à  la  séance  en  bala- 
frant de  son  couteau  à  palette  le  portrait  de  son  insolent  modèle. — 
Quand  il  rendit  compte,  un  peu  plus  tard,  à  M^'®  de  Sardonne,  de 
cette  pénible  entrevue,  il  n'entra  dans  aucun  détail.  —  La  ba- 
ronne, lui  dit-il  simplement,  a  été  aussi  désagréable  que  possible 
dans  la  forme;  mais  comme,  dans  le  fond,  elle  se  bornait  à  me 
faire  entendre  que  j'étais  indigne  de  vous,  nous  étions  en  réalité 
du  même  avis. 

M™^  de  Montauron  n'en  avait  pas  moins  atteint  le  but  que  sa 
rancune  haineuse  se  proposait.  Elle  avait  fait  l'œuvre  de  ces  mou- 
ches venimeuses  dont  la  piqûre  imperceptible  laisse  pourtant  dans 
l'organisme  un  trouble  profond,  rongeur,  parfois  mortel. 

Ce  ne  fut  pas  sans  embarras,  ni  même  sans  angoisse,  que  M"^  de 
Sardonne  se  rendit  le  lendemain  matin  chez  la  vicomtesse  d'Ayma- 
ret,  à  qui  elle  voulait  apprendre  elle-même  son  engagement  avec 
Fabrice.  Mais  M"'^  d'Aymaret  n'en  parut  ni  froissée,  ni  même  éton- 
née. Depuis  le  jour  où  elle  avait  vu  Béatrice  refuser  la  main  du 
marquis  de  Pierrepont,  elle  demeurait  persuadée,  d'après  le  lan- 
gage un  peu  équivoque  et  les  demi-confidences  de  son  amie, 
qu'elle  avait  quelque  amour  au  cœur  ;  en  y  réfléchissant,  elle  n'avait 
vu,  parmi  tous  les  hôtes  des  Genêts,  que  Jacques  Fabrice  dont 
la  personne,  le  talent,  la  réputation,  pussent  justifier  la  passion 
dont  M"^  de  Sardonne  paraissait  possédée.  Ses  soupçons  semblaient 
encore  confirmés  par  l'espèce  d'intimité  particulière  que  les  leçons 
d'aquarelle  avaient  établie  entre  eux.  Elle  crut  comprendre  que  la 
jeune  fille  avait  renoncé  au  couvent  dès  qu'elle  avait  su  que  son 
amour  était  partagé,  et  Béatrice,  trop  heureuse  de  n'avoir  pas  d'ex- 
plication à  imaginer,  se  contenta  de  ne  pas  la  détromper. 

i^|me  d'Aymaret,  dans  le  cours  de  leur  entretien,  lui  suggéra  une 
idée  qu'elle  s'empressa  d'adopter,  et  qu'elle  n'eut  pas  de  peine  à 
faire  accepter  par  Fabrice.  Il  paraissait  difficile,  dans  l'état  de  leurs 
relations  avec  M"""  de  Montauron,  que  leur  séjour  aux  Genêts  put  se 


25i  REVUE   DES    DEUX    iVH>\'DES. 

prolonger  avec  agrément  ou  même  avec  convenance,  11  fut  donc 
décidé  que  Béatrice  prendrait  prétexte  des  acquisitions  du  tronis- 
seau  et  des  préparatifs  de  son  installation  poui*  se  rendre  à  Paris 
la  semaine  suivante.  Elle  se  retirerait  jusqu'à  son  mariage  dans  le 
couvent  d'Auteuil  où  la  petite  Marcelle  était  en  pension.  M*"®  de 
Montauron,  qui  avait  appréhendé  qu'on  ne  lui  imposât  les  embai- 
ras  et  les  frais  d'une  noce,  se  prêta  sans  murmurer  ,à  cette  com- 
binaison. 

Quelques  jours  plus  tard^  le  comte  de  Villerieux,  tuteur  de  Béa- 
trice, venait  la  chercher  aux  Genêts  et  l'emmenait  à  Paris,  où  Fa- 
brice était  déjà  retourné  avec  sa  fille.  —  Les  adieux  de  la  baronne 
et  de  sa  lectrice  furent,  on  le  devine,  de  la  plus  parfaite  séche- 
resse. 

Nous  ne  dirons  rien,  quant  à  présent,  du  sentiment  que  fit  éprou- 
ver au  marquis  de  Picrrepont  la  nouvelle  des  fiançailles  de  W"  de 
Sardonne  avec  Jacques  Fabrice.  —  Les  lettres  qui  lurent  échan- 
gées à  cette  occasion  entre  les  deux  amis  n'auraient  même  pour  le 
lecteur  aucun  intérêt.  Celle  de  Fabrice  n'était  qu'une  simple  no- 
tification de  l'événement  qui  comblait  ses  vœux.  La  réponse  de 
Pierrepont  était  amicale  et  brève.  11  venait  malheureusement  de 
prendre  avec  son  hôte,  lord  S***,  un  engagement  pour  une  excur- 
sion sur  son  yacht  dans  la  Méditerranée  :  mais  il  espérait  bien  être 
de  retour  à  temps  pour  assister  au  mariage.  Il  le  chargeait  de  ses 
respectueux  complimens  et  de  ses  meilleurs  vœux  pour  M^^*  de 
Sardonne.  Presque  en  même  temps  que  cette  lettre,  un  riche  bra- 
celet arrivait  de  Londres  à  l'adresse  de  Béatrice. 

IX. 

Gl?STAYE    CALVAT. 

Quatre  mois  se  sont  passés.  —  Nous  sommes  à  Paris,  boulevard 
Malesherbes,  chez  la  mère  de  Marianne  de  la  Treillade,  ou  plutôt 
chez  Marianne  elle-même,  qui  a  son  petit  salon  particulier  où  elle 
se  trouve  plus  à  l'aise  pour  potùier,  suivant  l'expression  qu'elle 
affectionne.  Elle  potine,  en  ce  moment,  en  compagnie  de  sa  fidèle 
institutrice,  miss  Eva  Brown,  de  la  gentille  miUioimaire  américaine, 
miss  Ketty  Nicholsou,  celle  qui  a,  d'après  Pieirepont,  une  vague 
odeur  de  pétrole,  et  de  M^""  Chalvin,  cette  jeune  personne  qui, 
si  l'on  en  croit  sa  bonne  mère,  rue  quand  on  la  contrarie.  Ces  de- 
moiselles, qui  se  sont  liées  aux  Genêts,  se  retrouvent  avec  plaisir  à 
Paris.,  en  revenant  un  peu  tard,  suivant  l'usage  actuel,  de  leurs 
villégiatures  respectives.  Elles  sont  toutes  jolies,  y  compris  l'insti- 
tutrice blanche  et  rousse;  mais  la  plus  jolie  est  toujours  cette 
peste  de  Marianne,  avec  le  pur  ovale  et  la  pâleur  mate  de  son 


HONNEUR    d'artiste.  255 

visage,  ses  grands  yeux:  ironiques  et  ses  petites  dents  de  ron- 
geur. 

Marianne  était  de  passage  à  Paris  à  l'époque  du  mariage  de  Béa- 
trice et  elle  rend  compte  à  ses  amies  de  cette  cérémonie.  Elle  avait 
eu  lieu  dans  l'église  de  Passy.  Béatrice  avait  désiré  qu'elle  fût  très 
simple  à  cause  de  ses  deuils  et  de  ses  malheurs  de  famille.  Il  y 
avait  d'ailleurs  peu  de  monde  à  cause  de  la  saison.  Cependant  Ma- 
rianne avait  remarqué  dans  l'assistance  une  quantité  de   têtes    de 
concierges.  Elle  supposait  que   c'étaient  des  parens  du  marié... 
M°^®  de  Montauron  avait  prétexté  une  crise  de  rhumatisme  et  n'était 
pas  venue.  Elle  s'était  fait  remplacer  par  une  boîte  d'une  douzaine 
de  couverts...   C'était  ignoble...  Le  marquis  de  Pierrepont  avait 
également  manqué  à  la  fête.  11  avait  envoyé  une  dépêche  de  Malte. 
Son  absence  avait  paru  singulière...   car  il  était  l'intime  ami  de 
Fabrice...  mais  il  avait  craint  probablement  que  la   mariée   ne  se 
jetât  à  son  cou  dans  l'église...  11  était  si  content  de  sa  délicieuse 
personne,  et   si  persuadé  que  toutes  les  femmes  l'adoraient!  Ma- 
rianne ne  connaissait  rien  au  monde  de  plus  détestable  qu'un  fat... 
Miss  Eva  et  M''"  Chalvin  étaient  du  même  sentiment...  Seule,  miss 
Nicholson,  timide  quoique  Américaine,  prenait  doucement  la  dé- 
fense du  marquis...  Marianne  insista...  C'était  un  homme  qu'elle 
n'avait  jamais  pu  sentir...  D'abord  elle  lui  en  voulait  d'avoir  com- 
promis, —  des  pieds  à.  la  tête,    —   sa  cousine  d'Aymaret...    la- 
quelle, du  reste,  ne  demandait  pas  mieux...  ail  était  même,  entre 
nous,  ajoutait-elle,  [)assablement  en  train  de  compromettre  Béatrice 
de  Sardonne,  quand  elle  a  eu  le  bon  esprit  d'épouser  ce  Fabrice,  qui 
me  fait  l'elïet  d'un  bien  honnête  homme...  Ils  sont  assez  bien  installés 
rue  de  Prony...  C'est  ma  cousine  d'Aymaret  qui  s'est  occupée  de 
l'ameublement...  Fabrice  voulait  faire  des  folies... Ma  cousine  d'Ay- 
maret me  disait  qu'elle  avait  été  forcée  de  l'arrêter  dans  son  élan. . . 
Il  n'est  pas  riche  en  réalité...  Il  n'a  que  ce  qu'il  gagne  au  jour  le 
jour...  il  est  vrai  qu'il  vend  ses  tableaux  très  cher....  Je  voudrais 
bien  savoir  par  parenthèse  combien  il  a  demandé  à  la  baronne  pour 
son  portrait...    A  sa  place  je  l'aïu^ais  joliment   salée...  pour  sa 
douzaine  de  couverts! 

—  Et  le  marquis  de  Pierrepont,  dit  miss  Nicholson,  est-il  tou- 
jom's  à  Malte? 

—  Non...  pour  le  moment,  il  est,  je  crois,  à  Cythère. 

—  A  Cythère  '? 

—  Oui,  —  du  moins  je  l'ai  vu  hier  soir  au   théâtre   avec   une 
dame  qui  m'avait  bien  l'air  d'être  de  ce  pays-là... 

—  Est-ce  qu'il  est  mauvais  sujet?  demanda  miss  Nicholson  en 
rougissant. 

—  Non!..  Il  se  gêne!  répliqua  Marianne. 


256  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Les  informations  de  M"*"  de  la  Treillade,  relativement  au  mariage 
de  Béatrice  et  de  ses  circonstances  accessoires,  peu  bienveillantes 
dans  la  lorme,  étaient  assez  exactes  quant  au  fond,  et  elles  nous 
dispensent  d'entrer  dans  plus  de  détails  à  ce  sujet.  —  Il  était  éga- 
lement exact  que  le  marquis  de  Pierrepont  était  de  retour  en  France 
depuis  quelques  semaines:  mais  il  n'avait  fait  d'abord  que  traverser 
Paris  sans  y  voir  personne  pour  se  rendre  immédiatement  aux  Genêts, 
où  sa  tante  commençait  à  s'impatienter.  Depuis  quelques  jours  seu- 
lement il  était  définitivement  rentré  à  Paris  avec  M™®  de  Montauron, 
et  s'était  réinstallé  dans  son  élégant  entresol  du  boulevard  Ma- 
lesherbes,  qui  n'était  pas  très  loin  de  l'hôtel  où  respirait  Marianne 
de  la  Treillade. 

Sa  première  visite  fut  pour  la  vicomtesse  d'Aymaret,  qui  demeurait 
elle-même  près  de  là,  sur  le  parc  Monceau.  11  l'avait  prévenue  d'un 
mot,  et  elle  l'attendait  le  cœur  un  peu  serré.  Elle  n'avait  pas  osé 
lui  écrire,  et  elle  n'en  avait  reçu  elle-même  aucune  nouvelle  di- 
recte depuis  son  départ  pour  l'Angleterre.  Elle  ne  pouvait  oublier 
qu'elle  l'avait  encouragé  dans  sa  malencontreuse  passion  pour 
M"*'  de  Sardonne,  qu'elle  s'était  faite  sa  messagère  officieuse  au- 
près de  la  jeune  fille,  qu'elle  avait  contribué  enfin  pour  sa  bonne 
part  à  l'humiliation  qu'il  avait  subie,  et  dont  le  mariage  de  Béatrice 
avec  Fabrice  était  venu  encore  aggraver  l'amertume.  Elle  n'était 
donc  pas  sans  appréhender  quelque  scène  de  désespoir,  peut-être 
de  colère  et  de  reproches.  Mais  elle  en  fut  quitte  pour  la  peur.  — 
Il  lui  apparut  un  peu  pâle,  mais  calme  et  courtois,  et  même  sou- 
riant. Après  avoir  répondu  presque  gaîment  aux  questions  qu'elle 
lui  adressait  sur  son  voyage  : 

—  Chère  madame,  lui  dit-il,  je  vais  encore  une  fois  abuser  de 
votre  amitié...  J'ai  un  conseil  à  vous  demander. 

—  Je  ne  sais  pas  comment  vous  pouvez  me  demander  encore 
des  conseils,  dit-elle  tristement. 

—  Je  ne  m'en  lasserai  jamais...  Je  suis,  je  vous  l'avoue,  très  in- 
certain sur  la  conduite  que  je  dois  tenir  avec  Fabrice...  Vous 
n'ignorez  pas  l'intimité  assez  étroite  dans  laquelle  nous  avons  vécu 
lui  et  moi  depuis  plusieurs  années...  Je  n'ai  aucune  raison  de 
rompre  mes  relations  avec  lui...  Mais  avant  d'aller  le  voir,  je  vou- 
drais être  assuré  que  ma  présence  chez  lui  ne  sera  un  embarras  ni 
pour  lui,  ni  pour  sa  femme,  ni  pour  moi...  En  d'autres  termes, 
croyez-vous  que  M"®  de  Sardonne...  M""^  Fabrice,  veux-je  dire... 
ait  informé  son  mari  des  sentimens  que  j'ai  eus  pour  elle,  et  de  la 
recherche  que  j'ai  faite  de  sa  main?  Vous  comprenez  que,  s'il  en 
était  ainsi... 

—  Pardon,  si  je  vous  interromps,  dit  W^^  d'Aymaret,  mais  je  puis 
vous  certifier  dès  à  présent  que  vous  n'ayez  rien  à  craindre  à  cet 


HONNEUR    d'artiste.  257 

égard...  Pas  plus  tard  qu'hier,  j'ai  vu  Béatrice,  et  comme  on  avait 
parlé  de  votre  retour,  elle  m'a  dit  qu'après  y  avoir  réfléchi,  elle  avait 
résolu  de  ne  jamais  laire  cette  conlidence  à  son  mari.  Elle  considère 
que  ce  serait  le  troubler  gratuitement,  et  en  outre  manquer  de  dé- 
licatesse envers  vous. 

—  Vous  pensez  donc  que  je  puis  me  présenter  chez  eux  sans  in- 
convénient? 

—  Il  y  aurait  plus  d'inconvéniens,  il  me  semble,  à  ne  pas  vous 
y  présenter.  Fabrice  ne  s'expliquerait  pas  votre  abstention,  il  en 
chercherait  la  cause  et  la  soupçonnerait  tout  au  moins  :  ce  qui  ne 
serait  bon  pour  personne.  Je  vous  engage  donc  à  ralentir  des  rela- 
tions qui  doivent  vous  être  désormais  pénibles,  mais  non  à  les 
rompre  brusquement. 

—  Vous  avez  raison...  J'irai...  Je  vais  même  y  aller  en  sortant 
d'ici...  pensez-vous  que  je  les  rencontre?..  AP^  Fabrice  a-t-elle  un 
jour? 

—  Oui,  le  lundi...  c'est  aujourd'hui  mardi...  Mais  vous  êtes  tou- 
jours sûr  de  rencontrer  Fabrice  dans  son  atelier...  et  probable- 
ment aussi  sa  femme...  Car  je  crois  qu'il  est  en  train  de  faire  son 
portrait... 

—  Ah!..  Cela  m'intéressera. 

Il  parla  ensuite  des  pièces  nouvelles,  de  quelques  commérages 
mondains,  et  ne  tarda  pas  à  prendre  congé.  —  Gomme  il  lui  serrait 
afTectueusement  la  main  : 

—  Bien  heureuse,  lui  dit  la  jeune  femme  avec  émotion,  de  vous 
voir  si  sage  ! 

—  Les  voyages  forment  la  jeunesse,  répondit  Pierrepont  en  riant, 
et  il  partit. 

En  le  complimentant  sur  sa  sagesse,  M™''  d'Aymaret  avait  espéré 
provoquer  quelque  expansion  confidentielle  dont  elle  avait  vérita- 
blement besoin.  Car  après  avoir  redouté  de  la  part  de  cet  amou- 
reux si  cruellement  éconduit  des  transports  trop  violons,  elle  l'avait 
trouvé  d'une  tranquillité  et  d'une  sécheresse  qui  la  laissaient  à 
demi  froissée,  à  demi  alarmée.  Si  cette  indifférence  de  Pierrepont 
était  sincère,  elle  témoignait  d'une  légèreté  que  les  femmes  n'ad- 
mettent pas  dans  les  affaires  de  cœur.  Mais,  avec  la  connaissance 
qu'elle  avait  du  caractère  fier  et  réservé  du  marquis,  elle  craignait 
plutôt  que  cette  froideur  apparente  ne  dissimulât  une  de  ces  bles- 
sures d'autant  plus  douloureuses  et  inquiétantes  qu'elles  saignent 
en  dedans. 

Dix  minutes  plus  tard,  Pierrepont  entrait  chez  Fabrice,   et  sur 
l'indication  d'un  domestique,  il  montait  directement  à  l'atelier  du 
peintre  avec  la  familiarité  des  anciens  jours.  Il  frappa  légèrement, 
TOME  xcvm.  —  1890.  17 


25S  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

et  soulevant  une  portière,  il  se  trouva  en  lace  de  Béatrice,  dont  les 
lèvres  s'entr'ouvrirent  soudain  comme  pour  un  cri,  mais  qui  resta 
muette.  Elle  était  assise  à  quelques  pas  du  chevalet  de  Fabrice, 
tenant  un  livre  d'une  main  et  caressant  de  l'autre  la  longue  cheve- 
lure flottante  de  la  petite  Marcelle  qui  était  agenouillée  à  ses  pieds. 
Au  milieu  de  cette  grande  pièce,,  tendue  de  tapisseries,  et  décorée 
sobrement  de  quelques  buffets  d'un  style  sévère,  c'était  une  de  ces 
scènes  d'intérieur  connue  on  en  voit  dans  les  vieux  tableaux  fla- 
mands —  où  les  nobles  joies  du  travail  semblent  se  mêler  aux  plus 
douces  idées  de  bonheur  et  de  paix  domestiques. 

Fabrice  eut  une  exclamation  joyeuse,  et  courut  au-devant  de  Pier- 
repont,  à  qui  la  franchise  de  cet  accueil  ne  put  laisser  aucun  doute 
sur  la  discrétion  de  Béatrice.  Il  en  eut  plus  de  liberté  d'esprit  pour 
complimenter  le  jeune  ménage  sur  son  installation.  11  s'excusa  de 
nouveau  de  n'avoir  pu  revenir  à  temps  pour  le  mariage,  ayant  été 
retenu  à  Malte  par  une  grave  indisposition  de  son  ami  lord  S***.  — 
La  main  de  Béatrice  posée  sur  la  tête  de  Marcelle  s'ouvrait  et  se 
refermait  un  peu  convulsivement,  en  faisant  scintiller  les  pierreries 
de  ses  bagues.  C'était  le  seul  signe  d"émotion  que  donnât  la  jeune 
femme.  Ele  remercia  Pierrepout  du  bracelet  qu'il  lui  avait  envoyé 
de  Londres  et  dont  elle  vanta  le  bon  goût  ;  puis  elle  s'inlorma  avec 
intérêt  de  la  santé  de  M™®  de  Montauron.  Pierrepont  répondit  que 
sa  tante  l'ajeunissait  tous  les  jours,  et  que  c'était  un  plaisir  de  la 
voir.  Personne  n'ayant  dit  le  contraire,  —  quoique  tout  le  monde 
le  pensât,  —  le  marquis,  après  avoir  loué  chaudement  les  portraits 
ébauchés,  qui  prenaient  effectivement  une  tournure  de  chef-d'œuvre, 
ne  voulut  pas  interrompre  plus  longtemps  la  séance,  et  se  retira. 

11  se  retira  emportant  tout  vivant  dans  son  imagination  le  tableau 
de  cet  intérieur  heureux,  honnête  et  gracieux  qui  est  la  tentation 
assez  ordinaire  des  blasés  de  son  âge,  et  qu'il  avait  lui-même  rêvé 
avec  une  ardeur  si  smcère. 

Hélas!  qu'elles  sont  trompeuses  souvent,  ces  mises  en  scène  de 
bonheur!  Que  de  fois,  en  pénétrant  vers  le  soir  dans  l'intimité 
d'un  salon  de  famille,  que  de  fois  en  passant  devant  la  grille  de 
quelque  riante  villa,  pleine  de  soleil,  de  fleurs  et  d'enfans,  on  se 
dit  :  le  bonheur  est  là  !  —  Et  que  de  fois  on  s'abuse  î 

Telle  que  Fabrice  l'a  vue,  entendue  et  admirée  pour  la  première 
fois  dans  le  salon  blanc  de  M'"®  de  Montauron,  avec  sa  beauté  de 
Muse  et  sa  voix  grave  et  chantante,  telle  Béatrice  est  devant  lui 
en  ce  moment,  et  elle  est  sa  femme  !  il  a  là  en  même  temps  sous 
les  yeux,  sous  la  main,  près  du  cœur,  sa  fille,  son  art,  tout  ce  qu'il 
aime  au  monde,  —  et  il  n'est  pas  heureux...  Les  insinuations  veni- 
meuses de  M™*"  de  Montauron  reviennent  trop  souvent  à  son  sou- 
venir. 11  croit  sentir  dans  la  manière  d'être  de  Béatrice  avec  lui  une 


HONNEUR    d'artiste.  259 

sorte  de  tristesse  résignée,  un  manque  d'abandon,  une  froideur  un 
peu  dédaigneuse  qui  semblent  justifier  les  propliéties  perfides  de 
la  baronne.  Quoique  cette  belle  statue  lui  appartienne,  il  croit 
sentir  qu'elle  ne  lui  appartient  pas  tout  entière,  qu'il  y  a  en  elle 
quelque  chose  qui  se  refuse,  un  fonds  de  tendresse  passionnée 
qu'elle  ne  lui  livre  pas,  qu'elle  garde  en  réserve.  Comme  il  lui  est 
impossible  de  soupçonner  qu'il  ait  un  rival  dans  son  cœur,  il  s'en 
prend  à  lui-même,  et  un  peu  aussi  à  son  entourage.  Il  éprouve 
un  malaise  inquiet  :  il  se  surveille  avec  une  défiance  pénible  de  soi, 
il  craint  qu'il  n'y  ait  dans  son  langage,  dans  sa  tenue,  dans  ses  ha- 
bitudes peisonnelles,  quelque  gaucherie  involontaire,  dont  les  in- 
stincts délicats,  le  goût  raffiné,  et  la  culture  supérieure  de  sa  jeune 
femme  ne  soient  offensés.  11  redoute  également  les  froissemens 
qu'elle  peut  ressentir  au  contact  de  quelques  relations  un  peu  vul- 
gaires que  le  métier  et  la  camaraderie  imposent  à  l'artiste. 

Malheureusement  les  appréJiensions  qui  obsèdent  Fabrice  ne 
sont  pas  très  lom  de  la  vérité.  Bien  qu'elle  l'ait  épouse  par  un  coup 
de  désespoir,  Béatrice  est  entrée  chez  lui  en  honnête  femme,  avec 
la  plus  sincère  résolution  d'étouffer  tout  sentiment  contraire  à  ses 
nouveaux  devoirs,  et  de  s'attacher  à  son  mari.  Mais,  quoiqu'elle 
estime  son  talent,  il  y  a  dans  l'art  du  peintre  une  partie  manuelle 
et  commerciale  qui  choque  la  jeune  patricienne.  Elle  remarque  aussi 
avec  ennui,  presque  avec  souffrance,  dans  les  petites  circonstances 
quotidiennes  de  la  vie  commune,  de  légers  solécismes  de  goût,  de 
menus  péchés  d'ignorance,  des  fautes  vénielles  contre  l'usage,  qui 
dénoncent  chez  le  pauvre  grand  artiste  les  lacunes  trop  naturelles  de 
l'éducation  première.  Les  femmes  nées  et  élevées  comme  Béatrice 
pardonneraient  plus  aisément  un  vice,  peut-être  un  crime,  qu'une 
incorrection.  —  Fabrice,  connaissant  la  passion  de  sa  femme  pour 
les  exercices  du  sport,  avait  voulu  qu'elle  se  remît  à  monter  à  che- 
val. Il  avait  pris  lui-même  depuis  deux  ou  trois  ans  l'habitude  de 
l'équitation,  et  il  allait  assez  régulièrement  faire  une  promenade 
au  Bois  le  matin.  Il  était  hardi  et  solide  cavalier;  mais  il  montait 
mal,  sans  principes  et  sans  élégance.  Sa  femme  en  était  gênée  ; 
elle  cherchait  souvent  un  prétexte  pour  ne  pas  l'accompagner,  pré- 
férant se  priver  de  son  plaisir  favori  que  de  voir  sourire,  sur  le 
passage  de  son  mari,  les  habitués  corrects  de  l'allée  des  Acacias. 

11  était  également  vrai  qu'il  se  trouvait  parmi  les  familiers  de 
l'atelier  de  Fabrice,  comme  de  tous  les  atehers,  quelques  amateurs 
ou  compagnons  de  jeunesse,  appartenant  plus  ou  moins  à  l'art  et  à 
la  littérature,  et  dont  le  ton  et  les  façons  eliarouchaient  extrême- 
ment Béatrice.  Le  peintre,  en  alléguant  ses  obligations  de  travail, 
s'efforçait  de  décourager  ces  visiteurs  parasites,  et  d'écarter  sur- 
tout ceux  qui  avaient  quelque  odeur  de  bohème.  —  Au  nombre  de 


260  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

^es  derniers,  il  y  en  avait  un  par  malheur  que  Fabrice  se  croyait 
forcé  de  supporter  et  de  ménager,  et  c'était  précisément  celui  qui 
était  le  plus  antipathique  à  Béatrice.  Il  s'appelait  Gustave  Galvat, 
il  était  le  frère  de  la  première  femme  de  Fabrice,  et  par  conséquent 
l'oncle  de  la  petite  Marcelle.  Sa  liaison  avec  Jacques  remontait  à 
l'époque  déjà  lointaine  où  ils  avaient  été  tous  deux  élèves  du  même 
maître  dans  le  même  atelier.  Ils  avaient  donc  un  point  de  départ 
commun.  Mais  pendant  que  Fabrice,  se  concentrant  dans  l'effort 
continu  d'un  travail  austère,  arrivait  peu  à  peu  aux  degrés  les  plus 
élevés  de  son  art,  Gustave  Galvat  se  dissipait  et  se  dépensait  en 
paroles,  en  projets,  en  théories,  en  critiques  transcendantes,  et  en 
considérations  esthétiques  qui  faisaient  l'admiration  du  boulevard 
des  Batignolles.  —  «  Tu  parles  trop,  et  tu  ne  dessines  pas  assez,  » 
lui  disait  sobrement  Fabrice. 

Galvat  avait  longtemps  cherché  le  genre  de  peinture  qui  pourrait 
le  mieux  convenir  à  son  siècle  et  à  lui-même.  Il  avait  cru  plusieurs 
fois  l'avoir  trouvé.  Pendant  un  voyage  en  Italie  qu'il  avait  fait  aux 
frais  de  Fabrice,  il  s'était  engoué  des  peintres  primitifs,  et  il  était 
revenu  ne  jurant  plus  que  par  Ducio,  Cimabue,  Giotto,  Taddeo 
Gaddi,  le  Masaccio,  le  Pêriigin, —  en  extase  devant  les  mosaïques  de 
San-Miniato,  et  le  simpHsme  hiératique  des  Byzantins.  —  «  G'était, 
disait-il  avec  sa  faconde  trop  souvent  moviillée  d'alcool,  c'était  à 
cette  source  fraîche  et  pure  qu'il  fallait  retremper  l'art  épuisé  du 
dix-neuvième  siècle...  Il  se  ferait  lui-même  personnellement 
l'apôtre  et  le  précurseur  d'une  nouvelle  renaissance...  L'inspira- 
tion, le  procédé  de  ces  admirables  primitifs,  il  s'en  était  profon- 
dément pénétré...  Et  quel  était  ce  procédé?  La  sincérité,  la  naïveté, 
la  foi  !..  L'artiste  devait  commencer  par  passer  hardiment  l'éponge 
sur  l'histoire  du  monde  depuis  l'an  lîoO...  oubher  carrément 
qu'il  y  a  eu  Luther,  qu'il  y  a  eu  Voltaire,  la  prise  de  la  Bas- 
tille, les  principes  de  89  et  cœtera  et  cœtera...  fermer  les  yeux,  se 
recueilhr,  s'agenouiller  en  esprit  au  milieu  d'un  chapitre  de  vieux 
moines  du  quatorzième  siècle...  puis  rouvrir  les  yeux...  et  regar- 
der en  haut,  simplement,  humblement...  comme  un  petit  enfant 
qui  fait  sa  prière...  Et  alors...  alors  saisir  sa  palette  et  peindre!  » 
—  Sur  quoi,  il  traçait  dans  l'air,  de  quelques  coups  de  pouce  éner- 
giques, les  lignes  maîtresses  d'un  chef-d'œuvre  imaginaire. 

Il  était  curieux  de  voir  Gustave  Galvat  mimer,  suivant  sa  cou- 
tume, cette  puissante  théorie,  en  donnant  par  momens  à  son  visage 
de  bohémien  des  airs  et  des  mouvemens  d'yeux  préraphaéliques. 

Après  avoir  peint  une  Annonciation  sur  fond  d'or,  et  une  Sainte 
Famille  à  longues  mains  sur  un  bleu  sans  nuages,  il  prit  les  pri- 
mitifs en  dégoût,  —  (il  y  avait  de  quoi  !)  —  et  passa  à  l'imitation 
des  Vénitiens,  puis  à  l'école  flamande  et  hollandaise,  qui  se  rap- 


HONNEUR    d'artiste.  261 

prochait  davantage  de  la  nature,  et  enfin  à  la  nature  elle-même, 
ce  fut  son  dernier  avatar.  Il  tenait  enfin  la  vérité.  11  se  mit  donc 
à  copier  la  nature,  toujours  avec  la  simplicité  d'un  petit  enfant, 
et  dès  ce  moment  ses  œuvres,  qui  avaient  successivement  ressemblé 
à  celles  de  tout  le  monde,  ne  lessemblèrent  plus  à  rien. 

Fabrice  essayait  en  vain  de  lui  suggérer  que  l'art  ne  consiste 
nullement  à  copier  la  nature,  laquelle  est  par  elle-même  inerte  et 
stupide,  mais  à  refléter  sur  elle  l'idée  qu'elle  dégage  dans  notre 
intelligence,  et  à  lui  prêter  un  peu  de  l'àme  que  nous  avons  et 
qu'elle  n'a  pas.  Galvat  le  traitait  de  paysagiste  en  chambre,  de 
peintre  de  salon,  et  l'envoyait  finalement  à  la  fosse  commune  de 
l'immonde  idéalisme,  c'est-à-dire  à  l'Institut. 

Jacques,  qui  était  sans  rancune,  riait  volontiers  des  bavardages 
de  son  beau-frère  et  de  sa  peinture  par  gestes.  Mais  ce  qu'il  lui 
pardonnait  moins  aisément,  c'était  le  désordre  de  sa  vie  qui  s'écou- 
lait à  peu  près  tout  entière  dans  les  cafés  et  les  brasseries.  Il  lui 
pardonnait  plus  difficilement  encore  le  méchant  esprit  d'envie,  et 
le  dénigrement  haineux  dont  il  poursuivait  tout  ce  qui  avait  plus 
de  talent  que  lui.  Malgré  tout,  Fabrice  continuait  d'accueilUr  ami- 
calement ce  triste  parent,  et  même  de  répondre  aux  fréquens  ap- 
pels qu'il  faisait  à  sa  bourse.  C'était  d'abord  par  une  piété  d'hon- 
nête homme  envers  la  mémoire  de  cette  première  femme  qui  avait 
été  sans  doute  une  assez  fâcheuse  créature,  mais  qui  était  mainte- 
nant une  pauvre  morte  couchée  dans  sa  froide  tombe  ;  c'était  aussi 
parce  que  ce  drôle  de  Calvat  avait  au  moins  une  vertu,  celle  d'ai- 
mer sa  nièce,  la  petite  Marcelle,  —  et  un  mérite,  celui  de  plaire  à 
l'enfant,  ou  plutôt  de  l'amuser.  Avec  son  goût  et  ses  dons  pour  la 
mimique,  il  lui  jouait  des  scènes  de  Guignol  :  il  savait  figurer  avec 
ses  mains  des  ombres  d'animaux  sur  les  murailles,  il  imitait  leurs 
cris,  il  imitait  aussi  divers  instrumens  :  il  faisait  enfin  mille  tours 
et  grimaces  cpii  arrachaient  à  Marcelle  des  éclats  de  joie  très  doux 
à  l'oreille  de  son  père. 

A  la  première  vue,  et  on  peut  dire  au  premier  flair,  ce  grand 
vieux  garçon,  dégingandé  et  gesticulant,  —  avec  son  nez  en  bec 
d'oiseau  de  proie,  sa  moustache  gluante,  ses  ongles  douteux,  et  sa 
forte  odeur  invétérée  de  tabac  et  de  bière,  avait  été  pour  Béatrice 
un  objet  souverainement  déplaisant.  Elle  avait  été  touchée  des  rai- 
sons de  cœur  par  lesquelles  Fabrice  crut  devoir  lui  expliquer  ses 
ménagemens  envers  son  beau-frère  :  mais  ce  n'en  était  pas  moins 
pour  elle  une  tristesse  et  une  confusion  de  subir  l'intimité  familière 
de  ce  personnage. 

Galvat,  de  son  côté,  avait  vu  d'un  très  mauvais  œil  le  mariage 
de  Fabrice  avec  cette  grande  dame,  dont  il  pressentait  justement 
les  dédains,  et  qui  ne  pouvait  manquer  de  le  gêner  dans  ses  habi- 


262  REVUE   DES   DEDX   MORDES. 

tudes.  D'abord,  il  se  plaignait  d'être  forcé  maintenant,  toutes  les 
fois  au'il  allait  chez  son  beau-frère,  de  se  mettre  sur  son  trente- 
six^  —  ce  qui  voulait  dire,  probablement,  de  se  layer  les  mains.  A 
part  ce  grief  considérable,  il  éprouvait  pour  Béatrice  l'espèce  d'aver- 
sion que  lui  inspirait  toute  supériorité  physique,  intellectuelle  ou 
morale.  Enfin,  elle  l'inquiétait  dans  le  seul  sentiment  honnête  qui 
lui  restât  :  il  craignait  qu'elle  ne  lui  enlevât  une  part  de  l'affection 
de  Marcelle,  et  qu'elle  ne  voulût  l'éloigner  plus  ou  moins  de  l'en- 
fant. 

Pour  toutes  ces  raisons,  Gustave  Galvat  haïssait  Béatrice  autant 
qu'elle  le  méprisait,  et  l'antipathie  mutuelle  de  ces  deux  êtres  rap- 
prochés par  le  hasard,  et  si  différens  par  les  instincts  et  l'éduca- 
tion, ne  pouvait  que  croître  et  s'envenimer  avec  le  temps. 

X. 

KOU\'ELLES    DE    LA    BARONNE. 

Ce  doit  être  un  fait  scientifique,  —  peut-être  un  fait  de  sugges- 
tion, —  que  la  prédilection  si  constante  et  si  remarquable  des 
maris  pour  l'homme  qui  est  aimé  de  leur  lemme.  Le  pauvre 
Fabrice  ne  devait  pas  échapper  à  cette  fatalité  :  depuis  le  retour 
de  Pierrepont,  il  montrait  pour  lui  un  redoublement  d'amitié,  qui 
s'expliquait  peut-être  d'ailleurs  par  le  désir  d'assurer  à  sa  femme 
la  compagnie  d'un  homme  de  son  monde.  Pierrepont  ayant  mis 
une  réserve  naturelle  à  renouveler  souvent  ses  \'isites  au  jeune 
ménage,  le  peintre  lui  en  fit  des  reproches  et  le  pressa  à  ce  sujet 
au  point  de  l'embarrasser.  De  toutes  les  gaucheries  involontaires 
dont  Fabrice  pouvait  être  coupable  envers  sa  jeune  femne,  ce  ne 
fut  pas  celle  dont  elle  fut  le  moins  choquée.  Oubliant  trop  que 
Fabrice  ignorait  absolument  son  secret  et  celui  de  Pierrepont,  elle 
vit  dans  son  insistance  à  attirer  le  marquis  chez  elle  un  manque 
de  tact,  une  maladresse  agaçante,  et  de  plus  une  véritable 
cruauté  envers  elle.  —  Gomment  !  quand  elle  s'épuisait  •en  efforts 
de  volonté  et  de  courage  pour  chasser  de  sa  pensée  celui  qu'elle 
avait  tant  aimé,  c'était  son  mari  qui  le  lui  ramenait  par  la  main  et 
qui  lui  imposait  sa  présence  troublante  ! 

Ce  fut  un  nouveau  griel  qui  vint  se  joindre  à  tous  ceux  qu'elle 
nourrissait  déjà  contre  lui,  et  qui  n'avaient  guère  au  fond  plus  de 
justice.  Mais  quand  une  femme  a  le  malheur  de  ne  pas  aimer  son 
maii,  elle  trouve  toujours  des  raisons  pour  paUier  à  ses  propres 
yeux  un  tort  que  sa  conscience  réprouve,  et  elle  est  presque  de 
bonne  foi  :  car  pour  son  esprit  aigri  tout  est  froissement,  pour  son 
cœur  malade  tout  est  blessure. 

Béatrice  avait  toutefois  l'âme  trop  haute  pour  céder  à  la  tenta- 


HONNEUR    d'artiste.  263 

tion  vulgaire  d'abuser  de  raveuglement  de  son  mari.  Elle  persista 
donc  dans  la  conduite  qu'elle  s'était  tracée  d'avance  en  prévision 
du  retour  de  Pierrepont,  et  il  lui  fut  d'autant  plus  facile  de  le  tenir 
à  distance,  qu'il  paraissait  l'éviter  lui-même  avec  autant  de  soin 
et  de  hauteur,  aimant  mieux  évidemment  encourir  les  reproches 
du  mari  que  les  mépris  de  la  femme. 

Fabrice  cependant,  tout  en  sentant  avec  amertume  la  froideur 
triste  dont  Béatrice  ne  se  départait  jamais  avec  lui,  ne  désespérait 
pas  de  la  vaincre  à  la  longue,  à  iorce  d'attentions  généreuses  et  déli- 
cates. Après  avoir  gâté  et  paré  de  son  mieux  pendant  tout  le  cours 
de  l'hiver  son  ingrate  idole,  il  lui  loua  pour  l'été,  entre  Meudon  et 
Bellevue,  une  jolie  villa  qui  avait,  entreautres  agrémens,  celui  de  la 
rapprocher  de  son  amie  M™^  d'Aymaret,  laquelle  passait  elle-même 
cette  année-là  la  saison  à  Versailles.  L'habitation,  souvent  occupée 
par  des  peintres,  à  cause  de  quelques  dispositions  spéciales,  était 
assez  simple,  mais  elle  dominait  la  radieuse  vallée  de  la  Seine,  et 
à  l'arrière-plan  le  mirage  grandiose  de  Paris.  Le  rez-de-chaussée 
ouvrait  de  plain-pied  sur  le  plateau  d'un  vaste  jardin  qui  descen- 
dait en  pent'^  douce  presque  jusqu'à  la  Seine,  à  travers  des  bou- 
quets de  bois,  des  pelouses  et  des  taillis  un  peu  négligés  et  sau- 
vages. —  On  rencontrait  à  mi-côte  une  espèce  de  grand  hangar 
fermé  et  vitré  qui  servait  d'atelier  à  Fabrice.  Tout  à  fait  au  bas  du 
jardin,  s'étendait  une  allée  rectiligne  bordée  de  charmilles  treilla- 
gées,  et  qui  par  son  grand  style  paraissait  être  le  reste  d'un 
ancien  parc  de  château.  Un  chemin  public  profondément  encaissé 
passait  au-dessous.  Elle  était  bornée,  à  ses  deux  extrémités,  par 
des  murs  très  élevés,  contre  l'un  desquels  on  avait  étabh  une 
plaque  de  tir.  En  l'ace,  à  l'autre  bout,  était  un  banc  rustique. 

Cette  allée,  malgré  quelques  vues  ménagées  sur  la  campagne, 
était  un  lieu  particulièrement  retiré  et  solitaire  que  la  femme  du 
peintre  avait  pris  en  affection.  —  Elle  y  promenait  sa  rêverie,  par 
une  après-midi  du  mois  de  juillet,  quand  elle  vit  parahre  au  dé- 
tour d'un  sentier  la  vicomtesse  d'Aymaret,  qui  lui  dit  gaîment  : 

—  J'étais  sûre  de  te  trouver  dans  l'allée  des  soupirs  ! 
Puis  après  l'avoir  embrassée  : 

—  Je  viens  t'apprendre  une  nouvelle...  assez  inattendue...  La 
pauvre  baronne,  qjui  se  flattait  si  bien  d'avoir  encore  trente  ans  à 
vivre... 

—  Quoi  !  s'écria  Béatrice  en  lui  saisissant  le  bras  violemment.. 

—  Elle  est  morte  la  nuit  dernière,  ma  clière,  —  d'un  accès  de 
goutte  sur  le  cœur...  c'est  Pierrepont  qui  m'envoie  une  dépêche, 
en  me  chargeant  de  te... 

jyjme  d'Aymaret  s'interrompit  :  Béatrice,  devenue  subitement  très 
pâle,  la  regardait  avec  une  hxité  effrayante...  une  faible  convulsioui 


264  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

plissa  sa  bouche  ;  elle  s'appuya  contre  la  charmille,  défaillit  tout  à 
fait,  et  glissa  sur  le  sol. 

La  vicomtesse  poussa  un  léger  cri,  parut  hésiter  une  seconde, 
puis  comprenant  qu'elle  était  trop  loin  de  l'habitation  pour  être 
entendue,  elle  s'agenouilla  devant  la  jeune  femme  évanouie,  et  lui 
fit  respirer  son  flacon  de  sels,  en  lui  prodiguant  de  douces  paroles. 
Béatrice  reprit  peu  à  peu  connaissance,  et  pendant  qu'elle  se  rele- 
vait d'un  air  étonné  et  égaré  : 

■ —  Qu'est-ce  que  j'ai  eu?  murmura-t-elle.  —  Elle  contracta  son 
front  brusquement,  et  son  pâle  visage  se  couvrit  d'une  couche 
de  pourpre  : 

—  Ah  !  je  me  rappelle  ! 

—  Veux-tu  que  j'aille  prévenir  ton  mari?  dit  M™®  d'Aymaret,  en 
l'aidant  à  gagner  un  banc. 

—  Non...  non...  d'ailleurs,  il  est  allé  à  Paris...  As-tu  la  dé- 
pêche ? 

—  La  voilà. 

Béatrice  lut  le  télégramme,  et  laissant  tomber  ses  deux  bras  par 
un  geste  d'accablement  : 

—  Ah!  mon  Dieu!  dit-elle  à  demi-voix,  c'est  pour  m'achever? 
Et,  comme  M"""  d'Aymaret  la  contemplait  avec  stupeur  : 

—  Tu  me  crois  folle?.,  reprit-elle.  Tu  ne  t'expUques  pas  l'émo- 
tion que  me  cause  la  mort  de  cette  femme  ? 

—  C'est  vrai...  je  ne  comprends  pas...  mais  absolument  pas. 

—  Eh  bien  !  tu  vas  comprendre  :  mais  promets-moi  sur  l'hon- 
neur que  ce  que  je  vais  te  dire  restera  entre  nous  deux? 

—  Je  te  le  promets...  Tu  me  lais  peur...  Qu'est-ce  qu'il  va? 

—  11  y  a,  ma  pauvre  Elise,  il  y  aquej'aimais  le  marquis  de  Pier- 
repont...  je  l'aime  depuis  que  j'existe;  et  j'ai  refusé  sa  main  parce 
que  sa  tante  m'avait  juré  qu'elle  le  déshériterait  si  je  l'épousais... 
et  aujourd'hui...  elle  est  morte...  comprends-tu?.,  morte  quelques 
mois  après  mon  mariage  avec  un  autre...  et  si  j'avais  attendu  ces 
quelques  mois,  j'aurais  été  sa  femme...  et  j'en  suis  séparée  à 
jamais...  et  je  l'aime  depuis  que  j'existe! 

Elle  cacha  son  visage  dans  ses  mains  et  sanglota. 

Pour  ]\'P^^  d'Aymaret,  qui  jusqu'à  cet  instant  n'avait  pas  cessé 
d'être  convaincue  que  Béatrice  avait  épousé  Fabrice  par  un  entraî- 
nement de  passien,  cette  révélation  était  si  nouvelle,  si  boulever- 
sante qu'elle  n'y  put  répondre  d'abord  que  par  de  confuses  excla- 
mations d'étonnement  et  de  pitié  : 

—  Ah!  est-ce  possible!..  Pauvre  amie!  Pauvre  chère!..  Gom- 
ment ne  m'as-tu  pas  dit  cela  dans  le  temps! 

Béatrice  lui  conta  alors  brièvement,  par  phrases  entrecoupées,  ce 
qui  s'était  passé  moins  d'un  an  auparavant  entre  elle  et  la  baronne 


HONNEUR    d'artiste.  265 

de  Monlauron,  —  l'engagement  qn'ellc  avait  pris  de  se  taire,  —  en- 
gagement que  la  mort  venait  de  rompre. 

—  Et  quand  même,  ajoutait-elle,  j'aurais  été  libre  alors  de  te 
confier  mon  secret,  je  ne  l'aurais  pas  fait...  je  te  connais...  Tu  n'au- 
rais pu  y  tenir...  tu  aurais  tout  dit  au  marquis...  Il  aurait  bravé 
sa  tante,  et  le  malheur  serait  arrivé...  J'aurais  été  cause  de  sa 
ruine,  et  peut-être  me  l'aurait-il  reprochée  un  jour  :  en  tout  cas, 
moi,  je  me  la  serais  reprochée!..  Non,  vois-tu,  ma  seule  laute  a 
été  de  ne  pas  suivre  ma  première  inspiration...  de  ne  pas  entrer 
au  couvent,  —  au  lieu  de  faire  ce  malheureux  mariage...  et  de 
tromper  un  honnête  homme  ! 

—  Mais,  dit  M""®  d'Aymaret,  cet  honnête  homme,  qui  est  en 
même  temps  un  homme  de  grand  cœur  et  de  grand  talent,  ne 
peux-tu  donc  l'aimer  un  peu? 

—  J'ai  essayé...  Je  ne  pouvais  déjà  pas...  Juge...  maintenant! 
répliqua  Béatrice  avec  une  sorte  d'emportement. 

Interrogée  affectueusement  par  son  amie,  elle  la  mit  dans  la  con- 
fidence de  ses  souffrances  domestiques,  de  ses  Iroissemens  conti- 
nuels, de  ses  secrets  dégoûts.  M™^  d'Aymaret  affecta  de  rire  de  ces 
petites  misères,  comparées  aux  sérieuses  douleurs  de  sa  vie;  elle 
représenta  très  justement  à  Béatrice  qu'il  lui  suffirait  de  le  vouloir 
pour  effacer  de  légères  inégalités  d'éducation  entre  elle  et  son  mari 
en  lui  donnant,  avec  gentillesse  et  gaîté,  quelques  leçons  de  par- 
faite correction,  qu'il  recevrait  certainement  avec  la  même  bonne 
grâce.  La  vraie  souffrance  de  Béatrice  était  cet  amour  étranger 
qu'elle  avait  apporté  comme  malgré  elle  dans  son  ménage  ;  c'était 
cet  amour  qui  lui  ôtait  tout  courage,  qui  lui  empoisonnait  toutes 
choses  et  dont  il  fallait  faire  franchement  le  sacrifice. 

—  Facile  à  dire  !  murmura  Béatrice. 

M™^  d'Aymaret,  prenant  un  ton  plus  confidentiel,  lui  fit  alors 
entendre  qu'elle  avait  eu  elle-même,  quelques  années  auparavant, 
l'occasion  de  faire  un  sacrifice  du  même  genre,  qu'elle  savait  que 
c'était  difficile,  mais  pas  impossible... 

—  Et  tu  avoueras,  ma  chère,  ajouta-t-elle,  que  j'aurais  eu  de 
meilleures  excuses  que  toi? 

—  Et  comment  t'y  es-tu  prise?  dit  Béatrice,  que  cette  circon- 
stance mystérieuse  intéressait.  Tu  as  cessé  de  le  voir? 

—  Ma  chère,  cesser  de  se  voir  est  un  vain  mot.  On  ne  cesse 
jamais  de  se  voir  quand  on  est  du  même  monde...  Non...  j'ai  sim- 
plement et  sincèrement  changé  mon  amour  en  amitié...  De  cette 
façon,  le  cœur  ne  perd  pas  tout. 

Béatrice  la  regarda  au  fond  des  veux  : 

—  C'était  Pierrepont?  dit-elle  très  bas. 

—  Il  y  a  quatre  ans  de  cela...  répondit  M™^  d'Aymaret.  Je  ne  me 


266  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

souviens  pas  très  bien...  mais  c'était  c|uelqu'un  qui  lui  ressemblait 
beaucoup...  Du  reste,  sois  tranquille...  il  ne  m'aimait  pas  autant 
qu'il  t'a  aimée...  Car,  moi,  ce  n'était  pas  pour  m' épouser... 

Béatrice  hésita,  puis  elle  l'attira  vers  elle  et,-  pendant  qu'elle 
l'embrassait,  elles  pleurèrent  toutes  deux. 

—  Eh  bien!  je  tâcherai...  reprit  Béatrice.  Tu  m'aideras  de  tes 
conseils,  de  ton  exemple...  Mais  toi  tu  es  une  sage  petite  femme,  et 
moi  un  pauvre  être  tourmenté...  N'importe,  je  suis  heureuse  de 
pouvoir  maintenant  causer  de  tout  cela  avec  toi...  Mais  surtout, 
jamais  un  mot,  jamais  un  souffle  qui  puisse  faire  soupçonner  au 
marquis  ce  que  je  t'ai  confié! 

—  Si  je  commettais  une  pareille  faute,  dit  M"^®  d'Aymaret  en 
riant,  je  ne  serais  plus  une  sage  petite  femme... 

Le  soir  approchait  et  elle  lut  forcée  de  partir...  Mais  elle  re^dnt 
voir  son  amie  assidûment  pendant  quelques  jours,  jusqu'à  ce 
qu'elle  lui  semblât  plus  calme.  Cependant,  quoiqu'elle  se  (prêtât 
docilement  aux  exhortations  tendres  de  M""^  d'Aymaret,  il  était  im- 
possible que  Béatrice  ne  demeurât  pas  profondément  troublée  des 
réflexions  et  des  regrets  que  lui  suggérait  forcément  la  mort  de 
M""®  de  Montauron  :  il  était  impossible  que  ses  devoirs  ne  lui  en 
parussent  pas  encore  plus  difficiles  et  ses  déplaisirs  plus  amers. 

XI. 

«  FIN   DE    SIÈCLE.  » 

M"^''  de  Montauron  n'ayant  pas  pris  de  dispositions  contraires,  le 
marquis  de  Pierrepont  héritait  légalement  de  la  totalité  de  ses  biens, 
ce  qui  lui  constituait  désormais  un  revenu  annuel  de  plus  de  quatre 
cent  mille  francs.  11  passa  les  premiers  temps  de  son  deuil  à  chas- 
ser solitairement  dans  sa  propriété  des  Genêts  et  rentra  à  Paris  vers 
la  fm  d'octobre.  Il  s'installa  dans  le  grand  hôtel  de  la  rue  de  Va- 
rennes  qui  avait  appartenu  à  sa  tante;  mais  il  garda  en  même 
temps  son  entresol  du  boulevard  Malesherbes,  ce  qui  fit  sourire  les 
dames...  Il  avait  toujours  été,  même  au  temps  de  sa  pauvreté 
relative,  un  personnage  très  en  vue  dans  le  monde  parisien,  où  sa 
grâce  chevaleresque,  sa  dignité  personnelle,  sa  galanterie  discrète 
semblaient  donner  le  ton  de  la  distinction  la  plus  parfaite.  Ce  ne 
fut  donc  pas  sans  surprise  qu'on  le  vit  reparaître  sur  la  scène  où  il 
était  si  connu  et  si  apprécié,  avec  des  allures  beaucoup  moins  irré- 
prochables. Déjà  l'hiver  précédent,  après  son  retour  de  Londres,  on 
avait  remarqué  des  changemens  bizarres  dans  ses  habitudes.  Assez 
fréquemment  on  l'avait  aperçu  au  théâtre,  derrière  l'écran  d'Une 
avant-scène,  en  compagnie  de  jeunes  femmes  fort  agréables,  sans 
doute,  mais  avec  lesquelles  il  n'est  pas  d'usage  de  se  montrer  en  pu- 


I 
I 


HONNEUR    d'artiste.  267 

blic,  quand  on  a  passé  l'adolescence.  —  Ce  détail,  on  peut  s'en  sou- 
venir, n'avait  pas  échappé  à  la  clairvoyance  de  Marianne  de  la  Treil- 
lade.  —  On  lavait  vu  également  chevaucher  sans  façon  dans  les  allées 
du  Bois,  à  côté  de  quelques  amazones  peu  farouches,  ce  qui  n'éton- 
nait pas  moins  de  la  part  d'un  homme  passé  maître  en  fait  de  bien- 
séance. On  disait  même  qu'il  avait  rapporté  d'Angleterre  un  vice 
qui  ne  paraît  p^s  y  être  aussi  rare  qu'il  l'est  chez  nous.  Du  moins, 
le  vicomte  d'Aymaret,  qui  s'y  connaissait,  assurait  à  sa  femme  que 
ce  diable  de  Pierrepont  avait  pris  là-bas  un  goût  tout  à  fait  confor- 
table pour  le  porto  et  le  brandy. 

Les  deux  personnes  qui,  dans  tout  Paris,  s'intéressaient  le  plus 
au  marquis  de  Pierrepont,  c'est-à-dire  Béatrice  et  M™^  d'Aymaret, 
s'étaient  émues  dès  ce  temps-là  de  ces  méchans  bruits.  Mais  elles 
avaient  amié  à  se  persuader  que  ces  propos  étaient  de  pures  médi- 
sances. 

Cependant,  à  peine  rentré  à  Paris,  le  riche  héritier  de  M™^  de 
Montauron,  comme  grisé  par  sa  nouvelle  fortune,  donna  à  ses 
écarts  de  tenue  et  de  conduite  un  éclat  tel  qu'il  devint  impos- 
sible aux  plus  bienveillans  de  méconnaître  l'étrange  métamor- 
phose qui  s'était  opérée  dans  son  caractère.  11  n'avait  jamais  été 
un  puritain;  mais  on  l'avait  toujom-s  vu  apporter,  dans  les  aven- 
tures de  galanterie,  toute  la  délicatesse  morale  qu'elles  comportent 
et  qui  semble  consister,  pour  l'honnête  homme,  à  ne  pas  mettre  le 
public  dans  la  confidence  de  ses  amours,  encore  moins  de  ses 
vices.  Et  maintenant,  on  eût  dit  qu'il  aûectait  de  braver  l'opinion. 
C'est  ainsi  qu'il  affichait  fort  indiscrètement  sa  liaison  avec  une 
étoile  d'opérette  qui,  grâce  à  ses  libéralités,  menait  chaque  jour  au 
Bois  le  plus  bel  attelage  de  France.  Mais  c'était  là,  disait-on,  le 
momdre  de  ses  égaremens,  et  on  commençait  à  lui  prêter  des  traits 
de  mœurs  qui  avaient  un  assez  vilain  caractère  de  débauche.  On 
pai'lait  entre  haut  et  bas,  dans  les  cercles  et  dans  les  salons,  de  cer- 
tains soupers  hebdomadaires  où  il  réunissait  à  quelques  amis  des 
séries  de  ces  femmes  sans  préjugés  que  Paris  voit  flotter,  comme 
des  astres  échappés  de  leur  orbite,  sur  les  frontières  du  monde  et 
du  demi-monde.  Quelques-unes  y  étaient  même  amenées  par  leurs 
maris,  dont  c'est  assez  faire  l'éloge. 

On  racontait  de  Pierrepont  d'autres  excentricités  du  même  ordi'e 
qu'il  est;  inutile  de  préciser  et  qui,  sans  atteindre  formellement 
son  honneur,  soulevaient  peu  à  peu  autom*  de  son  nom,  jusque-là 
si  respecté,  une  rumeur  de  mésestime. 

Béatrice  et  M'"°  d'Aymaret  étaient  trop  mêlées  au  mouvement 
parisien  pour  ne  pas  avoir  çà  et  là,  tantôt  au  théâtre,  tantôt  au 
Bois,  l'occasion  de  constater  par  leurs  yeux  les  désordres  très  peu 


268 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


dissimulés  du  marquis.  La  vicomtesse  était,  en  outre,  renseignée  à 
ce  sujet  par  son  mari,  convive  assez  habituel  des  fameux  soupers, 
et  Béatrice  l'était,  de  son  côté,  par  Gustave  Calvat,  que  son  indus- 
trie de  bohémien,  — méprisé,  mais  amusant,  — introduisait  dans 
les  théâtres  et  dans  les  cafés  de  journalistes;  il  y  recueillait  avide- 
ment les  scandales  courans  du  tout  Paris.  11  n'y  avait  jamais  eu 
beaucoup  de  sympathie  entre  lui  et  Pierrepont,  qu'il  rencontrait 
souvent  autrefois  chez  son  beau-frère,  et  il  était  bien  aise  de  mettre 
ses  incartades  en  relief,  surtout  devant  Béatrice,  dont  il  sentait  la 
secrète  solidarité  avec  un  homme  de  sa  caste.  Mais  ce  qui,  auprès 
des  deux  jeunes  femmes,  accusait  Pierrepont  plus  que  tout  le  reste, 
c'était  le  fait  de  les  avoir  complètement  abandonnées  l'une  et  l'autre, 
comme  par  un  aveu  de  son  indignité.  Il  ne  paraissait  même  plus 
à  l'atelier  de  Fabrice,  qui,  dans  sa  fidèle  amitié  pour  son  camarade 
de  combat  et  d'ambulance,  s'en  montrait  très  aiïecté. 

Pierrepont,  du  reste,  avait  renoncé  à  la  plupart  de  ses  anciennes 
relations.  On  l'apercevait  pourtant  encore  quelquefois  dans  le 
monde;  car  nous  le  trouvons,  vers  le  milieu  du  mois  de  décembre, 
dans  le  petit  salon  de  Marianne  de  la  Treillade.  Il  est  vrai  qu'il  y 
est  amené  par  une  circonstance  tout  à  fait  exceptionnelle  :  il  vient 
complimenter  W^  de  la  Treillade  sur  son  mariage.  Car  cette  jolie 
fille  se  marie.  Elle  épouse  le  baron  Jules  Grèbe,  fils  de  la  maison 
de  banque  Grèbe  frères, —  déjà  propriétaire  d'une  douzaine  de  mil- 
lions du  fait  de  son  père,  et  héritier  présomptif  de  son  oncle. 

Au  moment  où  Pierrepont  se  présente,  M°"^  de  la  Treillade,  très 
affairée  et  les  bras  chargés  de  précieux  cartons,  est  près  de  sortir  : 
elle  le  prie  de  l'excuser  si  elle  le  laisse  seul  avec  sa  fille  et  miss  Eva; 
mais  on  l'attend  au  grand  magasin  de  blanc  du  boulevard. 

Si,  jadis,  Pierrepont  n'a  pas  apprécié  pour  son  compte  M^^  de  la 
Treillade  au  point  de  vue  du  mariage,  il  ne  l'en  a  pas  moins  jugée 
fort  digne  d'intérêt  à  d'autres  égards,  et  il  continue  de  la  cultiver  de 
temps  en  temps,  à  tout  événement,  comme  une  personne  d'avenir. 

—  Mademoiselle,  lui  dit-il  en  s'asseyant,  d'un  ton  de  gravité  un 
peu  équivoque,  permettez-moi  de  vous  adresser  mes  plus  sincères 
léHcitations...  Vous  épousez  un  de  mes  jeunes  et  bons  amis,  —  un 
parfait  galant  homme,  —  et  un  excellent  garçon,  dont  vous  ferez 
tout  ce  que  vous  voudrez. 

—  Je  ne  sais  pas,  répond  Marianne  en  le  regardant  en  plein  de 
ses  grands  yeux  railleurs,  je  ne  sais  pas  s'il  est  aussi  exemplaire 
que  vous  le  faites  ;  mais  il  vous  donne,  en  tout  cas,  un  exemple 
que  vous  devriez  bien  suivre...  il  fait  une  fin  ! 

—  Malheureusement,  mademoiselle,  tout  le  monde  n'en  trouve 
pas  une  aussi  belle  occasion. 


HONNEUR    d'artiste.  269^ 

—  Et  notez,  reprend  Marianne,  qu'il  est  plus  jeune  que  vous  de 
plusieurs  années... 

—  Oui;  mais  moi,  mademoiselle,  je  suis  très  jeune  pour  mon 
âge! 

—  On  le  dit  ! 

—  On  a  parfaitement  raison...  tandis  que  lui  —  Jules  —  est 
très  rassis  pour  le  sien. 

—  J'en  suis  enchantée,  riposte  Marianne,  et  vous  ne  sauriez 
m'en  faire  un  éloge  qui  me  touche  davantage.  Je  suis  moi-même 
tellement  douce,  tranquille  et  sensible,  qu'un  mari  trop  vit  me 
serait  infiniment  désagréable. 

—  J'en  suis  depuis  longtemps  convaincu,  mademoiselle,  et  à  tel 
point  que  je  me  suis  permis  d'en  avertir  mon  jeune  ami. 

—  Comment  cela,  mon  cher  monsieur? 

—  Mon  Dieu,  oui...  Mon  cher  Jules, lui  ai-je  dit, —  car  nous  en 
sommes  dans  ces  termes-là  tous  deux,  —  j'ai  eu  le  plaisir  de  ren- 
contrer M'""  de  La  Treillade  à  la  campagne,  chez  ma  tante...  J'ai 
eu  l'occasion  de  l'étudier,  —  et  j'ai  remarqué  chez  elle  une  dou- 
ceur, une  sensibilité  —  et,  passez -moi  l'expression,  mademoiselle,  — 
une  candeur...  qui  demandent  les  plus  grands  ménagemens. 

—  Monsieur  de  Pierrepont,  je  ne  sais  vraiment  comment  vous 
remercier  de  vos  bontés  pour  moi... 

—  Elles  ne  font  que  commencer,  mademoiselle...  si  vous  les 
encouragez  ! 

—  Eh  bien!.,  je  les  encourage...  Yiendrez-vous  me  voir  quand 
je  serai  mariée? 

—  Tous  les  jours,  mademoiselle,  si  vous  me  le  permettez. 

—  Tous  les  jours,  c'est  peut-être  beaucoup...  Ce  serait  bien 
fatigant  pour  vous... car  nous  allons  demeurer  rue  de  Monceau,  — 
et  c'est  un  peu  loin  de  votre  affreuse  rue  de  Varennes. 

—  Pardon,  mademoiselle...  mais  concurremment  avec  mon  hôtel 
de  la  rue  de  Varennes,  je  conserve  mon  entresol  du  boulevard 
Malesherbes. 

—  Pourquoi,  monsieur? 

—  Pour  avoir  l'honneur  de  rester  votre  voisin. 

—  Vraiment?.,  si  vous  saviez  comme  je  m'amuse,  monsieur  de 
Pierrepont  ! 

—  Mais  je  ne  m'ennuie  pas  non  plus,  mademoiselle,  je  vous 
assure  ! 

Ce  dialogue,  qui  paraissait  divertir  beaucoup  l'institutrice,  fut 
interrompu  par  l'entrée  de  deux  ou  trois  jeunes  personnes  qui 
firent  irruption  dans  le  salon  de  Marianne  en  piafiant  sous  leurs 
fourrures   musquées.    Le    frais  visage  américain    de   miss  Ketty 


270 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


iSicholson,  —  une  des  nouvelles  venues,  —  prit  une  teinte  de  rose 
de  Bengale  quand  elle  aperçut  Pierrepont.  Malheureusement,  le 
marquis  ne  crut  pas  devoir  prolonger  sa  visite  et  se  retira  après 
avoir  serré  la  main  de  Marianne,  qui  lui  dit  comme  il  sortait  : 

—  Je  ne  vous  tiens  pas  quitte  ! 

—  Je  l'espère  bien  I  dit  Pierrepont. 

Après  les  embrassades  préliminaires,  M'^^^  Ghalvin  et  d'Alvarez, 
qui  accompagnaient  miss  Nicholson,  demandèrent  avec  empresse- 
ment si  la  date  du  mariage  était  fixée. 

—  Oui,  dit  Marianne,  elle  est  fixée  au  5  janvier...  pour  mes 
étrennes,  ou  plutôt  pour  celles  de  mon  mari. 

—  Groii'ais-tu,  ma  chère,  dit  M'^^  Ghalvin,  que  je  ne  l'ai  jamais 
rencontré,  ton  fiancé...  Je  meurs  d'envie  de  le  voir. 

—  Gourmande!  dit  Marianne.  —  Eh  bien!  sois  heureuse...  je 
l'attends. 

—  On  le  dit  charmant,  ma  chère. 

—  11  l'est,  ma  chère...  Je  trouve  même  le  mot  charmant  un  peu 
faible... 

Le  moment  d'après,  la  porte  s'ouvrit,  et  on  vit  entrer  le  baron 
Jules  Grèbe,  autrement  dit  Fin  de  sièrle.  G'était  un  surnom,  ou 
plutôt  un  titre  qu'il  aimait  à  se  donner  lui-même,  et  dont  ses  amis 
l'appelaient  famihèrcinent.  Il  était  fils  unique;  il  avait  été  fort 
gâté  par  sa  mère,  qui  n'avait  pas  cessé  d'être  en  extase  devant  lui 
depuis  le  jour  où  elle  l'avait  vu  bâiller  pour  la  première  fois.  Elle 
avait  souri  avec  attendrissement  à  ses  premières  débauches  de 
jeunesse,  et  elle  avait  finalement  beaucoup  contribué  à  en  faire 
l'insupportable  petit  monsieur  q,u'il  était.  Pour  conserver  dans  le 
monde  la  prépondérance  et  la  suprématie  auxquelles  on  l'avait  ha- 
bitué dans  sa  famille,  il  avait  cherché  une  attitude,  une  pose  qui  le 
dispensât  de  tout  autre  mérite.  Il  n'avait  rien  trouvé  de  mieux  que 
d'étonner  —  ou  plutôt,  comme  il  le  disait,  d'épater  ses  contempo- 
rains par  une  atlectalion  de  cynique  perversité.  Quelques  bribes  de 
Darwin,  recueillies  çà  et  là,  et  mêlées  à  une  confuse  teinture  de 
Schopenhauer,  lui  avaient  lourni  la  vague  théorie  du  nihilisme  mo- 
ral qu'il  affichait.  En  toutes  choses,  en  littérature,  en  art,  en  poli- 
tique, mais  surtout  en  morale,  il  se  déclarait  profondément  scep- 
tique, blasé,  désabusé,  écœuré  des  vieilles  conventions,  corrompu 
et  décadent  jusqu'aux  moelles,  déliquescent  même,  et  à  ce  point 
déliquescent  qu'on  serait  bientôt  forcé,  comme  il  le  disait  avec 
orgueil,  de  le  ramasser  avec  une  cuillère.  Telles  étaient  les  pré- 
tentions de  «  Fin  de  siècle,  »  qui,  n'ayant  plus  les  croyances  du 
passé,  et  n'ayant  pas  davantage  celles  de  l'avenir,  n'en  avait  natu- 
rellement aucune.  Quelques-uns  de  ses  camarades  de  cercle,  éblouis 


HONNEUR    d'artiste.  271 

par  son  aplomb,  par  sa  grande  fortune  et  son  immoralité  doctrinale, 
le  regardaient  comme  un  homme  très  fort,  et  il  était  lui-même  do 
cet  avis. 

Cepend.mt  les  frais  de  représentation  du  jeune  baron  avaient 
pris,  dans  ces  derniers  temps,  de  telles  proportions,  que  son 
oncle  l'avait  menacé  non-seulement  de  le  déshériter,  mais  de  le 
pourvoir  d'un  conseil  judiciaire,  s'il  ne  se  rangeait  pas.  C'est  pour- 
quoi il  épousait  Marianne  de  La  Treillade,  qu'il  se  proposait  d'ail- 
leurs d'épater  extraordinairement. 

Jules  Grèbe  était  de  sa  personne  un  garçon  de  vingt-six  à  vingt- 
sept  ans, petit  de  taille,  mais  bien  fait  et  d'une  élégance  ultra-bri- 
tannique. Ce  qui  le  déparait  un  peu,  c'était  une  paire  de  gros  yeux 
d'un  bleu  pâle  dont  l'expression  était  morne  et  à  demi  éteinte.  Il 
marchait  résolument,  en  faisant  sonner  ses  pas,  et  les  jambes  tou- 
jours un  peu  écartées,  comme  si,  même  à  pied,  il  eût  été  à 
cheval. 

C'était  avec  cette  allure  triomphale  qu'il  s'avançait  dans  le  salon 
de  Marianne  :  il  salua  d'un  petit  coup  de  tête  ironique  et  remit 
dans  les  belles  mains  de  sa  fiancée  une  énorme  boîte  de  chocolat. 
Sa  manière  de  faire  sa  cour  était  étrange  :  elle  consista,  ce  jour-là, 
à  manger,  sous  les  yeux  émerveillés  des  jeunes  filles,  une  quantité 
prodigieuse  de  chocolats  à  la  crème.  Surexcité  par  les  rires  admira- 
tifs  de  la  galerie,  il  poursuivit  de  son  air  froid  et  morne  cet  aimable 
jeu  jusqu'à  ce  qu'il  eût  complètement  vidé  la  boîte.  Il  n'était  pas, 
au  fond,  sans  inquiétude  sur  les  suites  d'un  pareil  exploit;  mais  il 
avait  épaté  ces  demoiselles,  et  il  était  heureux. 

Le  mariage  eut  lieu  trois  semaines  plus  tard,  à  l'église  Saint- 
Augustin.  Le  jeune  couple  avait  été  d'accord  pour  ne  pas  faire  le 
banal  voyage  de  noces.  11  entra  donc  le  soir  même,  en  quittant 
l'appartement  de  M™®  de  La  Treillade,  dans  l'hôtel  que  Marianne 
avait  fait  acheter  à  son  mari  rue  Monceau,  et  dont  elle  avait  dirigé 
elle-même  l'aménagement  avec  beaucoup  de  goût,  car  ce  n'était 
pas  le  goût  qui  lui  manquait. 

Un  boudoir  capitonné  de  soie  bouton  d'or  précédait  la  chambre 
à  coucher  de  la  jeune  femme.  Elle  s'y  arrêta,  rejeta  le  capuchon  de 
sa  peUsse,  découvrit  sa  tête  charmante,  et,  comme  lasse  des  céré- 
monies de  la  journée,  se  laissa  tomber  dans  un  fauteuil.  Son  mari 
s'était  adossé  à  la  cheminée  et  se  chauffait  les  pieds.  Il  avait  paru 
tout  le  jour  plus  froidement  dédaigneux  que  jamais  ;  et,  en  ce 
moment  même  où  il  se  trouvait  seul  avec  sa  jolie  femme  sur  le 
seuil  de  la  chambre  nuptiale  entr'ouverte,  il  n'avait  pour  elle  qu'un 
sourire  railleur  et  un  mauvais  regard  sarcastique. 

—  Ma  chère  enfant,  lui  dit-il  tout  à  coup,  est-ce  que  vous  êtes 
vieux  jeu? 


272  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vieux  jeu?..  Pardon...  je  ne  comprends  pas. 

—  Je  vous  demande,  ma  chère,  reprit  le  jeune  baron,  si  vous 
avez  la  simplicité  de  prendre  au  sérieux  les  vieilles  routines  so- 
ciales, les  conventions  démodées  de  nos  pères...  et  en  particulier 
le  mariage  ? 

—  Où  voulez-vous  en  venir,  mon  cher  Jules? 

—  A  nous  bien  entendre  tous  deux,  ma  chère  enfant,  et  pour 
cela  il  est  nécessaire  de  nous  bien  connaître...  Quant  à  moi,  je  vais 
vous  dire  nettement  ce  que  je  suis...  On  vous  aura  conté,  peut- 
être,  que  j'étais  un  terrible  libertin,  un  dépravé,  un  don  Juan... 
Rien  de  pareil,  ma  chère...  je  suis  tout  uniment  un  homme  de  mon 
temps,  dégagé  de  toutes  traditions,  de  tout  préjugé...  un  homme 
qui  peut  se  soumettre  à  la  coutume  et  à  son  oncle...  mais  sans 
aliéner  son  indépendance. 

—  Et  ensuite?  dit  Marianne  avec  une  indifférence  souriante  qui 
ne  laissa  pas  de  décontenancer  légèrement  le  baron. 

—  Ensuite..,  mon  Dieu!...  simplement...  j'ai  voulu  vous  pré- 
venir que  vous  pouvez  compter  sur  mes  meilleurs  sentimens,  mais 
que  vous  ne  devez  pas  attendre  de  moi  les  assiduités...  les  habi- 
tudes régulières  d'un  marié  de  village. 

—  Ça  veut  dire?  demanda  la  jeune  femme,  toujours  gracieuse 
et  impassible. 

—  Ça  veut  dire...  que,  pour  étabhr  tout  de  suite  le  principe  de 
cette  indépendance  que  je  réclame,  je  solhcite  la  permission  d'aller 
ce  soir  faire  un  tour  au  cercle...  si,  bien  entendu,  cela  ne  vous 
contrarie  pas  trop. 

—  Gela  me  fait  le  plus  grand  plaisir,  mon  ami. 

—  J'ajoute  que  je  rentrerai  peut-être  un  peu  tard...  vers  le 
matin. 

—  Vous  me  comblez  !  répondit-elle. 

—  Eh  bien!  dit  le  jeune  homme  en  prenant  son  chapeau,  c'est 
parfait  comme  ça...  vous  me  permettez  de  vous  baiser  la  main? 

—  Avec  reconnaissance  !  dit  Marianne,  et  elle  lui  tendit  sa  main 
gantée. 

Jules  Grèbe  sortit  de  son  pas  vainqueur  et  gagna  la  rue  par  un 
escalier  particulier  de  leur  appartement. 

G'était  un  coup  d'éclat  qu'il  avait  prémédité  depuis  plusieurs 
semaines  et  dont  il  espérait  retirer  quelque  gloire.  Aller  passer  sa 
nuit  de  noces  chez  sa  maîtresse,  rien  ne  pouvait  être  plus  «  fin  de 
siècle,  »  —  rien  ne  pouvait  mieux  témoigner  de  son  profond  mé- 
pris pour  la  morale  bourgeoise. 

Il  descendit,  en  fumant,  l'avenue  de  Messine,  fit  quelques  cen- 
taines de  pas  sur  le  boulevard  Haussmann,  dans  la  direction  de  la 
rue  d'Argenson  où  demeurait  sa  maîtresse,  qui  l'attendait,  et  brus- 


HONNEUR   d'artiste.  273 

quement  s'arrêta... En  réalité, le  cœur  lui  manquait  :  soit  que  l'énor- 
mité  de  sa  vilaine  action  réveillât  sa  conscience  hébétée,  soit  que  la 
tranquille  ironie  de  Marianne  l'eût  inquiété,  soit  qu'il  fût  tout  bon- 
nement amoureux  de  sa  femme,  il  renonça  à  pousser  plus  loin  son 
indigne  fanfaronnade  et  reprit  tout  doucement  le  chemin  de  la  rue 
Monceau.  —  Après  une  si  courte  absence,  il  lui  serait  facile  de  tour- 
ner la  chose  en  plaisanterie. 

Rentré  chez  lui,  il  pénétra,  en  souriant  à  l'avance,  dans  le  bou- 
doir jaune  où  il  avait  laissé  sa  femme  :  deux  ou  trois  lampes  y  brû- 
laient encore;  mais  Marianne  n'y  était  plus.  —  Après  avoir  frappé 
discrètement,  il  passa  dans  la  chambre  à  coucher  qui  était  faible- 
ment éclairée  ;  il  vit  avec  surprise  qu'il  n'y  avait  personne.  11  monta 
à  la  hâte  chez  l'institutrice,  miss  Brown;  elle  n'était  pas  chez  elle. — 
N'osant  interroger  les  domestiques, il  sortit  de  nouveau  et  alla  s'in- 
former à  l'hôtel  du  boulevard  Malesherbes  où  demeurait  M'"^  de  La 
Treillade.  —  Marianne  n'y  avait  pas  paru.  —  Il  retourna  alors  chez 
lui  et  se  promena  dans  la  chambre  de  sa  femme  de  minuit  à  sept 
heures  du  matin,  où  il  eut  la  satisfaction  de  voir  rentrer  Marianne 
frileusement  enveloppée  dans  un  manteau  de  loutre. 

■ —  D'où  venez-vous?  lui  dit-il  d'une  voix  étouffée. 

—  Je  viens  de  promener  mon  indépendance  comme  vous  pro- 
meniez la  vôtre. 

—  Ça,  c'est  un  peu  fort  !  s'écria  le  jeune  baron. 

—  N'est-ce  pas?  dit  Marianne. 

—  Mais  moi,  reprit-il,  je  n'ai  voulu  faire  qu'une  plaisanterie! 

—  Moi  aussi,  dit  la  jeune  femme. 

—  Pour  qui  me  prenez-vous ,  décidément?  dit-il  en  bégayant 
de  colère. 

—  Je  vous  prends  pour  un  pauvre  garçon  qui  a  une  mine  de 
déterré.  Allez-vous  reposer,  mon  ami,  croyez-moi...  Voyons,  allez' 

Elle  lui  montra  la  porte,  et  il  sortit,  —  car  il  était  épaté. 

—  Mon  cher,  disait-il  quelques  jours  plus  tard  sur  un  ton  de 
confidence  au  marquis  de  Pierrepont,  vous  savez  si  je  suis  «  fin  de 
siècle!..  »  eh  bien!  ma  femme  l'est  encore  plus  que  moi! 

—  Vous  m'étonnez,  Jules  !  répondit  Pierrepont. 


Octave  Feuillet. 


{La  dernière  partie  au  prochain  n".) 
TOME   XCVIII.    —   1890  JS 


es 


L'EUROPE  ET  LES  NEUTRALITÉS 


LA  BELGIQUE  ET  LA   SUISSE  DEVANT  LA  TRIPLE 

ALLIANCE. 


I.  La  Défense  de  la  Belgique  au  point  de  vue  national  et  européen,  par  M.  Emile  Ban- 
ning,  directeur  au  ministère  des  affaires  étrangères,  à  Bruxelles.  —  IL  Situation 
militaire  de  la  Belgique,  par  M.  le  général  Brialmont.  —  III.  La  Belgique  et  la 
Guerre  prochaine,  par  M.  Girard,  ancien  major  du  génie  belge. —  IV.  La  Neutra- 
lité de  la  Belgique  et  de  la  Suisse  en  cas  de  guerre  entre  l'Allemagne  et  la  France, 
par  le  colonel  fédéral  Ferdinand  Lecomte.  —  V.  L'Armée  suisse  aux  grandes  ma- 
nœuvres de  1889,  par  M.  Charles  Malo.  —  VI.  Le  Bon  droit  de  la  Suisse  sur  les 
provinces  du  nord  de  la  Savoie,  Leipzig.  —  VIL  Bévue  militaire  suisse.  —  VIII.  Bé- 
vue militaire  de  l'étranger  (France).  —  IX.  Papiers  et  documens,  etc. 

Comment,  à  quelle  heure  et  dans  quelles  conditions  se  dénouera 
la  crise  qui  depuis  des  années  tient  l'Europe  dans  l'attente  entre 
la  paix  et  la  guerre?  Cette  crise  redoutable  et  si  étrangement  com- 
pliquée, elle  existe,  c'est  un  fait  trop  certain,  et  elle  se  prolonge; 
elle  se  manifeste  par  l'excès  des  armemens  que  la  plupart  des  états 
croient  nécessaires  pour  leur  sûreté  et  qui  ruinent  les  nations, 
par  la  vague  et  poignante  anxiété  qui  se  réveille  à  tout  propos.  Si 
elle  n'avait  d'autre  raison  que  les  ressentimens  qui  ont  survécu 
aux  derniers  conflits,  ces  incidens  qui  peuvent  se  succéder  sur 
une  frontière  découpée  par  la  force,  ou  les  excitations  des  jour- 
naux, toujours  prompts  à  envenimer  les  suspicions  et  les  animo- 
sités,  ce  serait  beaucoup  sans  doute  ;  cela  ne  suffirait  pas  encore 
à  expliquer  la  tension  perpétuelle  des  choses.  Au  fond,  sans  s'ar- 
rêter à  des  faits  partiels  ou  accidentels,  à  des  querelles  fortuites 


l'eUKOPE   et    les    i\EUTRALlTÊS.  275 

OU  calculées,  on  pourrait  dire  que  la  crise  du  temps  tient  avant 
tout  à  une  cause  générale  et  permanente.  Elle  est  née  d'une  série 
d'événemens  qui  ont  bouleversé  les  conditions  de  l'ordre  continental, 
déplacé  violemment  tous  les  rapports,  fait  revivre  l'esprit  de  con- 
quête et  de  domination  avec  ses  emportemens,  ses  calculs  et  ses 
fatalités.  Les  incidens  passent,  la  cause  générale  subsiste  :  elle  est  la 
clé  d'une  situation  qui  a  ses  origines  au  plus  profond  de  la  vie  eu- 
ropéenne, ses  caractères  multiples,  ses  élémens  aussi  compliqués 
que  redoutables. 

Depuis  un  siècle,  depuis  que  la  révolution  de  France  est  entrée 
avec  efîraction  dans  le  vieux  monde,  l'Europe  a  passé  par  trois 
phases  successives,  trois  grandes  phases  mihtaires  et  diploma- 
tiques. La  première,  qui  se  confond  avec  les  grandes  mêlées  de  la 
république  et  de  l'empire,  c'est  l'ère  de  la  suprématie  française, 
d'une  prépondérance  fondée  par  la  guerre,  et  qui,  par  cela  même 
qu'elle  était  une  prépondérance,  laissait  la  paix  sans  garantie,  les 
peuples  et  les  indépendances  sans  sécurité  :  c'est  l'ère  napoléo- 
nienne, aussi  éphémère  qu'elle  fut  éclatante.  La  seconde  phase, 
qui  s'ouvre  avec  les  événemens  de  iSlh-lSiô,  est  la  revanche 
des  gouvernemens  et  des  nations  du  continent  contre  cette  pré- 
pondérance qu'on  venait  de  vaincre.  A  l'origine,  évidemment, 
l'ordre  nouveau  délibéré  et  sanctionné  au  congrès  de  Vienne  por- 
tait la  marque  des  réactions  du  jour,  des  cupidités  des  vainqueurs, 
de  la  défiance  à  l'égard  du  vaincu.  Dégagés  des  passions  et  des 
contradictions  du  temps,  les  traités  de  1S15  apparaissent  néan- 
moins comme  un  de  ces  grands  concordats  qui  suivent  les  longues 
guerres,  qui  ouvrent  pour  les  peuples  une  période  de  repos  répa- 
rateur. C'est  leur  originalité,  leur  signification  dans  l'histoire, 
d'avoir  cherché  la  paix  par  un  équihbre  nouveau,  laborieux  et  com- 
pliqué de  toutes  les  forces  sous  une  sorte  d'amphictyonie  euro- 
péenne. Toutes  les  combinaisons,  toutes  les  alliances  tendaient  à 
maintenir  ce  qui  existait.  L'Allemagne,  avec  son  organisation 
fédérative,  formant  comme  un  poids  au  centre  de  l'Europe,  les 
grandes  puissances  avec  leurs  ambitions  et  leurs  rivalités  conte- 
nues par  le  sentiment  de  solidarité^  conservatrice,  les  états  secon- 
daires restaurés  ou  remaniés,  tout  se  coordonnait  dans  un  vaste 
réseau  aux  mailles  habilement  tendues.  Les  révolutions  mêmes  qui 
se  sont  succédé  depuis,  comme  celle  qui  a  ajouté  la  neutralité  belge 
sur  la  frontière  du  nord  de  la  France  à  la  neutralité  suisse  sur  la 
frontière  de  Test,  étaient  moins  une  violation  qu'une  extension  ou 
une  confirmation  de  l'équilibre  continental.  C'est  le  système  qui  a 
régné  plus  oii  moins  près  de  quarante  ans;  il  a  reniph  le  milieu 
du  siècle. 


276  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

Par  un  jeu  singulier  des  choses,  le  siècle,  revenant  sur  lui-même, 
finit  comme  il  a  commencé,  si  ce  n'est  que  la  prépotence  s'est  dé- 
placée et  a  changé  de  nom  ;  elle  n'est  plus  en  France  et  ne  s'ap- 
pelle plus  Napoléon.  Des  ruines  de  l'équilibre  qui  a  été  longtemps 
la  loi  de  l'Europe,  des  transformations  et  des  guerres  s'est  déga- 
gée une  autre  prépondérance  qui  est  devenue  le  plus  éclatant  phé- 
nomène contemporain.  C'est  le  vieil  esprit  de  Frédéric  II,  représenté 
moins  par  les  Hohenzollern  que  par  un  puissant  serviteur  qui,  ras- 
semblant, concentrant  les  instincts  et  les  forces  de  l'Allemagne,  a 
recueilli  la  succession  momentanément  interrompue  de  l'idée  de 
domination  universelle,  au  moins  d'un  état  prépondérant  en  Eu- 
rope. C'est  M.  de  Bismarck  qui,  à  la  place  d'une  Allemagne  fédéra- 
tive  et  pacifique,  a  élevé  un  empire  de  hO  millions  d'hommes  fen-o 
et  igné,  —  s'essayant  d'abord  contrôle  petit  Danemark,  puis  rejetant 
violemment  l'Autriche  hors  de  la  sphère  germanique,  puis  enfin 
s'attaquant  au  dernier  obstacle,  à  la  France,  poursuivant,  en  un 
mot,  jusqu'au  bout  un  dessein  qui  n'a  certes  rien  de  vulgaire,  qui 
est  dans  tous  les  cas  une  œuvre  de  conquête.  Il  a  réussi  jusqu'à 
l'heure  présente,  sans  aucun  doute,  et,  s'il  a  été  un  grand  et  heu- 
reux joueur  dans  ce  qu'on  peut  appeler  la  partie  guerrière  de  sa 
politique,  on  pourrait  ajouter  qu'il  a  déployé  plus  de  génie  encore, 
je  veux  dire  un  génie  plus  calculateur  et  plus  prévoyant  pour 
maintenir  ce  qu'il  a  conquis.  Ce  que  les  armes  ont  lait,  la  diplo- 
matie a  été  sans  cesse  occupée  à  le  défendre,  à  le  préserver  avec 
une  tenace  et  habile  persévérance. 

Tout  est  extraordinaire  dans  ces  événemens  destinés  à  marquer 
la  fin  du  siècle  et  encore  inachevés.  Jadis,  pendant  longtemps, 
c'était  la  France  qu'on  ne  cessait  d'accuser  de  méditer,  à  son  profit, 
des  attentats  contre  l'ordre  européen  créé  par  les  traités  de  1815  ; 
de  nos  jours,  c'est  l'Allemagne,  conduite  par  un  homme  audacieux, 
qui  ne  laisse  pas  vestige  de  ces  traités  qu'elle  a  si  souvent  invo- 
qués, de  cet  ordre  qu'elle  s'est  déclarée  cent  fois  prête  à  défendre 
avec  ses  alliés,  comme  son  œuvre,  comme  sa  garantie.  Chose  plus 
étrange  encore!  jusqu'ici,  toutes  les  fois  qu'une  puissance  prépon- 
dérante s'est  élevée,  tous  les  autres  états  se  sont  sentis  instincti- 
vement portés  à  se  rapprocher,  à  s'unir  pour  sauvegarder  leur 
hberté.  Aujourd'hui,  pour  la  première  fois  peut-être,  par  le  plus 
imprévu  des  reviremens,  s'il  y  a  des  coaHlions,  c'est  le  victorieux, 
c'est  le  prépotent  qui  les  noue  contre  le  dernier  vaincu,  comme  si 
le  vaincu  était  l'ennemi  commun,  le  grand  suspect.  Avec  un  art 
dont  le  succès  ne  s'explique  que  par  la  fascination  de  la  force,  M.  de 
Bismarck  a  su  persuader  à  d'autres  états  qu'ils  étaient  intéressés 
à  se  ranger  sous  son  commandement  et  à  lui  garantir  ses  con- 


l'europe  et  les  neutralité*.  277 

quêtes.  Il  a  eu  l'habileté  de  réunir  sous  sa  main  et  à  son  profit  des 
nations  ou  des  gouvernemens  presque  ennemis,  entre  lesquels  il  n'y 
a  d'autre  lien  que  sa  volonté,  —  l'Autriche  vaincue  par  lui  et  par 
lui  bannie  de  l'Allemagne,  l'Italie  née  d'hier  et  déjà  impatiente  de 
jouer  sa  fortune  pour  un  mirage  d'ambition  et  de  fausse  grandeur. 
Par  le  fait,  la  triple  alliance,  qu'il  n'a  pas  tenu  à  lui  d'étendre  en- 
core, n'est  qu'une  combinaison  de  stratégie  où  il  y  a  un  chef  qui 
règle  la  marche,  et  des  alliés  qui  ne  sont  que  des  subordonnés 
dévouant  leurs  ressources  et  leurs  soldats  pour  assurer  la  supré- 
matie allemande.  Le  nouveau  dominateur  en  est  à  sa  vingtième 
année  de  règne  et  de  succès  depuis  la  dernière  guerre.  En  cela,  il 
a  été  plus  heureux  que  Napoléon,  qui  n'a  guère  duré  que  dix  ans. 
Quand  les  chefs  du  nouvel  empire  allemand  protestent  que  dans 
tout  ce  qu'ils  font  ils  ne  veulent  que  la  paix,  ils  sont  sincères  à 
leur  manière  sans  doute,  puisqu'ils  y  sont  intéressés  ;  mais  les 
prépondérances,  qu'elles  durent  vingt  ans  ou  dix  ans,  qu'elles 
s'appellent  l'Allemagne  ou  la  France,  sont  toujours  les  mêmes,  et 
il  n'est  point  d'art  au  monde  qui  puisse  en  voiler  les  caractères 
ni  en  détourner  indéfiniment  les  conséquences.  C'est  leur  fatalité 
d'être  justement  le  contraire  de  l'équilibre  et  de  la  paix,  de  perpé- 
tuer l'état  de  guerre,  ou,  si  l'on  veut,  de  «  préparation  à  la  guerre,  » 
et  en  multipliant  leurs  armemens,  leurs  alliances  militaires,  de  con- 
traindre les  autres  à  s'armer  à  leur  tour,  à  s'allier,  s'ils  le  peuvent, 
dans  un  intérêt  commun  de  protection.  C'est  leur  malheur,  ou 
leur  secrète  faiblesse,  de  se  croire  toujours  menacées,  et,  sous  pré- 
texte de  se  défendre,  d'être  sans  cesse  entraînées  à  des  extensions 
nouvelles,  de  finir  par  ébranler  tous  les  droits,  toutes  les  indépen- 
dances, toutes  les  conditions  de  l'ordre  universel.  De  là  cette 
situation  extraordinaire  où  les  neutralités  elles-mêmes  ne  sont  plus 
en  sûreté,  où  retentissent  de  temps  à  autre  ces  étranges  déclara- 
tions :  «  La  force  prime  le  droit  !»  —  «  11  n'y  a  plus  d'Europe  !  » 
où  l'on  parle  couramment  enfin, dans  les  polémiques, des  provinces 
qu'on  se  promet  de  distribuer,  des  territoires  libres  qu'on  violera 
à  la  prochaine  guerre. 

I. 

Qu'en  sera-t-il  réellement  de  ces  neutralités  reconnues  par  des 
contrats  européens,  respectées  jusqu'ici  comme  des  garanties  de 
paix  ou  comme  des  limitations  nécessaires  des  grands  conflits,  et 
maintenant  contestées  ou  menacées?  On  remarquera  que  cette  ques- 
tion n'est  qu'une  suite  des  événemens  qui  ont  si  sensiblement  mo- 
difié ce  qu'on  appelait  autrefois  l'échiquier  de  l'Europe,  en  élevant 


ï 


278  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

au  centre  du  continent  une  puissance  prédominante  fatalement 
entraînée  à  peser  sur  tout  ce  qui  l'entoure.  Au  fond,  pour  pré- 
ciser les  choses,  à  Theure  qu'il  est,  tout  se  réduit  à  savoir  si  la 
guerre,  le  jour  où  elle  éclaterait  de  nouveau,  resterait  un  duel 
entre  l'Allemagne  et  la  France  sur  les  Vosges,  ou  si  elle  s'éten- 
drait aussitôt  à  toute  la  frontière  qui  va  de  la  mer  du  Noid  aux 
Alpes;  si,  en  un  mot,  la  Belgique  et  la  Suisse  deviendraient  du 
même  coup  des  champs  de  bataille,  des  chemins  d'invasion.  C'est 
le  problème  plus  que  jamais  agité  depuis  quelque  temps,  livré  aux 
contradictions  de  toutes  les  polémiques,  au  demeurant  assez  sé- 
rieux pour  préoccuper  l'Europe  aussi  bien  que  les  états  exposés  à 
être  enveloppés  dans  le  tourbillon  des  grandes  querelles  interna- 
tionales. 

Oui,  sans  doute,  les  choses  ont  suivi  un  tel  cours  que  de  nou- 
veaux conllits  sont  toujours  possibles,  peut-être  même  inévitables, 
et  qu'au  premier  coup  de  canon  ils  peuvent  s'étendre  ;  mais  c'est 
ici  justement  que  la  question,  en  se  précisant,  touche  aux  points 
vifs,  au  droit  public,  à  ce  qui  reste  d'ordre  européen,  à  la  géo- 
graphie militaire.  Quelle  place  et  quel  rôle  pourraient  avoir  dans 
les  conflits  éventuels  des  états  étrangers  par  leur  position,  parleurs 
traditions,  par  leur  destination  même,  aux  démêlés  qui  peuvent 
s'élever  autour  d'eux?  Quel  intérêt  auraient  des  pays  comme  la 
Belgique,  la  Suisse,  à  se  laisser  capter  ou  entraîner,  sous  la  pres- 
sion de  la  force,  au  risque  de  jouer  leur  indépendance,  —  et  quel 
intérêt,  à  leur  tour,  auraient  les  puissances  limitrophes  à  mécon- 
naître des  neutralités  paisibles  et  inoffensives  ? 

Depuis  que  la  fortune  de  la  guerre  a  ramené  de  la  Lauter  et  de 
la  Sarre  sur  les  Vosges  la  frontière  qui  sépare  la  France  de  l'Alle- 
magne, il  est  certain  que  tout  a  singulièrement  changé.  M.  de 
Bismarck,  dans  l'excitation  et  l'orgueil  du  succès,  au  lendemain  de 
la  journée  de  Sedan,  avait  dit  :  «  Il  faut  que  nous  ayons  entre  la 
France  et  nous  un  glacis.  Il  faut  un  territoire,  des  forteresses  et 
des  frontières  qui  nous  mettent  à  l'abri  de  toute  attaque...  «  Il 
avait  dès  lors  aussi  dévoilé  ses  desseins  sinon  sur  Metz,  dont  il  ne 
parlait  pas  encore  (1),  du  moins  sur  Strasbourg,  qu'il  appelait  sans 


(1)  C'est  un  fait  à  peu  près  acquis  à  l'histoire  que  M.  de  Bismarck  hésitait  d'abord 
à  faire  entrer  dans  ses  plans  l'annexion  de  Metz.  C'est  la  raison  militaire,  c'est-à-dire 
l'esprit  de  conquête,  qui  l'emportait;  c'est  l'état-major  qui  avait  le  dernier  mot  HI.  de 
Moltke,  à  ce  qu'on  a  raconté,  disait  que  si  on  ne  gardait  pas  Metz,  il  fallait  se  prépa- 
rer à  avoir  100,000  hommes  de  plus.  Par  le  fait,  avec  l'annexion  de  Metz,  on  n'a  pas 
moins  eu  les  100,000  hommes,  et  môme  beaucoup  plus,  et  du  même  coup,  une  situa- 
tion singulièrement  aggravée.  En  cela,  il  est  certain  que  M.  de  Bismarck,  tout  en 
maintenant  des  exigences  déjà  bien  grandes,  puisqu'elles  impliquaient  toujours  pour 


l'eUROPE   et    les    iNEUTRALITÉS.  279 

façon  la  «  clé  de  la  maison.  »  Et  de  fait,  par  des  traités  écrits  du 
bout  de  l'épée,  la  politique  de  conquête  a  obtenu  ce  qu'elle  voulait. 
Elle  a  eu  son  glacis,  son  territoire,  ses  forteresses;  elle  a  eu  la  clé  de 
sa  maison  et  du  même  coup  la  clé  de  la  maison  d'autrui.  Elle  a  fait 
de  l'Alsace-Lorraine  une  sorte  de  «  marche  »  où  l'Allemagne  peut 
désormais  déverser  ses  forces,  appuyée  à  ses  deux  ailes  sur  Metz 
et  Strasbourg,  formidablement  armées,  devenues  les  puissans  sou- 
tiens d'une  foudroyante  ofïensive  toujours  possible.  Trahie  par  la 
fortune,  la  France,  si  elle  ne  voulait  rester,  avec  sa  frontière  dé- 
mantelée et  ses  trouées  béantes,  livrée  aux  fatahtés  des  invasions, 
a  donc  été  obligée  de  suppléer  à  ce  qu'elle  n'avait  plus,  de  se 
refaire  une  cuirasse.  Elle  a  réussi,  autant  qu'elle  le  pouvait,  à 
reconstituer,  dans  les  positions  qui  lui  restaient,  une  première 
hgne  défensive,  une  barrière.  L'art  a  été  d'établir  de  Beltort  à  Mont- 
médy,  par  Épinal,  Toul,  Verdun,  une  sorte  de  chaîne  de  sûreté, 
places  ou  camps  retranchés,  en  limitant  et  en  commandant  les 
issues  inévitablement  laissées  à  l'invasion.  11  en  est  résulté  cette 
situation  saisissante  et  redoutable,  —  encore  bien  inégale  pour  les 
vaincus,  —  où,  sur  une  étendue  de  près  de  300  kilomètres,  de  la 
Suisse  au  Luxembourg,  la  France  et  l'Allemagne  se  trouvent  front 
contre  front,  respectivement  rangées  derrière  des  frontières  qui 
ne  sont  point  invulnérables,  qui  ne  seraient  toutefois,  de  part  ni 
d'autre,  faciles  à  pénétrer.  Les  Français  ne  pourraient  faire  un  pas 
sans  se  heurter  contre  les  masses  allemandes  flanquées  de  Metz  et 
de  Strasbourg.  Les  Allemands,  à  leur  tour,  ne  pourraient  s'avancer 
sans  avoir  à  forcer  des  positions  et  des  passages  hérissés  de  fer  et 
de  feu. 

C'est  un  fait  que  l'Allemagne  et  la  France  se  trouvent  en  force 
sur  les  Vosges  et  sur  la  Meuse  ;  en  ce  moment  même,  l'Allemagne 
vient  d'augmenter  ses  forces  d'un  corps  d'armée  de  plus  en 
Alsace-Lorraine,  et  la  France  à  son  tour  a  augmenté  le  nombre 
de  ses  régimens  à  l'abri  des  défenses  artificielles  qu'elle  s'est 
créées.  C'est  aussi  un  fait  que,  si  les  deux  nations  doivent  éprou- 
ver quelque  difficulté  à  s'aborder  directement  par  une  attaque 
de  frontière,  il  y  a  aux  deux  extrémités  de  leur  hgne  des  zones 
libres  par  où  elles  peuvent  tenter  de  se  frayer  un  chemin,  de 
se  tourner  mutuellement  pour  faire  tomber  leurs  défenses.  Les 
Allemands,  par  habitude  ou  par  tactique,  accusent  la  France  de 
méditer  sans  cesse  des  conquêtes  ou  des  violations  de  territoires. 
La  France,  avec  bien  plus  de  raison,  peut  montrer  la  prépondé- 
rance allemande  savamment  organisée,  s'imposant  ou  s'insinuant 


la  France  la  perte  de  l'Alsace,  se  montrait  plus  prévoyant  que  le  chef  d'armée  qui  a 
décidé  l'annexion  de  Metz. 


280  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

de  toutes  parts,  pesant  sur  ses  voisins  de  tout  son  poids,  par  l'in- 
timidation ou  les  captations  comme  par  les  alliances.  Entre  les 
deux  puissans  adversaires,  la  Belgique,  la  Suisse  se  sentent  pres- 
sées, menacées,  peu  ou  mal  protégées  par  la  légalité  européenne, 
et  d'autant  plus  jalouses  de  se  défendre  par  leurs  propres  iorces, 
de  sauvegarder  lear  indépendance  et  leur  inviolabilité.  Telle  est  la 
situation!  Ce  qu'  1  y  a  de  mieux,  c'est  de  la  voir  dans  sa  vérité, 
c'est  de  sa'sir  sur  le  terrain  même  cette  possibilité  d'une  ofiensive 
débordant  la  frontière  centrale,  s'enlonçant  dans  le  flanc  de  la 
France,  —  ou,  si  l'on  veut,  réciproquement,  menaçant  l'Alle- 
magne, —  par  la  Meuse  et  par  le  Jura. 

Serrons  les   faits  de  plus  près  pour  la  Belgique.  Ce  n'est  pas 
d'aujourd'hui,  on  le  sait  bien,  que  le  pays  belge  est  exposé  à  subir 
le  contre-coup  des  commotions  européennes,  qu'il  peut  être  tour  à 
tour  un  objet  de  dispute,  un  lieu  de  passage  ou  une  «  barrière,  » 
suivant  le  mot  des  vieux  actes  diplomatiques.  Il  y  a  longtemps 
qu'il  est  admis,  —  c'est  devenu  une  sorte  d'axiome  militaire,  — 
que  les  régions  de  la  Flandre,  du  Hainaut,  sont  un  champ  de  ba- 
taille traditionnel,  que  la  vallée  de  Sambre-et-Meuse  est  le  grand 
chemin  des  invasions,  —  pour  la  France  sur  l'Allemagne  du  nord 
par  le  Rhin  inférieur,  —  pour  l'Allemagne  sur  Paris  par  la  France 
du  nord.  Depuis  César  jusqu'à  Napoléon,  de  tout  temps  la  guerre 
a  passé  par  là,  par  Charleroi  et  Namur  comme  par  la  Lys  et  l'Es- 
caut. Lens  et  Senef,  Steinkerque  et  Nerwinde,  Fleurus,  Jemmapes 
et  bien  d'autres,  sans  oublier  même  Malplaquet  et  Waterloo,  sont 
des  noms  belges.  C'est  dans  ces  contrées  que  se  sont  vidées  les 
grandes  querelles  ;  mais  c'est  qu'alors  c'était  le  pays  contesté  entre 
tous,  le  premier  nécessairement  exposé  aux  invasions,  au  choc  des 
armées.  Entre  la  France,  pressée  au  nord,  impatiente  d'assurer  ou 
d'étendre  sa  frontière,  et  les  maîtres  successifs  de  ces  territoires 
qui  se  sont  appelés  les  Pays-Bas  espagnols,  les  Pays-Bas  autri- 
chiens, le  duel  était  inévitable;  le  théâtre  était  tout* tracé  dans  ces 
Flandres  ouvertes  aux  armées,  aux  coalitions,  où  l'Autriche  cam- 
pait encore  en  1789.  La  révolution  n'a  été  qu'une  phase  nouvelle 
de  cette  lutte  qui  faisait  un  instant,  au  commencement  du  siècle, 
des  provinces  belges  une  possession  française,  et  dont  le  dénoû- 
ment,  momentané  aussi,  en  1815,  était  la  création,  sous  le  nom  de 
royaume  des  Pays-Bas,  d'un  poste    avancé  et  fortifié  contre   la 
France.  Tant  que  le  contact  a  duré  entre  puissances  rivales  sur 
cette  frontière,  la  guerre  en  Flandre  était  une  fatalité. 

Aujourd'hui,  et  c'est  là  le  fait  nouveau  qui  commande  tout,  à  la 
place  de  cette  zone  vouée  par  destination  à  la  guerre,  toujours 
disputée,  il  y  a  une  zone  interposée,  fermée  aux  invasions,  au  moins 
légalement  inviolable.    Il  y  a  une   neutralité  née.  d'une  révolution 


l'europe  et  les  neutralités.  281 

qui  a  fondé  une  nationalité  nouvelle  et  a  eu  de  plus  pour  résultat 
de  pacifier  la  frontière.  Cette  neutralité,  les  circonstances  l'ont 
créée,  les  cabinets  l'ont  sanctionnée,  la  politique  l'a  corroborée 
par  les  transactions.  Elle  a  duré  déjà  soixante  années  pendant  les- 
quelles elle  a  eu  le  temps  de  donner  la  mesure  de  sa  vitalité,  de 
s'identifier  avec  l'indépendance  d'un  petit  peuple  aux  mœurs  indus- 
trieuses et  libres.  Et  c'est  dans  cette  situation,  non  plus  devant  une 
frontière  ouverte  à  tous  les  conflits,  mais  en  présence  d'une  neu- 
tralité vivante,  reconnue,  que  se  noue  le  nouveau  drame  européen, 
où  tout  peut  dépendre  du  degré  de  force  et  de  résistance  de  cette 
neutralité,  comme  aussi  des  intentions  présumées,  des  tentations, 
des  intérêts  politiques  ou  stratégiques  des  puissances  qui  l'entou- 
rent. Cliose  bizarre  !  dans  un  temps  où  l'on  ne  parle  que  de  pro- 
grès dans  les  idées,  dans  les  mœurs,  le  progrès  du  droit  public 
serait  il  de  biffer  une  indépendance  de  plus  d'un  demi-siècle,  pour 
en  revenir  au  passé,  au  droit  de  conquête,  au  temps  où  l'on  enva- 
hissait la  Silésie  parce  que  tel  était  le  bon  plaisir  de  l'envahisseur? 
Que  les  Belges,  —  aussi  bien  que  les  Suisses  d'ailleurs,  —  se 
sentant,  malgré  tout,  peu  en  sûreté,  s'émeuvent  à  la  pensée  que 
leur  neutralité  pourrait  n'être  qu'une  barrière  Iragile,  que  ce  qui 
est  arrivé  autrefois  pourrait  se  renouveler,  c'est  tout  simple.  La 
première  condition  pour  eux,  s'ils  veulent  être  respectés,  est  évi- 
demment de  se  mettre  en  mesure  de  se  faire  respecter,  et  ils  ne  le 
peuvent  que  par  un  système  militaire  suffisant  pour  sauvegarder 
l'inviolabilité  de  leur  territoire,  pour  déjouer  les  tentations  de  la 
force  et  les  surprises.  Un  état  neutre  n'est  point  nécessairement  un 
état  désarmé,  il  y  a  longtemps  que  les  hommes  les  plus  éclairés,  les 
conseillers  les  plus  clairvoyans,  même  des  conseillers  étrangers  l'ont 
senti  et  ont  dit  aux  Belges  :  «  Sans  moyens  de  défense,  vous  serez  les 
jouets  de  tout  le  monde.  »  Des  hommes  des  premiers  temps  de 
l'indépendance  belge,  comme  Paul  Devaux,  Joseph  Lebeau,  n'ont 
cessé  de  le  dire  :  «  Notre  neutralité,  pour  signifier  quelque  chose, 
doit  être  armée.  Si  la  Belgique  ne  veut  pas  se  livrer  au  hasard  des 
événemens,  il  faut  qu'elle  maintienne  une  organisation  miUtaire 
importante.  »  Le  roi  Léopold  I^'  n'avait  pas  une  autre  pen- 
sée lorsqu'il  y  a  trente  ans,  au  risque  de  braver  des  préjugés 
populaires,  il  entreprenait  de  transformer  Anvers  en  un  vaste  camp 
retranché  et  de  faire  de  ce  camp  un  refuge  de  l'indépendance  na- 
tionale, au  cas  où  elle  recevrait  quelque  offense  à  l'improviste.  Il 
avait  compris  que  là  où  d'autres  avaient  des  mois  pour  se  prépa- 
rer, la  Belgique  risquait  d'être  surprise  du  jour  au  lendemain,  et 
qu'à  défaut  d'une  résistance  impossible  en  rase  campagne  elle  de- 
vait se  ménager  un  dernier  asile  où  elle  pourrait  attendre  sans  ca- 
pituler devant  la  force.  C'est  une  idée  qui  n'a  rien  de  nouveau,  1 1 


282  REVUE    DES    DEDX    MONDES. 

iortification  d'Anvers  en  a  été  la  première  expression  ;  mais  c'est 
surtout  depuis  quelques  années  que  cette  question  de  la  défense 
belge  s'est  élargie  et  compliquée  avec  les  événemens,  à  mesure 
que  l'état  de  l'Europe  est  devenu  plus  violent.  Elle  a  retenti  dans 
le  parlement  de  Bruxelles,  elle  a  passionné  et  partagé  l'opinion  ; 
elle  a  suscité  les  controverses  les  plus  vives,  une  guerre  de  bro- 
chures où  se  sont  trouvés  engagés  les  chefs  militaires,  le  souverain 
lui-même  (1). 

Le  lait  est  que  tout  ce  qui  touche  au  développement  des  moyens 
de  défense,  des  armemens,  de  l'état  militaire  est  aujourd'hui  en 
Belgique  une  sorte  d'obsession.  Une  fois  dans  cette  voie,  tout  s'en- 
chaîne. La  Iortification  d'Anvers  a  été  le  point  de  départ;  mais 
Anvers  n'est  qu'un  vaste  camp  de  refuge,  un  réduit  imaginé  et 
construit  à  une  époque  où  l'on  songeait  avant  tout  à  s'appuyer  sm* 
l'Angleterre.  Anvers  a  paru  ne  plus  suffire  à  des  circonstances  nou- 
velles. On  a  fait  un  pas  de  plus  ;  on  a  cru  nécessaire  d'étendre  et 
de  compléter  la  défense  belge  par  des  postes  avancés  sur  la  fron- 
tière ouest  et  sud  :  c'est  ce  qu'on  a  appelé  les  fortifications  de  la 
Meuse.  Camps  retranchés,  têtes  de  pont,  forts  d'arrêt,  peu  importe 
le  nom,  ces  fortifications  conçues  par  un  des  premiers  ingénieurs 
militaires  de  l'Europe,  M.  le  général  Brialmont,  sont  destinées  à 
intercepter  les  invasions,  en  couvrant  Liège  qui  est  le  point  de  jonc- 
tion avec  la  grande  ligne  allemande  d'Aix-la-Chapelle-Cologne, 
—  Namur  qui  par  sa  position  au  confluent  de  la  Sambre  et  de  la 
Meuse  fait  face  à  une  armée  venant  du  sud. 

Dans  les  plans  du  génie  belge,  les  travaux  de  Namur  et  de  Liège 
se  compléteraient  par  un  fort  qui  serait  placé  à  Saint-Trond,  sur  la 
ligne  allant  de  la  frontière  du  Linibourg  néerlandais  à  la  frontière  de 
France  par  Hasselt-Gembloux-Charleroi,  et  qui  avec  les  ouvrages  de 
la  Meuse,  avec  la  place  de  Diest  reliée  à  Anvers,  fermerait  les  issues 
les  plus  menacées.  On  est  déjà  à  l'œuvre  ;  mais  la  fortification  de 
la  Meuse  implique  une  autre  conséquence,  l'augmentation  des 
forces  militaires.  Jusqu'ici,  avec  un  recrutement  à  peu  près  mo- 
delé sur  l'ancien  recrutement  français,  la  Belgique  a  eu  une  armée 
qui  n'a  guère  dépassé  jamais  100,000  hommes;  elle  n'a  pas  atteint 
ce  chiffre  en  1870.  Ce  qui  a  suffi  jusqu'ici  ne  peut  plus  suffire 
pour  garder  les  places  de  la  Meuse  en  même  temps  que  le  camp 
retranché  d'Anvers  et  avoir  une  armée  de  campagne  qui  reste  le 
nerf  de  la  défense.  Aussitôt  est  née  une  question  qui  ne  laisse  pas 
d'émouvoir  et  de  partager  l'opinion,  celle  de  l'extension  du  recru- 

(1)  C'est  un  bruit  accrédité,  en  effet,  que  le  roi  Léopold  II  n'était  pas  étranger  à 
quelques-unes  de  ces  brochures,  même  pour  l'inspiration,  à  celle  de  M.  Banning, 
surtout  à  la  brochure  anonyme  qui  a  pour  titre  :  la  Belgique  actuelle,  au  point  de 
vue  commercial,  colonial  et  militaire,  prograinrae  de  politique  nation,ale. 


1  I 
^BK I 


l'EUROPE    et    les    NEUTBALITÉS.  283 

tement  à  la  nation  tout  entière,  du  service  universel  et  obligatoire  ! 
Et  c'est  ainsi  que  la  Belgique,  bien  que  simple  état  neutre,  est 
entraînée  comme  tout  le  monde  dans  la  voie  des  armemens,  des 
dépenses  militaires.  Elle  est  entrée  dans  cette  voie,  on  doit  le  croire, 
avec  la  préoccupation  des  dangers  que  peuvent  lui  créer  les  con- 
ditions nouvelles  de  TEiirope,  la  proximité  d'armées  puissantes,  les 
chances  de  violations  toujours  possibles  de  territoire.  Encore  fau- 
drait-il savoir  où  est  le  danger  le  plus  réel,  d'où  il  peut  venir, 
jusqu'à  quel  point  il  est  inévitable  et  imminent. 

On  dit  à  la  vérité  qu'il  pourrait  y  avoir  ici  quelque  arrière-pen- 
sée, que  la  Belgique  céderait  à  une  pression  ou  à  la  fascination  du 
succès  et  de  la  force,  que  les  fortifications  de  la  Meuse,  en  appa- 
rence si  plausibles,  seraient  surtout  dirigées  contre  la  France,  que 
tout  ce  bruit  en  un  mot  ne  servirait  qu'cà  déguiser  des  connivences 
avec  l'Allemagne.  On  dit  que  le  roi  Léopold  II,  qui  passe  pour  avoir 
inspiré,  dirigé  l'agitation  militaire  en  Belgique,  serait  par  ses  incli- 
nations tout  Allemand,  qu'il  se  serait  même  lié  par  quelque  pacte 
mystérieux  (1).  On  réveille  le  souvenir  d'un  protocole  de  1818,  du 
congrès  d'Aix-la-Chapelle,  auquel  le  roi  Léopold  I"  aurait  été  obligé 
de  souscrire  secrètement  en  1831  et  qui  laisserait  à  la  Prusse,  au 
nom  de  l'Europe,  un  droit  d'occupation  sur  la  Meuse.  H  y  a  mieux  : 
dans  une  brochure  assez  récente,  un  ancien  officier  du  génie  belge, 
un  ancien  professeur  d'art  militaire,  M.  Girard,  adversaire  instruit, 
quoique  passionné,  des  fortifications  nouvelles,  signale  une  particu- 
larité imprévue.  Il  prétend  démontrer  que  cet  article  secret  de  1831, 
dont  on  parle  souvent,  qui  existe  en  effet,  le  roi  Léopold  I", 
après  l'avoir  signé,  avait  réussi  à  l'annuler,  en  démantelant  les  forte- 
resses, et  qu'aujourd'hui,  par  une  insigne  imprévoyance,  on  le 
fait  revivre  en  relevant  la  place  de  Namur.  De  façon  que  la  Prusse, 
qui  a  plus  que  toute  autre  puissance  contribué  à  détruire  l'ordre 

(1)  Cette  question  d'un  traité  secret,  si  souvent  agitée  un  peu  à  tort  et  à  travers 
depuis  quelque  temps,  a  été  récemment  encore  l'objet  d'une  interpellation  dans  le 
parlement  de  Bruxelles.  Le  ministre  des  affaires  étrangères,  BI.  le  prince  de  Chimay, 
traitant  assez  sévèrement  les  inventeurs  de  «  renseignemens  imaginaires  »  et  de 
«  docuraens  fabriqués,  »  répondait  en  disant  :  «  Le  gouvernement  belge  connaît  les 
devoirs  que  lui  impose  la  neutralité  qui  lui  est  garantie,  et  il  les  respecte  jusqu'au 
scrupule.  Dire  qu'il  aurait  violé  ces  devoirs  par  des  traités,  qu'il  aurait  pris  des  enga- 
gemens  avec  ses  voisins,  c'est  inventer  une  fable  ridicule.  La  Belgique  est  libre,  abso- 
lument libre  dans  les  termes  des  traités  qui  ont  consacré  son  indépendance.  »  Tous  les 
hommes  politiques  belges  au  pouvoir  ou  hors  du  pouvoir  tiennent  le  même  langage. 
On  peut  dire  sans  doute  que  cela  ne  prouve  rien,  que,  s'il  y  avait  un  traité  secret,  on 
ne  l'avouerait  pas  ;  on  peut  dire  aussi  qu'un  traité  ne  répondi-ait  à  rien  ou  serait  au 
moins  inutile,  que,  si  on  le  voulait,  on  pourrait  le  signer  en  un  quart  d'heure,  au 
moment  d'une  guerre,  sans  avoir  besoin  de  se  lier  d'avance  pour  toutes  les  éventua- 
lités prévues  ou  imprévues. 


284  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

territorial  et  diplomatique  de  1815,  serait  encore  investie  on  ne 
sait  de  quelle  délégation  posthume  d'une  Europe  qui  a  cessé  d'exis- 
ter pour  occuper  en  cas  de  besoin  les  postes  avancés  de  la  Meuse 
contre  la  France  !  Il  y  a  évidemment  dans  tout  cela  des  méprises, 
des  confusions,  des  interprétations  hasardeuses  du  droit  public  et 
des  faits,  des  jugemens  légers  sur  les  choses  et  sur  les  hommes  (1). 
C'est  surtout  méconnaître  sans  aucun  doute  le  rôle  d'un  prince  et 
d'un  petit  pays  placés  dans  des  circonstances  où  ils  n'ont  pas  pu  re- 
connaître aisément  à  tous  les  instans  leurs  amis  et  leurs  ennemis. 

Que  les  relations  de  la  Belgique  avec  la  France  n'aient  pas  tou- 
jours été  depuis  soixante  ans  aussi  confiantes,  aussi  faciles  qu'elles 
l'ont  été  sous  la  monarchie  de  juillet,  et  que  les  deux  princes  qui 
ont  régné  à  Bruxelles  aient  pu  croire  parfois  nécessaire  de  s'assurer 
d'autres  appuis,  ce  n'est  que  trop  vrai,  il  faut  l'avouer.  On  pourrait 
dire  que,  dans  l'histoire  de  ces  relations,  le  second  empire  a  été  un 
épisode  qui  a  laissé  de  malheureuses  traces.  Pour  l'empire,  la  Bel- 
gique était  une  gêne  par  ses  libertés  et  une  tentation.  Ceux  qui 
ont  connu  les  commencemens  de  la  seconde  ère  napoléonienne 
n'ont  pas  oubhé  un  fait  que  M.  de  Falloux  signale  d'un  trait  som- 
maire dans  ses  Mémoires;  ils  peuvent  se  souvenir  qu'un  jour,  peu 
après  le  2  décembre,  au  printemps  de  1852,  on  put  croire  l'indé- 
pendance belge  menacée  par  un  décret  d'annexion  improvisé,  et 
qu'une  résistance  heureuse  avait  seule  arrêté  au  dernier  moment 
la  volonté  qui  alors  décidait  de  tout.  Le  roi  Léopold  I"  n'avait 
pu  l'ignorer,  et  si  pour  des  années  l'incident  semblait  oublié,  le 
souverain  belge  avait  assez  de  sagacité  pour  comprendre  qu'il 
n'était  qu'ajourné,  assez  de  prudence  pour  se  précautionner,  sans 
rien  laisser  paraître  dans  ses  rapports  avec  celui  qu'il  appelait  le 
«  puissant  voisin.  »  En  réalité,  il  y  a  toujours  eu  deux  politiques  au 
courant  de  l'empire  :  il  y  a  eu  la  politique  française  traditionnelle, 
laissée  au  ministère  des  affaires  étrangères,  celle  que  M.  Thou- 
venel  avait  la  liberté  de  résumer  en  disant  un  jour  :  «  La  Belgique 
s'est  formée,  et  sa  neutralité  reconnue  par  l'Europe  couvre  depuis 
lors  toute  la  partie  de  notre  frontière  qui  se  trouvait  précisément 

(1)  M.  le  major  Girard,  dans  la  vivacité  de  ses  préoccupations  militaires  et  diplo- 
matiques, va  évidemment  un  peu  loin;  il  veut  trop  prouver.  Il  ne  se  borne  pas  à  sou- 
tenir que  les  nouveaux  forts  de  la  Meuse  ne  serviraient  à  rien,  que,  dans  tous  les  cas, 
la  Prusse  garde  le  droit  d'occuper  Namur;  il  s'efforce  de  démontrer  que  la  place  même 
d'Anvers  est  une  «  illusion  »,  qu'elle  ne  tiendrait  pas  quarante-huit  heures  devant  une 
attaque  sérieuse.  C'est  expédier  bien  vite  une  grosse  besogne;  les  militaires  auraient 
sans  doute  à  objecter  à  la  démonstration  de  M.  le  major  Girard.  Eu  réalité,  l'auteur 
de  cette  brochure,  qui  a  fait  beaucoup  de  bruit,  veut  surtout  en  venir  à  prouver  que 
la  Belgique  doit  chercher  ses  moyens  de  défense  dans  la  réforme  de  ses  institutions 
militaires  et  une  cganisation  nouvelle  de  son  armée. 


l'europe  et  les  neutralités.  285 

la  plus  exposée...  En  un  mot,  ce  que  les  traités  de  1815  présen- 
taient de  menaçant  pour  nous  dans  le  nord  n'est  plus  qu'un  sou- 
venir relégué  dans  l'histoire.  Nous  n'avons  plus  de  ce  côté  aucune 
espèce  de  garantie  à  réclamer.  »  Il  y  avait  aussi  la  politique  qui 
s'était  déclarée  dès  le  début,  qui  devait  reparaître  aux  derniers 
jours  comme  elle  était  apparue  aux  premiers  jours  de  l'empire. 
On  sait  l'histoire  de  cette  secrète  et  louche  négociation  dont  la 
Belgique  était  l'objet  après  1866,  de  ce  traité  que  l'empire  se  lais- 
sait aller  presque  naïvement  à  ébaucher  de  sa  propre  main,  pour 
l'édification  de  M.  de  Bismarck,  que  le  chancelier  mettait  tout 
son  art  à  garder,  —  pour  finir  par  la  foudroyante  révélation  d'un 
désastreux  marchandage  qu'il  désavouait  au  mois  de  juillet  1870, 
quand  il  n'était  plus  intéressé  à  se  luire.  M.  de  Bismarck  agissait 
certainement  ce  jour-là  avec  une  audacieuse  brutalité.  Le  projet 
après  tout  avait  existé!  Et  si  le  roi  Léopold  a  senti  ce  qui  l'avait 
menacé,  si  ces  souvenirs  ont  laissé  un  trouble  passager,  quelque 
incertitude  dans  les  relations  des  deux  pays,  il  n'y  a  pas  trop 
à  s'en  étonner.  Mais  l'empire  n'a  été  qu'une  déviation  temporaire, 
une  parenthèse  malheureuse  dans  les  afiaires  de  la  France. 

Aujourd'hui  tout  est  changé,  la  parenthèse  est  close  :  la  France 
est  rentrée  tout  naturellement  dans  ses  traditions.  La  tortune  a  été 
dure  pour  elle,  elle  l'a  du  moins  ramenée  sur  ce  point  à  la  vérité 
des  situations,  à  la  sincérité  de  ses  rapports  avec  la  Belgique,  à  ce 
rôle  d'une  puissance  sympathique  et  désintéressée  que  définissait 
M.  Thouvenel.  Laissée  à  elle-même,  la  France  ne  peut  évidemment 
avoir  ni  arrière-pensées  de  conquête  ni  préméditations  envahis- 
santes à  l'égard  d'un  état  libre  et  neutre  qui  est  réellement  une 
garantie  pour  elle,  qui  fait  la  sûreté  de  ses  provinces  du  nord,  dont 
la  constitution,  à  la  place  d'un  rojaume  organisé  et  armé  autrefois 
contre  sa  frontière,  a  été  un  succès  pour  sa  politique.  Cette  neutra- 
lité indépendante,  en  eflet,  la  France,  plus  que  toute  autre  puis- 
sance, a  contribué  à  lui  donner  la  vie.  Elle  l'a  soutenue  et  protégée 
de  ses  armes  ;  elle  l'a  défendue  par  sa  diplomatie  dans  les  conseils 
de  l'Europe.  Tous  ceux  qui  ont  dirigé  avec  prévoyance  les  afiaires 
françaises  ont  senti  le  prix  de  cette  création  nouvelle  qui  avait  le 
double  mérite  d'effacer  l'injure  de  1815  et  de  remettre  la  paix  sur 
un  de  nos  confins.  Quel  intérêt  aurait  la  France  à  rouvrir  le  champ 
de  bataille  des  Flandres,  à  recommencer  l'histoire  des  invasions 
contraires?  Elle  ne  songe  sûrement  à  menacer  la  Belgique,  libre 
et  neutre,  ni  de  ses  velléités  conquérantes,  ni  de  propagandes  dé- 
sormais surannées.  Elle  n'a  rien  à  demander  de  mieux  que  ce  qui 
a  existé  depuis  soixante  ans,  ce  qui  existe  encore;  et  si  elle  a  été 
conduite  à  augmenter  ou  à  renouveler  ses  défenses  dans  le  nord,  a 


286  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Lille,  —  sur  l'Escaut,  à  Valenciennes,  —  sur  la  Sambre,àMaubeuge, 
sur  rOise,  à  Hirson,  comme  elle  s'est  armée  dans  le  nord-est,  ce 
n'est  pas  certainement  pour  menacer  la  Belgique  ;  c'est  tout  sim- 
plement dans  la  prévision  que  le  territoire  neutre  pourrait  n'être 
pas  respecté  par  d'autres,  qu'une  armée  ennemie  pourrait  forcer  le 
passage  pour  se  porter  sur  une  des  routes  les  plus  directes  d'inva- 
sion, la  vallée  de  l'Oise.  Les  Belges  eux-mêmes  l'ont  si  bien  senti 
qu'un  de  leurs  écrivains  a  pu  dire  :  «  Plus  nos  voisins  du  Midi 
multiplieront  les  obstacles  sur  la  frontière  franco-belge  et  moins 
nous  aurons  à  redouter  une  invasion  allemande,  c'est  évi- 
dent. )) 

Politiquement,  moralement,  le  danger  pour  la  Belgique  n'est 
donc  plus  du  côté  de  la  France.  La  vérité  est  que  par  la  force  des 
événemens  il  s'est  déplacé  :  il  a  passé  ailleurs,  il  est  bien  plutôt  dé- 
sormais en  Allemagne.  Et  si  le  danger  est  devenu  assez  sensible, 
assez  pressant  pour  émouvoir  les  Belges,  ce  n'est  pas  parce  qu'on  se 
trouverait  en  face  d'un  prétendu  droit  qu'aurait  l'Allemagne,  c'est- 
à-dire  la  Prusse,  de  mettre  garnison  à  Namur  au  premier  bruit  de 
guerre.  On  ne  parle  pas  sérieusement  sans  doute  d'un  droit  qui  a 
été  imaginé  en  1815,  qui  se  liait  à  la  constitution  du  royaume  des 
Pays-Bas,  et  qui  après  la  dissolution  de  ce  royaume,  après  toute 
sorte  de  métamorphoses,  demeurerait  encore  aujourd'hui  applicable 
à  une  situation  toute  différente,  à  un  état  nouveau,  indépendant  et 
neutre.  On  aurait  quelque  peine  à  faire  comprendre  par  quel  mi- 
racle de  contradiction  des  puissances,  qui  reconnaissaient  en  1831 
la  neutralité  indépendante  de  la  Belgique,  auraient  en  même  temps 
signé  un  protocole  secret  qui  serait  la  négation,  l'abolition  virtuelle 
de  cette  neutraUté  (1).  Il  resterait  de  plus  à  expliquer  comment  ce 

(1)  A  force  de  commentaires  et  de  subtilités,  on  a  fini  par  obscurcir  toutes  ces 
questions  qui  touchent  aux  conditions  de  l'indépendance  belge,  à  la  convention 
de  1831  ,  dite  des  forteresses,  à  l'acte  interprétatif  de  cette  convention  (23  jan- 
vier 1832)  et  au  fair.eux  article  secret  dont  on  ne  cesse  de  parler.  La  vérité  iiraie 
de  ia  situation  est  tout  entière  dans  un  e.\posé  sommaire  paru  au  Moniteur  belge  du 
^.^  mai  1832,  et  disant  :  «  Par  le  traité  de  Paris  du  20  novembre  1815,  les  puissances 
alliées  s'étaient  réservé  le  droit  d'élever  des  forteresses  dans  quelques  pays  limi- 
lroph'*s  de  la  France  et  avaient  destiné  à  cet  objet  une  partie  des  700  million'!  payés 
par  la  France.  Le  roi  des  Pays-Bas  reçut,  pour  sa  part,  60  millions  qui  furent  employés 
à  la  construction  et  à  la  réparation  des  forteresses  j  les  puissances  alliées  se  regardè- 
rent depuis  13*15  comme  les  propriétaires  ou  du  moins  les  co-propriétaires  des  forte- 
resses ainsi  fck'ées  en  Belgique;  elles  étaient  périodiquement  inspectées  par  des  offi- 
ciers étiaogers  au  rojaume  des  Pays-Bas  au  nom  des  puissances.  —  Cet  état  de  choses 
a  cessé.  Ce  grand  résultat  n'est  pas  écrit  dans  le  traité  môme,  mais  dans  un  acte  rédigé 
le  23  janvier  1X32  et  échangé  en  môme  temps  que  le  traité...  On  peut  dire  que  ce 
jour-ià  le  sol  Mge  a  été  libéré  de  toutes  les  servitudes  de  droit  public  que  les  vain- 
qieurs  de  1815  avaient  iinposées...  »  C'est  l'esplication  nette  et  décisive  du  noa-vet 


L'EUaOPE   ET    LES    NEUTRALITES.  287 

(li'oit  survivant  d'occupation  que  l'Europe  se  serait  réservé  à  titre 
collectif  aurait  pu  passer  en  héritage  à  une  seule  des  puissances 
sans  l'aveu  et  à  l'exclusion  des  autres.  Ce  ne  serait  manilestement 
que  le  droit  de  la  force!  Passons,  écartons  les  fictions,  les  subter- 
fuges d'une  diplomatie  par  trop  captieuse.  Le  danger  pour  la  neu- 
tralité belge  n'est  pas  dans  un  protocole  dix  fois  périmé  qu'on 
pourrait  à  l'occasion  tirer  de  la  poussière  des  archives,  il  est  dans 
la  situation  tout  entière,  telle  que  les  événemens  l'ont  faite  pour 
rx\llemagiie  et  pour  ses  voisins. 

Le  vrai  danger  est  dans  cette  prépotence  créée  par  la  guerre, 
qui  presse  et  cerne  un  petit  pays,  qui  agit  sur  tout  ce  qui  l'entoure 
par  son  propre  poids,  par  ses  menaces  ou  ses  captations,  par  ses 
ingérences  avouées  ou  clandestines,  par  un  besoin  irrésistible 
d'extension  et  de  suprématie.  Et  qu'on  le  remarque  bien,  avec  la 
Belgique  c'est  toute  cette  zone  occidentale  de  l'Europe  qui  reste 
exposée  à  être  absorbée  dans  la  sphère  germanique.  Le  Luxem- 
bourg, depuis  qu'il  a  été  détaché  de  l'ancienne  conië dération,  a  été 
déclaré  neutre  :  c'est  son  état  légal  depuis  1867;  mais  à  la  mort 
du  roi  Guillaume  de  Hollande,  à  qui  il  appartient  encore,  il  passe 
à  un  prince  allemand,  au  duc  de  Nassau,  et  la  neutralité  du  grand- 
duché  n'est  plus  qu'un  mot.  Il  y  a  mieux:  la  Hollande  elle-même 
n'est  point  à  l'abri  du  danger,  depuis  que,  par  la  disparition  du 
Hanovre  et  de  la  vieille  organisation  germanique,  elle  se  trouve 
directement  en  contact  avec  le  teutonisme  armé  et  tout-puissant. 
La  Hollande  est  pour  l'Allemagne  nouvelle  une  tentation  par  ses 
côtes,  par  ses  ressources  maritimes  et  commerciales,  par  ses  opu- 
lentes colonies,  par  les  bouches  du  Rhin,  sur  lesquelles  le  germa- 
nisme se  croit  des  droits,  et  les  Hollandais  émus  pour  leur  sécurité 
ont  suivi  le  mouvement  universel  :  ils  se  sont  crus  obligés  de  re- 
nouveler leurs  défenses  de  l'Yssel,  d'augmenter  leurs  forces  mili- 
taires (1).  C'est  la  suite  évidente  de  cette  révolution  d'équilibre 

ordre  de  choses  créé  par  la  révolution  belge  et  par  la  convention  du  14  décembre  1831, 
relative  à  la  démolition  d'un  certain  nombre  de  forteresses.  11  n'y  a  rien  dans  celte 

convention  qui  réserve  un   droit  d'occupation  dans    les  forteresses  non  démolies.  

Quant  à  l'article  «  secret  »  dont  on  parle  toujours,  il  n'est  pas  tellement  secret  qu'on 
ne  sache  à  peu  près  ce  qu'il  contient.  Il  ne  stipule  rien  qui  soit  une  diminuiiun  de 
souveraineté  pour  la  Belgique  ou  une  menace  pour  la  France.  S'il  prévoit  le  cas  où 
le  roi  des  Belges  aurait  à  s'entendre  avec  les  cours  garantes  au  sujet  des  forteresses 
conservées,  il  ajoute  que  c'est  toujours  sous  la  réserve  de  la  neutralité  de  la  lielgique. 
—  L'Avenir  militaire  français,  dans  son  numéro  du  6  décembre  ISù'J,  a  donné  l'ex- 
plication la  plus  claire  de  tous  ces  faits. 

(1)  La  prévision  d'une  «  guerre  prochaine  »  où  ils  pourraient  être  impliqués  sans 
le  vouloir  préoccupe  les  Hollandais  autant  que  les  Belges.  Tuut  récemment,  un  ancien 
officier  d'artillerie  de  l'armée  hollandaise,  M.  Tindal,  a  écrit  un  ouvrage  et,  fair,  des 
conférences  qui  ont  exciléle  plus  vif  intérct;  il  a  même,  si  nous  ne  nous  trompons, 


288  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'où  est  sortie  une  prépotence  aussi  menaçante  pour  l'intégrité 
hollandaise  que  pour  la  neutralité  belge.  Le  péril  profond,  perma- 
nent pour  la  Belgique  est  dans  le  voisinage  d'un  empire  guerrier 
qui  la  tient  sous  la  pression  de  sa  puissance  militaire  et  de  ses  in- 
fluences. Il  est  là  et  il  n'est  point  ailleurs.  Que  les  chefs  ofTiciels 
du  teutonisme  désavouent  [dans  leurs  discours  toute  pensée  d'ab- 
sorption à  l'égard  des  petits  états,  qu'ils  exploitent  même  des  sou- 
venirs pénibles  pour  détourner  les  soupçons  sur  la  France,  c'est 
possible,  c'est  leur  habileté.  Les  faits  n'existent  pas  moins.  Il  n'est 
point  douteux  que  depuis  assez  longtemps  l'action  allemande  serre 
ou  pénètre  la  Belgique  de  tous  côtés,  sous  toutes  les  formes,  par 
les  chemins  de  fer  dirigés  sur  la  frontière,  par  les  menées  de  police 
pratiquées  à  l'intérieur  du  royaume,  peut-être  aussi  par  des  intel- 
ligences secrètes  déguisées  sous  le  voile  d'ofîres  désintéressées. 

Or,  c'est  ici  justement  que  revient  la  question  délicate  :  que  ga- 
gnerait le  roi  Léopold,  —  puisque  c'est  le  roi  qu'on  met  souvent 
en  cause,  —  à  se  faire  le  complice  de  la  politique  allemande,  à  se 
lier  par  des  engagemens  secrets,  à  relever  les  fortifications  de  la 
Meuse  pour  livrer  Liège  à  la  première  sommation  de  l'envahisseur 
venant  d'Aix-la-GhapoUe?  11  risquerait  tout  simplement  de  livrer 
l'indépendance  et  la  neutralité  de  son  royaume  sans  prévoyance, 
sans  profit  possible,  d'attirer  du  premier  coup  la  guerre  sur  son 
territoire,  d'appeler  sur  lui  le  danger  qu'il  est  intéressé  à  conju- 
rer. Ce  seraitjouer  le  tout  pour  le  tout  sur  une  apparence,  sur  la  foi 
superstitieuse  à  celui  qu'on  croit  le  plus  fort.  On  nous  permettra 
de  n'attacher  aucun  prix  à  des  traités  secrets  qui  spéculeraient 
d'avance  sur  un  démembrement  de  la  France  à  la  «  guerre  pro- 
chaine, »  et  promettraient  à  la  Belgique  un  agrandissement  dans 
nos  provinces  du  nord.  C'est  bon  à  dire  dans  des  polémiques  de 
fantaisie  ;  ce  n'est  même  pas  bon  à  abuser  les  crédulités  les  plus 
naïves.  On  peut,  tant  qu'on  voudra,  trahquer  secrètement  de  Lille 
aussi  bien  que  de  Nice  :  il  restera  toujours  à  exécuter  le  marché,  à 
prendre  livraison  !  Le  plus  clair  est  qu'à  se  payer  de  ces  illusions, 

adressé  un  mémoii-e  aux  chambres  sur  les  dangers  auxquels  pourrait  être  eAposée  la 
Hollande.  M.  Tindal  a  développé  sous  toutes  les  formes  cette  idée  que,  dans  le  cas 
d'une  guerre,  1  Allemagne,  qui  n'a  qu'un  !-eul  chemin  de  fer  d'accès  sur  la  Belgique, 
serait  conduite  à  se  servir  des  voies  ferrées  qui  passent  par  la  Hollande.  H  ajoute  que, 
dès  l'ouverture  des  hostilités,  l'Allemagne  mettrait  le  cabinet  de  La  Haye  dans  l'alter- 
native de  signer  un  traité  d'alliance  ou  d'être  considéré  comme  ennemi,  qu'elle  pro- 
céderait infailliblement  comme  elle  a  fait  en  1866  avec  le  Hanovre,  à  qui  elle  ne  lais- 
sait qu'un  délai  de  six  heures.  11  en  concluait  que  la  Hollande  devait  aviser  à  sa 
défense,  si  elle  ne  voulait  pas  être  foulée  aux  pieds  et  même  être  exposée  à  un  bom- 
bardement de  La  Haye,  qu'il  considérait  comme  possible.  Ces  conférences  ont  vive- 
ment ému  le  monde  militaire  et  politique  en  Hollande. 


l'europe  et  les  neutralités.  289 

l'état  belge  se  compromettrait  gratuitement  dans  la  plus  équivoque 
des  aventures,  avec  la  chance  d'y  périr  dans  tous  les  cas.  Si  la  France 
ressaisissait  la  victoire  qui  peut  ne  pas  lui  échapper  toujours,  elle 
serait  déliée  par  la  guerre  de  tout  engagement  avec  ses  voisins, 
et  ce  que  la  Belgique  pourrait  espérer  de  mieux  serait  de  ne  plus 
vivre  que  sous  le  bon  plaisir  de  la  France;  si  l'Allemagne  était 
victorieuse,  la  royauté  belge  ne  serait  plus,  on  le  sent  bien,  qu'une 
vassale  du  vainqueur,  un  fief  du  grand  empire,  un  grand-duché  de 
Hesse!  De  toute  façon  ce  serait  la  fin  d'une  situation,  d'une  neu- 
tralité indépendante  respectée  jusqu'ici.  —  On  ne  peut  pas,  c'est 
bien  évident,  demander  à  la  Belgique  de  se  montrer  irançaise  par 
ses  sympathies  ou  par  ses  actions  dans  cette  «  guerre  prochaine,  n 
qu'on  représente  toujours  comme  près  d'éclater  ;  on  a,  d'un  autre 
côté,  le  droit  de  lui  demander  de  n'être  pas  Allemande  par  ses  pré- 
férences ou  par  ses  connivences;  ce  qu'on  peut  lui  conseiller  de 
plus  sage,  c'est  de  rester  Belge,  et  les  fortifications  nouvelles 
sont  la  traduction  d'une  pensée  qui  est  très  vraisemblablement  la 
pensée  du  roi  lui-même,  plus  certainement  encore  la  pensée  de  la 
nation  tout  entière. 

L'augmentation  de  l'état  militaire  pour  la  Belgique  n'est  et  ne 
peut  être  qu'un  acte  préventil  de  défense,  une  démonstration 
d'indépendance.  Elle  a  d'ailleurs,  ainsi  comprise,  une  valeur  qui 
pourrait  être  des  plus  sérieuses,  peut-être  décisive.  11  se  peut, 
sans  doute,  que  l'armée  belge,  même  avec  cet  accroissement  d'ef- 
lectils  qu'on  réclame  pour  elle  et  les  camps  retranchés  qu'on  lui 
prépare,  ne  pût  tenir  longtemps  devant  des  armées  supérieures 
qui  Iranchh'aient  la  Irontière,  qu'elle  fût  obligée  de  se  replier  par 
degrés  jusque  sous  Anvers.  Qui  peut  dire  cependant  que,  le  jour 
où  l'on  verrait  la  Belgique  décidée  à  se  défendre  de  son  mieux, 
cette  résolution  connue,  avérée,  ne  serait  pas  d'un  grand  et  sé- 
rieux efiét?  Elle  serait  un  avertissement.  Les  chels  des  armées 
étrangères  sauraient  qu'ils  seront  nécessairement  ralentis  dans  des 
opérations  où  le  succès  peut  dépendre  de  la  promptitude,  qu'ils 
auront  à  compter  avec  une  résistance  organisée,  à  iorcer  des  pas- 
sages, à  enlever  des  places,  à  faire  des  détachemens,  au  risque  de 
diminuer  leurs  forces  actives.  Il  y  a  de  quoi  réfléchir,  et  ici  on  re- 
vient à  un  autre  côté  de  la  question.  Jusqu'à  quel  point  et  dans 
quelle  mesure  la  France  et  l'Allemagne  elles-mêmes,  —  puisque 
c'est  toujours  des  deux  grandes  antagonistes  qu'il  s'agit,  —  se- 
raient-elles intéressées  à  étendre  et  à  compliquer  leurs  opérations, 
à  commencer  par  la  violation  de  vive  torce  d'une  neutralité  recon- 
nue par  l'Europe,  d'un  territoire  gardé  et  défendu?  Entre  les  deux 
TOME  xcviii.  —  1890.  19 


290  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

puissances,  l'intérêt  serait  peut-être  inégal,  les  difficultés  seraient 
les  mêmes. 

La  France,  pour  sa  part,  nous  le  disions,  ne  peut  avoir  aucune 
arrière-pensée  d'invasion  à  l'égard  de  la  Belgique;  elle  n'y  a  aucun 
intérêt.  Il  est  certain  que  la  France  pourrait  être  conduite  à  entrer 
sur  le  territoire  belge  si  elle  y  était  provoquée,  si  l'Allemagne 
était  entrée  de  son  côté,  —  qu'elle  pourrait  éire  contrainte  de  ré- 
pondre à  l'invasion  par  l'invasion  ;  de  son  propre  mouvement,  par 
un  calcul  ou  une  préméditation  de  stratégie  en  vue  d'une  pro- 
chaine guerre,  elle  ne  prendra  aucune  initiati\  e,  parce  qu'elle  n'y 
est  point  intéressée.  C'est  un  peu  trop  compter  sur  la  crédulité  des 
Belges  que  de  les  menacer  de  l'esprit  de  gloriole  des  Français,  que 
de  vouloir  leur  faire  croire  que  les  Français  tiendraient,  dès  le  dé- 
but de  la  guerre,  à  s'assurer,  par  une  prompte  entrée  à  Bruxelles, 
un  premier  succès  d'ostentation  qui  aurait  un  efïet  moral.  C'est 
un  calcul  tout  aussi  inexact,  quoique  moins  puéril,  de  supposer 
que  les  Français,  hésitant  à  aborder  le  formidable  front  des  dé- 
fenses allemandes  dans  la  «  marche  »  d'Alsace-Lorraine,  iraient  de 
préférence  se  jeter  dans  la  vallée  de  la  Meuse,  la  grande  route  des 
invasions  sur  l'Allemagne  du  nord.  C'est  un  peu  de  la  stratégie  de 
fantaisie.  On  ne  voit  pas  bien  à  quoi  il  servirait,  même  pour  l'efi'et 
moral,  d'entrer  à  Bruxelles,  tandis  que  les  Allemands  entreraient 
déjà  peut-être  à  Nancy;  on  voit  encore  moins  quel  avantage  il  y 
aurait  à  s'enfoncer  dans  la  vallée  de  la  Meuse,  lorsqu'on  ne  serait 
pas  même  encore  assuré  d'avoh'  sauvé  la  frontière  si  laborieuse- 
ment élevée  pour  couvrir  le  cœur  de  la  France,  entre  Épinal  et 
Verdun. 

C'était  bon  autrefois.  M.  Thiers  parlait  évidemment  du  passé, 
dont  les  guerres  de  la  révolution  n'étaient  que  le  prolongement, 
lorsqu'il  disait,  en  1871  :  «  La  vallée  de  la  Meuse,  l'histoire  le  dé- 
montre, est  la  vèriiable  voie  d'invasion  ouverte  à  la  France  contre 
l'Allemagne  du  nord.  »  Les  géographes  miUtaires  parlaient  d'un 
tout  autre  état  de  l'Europe  quand  ils  disaient  que  la  contrée  entre 
l'Escaut  et  la  Sambre  est  le  vrai  point  d'attaque  pour  les  armées 
françaises,  que  «  la  possession  de  cette  contrée  livre  le  cours 
moyen  de  la  Meuse  et  permet  de  tourner  les  formidables  défenses 
de  l'Allemagne  occidentale.  »  Aujourd'hui,  que  gagnerait-on  à  ten- 
ter l'aventure  dans  des  conditions  politiques  et  militaires  si  com- 
plètement ditïérentes?  En  supposant  tous  les  succès,  en  admettant 
même  l'armée  belge  hors  de  combat  et  rejetée  impuissante  dans 
Anvers,  on  irait  tomber  sur  le  Rhin  inférieur,  qui  serait  moins 
facile  encore  à  passer  entre  Wesel  et  Cologne  qu'au-dessous  ou  au- 
dessus  de  Mayence.  On  n'aurait  rien  toiu-né.  On  trouverait  au  bout 


l'eUROPE   et   les    INEUTRALITÉS.  291 

rAllemagne  unifiée,  formidablement  armée  au  nord  aussi  bien  qu'à 
l'est.  On  se  serait  engagé  sur  mie  ligne  démesurée,  et  pendant  ce 
temps  les  Allemands  ne  resteraient  pas  au  repos.  Les  Allemands 
n'eu  sont  pas  à  connaître  le  terrain,  à  étudier  minutieusement  cet 
échiquier,  et,  dès  1868,  M.  de  Moltke  écrivait  en  vue  de  la  guerre 
qu'on  préparait,  qui  allait  éclater  deux  ans  plus  tard  :  «  Si,  passant 
outre  à  la  neutralité,  la  France  pénètre  en  Belgique,  son  armée 
s'affaiblira  considérablement  par  les  détachemens  laissés  à  Bruxelles 
et  devant  Anvers.  De  la  Moselle  on  peut,  plus  facilement  encore 
que  de  Cologne,  s'opposer  à  la  continuation  de  son  mouvement  au- 
delà  de  la  Meuse,  car  nous  forçons  l'adversaire  à  faire  front  vers  le 
sud  et  à  recevoir  une  bataille  décisive,  alors  que  toutes  ses  com- 
munications seront  menacées.  La  distance  étant  plus  grande  de 
Bruxelles  à  Cologne  que  de  cette  dernière  ville  à  Mayence,  Kaisers- 
lautern  ou  Trêves,  dans  ce  cas  aussi  nous  apparaîtrons  encore  en 
temps  utile  en  avant  de  notre  Rhin  inférieur.  » 

De  sorte  que  la  France,  si  elle  n'est  déterminée  par  une  pro- 
vocation, par  une  nécessité  de  défense  immédiate,  n'a  réellement 
aucune  raison  de  se  jeter  dans  une  campagne  à  travers  la  Bel- 
gique, qui  pourrait  être  pour  elle  un  grand  piège,  dans  une  diver- 
sion dont  les  inconvéniens  dépasseraient  les  avantages.  Elle  n'a,  — 
sans  parler  du  respect  du  droit,  —  aucun  intérêt  à  violer  la  neu- 
tralité belge,  qui  est,  au  contraire,  la  garantie  d'une  partie  de  sa 
frontière.  On  pourrait  dire  plutôt  que  ce  qui  menace  la  Belgique 
menace  la  France,  —  et,  en  revanche,  que  ce  qui  menace  la 
France  menace  aussi  la  Belgique,  même  d'autres  indépendances. 

Entre  la  France  et  l'Allemagne,  la  situation  n'est  pas  la  même  ; 
il  y  a  cette  diflerence  que  si,  pom*  une  invasion  allemande  comme 
pour  une  invasion  française,  il  y  a  toujours  des  difficultés  assez 
sérieuses,  qu'une  résistance  décidée  de  la  Belgique  accroîtrait  né- 
cessairement, il  y  a  aussi,  du  côté  des  Allemands,  des  tentations, 
des  entraînemens  et,  pour  tout  dire,  un  intérêt  qu'on  ne  peut  mé- 
connaître. On  a  parlé  beaucoup  des  préparatifs  que  les  Allemands 
auraient  faits,  des  chemins  de  fer  qu'ils  auraient  constiuits  ou  dé- 
veloppés pour  pouvoir  jeter  rapidement  des  masses  considé  ables 
sur  cette  partie  de  la  frontière  et  être  en  mesure  de  décider  la 
Belgique»  de  force  ou  de  gré,  à  leur  livrer  passage.  Laissons  de 
côté  les  exagérations  ou  les  puérilités.  L'intérêt  éventuel  pour  l'Al- 
lemagne, au  premier  bruit  de  guerre,  pourrait  être  de  courir,  à 
travers  la  Belgique,  sur  les  sources  de  l'Oise.  A  Aix-la-Chapelle, 
qui  est  un  de  ses  points  de  concentration,  elle  n'est  qu'à  trente 
kilomètres  de  Liège.  De  Liège,  en  remontant  la  Meuse,  elle  est 
rapidement  sur  la  Sambre;  elle  touche  à  Chimay,  c'est-à-dire  à  la 


292  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

«  trouée  »  de  l'Oise.  C'est  un  de  nos  points  vulnérables,  c'est  le 
défaut  ou,  si  l'on  veut,  un  des  défauts  de  la  cuirasse  française. 
Pour  la  France,  l'invasion  de  la  Belgique  par  la  Meuse  ne  condui- 
rait la  France  qu'au  Rhin  inférieur,  c'est-à-dire  à  rien  ou  à  un 
guêpier.  La  violation  de  la  neutralité  belge  porterait,  au  contraire, 
l'Allemagne  à  l'entrée  de  la  vallée  de  l'Oise,  qui  n'est  gardée  jus- 
qu'ici que  par  le  fort  d'Hirson,  à  la  tête  d'une  des  grandes  routes 
d'invasion  sur  Paris,  à  huit  ou  dix  marches  de  la  Seine.  Il  est  cer- 
tain qu'il  y  a  ici  un  but  précis,  un  chemin  tout  tracé,  un  intérêt 
saisissable  devant  lequel  la  neutrahté  belge  compterait  vraisembla- 
blement fort  peu,  si  les  Allemands  étaient  décidés  à  tenter 
l'aventure. 

Ce  ne  serait  pourtant  pas  encore  très  simple,  ni  même  d'une 
réalisation  facile,  de  quelque  puissance  qu'on  dispose.  D'abord,  les 
Allemands  n'ont  pas  assez  du  chemin  de  fer  d'Aix-la-Chapelle,  le 
seul  de  leurs  chemins  qui  entre  directement  en  Belgique,  pour  tous 
leurs  transports,  pour  la  concentration  rapide  des  forces  néces- 
saires à  une  grande  et  délicate  opération.  Ils  sont  donc,  du  pre- 
mier coup,  obligés  d'ajouter  à  la  violation  de  la  neutralité  belge  lu 
violation  de  l'indépendance  hollandaise,  en  s'emparant  d'autorité 
des  voies  ferrées  qui  communiquent  du  Rhin  à  la  Belgique  par  le 
territoire  néerlandais,  pour  suffire  à  de  vastes  mouvemens  de 
troupes.  C'est  déjà  une  complication  des  plus  sérieuses,  la  saisis- 
sante démonstration  d'une  prépotence  absolue  mettant  des  nations 
voisines,  indépendantes  ou  neutres,  dans  l'alternative  de  se  sou- 
mettre ou  d'être  traitées  en  ennemies.  Et  si  la  Hollande  refuse  de 
se  soumettre,  comme  elle  y  paraît  disposée;  si,  en  cédant  à  la 
force,  elle  se  replie  dans  ses  lignes,  prête  à  défendre  son  indépen- 
dance, l'Allemagne  serait,  dès  le  début,  réduite  à  laisser  des  corps 
d'une  certaine  importance  pour  contenir  une  petite  et  vaillante 
armée,  pour  occuper  un  terrain  toujours  disputé.  La  résistance 
que  la  Belgique  opposerait  à  son  tour,  —  qu'elle  ne  pourrait  se 
dispenser  d'opposer,  sous  peine  de  livrer  son  indépendance,  — 
fùt-elle  condamnée  à  être  définitivement  impuissante  pour  la  dé- 
fense de  Liège  et  du  cours  de  la  Meuse,  elle  durerait  encore  assez 
pour  embarrasser  l'envahisseur,  pour  laisser  à  l'armée  belge  la 
hberté  de  reprendre  des  positions  nouvelles  en  couvrant  Anvers, 
en  restant  sous  les  armes.  Les  Allemands  auraient  à  enlever  des 
places,  à  laisser  encore  ici  des  détachemens  devant  l'armée  belge 
qui  ne  serait  pas  soumise.  Ils  seraient  nécessairement  ralentis  dans 
leur  marche,  ils  perdraient  des  jours,  c'est-à-dire  l'avantage  dé- 
cisif de  la  rapidité,  —  et  pendant  ce  temps,  on  peut  supposer  que 
la  France  se  serait  hâtée  de  concentrer  des  forces  suffisantes  dans 


l'europe  et  les  neutralités.  293 

cette  zone  du  nord,  sur  la  ligne  de  Lille-Valenciennes-Maubeuge, 
non  loin  de  Givet  et  de  l'Oise.  Si  l'Allemagne  avait  pu  former  une 
armée  de  la  Meuse  sans  toucher  à  son  armée  principale  sur  la 
frontière  d'Alsace-Lorraine,  la  France  trouvei'ait  à  son  tour,  sans 
doute,  dans  ses  masses  militaires  de  quoi  contenir  l'invasion  ou 
peut-être  même  s'avancer  en  Belgique  pour  menacer  l'armée  alle- 
mande en  marche.  Ce  serait  la  contre-partie  de  l'opération  que 
prévoyait  M.  de  Moltke  dans  le  cas  d'une  invasion  de  la  Belgique 
par  la  France.  De  façon  que  l'intérêt  qu'aurait  l'Allemagne  à  gagner 
rapidement  la  «  trouée  »  de  l'Oise  serait  contrebalancé  par  les  dii- 
ficultés  de  toute  sorte  qu'elle  rencontrerait. 

Que  résulte-t-il  de  tout  ceci?  11  y  a  deux  ou  trois  faits  sensibles. 
11  n'est  point  douteux  que  la  neutralité  belge  peut  toujours  être 
exposée  dans  le  tourbillon  de  fer  et  de  feu  dont  elle  se  sent  enve- 
loppée. Elle  n'est  sûrement  pas  menacée  par  la  France;  elle  pour- 
rait l'être  par  l'Allemagne,  si  l'Allemagne  cédait  à  ses  instincts  de 
domination  plus  qu'à  la  raison.  La  Belgique  veut  se  défendre  elle- 
même  :  on  peut  croire  qu'elle  n'y  manquera  pas,  que  tout  ce  qu'elle 
fait  n'a  point  d'autre  objet.  Une  de  ses  plus  sérieuses  garanties, 
au  demeurant,  est  dans  les  difficultés  que  se  créeraient  les  enva- 
hisseurs, et  c'était,  sans  aucun  doute,  la  pensée  d'un  des  mili- 
taires les  plus  distingués  de  la  Suisse,  du  colonel  Ferdinand  Le- 
comte,  qui  a  dit,  avec  une  impartialité  peut-être  un  peu  optimiste  : 
(c  La  Belgique  est  protégée  par  l'intérêt  bien  entendu  des  généraux 
et  des  hommes  d'Etat  allemands  aussi  bien  que  des  généraux  et  des 
hommes  d'État  Irançais,  et  par  le  bon  sens  qu'on  est  en  droit  de 
leur  supposer  d'après  leurs  antécédens.  »  On  verra  bien  à  la  «  pro- 
chaine guerre,  »  pour  parler  le  langage  du  major  belge  Girard,  ce 
que  vaudra  le  bon  sens  dans  les  conseils  des  instigateurs  de 
conflits. 


II. 


On  verra,  à  l'extrémité  occidentale  de  la  frontière,  ce  qui  en 
sera  de  la  neutralité  de  la  Belgique,  comme  on  verra  à  l'extrémité 
opposée,  à  l'est,  ce  qui  en  sert  de  la  neutralité  helvétique.  Ici,  à 
la  vérité,  c'est  une  autre  question,  ou  du  moins  si  les  principaux 
élemens  sont  les  mêmes,  si  les  adversaires  que  la  fatahté  des  con- 
flits peut  mettre  en  présence  sont  les  mêmes,  les  conditions  topo- 
graphiques, politiques  et  militaires  sont  sensiblement  dilTérenies. 

Par  son  histoire  et  ses  traditions,  par  ses  mœurs,  par  sa  position 
centrale  et  bastionnée,  par  son  organisation  féderalisee  et  néces- 


294  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sairement  défensive,  la  Suisse  semble  faite  pour  être  une  neutra- 
lité, et  celte  neutralité  alpestre,  placée  entre  quatre  ou  cinq  États, 
semble  gardée  par  la  nature,  par  le  courage  d'un  peuple  éner- 
gique en  même  temps  que  par  le  droit  diplomatique.  Cela  ne  veut 
pas  dire  que  la  Suisse  ait  été  toujours  à  l'abri  des  violations  de 
territoire  et  qu'elle  ne  puisse  être  encore  exposée  à  subir  le  contre- 
coup des  grandes  guerres.  On  connaît  l'exemple  le  plus  décisif. 
Lorsque  la  coalition  de  1813,   se  resserrant  par   degrés  sur  la 
France,  arrivait  d'un   côté  sur  la  Meuse,   de  l'autre  au  pont  de 
Bâle,   le  chef  des  armées  autrichiennes,  le  prince  de  Schwarzen- 
berg,  n'hésitait  pas  à  inonder  la  Suisse  de  ses  soldats  pour  prendre 
la  France  à  revers,  par  le  Jura    et  par  le  Rhône,   tandis   qu'un 
autre   corps  devait  s'avancer  par  le   Simplon.   Chose   curieuse  ! 
l'empereur  Alexandre   l",   qui    s'était  d'abord   engagé,  par  une 
sorte  de  chevalerie,  à  faire  respecter  l'indépendance  suisse,  avait 
commencé  par  se  révolter  contre  la  résolution  du  généralissime 
autrichien,   et  quand  on  lui  disait  que  tout  était  fini,  qu'on  était 
entré  en  Suisse,  il  se  bornait  à  gémir  et  il  se  résignait  en  disant  : 
((  Ce  qui  est  fait  est  fait.  Au  point  de  vue  militaire,  l'opération  est 
bonne...  Marchons  droit  au  but  et  ne  parlons  plus  de  cela(l)!  »  Tous 
les  chemins  étaient  bons  pour  marcher  sur  la  France.  A  rester  dans 
le  vrai,  cependant,  on  pourrait  dire  que  la  Suisse,  organisée  comme 
elle  l'était,  depuis  180^^,  par  la  souveraine  médiation  de  l'empe- 
reur, protégée  et  plus  ou  moins  dominée  par  la  France,  n'était 
qu'une  neutralité  fictive   ou  vassale;   œuvre   d'un  tout-puissant 
génie,  elle  faisait  pour  ainsi  dire  partie  du  système  napoléonien  et, 
dès  lors,  ces  violations  de  territoire  pouvaient,  jusqu'à  un  certain 
point,  se  couvrir  d'un  prétexte  spécieux.  Par  le  fait,  la  ^Taie  neu- 
tralité, la  neutralité  moderne  de  la  Suisse  date  de  1815,  des  traités 
qui  l'ont  reconnue  et  définie,  qui  l'ont  en  quelque  sorte  incrustée 
dans  le  droit  pulilic,  en  lui  donnant  la  sanction  collective  de  toutes 
les  puissances  de  l'Europe.  L'État  helvétique  sortait  du  congrès  de 
Vienne  agrandi  de  territoire,  —  il  passait  de  dix-neuf  à  vingt-deux 
cantons,  par  l'annexion  du  Valais,  de  Genève,  —  fortifié,  confirmé 
dans  ses  privilèges  d'inviolabilité  traditionnelle,  fixé  dans  ses  con- 
ditions nationales  et  extérieures.  C'est  la  Suisse,  telle  qu'elle  a 

(1)  M.  de  Metternich,  au  tome  l"  de  ses  Mémoires,  raconte  d'un  ton  dégagé  cet  épisode 
de  l'entiée  des  alliés  eo  Suisse  et  ses  conversations  avec  l'empereur  Alexandre  l".  Le 
souverain  russe  et  le  chancelier  autrichien  avaient  beau  être  des  allies,  ils  nt-  s'enten- 
daient guère.  L'empereur  Alexandre  était  évidemment  sincère  dans  les  promesses 
qu'il  avait  faites  à  La  Harpe,  à  Jomini  et  à  ses  amis  du  pays  de  Vaud  ;  M.  de  Metter- 
nich se  m  que  un  peu,  sans  rire,  de  ses  engagemens  chevaleresques.  Dans  tout  cela, 
l'empereur  François-Joseph  laisse  son  chancelier  jouer  avec  Alexandre  :  c'est  un  peu 
la  comédie  dans  le  drame. 


l'europe  et  les  neutralités.  295 

existé  depuis,  reconnue  comme  fédération  de  cantons  souverains, 
libre  dans  sa  vie  intérieure,  diplomatiquement  indépendante  et,  en 
définitive,  jusqu'ici  respectée. 

Tel  a  été  pourtant  cet  état  nouveau  qu'il  a  toujours  eu  un  point 
vulnérable,  une  fissure  par  où  ont  pu  pénétrer  les  influences  étran- 
gères, et  même  les  excès  de  prépotence.  L'Europe  s'était  liée  en- 
vers la  Suisse  par  une  garantie  collective  de  «  neutralité  perpé- 
tuelle. »  La  Suisse,  à  son  tour,  s'était  liée  envers  l'Europe  }>ar  un 
«  pacte  fédéral  »  accepté  dès  l'origine,  représenté  comme  une 
condition  de  la  neutralité;  elle  s'était  engagée,  on  l'a  toujours 
interprété  ainsi,  à  re>ter  un  État  paisible  et  neutre,  à  ne  devenir 
jamais  un  foyer  d'agitations  et  de  propagandes,  un  danger  pour 
ses  voisins,  soit  par  ses  révolutions  intérieures,  soit  par  l'abus  du 
droit  le  plus  précieux  de  son  indépendance  séculaire,  le  droit  d'asile. 
C'est  de  là  que  sont  venus,  depuis  trois  quarts  de  siècle,  les  ma- 
lentendus et  les  complications,  lorsque  la  Suisse  a  voulu  réformer 
ses  institutions  intérieures  ou  a  paru  quelquefois  être  un  camp  de 
révolutionnaires  de  tous  les  pays,  de  réfugies  compromettans.  C'est 
ce  qui  a  provoqué  périodiquement,  en  1831,  en  1836,  surtout 
en  iShl,  des  querelJes  assez  vives  entre  la  Suisse  libre  et  les  puis- 
sances conservatrices  qui  la  menaçaient  de  leurs  interventions,  qui 
ne  cessaient  de  lui  rappeler  qu'à  éluder  les  obligations  de  la  neu- 
tralité, elle  risquait  den  perdre  les  dioiis  et  les  avantages.  C'est  le 
prétexte  dont  s'est  armée  récemment  encore  l'Allemagne,  à  l'occa- 
sion de  ce  qu'on  a  appelé  l'incident  Wolgemuih.  Le  lait  est  que 
l'Allemagne  a  profité  de  la  plus  vulgaire  des  aventures,  de  l'expul- 
sion d'un  de  ses  agens  secrets,  pour  faire  le  procès  de  la  Suisse, 
de  ses  autorités,  de  sa  police,  de  ses  prétendues  tolérances  pour 
les  socialistes  ennemis  de  l'empire,  du  droit  d'asile  lui-même,  — 
et  pour  finir  par  déclarer  a  caduques  »  les  lois  de  neutralité. 

La  diplomatie  allemande  n'a  dit,  sans  doute,  en  cela  rien  de 
nouveau;  elle  n'a  fait  que  reprendre  le  vieux  thème  des  cabinets 
d'un  autre  temps.  Seulement,  quand  les  puissances  conservatrices 
menaçaient  autrefois  la  Suisse,  c'était  assez  platonique  :  on  se  bor- 
nait à  des  interventions  morales,  sans  méconnaître  Tautorite  du 
droit  européen  et  des  traités,  —  sans  mettre  en  doute  le  principe 
de  l'inviolabilité  helvétique.  Les  rivalités  des  grands  États,  les  divi- 
sions d'intérêts  et  de  politiques,  faisaient  la  sûreté  de  la  Suisse. 
Aujourd'hui,  quand  le  tout-puissant  chancelier  de  Berlin  dénonce 
pour  ainsi  dire  les  lois  de  neutraUté  et  semble  se  délier  d'avance, 
c'est  un  acte  d'une  bien  autre  portée,  bien  autrement  menaçant, 
parce  que  les  conditions  ne  sont  plus  les  mêmes.  Des  traités  qui 
ont  reconstitué  autrefois  l'Europe,  il  ne  reste  presque  plus  rien.  De 


296  REVUE  DES  DEOX  MONDES. 

nouveaux  États  se  sont  formés.  Le  vieil  équilibre  a  perdu  ses  ga- 
ranties. L'Allemagne  unifiée,  qui  touche  au  pont  de  Bàle,  pèse  sur 
la  Suisse  du  poids  de  sa  propre  puissance  et  du  poids  de  ses 
alliances,  — de  l'Italie  nouvelle,  qui,  de  son  côté,  touche  aux  pas- 
sages des  Alpes.  De  sorte  que  la  Suisse  se  trouve  enserrée,  par  ses 
frontières  du  nord  et  de  l'est,  entre  l'Allemagne,  l'Autriche,  l'Ita- 
lie, trois  puissances  liées  par  de  secrètes  obligations  miUtaires, 
campées  autourdu  territoire  helvétique, —  pacifiques  pour  l'instant, 
si  l'on  veut,  mais  sûrement  décidées  d'avance  à  ne  pas  s'arrêter 
devant  une  neutralité  gênante,  le  jour  où  elles  se  croiraient  inté- 
ressées à  aborder  la  France  par  cette  irontière.  Par  un  jeu  singu- 
lier des  choses,  après  trois  quarts  de  siècle,  elle  se  retrouve  au 
point  où  elle  était  le  l^""  janvier  181A,  au  moment  de  l'entrée  des 
Autrichiens,  avec  cette  différence,  toutefois,  que  la  France,  pour  sa 
part,  ne  donne  aucun  prétexte,  —  que  la  Suisse  a  grandi,  s'est  for- 
tifiée dans  l'intervalle,  et  que  ni  le  pont  de  Bàle,  ni  les  passages 
des  Alpes  ne  resteraient  sans  défense. 

Ce  qui  fait  la  gravité  de  cette  situation  nouvelle,  c'est  que  le  droit 
ne  compte  plus.  L'intérêt  du  moment,  la  force,  l'imprévu,  seuls  sem- 
blent appelés  à  décider  des  événemens.  La  question  est  de  savoir 
ce  qui  sortira  de  cette  situation,  ce  que  seront  les  événemens,  dans 
quelle  mesure  la  Suisse  pourrait  y  être  entraînée  et  y  jouer  un 
rôle.  Il  y  a  un  premier  point  sur  lequel  on  ne  peut  se  méprendre. 
Si  depuis  1815  tout  a  changé  dans  les  rapports  des  états,  dans  les 
conditions  générales  de  l'équilibre  en  Europe,  tout  a  changé  aussi 
dans  la  répubhque  des  Alpes.  Lorsque  les  armées  de  la  coalition  se 
présentaient  à  la  frontière  du  Haut-Rhin  à  la  fin  de  iSio,  une  partie 
du  pays,  toute  pénétrée  encore  de  l'esprit  d'ancien  régime,  enne- 
mie de  l'ordre  nouveau  créé  par  la  révolution  et  par  la  médiation 
napoléonienne,  gagnée  d'avance  à  la  cause  de  l'Europe  en  armes, 
se  tournait  déjà  vers  les  alliés.  La  Suisse  d'ailleurs,  l'eût-elle  voulu, 
n'avait  pas  de  forces  suffisantes  pour  jouer  avec  quelque  efficacité 
son  rôle  d'état  neutre.  On  avait  pu  à  grand'peine  au  dernier  mo- 
ment réunir  une  douzaine  de  mille  hommes  pour  faire  figure  sur 
la  frontière  de  Bàle  à  Schafïhouse,  et  à  la  première  sommation, 
l'officier  chargé  de  commander  ces  forces  se  hâtait  de  se  retirer,  — 
sans  tirer  un  coup  de  fusil,  en  disant  à  ses  soldats  :  «  Vous  n'avez 
pas  été  appelés  aux  armes  pour  attirer  sur  notre  pays  les  charges 
et  les  malheurs  de  la  guerre  ni  pour  forcer  par  une  résistance  stu- 
pide  et  inutile  les  puissances  à  nous  traiter  en  ennemis  (1).  »  Poli- 
tiquement la  Suisse  était  aux  aUiés,  militairement  elle  était  sans 

(1)  Voir  la  Revue  miliiaire  suisse,  mai-juin  1889. 


L'tUROPE    ET    LES    NEUTRALITES.  297 

défense.  C'est  en  cela  justement  que  tout  a  changé  depuis  la  capi- 
tulation de  Bâle  le  2  décembre  1813  ! 

La  vieille  Suisse  est  devenue  par  degrés,  par  une  série  d'évolu- 
tions et  de  transformations  intérieures,  une  Suisse  nouvelle,  plus 
concentrée,  fortifiée  par  plus  d'un  demi-siècle  de  vie  libre  et  neutre. 
Chose  singulière  !  Cette  république  des  Alpes  se  compose  par  le 
fait  de  nationalités  diverses;  elle  a  une  partie  italienne  par  le  Tes- 
sin,  une  partie  française  par  la  Suisse  romande,  et  une  partie  alle- 
mande, et  tout  cela  fondu,  uni  par  un  lien  volontaire,  forme  une 
nation  qui  n'est  ni  allemande,  ni  française,  ni  italienne,  une  nation 
originale,  solide,  alliant  à  la  vieille  fierté  helvétique  un  sentiment 
tout  moderne  de  son  indépendance  et  de  son  inviolabilité.  On  l'a 
vu  récemment,  lorsque  l'Allemagne  a  voulu  peser  d'une  main  trop 
lourde  sur  cette  indépendance,  le  conseil  fédéral  a  maintenu  sans 
jactance,  sans  faiblesse,  tranquillement,  ses  droits,  et  il  avait,  on 
le  sentait,  le  pays  tout  entier  pour  complice.  La  Suisse  ne  serait 
plus  désormais  paralysée  par  les  divisions  intérieures  et  elle  a  sû- 
rement la  ^^olonté  de  se  défendre.  Elle  a  de  plus  aujourd'hui  des 
forces  militaires  assez  sérieuses,  une  armée  suffisamment  organisée 
pour  sa  destination  défensive,  une  armée  naturellement  appropriée 
à  un  pays  de  démocratie,  à  ses  mœurs,  à  ses  traditions,  à  ses  con- 
ditions? géographiques. 

C'est,  si  l'on  veut,  moins  une  armée  qu'une  grande  milice  em- 
brassant la  nation  tout  entière,  formée  d'un  premier  ban  ou  «élite,  » 
et  d'une  landwehr.  Telle  qu'elle  est  cependant,  milice  ou  armée, 
elle  comptait,  d'après  les  derniers  recensemens,  un  pou  plus  de 
j 00,000  hommes  pour  «  Télite,  »  et  un  nombre  à  peu  près  égal 
pour  la  landw^ehr.  Avec  le  dernier  ban,  le  landsturm,  le  chiffre 
s'élèverait  même  sensiblement  sans  représenter  à  la  vérité  une 
force  de  plus.  Le  nerf  est  dans  «  l'élite  »  et  la  landwehr.  Cette 
masse  de  plus  de  200,000  hommes,  qui  n'est  elle-même  appelée 
que  partiellement  et  pour  peu  de  temps,  peut  sans  doute  avoir  les 
inconvéniens  des  milices;  elle  n'a  pas  l'expérience  et  la  cohésion 
que  donne  le  service  permanent.  On  s'est  efforcé  d'y  suppléer  par 
les  institutions  qui  sont  comme  les  ressorts  nécessaires  des  armées, 
par  la  fixité  de  l'organisation  supérieure.  La  Suisse  a  un  état-ma- 
jor fédéral  concentrant  toutes  les  affaires  militaires,  des  divisions 
constituées  d'avance,  des  règlemens  préparés  et  appliqués  par  des 
chefs  d'élite,  un  corps  d'officiers  zélés  et  dévoués  à  leur  métier, 
une  artillerie  instruite  de  près  de  cinquante  batteries,  de  300  bou- 
ches à  feu,  tous  les  services  qui  ne  s'improvisent  pas.  Elle  a  pour 
ainsi  dire  les  cadres  où  entrerait  au  premier  appel  toute  une  popu- 
lation naturellement  trempée  pour  la  guerre,  préparée  par  un  sys- 


298 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


tème  d'éducation  militaire  graduée  et  d'exercices  périodiques,  ani- 
mée du  plus  énergique  sentiment  d'indépendance  (1).  Les  chefs  de 
la  défense  suisse  pourraient  sans  aucun  doute  répéter  aujourd'hui 
ce  que  le  vieux  général  Dufour  écrivait  il  y  a  vingt  ans  déjà,  au 
moment  do  la  crise  de  1870,  à  l'empereur  Napoléon  III:  «  Nous 
possédons  une  armée  de  plus  de  cent  mille  hommes  bien  équipés, 
bien  armés  et  soutenus  par  une  landwehr  qui  a  aussi  à  peu  près 
cent  mille  hommes.  Nos  canons  sont  tout  prêts  à  entrer  en  ligne... 
Outre  nos  écoles,  nos  sociétés  militaires,  tous  nos  moyens  de  dé- 
fense, nous  pouvons  compter  sur  la  résolution  bien  arrêtée  dans 
le  cœur  de  chaque  citoyen  de  défendre  notre  neutralité  et  notre 
indépendance,  de  quelque  côté  que  l'orage  puisse  tondre  sur  nous...  » 
C'est  un  premier  élément  avec  lequel  il  faut  compter.  La  Suisse  ne 
serait  pas  prise  au  dépourvu  par  des  événemens  dont  elle  n'est  pas 
maîtresse,  mais  devant  lesquels  elle  a  la  volonté  et  les  moyens  de 
se  conduire  en  nation  libre. 

Cela  dit  :  raisonnons  pour  la  Suisse  comme  pour  la  Belgique.  De 
quel  côté  et  à  quel  propos  peut- il  y  avoir  un  danger  pour  cette 
indépendance  helvétique  si  bien  et  si  heureusement  disposée  à  se 
défendre  elle-même?  Entre  les  quatre  puissances  limitrophes,  tou- 
chant à  la  Suisse  par  le  Jura  et  la  Savoie,  par  le  Rhin  et  le  lac  de 
Constance,  par  le  Vorarlberg,  par  les  Alpes,  ce  n'est  sûrement  pas 
la  France  d'abord  qui  peut  songer  à  se  jeter  violemment  en  pays 
neutre.  C'est  bon  à  dire  ou  à  faire  dire  dans  quelques  gazettes  alle- 
mandes. Depuis  trois  quarts  de  siècle,  à  la  rigueur  on  a  connu  des 

(1)  L'idée  d'une  organisation  nationale  et  de  l'unification  des  forces  militaires  de  la 
Suisse  date  réellement  du  lendemain  de  1815.  Un  homme  qui  a  eu  autrefois  un  rôle 
important  dans  les  affaires  helvétiques,  qui  avait  représenté  la  confédération  au  con- 
grès de  Vienne,  M.  Pictet  de  Rochemont,  exposait,  dès  1820,  avec  une  fierté  patrio- 
tique, dans  un  ouvrage  sur  la  Neutralité  de  la  Suisse,  tout  ce  qui  avait  été  fait  en 
si  peu  de  temps  dans  l'ordre  militaire.  Ce  n'était  pourtant  alors  qu'un  commencement. 
Si  on  veut  mesurer  les  progrès  d'unification  nationale  et  de  l'armée  fédérale,  on  peut 
consulter  un  travail  publié  tout  récemment,  sous  la  forme  de  lettres,  par  M.  Charles 
Malo,  sur  l'Armée  suisse  aux  grandes  manœuvres  de  18S9.  Ces  manœuvres,  très  com- 
plètes, très  instructives  et  justement  remarquées,  ont  eu  lieu  sous  la  direction  du 
colonel  Ferdinand  Lecomte,  connu  pour  ses  histoires  militaires  et  pour  ses  talr-ns  d'offi- 
cier. On  sait  qu'en  Suisse  il  n'y  a  pas  de  généraux.  Il  n'y  a  que  des  colonels  division- 
naires. Le  titre  de  général  est  tout  temporaire  et  ne  se  donne  qu'au  moment  d'une 
grande  mobilisation  de  guerre.  Il  n'y  a  eu,  depuis  longtemps,  que  deux  hommes  qui 
aient  porté  ce  titre  :  le  général  Dufour,  et,  plus  récemment,  le  général  Herzog,  qui 
commandait  en  chef  en  1870  au  moment  oii  la  malheureuse  armée  de  l'Est  franchis- 
sait la  frontière  et  qui  est  encore  directeur  de  l'artillerie.  Si  la  Suisse  n'a  pas  une 
armée  active  permanente,  elle  n'a  pas  moins  une  organisation  supérieure  permanente 
sous  le  nom  de  «  département  militaire  fédéral.  »  C'est,  à  proprement  parler,  un  état- 
major  général  qui, par  sa  forte  direction,  par  ses  services,  par  son  entente  des  aflfaires 
militaires,  compte  parmi  les  premiers  états-majors  généraux  de  l'Europe. 


l'europe  et  les  neutralités.  299 

instans  où  un  des  nombreux  gouvernemens  français  a  pu  être 
soupçonné  d'avoir  des  desseins  inquiétans  sur  la  Belgique  ;  à  aucun 
moment  que  nous  sachions,  on  n'a  supposé  que  notre  nation  vou- 
lût rentrer  dans  le  département  du  Léman,  et  aujourd'hui  moins 
que  jamais  assurément  la  France  pourrait  avoir  l'arrière-pensée  de 
faire  \dolence  à  la  Suisse,  ne  fût-ce  que  pour  traverser  son  terri- 
toire. Ce  serait  de  sa  part  transformer  du  premier  coup  un  peuple 
ami  en  ennemi  ou  en  alHé  de  l'ennemi,  et  détruire  de  sa  propre 
main  une  neutralité  qui  est  son  bouclier.  Pourquoi  la  France  épui- 
serait-elle une  partie  de  ses  forces  pour  s'ouvrir,  à  travers  mille 
difficultés,  un  chemin  qui  l'éloignerait  de  ses  vrais  champs  de  ba- 
taille et  ne  la  conduirait  à  rien?  Il  y  a  eu  des  temps  où  l'on  a  pu 
jusqu'à  un  certain  point  comprendre  cette  tentation  de  passer  par 
la  Suisse  pour  gagner  le  Danube,  pour  se  jeter  entre  les  armées 
autrichiennes  de  Souabe  et  d'Italie.  Une  marche  sur  Vienne  était 
un  objectif  de  guerre,  parce  que  Vienne  était  alors  le  centre  de 
l'empire  et  de  la  puissance,  parce  que  là  on  pouvait  se  promettre 
fie  trancher  le  nœud  des  grands  conflits.  C'est  la  clé  de  quelques- 
unes  des  campagnes  de  la  révolution!  A  l'heure  où  nous  sommes. 
Vienne  n'est  plus  que  la  capitale  de  l' Autriche-Hongrie  ;  c'est 
Berhn  qui  est  le  centre  de  la  puissance  impériale,  de  la  prépon- 
dérance, et  ce  n'est  pas  par  la  Suisse  qu'on  va  à  Berlin.  On  ne 
ferait,  par  ce  détour,  que  s'agiter  sans  profit,  mais  non  sans  péril, 
provoquer  les  hostilités  helvétiques,  s'exposer  à  avoir  des  commu- 
nications toujours  menacées,  peut-être  coupées,  rejeter  enfin, 
même  en  cas  de  succès,  les  armées  allemandes  sur  le  centre  de 
leurs  forces  et  de  leurs  ressources,  le  sud  sur  le  nord.  On  ne  déci- 
derait rien,  et  pour  une  campagne  excentrique  on  aurait  sacrifié  ce 
qui  est  l'intérêt  permanent,  la  tradition  de  la  politique  française,  — 
la  neutralité  et  l'amitié  de  la  Suisse  ! 

La  vérité  est  qu'entre  les  deux  pays  il  n'y  a  que  des  raisons  de 
confiante  intimité,  que  la  France  n'a  aucun  intérêt  à  menacer  ou  à 
blesser  la  Suisse,  qu'elle  a  au  contraire  le  plus  sérieux  intérêt  à  se 
sentir  couverte  par  ce  qu'un  ministre  d'autrefois  appelait  un  «  rem- 
part de  rochers,  de  glaces  et  de  braves  gens.»  Elle  est  singulièrement 
intéressée  à  avoir  au-devant  d'elle  sur  sa  frontière,  une  Suisse  forte, 
armée,  solidement  retranchée  dans  ses  montagnes.  L'amitié  avec 
ces  gardiens  des  Alpes  est  une  de  nos  plus  vieilles  traditions.  Tous 
nos  gouvernemens,  quand  ils  ont  été  prévoyans,  ont  eu  pour  règle 
d'éloigner  les  interventions  du  territoire  helvétique,  de  respecter 
et  de  faire  respecter  une  neutralité  dont  ils  sentaient  le  prix.  Il  y  a 
longtemps  déjà,  dans  un  des  plus  sérieux  débats  parlementaires, 
M.  Thiers  disait   avec  sa  vivacité  lumineuse  :  «  Connaissez-vous 


300 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


toute  l'importance  de  la  frontière  suisse?..  Savez-vous  bien  que, 
quand  nous  avons  la  guerre  avec  le  continent,  notre  frontière  qui 
commence  à  Nice  et  àAntibes,  qui  passe  près  de  Grenoble,  près  de 
Genève,  qui  rejoint  après  Genève  le  Jura,  en  suit  les  crêtes  jusqu'à 
Bàle,  de  Bàle  suit  le  Rhin  jusqu'à  Mayence,..  savez-vous  bien  que 
notre  frontière  a  une  étendue  de  trois  cents  lieues?  Quand  nous 
sommes  obligés  de  répartir  nos  forces  sur  cette  ligne  de  trois  cents 
lieues,  nous  sommes  faibles  partout.  Si,  au  contraire,  au  milieu  de 
cette  ligne,  il  y  a  une  portion  interceptée  par  une  neutralité  puis- 
sante, celle  de  la  Suisse,  nos  forces,  cessant  d'être  disséminées, 
recou\Tent  toute  leur  puissance...  »  C'est  ie  mot  toujours  vrai  de 
la  politique  française.  Il  se  peut  que,  dans  la  pensée  des  réorgani- 
sateurs de  l'Europe  au  congrès  de  Vienne,  la  Suisse  nouvelle  fût 
créée  et  reconstituée  contre  la  France.  La  force  des  choses  a  réta- 
bli la  vérité  des  situations,  en  faisant  de  cette  neutralité  indépen- 
dante à  laquelle  la  Suisse  est  si  justement  attachée  la  garantie  la 
plus  réelle  et  la  plus  utile  de  la  France  elle-même. 

A  la  rigueur,  il  y  a  entre  les  deux  pays,  il  est  vrai,  un  point 
obscur  et  peut-être  délicat,  qui  tient  à  une  question  demeurée  in- 
certaine, à  une  confusion  de  droits  ou  de  juridictions  sur  la  fron- 
tière de  la  Suisse  et  de  la  Savoie.  C'est  un  fragment  de  l'œuvre  de 
1815  subsistant  dans  ce  coin  de  terre.  On  sait  ce  qui  en  est.  Les 
auteurs  des  traités  de  1815,  en  créant  ou  en  consacrant  la  neu- 
tralité helvétique,  ont  cru  devoir  la  compléter  par  la  neutralisation 
d'une  zone  qui  s'étend  au  sud  du  lac  Léman,  qui  comprend  une 
partie  du  Chablais  et  du  Faucigny  limitée  par  une  Hgne  allant 
d'Ugine  par  le  lac  du  Bourget  à  Saint-Genis  sur  le  Rhône.  La  com- 
binaison était  singulière.  Le  roi  de  Sardaigne  rentrait  en  souverain 
dans  ses  anciennes  provinces  :  la  Suisse  de  son  côté,  à  défaut  de 
l'annexion  du  Chablais  et  du  Faucigny  qu'elle  aurait  désirée,  obte- 
nait une  sûreté  plus  fictive  que  réelle  par  la  neutralisation  d'une 
partie  de  ces  provinces  qu'elle  avait  le  droit,  sinon  l'obligation 
d'occuper  militairement  en  temps  de  guerre.  C'est  la  légalité  diplo- 
matique qui  a  duré  près  d'un  demi-siècle  sans  bruit,  sans  difficul- 
tés sérieuses  entre  la  confédération  et  le  gouvernement  de  Turin. 
Du  jour  où,  par  une  suite  inévitable  de  la  guerre  d'Italie,  le  Pié- 
mont a  cédé  la  Savoie  à  la  France,  la  Suisse  s'est  émue  de  ce  nou- 
veau voisinage,  d'une  modification  territoriale  qui  à  tout  prendre 
cependant  ne  changeait  rien,  puisque  la  cession  n'avait  été  con- 
sentie et  acceptée  que  dans  les  conditions  fixées  par  les  traités  de 
1815.  La  Suisse  a  craint  évidemment  quelque  danger  pour  sa  sû- 
reté, pour  ses  droits,  dans  les  pays  neutrahsés.  Elle  s'est  adressée 
à  l'Europe,  qui  s'est  retranchée  dans  la  réserve  ;  elle  s'est  adressée 


l'europe  et  les  neutralités.  301 

aussi  à  la  France,  qui  n'a  jamais  refusé  de  négocier  avec  elle  de 
nouveaux  arrangemens.  Le  fait  est  que,  la  première  émotion  apai- 
sée, les  choses  en  sont  restées  là,  que  la  Suisse  a  traversé  des  crises 
sérieuses  comme  celle  de  1870  sans  avoir  à  souffrir  dans  son  indé- 
pendance, sans  se  croire  obligée  d'exercer  son  droit  d'occupation 
militaire  dans  les  territoires  neutralisés. 

On  ne  peut  se  dissimuler  néanmoins  que  la  question  reste  en- 
tière, —  d'autant  plus  délicate  qu'elle  peut  se  réveiller  à  tout 
instant  comme  elle  s'est  réveillée  il  n'y  a  pas  longtemps  encore  à 
propos  de  quelques  travaux  entrepris  par  la  France  sur  le  Mont- 
Vuache  pour  mettre  à  l'abri  le  fort  de  l'Écluse,  —  qu'elle  peut 
être  aussi  perfidement  exploitée  par  des  passions  étrangères  pour 
exciter  la  Suisse  contre  la  France  (1).  Plusieurs  fois  déjà,  entre  Berne 
et  Paris,  il  y  a  eu  des  négociations  manifestement  engagées  avec 
les  intentions  les  plus  conciliantes;  elles  n'ont  pas  réussi,  ou  du 
moins  jusqu'à  présent  elles  n'ont  réussi  qu'en  partie  :  les  dernières 
sont  de  1888  (2).  La  difficulté  peut  être  épineuse,  elle  n'est  point 
sans  doute  insoluble,  à  ne  voir  que  les  intérêts  essentiels  des  deux 
pays.  Que  la  Suisse,  dans  le  sentiment  de  son  indépendance  et 
d'une  impartiale  neutralité,  tienne  à  ne  pas  laisser  aiïaiblir  ses 
droits,  même  là  où  elle  est  le  moins  menacée;  qu'elle  veuille  pou- 
voir faire  face  de  toutes  parts  sur  la  frontière  de  Savoie  comme 
sur  ses  autres  frontières,  rien  certes  de  plus  simple,  et  la  France 
pour  sa  part,  dans  les  négociations  qui  ont  été  suivies  jusqu'ici, 
lui  a  bien  prouvé  par  des  actes  précis,  par  des  déclarations  renou- 
velées, qu'elle  n'entendait  pas  se  dérober  à  ses  obligations.  Il  n'est 
pas  douteux,  d'un  autre  côté,  que  la  France  est  intéressée  à  n'être 
pas  prise  au  dépourvu  sur  un  des  points  les  plus  vulnérables  de 
ses  frontières,  qu'elle  a  le  droit  de  se  préoccuper  d'une  situation 
où  une  puissance  nouvelle  qui  tient  les  revers  orientaux  des  Alpes, 
qui  est  liée  à  une  autre  puissance  nouvelle  maîtresse  du  nord, 
peut  porter  en  vingt-quatre  heures  ses  avant-gardes  d'Aoste  aux 
défilés  du  Valais,  dans  la  vallée  supérieure  du  Rhône.  C'est  là  le 
nœud  de  la  difficulté.  La  solution  qui  pourrait  concilier  ou  sauve- 
garder tout  serait  peut-être  que  la  Suisse  réalisât  son  projet  d'éle- 

(1)  On  peut  consulter  à  ce  sujet  une  brochure,  —  le  Bon  Droit  de  la  Suisse  sur  les 
provinces  du  nord  de  la  Savoie,  —  qui  a  paru  à  Leipzig  en  1886,  et  qui  a  été  publiée 
évidemment  avec  intention.  Cette  brochure,  sous  prétexte  de  défendre  le  «  bon  droit  » 
de  la  Suisse,  qui  n'est  point  attaqué,  ne  tendrait  à  rien  moins  qu'à  placer  la  confédé- 
ration dans  l'alternative  de  perdre  les  avantages  de  la  neutralité  ou  de  se  servir  de 
ses  droits  en  Savoie  pour  prendre  une  position  qui  serait  un  acte  d'hostilité  contre  la 
France. 

(2)  Voir  les  Souvenirs  politiques  dndocteur  Kern,  qui  a.  longtemps  représenté,  comme 
on  sait,  la  Suisse  en  France  avant  et  après  la  guerre  de  1870. 


302  RE"VTJE    DES   DEUX   MONDES. 

ver  une  fortification  permanente  vers  Martigny  ou  Saint-Maurice, 
dans  le  bas  Valais,  —  là  justement  où  passait  le  premier  consul  en 
1800.  Ce  serait  de  la  part  de  la  Suisse  un  acte  de  pleine  souverai- 
neté, d'indépendance,  protégeant  sa  neutralité,-^  aussi  bien  contre 
la  France  d'ailleurs  que  contre  l'Italie,  —  fait  pour  donner  à  réfléchir 
à  tous  les  envahisseurs.  Le  pavillon  fédéral  hissé  sur  les  bastions 
de  Saint-Maurice  serait  un  engagement  moral  et  matériel  qui  cou- 
perait court  à  toutes  les  incertitudes  du  premier  moment  et  dé- 
concerterait toutes  les  tentatives  de  surprise. 

Ce  serait  l'intérêt  de  la  Suisse,  ce  serait  aussi  l'intérêt  de  la 
France,  qui  ne  peut  avoir  dans  cette  affaire  ni  arrière-pensée,  ni 
préméditation  suspecte.  Il  n'y  a  qu'une  circonstance  où  la  France 
pourrait  être  brusquement  déterminée  à  passer  la  frontière  pour 
se  porter  sans  plus  attendre  aux  défilés  du  Valais  et  du  Ghablais  ou 
ailleurs,  selon  les  événemens  :  ce  serait  si  la  neutralité  de  la  con- 
fédération était  déjà  méconnue  ou  offensée  par  une  attaque  de 
vive  force  ;  mais  alors  tout  serait  changé.  La  France,  en  se  por- 
tant sur  les  points  menacés,  userait  du  plus  simple  des  droits  ;  en 
se  défendant  elle  défendrait  la  Suisse  elle-même,  — et  c'est  ici  une 
autre  face  de  la  question  :  c'est  rh}q)othèse  d'une  \iolation  de  ter- 
ritoire accomplie  par  d'autres  puissances. 

Cette  éventualité  est-elle  si  invraisemblable?  Elle  n'a  sûrement  rien 
d'impossible.  Elle  n'aurait  rien  de  nouveau  ni  d'inattendu  pour  les 
états-majors  des  armées  voisines  qui  n'en  sont  pas  à  étudier  les 
conditions  et  les  chances  d'une  marche  en  pays  neutre;  elle  pourrait 
même  être  la  conséquence  prévue,  calculée,  inévitable,  des  alliances 
militaires  qui  enveloppent  la  Suisse.  Que  l'Allemagne  se  défende  de 
toute  intention  d'hostilité  pour  le  moment,  c'est  possible;  toujours 
est-il  que,  depuis  bien  des  années  déjà,  on  peut  suivre  du  regard  une 
sorte  de  travail  de  pénétration  des  influences  allemandes  dans  la 
république  helvétique  :  travail  stérile  sur  certains  points,  plus 
heureux  sur  d'autres  et  toujours  actif.  Si  les  Allemands,  malgré 
quelques  tentatives,  n'ont  pas  réussi  à  s'introduire  par  leurs  con- 
seils, par  leurs  instructeurs,  dans  les  affaires  militaires  delà  confé- 
dération, ils  ont  eu  plus  de  succès  dans  les  affaires  de  chemins  de 
fer.  Par  le  fait,  les  financiers  allemands  sont  à  l'heure  qu'il  est  les 
maîtres,  —  financièrement  bien  entendu,  —  de  la  plupart  des 
voies  ferrées  de  la  Suisse.  Ils  ne  disposent  pas  seulement  de  la 
ligne  du  Saint-Gothard  ;  ils  ont  la  main,  —  par  la  compagnie  du 
Jura-Berne-Lucerne,  sur  le  nord  du  Jura,  —  par  la  compagnie  de 
la  Suisse  occidentale  Simplon,  sur  le  midi,  —  par  la  fusion  récente 
de  ces  deux  compagnies  sur  les  communications  entre  la  France  et 
l'Italie  :  ils  ont  aussi  la  plus  grande  partie  des  actions  d'une  autre 


l'europe  et  les  neutralités.  303 

ligne  qui  communique  avec  le  Vorarlberg  autrichien.  Ils  sont  par- 
tout, ils  tiennent  tous  les  fils  de  ce  vaste  réseau  lerré  qui  pourrait 
certes  avoir  une  importance  militaire. 

C'est  une  sorte  d'invasion  financière  d'autant  plus  significative 
qu'elle  coïncide  avec  la  prétention  à  peine  déguisée,  —  l'incident 
Wolgemuth  l'a  prouvé  l'an  dernier,  —  d'avoir  en  Suisse  une  po- 
lice secrète  organisée,  tolérée  ou  protégée  par  les  pouvoirs  fédé- 
raux, et  avec  la  déclaration  de  déchéance  éventuelle  que  la  diplo- 
matie de  Berlin  a  laissée  suspendue  sur  la  neutralité  helvétique. 
Les  Suisses  ne  se  méprennent  ni  sur  le  sens,  ni  sur  le  danger  de 
ce  travail  et  de  ces  manifestations  dont  ils  se  sont  émus,  non  sans 
raison,  et  contre  lesquels  ils  semblent  résolus  à  se  tenir  en  garde. 
La  question  est  de  savoir  si  l'Allemagne,  profitant  de  ses  avan- 
tages et  de  sa  puissance,  croirait  utile,  en  cas  de  guerre,  de  vaincre 
les  résistances  qu'elle  rencontrerait  et  de  passer  outre.  Tout  peut 
dépendre  des  circonstances  et  des  conditions  dans  lesquelles  s'en- 
gagerait une  lutte  nouvelle. 

Entrer  en  Suisse,  si  on  en  a  la  pensée,  ne  serait  peut-être  pas  la 
difficulté,  L'Allemagne  a  sur  le  Rhin  suisse  la  frontière  la  plus  acces- 
sible, la  plus  facile  à  forcer  en  même  temps  que  la  moins  étendue. 
Le  jour  où  elle  le  voudrait,  où  elle  emploierait  les  moyens  néces- 
saires, avec  les  chemins  de  fer  dont  elle  dispose  sur  son  propre 
territoire,  elle  pourrait  amener  devant  Bâle  des  troupes  suffisantes, 
une  véritable  armée,  et  s'ouvrir  une  route,  dût  cette  route  lui  être 
disputée  comme  elle  le  serait  infaiUiblement.  A  voir  les  choses  de 
plus  près,  cependant,  les  Allemands  auraient-ils  un  avantage  réel  à 
se  jeter  dans  une  opération  qui  commencerait  par  une  brutale  vio- 
lation du  droit  et  ferait  d'un  petit  peuple  justement  fier  de  son  in- 
dépendance un  ennemi?  L'Allemagne,  en  empruntant  le  territoire 
suisse,  ne  pourrait  avoir  qu'un  objectif  :  tourner  les  défenses  de 
Belfort  et  du  Lomont,  marcher  par  Delemont,  forcer  les  passages 
du  Jura  pour  se  porter  sur  le  Doubs  et  de  là  tenter  de  gagner  la 
Saône,  la  région  entre  Lyon  et  Paris.  Soit,  tout  est  possible  ;  mais 
enfin  l'Allemagne,  pour  réaliser  son  plan,  serait  obligée  de  déta- 
cher de  son  front  de  bataille  de  la  Meuse  ou  de  la  Moselle  une 
armée  considérable  qu'elle  engagerait  dans  un  mouvement  assez 
excentrique,  loin  de  ses  grandes  concentrations.  Cette  armée,  hvrée 
à  elle-même  en  pays  ennemi,  aurait  à  garder  ses  communications; 
elle  aurait  à  compter  avec  les  défenses  françaises  qui  ne  sont  pas 
toutes  à  Belfort  et  au  Lomont,  avec  une  armée  française  qui  l'at- 
tendrait ou  irait  au-devant  d'elle;  elle  aurait  aussi  à  compter 
avec  l'armée  suisse,  qui  ne  resterait  pas  immobile  sur  son  sol  en- 
vahi. De  sorte  que,  tout  bien  vu,  s'il  ne  s'agissait  que  d'une  guerre 


304 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


circonscrite  entre  l'empire  allemand  et  la  France,  l'Allemagne 
n'aurait  peut-être  pas  un  intérêt  bien  évident  à  se  jeter  dans  une 
diversion  qui  ne  serait  pas  sans  péril. 


III. 


Disons  le  mot.  La  vérité  est  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir,  à  l'heure 
qu'il  est,  de  guerre  circonscrite.  L'Mée  d'une  marche  à  travers  la 
Suisse  se  lie  évidemment  aux  combinaisons  diplomatiques  qui 
font  de  l'Italie,  de  l'Italie  encore  plus  que  de  l'Autriche,  l'alliée 
active  de  l'Allemagne  dans  cette  zone.  C'est  la  triple  alliance  qui 
est  le  danger  pour  la  neutralité  suisse,  puisque  le  territoire  hel- 
vétique est  le  point  nécessaire  de  jonction  des  deux  armées  desti- 
nées à  se  rencontrer  pour  aborder  ensemble  la  frontière  française 
du  nord  du  Jura  au  Rhône,  puisque  l'Italie  a  accepté  de  joindre  ses 
armes  aux  armes  allemandes.  C'est  là  le  vrai  problème,  et  pour 
tout  dire,  on  ne  peut  que  difficilement  saisir  le  secret  de  cette 
intervention  de  l'Italie,  qui,  loin  de  simplifier  les  choses,  ne  ferait  que 
les  compliquer  et  les  aggraver.  Le  motif  du  rôle  qu'a  pris  l'Italie 
échappe  réellement. 

Lorsqu'on  effet  le  chancelier  de  Berlin,  préoccupé  de  défendre  son 
œuvre,  m  et  toute  son  habileté  à  augmenter  ses  forces  et  à  étendre  ses 
alliances,  lorsque,  avec  son  pénétrant  génie,  il  s'étudie  à  former  ce 
qu'on  appelle  la  ligue  de  la  paix  et  ce  qui  n'est  que  la  garantie  de 
ses  conquêtes,  c'est  tout  simple;  on  sait  quelle  est  sa  pensée  ou  son 
arrière-pensée,  quel  est  son  intérêt.  On  ne  voit  réellement  pas  jus- 
qu'ici quel  intérêt  a  eu  l'Itahe  à  se  lier  pour  assurer  à  l'Allemagne  l' Al- 
sace-Lorraine, à  accepter  la  solidarité  d'une  cause  qui  lui  e<t  étran- 
gère? Est-ce  pour  sa  défense  qu'elle  est  entrée  dans  cette  alliance? 
Il  n'est  pas  un  esprit  sensé  qui  ne  voie  qu'elle  n'est  menacée  ni 
dans  son  existence  ni  dans  ses  droits  de  nation,  et  que  la  France 
est  la  dernière  puissance  dont  elle  ait  à  redouter  les  agressions. 
S'est-elle  décidée  par  l'espoir  d'obtenir  quelque  avantage,  Trieste, 
par  exemple?  il  n'est  pas  un  politique  clairvoyant  qui  ne  comprenne 
que  le  jour  où  le  port  de  Trieste  échapperait  à  l'Autriche,  il  serait 
revendiqué  par  l'Allemagne  elle-même,  qui  n'a  pas  d'autre  débou- 
ché sur  l'Adriatique,  sur  les  mers  du  midi.  Le  reste  ne  vaut  pas 
d'être  pris  au  sérieux  et  ne  peut  être  que  la  suite  de  ce  qu'un 
éminent  Italien,  patriote  de  la  première  heure,  a  récemment  appelé 
avec  une  spirituelle  justesse  la  «  mégalomanie.  »  C'est  donc  tout 
gratuitement  que  l'Italie  nouvelle  s'est  placée  dans  cette  situation 
où  sans  raison,  sans  nécessité,  elle  peut  être  entraînée  à  tourner 


l'europe  et  les  neutralités.  305 

ses  armes  contre  la  France,  et,  pour  atteindre  la  France,  à  violer 
la  neutralité  d'une  nation  indépendante.  Qu'elle  le  veuille  ou  qu'elle 
ne  le  veuille  pas,  le  jour  où  la  guerre  éclaterait,  si  elle  doit  écla- 
ter avant  l'expiration  des  traités  par  lesquels  elle  s'est  liée,  l'Italie 
serait  obligée  de  marcher.  C'est  le  résultat  de  sa  diplomatie;  c'est 
l'explication  de  ses  arméniens,  de  ses  dépenses,  de  son  attitude, 
de  son  impatience  agitée.  On  peut  le  déplorer  pour  la  nation  elle- 
même  ;  on  peut  espérer  que  cette  phase  de  politique  compromet- 
tante sera  sans  durée  :  pour  le  moment  c'est  ainsi  ! 

Quelle  force  réelle  et  effective  peut  porter  l'Italie  dans  les  affaires 
communes  de  cette  alliance  centrale  à  laquelle  elle  s'est  provisoire- 
ment donnée  et  dont  un  des  objectifs  est  manifestement  la  France? 
C'est  une  force  sans  doute  des  plus  sérieuses,  dont  il  serait  puéril 
de  méconnaître  la  valeur.  L'Italie  nouvelle,  qui,  après  tout,  ne  date 
que  de  trente  années,  a  fait  évidemment  depuis  vingt  ans,  particu- 
lièrement depuis  dix  ans,  les  efforts  les  plus  énergiques  pour  se  créer 
un  état  militaire  proportionné  à  ses  ambitions,  pour  se  mettre, 
comme  on  dit,  «  à  la  hauteur  »  des  autres  puissances. 

Aux  premiers  momens  de  sa  renaissance,  l'Italie  avait  surtout  une 
préoccupation  intérieure,  une  idée  politique  dans  ses  afTaires  mili- 
taires. L'armée  était  pour  elle  une  école  d'esprit  national  ;  elle  n'a 
pas  cessé  de  l'être,  puisque  même  encore,  à  l'heure  qu'il  est,  le  gou- 
vernement italien  a  soin  de  fondre  dans  ses  régimens  des  hommes 
de  toutes  les  parties  de  la  péninsule,  des  cinq  grandes  régions  entre 
lesquelles  est  partagé  le  royaume.  Depuis,  parlement  et  ministères 
n'ont  certes  rien  négligé,  rien  ménagé  pour  étendre  et  perfection- 
ner le  système  militaire  du  pays  par  de  nouvelles  lois  de  recrute- 
ment, par  l'institution  du  service  universel,  par  le  développement 
des  armes  spéciales,  par  l'organisation  permanente  de  toutes  les 
forces  nationales  en  douze  corps  d'armée.  Et  de  fait  l'Italie  a  aujour- 
d'hui une  armée  qui  compte  plus  de  300  bataillons  d'infanterie,  les 
régimens  alpins,  formés  à  la  guerre  de  montagne,  près  de  150  esca- 
drons de  cavalerie,  2h  régimens  d'artillerie.  Elle  y  a  ajouté  une  mi- 
lice de  réserve,  une  milice  territoriale  (1).  Elle  ne  s'est  pas  bornée  à 
former  un  personnel  de  combat  ;  elle  s'est  occupée  de  ses  chemins 
de  fer,  de  ceux  qui  pourraient  servir  aux  concentrations  de  son 

(I)  D'après  un  des  derniers  recensemens  faits  au  ministère  de  la  guerre  de  Rome, 
l'armée  italienne  se  décomposerait  numériquement  ainsi  :  armée  active,  889,462  hommes; 
mitice  mobile,  298,588  hommes  ;  milice  territoriale,  1,408,480  hom.iies.  Au  total, 
2,596,530  hommes.  En  Italie,  comme  ailleurs,  cela  se  voit,  on  est  dupe  du  mirage  du 
nombre.  On  serait  bien  embarrassé  si  on  avait  à  rassembler  et  à  encadrer  ces  2  mil- 
lions et  demi  d'hommes,  même  la  moitié,  à  les  mettre  en  mouvement  et  à  les  employer 
d'une  façon  utile. 

TOME  xcviii.  —  1890.  20 


306  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

armée ,  aux  mouvemens  stratégiques.  Elle  a  poussé  une  de  ses 
lignes  nouvelles,  d'ivrée  à  Aoste,  d'où  elle  peut  jeter  rapidement 
des  troupes  en  Savoie  et  en  Valais.  Plus  récemment  encore,  elle  a 
ouvert  une  ligne  qui  va  de  Novare  à  Dorao  d'Ossola  aux  approches 
du  Simplon.  C'est  là  justement  un  des  traits  caractéristiques  de  ce 
travail  poursuivi  depuis  quelques  années  :  l'Italie  a  passé  par  de- 
grés de  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'état  défensit  à  un  état  semi- 
olïensif.  Les  grandes  préparations  militaires  sont  dans  la  vallée  du 
Pô,  les  chemins  de  1er  vont  aux  pieds  des  Alpes.  C'est  tout  simple  : 
les  elïorîs  militaires  vont  où  va  la  politique. 

Oui,  assurément,  l'Italie  a  beaucoup  fait  et  pour  son  armée  et 
pour  sa  marine,  dont  les  budgets  ont  passé  en  moins  de  quinze 
ans,  l'un  de  172  millions  à  310  millions,  l'autre  de  37  millions 
à  115  millions.  Seulement,  tout  cela  est  un  peu  précipité, 
assez  décousu  et  ressemble  à  une  œuvre  improvisée  par  une 
nation  jeune  qui  a  hâte  de  devenir  une  grande  puissance,  d'entrer 
dans  un  grand  rôle.  On  peut  se  demander  si,  dans  la  pratique,  au 
début  d'une  guerre,  il  n'y  aurait  pas  de  singuliers  mécomptes,  si 
les  mobilisations  italiennes  ne  souffriraient  pas  de  ce  qui  a  été  une 
idée  heureuse  en  politique,  du  mélange  des  hommes  de  toutes  les 
régions,  si  les  chemins  de  fer  suffiraient  aux  grandes  concentra- 
tions qu'on  médite.  ï.e  jour  où  l'alliance  commanderait,  où  l'Italie 
se  trouverait  engagée  sur  toute  la  chaîne  des  Alpes  et  pourrait  être 
brusquement  appelée  à  rallier  une  armée  allemande  en  pleine  Suisse, 
qu'arriverait-il  ?  C'est  une  autre  question. 

Ce  serait  le  moment  de  l'épreuve  décisive,  le  moment  des  réso- 
lutions sérieuses  et  de  l'action.  On  peut  supposer  que  la  France 
ne  serait  pas  prise  au  dépourvu,  pas  plus  que  la  Suisse,  que  l'une 
et  l'autre,  quoique  dans  une  mesure  différente,  seraient  prêtes  à 
attendre  de  pied  ferme  les  événemens.  Laissons  de  côté,  si  l'on 
veut,  cette  partie  de  la  frontière  alpestre  qui  va  du  Mont-Blanc  à 
la  mer  de  Nice.  Les  attaques  par  le  Var  n'ont  jamais  été  des  plus 
heureuses.  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  qu'on  a  dit  que  la  route  de 
Provence  était  le  coupe-gorge  des  invasions.  Le  vaillant  et  opi- 
niâtre Suchet  le  prouvait  lorsqu'on  1800  il  retenait,  avec  une  poi- 
gnée d'hommes,  devant  le  pont  du  Var,  une  partie  de  l'armée 
autrichienne,  tandis  que  l'armée  de  réserve,  conduite  par  Bona- 
parte à  travers  le  Saint-Bernard,  descendait  dans  la  plaine  du  Pié- 
mont pour  courir  à  Marengo  (1).  Dans  le  reste  des  Alpes  remon- 

(1)  Un  livre  récemment  publié, —  la  Défense  du  Var  et  le  Passage  des  Alpes, i)a,r 
M.  Ch.  Auriol, —  fait  revivre  cet  intéressant  épisode  de  la  campagne  de  1800. Ce  livre, 
surtout  composé  avec  des  documens  qui  n'étaient  pas  tous  connus,  a  le  mérite  de 
remettre  dans  sa  vérité  le  rôle  obscur  et  ingrat,  quoique  toujours  héroïque,  de  l'armée 


l'edrope  et  les  neutralités.  s 07 

tant  au  Mont-Blanc,  la  France,  par  les  positions  qu'elle  occupe,  par 
les  défenses  nouvelles  qu'elle  a  élevées  à  Briançon,  autour  de  Gre- 
noble, aux  débouchés  de  la  Tarentaise  et  de  la  Maurienne,  pour- 
rait, même  avec  peu  de  monde,  interdire  tous  les  passages.  La 
guerre,  dans  cette  zone,  ne  serait,  d'après  toutes  les  apparences, 
qu'une  chicane  de  frontières.  Les  événemens  ne  se  reproduisent 
jamais  sans  doute  de  la  même  manière.  L'habile  et  heureuse  stra- 
tégie que  le  maréchal  de  Berwick  dé-)loyait  dans  cette  région  en 
1709  ne  s'accorderait  plus  peut-être  avec  les  circonstances.  Il 
suffirait  de  s'inspirer  des  mêmes  principes  pour  assurer,  avec  le 
même  succès,  la  défense  de  cette  partie  des  Alpes.  Ce  n'est  pas  là 
que  les  vraies  opérations  s'engageraient.  C'est  aux  pieds  des  Alpes 
suisses  que  commenceraient  les  affaires  sérieuses  pour  une  armée 
italienne  qui  voudrait  se  relier  aux  Allemands  entrés  par  Bàle  ;  et 
sans  méconnaître  la  valeur  de  cette  armée,  on  peut  dire  que  pour 
son  coup  d'essai  elle  s'est  donné  une  rude  besogne,  qu'elle  pourrait 
être  exposée  à  quelque  mécompte. 

Avant  même  d'être  aux  pieds  des  Alpes,  l'Italie  aurait  à  subir 
une  première  épreuve,  délicate  pour  toutes  les  puissances  mili- 
taires, particulièrement  difficile  pour  un  état  né  d'hier,  celle  de  la 
mobilisation.  Quelques  soins  qu'aient  mis  depuis  quelques  années 
les  Italiens  à  perfectionner  leur  organisation,  ce  serait  pour  eux 
une  grosse  affaire  de  mobiliser  d'un  jour  à  l'autre  une  grande 
armée  dans  les  conditions  d'un  recrutement  compliqué  et  d'avoir 
à  transporter  cette  armée  du  midi  au  nord  par  des  chemins  de  fer 
qui,  sauf  les  plus  récens,  ne  sont  pas  conçus  pour  la  guerre,  qui 
n'ont  le  plus  souvent  ni  doubles  voies,  ni  garages  suffisans,  ni  l'ou- 
tillage nécessaire  (1).  Les  chefs  mihtaires  ne  l'ignorent  pas.   Il  y 

qui  portait  alors  le  nom  d'armée  d'Italie,  dont  les  chefs  •étaient  des  hommes  comme 
Masséna,  Suchet,  qui  s'illusti-aicnt  :  l'un  par  la  défense  de  Gênes,  l'autre  par  la  dé- 
fense des  Alpes-Maritimes. 

(l)Lerapporteurd'uneco;nmission  parlementaire  italienne  disait  il  y  a  peu  d'années: 
B  ...  Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  une  carte  ou  d'examiner  l'une  des  gares  principales 
de  notre  réseau  pour  remarquer  que,  si  la  guerre  éclatait  à  bref  délai,  la  mobilisation 
et  la  concentration  de  nos  troupes  seraient  fort  retardées  par  le  manque  de  voies  fer- 
rées et  de  matériel  mobile.  Étant  donnée,  en  effet,  la  vulnérabilité  des  lignes  qui  lon- 
gent le  littoral,  il  faut  nous  demander  si  nous  possédons  à  l'intérieur  assez  de  voies 
ferrées  pour  assurer,  à  l'abri  de  toute  surprise,  le  transport  régulier  do  nos  troupes 
d'une  extrémité  à  l'autre  de  la  Péninsule...  »  Plus  récemment,  à  l'occasion  de  la  de- 
mande d'un  crédit  extraordinaire  de  146  millions  pour  les  ministères  de  la  guerre  et 
de  la  marine,  plus  86  millions  pour  les  chemins  de  fer,  le  rapporteur  de  la  commis- 
sion parlementaire  renouvelait  ces  observations.  Les  Italiens  semblent  surtout  préoc- 
cupés de  ce  fait  que  les  deux  lignes  du  littoral  de  la  Méditerranée  et  de  l'Adriatique 
qui  serviraient  à  la  mobilisation  pourraient  facilement  être  interceptées  par  une  ma- 
rine étrangère,  qu'il  ne  resterait,  par  conséquent,  que  la  ligne  de  Tintérieur,  qui  ne 


308  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aurait  presque  fatalement  des  lenteurs,  des  à-coups  qui,  dans  tous 
les  cas,  excluent  toute  action  rapide.  Ce  serait  déjà  un  beau  résul- 
tat si  tout  était  débrouillé,  si  on  avait,  dans  la  vallée  du  Pô,  quatre 
ou  cinq  corps  d'armée  prêts  à  entrer  en  campagne  avant  un  mois. 
Une  fois  ces  premières  difficultés  vaincues,  les  corps  italiens  sont 
aux  pieds  des  Alpes;  ils  sont  àAoste,  àDomo  d'OssolaetversleTes- 
sin,  soit! 

Il  s'agit  maintenant  d'aborder  le  massif,  et,  de  quelque  côté 
qu'ils  essaient  de  s'ouvrir  un  chemin,  les  Italiens  ne  tarderaient 
peut-être  pas  à  s'apercevoir  qu'une  nation  nouvelle,  puissante 
pour  sa  propre  défense,  ne  se  donne  pas  sans  péril  le  luxe 
d'une  guerre  offensive,  d'une  invasion  en  pays  neutres.  Au  de- 
meurant, aujourd'hui  comme  autrefois,  dans  cette  zone  des  Alpes 
suisses,  il  n'y  a  que  trois  issues  par  où  l'on  puisse  pénétrer  : 
le  Saint-Bernard,  le  Simplon,  le  Saint-Gothard.  Les  Italiens  ten- 
teraient vraisemblablement  de  forcer  les  trois  passages  pour 
porter  leurs  masses  en  pleine  Suisse.  Ce  ne  serait  pas  commode. 
Depuis  l'époque,  —  1800,  —  où  l'un  des  officiers  français  les  plus 
experts  dans  la  guerre  de  montagne,  l'habile  Lecourbe,  écrivait  sur 
la  défense  de  cette  partie  des  Alpes  des  notes  qui  ont  gardé  tout 
leur  intérêt  militaire,  les  circonstances,  il  est  vrai,  ont  changé. 
Les  routes  sont  devenues  plus  praticables.  Des  montagnes  ont  été 
pei'cées.  Les  moyens  d'attaque  sont  plus  puissans  qu'autrefois.  En 
réalité,  pour  une  invasion  venant  du  Piémont  et  de  la  Lombardie, 
les  difficultés  ne  seraient  pas  moins  grandes  qu'elles  ne  l'étaient 
autrefois,  elles  seraient  même  plus  sérieuses  sur  certains  points. 

Par  le  chemin  de  fer,  poussé  avec  intention  jusqu'à  Aoste,  les 
têtes  de  colonnes  italiennes  seraient  évidemment  en  mesure  de 
doubler  assez  rapidement  le  grand  Saint-Bernard.  Elles  n'en  se- 
raient peut-être  pas  plus  avancées.  Elles  ne  pourraient  plus  mar- 
cher qu'avec  lenteur  dès  qu'elles  n'agiraient  plus  par  surprise,  — 
et,  pour  peu  que  Martigny  eût  été  mis  en  état  de  défense,  elles  se- 
raient arrêtées  en  débouchant  dans  la  vallée  du  Rhône.  Elles  au- 
raient devant  elles  Martigny,  puis  Saint-Maurice.  Au  Simplon,  la 
vieille  route  historique,  qui  date  de  l'ère  napoléonienne,  est  la 
ligne  tout  indiquée  d'invasion.  Elle  n'est  que  relativement  facile. 
De  Domo  d'Ossola,  qui  est  un  point  de  concentration  italienne,  à 
Brigg,  qui  est  la  tête  des  chemins  de  fer  suisses  au-delà  du  col,  la 
traversée  n'est  guère  que  d'une  douzaine  d'heures  pour  les  voya- 

suffirait  plus  «  pour  concentrer  dans  la  vallée  du  Pô  près  d'un  million  d'hommes.  » 
Il  y  a  déjà  quelques  années  que  le  colonel  autrichien  Von  Haymerlé,  dans  son  opus- 
cule ftalicœ  res,  avait  signalé  cette  difficulté  des  chemins  de  fer  pour  les  mobilisa- 
tions italiennes. 


I 


II 


l'elrope  et  les  neutralités.  309 

geurs.  Il  n'en  est  plus  de  même  pour  une  armée  nombreuse  qui 
aurait  à  marcher  avec  précaution,  à  traîner  tout  un  matériel,  peut- 
être  à  disputer  son  chemin,  pour  tomber  dans  cette  «  longue  gaine 
étroite  du  Valais,  »  où  elle  ne  pourrait  ni  se  déployer  ni  avancer, 
où  rien  ne  serait  plus  aisé  que  de  retarder  tous  ses  mouvemens. 
Au  Saint-Gothard,  les  difficultés  seraient  bien  autrement  graves,  et 
le  tunnel,  dont  les  deux  débouchés  sont  en  territoire  suisse,  qui  va 
d'Airolo,  sur  le  revers  méridional  des  Alpes,  à  Goschenen,  sur  le 
revers  helvétique,  ce  tunnel  ne  serait  plus  une  ressource  pour  un 
envahisseur.  Il  faudrait  être  maître  des  deux  débouchés,  et  c'est 
justement  depuis  quelques   années,  surtout  depuis  que  la  triple 
alUance  existe,  une  des  préoccupations  de  la  Suisse  d'organiser  la 
défense  de  cet  épais  massif,  dont  elle  fait  une  sorte  de  vaste  camp 
retranché  embrassant  tous  les  passages,  toutes  les  issues,  tous  les 
défilés.  Ce  n'est  plus  une  fortification  isolée,  partielle;  c'est  tout 
un  système  habilement  conçu,  qui  comprend  la  zone  d'Airolo  au 
sud,  la  vallée  d'Urseren  au  nord,  qui,  par  une  série  de  forts  établis 
au  col  de  la  Furca,  à  Andermatt,  à  Hospenthal,  à  Goschenen,  com- 
mande les  sources   du  Rhône,  le  Rhin  antérieur,  la  vallée  de  la 
Reuss.  Si  une  armée  italienne  voulait  aborder  le  Saint-Gothard,  elle 
trouverait  devant  elle,   non-seulement  le  rempart  que  la  nature 
alpestre  oppose  à  l'envahisseur,  mais  tout  un  ensemble  de  fortifi- 
cations faisant  face  de  toutes  parts,  et,  pour  défendre  ces  fortifica- 
tions, une  armée  sérieuse,  accoutumée  à  la  guerre  de  montagne, 
combattant  pour  sa  liberté  et  l'indépendance  de  son  pays.  Elle  au- 
rait à  emporter  cette  vaste  citadelle  hérissée  de  bastions  ;  tant 
qu'elle  n'en  serait  pas  maîtresse,  elle  n'aurait  rien  fait,  et  les  co- 
lonnes qu'elle  aurait  engagées  sur  d'autres   points   risqueraient 
d'être  fort  compromises  (1). 

Sans  doute,  ce  n'est  pas  l'Italie  seule  qui  se  chargerait  de 
dompter  la  résistance  suisse,  au  risque  d'aller  s'user  sans  gloire 
et  sans  profit  sur  ces  rochers  ;  elle  n'en  aurait  probablement  pas 
même  l'idée,  et,  si  elle  se  décidait  à  tenter  l'attaque  du  Gothard, 
c'est  qu'elle  y  serait  obligée  par  ses  alliances,  c'est  que  cette  cam- 
pagne contre  la  neutralité  suisse  aurait  été  combinée  avec  l'Alle- 
magne. En  d'autres  termes,  tandis  que  les  Italiens  essaieraient 

(1)  11  y  aurait  sans  doute  un  autre  genre  d'opérations  possible  pour  l'armée  italienne. 
Sans  toucher  à  la  Suisse,  elle  pourrait  passer  par  le  Brenner,  qui  est  du  domaine  autri- 
chien, en  territoire  de  la  triple  alliance,  pour  aller  se  joindre  à  l'armée  allemande; 
mais  d'abord  l'Italie,  en  envoyant  ses  meilleures  troupes  à  ses  alliés,  s'affaiblirait  d'au- 
tant chez  elle.  En  outre,  l'armée  italienne  ne  serait  plus  qu'un  contingent  auxiliaire 
qui  irait  se  fondre  dans  l'armée  allemande  pour  passer  sous  les  ordres  des  états-majors 
allemands.  La  subordination  de  l'Italie  serait  encore  plus  caractérisée. 


310  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'assaillir  le  Saint-Gothard  par  le  sud,  les  Allemands,  qui  seraient 
entrés  plus  aisément  par  Bâle,  manœuvreraient  de  façon  à  occuper 
les  forces  fédérales,  à  gagner,  par  le  cours  de  la  Reuss,  le  dé- 
bouché de  la  communication  transalpine  et  à  faciliter  la  tentative  de 
leurs  alliés.  On  s'efforcerait  de  vaincre  ou  de  tourner  les  résistances 
pour  réaliser  en  pleine  Suisse  une  jonction  qui  serait  l'objet  et  le 
prix  de  la  double  attaque  combinée  ;  mais  d'abord  les  Suisses  ne 
seraient  pas  facilement  forcés  dans  leurs  retranchemens.  De  plus, 
on  peut  bien  supposer  que  la  France,  contre  qui  cette  campagne 
serait  réellement  dirigée,  ne  resterait  pas  inactive.  Elle  ne  laisse- 
rait pas  s'accomplir  sans  combat,  sans  intervenir  elle-même,  l'au- 
dacieuse violation  de  la  neutralité  helvétique.  Elle  se  porterait  au 
secours  de  la  Suisse,  dont  elle  serait  l'alliée  naturelle  pour  la  dé- 
fense commune.  Puis  enfin,  la  coahiion  eût-elle  quelques  succès, 
eût-elle  réussi  à  opérer  la  jonction  de  ses  forces  sur  le  plateau  cen- 
tral de  la  Suisse,  elle  n'aurait  pas  achevé  son  œuvre  d'invasion. 
Elle  resterait  engagée  dans  un  pays  mal  soumis,  avec  des  diffi- 
cultés de  communications  et  de  subsistances  dont  elle  aurait  à 
tenir  compte.  Au  moment  d'aborder  la  France,  l'objectif  suprême, 
elle  aurait  devant  elle  une  barrière  nouvelle,  le  Jura,  une  frontière 
fortifiée  depuis  Belfort,  —  au  Lomont,  aux  défilés  de  Morteau,  de 
Pontarlier,  jusqu'au  fort  de  l'Écluse,  qui  ferme  le  Rhône  au-dessous 
de  Genève.  Et  pendant  ce  temps,  les  événemens  se  seraient  sans 
doute  précipités  sur  un  autre  théâtre,  décidant  de  l'issue  de  la 
guerre.  Cette  cam^Dagne  de  diversion  à  travers  la  Suisse  neutre 
resterait  une  complication  inutilement  sanglante.  Elle  ne  s'expli- 
querait que  par  l'intervention  de  l'Italie,  et  l'intervention  de  l'Italie 
ne  s'expliquerait  elle-même  que  par  une  onéreuse  et  compromet- 
tante nécessité  de  la  triple  alliance. 

C'est  le  fond  de  la  question.  Par  le  fait,  en  admettant  même  l'ex- 
trémité, toujours  possible,  de  nouveaux  conflits  entre  la  France  et 
l'Allemagne,  on  ne  voit  pas  qu'il  y  ait  un  intérêt  bien  sensible,  bien 
pressant  pour  ces  deux  grandes  nations,  pour  les  armées  oppo- 
sées, à  s'attaquer  par  la  Suisse,  pas  plus  que  par  la  Belgique.  Il  y 
aurait  sûrement  plus  de  difficultés  que  d'avantages,  plus  de  périls 
que  de  résultats  décisifs,  en  Suisse  aussi  bien  qu'en  Belgique.  Il 
n'y  a  qu'une  raison  intime,  profonde  :  elle  est  dans  cette  situation 
générale,  œuvre  de  la  force,  où  une  puissance  prépondérante, 
fixée  au  centre  de  l'Europe,  pourrait  être  fatalement  conduite,  pour 
la  sûreté  de  sa  suprématie,  à  étendre  les  hostilités,  comme  elle 
s'est  efforcée  d'étendre  ses  alhances.  On  en  revient  toujours  là, 
parce  que  c'est  toujours  là  le  nœud  de  la  vaste  crise  où  notre 


l'europe  et  les  neutralités.  311 

vieux  continent  se  débat,  dans  l'attente  des  événcmens,  sans  savoir 
de  quel  côté  ils  viendront  ni  quelle  extension  ils  prendront. 

Les  mots  ont  un  étrange  rôle  en  politique.  Une  des  plus  curieuses 
et  des  plus  audacieuses  fictions  contemporaines  est  certainement 
de  représenter  cette  alliance  centrale,  préparée  et  nouée  avec  un 
art  profond  par  le  plus  habile  des  hommes,  sous  le  nom  de  «  Ligue 
de  la  paix.  »  C'est  devenu  le  mot  d'ordre  courant  et  banal  des  dis- 
cours de  tous  les  princes  ou  ministres  de  l'aUiance  qui  éprouvent 
le  besoin  de  faire  illusion  à  leurs  peuples,  dont  ils  épuisent  les 
ressources,  et  un  peu  aussi,  à  ce  qu'ils  croient,  au  monde. 
Si  on  multiplie  les  armemens  sur  terre  et  sur  mer,  si  on  compte 
les  soldats  par  miUions,  c'est  pour  mieux  protéger  la  paix  et  ses 
bienfaits!  Si  on  signe  des  conventions  militaires  réglant  d'avance 
la  coopération  des  années,  si  les  états-majors  voyagent  entre 
Berlin  et  Rome,  et  ont  leurs  secrets  aiTangemens,  c'est  toujours 
dans  l'intérêt  de  la  paix!  C'est  la  triple  alliance  qui  est  la  sou- 
veraine garantie  de  la  paix!  On  le  dit  à  Berlin,  on  le  répète  à 
Vienne  et  à  Rome.  C'est  le  langage  officiel,  c'est  l'apparence! 
Au  fond,  quels  que  soient  les  artifices  d'une  diplomatie  accoutu- 
mée à  déguiser  sa  pensée,  cette  combinaison,  qu'on  dit  conçue 
pour  la  paix,  est  le  vrai  et  sérieux  danger,  la  source  permanente 
d'inévitables  complications.  Née  d'une  politique  de  conquête  et  de 
suprématie,  qui  a  su  s'assurer  des  complicités,  elle  est  la  cause 
première  de  cet  état  d'incertitude  et  de  tension  qui  n'est  pas  la 
guerre,  mais  d'où  la  guerre  peut  sortir  à  tout  instant.  Elle  n'est 
pas  seulement  une  menace  pour  des  neutralités  qui  sont  exposées 
à  subir  le  contre-coup  des  grandes  querelles  ;  elle  a  provoqué  une 
sorte  de  révolution  dans  les  rapports  en  Europe ,  des  combinaisons 
nouvelles.  En  un  mot,  à  la  triple  alliance  a  répondu,  sinon  une 
autre  alliance  bien  précise,  du  moins  un  rapprochement  instinctif, 
nécessaire  entre  d'autres  États  qui  ont  aussi  leur  droit,  leur  rang 
et  leur  rôle  dans  les  afïaires  de  l'Europe.  Parlons  plus  net  :  c'est  la 
triple  alliance  qui  a  suscité  l'idée  d'une  alliance  possible  entre  la 
France  et  la  Russie. 

Un  jour,  il  y  a  quelques  années  déjà,  le  vigoureux  et  entrepre- 
nant génie  qui,  depuis  un  quart  de  siècle,  règne  à  Berlin,  décla- 
rait, non  sans  une  certaine  ostentation  peut-être  calculée,  que  l'Al- 
lemagne, sans  compter  ses  alliés,  pouvait  envoyer  un  million 
d'hommes  à  sa  frontière  du  sud,  un  million  d'hommes  à  sa  frontière 
du  nord,  en  gardant  un  troisième  million  d'hommes  de  réserve.  Si, 
par  cet  étalage  superbe  des  forces  allemandes,  il  croyait  en  impo- 
ser, il  dévoilait  aussi  la  double  préoccupation  qui  l'agitait;  il 
avouait  qu'il  avait  désormais  à  fixer  son  regard  sur  ses  deux  fron- 


312  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

tières  :  il  donnait  une  sorte  d'authenticité  retentissante  à  un  fait 
qui  n'était  peut-être  pas  encore  aussi  réel  qu'il  semblait  le  croire, 
mais  qui  peut  le  devenir  par  la  logique  irrésistible  des  événemens  : 
c'est  ce  fait  d'une  alliance  possible,  éventuelle  entre  la  Russie  et  la 
France.  Ce  n'est  point,  sans  doute,  qu'entre  les  deux  puissances 
placées  aux  deux  extrémités  du  continent  il  y  ait,  dès  ce  moment, 
des  traités,  des  pactes  mystérieux,  des  combinaisons  longuement 
préméditées.  Ce  n'est  pas,  surtout,  qu'il  y  ait  à  chercher  une  signi- 
fication démesurée  dans  des  apparences,  dans  des  démonstrations 
parfois  un  peu  puériles,  dans  des  affectations  de  sympathie  ou 
d'intimité  auxquelles  les  gouvernemens  restent  le  plus  souvent 
étrangers.  Les  affaires  des  peuples  ne  se  décident  pas  par  de  pe- 
tites ovations  de  fantaisie,  par  de  petites  manifestations  sans  consé- 
quence. Peut-être  y  aurait-il,  particulièrement  pour  la  France,  une 
illusion  trop  naïve  à  croire  que  la  Russie  pourrait  se  laisser  entraî- 
ner par  un  goût  imprévu  pour  nous  ou  capter  par  des  flatteries. 

Non,  entre  la  France  et  la  Russie,  ce  qu'on  pourrait  appeler  l'affi- 
nité élective  ne  compte  pas.  Une  alliance  n'est  point  une  aflaire  de 
sentiment  ou  d'imagination  ;  mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  sé- 
rieux, de  plus  décisif,  c'est  la  simultanéité  des  intérêts,  c'est  la 
solidarité  évidente,  inévitable  des  deux  États  dans  des  éventualités 
qu'on  peut  prévoir.  Il  est  certain  que  tout  ce  qui  affaiblirait  la 
Russie  ne  serait  point  un  avantage  pour  la  France  ;  il  est  certain 
aussi  que  le  jour  où  la  France,  éprouvée  par  de  nouveaux  revers, 
serait  désarmée,  la  Russie  resterait  seule  à  découvert  devant  une 
coalition  désormais  maîtresse  du  continent.  C'est  la  triple  alliance 
qui  rapproche  les  deux  grands  États,  qui  provoque  l'alliance  de  la 
Russie  et  de  la  France  comme  un  contre-poids  nécessaire,  en  par- 
tageant du  même  coup  le  continent  en  deux  camps  égaux.  Ce  par- 
tage pressenti,  connu,  redoutable,  de  forces  colossales  qui  s'obser- 
vent est  peut-être  ce  qui  garantit  provisoirement  la  paix  bien  plus 
que  la  triple  alliance  ;  on  hésite  visiblement  à  se  heurter.  Il  y  a 
aussi  dans  ce  seul  fait,  il  faut  en  convenir,  un  danger  de  tous  les 
instans,  —  et  c'est  ainsi  que  l'Europe  paie  de  sa  sécurité  perdue  la 
rançon  d'une  politique  de  conquête,  qui,  pour  se  défendre,  pèse 
sur  tous  les  rapports,  sur  les  indépendances  les  plus  modestes 
comme  sur  le  repos  du  monde  ! 


*  ** 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES 


FIN     DU     MINISTÈRE    DU     MARQUIS    D'ARGENSON. 


v. 

CAMPAGNE    DE    1746. 


I. 

«  Cette  favorite,  dit  d'Argenson  en  parlant  de  jVP®  de  Château- 
roux,  était  haute,  fière,  de  grande  dignité;.,  on  prétend  même 
qu'elle  était  de  bon  sens  et  de  beaucoup  de  jugement...  De  la 
beauté,  de  la  naissance  et  le  manque  de  bien  dans  une  cour  somp- 
tueuse, quelques  objets  de  vengeance  et  des  créatures  à  avancer, 
voilà  les  passions  qui  métamorphosent  honteusement  une  femme 
bien  née  en  courtisane.  »  —  Passant  alors  à  celle  qui  remplaçait 
M""^  de  Châteauroux  dans  la  faveur  royale...  —  «  M'^®  de  Pompa- 
dour,  dit-il,  est  de  la  plus  basse  extraction;  elle  est  blonde  et 
blanche,  sans  traits,  mais  douée  de  grâce  et  de  talens...  Elle  em- 
porte le  prix  du  chant,  de  la  danse  ;  elle  joue  la  comédie,  imite  et 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  novembre  et  du  15  décembre  1889,  du  !<='  janvier  et  du 
15  février  1890. 


314  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

contrefait  tout  ce  qu'elle  veut,  les  passions  et  même  la  vertu  quand 
il  le  faut  ;  l'éducation  a  perfectionné  la  nature  pour  exceller  dans 
le  rôle  qu'elle  devait  jouer,  c'est  le  gracieux  instrument  de  tristes 
desseins.  » 

Ces  deux  portraits  tracés  avec  art  se  ressentent,  par  l'opposition 
des  traits  que  le  peintre  s'est  plu  à  mettre  en  regard,  de  l'impres- 
sion qui  fut  éprouvée  à  la  cour  quand,  pour  la  première  fois,  on 
vit  une  simple  bourgeoise,  comme  M™^  Lenormand  d'Étiolés,  éle- 
vée à  ce  poste  de  maîtresse  déclarée  du  roi,  qui  n'avait  appartenu, 
jusque-là,  qu'à  des  personnes  bien  nées.  On  a  presque  honte  de 
dire  que  la  noblesse  s'en  trouva  mortifiée  comme  d'une  atteinte 
portée  à  l'un  de  ses  privilèges.  Sans  s'associer,  même  de  loin,  à  ce 
renversement  de  toutes  les  lois  morales  et  à  cet  oubli  de  la  vraie 
dignité,  qui  devrait  êti"e  l'apanage  des  familles  honorées  par  l'éclat 
de  leur  nom,  il  est  impossible  de  refuser  un  certain  fond  de  jus- 
tesse à  la  comparaison  faite  par  d'Argenson.  Il  est  certain  que,  tandis 
que  M"^®  de  Ghâteauroux  se  piquait  de  rester  fidèle,  au  moins  par 
l'élévation  des  idées,  aux  traditions  des  aïeux  dont  elle  était  fière, 
■^me  (jg  Pompadour  apportait  à  la  cour,  avec  des  prétentions  moins 
hautes,  des  habitudes  et  un  tour  d'esprit  qu'on  n'y  connaissait  pas 
et  qui  étaient  propres  au  miUeu  social  (comme  nous  disons  aujour- 
d'hui) où  s'était  passée  sa  jeunesse. 

Non  que  je  veuille  dire,  assurément,  que  jusqu'à  ce  milieu  du 
xviii®  siècle,  qui  marque  le  déclin  de  l'ancienne  monarchie,  la  no- 
blesse seule  eût  eu  le  privilège  d'approcher  du  souverain  et  qu'il 
ait  fallu  un  caprice  de  libertinage  royal  pour  ouvrir  à  la  bourgeoisie 
l'entrée  de  la  cour  ;  encore  moins  que  nos  rois  n'aient  pas  accordé 
de  bonne  heure  à  ce  tiers-état  éclairé,  qui  tient  dans  notre  histoire 
une  place  si  honorable,  les  égards  mérités  par  ses  lumières  et  par 
ses  services.  Ce  serait  l'opposé  de  la  vérité.  Ce  fut  au  contraire, 
on  le  sait,  l'instinct  merveilleusement  intelligent  de  la  royauté 
française,  de  choisir  de  préférence  dans  cette  classe  qui  était  le 
cœur  même  de  la  nation,  ses  conseillers  et  ses  ministres.  En  réar 
lité,  depuis  deux  siècles  au  moins,  en  fait,  c'était  la  bourgeoisie 
(l'humeur  d'un  écrivain  entiché  de  noblesse  comme  Saint-Simon 
l'atteste  assez)  qui  gouvernait  la  France,  et  la  classe  qui  avait  fourni 
des  ministres  comme  Golbert,  des  capitaines  comme  Fabert  et  Ga- 
tinat  et  des  prélats  comme  Bossuet,  n'attendait  pas  l'apparition  de 
]yjm.  ^Q  Pompadour  pour  ne  pas  être  traitée  comme  une  caste  infé- 
rieure. Nul  emploi  important  et  même  honorifique  ne  lui  était  in- 
terdit, et  la  politique  qui  lui  ouvrait  ainsi,  à  toute  heure,  les  portes 
du  cabinet  royal,  n'aurait  pas  laissé  celles  de  la  cour  se  fermer 
longtemps  devant  elle. 

Mais  c'était  la  bourgeoisie  elle-même  qui  subissait  à  cette  époque 


ÉTUDES  DIPLOMATIQUES.  315 

de  transition  une  transformation  très  sensible  dans  sa  manière  d'être 
et  de  vivre.  Pendant  les  règnes  précédens,  elle  s'était  élevée  sur- 
tout par  le  travail  et  par  l'épargne  ;  ceux  qui  sortaient  de  ses  rangs 
pour  pénétrer  dans  les  régions  tout  à  lait  supérieures  de  l'état 
montaient  par  degrés,  quittant  leur  propre  sphère,  après  avoir 
traversé  les  emplois  austères  de  la  magistrature  ou  les  fonctions, 
plus  modestes  en  apparence,  mais  plus  importantes,  en  réalité,  de 
l'intendance.  Anoblis  alors  par  grâce  royale,  ils  ne  songeaient  qu'à 
se  perdre  et  à  se  confondi-e  dans  le  monde  où  ils  étaient  appelés  et 
à  y  faire  oublier  leur  origine.  La  bourgeoisie,  sous  Louis  XV,  com- 
mence à  présenter  un  tout  autre  aspect,  prélude  d'une  révolu- 
tion économique  et  symptôme  d'une  révolution  sociale.  De  très 
grandes  lortunes,  acquises  soit  par  des  services  pécuniaires  ren- 
dus à  la  royauté  pendant  les  malheurs  des  dernières  années  de 
Louis  XIV,  soit  dans  les  grandes  opérations  financières  si  malheu- 
reusement tentées  sous  la  régence,  —  mais  dont  des  joueurs  pru- 
dens  avaient  su  se  retirer  à  temps,  avant  la  catastrophe,  —  avaient 
créé,  à  Paris  surtout,  toute  une  bourgeoisie  riche,  en  état  de  se 
suffire  pleinement  à  elle-t;.ême.  Sa  fortune  dépassait  celle  de  la 
noblesse  de  cour,  que  de  grandes  propriétés  foncières,  mal  admi- 
nistrées et  encombrées  de  substitutions,  ne  préservaient  ni  des 
embarras,  ni  même  parfois  de  la  ruine.  C'est  en  réalité  la  première 
apparition,  dans  notre  histoire,  de  cette  puissance  du  capital  et  de 
la  richesse  mobilière  qui,  fécondée  par  le  crédit,  produit  sous  nos 
yeux  tant  de  merveilles.  Les  dépositaires  de  ce  pouvoir  nouveau 
étaient  surtout  les  fermiers-généraux,  qui  détenaient  entre  leurs 
mains,  par  la  perception  de  l'impôt,  toutes  les  ressources  d'un 
état  souvent  obéré,  obligeaient  les  ministres  et  le  roi  lui-même  à 
compter  avec  eux,  et,  dans  des  jours  de  détresse  et  de  nécessité 
pressante,  les  tenaient  véritablement  à  leur  discrétion.  Partout  où 
un  pouvoir  existe,  se  groupe  autour  de  lui  une  réunion  de  chens  et 
de  complaisans  qui  prend  plus  ou  moins  l'apparence  d'une  cour  ; 
c'était  le  cas  de  ces  petits  potentats  financiers  qui  formaient,  entre 
eux,  une  confrérie  assez  étroite.  Loin  de  cacher  une  opulence  qui, 
eu  d'autres  temps,  en  les  désignant  à  l'envie,  am-ait  attiré  sur  eux 
une  défaveur  menaçante,  ils  prenaient  plaisir  à  l'étaler  dans  de 
magnifiques  hôtels  à  Paris,  dans  de  somptueuses  maisons  de  cam- 
pagne, où  ils  déployaient  un  luxe  élégant.  C'était  le  théâtre  de 
réunions  brillantes  où  se  pressait  une  société  mêlée  de  toutes 
sortes  de  distinctions  :  des  ai'tistes,  des  gens  de  lettres,  d'il- 
lustres étrangers  visitant  la  France,  des  seigneurs,  même  du 
plus  haut  parage,  et  des  abbés  de  cour  fuyant  l'étiquette  et  l'ennui 
des  grandem'S. 


316  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jyjme  (jg  Pompadour,  quand  la  faveur  de  Louis  XV  vint  la  cher- 
cher, était  la  reine  (on  aurait  dit  volontiers,  dans  le  langage  du 
temps,  la  déesse)  d'une  de  ces  petites  cours.  Bien  que  fille  d'un 
simple  commis,  ses  rares  agrémens  de  figure  l'avaient  fait  de 
bonne  heure   rechercher  en    mariage   par   le  jeune    Lenormand 
d'Étiolés,  qui  partageait  avec  son  oncle  Lenormand  de  Tournehem 
une  des  plus  grosses  fermes  de  l'impôt.  L'amour  d'un  mari,  que 
ses  charmes   dominaient  complètement,  mettait  à  ses  pieds  de 
larges  revenus   dont  elle  usait  sans  compter.  Dans  sa  belle  de- 
meure de  la   rue  Groix-des-Petits-Ghamps ,    dans   son    château 
d'Étiolés,  qu'elle  avait  su  orner  avec  le  goût  le  plus  déhcat,  elle 
menait  une  vie  toute  de  plaisirs,  faisant  elle-même,  par  ses  grâces, 
ses  talens,   l'attrait  piquant  de  son  esprit,  le  principal  ornement 
de  ses  fêtes.  —  «  J'ai  vu,  écrivait  le  président  Hénault  à  M""^  du 
Defiand,  chez  M.  de  Montigny,  la  plus  jolie  femme  que  j'aie  jamais 
vue  :  c'est  M"^^  d'Étiolés  ;  elle  sait  la  musique  parfaitement  bien, 
elle  chante  avec  toute  la  gaîté  et  le  goût  possible,  fait  cent  chan- 
sons et  joue  la  comédie,  à  Étioles,  sur  un  théâtre  aussi  bien  que 
celui  de  l'Opéra,  où  il  y  a  des  manœuvres  de  changement.  »  — 
Les  visiteurs,  les  adorateurs  affluaient  dans  ce  lieu  de  délices  ;  et, 
dans  le  nombre,  il  en  était  (et  des  plus  empressés)  dont  l'hom- 
mage avait  un  prix  tout  particulier.  G 'étaient  .les   écrivains   en 
vogue,  même  les  plus  graves,  comme  Montesquieu;  les  plus  déli- 
cats, comme  Fontenelle;   les   plus   renommés,  comme  Voltaire. 
Tout  ce  monde   de  lettrés  et  de  savans,  d'humeur  naturellement 
assez  susceptible,  et  devenu  déjà  très  fier  par  l'importance  crois- 
sante qu'il  prenait  dans  l'esprit  public,  supportait  plus  volontiers 
le  joug  capricieux,  mais  aimable,  d'une  jolie  femme  qu'ils  avaient 
vue  naître  et  grandir  à  côté  d'eux,  que  le  patronage  des  grandes 
dames  qui,  en  les  honorant,  les  protégeaient  toujours  d'un  peu 
haut.  A  Étioles,  ils  étaient  à  leur  aise  et  comme  chez  eux.  Voltaire 
y  régnait,  tandis  qu'il  devait  encore  obéir  et  même  flatter  à  Ver- 
sailles. Après  tout,  elle  était  des  nôtres,  disait  d'Alembert  après  sa 
mort,  et  il  avait  raison.  Ge  serait  d'ailleurs  toute  une  histoire  à 
faire,  et  dont  on  trouverait  ici  le  premier  chapitre,  que  celle  de  ces 
salons  des  fermiers-généraux,  qui,  dans  toute  la  seconde  partie  du 
siècle,  devaient  devenir  le  terrain  commun  où  la  finance  et  les 
lettres,  deux  grandeurs  nouvelles,  portées  par  le  même  mouve- 
ment social,  allaient  traiter  de  puissance  à  puissance. 

Entrée  à  la  cour,  où  elle  ne  connaissait  personne  (sauf  peut-être 
un  jeune  ecclésiastique  de  bonne  maison,  renommé  par  ses  poésies 
légères  et  sa  conduite  plus  légère  encore,  l'abbé  de  Pierre  de  Ber- 
nis),  M°^®  de  Pompadour  ne  pouvait  avoir  la  prétention  d'y  être 


ETUDES    DIPLOMATIQUES.  317 

suivie  par  la  pléiade  des  constellations  qui  l'entouraient  :  réunion 
très  brillante,  sans  doute,  mais  d'un  tout  autre  éclat  que  celui  du 
monde  où  elle  allait  vivre.  Elle  n'en  eut  pas  la  prétention,  mais 
elle  ne  pouvait  non  plus  se  défaire  des  habitudes  et  d'un  tour 
d'esprit  dont  le  charme,  d'ailleurs,  répondait  si  bien  à  celui  de  sa 
figure.  Elle  avait  vécu  jusque-là  pour  le  plaisir;  le  jour  où  elle  de- 
venait la  maîtresse  du  roi  n'était  pas  celui  où  elle  devait  com- 
mencer à  songer  au  devoir,  ni  même  à  l'honneur.  Elle  eut,  d'ail- 
leurs, bien  vite  compris  de  quel  malaise  souffrait  ce  royal  enfant 
gâté.  Lassé  d'une  grandeur  dont  il  avait  épuisé  les  jouissances 
sans  avoir  la  force  d'en  remplir  les  obligations,  le  roi  s'ennuyait  : 
M™®  de  Pompadour  sentit  que,  pour  continuer  à  lui  plaire,  il  fallait 
sans  cesse  le  distraire  et  le  divertir.  M"^®  de  Ghâteauroux  avait  rêvé 
de  l'illustrer  en  s'associant  à  sa  gloire  ;  M"^"  de  Pompadour  ne  se 
mit  en  peine  que  de  l'amuser  en  partageant  ses  passe-temps.  Elle 
prit  en  main  tout  de  suite  la  direction  des  plaisirs  de  la  cour;  et, 
par  une  douce  et  insensible  influence,  elle  en  eut  bien  vite  changé 
tout  le  caractère.  Les  divertissemens  mêmes  avaient  jusque-là,  à 
Versailles,  quelque  chose  de  fastueux  et  de  guindé  qui  leur  don- 
nait tout  l'apparat  d'une  solennité  pubhque.  Louis  XiV,  dans  les 
jours  de  sa  plus  vive  jeunesse,  n'avait  jamais  pu  dépouiller  cette 
gravité  extérieure.  Quand  il  figurait  dans  un  ballet  paré,  Racine 
l'en  blâmait  et  on  en  murmurait  déjà;  mais  au  moins  il  se  donnait 
en  spectacle  aux  Romains  sous  le  costume  d'une  déité  de  l'Olympe, 
et  la  foule,  éblouie,  pouvait  admirer  sa  majesté  native  déguisée, 
mais  non  dégradée,  sous  cette  noblesse  d'emprunt.  Tout  autre  fut 
le  théâtre  des  petits  cabinets,  installé  par  W^^  de  Pompadour  dès  la 
première  année  de  son  règne.  Là,  nulle  pompe;  tout  se  passait  à 
portes  closes,  devant  un  petit  nombre  d'élus  :  les  pièces,  choisies 
parmi  les  plus  gaies,  souvent  même  les  moins  décentes  du  réper- 
toire, étaient  jouées  par  de  grands  seigneurs  et  de  grandes  dames 
travestis  en  valets,  en  soubrettes  ou  en  villageois  pour  chanter  des 
airs  d'opéra  comique.  Rien  de  plus  différent  aussi  que  les  Marly, 
dont  Saint-Simon  nous  décrit  le  cérémonial  rigouieux,  et  les  pe- 
tits soupers  de  Ghoisy,  que  Luynes  est  bien  forcé  d'enregistrer 
dans  son  journal,  mais  où  la  seule  condition,  pour  être  admis, 
était  de  se  montrer  bon  compagnon  et  de  joyeuse  humeur.  En  un 
mot,  W^  de  Pompadour  ne  négligeait  rien  pour  faire  à  Louis  XV, 
à  côté  de  l'éclat  extérieur  dont  il  était  lassé,  une  vie  intime  afh'an- 
chie  à  la  fois  des  conventions  de  l'étiquette  et  des  convenances 
de  la  dignité  royale.  Tout  ce  qu'elle  touchait  demeurait  empreint 
d'une  grâce  voluptueuse  bien  différente  de  la  sévère  grandeur  qui 
doit  régner  dans  l'entourage  d'un  souverain.  En  un  mot,  si  elle 


318 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


n'introduisit  pas  à  la  cour  la  société  de  mœurs  plus  libres  où  elle 
avait  vécu,  elle  y  amenait  au  moins  une  aisance  et  un  agrément 
qui  étonnaient  les  traditions  héréditaires  des  vieux  courtisans.  Le 
roi  se  laissait  aller  volontiers  à  en  subir  le  charme  ;  heureux  peut- 
être,  sans  se  l'avouer,  de  ne  plus  retrouver  dans  sa  liaison  nou- 
velle les  exigences  de  la  passion  altière  qui,  la  veille  encore,  le 
dominait.  Il  était  latigué,  dit  Bernis,  de  l'ambition  des  dames  de 
cour  ;  il  espérait  qu'une  bourgeoise  ne  songerait  qu'à  l'aimer  et  à 
être  aimée  (1). 

Il  n'est  pas  possible,  sous  une  monarchie  absolue,  qu'un  change- 
ment survenu  dans  les  habitudes  privées  du  souverain  ne  se  lasse 
pas  bientôt  sentir  dans  îa  conduite  des  alïaires  publiques.  On  ajus- 
tement regretté,  mais  peut-être  accusé  avec  excès,  la  part  que  M"""  de 
Pompadour  prit  dix  ans  plus  tard  à  la  grande  révolution  opérée  par 
Louis  XV  dans  le  système  de  notre  politique  extérieure.  Pour  le 
moment,  elle  ne  visait  pas  si  haut  :  ime  double  préoccupation, 
d'une  nature  bien  plus  modeste,  paraît  lui  avoir  dicté  le  premier 
usage  qu'elle  fit  de  son  crédit  sur  l'esprit  de  son  royal  amant. 

Elle  se  proposa  d'abord  de  détourner  le  roi  de  se  rendre  à  l'ar- 
mée, ou  au  moins  d'y  rester,  si  on  ne  pouvait  l'empêcher  d'y  pa- 
raître. De  tous  les  devoirs  de  la  royauté,  c'était  là,  on  le  sait,  le 
seul  que  le  petit-fils  d'Henri  IV  (après  avoir  vainement  tenté  de 
s'acquitter  des  autres)  avait  encore  goût  à  remplir.  Le  bruit  du 
canon  plaisait  à  ses  oreilles  et  semblait  secouer  l'engourdissement 
de  sa  nature  indolente.  Puis  il  pensait,  non  sans  raison,  que  sa  pré- 
sence (qu'il  avait  le  bon  goût  de  ne  pas  rendre  gênante)  était  un 
aiguillon  de  courage  et  d'émulation  pour  la  jeune  noblesse  qui 
combattait  sous  ses  yeux.  M""**  de  Ghâteauroux,  loin  de  le  retenir, 
l'avait  envoyé  au  feu  et  essayé  de  l'y  suivre.  Ce  coup  de  tête  ayant 
mal  tourné,  nulle  équipée  pareille  ne  pouvait  plus  être  tentée. 
D'ailleurs,  M""^  de  Pompadour  n'avait  dans  les  rangs  élevés  de  l'ar- 
mée ni  amis,  ni  parens,  puisque  tous  les  grades  étaient  occupés  par 
la  noblesse  et  que  de  toutes  les  classes  du  pays,  la  haute  bourgeoi- 
sie était  peut-être  la  plus  étrangère  au  métier  des  armes  ;  elle  se 

(1)  Les  chansonniers  du  temps  ne  manquaient  pas  de  faire  remarquer  cette  entrée 
de  la  haute  finance  de  Paris  dans  l'intimité  royale.  Voici  un  de  leuis  couplets  (le  seul 
qu'on  puisse  citer)  : 


Des  bourgeoises  de  Paris 
Au  bal  ont  eu  l'avantage. 
Le  roi,  dit-on  à  la  cour, 
Entre  dans  la  finance  : 
De  faire  fortune  un  jour, 
Le  voilà  dans  l'espérance. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  319 

serait  sentie  dans  le  camp  encore  plus  dépaysée  qu'à  Versailles. 
Ne  pouvant  plus  accompagner  le  roi,  au  moins  fallait-il  s'en  sépa- 
rer pour  le  moins  longtemps  possible. 

Ensuite  (et  ceci  était  plus  grave)  dans  les  compétitions  très 
ardentes  qui  s'élevaient  au  début  de  chaque  campagne  pour  la 
répartition  des  postes  à  remplir  et  des  coramandemens  à  exercer, 
l'adroite  favorite  avait  déjà  su  se  réserver  une  voix  au  chapitre  :  et 
ses  désignations  discrètement  insinuées  à  l'oreille  du  roi  étaient 
faites,  non  en  considération  des  mérites  qu'elle  n'était  pas  en  état 
d'apprécier,  mais  en  vue  de  fortifier  sa  position  toujours  précaire. 
Dans  la  crainte  où  elle  vivait  sans  cesse  d'être  précipitée  d'une  place 
enviée  par  un  caprice  du  même  genre  que  celui  qui  l'y  avait  éle- 
vée, elle  cherchait  à  tout  instant  à  se  préparer  des  appuis  contre 
les  mtrigues  de  palais  dont  elle  voyait  le  réseau  se  former  autour 
d'elle.  C'est  ici  encore  que  ses  sentimens  différaient  de  ceux  de  sa 
hautaine  devancière,  qui  aimait  à  braver  tout  le  monde,  même  la 
reine.  M°^  de  Pompadour,  attentive  au  contraire  à  ménager  la 
pauvre  Marie  Leczinska  (qui  avait  la  bonté  d'âme  de  lui  en  savoir 
gré),  ne  l'était  pas  moins  à  se  concilier  toutes  les  puissances  secon- 
daires qui  pouvaient,  en  cas  de  disgrâce  menaçante,  lui  venir  en 
aide.  Elle  n'avait  rien  à  offrir  pas  plus  qu'à  disputer  au  maréchal 
de  Saxe,  qui  n'avait  besoin  de  personne  et  dont  tout  le  monde  avait 
besoin;  mais  au-dessus  et  à  côté  de  ce  chef  sans  rival,  il  y  avait 
encore  des  positions  considérables  qu'on  pouvait  faire  attribuera 
de  nobles  protégés  avec  l'espoir  qu'ils  paieraient  un  jour  la  faveur 
de  reconnaissance  et  de  retour. 

Et  dans  ce  dessein  d'influer  discrètement,  mais  avec  une  arrière- 
pensée,  toujours  égoïste,  sur  le  partage  des  commandemens  de 
l'armée,  elle  était  malheureusement  secondée  par  ses  relations 
anciennes  et  intimes  avec  deux  hommes  dont  l'importance  crois- 
sait chaque  jour,  surtout  en  ce  qui  regardait  la  conduite  des  opé- 
rations militaires.  Ceux-là  n'étaient  pas  ses  nouveaux  et  douteux 
amis  de  la  cour,  mais,  au  contraire  les  premiers  et  fidèles  amis  de 
sa  jeunesse  :  c'étaient  les  fameux  frères  Paris-Duvernay  et  de  Mont- 
martel,  l'un  préposé  à  l'intendance  générale  de  l'armée,  et  l'autre 
banquier  de  la  cour  et  du  trésor.  M.  Camille  Ptousset,  dans  sa  char- 
mante histoire  du  comte  de  Gisors,  a  fait  de  ces  deux  financiers  (de 
ces  viiTiei's,  comme  les  appelle  dédaigneusement  d'Argenson),  et, 
en  particulier,  de  Paris-Duvernay,  un  portrait  fidèlement  tracé  que 
je  n'ai  garde  de  refaire  après  lui.  Il  a  décrit  avec  sa  précision  habi- 
tuelle, les  débuts  pénibles  de  Duvernay,  sorti  d'un  cabaret  du  Dau- 
phiné,  l'aventure  bizarre,  racontée  par  Saint-Simon,  qui  le  fit  con- 
naître, puis   sa  rapide  élévation,  due  aux  rares  talens,  comme 


320  REVtlE   DES    DEUX   MONDES. 

miinitionnaire  d'un  corps  d'armée,  dont  il  avait  fait  preuve  dans  la 
dernière  année  de  la  guerre  de  la  succession  d'Espagne.  11  a  rendu 
justice  à  la  sagesse  de  vues  qui  préserva  Duvernay,  malgré  les  ten- 
tations qu'une  grande  fortune  déjà  acquise  pouvait  lui  suggérer,  de 
toute  participation  aux  iolies  financières  de  Law,  et  qui  le  fit  ensuite 
désigner  par  le  duc  de  Bourbon,  après  la  chute  du  système^  pour 
en  réparer  les  ruines.  Une  courte  disgrâce,  subie  à  l'avènement  du 
cardinal  de  Fleury,  n'avait  pas  empêché  l'adroit  ministre,  dont  le 
don  principal  était  de  se  connaître  en  hommes,  de  rappeler  bien- 
tôt auprès  de  lui  cet  habile  agent  et  d'en  faire  dans  les  guerres, 
que  de  loin  il  se  plaisait  à  diriger,  un  de  ses  associés  et  de  ses 
confidens  préférés.  En  fait,  de  l'avis  unanime  de  tous  ceux  qui 
avaient  eu  affaire  à  lui,  Paris-Duvernay  était  reconnu  comme  un 
maître  dans  l'art  difficile  de  faire  vivre  de  grandes  armées  en  cam- 
pagne. Mais  M.  Rousset  n'exagère  rien  quand  il  affirme  que,  très 
fier  de  l'hommage  rendu  à  ses  talens,  Paris-Duvernay  en  avait  con- 
clu que,  pour  qu'il  fut  en  mesure  de  répondre  à  ce  qu'on  attendait 
de  lui,  il  fallait  que  les  généraux  consentissent,  non-seulement  à  le 
prévenir  de  tous  leurs  mouvemens  avant  de  les  opérer,  mais  à  le 
consulter  sur  toutes  leurs  résolutions  avant  de  les  prendre. 

Que  telle  fût  bien,  en  effet,  sa  prétention,  —  qu'il  se  considérât 
déjà,  en  réalité,  comme  le  conseiller  nécessaire  et  l'associé  de  fait 
de  tous  les  commandans  mihtaires;  ce  n'est  pas  là  seulement  l'ap- 
préciation personnelle  de  M.  Bousset  :  j'en  trouve  dans  un  docu- 
ment inédit  et  communiqué  par  un  des  héritiers  de  sa  famille,  la 
preuve  à  la  fois  naïve  et  raisonnée  :  —  a  L'intendant,  y  est-il  dit, 
ayant  la  confiance  du  général,  est  souvent  en  état  déjuger  si  les 
armées  peuvent  en  venir  aune  action,  et  lorsqu'il  y  entrevoit  quelque 
apparence,  il  doit  s'occuper  de  deux  objets  bien  difficiles  dans  l'exé- 
cution. Le  premier,  c'est,  dans  la  supposition  d'un  événement  mal- 
heureux et  des  suites  qu'il  peut  avoir,  pour  ne  jamais  laisser,  dans 
les  places  de  la  première  ligne,  que  les  quantités  nécessaires  dans 
les  magasins  pour  la  défense  de  ces  places,  en  cas  de  siège,  et  que 
les  gros  dépôts  de  ces  magasins  soient  toujours  dans  les  places  de 
seconde  et  de  troisième  ligne.  Il  doit  même  prendre  connaissance 
de  la  position  des  convois,  au  jour  de  l'action,  pour  les  faire  pla- 
cer de  manière  qu'ils  soient  en  état  de  se  retirer  sans  embarrasser 
l'armée.  Cette  dernière  circonstance  est  plus  du  fait  du  général  et 
du  maréchal-général-des-logis  que  de  l'intendant,  mais  elle  ne  l'ex- 
clut pas  d'y  donner  son  attention  et  d'en  parler  au  général,  qui, 
souvent  occupé  d'objets  trop  supérieurs  dans  ces  momens,  n'a  pas 
le  temps  de  tout  prévoir.  Le  second  cas  est  plus  difficile  dans  son 
exécution  :  c'est  quand,  par  une  bataille  heureuse,  l'armée  doit 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  321 

suivre  l'ennemi  pour  profiter  de  la  victoire ,  comme  les  troupes 
s'éloignent  par  leur  marche  et  que  souvent  les  convois  ne  sont 
pas  à  portée  de  suivre  parce  qu'ils  sont  en  route  pour  retourner 
au  chargement  ou  qu'ils  chargent,  l'armée  sera  forcée  de  s'arrêter, 
et  l'on  perd  souvent,  par  cette  raison,  les  fruits  avantageux  d'une 
grande  action.  On  a  peu  d'exemples  en  France  qu'on  ait  profité 
d'une  bataille  gagnée,  et  si  l'on  examine  quels  en  ont  été  les  mo- 
tifs (et,  à  la  vérité,  quelquefois  le  prétexte),  on  trouvera  qu'on  l'a 
principalement  attribué  au  défaut  de  pain.  Un  intendant  doit  conti- 
nuellement réfléchir  sur  la  position  des  armées  et  supposer  les  dif- 
férons événemens  qui  peuvent  arriver,  et  ce  qu'il  y  aurait  à  faire 
pour  les  subsistances  dans  chacune  des  suppositions  :  c'est  préci- 
sément là  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  la  guerre,  mais  ce  n'est 
qu'en  s'en  occupant  qu'on  parvient  à  s'instruire.  » 

C'était  là,  assurément,  une  manière  très  élevée  de  concevoir  les 
devoirs  de  l'intendance,  mais  on  voit  clairement  la  conséquence. 
Puisque,  pour  bien  faire  son  métier,  l'intendant  doit  tout  prévoir, 
le  plus  court  est  de  lui  faire  tout  savoir  et,  de  là,  il  n'y  a  qu'un 
pas  à  prendre  sur  tout  son  avis.  Aussi,  c'est  bien  ainsi  que  Duver- 
nay  l'entendait  ;  mais  pour  laire  accepter  un  droit  de  contrôle  si 
étendu  (comme  la  suite  des  laits  fera  voir  qu'en  plus  d'une  occa- 
sion il  y  réussit),  tous  les  talens  du  monde  n'auraient  pas  suffi.  Il 
fallait  y  joindre  l'influence  dominante  de  l'argent  sur  un  gouverne- 
ment qui  en  avait  besoin ,  et  c'était  ce  ressort  principal  dont  les 
deux  frères  Paris  avaient  trouvé  moyen  de  se  réserver,  entre  eux 
deux  et  à  peu  près  à  eux  seuls,  la  disposition.  Par  les  fonctions 
mêmes  de  son  office,  Paris  de  Montmartel  était  chargé  de  pourvoir 
au  mouvement  des  fonds,  ce  service  important  auquel  font  face 
aujourd'hui  les  coraptes-courans  de  la  Banque  et  ceux  des  tréso- 
riers-payeurs-généraux. Suivant  qu'il  ouvrait  avec  plus  ou  moins 
de  libéralité  sa  caisse  (par  des  avances  toujours  largement  rétri- 
buées), le  trésor  de  l'armée  se  trouvait  aussi  rempli  avec  plus  ou 
moins  d'abondance  ou  de  facilité.  Duvernay,  lui-même,  ne  refusait 
pas  de  mettre  en  dehors  des  millions  de  sa  propre  fortune  pour 
assurer  la  substance  de  l'armée  dans  des  momens  critiques  où  le 
succès  d'une  opération  qu'il  avait  connue  et  approuvée  était  en 
question.  De  là  l'extrême  importance  que  tous  les  généraux  met- 
taient à  vivre  en  bons  rapports  avec  lui  et  à  ne  pas  faire  un  pas  sans 
s'être  assuré  de  son  concours.  De  là  aussi  le  prix,  non  moins  grand, 
que  tous  les  ministres  attachaient  à  ne  confier  les  commandemens 
qu'à  ceux  qui  savaient  se  ménager  cette  précieuse  amitié  ;  si  on 
eût  imprudemment  froissé  celui  qui  tenait  à  certains  jours  le  nerf 
de  la  guerre  entre  ses  mains,  il  aurait  pu  mettre  tout  le  monde 
TOME  xcvm.  —  1890.  21 


322  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

dans  l'embarras  en  se  retirant  sous  sa  tente,  dans  sa  belle  villa  de 
Plaisance,  où  on  ne  l'aurait  pas  laissé  languir  longtemps.  C'est  une 
menace  dont  il  savait  faire  usage  dans  l'occasion.  Je  ne  connais 
pas  de  meilleure  preuve  de  cette  puissance  financière  croissante 
que  j'ai  dû  signaler  et  qui,  bien  qu'elle  se  soit  fait  sentir  dans 
tous  les  temps,  ne  s'était  pas  encore  affichée  avec  une  si  orgueil- 
leuse ostentation. 

Le  père  de  M™^  de  Pompadour  avait  été  commis  dans  les  bureaux 
de  Duvernay  et  lui-même  avait  contribué  d'abord  au  mariage,  puis 
à  l'élévation  de  la  fille  ;  Plaisance  et  Étioles  étaient  restées  deux 
demeures  tenues  sur  le  même  pied,  fréquentées  par  les  mêmes 
visiteurs,  en  relations  afïectueuses  et  quotidiennes  (1).  Je  n'ose- 
rais affirmer  que  c'est  à  cette  intimité  entre  la  favorite  et  le  grand 
fournisseur  que  fût  due  une  répartition  de  commandemens  pour 
cette  campagne  de  17/i6,  dont  le  maréchal  de  Saxe,  obligé  de  la 
subir,  ne  craignit  pas  de  se  plaindre  assez  haut.  La  vérité  est  que 
jamais  choix  ne  parurent  plus  dictés  par  la  faveur,  et,  depuis  de 
longues  années,  les  troupes  françaises  n'avaient  vu  autant  de  princes 
à  leur  tête.  Il  y  avait  d'abord  le  prince  de  Conti,  à  qui,  comme  je 
l'ai  dit,  on  avait  fait  don  d'une  armée  absolument  indépendante, 
grossie  en  outre  par  un  détachement  de  l'armée  royale.  Venait 
ensuite  le  comte  de  Glermont,  cadet  de  la  maison  de  Condé,  qui 
consentait  bien  à  servir  sous  les  ordres  du  maréchal,  mais  à  la  con- 
dition de  commander  lui-même  à  un  corps  d'armée  tout  entier  : 
puis  le  duc  de  Chartres  et  tous  les  petits-fils  légitimés  de  Louis  XIV, 
duc  de  Penthièvre,  prince  de  Dombes,  comte  d'£u,  chacun  préten- 
dant à  remplir  un  poste  où  il  eût  occasion  de  se  signaler  et  mena- 
çant de  se  retirer  si  on  ne  lui  donnait  pas  satisfaction.  Maurice, 
tiré  de  droite  et  de  gauche,  ne  savait  auquel  entendre.  Encore  s'il 
se  fût  agi  de  marcher  tout  de  suite  à  une  action  vive  et  décisive, 
il  aurait  pu  se  flatter  d'entraîner  tout  ce  beau  monde,  comme  à 
Fontenoy,  et  d'enlever  la  victoire  par  l'élan  d'une  fougue  valeu- 
reuse. Mais  les  conditions  modestes  que  lui  imposait  la  poHtique 
adoptée  à  Versailles  ne  lui  permettaient  pas  de  courir  ainsi  après 
un  coup  d'éclat.  Ne  pouvant  aller  chercher  l'armée  alliée  sur  la 
limite  de  la  frontière  hollandaise  (où  elle  se  concentrait  lentement), 
de  crainte  d'être  entraîné  à  sa  suite  sur  le  territoire  qu'il  avait  ordre 
do  respecter,  il  voyait  bien  que  toute  son  action  allait  se  borner  à 
compléter  la  conquête  des  Pays-Bas,  en  faisant  le  siège  de  toutes 


(1)  Dans  quelques-uns  des  rares  billets  qu'on  ait  conservés  de  M'"*  de  Pompadour, 
on  voit  que  son  intimité  avec  Paris-Duvemay  était  si  grande  qu'elle  lui  donne  cou- 
ramment le  surnom  familier  de  mon  cher  nigaud. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  323 

les  places  encore  détenues  par  les  garnisons  autrichiennes.  Or  de 
toutes  les  opérations  de  guerre,  aucune  ne  répugne  plus  que  les 
longs  travaux  de  siège,  à  la  A^ivacité  du  tempérament  français. 
Nulle  part  plus  que  dans  la  tranchée,  otficiers  et  soldats  ne  se 
liyrent  volontiers  aux  murmures,  au  découragement,  à  l'indisci- 
pline. Maurice  ne  savait  qu'inventer  pour  tromper  l'agitation 
stérile  et  bruyante  des  nobles  auxiliaires  qu'on  lui  avait  donnés. 

«  Je  vois,  écrivait-il  à  son  ami  Folard,  qui  s'étonnait  de  la  len- 
teur et  de  l'hésitation  de  ses  premiers  mouvemens,  que  nous  pen- 
sons de  même  sur  ce  qu'il  y  avait  à  faire  après  l'abandon  que  les 
ennemis  avaient  fait  de  leur  position  derrière  le  Nethe,  et  je  n'y 
aurais  pas  manqué  si  j'avais  été  seul..,  mais  je  ne  sais  si  vous 
savez  ce  que  c'est  qu'une  armée  de  cour  et  tous  les  inconvéniens 
qu'elle  entraîne.  Je  détache  de  cette  armée  quarante  bataillons  et 
cinquante  escadrons  pour  faire  l'investiture  de  Mons.  Ce  siège  se 
fera  sous  les  ordres  de  M.  le  prince  de  Conti,  dont  Dieu  bénira  les 
inspirations.  Quant  à  moi,  je  compte  me  tirer  d'affaire,  je  ne  dis 
pas  avec  peu,  car  cette  armée  est  encore  formidable,  mais  couvrir 
les  places  que  nous  avons  conquises  et  empêcher  qu'on  interrompe 
le  cours  de  nos  }>rogrès,  ne  laisse  pas  que  de  faire  une  opération 
considérable.  Quant  à  la  pohtique,  je  n'en  parlerai  pas,  gens  plus 
habiles  que  moi  s'en  mêlant  (I).  » 

Et  presque  à  la  même  date,  il  écrivait  au  roi  de  Prusse,  qui  lui 
demandait,  tout  en  le  comblant  d'éloges,  de  lui  expliquer  la  timi- 
dité de  ses  opérations.  —  «Ce  n'est  pas  par  amour-propre,  mais 
par  obéissance  que  j'ai  l'honneur  de  me  conformer  aux  ordres  que 
Votre  Majesté  veut  bien  me  df.înner,  et  que  je  vous  rends  compte, 
sire,  des  opérations  de  l'armée  qu'il  a  plu  à  Sa  Majesté  très  chré- 
tienne de  me  confier...  Votre  Majesté  sait  bien  que  le  parti  mili- 
taire est  toujours  soumis  à  la  pohtique.  Aussi  je  me  flatte  que 
Votre  Majesté  ne  m'attribuera  pas  les  fautes  qui  pourront  être  faites 
pendant  le  cours  de  cette  campagne  (2).  » 

Il  fallait  donc  essayer  de  prévenir  cet  ennui  du  repos  forcé  que 
Frédéric,  on  l'a  vu,  regardait  comme  si  dangereux  pour  une  ar- 
mée française,  mais  plus  nuisible  encore  pour  une  armée  de  cour 
que  pour  tout  autre.  Ce  fut  dans  cette  pensée  que  Maurice  imagina 

(1)  Saxe  à  Folard,  5  mai  1746. —  (Ministère  de  la  guerre.)  —  Frédéric  dit  dans  l'His- 
toire de  mon  temps  :  «  La  présence  du  roi  et  de  ses  ministres  fut  un  surcroît  d'em- 
barras pour  le  comte  de  Sa.\o  et  une  charge  pour  l'armée.  Les  courtisans  remplissaient 
le  camp  d'intrigues  et  contre-carraient  les  desseins  du  général.  Le  général  et  une  cour 
aussi  nombreuse  demandaient  chaque  jour  dix  mille  rations  pour  les  chevaux  et  les 
équipages.  » 

(2)  Le  maréchal  de  Saxe  à  Frédéric,  19  mai  1746.  —  (Lettres  et  mémoires  du  ma- 
réchal de  Saxe,  t.  m,  p.  200.) 


324  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'enrôler  et  d'attacher  à  sa  suite  une  troupe  de  comédiens  devant 
dresser  son  théâtre  et  donner  des  représentations  dès  que  l'on 
camperait  quelque  part.  Pour  réaliser  ce  dessein  original,  il  eut 
le  bonheur  de  mettre  la  main  sur  une  troupe  d'opéra-comique  qui 
venait  d'avoir  à  Paris  un  succès  de  vogue,  et  dont  le  directeur, 
Favart,  était  lui-même  auteur  de  plusieurs  pièces  goûtées  du  pu- 
blic. Les  boufions  italiens,  ayant  le  privilège  défaire  rire  les  Pari- 
siens, s'étaient  plaints  de  la  concurrence,  et  Favart  venait  de  se 
voir  interdire  le  droit  de  divertir  la  capitale.  Maurice,  toujours  au 
courant  de  ce  qui  se  passait  dans  les  coulisses,  lui  offrit  de  venir 
chercher  à  l'armée  un  asile  dont  personne  ne  songerait  à  le  faire 
partir.  Les  mécontens,  les  malicieux  ne  manquèrent  pas  de  plai- 
santer sur  le  soin  qu'il  mettait  à  se  procurer,  même  en  campagne, 
le  genre  de  plaisirs  qu'il  avait  le  plus  goûté  dès  sa  jeunesse,  avec 
les  distractions  moins  innocentes  qu'il  n'avait  jamais  manqué  d'y 
joindre.  Les  railleries  surtout  allèrent  leur  train  quand  on  vit  arri- 
ver Favart  avec  sa  compagnie  ambulante,  y  compris  une  jolie  pe- 
tite actrice  connue  sur  les  planches  sous  le  nom  de  la  Chantilly, 
qu'il  venait  d'épouser  et  dont  il  semblait  fort  épris.  On  ne  se  fit 
pas  faute  de  remarquer  que  le  maréchal  parut  tout  de  suite  s'occu- 
per de  la  femme  tout  autant  que  du  mari.  Je  suis  loin  de  me 
porter  garant  d'une  pureté  d'intention  que  la  suite  de  ses  relations 
avec  le  ménage  Favart  permet  assurément  de  mettre  en  doute. 
Mais  je  n'en  suis  pas  moins  porté  à  croire  que  la  pensée  de  laire 
prendre  patience  à  une  jeune  noblesse  indocile,  pendant  les  longues 
journées  d'attente  auxquelles  il  devait  la  condamner,  ne  fut  point 
étrangère  à  une  idée  jusque-là  sans  exemple.  Tout  n'était  pas  de 
sa  part  mensonge  et  vain  prétexte  quand  il  écrivait  à  Favart  ces 
mots  dont  le  comédien  auteur  pouvait  encore  bien  longtemps  après, 
et  malgré  tous  les  déboires  qu'il  avait  dû  essuyer,  s'enorgueillir 
complaisamment  dans  ses  mémoires.  —  u  Je  vous  ai  choisi  de 
préférence  pour  vous  donner  le  privilège  exclusif  de  la  comédie. 
Je  suis  persuadé  que  vous  ferez  tous  vos  eflbrts  pour  la  rendre 
florissante.  Mais  ne  croyez  pas  que  je  la  regarde  comme  un  simple 
objet  de  divertissement  :  elle  entre  dans  mes  vues  politiques  et 
dans  le  plan  de  mes  opérations  miUtaires  (1).  » 

Fier  de  cette  confidence  et  un  peu  gonflé  de  son  importance, 
Favart  fit  assez  de  diligence  pour  que  son  théâtre  fût  monté  et 
pût  donner  sa  première  représentation  à  Bruxelles,  le  jour  même 
où  Maurice  y  vint  reprendre  son  commandement.  Le  maréchal  ne 
manqua  pas  de  venir  prendre  place  parmi  les  spectateurs  et  au 

(1)  Mémoires  de  Favart,  t.  m ,  p.  22. 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  325 

moment  où  il  parut,  on  entendit  un  coup  de  tonnerre,  puis  l'acteur 
qui  était  en  scène  entonna  ce  détestable  couplet  de  facture  : 

Est-ce  là  notre  général 

Que  ramène  Bellone  ? 

Eh  !  oui,  c'est  le  grand  maréchal. 

C'est  lui-même  en  personne, 

Non;  je  le  vois  à  ses  regards, 

C'est  le  dieu  de  la  guerre, 

Et  Jupiter  annonce  Mars 

Par  un  coup  de  tonnerre. 

«  Cet  impromptu,  ajoute  Favart,  fut  transcrit  par  tout  le  monde 
avec  empressement.  On  le  porta  au  maréchal,  qui  était  à  dîner 
avec  les  officiers  généraux.  On  m'envoya  chercher.  Un  plaisant 
demanda  ce  qu'un  poète  comme  moi  venait  faire  à  l'armée.  Je  ré- 
pondis que  je  venais  chanter  les  exploits  de  nos  généraux  et  chan- 
sonner  les  ennemis... Le  comte  de  Saxe,  qui  connaissait  le  caractère 
de  notre  nation,  savait  qu'un  couplet  de  chanson,  une  plaisanterie 
faisait  plus  d'efïet  sur  l'âme  ardente  des  Français  que  la  plus 
belle  harangue.  Il  m'avait  intitulé  le  chansonnier  de  l'armée,  chargé 
d'en  célébrer  les  événemens  les  plus  intéressans  (1).  » 

Peu  de  jours  après  (quel  contraste!),  une  autre  cérémonie  attes- 
tait aussi,  par  un  témoignage  d'un  genre  tout  différent,  la  prise 
de  possession  de  la  capitale  de  la  Flandre  autrichienne  par  les 
armes  victorieuses  de  la  France.  C'était  le  roi  qui  arrivait  et  qui, 
suivant  l'usage  observé,  nous  dit  Luynes,  dans  toutes  les  villes  con- 
quises, mettait  pied  à  terre  devant  la  cathédrale,  où  un  Te  Deimi 
devait  être  chanté.  L'archevêque,  le  cardinal  d'Alsace  appartenant 
à  l'ancienne  famille  d'Henin,  dut  attendre  et  haranguer  le  souve- 
rain vainqueur  sur  la  porte  de  son  église.  Son  langage  (dans  cette 
occasion  si  délicate,  pour  un  sujet  resté  fidèle  de  Marie-Thérèse), 
fut  plein  de  tact  et  de  dignité  chrétienne.  —  «  Sire,  dit-il,  le  dieu 
des  armées  est  aussi  le  père  des  miséricordes  :  tandis  que  Votre 
Majesté  lui  rend  des  actions  de  grâces  pour  ses  victoires,  nous 
lui  demandons  de  les  faire  cesser  heureusement  par  une  paix 
prompte  et  durable.  Le  sang  de  Jésus-Christ  est  le  seul  qui  coule 
sur  nos  autels;  tout  autre  nous  alarme;  un  prince  de  l'église  peut 
sans  doute  avouer  cette  crainte  devant  un  roi  très  chrétien.  C'est 
dans  ces  sentimens  que  nous  allons  entamer  le  Te  Deiim  que 
Votre  Majesté  nous  ordonne  de  chanter.  » 

Dès  le  lendemain,  il  fallait  ouvrir  la  campagne  sur  le  terrain 
ingrat  et  limité  où  on  avait  ordre  de  la  reniermer.  Maurice  fit  de 

(1)  Mémoires  de  Favart,  t.  i,  p.  4. 


326  REMJE   DES   DEUX   MONDES. 

son  mieux  pour  satisfaire  les  ardeurs  piincières  dont  la  tutelle  im- 
portune lui  était  confiée.  Tandis  que  Conli,  ramenant  toute  son 
armée  par  Maubeuge  et  Thionville  dans  le  Hainaut,  venait  mettre 
au  sud  de  Bruxelles  le  siège  devant  Mons,  l'armée  royale,  ma- 
nœuvrant dans  le  nord  et  reloulunt  les  troupes  alliées  qui  recu- 
laient devant  elle  sans  l'attendre,  allait  tenter  à  Anvers  une  opéra- 
tion du  même  genre  dont  la  direction  dut  être  confiée  au  comte 
de  Glermont.  Mais  la  marche  n'était  pas  commencée  que  déjà  le 
prince  et  le  maréchal  ne  pouvaient  plus  s'entendre.  Ce  n'est  pas 
que  Glermont  fût,  comme  son  cousin  Conti,  un  ambitieux  à  hautes 
prétentions,  voulant  en  faire  à  sa  tête  et  n'obéir  à  personne.  C'était 
au  contraire  un  bon  vivant,  ne  songeant  guère  qu'à  lire  et  à 
s'amuser  ;  il  y  avait  en  lui  un  mélange  de  quahtés  ou  de  vices, 
comme  on  voudra,  très  singulier  à  rencontrer  chez  un  cadet  de 
maison  royale,  destiné  de  bonne  heure  à  l'état  ecclésiastique,  qui 
avait  porté  longtemps  le  petit  collet  et  jouissait  encore  de 
200,000  livres  de  rente  du  chef  de  l'abbaye  de  Saint-Germain-des- 
Prés,  dont  il  avait  la  commende.  Get  étrange  abbé,  après  avoir 
rempli  Paris  du  bruit  des  hauts  faits  d'un  hbertinage  élégant,  et 
mangé  le  bien  de  l'église  et  des  pauvres,  avec  la  Gamargo,  la  Du 
Luc  et  toutes  les  filles  de  joie  en  renom,  avait  obtenu,  depuis 
detLX  ans  déjà,  la  permission  d'endosser  l'uniforme  sans  quitter 
ses  bénéfices.  Bien  que  ce  nouvel  état  lui  plût  infiniment  mieux 
que  le  premier,  il  n'y  portait  pas  beaucoup  plus  de  sérieux.  Faisant 
très  bien  son  devoir  au  jour  du  péril,  commandant  même  au  besoin 
avec  sang-froid  et  habileté,  il  n'en  conthmait  pas  moins  à  réunir 
sous  sa  tente,  où  il  tenait  table  ouverte,  un  jeune  état-major  dos 
plus  gais,  dont  les  propos,  méconnaissant  toutes  les  convenances  et 
aussi  libres  que  dans  un  souper  de  cabaret  à  Paris,  ne  respec- 
taient personne  et  le  général  en  chef  moins  que  tout  autre.  G'était 
là  surtout  qu'on  s'amusait  tout  haut  des  faiblesses  galantes  du 
maréchal,  dont  assurément  en  pareille  compagnie  on  ne  lui  faisait 
pas  un  grand  crime,  mais, dont  on  lui  reprochait  de  ne  pas  choisir 
les  objets  avec  un  goût  assez  déhcat.  On  riait  de  son  pencJiant 
pour  les  beautés  faciles  et  aussi  de  son  accent  étranger,  de  sa  façon 
de  parler  originale,  qui  avait  le  tort  de  ne  pas  ressembler  au  ton 
des  cercles  et  des  salons  à  la  mode.  On  le  tournait  même  au  be- 
soin en  caricature.  —  «  Qu'il  est  donc  fâcheux,  disait  un  de  ces 
petits-maîtres,  d'obéir  à  l'homme  de  la  cour  qui  a  le  moins  d'es- 
prit! » 

L'écho  de  ces  légèretés  indécentes  ne  pouvait  manquer  d'arriver 
aux  oreilles  du  maréchal,  qui  n'était  pas  d'humeur  endurante  sur 
ce  qui   touchait  à  la  dignité  du  commandement,  et  moins  que 


ÉTDDES   DIPLOMATIQUES.  327 

jamais  peut-être  quand  il  sentait  que  les  traits  l'atteignaient  à  son 
côté  faible.  11  prit  la  plaisanterie  en  très  mauvaise  part  ;  et  la  ven- 
geance qu'il  en  tira  ne  fut  peut-être  ni  digne,  ni  prudente.  11  dimi- 
nua graduellement  les  forces  qu'il  mettait  aux  ordres  de  Clermont 
de  manière  à  le  réduire  (il  le  disait  lui-même)  à  l'état  d'un  cain- 
taine  de  partisans.  Clermont  sentit  le  coup  et,  malgré  son  humeur 
habituellement  accommodante,  ne  put  le  supporter  de  sang-froid. 
Il  déclara  très  haut  qu'il  allait  partir,  ne  pouvant  se  laisser  traiter 
de  la  sorte  par  un  bâtard  étranger.  Chacun  savait  où  il  irait  en 
débarquant  à  Versailles,  car  il  était  en  correspondance  habituelle 
avec  AP^  de  Pompadour,  à  qui  il  avait  promis  d'envoyer  régulière- 
ment des  nouvelles  du  roi. 

Par  bonheur,  au  nombre  des  coupables,  il  en  était  un,  le  jeune 
marquis  de  Valions,  qui,  peut-être  aussi  prompt  que  les  autres  à 
parler  après  boire,  sentait  mieux,  une  fois  les  fumées  du  vin 
dissipées ,  le  danger  des  coups  de  langue.  Il  représenta  au 
prince,  qu'étant  un  militaire  d'occasion,  quitter  brusquement 
l'armée,  à  la  veille  d'une  action,  était  un  parti  qui  ne  lui  ferait 
pas  assez  d'honneur  pour  avancer  ses  affaires  et  qu'il  ne  lui 
(j  resterait  ensuite  qu'à  se  retii'er  dans  son  abbaye.  Il  finit  par  le 
décider  à  écrire  au  maréchal  pour  se  défendre  d'avoir  tenu  les 
propos  qu'on  lui  prêtait.  Valfons,  ayant  combattu  auprès  du 
maréchal,  à  Fontenoy,  restait  assez  bien  avec  lui  :  il  se  chargea  de 
faire  la  remise  de  la  lettre  ;  mais  s'il  avait  été  ditBcile  de  la  faire 
écrire,  il  le  fut  encore  plus  de  la  faire  lire.  Dès  que  le  maréchal  le 
vit  entrer  :  a  Que  me  veut  ton  prince,  lui  dit-il,  a-t-il  un  mouve- 
ment des  ennemis  à  me  faire  connaître?  »  —  «  Monsieur  le  ma- 
réchal, dit  Valfons,  il  vous  souhaite  le  bonjour.  »  —  «  Dis  plu- 
tôt qu'il  souhaite  que  le  diable  m'emporte,  »  et  prenant  le  papier, 
il  le  jetait  loin  de  lui,  sans  vouloir  le  décacheter,  ni  l'ouvrir.  A 
force  d'insister,  Valfons  obtint  pourtant  la  permission  d'en  faire 
lecture,  les  termes  en  étaient  polis  et  bien  tournés  :  le  visage  du 

I  maréchal  fut  rasséréné.  Mais  à  aucun  prix,  il  ne  voulait  répondre  : 
«  Je  ne  veux  pas,  disait-il,  être  le  pédagogue  éternel  des  princes  ; 
il  faudrait  que  je  lui  dise  qu'il  a  mal  fait  :  on  a  beau  être  prince  du 
sang,  il  faut  savoir  se  taire  et  respecter  le  choix  du  roi.  »  Valfons 
rappela  alors  que  le  maréchal,  lui-même,  pour  opérer  un  fourrage 
qu'il  avait  ordonné,  aurait  à  se  rendi-e  dans  le  voisinage  du  quar- 
tier où  campait  le  prince  et  pourrait  s'y  arrêter  pour  dîner.  — 
«  Non,  dit  le  maréchal,  je  ne  dîne  pas  chez  les  gens  qui  s'égaient 
âmes  dépens.  »  —  Le  lendemain  pourtant  le  fourrage  eut  lieu,  et 
Valfons,  servant  de  guide  au  maréchal,  l'égara  sans  peine  à  l'entrée 
de  la  nuit,  de  manière  à  se  trouver  devant  le  logis  du  prince,  où 


328  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  dîner  était  préparé.  Vu  l'heure  avancée,  il  fallut  bien  entrer  et] 
s'y  asseoir.  Le  repas  était  bon  et  bien  servi  :  le  maréchal  fut  mis! 
à  la  première  place,  le  prince  s'asseyant  à  sa  gauche  :  on  ne  parla 
pas  de  l'alïaire  de  la  veille,  et  tout  se  passa  de  bonne  grâce.  En 
sortant  seulement,  Valfons  dit  à  l'oreille  de  Maurice  :  —  «  Vous 
voyez  bien,  monsieur  le  maréchal,  qu'on  vous  trompait  et  que 
M.  de  Glermont  est  de  vos  amis.  »  —  «  C'est  bon,  c'est  bon,  reprit 
Maurice,  nous  nous  aimons  beaucoup,  mais  surtout  au  feu.  » 

Peu  de  jours  après,  le  corps  de  Glermont  fut  reconstitué,  porté  à 
j 2, 000  hommes  avec  vingt  pièces  de  canon,  et  300  servans  d'ar- 
tillerie, et  le  siège  d'Anvers  put  commencer  dans  de  bonnes  condi- 
tions (1). 

Glermont  remercia  le  maréchal  avec  une  effusion  peut-être 
sincère.  «  Quand  vous  me  connaîtrez  mieux,  lui  écrivait-il,  vous 
verrez  que  je  ne  suis  ni  avantageux,  ni  intrigant,  ni  étourdi; 
que  je  ne  connais  pas  de  dessous  et  que  je  m'attache  sincère- 
ment à  ceux  qui  ont  de  l'affection  pour  moi.  »  Mais  en  atten- 
dant, pour  ne  plus  être  exposé  à  se  retrouver  dans  l'embar- 
ras, il  prenait  acte  auprès  de  M™®  de  Pompadour  de  la  marque 
de  confiance  qui  lui  était  donnée,  et,  par  une  flatterie  déli- 
cate, il  l'entretenait  de  détails  militaires  qu'elle  n'était  sûrement 
pas  en  état  de  comprendre.  «  —  A  présent,  disait-il,  que  le  roi  m'a 
lait  la  grâce  de  me  détacher  avec  un  corps  pour  laire  le  siège  de 
la  citadelle  d'Anvers,  je  vous  prie  d'en  agréer  les  nouvelles.  Cette 
citadelle  se  défend  par  un  feu  assez  raisonnable,  parce  que,  vou- 
lant ménager  la  ville  d'Anvers,  je  n'ai  pas  un  grand  front  d'attaque 
et  que  les  ennemis  portent  toutes  leurs  délénses  sur  ma  tranchée. 
Si  j'avais  eu  la  liberté  d'attaquer  par  l'esplanade  de  la  ville  et  par 
le  côté  de  l'Escaut  aussi  bien  que  par  celui-ci,  mon  opération  en 
aurait  été  plus  prompte;  malgré  cela,  je  fais  mon  possible  pour 
que  ceci  aille  bien,  et  je  puis  vous  dire,  madame,  que  je  chemine 
promptement,  vu  la  gêne  dans  laquelle  je  suis...  Ce  que  j'ai  à 
vous  mander  qui  m'intéresse  plus  que  tout,  c'est  que  le  roi  est  gai 
et  se  porte  à  merveille.  Je  vous  demande  la  permission  de  vous 
écrire  quelquefois  pour  vous  demander  de  vos  nouvelles.  Je  vous 
prie  d'être  persuadée  que  je  m'y  intéresse  infiniment.  Ne  doutez 
pas,  madame,  du  respect,  de  la  reconnaissance  et  de  l'attachement 
que  je  vous  ai  voués  :  ces  sentimens  sont,  je  vous  assure,  invio- 
lables. »  —  Et  pour  plus  de  sûreté,  il  écrivait  aussi  à  Paris-Duver- 
nay  :  «  Principauté  à  part,  si  j'étais  un  homme  à  ne  point  vouloir 
relâcher  aucune  des   troupes  qu'on  m'aurait  confiées  qu'à  mon 

(1)  Souvenirs  du  marquis  de  Valfons,  p.  156-165. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  329 

corps  défendant  et  après  de  longues  discussions,  on  aurait  raison 
de  ne  m'en  donner  qu'à  lèche-doigt;  mais  comme  je  ne  pense,  ni 
ne  songe  et  ne  désire  que  le  bien  du  service,  on  doit  me  confier  les 
troupes  sans  crainte  et  avec  la  certitude  que  je  serai  toujours  en 
état  de  les  rendre  (1).  »  Du  reste,  le  siège  d'Anvers  marchant  bien 
et  la  citadelle  se  rendant  au  bout  d'un  mois,  il  n'y  eut  plus  lieu  à 
récriminations  de  part  ni  d'autre. 

Avec  l'autre  prince,  chargé  de  l'autre  siège,  les  difficultés  fu- 
rent plus  grandes  encore  et  beaucoup  moins  heureusement  termi- 
nées. D'abord  Mons,  mieux  fortifié,  mieux  défendu  ou  moins  ha- 
bilement attaqué  qu'Anvers,  mit  plus  longtemps  à  se  rendre.  Puis, 
lorsqu'enfin,  au  bout  de  deux  mois,  la  citadelle  eut  capitulé,  la  si- 
tuation militaire  avait  fait  un  grand  pas.  Les  alliés,  ayant  reçu,  soit 
d'Angleterre,  soit  d'Autriche,  tous  les  renforts  qu'ils  pouvaient 
attendre,  se  mettaient  aussi  en  mouvement  et  débouchaient,  sous 
les  ordres  du  prince  de  Lorraine,  entre  Hasselt  et  Maëstricht,  par 
la  frontière  de  Hollande,  avec  des  intentions  agressives.  Leur  des- 
sein était,  visiblement,  d'abord  de  couvrir  Namur,  dernière  place 
(mais  très  importante)  qu'ils  possédaient  encore  sur  le  cours  de  la 
Meuse,  puis  de  passer  entre  les  deux  armées  françaises,  rejetant 
celle  de  Gonti  sur  la  France  et  interrompant  les  communications  de 
l'armée  royale.  Si  ce  double  résultat  était  atteint,  Bruxelles  pouvait 
être  repris  et,  Maurice  se  voyant  obligé  de  se  replier  précipitam- 
ment pour  ne  pas  être  séparé  de  la  France,  toute  la  province  était 
reconquise.  Maurice  n'hésita  donc  pas  à  se  porter  immédiatement 
avec  toutes  ses  forces  au-devant  de  l'ennemi.  Laissant  le  roi  retour- 
ner en  France,  pour  assister  aux  couches  de  la  dauphine,  il  quitta 
Bruxelles  lui-même  et  vint  à  la  rencontre  du  prince  de  Lorraine 
pour  lui  barrer  le  chemin  de  Namur.  Les  deux  armées  se  firent  face 
sur  les  rives  du  Mehaigne,  petit  affluent  de  la  Meuse.  Une  action 
décisive  pouvait  être  engagée  d'un  jour  à  l'autre.  Maurice  pria 
instamment  Gonti  (il  n'avait  pas  d'ordre  à.  lui  donner)  de  venir  le 
rejoindre  sans  délai.  L'invitation  était  d'autant  plus  naturelle  que, 
par  suite  du  mouvement  que  Maurice  venait  de  faire,  il  s'était  rap- 
proché du  théâtre  des  opérations  de  Gonti,  et  les  deux  quartiers 
généraux  n'étaient  plus  éloignés  l'un  de  l'autre  que  par  une  dis- 
tance de  quelques  lieues.  C'était  le  théâtre  où  s'était  jouée  la  par- 
tie la  plus  mémorable  de  la  guerre  de  la  succession  d'Espagne  et 
le  lieu  même  où  Marlborough  avait  infligé  à  la  France  un  des  plus 

(1)  Clermont  à  M""*  de  Pompadour  et  à  Paris-Duvernay,  mai,  juin,  juillet  1746.  — 
(Ministère  de  la  guerre.  —  Papiers  de  Condé.)  —  La  correspondance  avec  M°"=  de 
Pompadour  a  lieu  au  moins  une  fois  par  semaine. 


330  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

grands  désastres  qu'elle  eût  jamais  subis.  Ramillies  n'était  qu'^ 
quelques  lieues  du  camp  de  Maurice  ;  on  conçoit  ce  que  ce  souvenir 
ajoutait  à  la  solennité  de  ce  moment  critique. 

Conti  ne  se  pressa  nullement  de  se  rendre  à  l'appel.  Mons  à 
peine  soumis,  il  avait  mis  le  siège  devant  Charleroi  et  ne  se  sou- 
ciait pas  de  l'interrompre.  Il  se  borna  à  détacher  un  de  ses  lieute- 
nans,  le  comte  d'Estrées,  avec  douze  bataillons  et  dix  escadrons,  et 
à  l'envoyer  à  la  rencontre  du  maréchal,  pour  l'appuyer  s'il  était 
besoin.  Mais  quelle  ne  fut  pas  la  surprise  du  maréchal  lorsque,  à  la 
première  réquisition  qu'il  adressa,  le  comte  d'Estrées  exhiba  une 
instruction  du  prince  de  Conti  lui  interdisant  d'ngir,  à  moins  qu'il 
n'en  eût  reçu  de  lui  l'ordre  positif.  L'indignation  du  maréchal  de- 
vant cet  acte  de  "véritable  trahison  fut  extrême  et  il  l'exprima  au 
ministre  de  la  guerre  dans  les  termes  les  plus  vifs.  —  «  Voilà, 
disait-il,  une  chose  qui  mérite  toute  l'attention  du  roi  et  la  vôtre... 
Vous  verrez,  par  la  lettre  de  M.  le  prince  de  (lonti,  que  si  les  en- 
nemis venaient  pour  m'attaquer  (ce  qui  peut  arriver  d'un  moment 
à  l'autre),  M.  d'Estrées  serait  obligé  de  rester  spectateur  du  com- 
bat, à  moins  qu'il  n'eût  obtenu  la  permission  d'agu'  de  M.  le  prince 
de  Conti,  qui  reste  à  six  grandes  lieues  d'ici...  Cette  conduite  du 
prince  est  incompréhensible  :  je  la  cache  avec  grand  soin  à  l'ar- 
mée, afin  que  l'ennemi  l'ignore...  Je  suis  trop  bon  serviteur  du  roi 
pour  rendre  à  M.  le  prince  de  Conti  ce  qu'il  me  fait.  Je  veux  ce- 
pendant lui  en  faire  la  peur,  en  le  menaçant  de  me  retirer  au  camp 
de  Louvain,  »  c'est-à-dire  en  le  laissant  seul  en  face  de  l'armée  au- 
trichienne, qui  en  aurait  eu  aisément  laison.  Ce  n'était  qu'une  me- 
nace, et  peut-être  pas  le  meilleur  moyen  de  rappeler  à  son  devoir 
un  prince  d'un  caractère  hautain  comme  Conti,  qui  se  borna  à  lui 
répondre,  après  quelques  offres  de  concours  toujours  un  peu 
vagues  :  —  «  Si  vous  voulez  vous  en  aller  à  Louvain,  il  faut  m'en 
avertir,  pour  que  je  sauve  mon  canon.  »  Mais  le  comte  d'Argenson, 
averti  de  la  querelle,  s'en  émut  davantage.  —  «  Sa  Majesté,  écri- 
vit-il à  Maurice,  trouve  bon  que  vous  employiez  toutes  les  troupes 
pour  faire  avorter  les  projets  fastueux  que  les  alliés  ont  annoncés 
dans  toutes  les  cours  d'Europe.  C'est  en  le  présentant  sous  cet 
aspect  à  M.  le  prince  de  Conti  qu'elle  ne  doute  pas  que  ce  prince 
n'y  concoure  de  toutes  ses  forces,  en  préférant  à  l'hitérêt  même  du 
siège  dont  il  est  chargé  celui  d'en  imposer  à  un  ennemi  présomp- 
tueux, qui  ne  devrait  pas  l'être  devant  vous.  Vous  pouvez  donc 
vous  adresser  à  lui  avec  confiance;  je  connais  trop  son  amour  pour 
le  roi  et  pour  l'État  pour  être  persuadé  (sic)  que  la  confiance  qu'il 
aura  dans  la  sagesse  de  vos  avis  sera  plus  puissante  sur  lui  que  la 
crainte  d'une  retraite  sur  Louvain,  qu'il  ne  croira  jamais  que  vous 


ÉTUDES    DIPLOM/-TIQUES.  331 

ayez  pensée  sérieusement  (1).  »  Heureusement,  quand  cette  ré- 
ponse arriva,  le  siège  de  Charleroi  était  terminé  par  une  soumis- 
sion si  prompte  et  si  brusque  que  le  commandant  fut  soupçonné  de 
s'être  laissé  corrompre. 

Coiiti  parut  alors  se  décider  à  s'unir  enfin  au  maréchal,  et  il  lui 
fit  demander  un  rendez-vous  pour  le  lendemain,  2  août,  dans  des 
termes  qui  semblaient  bien  indiquer  quelques  remords  de  s'être 
fait  si  longtemps  attendre.  —  «  Si  vous  ne  pouvez  venir,  lui  écri- 
vit-il, ce  qui  serait  signe  de  combat,  j'irai  vous  rejoindre  à  tire 
d'ailes  avec  toutes  les  forces  que  je  poiu-rai  vous  amener.  » 

La  conférence  eut  lieu,  le  '2  août,  dans  la  bourgade  de  Walhem. 
Une  discussion  s'engagea  immédiatement  entre  les  deux  généraux, 
elle  fut  très  vive  et  ne  tarda  pas  à  devenir  orageuse  ;  Gonti,  si  lent  à 
se  mettre  en  mouvement  la  veille,  voulait  maintenant  agir  sans  dé- 
lai et  pousser  droit  à  l'ennemi;  ce  fut,  au  contraire,  Maurice  qui 
tint  à  rester  dans  une  imposacte  et  formidable  attitude  de  défende. 
Non  que,  s'il  eût  suivi  ses  propres  inspii-ations,  il  n'eût  été  porté, 
comme  toujours,  au  parti  le  plus  audacieux;  mais  il  connaissait  ses 
instructions  et  la  limite  qu'il  lui  était  défendu  de  franchir.  A  quoi 
bon,  dès  lors,  attaquer,  si,  même  victorieux,  il  lui  était  interdit  de 
poursuivi'e?  Il  valait  mieux  laisser  le  prince  de  Lorraine  en  face  de 
la  masse  vraiment  redoutable  qu'allaient  former  les  deux  armées 
réunies,  gêner  ses  communications  avec  la  Hollande  et  attendre 
que,  n'osant  pas  avancer  et  ne  pouvant  subsister  longtemps  sur  le 
coin  de  terre  étroit  et  promptement  épuisé  où  il  s'était  campé,  il 
prît  de  lui-même  le  paini  de  la  retraite  (2). 

Le  débat  se  prolongea  pendant  deux  jours  devant  les  états-ma- 
jors des  deux  armées,  informées  de  la  dissidence  et  attendant  l'is- 
sue avec  impatience.  Gonti  avait  pour  lui  tout  ce  qui  était  jeune  et 
bouillant,  même  dans  l'armée  de  Saxe,  la  conduite  de  Maurice, 
dont  on  ne  pénétrait  pas  le  secret,  causant  à  la  vivacité  française 
un  véritable  agacement  de  nerfs;  et  parmi  ceux  qui  ne  cachaient 
pas  leur  mécontentement,  il  fallait  compter  le  chevalier  de  Belle- 
Isle,  confident  intime  et  correspondant  régulier  du  maréchal,  son 
frère,  auquel  il  avait  soin  de  faire  connaître  tout  ce  qui  se  passait  à 

(1)  Maurice  de  Saxe  à  d'Argenson,  31  juillet  17-46.  —  D'Argenson  à  Maurice,  2  SLOÛt 
1746.  —  Gonti  à  Maurice,  l"  août  i746.  —  (Ministère  de  la  guerre.) 

(2)  C'est  en  que  le  chevalier  de  Belle-Isle  (présent  à  l'armée  comme  je  vais  le  dire) 
écrit  à  son  frère  le  4  août  pendant  la  durée  même  de  la  conférence.  —  «  Je  ne  sais  si 
les  dispositions  de  M.  le  prince  de  Conti  sont  nerveuses;  mais  il  me  paraît  que  celles 
de  M.  le  maréchal  visent  à  la  défensive,  non  que  je  pense  qu'il  la  juge  nécessaire, 
vu  la  supériorité  des  deux  armées  réunies,  mais  apparemment  parce  qu'il  la  croit  plus 
homogène  aux  dispositions  du  conseil-.  »  —  (Ministère  de  la  guerre.  —  Partie  supplé- 
mentaire.) 


332  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'armée,  et  surtout  les  fautes  ou  les  torts  vrais  et  faux  d'un 
rival  (1). 

Enfin,  de  guerre  lasse,  mais  de  très  mauvaise  grâce,  Conti  finit 
par  céder.  «  Votre  armée  étant  la  plus  nombreuse,  dit-il  à  Mau- 
rice, c'est  vous  qui  devez  décider.  »  Par  la  même  raison,  le  bon 
sens  disait  que  c'était  Maurice  aussi  qui  devait  commander;  mais 
Conti  ne  l'entendait  pas  ainsi.  —  «  Un  prince  du  sang,  disait-il, 
qui  a  patente  de  général,  ne  doit  obéir  à  personne,  pas  même  à  un 
maréchal  de  France.  »  Et  il  citait  l'exemple  du  grand  Gondé,  qui 
avait  exigé  dans  sa  dernière  campagne  que,  non-seulement  lui- 
même,  mais  son  fils,  prit  le  pas  sur  cinq  maréchaux  de  France.  Le 
débat  devenait  trop  personnel  pour  être  poursuivi  directement  entre 
les  deux  interlocuteurs,  et  Conti  se  retira  sans  annoncer  ses  inten- 
tions. Le  lendemain,  en  apprenant  qu'il  avait  demandé  à  Versailles 
la  permission  de  quitter  son  poste  et  qu'il  se  préparait  à  partir  : 

«  Âurai-je  eu  le  malheur  de  vous  déplaire,  monseigneur?  écrivit 
sur-le-champ  Maurice,  un  peu  troublé  de  cette  brusque  résolution. 
J'ai  plusieurs  choses  à  régler  auxquelles  je  ne  suis  point  préparé. 
Voudriez-vous  m'indiquer  une  heure  pour  prendre  vos  ordres  et 
vous  présenter  mes  respects?  »  —  «  J'étais  parti  en  chemin,  répli- 
qua sèchement  le  prince,  quand  j'ai  reçu  la  lettre  que  vous  m'avez 
écrite  hier.  C'est  avec  plaisir  que  j'eus  (sic)  conféré  avec  vous,  si 
je  n'avais  pas  été  embarqué.  Il  est  vrai  que  j'ai  demandé  au  roi  de 
m'en  aller;  la  façon  dont  nous  avons  été  ensemble  ne  doit  pas, 
monsieur  le  maréchal,  vous  faire  imaginer  que  je  me  plaigne  de 
vous.  »  Cette  assurance,  donnée  du  bout  des  lèvres,  ne  promettait 
rien  de  bon,  et  bien  que  Maurice  demeurât,  en  réalité,  maître  du 
terrain,  puisqu'un  ordre  ministériel  ne  tarda  pas  à  mettre  les  deux 
armées  sous  son  commandement,  il  n'en  restait  pas  moins  défiant, 
irrité  et  convaincu  qu'il  avait  désormais  à  la  cour  un  ennemi  puis- 
sant et  ne  songeant  qu'à  le  desservir.  Il  n'avait  pas  tort  d'être  in- 
quiet, car  Conti,  malgré  la  surprise  et  le  mécontentement  général 

(4)  La  correspondance  du  chevalier  avec  son  frère  est  restée  au  ministère  de  la 
guerre  avec  tous  les  papiers  du  maréchal.  Il  se  défend  beaucoup  d'avoir  pris  parti 
dans  la  querelle  de  Conti  et  du  maréchal  de  Saxe.  Mais  il  convient  que  Conti  l'avait 
entretenu  de  sa  manière  de  voir,  et  on  voit  que  dans  les  jours  qui  suivirent  l'alterca- 
tion des  deu.\  généraux,  il  craignit  lui-même  sérieusement  d'être  arrêté.  (4  et  14  août 
1746.)  —  L'impatience  de  la  conduite  de  Maurice  était  la  même  à  Paris.  Le  comte  de 
Loos,  ministre  de  Saxe  à  Paris,  écrit  le  3  août  au  comte  de  Brûhl:  —  «  Le  public  est 
extrêmement  surpris  des  nouvelles  qui  font  juger  (ainsi  que  cela  est  vrai)  que  le  ma- 
réchal a  ordre  d'éviter  d'en  venir  aux  mains  avec  les  alliés;  mais  cette  manœuvre 
n'est  pas  du  goût  de  tout  le  monde  et  d  nne  lieu  de  tenir  toutes  sortes  de  raisonne- 
mens  prématurés  sur  le  compte  du  maréchal.  —  (Loos  au  comte  de  Brûhl.  —  Archi" 
ves  de  Dresde.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  333 

que  causaient  sa  retraite  et  la  sotte  prétention  qui  la  motivait,  fut 
reçu  à  Versailles  avec  tous  les  égards  ordinaires.  Le  roi  ne  lui  té- 
moigna aucun  déplaisir,  et  on  sut  bientôt  que  M"^^  de  Pompadour, 
loin  de  lui  en  vouloir,  se  montrait  satisfaite  qu'en  faisant  cesser  de 
lui-même  la  «iivision  du  conuuandement  en  Flandre,  il  eût  ôté  au 
roi  le  motif  qu'il  donnait  habituellement  pour  se  montrer  pressé  d'y 
retourner  (1). 

Aces  sourdes  intrigues  qu'il  soupçonnait,  Maurice  fit  la  meilleure 
des  réponses.  Quinze  jours  n'étaient  pas  écoulés  que  le  prince  de 
Lorraine,  après  quelques  essais  d'attaques  aussi  timides  qu'infruc- 
tueux, se  sentant  coupé  de  la  Hollande  et  craignant  d'être  enve- 
loppé, se  décidait  à  passer  la  Meuse  avec  armes  et  bagages,  et  à 
sortir  de  Flandre  par  la  porte  du  Luxembourg.  Le  siège  de  Namur 
pouvait  commencer  sans  comir  risque  d'être  interrompu. 

II. 

Il  y  avait  plus  d'un  motif,  d'ailleurs,  pour  que  le  retour  de  Gonti, 
tout  en  donnant  lieu  à  quelques  commentaires,  passât  à  peu  près 
inaperçu  à  Versailles.  Deux  événemens  imprévus,  arrivés  coup  sur 
coup,  y  mettaient  tout  en  rumeur.  Les  couches  de  la  dauphine, 
dont  l'attente  avait  motivé  le  retour  du  roi,  avaient  eu  lieu  dans 
les  circonstances  les  plus  douloureuses.  A  peine  la  princesse  avait- 
elle  donné  le  jour  à  une  fille  qui  ne  devait  pas  vivre,  qu'on  rece- 
vait la  nouvelle  de  la  fin  subite  du  roi  d'Espagne,  son  père;  Phi- 
lippe V  succombait  à  une  attaque  d'apoplexie  qui  l'avait  frappé 
dans  son  lit,  à  côté  de  la  reine,  sans  qu'il  eût  un  instant  pour  se 
reconnaître;  et  quelques  jours  après  c'était  la  dauphine  elle-même 
qui  était  emportée,  avant  d'être  relevée  de  ses  couches,  par  un 
accident  que  rien  ne  faisait  pressentir. 

La  désolation  de  son  jeune  époux  était  extrême.  Ce  fut  aussi  une 
contrariété  générale  que  de  voir  ajourner  encore  les  espérances 
de  la  succession  royale,  qui  était  toujours  menacée  dans  la  ligne 
directe  puisqu'elle  ne  reposait  encore  que  sur  une  seule  tête.  Ce 
n'étaient  là  cependant  que  les  moindres  des  préoccupations  cau- 
sées par  ces  coups  inattendus  de  la  mort.  Un  nouveau  roi  allait 
gouverner  l'Espagne,  et  ce  n'était  pas  le  fils  d'Elisabeth  !  La  main 
saccadée  et  violente  qui  remuait  depuis  tant  d'années  la  machine 
politique  de  l'Europe  allait  donc  être  forcée  cette  fois  de  lâcher  les 
rênes.  Quel  changement!  quel  vide  dans  la  balance!  Par  quel 
poids  nouveau  serait-il  remplacé? 

(1)  Maurice  au  prince  de  Conti,  12  août.  —  Conti  à  Maurice,  13  août  1746.  —  (Mi- 
nistère de  la  guerre.  Partie  supplémentaire.)  —  Journal  de  Luynes,  t.  vir,  p.  388-391. 
—  Le  comte  de  Loos  au  comte  de  Brûhl,  17  août  1746.  —  (Archives  de  Dresde.) 


334  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Au  premier  moment,  d'Argenson  (il  s'en  confesse  dans  ses  Mé- 
moires et  il  faut  en  vérité  l'en  excuser)  éprouva  de  cette  mort  im- 
prévue une  satisfaction  qu'il  ne  prit  même  pas  la  peine  de  dissi- 
muler. C'était  pour  lui  la  délivrance:  c'était  le  trône  enlevé  à  son 
ennemie  déclarée  et  mi  cruol  déboire  pour  Noailles,  son  rival,  qui 
n'avait  rapporté  d'une  ambassade  solennelle  d'autre  profit  que  la 
faveur  d'Elisabeth  :  c'était  donc,  à  ses  yeux,  un  âge  d'or  qui  com- 
mençait pour  l'Espagne.  «  Le  gouvernement  d'Espagne,  écrivait-il 
sur-le-champ  à  Vauréal,  a  été  français  du  temps  de  Louis  XIV,  ita- 
lien le  reste  du  règne  de  Philippe  ;  il  va  devenir  castillan  et  natio- 
nal. Gomme  nous  ne  voulons  que  sa  gloire  et  sa  sûreté,  il  ne  vous 
sera  pas  difficile  d'y  être  d'autant  mieux  reçu  qu'il  sera  dirigé  par 
les  principes  qui  lui  conviennent  le  mieux.  »  Et  puis  le  nouveau  roi 
n'était-il  pas  u;î  peu  Savoyard  par  sa  mère,  sœur  de  Charles-Emma- 
nuel? «  On  prétend  qu'il  est  fort  éloigné  d'avoir  de  l'aversion  pour 
son  oncle.  »  Ne  trouverait-on  pas  occasion  de  lui  dire  un  mot  de 
ce  traité  de  Turin  tant  calomnié,  et  qu'il  serait  si  aisé  de  reprendre? 
«  Seulement,  ajoutait  d'Argenson,  en  ce  cas,  le  secret  serait  plus 
que  jamais  de  rigueur  et  une  correspondance  destinée  au  roi  seul, 
à  l'insu  du  conseil,  deviendrait  une  précaution  indispensable.  Cela 
est  devenu  malheureusement  et  indécemment  nécessaire  depuis 
quelque  temps.  »  Le  roi,  non  plus,  ne  semblait  pas  prendi'e  trop 
au  tragique  la  perte  ni  de  son  oncle,  ni  même  de  sa  belle-fille. 
«  J'en  suis  inconsolable,  écrivait-il  de  son  côté,  par  toutes  sortes 
de  raisons;  sauf  sa  timidité,  elle  eût  été  parfaite  à  sa  tête  près, 
qui  n'était  pas  ce  que  vous  aviez  dépeint  (elle  était  rousse,  et  Vau- 
réal n'en  avait  pas  prévenu),  mais  mon  fils  s'en  accommodait.  Ce 
sera  un  furieux  vide  pour  lui,  qui  était  jour  et  nuit  avec  elle;  nous 
tâcherons  de  le  lui  rendre  aussi  court  que  possible  (l).  » 

Les  pronostics  favorables  portés  sur  le  nouveau  règne,  sans  être 
complètement  démentis,  ne  tai'dèrent  pourtant  pas  à  être  assom- 
bris par  quelques  nuages.  Ferdinand  VI  (c'était  le  nom  du  succes- 
seur de  Philippe)  était  un  priuce  doux,  doué  de  sentimens  élevés 
(dont  il  fit  preuve  tout  de  suite  pai-  les  égards  qu'il  témoigna  à  la 
douairière,  sa  belle-mère),  mais  d'une  humeur  triste  et  d'un  ca- 
ractère et  d'un  tempérament  débiles.  Sa  femme,  fille  du  roi  de 
Portugal,  était  aimable,  gracieuse  quoique  laide,  mais  sujette  à 
d'étranges  caprices.  On  remarquait  en  particulier  avec  surprise 
la  faveur  qu'elle  témoignait  (sans  qu'on  pût  et  pour  cause  y 
imputer  aucun  motif  coupable)  à  un  chanteur  italien  nommé  Fa- 
rinelli  qu'elle  avait  fait  venir  de  Naples  et  qui  avait  l'art  de  calmer 

(1)  D'Argenson  à  Vauréal,  17  juillet  1746.  —  Le  roi  à  Vauréal,  26  juillet  1746. 
(Correspondance  d'Espagne.  —  Ministère  des  affaires  étrangères.) 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  335 

par  ses  accens  mélodieux  les  accès  de  mélancolie  noire  auxquels 
Ferdinand  était  sujet.  Elle  l'admettait  dans  son  intimité  et  suivait 
volontiers  les  avis  de  cet  étrange  conseiller.  Il  était  dès  lors  diffi- 
cile de  préjuger  dans  quel  sens  serait  dirigée  l'influence  assez 
grande  qu'elle  exerçait  sur  le  jeune  roi.  On  savait  seulement 
qu'elle  restait  très  attachée  à  son  ancienne  pati'ie,  et  les  relations 
des  cours  de  Londres  et  de  Lisbonne,  bien  que  momentanément  moins 
intimes,  reposaient  sur  des  intérêts  communs  et  d'anciennes  ha- 
bitudes qui  ne  perdaient  pas  leur  empire.  L'Angleterre  pouvait 
donc  trouver  de  ce  côté  une  entrée  facile  pour  les  propositions 
d'accommodement  qu'elle  ne  cessait  de  faire  par  voie  indirecte, 
dans  le  dessein  de  rompre  l'alliance  des  deux  couronnes  de  la  mai- 
son de  Bourbon.  Assurément  le  nouveau  couple  royal,  quoique  par 
des  raisons  différentes,  devait  mettre  autant  de  prix  que  le  précé- 
dent à  assurer  l'établissement  [Tomis  à  l'infant,  en  Italie  :  car  la 
présence  à  Madrid  d'un  fds  d'Elisabeth,  gendre  de  Louis  XV,  et 
mari  d'une  princesse  qui  n'était  dépourvu  elle-même  ni  d'esprit 
d'intrigue,  ni  d'ambition,  pouvait  devenir  un  embarras  dont  il  y 
avait  tout  intérêt  à  se  déli\Ter.  Mais  outre  qu'on  pouvait  se  conten- 
ter d'un  lot  plus  modeste  que  celui  qu'avait  rêvé  la  convoitise  ma- 
ternelle, le  résultat  au  lieu  d'être  conquis  l'épée  à  la  main,  avec  le 
concours  des  armes  françaises,  pouvait  être  tout  aussi  bien  obtenu 
par  une  concession  de  Marie-Thérèse,  due  à  l'intervention  du  cabi- 
net britannique. 

C'est  ce  que  Noailles,  un  instant  déconcerté,  ne  tarda  pas  à  faire 
remarquer  dans  un  mémoire  destiné  à  passer  sous  les  yeux  du  roi, 
«t  c'est  aussi  ce  que  Vauréal,  qui  connaissait  bien  le  terrain,  laissa 
tout  de  suite  entendre  à  d'Argenson,  pour  calmer  son  imagina- 
tion trop  prompte  à  se  mettre  en  campagne  :  «  J'ai  été  voir  le 
nouveau  roi,  écrivait-il  en  sortant  de  sa  première  audience,  et  je 
n'ai  pas  tardé  à  voir  qu'il  fallait  suivre  le  style  usité  en  cette  cour, 
qui  est  de  parler  en  commun  au  roi  et  à  la  reine  ;  le  roi  ne  sait 
rien  des  affaires  :  c'est  la  reine  qui  le  dit^  et  lui  dit  simplement 
qu'il  n'est  au  fait  de  rien...  C'est  Marie  qui  succède  à  Elisabeth 
plutôt  que  Ferdinand  à  Philippe...  les  Anglais  vont  se  remuer,  et 
je  crains  maintenant  que  la  paix  ne  soit  trop  facile.  »  Puis,  il  ra- 
contait qu'ayant  dû  fah'e  sa  visite  de  condoléance  à  la  reine  douai- 
rière, cette  princesse,  qui  cachait  sous  l'apparence  d'une  douleur 
conjugale  exagérée  sa  rage  intérieure,  lui  avait  dit  à  l'oreille  : 
«  Ne  vous  y  trompez  pas  ;  le  roi  est  bonasse,  mais  la  reine  hait  les 
Français,  il  n'y  en  aura  plus  ici  que  pour  les  Portugais  et  les  mu- 
siciens. »  II  est  vrai  qu'elle  venait  de  sortir  du  palais  où  elle  avait 
régné  tant  d'années  en  traversant  les  rangs  d'une  foule  dans  la- 
quelle il  y  avait,  dit  encore  Vauréal,  plus  de  contons  que  d'affligés. 


336  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

«  J'ai  vu,  ajoutait  l'ambassadeur,  bien  des  pompes  funèbres,  mais 
je  n'ai  rien  vu  qui  m'ait  fait  une  si  forte  impression  :  il  m'a  semblé 
que  c'était  un  vivant  qui  allait  à  son  propre  enterrement  (1).  » 

Enfin  quelque  temps  après,  répondant  évidemment  à  la  pensée 
trop  optimiste  exprimée  par  d'Argenson,  à  savoir  qu'il  suffirait  à 
Ferdinand  d'être  bon  Espagnol  pour  être  bon  Français:  «  Il  ne 
faut  pas  nous  y  tromper,  disait-il,  quarante-six  ans  de  règne  de 
Philippe  V  nous  ont  gagné  fort  peu  de  cœurs  espagnols  :  nous 
n'avons  plus  à  combattre  les  emportemens  d'une  reine  italienne, 
mais  une  opposition  constante  dans  toute  cette  nation.  Les  Espa- 
gnols apprennent  à  haïr  les  Français  comme  à  aimer  les  combats 
du  taureau,  et  cela  depuis  le  plus  grand  jusqu'au  plus  petit... 
même  dans  ce  qu'on  appelle  les  honnêtes  gens  et  les  dévots  qui 
sont  en  grand  nombre,  à  la  cour  il  n'y  en  a  pas  un  qui  dise  du  bien 
de  nous,  les  meilleurs  et  en  petit  nombre  sont  ceux  qui  n'en  disent 
pas  de  mal  (2).  » 

La  persévérance  du  nouveau  roi  dans  l'alliance  française  de- 
meurait ainsi  en  problème,  malgré  les  assurances  contraires  et  les 
protestations  officielles  qui  ne  firent  pas  défaut.  Il  n'était  donc  nul- 
lement sûr  qu'on  eût  gagné  au  change,  autant  que  se  l'imaginait 
d'Argenson,  et  ses  ennemis  ne  manquèrent  pas  de  faire  remarquer 
que  ce  qui  causait  le  ravissement  du  ministre  français  n'apportait 
pas  un  contentement  moindre  à  Vienne  et  à  Londres.  Là,  on  voyait 
déjà  la  France  privée  de  son  seul  allié,  et  on  poussait  de  vérita- 
bles cris  de  joie.  «  La  mort  du  roi  d'Espagne,  écrivait-on  d'Angle- 
terre, a  fait  perdre  le  peu  de  cervelle  qui  restait  ici.  »  —  «  Cette 
cour  se  flatte,  écrivait  le  représentant  de  Venise  à  Vienne,  que 
l'avènement  du  prince  des  Asturies  va  changer  toutes  les  maximes 
politiques  et  faire  cesser  les  causes  qui  troublent  l'Europe.  »  Et  le 
malheur  voulait  que  ces  prévisions  s'accréditaient  au  moment 
même  où  les  opérations  militaires  avaient  pris  en  ItaHe  un  tour 
très  fâcheux  et  où  le  doute,  répandu  sur  les  intentions  futures  du 
cabinet  de  Madrid,  ne  pouvait  amener  que  des  désastres. 

Une  bataille  importante  venait,  en  effet,  d'être  livrée  et  perdue 
sur  ce  théâtre,  laissant  les  deux  armées  alliées  plus  que  jamais  mé- 
contentes l'une  de  l'œuvre,  et  toutes  deux  dans  la  situation  la  plus 
critique.  C'était  la  conséquence  directe  de  l'étrange  et  douloureuse 
instruction  qui  réduisait  un  maréchal  de  France,  commandant  une 
grande  armée,  à  l'état  de  simple  lieutenant  d'un  infant  sans  capacité 

(1)  Vauréal  à  d'Argenson,  H,  26  juillet,  6  août  I7i6.  —  (Correspondance  d'Espagne. 
—  Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  D'Argenson  dans  ses  mémoires  confirme  ce 
que  dit  Vauréal  de  l'influence  de  la  reine  Marie-Barbe.  «  Ferdinand,  dit-il,  est  uxo- 
rius.  » 

(2)  Vauréal  à  d'Argenson,  23  août  1746. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  337 

et  sans  expérience.  Après  l'évacuation  de  Milan,  opérée  sous  Tempirc 
d'une  véritable  panique  par  l'armée  espagnole,  la  Lombardie  était 
perdue.  Les  Autrichiens,  sous  la  conduite  du  marquis  de  Botta  qui 
remplaçait  le  prince  Lichtenstein,  s'y  répandaient  sans  obstacle. 
Ce  n'eût  été  que  demi-mal,  et  le  malheur  eût  encore  été  bon  à 
quelque  chose,  si,  instruits  par  l'expérience,  l'infant  et  ses  conseil- 
lers eussent  renoncé  à  une  conquête  qui  avait  si  mal  tourné  et 
fussent  revenus  au  plan  de  concentration,  si  heureusement  suivi 
l'année  précédente.  La  raison  leur  commandait,  sinon  de  venir 
rejoindre  tout  de  suite  Maillebois,  toujours  campé  àNovi,au  moins 
de  lui  tendre  la  main  en  restant  en  observation  devant  Pavie  et  le 
long  du  cours  supérieur  du  Pô.  De  la  sorte  les  deux  armées  rap- 
prochées, au  moindre  signal,  auraient  pu  faire  face  en  commun, 
soit  à  gauche  à  un  mouvement  agressif  de  Charles-Emmanuel,  soit 
à  droite  à  la  marche  victorieuse  de  l'armée  autrichienne,  et  em- 
pêcher la  jonction  de  ces  forces  ennemies.  Ce  fut  le  sage  conseil 
de  Maillebois,  qui  n'eut  pas  le  bonheur  d'être  agréé,  l'infant  ayant 
pour  consigne  de  ne  quitter  à  aucun  prix  les  états  héréditaires  de 
sa  mère.  Aussi,  arrêtant  à  Plaisance  sa  retraite  précipitée,  il  s'ob- 
stina à  y  rester  avec  tout  son  monde  ;  il  laissait  ainsi  entre  Maille- 
bois et  lui  une  distance  longue  à  parcourir  et  un  vide  impossible 
à  combler.  Ce  ne  fut  qu'à  grand  peine  qu'on  put  obtenir  de  lui 
de  rappeler  un  détachement  qu'il  avait  déjà  aventuré  à  Parme, 
loin  de  tout  secours  possible. 

Ce  que  Maillebois  avait  prévu  ne  manqua  pas  d'arriver  :  Plai- 
sance, devenant  le  quartier-général  de  l'armée  espagnole  ainsi 
séparée  de  son  alliée,  devint  aussi,  par  là  même,  l'objectif  des 
deux  armées  piémontaise  et  autricliienne.  Sûrs  de  franchir  sans 
obstacle  l'espace  laissé  libie  devant  eux,  Emmanuel  et  Botta  se 
donnèrent  rendez-vous  sur  ce  point  naturellement  désigné  pour 
opérer  leur  réunion.  Les  Autrichiens  arrivèrent  les  premiers,  et 
leur  seule  présence  dans  les  campagnes  environnantes  fit  manquer 
tout  de  suite  de  vivres  et  de  fourrages  la  ville,  où  aucun  magasin 
n'avait  été  préparé.  Le  général  Braun,  lieutenant  de  Botta  (mais 
plus  actif  et  plus  entreprenant  que  son  chef),  déclarait  déjà  tout 
haut  que  le  siège  qui  allait  commencer  ferait  oublier  les  rigueurs 
de  celui  de  Prague.  L'infant  alors,  se  sentant  serré  de  si  près,  prit 
peur  et  envoya  à  Maillebois  l'ordre  de  détacher  de  son  armée  dix 
bataillons  et  de  les  lui  expédier,  promettant  de  faire,  moyennant 
ce  secours,  un  puissant  efïort  pour  se  dégager,  ce  qui  permettrait 
de  les  lui  ramener  et  de  les  lui  rendre. 

Maillebois  s'exécuta  à  regret,  ne  se  dégarnissant  pas  sans  crainte 
du  tiers  environ  des  forces  dont  il  pouvait  disposer.  11  laissa  par- 
TOME  xrviii.  —  1890.  22 


338  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tir  les  dix  bataillons  sous  la  conduite  du  marquis  deMirepoix.  Mais 
quelle  ne  fut  pas  sa  surprise,  lorsque  peu  de  jours  après  un  nou- 
veau commandement  lui  arrivait,  et  ce  n'était  plus  seulement  une 
fraction  de  ses  troupes,  c'était  son  armée  tout  entière  qu'on  lui 
enjoignait  d'amener  de  sa  personne  cà  Plaisance!  L'ordre  était  exprès 
et,  de  plus,  appuyé  par  une  lettre  du  marquis  de  Mirepoix,  lui  fai- 
sant savoir  qu'il  avait  trouvé  un  tel  état  de  démoralisation  dans  le 
camp  espagnol,  qu'à  moins  de  la  prompte  arrivée  du  secours  attendu, 
on  allait  capituler  et  mettre  bas  les  armes.  Pour  le  coup,  c'en  était 
trop  !  et  le  maréchal  éprouva  un  véritable  accès  de  désespoir.  C'était 
bien  la  concentration  qu'il  avait  toujours  demandée,  mais  opérée 
au  rebours  du  sens  commun.  No^i  était  la  tète  de  sa  ligne  de  com- 
munication  avec  la  France,  et  le  point  d'où  il  pouvait  cou\Tir  la 
république  de  Gênes,  notre  alliée,  dont  la  fidélité  commençait  à 
s'ébranler.  Nul  doute  que  cette  position  importante,  à  peine  aban- 
donnée par  lui,  serait  occupée  par  les  Piémontais,  et  toute  son 
armée  allait  se  trouver  ainsi  en  l'air,  sans  aucune  retraite  prépa- 
rée ni  possible  en  cas  de  revers;  aussi,  tout  en  se  mettant  en  devoir 
d'obéir  (il  n'avait  pas  le  choix),  il  voulut  au  moins  se  le  faire  dire 
à  deux  fois.  Il  se  mit  en  marche  en  sollicitant  un  contre-ordre 
qu'il  espérait  recevoir  en  chemin  :  —  «  Je  connais  trop  votre  pro- 
bité, écrivait-il  à  Mirepoix,  pour  croire  que  vous  ayez  part  à  l'avis 
qui  détermine  ma  marche.  J'espère  qu'en  bon  citoyen  et  en  homme 
sur  qui  je  puis  compter,  vous  ferez  tous  vos  efforts  pour  ramener 
l'infant  et  son  conseil  à  un  parti  plus  salutaire  pour  la  cause  com- 
mune. »  —  Vain  espoir!  une  nouvelle  lettre  du  prince  arriva  bien, 
en  effet,  mais  ainsi  conçue  :  «  Je  sens,  à  la  vérité,  que  Gênes  et 
la  communication  restent  à  découvert;  que  vos  magasins  et  les 
nôtres  sont  exposés  et  nos  malades  en  danger  d'être  pris  ;  mais  la 
situation  où  je  me  trouve  exige  absolument  votre  jonction.  »  —  Le 
maréchal  n'eut  plus  alors  d'autre  ressource  que  d'écrire  au  ministre 
de  la  guerre  pour  dégager  sa  responsabilité  des  conséquences  :  — 
«  Je  prends,  disait-il,  le  parti  d'obéir  et  d'abandonner  les  troupes 
du  roi  aux  ordres  supérieurs,  je  souhaite  qu'elles  s'en  trouvent 
bien  (1).  » 

Faisant  taire  ensuite  toutes  ses  répugnances,  le  maréchal  marcha 
avec  assez  de  diligence  pour  devancer,  devant  Plaisance,  l'arrivée 
des  Piémontais.  Charles-Emmanuel  s'attardait,  comme  il  était  aisé  de 
le  prévoir,  à  prendre  possession  des  heux  que  les  Français  aban- 
donnaient. Grâce  à  ce  retard,  dont  la  cause  était  si  fâcheuse,  Mail- 

(I)  Mirepoix  à  Maillcbois  et  Maillebois  à  Mirepoix,  5  et  6  juin  1746.  —  (Ministère 
delà  guerre.)  —  Histoire  des  campagnes  du  maréchal  de  MaiUebois  par  le  marquis  de 
Pezay,  t.  n,  p.  240.  —  MaiUebois  au  comte  d'Argenson,  8  juin  1746.  (Ministère  de  la 
guerre.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  339 

lebois  eut  au  moins  l'avantage  de  prendre  sur  lui  deux  jours 
d'avance;  c'était  juste  le  temps  nécessaire  pour  livrer  bataille  avant 
la  jonction  des  ennemis.  Mais,  dès  son  arrivée,  il  put  se  convaincre 
tout  de  suite  que  rien,  absolument  rien,  n'avait  été  préparé  pour 
une  nécessité  si  pressante.  Une  fois  le  secours  assuré  et  l'attaque 
des  Autrichiens  se  trouvant  moins  vive  au  premier  moment  qu'on 
ne  s'y  attendait,  tout  le  monde,  l'infant  tout  le  premier,  s'était  ras- 
suré :  —  «  Le  maréchal,  dit  un  récit  du  temps,  arriva  le  14  juin  avant 
midi ,  il  alla  descendre  de  cheval  à  la  porte  de  l'infant  ;  il  monta 
dans  la  salle  d'audience.  Là,  l'infant  le  fit  attendre  un  quart  d'heure 
pendant  lequel  le  maréchal  s'assit,  se  déboulonna  et  s'essuya  ;  arrive 
enfm  Son  Altesse,  qui,  s'avançant  auprès  de  M.  de  Maillebois,  lui 
dit  :  «  Ah  !  vous  voilà,  monsieur  le  maréchal.  Je  AÏens  de  là-haut, 
j'examinais  avec  la  lunette  le  camp  des  ennemis.  Ils  tirent  beau- 
coup sur  nous,  mais  il  n'y  a  que  quelques  coups  perdus  qui  vien- 
nent jusqu'à  nos  retranchemcns.  »  —  Faisant  ensuite  une  pirouette, 
il  fit  remarquer  au  maréchal  un  voile  blanc  qu'il  mettait  pour  la 
première  lois  :  —  «  Vous  voyez,  monsieur  le  maréchal,  reprit-il, 
je  me  suis  voué  au  blanc  :  je  vais  à  la  messe,  dit-il  ensuite,  repo- 
sez-vous. »  —  On  remarqua  que,  quand  le  maréchal  entra  dans  le 
palais  avec  les  officiers  français  qui  le  suivaient,  aucun  Espagnol  ne 
se  trouva  sur  son  passage  ni  à  l'audience  (1).  » 

Goûte  que  coûte,  n'ayant  à  choisir  qu'entre  les  inconvéniens  de 
l'attente  et  ceux  de  la  précipitation,  Maillebois  insista  pour  qu'on 
engageât  le  combat  dès  le  lendemain  au  point  du  jour.  Le  résultat, 
dans  de  telles  conditions,  ne  pouvait  guère  être  favorable.  La  lutte 
pourtant  fut  soutenue  sans  trop  de  désavantage  pendant  toute  la 
première  partie  de  la  journée  jusqu'au  moment  où  les  troupes 
espagnoles,  ne  pouvant  emporter,  après  plusieurs  efforts  réitérés, 
les  retranchemcns  élevés  par  les  Autricliiens,  se  découragèrent  et 
entraînèrent  dans  leur  fuite  les  bataillons  français  qui  leur  étaient 
joints.  Il  n'était  que  deux  heures  après-midi.  Maillebois  et  ses  aides- 
de-camp  avaient  déjà  reformé  leurs  troupes  et  s'apprêtaient  à  char- 
ger eux-mêmes  à  leur  tête  quand  l'infant,  effrayé  ou  trompé  par  un 
faux  avis,  donna  le  signal  de  la  retraite.  Elle  s'opéra  sans  trop  de 
désordre,  mais  en  laissant  aux  mains  des  ennemis  dix-sept  dra- 
peaux et  dix  pièces  de  canon.  La  perte  en  hommes  était  à  peu 
près  égale  des  deux  parts. 

C'était,  de  compte  fait,  depuis  le  commencement  de  la  guerre,  la 
première  victoire  qu'un  général  de  Marie-Thérèse  eût  remportée, 
en  bataille  rangée,  sur  un  général  français.  x\ussi  rien  n'égala  l'émo- 
tion de  l'impératrice  quand  un  courrier,  qu'elle  attendait  avec  im- 

(1)  Mémoire  sur  les  campagnes  d'Italie  ea  1745  et  1746.  —  Amsterdam,  1777. 


340  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

patience,  vint  lui  apporter,  après  tant  de  déceptions,  cette  joie  inac- 
coutumée. Elle  arrêta  l'officier  porteur  de  la  dépêche  au  relais  qui 
précédait  Vienne  pour  le  faire  entrer  dans  la  capitale,  en  triomphe 
au  milieu  des  acclamations  du  peuple,  dans  une  voiture  attelée  de 
douze  chevaux.  «  Voilà,  j'espère,  disait-elle  à  l'ambassadeur  de 
Venise,  de  quoi  décourager  les  gens  qui  veulent  me  laire  sortir  de 
l'Italie  (i).  » 

En  réalité,  la  position  des  Gallispans  [comme  on  les  appelait)  de- 
venait intenable.  Rester  à  Plaisance,  c'était  attendre  un  siège  avec 
toutes  les  horreurs  de  la  famine.  Mais  comment  en  sortir?  Pour 
retourner  par  où  Maillebois  était  venu,  la  voie  était  barrée  :  on  se 
trouverait  en  face  de  Charles-Emmanuel  et  des  Piémontais  déjà 
arrivés  à  Stradella,  tandis  qu'on  serait  poursuivi  en  queue  par  les 
Autrichiens  victorieux.  Dans  cette  extrémité,  chacun  perdant  la 
tète,  Maillebois  seul  garda  son  sang-froid.  Il  proposa  de  passer 
hardiment  sur  la  rive  gauche  du  Pô,  de  rentrer  ainsi  dans  le  Mila- 
nais, non  pour  y  rester,  mais  pour  remonter  le  cours  du  fleuve  et 
aller  chercher  au-delà,  ou  aux  environs  de  Pavie,  un  point  où  on 
pouvait  le  Iranchir  de  nouveau  :  on  regagnerait  ainsi  le  Pié- 
mont en  tournant  l'armée  de  Charles-Emmanuel  et  en  passant  sur 
ses  derrières.  L'idée  était  hardie,  mais  moins  téméraire  en  réa- 
lité qu'en  apparence,  car,  les  deux  armées  ennemies  étant  occu- 
pées autour  de  Plaisance,  en  leur  dissimulant  le  mouvement,  on 
avait  quelques  jours  pour  l'exécuter.  D'ailleurs  aucune  autre  issue 
n'était  ouverte  :  la  nécessité  parlait  et  se  fit  obéir. 

Français  et  Espagnols  passèrent  donc  ensemble  sur  la  rive  gauche 
du  Pô,  dans  les  derniers  jours  de  juin,  ne  laissant  dans  Plaisance 
que  les  quelques  miUiers  d'hommes  nécessaires  d'abord  pour 
masquer  leur  départ,  et  pour  que  la  ville  ne  put  être  emportée 
sans  une  résistance  d'une  certaine  durée.  Mais  ce  n'était  pas  tout 
d'avoir  fait  agréer  à  l'infant  cette  opération  hasardeuse ,  il  fallait 
encore  la  lui  faire  exécuter.  Or,  une  fois  de  retour  dans  le  Mila- 
nais, le  prince,  s'y  trouvant  plus  à  l'aise  qu'il  ne  s'y  attendait  (ce 
qai  était  assez  naturel,  puisque  le  gros  de  l'armée  autrichienne  était 
devant  Plaisance),  ne  voulait  absolument  plus  en  sortir.  Soit  timi- 
dité naturelle,  soit  répugnance  à  quitter  définitivement  les  con- 
trées dont  la  domination  lui  était  promise  et  qu'il  avait  parcourues 
l'année  précédente  en  vainqueur,  il  n'y  eut  pas  moyen  de  le  faire 
bouger.  Maillebois  s'épuisa  en  vain  en  instances  désespérées,  Luynes 
prétend  même  qu'il  se  jeta  matériellement  à  ses  genoux;  on  croira 
difficilement  que  cette  irrésolution  se  prolongea  pendant  plusieurs 
semaines.    C'était  dix  lois  plus  de  temps  qu'il  n'aurait  fallu  aux 

(1)  D'Arneth,  t.  iv,  p.  188,  189. 


I 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  341 

vainqueurs  de  Plaisance,  non-seulement  pour  être  avertis  du  mou- 
vement tournant  qui  était  médité  et  pour  s'y  opposer,  mais  pour 
presser  eux-mêmes  les  deux  armées  fugitives,  l'épée  dans  les  reins, 
et  les  réduire  soit  à  une  capitulation  honteuse,  soit  à  une  retraite 
désastreuse,  à  travers  les  défilés  des  Alpes.  Maillebois  s'attendait 
si  bien  à  cette  extrémité  qu'il  prenait  les  devans  et  envoyait  à  Paris 
sa  démission ,  la  mort  dans  l'âme  :  —  «  Je  vous  serais  obligé, 
disait-il,  de  charger  quelque  autre  d'une  besogne  véritablement 
insoutenable  pour  moi.  Il  n'est  vraiment  pas  possible  qu'un  maré- 
chal de  France  reste  commandant  de  cette  armée,  à  la  laçon  dont 
elle  et  lui  sont  traités  (1).  » 

Il  arrive  souvent  qu'on  est  sauvé  des  conséquences  de  ses  propres 
fautes  par  celles  de  ses  adversaires.  Ce  fut  le  cas  :  les  causes  de 
dissentiment  et  de  défiance  mutuelle  n'existaient  pas  seulement 
entre  Français  et  Espagnols,  Autrichiens  et  Piémontais  en  avaient 
aussi  leur  part,  et  la  victoire  commune,  comme  c'est  l'usage,  ne 
tarda  pas  à  la  laire  éclater.  Il  fut  bien  vite  évident  que  la  rentrée 
des  armées  gallispanes  dans  le  Milanais  causait  à  Charles-Emma- 
nuel et  au  marquis  de  Botta  des  impressions  très  différentes.  Pour 
le  roi  de  Sardaigne,  c'était  tout  profit  :  il  était  délivré  d'une  occu- 
pation qui  depuis  un  an  le  tenait  à  la  gorge,  et  il  donnait  volon- 
tiers congé  aux  troupes  françaises  sans  trop  s'inquiéter  s'il  passait 
à  son  voisin  lombard  le  fardeau  dont  il  était  déchargé.  L'Autri- 
chien, au  contraire,  très  contrarié  de  voir  reparaître  sur  le  territoire 
de  sa  souveraine  des  intrus  dont  il  se  croyait  délivré ,  voulait  à 
tout  prix  les  faire  ou  les  laisser  repartir,  dussent-ils  repasser  en 
Piémont.  D'ailleurs,  après  les  mauvais  bruits  qui  avaient  couru 
sur  la  foi  piémontaise,  on  savait  trop  quel  usage  Charles-i^m- 
manuel  ferait  de  sa  Uberté  pour  être  pressé  de  la  lui  rendre.  La 
perte  de  l'ennemi  commun  passait  donc  en  seconde  ligne  dans  l'es- 
prit de  chacun  des  alliés,  derrière  la  recherche  de  son  propre  inté- 
rêt, et  animés  de  vues  si  différentes,  ils  ne  purent  réussir  à  com- 
biner utilement  leurs  mouvemens.  Une  partie  seulement  des  troupes 
autrichiennes  se  joignit  aux  Piémontais  pour  donner  la  chasse  aux 
Gallispans  et  leur  fermer  l'accès  du  Pô  ;  l'autre  resta  avec  Botta 
devant  Plaisance,  laissant  ainsi  d'un  corps  d'armée  à  l'autre  une 
distance  suffisante  pour  qu'en  prenant  bien  son  moment  il  fût  pos- 
sible de  passer  entre  eux  (2). 

C'est  ce  que  Maillebois,  essayant  sur  l'esprit  de  l'infant  un  der- 

(1)  Ministère  de  la  guerre.  —  (Correspondance  d'Italie.  Juillet  17  Î6,  passim.)  —  La 
dernière  phrase  citée  est  tirée  d'une  lettre  du  comte  de  Maillebois,  fils  du  maréchal, 
au  comte  d'Argenson  son  oncle. 

(2)  C'est  M.  d'Arneth  qui  explique  par  cette  difTérence  de  vues  le  peu  de  parti  qui 
fut  tiré  de  la  victoire  de  Plaisance. 


342  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nier  effort,  eut  enfin  le  bonheur  de  lui  persuader.  11  fut  aidé  cette 
fois  d'ailleurs  dans  son  insistance  par  la  difficulté  que  l'armée  espa- 
gnole commençait  à  éprouver  à  se  nourrir  sur  un  terrain  chaque 
jour  plus  resserré.  Le  passage  du  Pô  fut  donc  tenté  le  9  août,  au 
point  heureusement  indiqué;  opérée  dans  de  telles  conditions,  cette 
manœuvre  hardie  demeure  un  des  faits  les  plus  honorables  de  nos 
fastes  militaires.  En  moins  de  vingt-quatre  heures,  les  deux  armées 
eurent  passé  de  l'autre  côté  du  fleuve,  sans  que  ni  en  amont,  au 
camp  piémontais,  ni  en  aval  où  se  trouvait  Botta,  le  moindre  éveil 
eût  été  donné.  La  marche  fut  commencée  dès  le  lendemain  pour 
rentrer  en  Piémont  par  Yoghera  et  Tortone.  Alors  seulement  Botta, 
qui  n'était  peut-être  pas  fâché  de  n'avoir  pas  été  averti  plus  tôt, 
se  mit  en  mouvement,  et  fit  mine  de  barrer  le  chemin  ;  mais  il  était 
trop  tard, et  d'ailleurs  l'attaque  des  Autrichiens  était  très  gênée  par 
le  cours  d'un  petit  affluent  du  Pô,  le  ïidon,  qui  les  séparait  de 
l'armée  en  marche.  Tout  se  borna  donc  à  une  série  de  combats 
très  vaillamment  soutenus  pendant  les  journées  du  11  et  du  12,  sur 
la  gauche  des  colonnes  espagnoles  et  françaises  et  à  leur  arrière- 
garde.  Le  lli,  toutes  les  forces  gallispanes  étaient  réunies  et  en 
sûreté  autour  de  Tortone. 

Ce  fut  là  que,  dès  le  jour  même,  leur  bienvenue  fut  saluée 
par  l'apparition  très  inattendue  d'un  nouveau  général  envoyé  par 
le  nouveau  roi  d'Espagne.  L'annonce  de  la  mort  de  Philippe  V 
était,  en  effet,  arrivée  à  son  fils  pendant  les  jours  d'irrésolution  et 
de  trouble  dont  on  avait  eu  tant  de  peine  à  le  tirer  et  ne  contribuait 
pas  peu  à  accroître  ses  perplexités  et  ses  défaillances.  Chacun  sentait, 
et  lui-même  ne  se  dissimulait  pas,  combien  sa  position  était  chan- 
gée par  l'événement  qui  lui  enlevait  la  protection  et  la  tutelle  d'une 
mère  passionnée,  mais  ni  lui,  ni  personne  n'était  préparé  à  la  dé- 
cision qui  lui  fut  communiquée.  Le  marquis  de  La  Mina  (c'était  le 
nom  du  nouveau  venu)  apportait  une  lettre  de  Ferdinand  à  son 
frère,  conçue  dans  les  termes  les  plus  affectueux,  mai%  qui  lui  en- 
joignait de  renvoyer  tous  ses  conseillers,  La  Mina  les  remplaçait 
tous,  avec  des  pouvoirs  très  étendus,  qui  ne  laissaient  plus  à  l'in- 
fant qu'une  autorité  nominale. 

Quel  était  le  but  de  ce  changement  et  de  quelles  instructions 
était  porteur  le  représentant  du  nouveau  règne?  Le  choix  même  de 
l'envoyé  n'annonçait  rien  de  bon,  car  La  Mina  avait  été  ambassa- 
deur à  Paris  pendant  le  ministère  de  Fleury  et  rappelé  à  la  demande 
du  cardinal,  avec  qui  il  n'avait  pu  s'entendre  ;  il  passait  pour  garder 
rancune  de  ce  souvenir  et  pour  être  d'ailleurs  animé  à  l'égard  de 
la  France  des  sentimens  médiocrement  bienveillans,  communs  à 
presque  tous  les  Espagnols.  Il  ne  s'en  répandit  pas  moins,  dans 
son  premier  entretien  avec  Maillebois,   en  protestations  que  l'ai- 


ÉTODES    DIPLOMATIQUES.  3/l3 

liance  des  deux  couronnes  durait  toujours  avec  la  même  intimité 
et  que  dès  lors  rien  ne  serait  négligé  pour  atteindre  le  but  com- 
mun poursuivi  en  Italie  ;  mais  en  dehors  de  ces  assurances  vagues, 
«  je  ne  pus,  dit  Maillebois,  rien  tirer  de  clair  de  lui  (1).  » 

La  clarté  pourtant  ne  pouvait  pas  se  faire  attendre,  car  les  ar- 
mées autrichiennes  et  piémontaises  ne  pouvaient  manquer  d'arri- 
ver bientôt  en  force,  du  moment  où  elles  n'avaient  plus  rien  à  faire 
ni  devant  Plaisance,  ni  de  l'autre  côté  du  Pô.  La  question  se  po- 
sait donc  tout  de  suite,  de  savoir  quelle  attitude  on  prendrait  à 
leur  égard.  Allait -on  leur  faire  face  et  engager  contre  elles  une 
campagne  agressive,  ou  bien  reculer  en  leur  cédant  le  terrain  ?  Le 
premier  parti  était  celui  que  Maillebois  appuyait  avec  insistance  à 
ce  point  qu'il  aurait  voulu  livrer  bataille,  dès  le  premier  jour,  en 
attendant  les  ennemis  aux  environs  mêmes  de  Tortone.  La  Mina, 
sans  opposer   un  refus   absolu  à  cette  tactique   commandée  par 
l'honneur  comme  par  l'intérêt,  fit  pourtant  naître  tant  de  difficul- 
tés dans  l'exécution,  et,  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait  de  passer  de 
la  parole  à  l'action,  il  trouvait  tant  de  mauvaises   raisons  pour 
attendre,  et  même  pour  se  porter  en  arrière  au  lieu  de  marcher 
en  avant,  que  Maillebois  ne  put  s'y  tromper.  L'intention  de  l'Espa- 
gnol était  évidemment  de  ne  point   en   venir  aux  mains  surtout 
avec  les  Autrichiens,  et  tout  en  gardant  l'appui  de  l'armée  fran- 
çaise, de  l'employer  seulement  à  conserver  les  conquêtes  déjà 
faites  du  comté  de  Nice  et  de  la  Savoie.  Ces  deux  provinces  pou- 
vaient, en  effet,  servir  d'échange  dans  une  négociation  (peut-être 
déjà  subrepticement  engagée)  pour  obtenir  en  faveur  de  l'infant 
des  conditions  raisonnables.  Que  ce  fût  là  la  lettre  de  ses  instruc- 
tions  (l'historien  des  campagnes  de  Maillebois  ne  le  met  pas  en 
doute),  ou  que  ce  fût  seulement  leur  esprit  amplifié  et  commenté 
avec  malveillance,  l'effet  n'en  était  pas  moins  le  même.  Il  n'y  avait 
plus  à  espérer  le  concours  des  forces  espagnoles  pour  reprendre 
une  initiative  énergique  et  faire  une  poussée  dans  l'intérieur  du 
Piémont,  et  dès  lors  Maillebois  devait  aussi  y  renoncer  lui-même  : 
car  du  moment  ou  où  ne  regardait  pas  en  face  le  roi  de  Sardaigne 
en  l'inquiétant  pour  la  sûreté  de  ses  états,  de  sa  capitale  et  même 
de  sa  personne,  rien  ne  l'empêchait  de  profiter  du  répit  qu'on  lui 
laissait  pour  passer  lui-même  à  son  tour  derrière  les  troupes  fran- 
çaises et,  se  rapprochant  de  la  mer,   couper  leur  communication 
avec  la  Provence.  La  position  de  Novi  (qu'on  lut  assez  heureux 
pour  reprendre)  était  excellente,  pendant  la  station  d'hiver,  comme 
point  de  départ  et  comme  point  d'appui  d'une  campagne  ;  mais  on 


(1)  Maillebois  à  d'Argenson,  10  août  1746. 


h 


3âÙ  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ne  pouvait  s'y  concentrer  et  s'y  tenir  en  repos  sans  risquer  d'y 
être  cerné.  Il  fallait  s'y  battre  ou  s'en  retirer.  Un  mouvement  de 
retraite  vers  xNice  et  la  Provence  devint  donc  nécessaire  et  fut 
opéré  d'accord  entre  les  deux  généraux,  sans  pourtant  que  ce  fût 
le  résultat  d'un  concert  positif  entre  eux,  et  sans  qu'aucun  d'eux 
voulût  en  prendre  la  responsabilité.  Ce  fut  un  jeu  que  d'Argenson 
explique  très  spirituellement  :  «  M.  de  Maillebois,  dit-il,  n'y  com- 
prenait rien,  le  nouveau  général  désapprouvait  tout,  il  disait  que 
l'état  des  années  ne  demandait  pas  autre  chose  que  la  retraite,  il 
applaudissait  cependant  d'abord  aux  plans  de  défense...  le  lende- 
main, il  y  trouvait  des  difficultés,  et  le  troisième  jour,  il  ordon- 
nait de  marcher  en  arrière...  le  général  espagnol  n'avait  pas  abso- 
lument ordonné  seul  de  fuir  :  le  général  français  n'avait  pas 
absolument  conseillé  ni  insisté  pour  qu'on  gardât  les  postes,  ainsi 
chacun  pouvait  se  rejeter  la  faute...  Chacun  envoyait  des  courriers 
à  sa  cour  pour  se  vanter  de  son  désir  de  résistance  et  pour  ac- 
cuser son  collègue  du  parti  honteux  de  rétrograder,  et  c'est  ainsi 
qu'en  peu  de  semaines  nous  évacuâmes  l'Italie.  » 

Effectivement,  l'une  des  deux  armées  tour  à  tour  poussant  et  sui- 
vant l'autre,  et  le  mouvement  de  recul  de  la  veille  rendant  tou- 
jours nécessaire  celui  du  lendemain,  en  moins  d'un  mois  on  avait 
passé  de  Tortone  à  Novi,  de  Novi  à  Voltri,  puis  à  Savone,  à  Finale, 
à  Alberga,  à  Oneille  et  enfin  aux  portes  de  Nice  (1). 

La  précipitation  épeurée  de  cette  retraite  étonnait  les  populations 
qui  voyaient  passer  devant  elles  une  armée  en  fuite  sans  qu'aucun 
combat  eût  précédé,  et  les  moins  surpris  n'étaient  pas  les  vain- 
queurs eux-mêmes  qui  s'avançaient  à  leur  aise,  ne  comprenant 
rien  à  la  facilité  de  leur  marche.  Quand  le  général  Braun  arriva 
sans  avoir  rencontré  personne  devant  lui  jusqu'au  défilé  de  la  Boc- 
cheta  qui  gardait  les  approches  de  la  ville  de  Gênes  et  dont  quelques 
centaines  d'hommes  auraient  suffi  pour  lui  disputer  le  passage  : 
((  Dépêchons-nous  donc  d'aller  en  France,  s'écria-t-il,  ces  gens-là 
ont  perdu  la  tête.  »  Il  ne  pouvait  croire  qu'on  abandonnât  ainsi, 
sans  esprit  de  retour  et  sans  lui  laisser  un  secours  suffisant  pour 
se  défendre,  une  alliée  fidèle  et  importante  dont  l'appui  n'avait  pas 
été  indifférent  dans  les  succès  de  l'année  précédente. 

C'était  pourtant  le  fait,  et  dans  cette  malheureuse  cité,  ainsi  aban- 
donnée aux  ressentimens  d'un  voisin  jaloux  et  d'une  ennemie  impla- 
cable, régnait  une  consternation  sans  égale.  La  possession  de  Gênes 


(1)  Campagnes  de  Maillebois  par  le  marquis  de  Pesay,  t.  ir,  p.  296  et  suiv. — Journal 
de  d'Argenson,  t.  v,  p.  26  et  suiv.  —  (Ministère  de  la  guerre.  —  Campagne  d'Italie  en 
1747.  —  Passim.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  3Û5 

avait  surtout  une  grande  importance  pour  les  Espagnols,  parce  que 
c'était  le  point  par  où  l'infant  Charles  qui  régnait  à  Naples  (bien 
qu'obligé  par  la  surveillance  des  croisières  anglaises  à  une  neutra- 
lité prudente)  faisait  passer  sous  main  à  son  frère  des  munitions 
et  des  vivres.  Ce  fut  pourtant  l'infant  Philippe  lui-même,  qui  eut 
bien  le  courage  de  venir  présider  au  départ  de  la  garnison  qui  oc- 
cujiait  la  citadelle,  et  quand  une  députation  du  Sénat  se  jeta  à  sss 
pieds  en  le  suppliant  de  prendre  pitié  des  victimes  qui  allaient 
être  sacrifiées  pour  lui  :  «  N'ayez  pas  peur,  dit-il,  en  les  regardant 
à  peine  :  c'est  un  moment  à  passer,  ce  ne  sera  rien.  »  —  «  Nous 
remercions  votre  altesse,  répondirent  les  députés  en  se  relevant, 
de  ne  pas  désespérer  de  la  Répubhque.  »  Il  ne  restait  plus  qu'à 
attendre  et  à  accepter  sans  murmurer  les  conditions  du  vain- 
queur (1). 

Elles  furent  impitoyables  :  les  généraux  autrichiens  connaissaient 
leur  souveraine  et  savaient  que  parmi  ses  rares  qualités  ne  figurait 
pas  l'oubli  des  injures.  Ils  ne  négligèrent  rien  pour  satisfaire 
d'avance  ses  ressentimens.  Les  portes  de  la  ville  durent  être  occu- 
pées par  les  troupes  autrichiennes  et  toutes  les  places  fortes  de  la 
république  durent  leur  être  livrées  ;  toutes  les  troupes  furent  dé- 
sarmées et  traitées  comme  prisonnières  de  guerre,  une  contribution 
de  '2li  millions  de  florins  fut  exigée  indépendamment  d'une  large 
distribution  d'argent  faite  sur  place  à  l'armée  victorieuse.  Encore 
ces  conditions  n'étaient-elles  que  provisoires,  le  doge  et  six  séna- 
teurs s'engagèrent  à  aller,  dans  le  délai  de  deux  mois,  en  deman- 
der à  Vienne  la  ratification  à  l'impératrice  et  à  rester  en  otage 
jusqu'à  la  pleine  exécution  des  ordres  qu'elle  voudrait  leur  im- 
poser. 

Si  la  soufïrance  était  pour  la  pauvre  république  ainsi  délaissée, 
la  honte  et  l'humiliation  étaient  surtout  pour  ses  allies  qui  l'aban- 
donnaient. On  ne  s'y  méprit  nulle  part,  ni  en  Europe,  ni  en  France, 
et  à  Versailles  moins  qu'ailleurs.  Dès  que  le  résultat  fut  prévu, 
avant  même  que  la  triste  réalité  fût  connue,  c'était  dans  le  conseil 
ministériel  de  Louis  XV  un  trouble  général.  —  «  C'est  une  chose 
incroyable,  écrit  l'ambassadeur  de  Venise  à  Paris  :  on  ne  peut  par- 
ler séparément  à  chacun  des  ministres  qui  composent  le  conseil 
d'état  et  qui  décident  des  affaires  politiques,  c'est-à-dire  le  général 
de  Tencin,  le  comte  de  Maurepas,  le  maréchal  de  Noailles  et  les 
deux  frères  d'Argenson,  sans  qu'ils  conviennent  de  la  nécessité  de 
secourir  les  Génois,  et  tombent  d'accord  qu'il  y  va  de  l'honneur  et 
de  l'intérêt  de  cette  couronne  de  ne  pas  abandonner  cette  répu- 

(1)  Mémoire  sur  la  campagne  d'Italie  en  1745  et  1743  déjà  cité. 


346  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

blique  ;  que  la  France  ne  trouvera  plus  d'alliés,  après  un  si  funeste 
exemple;  mais  quand  il  s'agit  de  chercher  un  moyen  de  lui  venir 
en  aide,  soit  défaillance,  soit  difficulté  de  s'entendre,  le  temps  se 
passe  et  on  ne  fait  rien.  » 

On  peut  bien  juger  que  dans  ces  réunions  du  conseil,  à  la  fois 
si  agitées  et  si  impuissantes,  celui  qui  se  sentait  le  plus  mal  à  l'aise 
était  le  ministre  qui,  après  avoir  battu  des  mains  à  l'avènement  du 
nouveau  l'oi  d'Espagne,  se  trouvait,  en  fait,  si  mal  payé  de  ses 
complimens.  Sa  confusion  était  grande,  d'autant  plus  qu'il  appre- 
nait en  même  temps  des  démarches  et  une  négociation  suspecte  de 
la  part  du  ministre  d'Angleterre  à  Lisbonne.  —  a  Que  se  passe-t-il 
donc?  écrivait-il  tout  ému  à  Yauréal.  Le  roi  Ferdinand,  si  bon,  si 
sage,  si  bien  né,  se  prêterait-il  à  la  proposition  de  rendre  le  mal 
pour  le  bien?  Veut-on  renoncer  à  tout  en  Italie,  aussi  bien  pour 
Pliilippe  que  pour  le  roi  de  Naples  ?  N'y  a-t-il  donc  pas  de  milieu 
entre  l'ambition  et  le  renoncement  absolu  ?»  —  «  J'ai  trouvé  (écri- 
vait Chambrier,  l'envoyé  de  Frédéric  à  Versailles)  ce  ministre  fort 
battu  de  Toiseau,  de  la  mauvaise  tournure  des  affaires  d'Italie  :  j'ai 
fait  de  mon  mieux  pour  le  ranimer  et  lui  remettre  le  cœur  au 
ventre,  en  évitant  cependant  qu'il  me  rétorquât  que  le  meilleur 
remède  serait  que  Votre  Majesté  aidât  la  France  à  se  tirer  d'af- 
faire. »  A  quoi  Frédéric  ne  manquait  pas  de  répondre  :  «  Saisissez 
cette  occasion  pour  faire  remarquer  comment  la  France  traite  ses 
alliés  (1).  » 

Encore,  si  en  retour  du  bon  accueil  fait  par  lui  au  nouveau  règne, 
d'Argenson  s'était  acquis  a  Madrid  une  faveur  personnelle  qui  lui 
permit  de  faire  entendre  des  conseils  ;  mais  c'était  l'opposé,  une 
complication  de  famille  assez^  grave  aigrissait  les  premiers  rapports 
de  Ferdinand  VI  et  de  Louis  XV,  et  d'Argenson  qui,  par  un  instinct 
de  prudence,  ayait  évité  d'abord  de  s'y  compromettre,  s'y  laissait 
au  contraire  engager  de  plus  en  plus  de  manière  à  se  trouver  com- 
pris dans  la  mauvaise  humeur  qu'en  devait  concevoir  et  garder  le 
jeune  roi  d'Espagne.  C'est  ce  que  j'ai  maintenant  à  raconter. 


Duc    DE   BrOGiLIE. 


(1)  Tron,  ambassadeur  de  Venise  à  Paris,  12  septembre  1746.  D'Argenson  à  Vauréal, 
12  août,  2'septembre  1746.  —  {Correspondance  d'Espagne.]  —  Chambrier  à  Frédéric, 
Frédéric  à  Chambrier,  27  septemlre  174P.  —  (Ministère  des  affaires  étrangères.) 


LE  FEU,  LE  CALORIQUE, 

LA    CHALEUR    ANIMALE 


D'APRÈS    LAVOISIER     i 


L'intervention  de  la  chaleur,  c'est-à-dire  du  principe  du  feu, 
dans  les  phénomènes  de  la  nature  est  trop  frappante  et  trop  consi- 
dérable pour  avoir  été  jamais  méconnue,  et  la  manière  de  la  com- 
prendre a  été  l'origine  de  la  plupart  des  théories  physiques  et 
physiologiques  qui  se  sont  succédé  depuis  l'antiquité  jusqu'à  nos 
jours.  Chaque  changement  protond  éprouvé  par  cette  conception  a 
été  corrélatif  avec  une  révolution  dans  les  idées  des  philosophes 
naturalistes.  Mais  la  plus  considérable  peut-être  de  ces  révolutions 
qui  nous  ait  été  rapportée  dans  l'histoire  de  la  science  est  celle  dont 
Lavoisier  fut  le  promoteur.  Jusque-là  le  feu  était  assimilé  aux 
autres  élémens  ;  tandis  que  cette  révolution  a  séparé  nettement  et 
sans  retour  la  nature  du  calorique,  soustrait  par  essence  aux  actions 
de  la  pesanteur,  de  celle  des  matières  ordinaires,  qui  y  sont  sou- 
mises ;  et  elle  a  fait  disparaître  en  même  temps  la  notion  tradition- 
nelle des  élémens  d'autrefois  :  ces  élémens  ont  perdu  leur  carac- 
tère substantiel,  et  ils  ont  fait  place  aux  états  généraux  des  corps, 
état  sohde,  état  hquide,  état  gazeux,  réglés  et  définis  par  l'action 
plus  ou  moins  intense  de  ce  même  calorique. 

(1)  Cette  étude  est  tirée  d'un  ouvrage  inédit  intitulé  la  Révolution  chimique  :  Lavoi 
sier,  qui  paraîtra  prochainement  chez  M.  F.  Alcan,  éditeur.  M.  Berthelot  a  bien  voulu 
en  communiquer  un  chapitre  à  la  Revue. 


3/i8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Cette  révolution  a  été  la  conséquence  des  expériences  de  Lavoi- 
sier  sur  l'oxydation  des  métaux  et  sur  la  combustion,  sur  la  respi- 
ration et  sur  la  chaleur  animale,  conséquence  hautement  déclarée 
par  ce  grand  inventeur,  et  poursuivie  par  lui  dans  tout  l'ensemble 
des  phénomènes,  avec  une  méthode  et  une  logique  invincibles. 

Je  vais  essayer  de  retracer  l'enchaînement  de  ses  découvertes. 

Vers  1780,  les  anciennes  doctrines  delà  chimie  étaient  ébranlées 
jusque  dans  leurs  fondemens.  Les  élémens  antiques  avaient  été 
dépouillés  les  uns  après  les  autres  de  leur  existence  traditionnelle, 
par  les  travaux  de  Lavoisier  et  de  ses  contemporains. 

L'air  élémentaire  avait  disparu,  pour  faire  place  à  une  multi- 
tude de  corps  gazeux,  distincts  les  uns  des  autres  ;  et  l'air  com- 
mun, jusque-là  réputé  simple,  avait  été  reconnu  composé,  c'est- 
à-dire  formé  par  le  mélange  de  deux  de  ces'  gaz  nouveaux,  l'oxygène 
et  l'azote. 

L'eau  élémentaire,  elle  aussi,  avait  cessé  d'être  regardée  comme 
le  support  idéal  de  la  liquidité,  substance  commune  à  tous  les 
corps  fondus;  et  l'eau  ordinaire,  qui  en  était  le  type,  allait  être 
reconnue  également  composée,  mais  d'une  autre  façon  que  l'air, 
c'est-à-dire  formée  par  la  combinaison  de  deux  gaz,  l'hydrogène  et 
l'oxygène. 

Depuis  longtemps  déjà,  la  terre  élémentaire  n'était  plus  qu'une 
pure  entité.  La  multiplicité  de  ses  formes  est  manifeste  pour  l'ex- 
périence la  plus  vulgaire,  et  l'impossibilité  de  les  réduire  à  une 
même  substance  résultait  de  l'échec  constant  et  désormais  con- 
staté sans  retour  de  ces  tentatives  de  transmutation  des  métaux, 
auxquelles  s'était  obstiné  tout  le  moyen  âge.  Au  moment  dont  je 
parle,  la  notion  vague  des  diverses  terres  était  sur  le  point  d'être 
remplacée  par  la  définition  précise  des  nombreux  corps  simples  de 
la  chimie  moderne. 

Ainsi  trois  des  anciens  élémens  des  philosophes  grecs  étaient 
supprimés  :  non  cependant  d'une  façon  définitive  ;  car  ils  allaient 
renaître  dans  une  notion  nouvelle ,  celle  des  trois  états  généraux 
de  la  matière,  communs  à  tous  les  corps.  Chassés  de  la  chimie,  ils 
reparaissent  dans  l'ordre  des  phénomènes  physiques,  et  Lavoisier 
fut  l'un  des  premiers,  comme  je  vais  le  montrer,  à  proclamer  cette 
transformation  des  idées. 

Elle  était  liée  elle-même  avec  un  changement  non  moins  profond 
dans  la  conception  du  quatrième  élément  des  philosophes  anciens, 
le  feu.  En  efiet,  les  découvertes  de  Lavoisier,  en  faisant  évanouir 
la  notion  du  phlogistique,  dépouillèrent  le  feu  de  son  caractère 
substantiel  ;  mais  l'idée  même  du  feu  subsista,  dans  ce  qu'elle 
représentait  de  réel,  sous  le  nom  du  calorique  ou  fluide  igné,  privé 


LE   FEU,    LE   CALORIQUE,    LA.   CHALEUR    ANIVIALE.  3^9 

à  la  vérité  des  propriétés  pondérales  qu'on  lui  avait  attribuées 
jusque-là.  Le  feu  n'en  resta  pas  moins  sous  cette  nouvelle  forme 
le  premier  principe  du  mouvement  dans  les  êtres  inanimés,  aussi 
bien  que  dans  les  êtres  vivans ,  et  le  lien  des  trois  états  généraux 
de  la  matière  pondérable  ;  de  même  qu'il  était  réputé  autrefois 
l'élément  actif  de  toutes  choses  (1)  et  le  lien  des  trois  autres 
élémens. 

Rappelons  en  peu  de  mots  les  idées  d'autrefois  et  les  idées 
modernes  sur  ces  questions. 

Les  phénomènes  de  la  combustion,  la  chaleur  et  la  lumière  qui 
l'accompagnent  et  qui  semblent  avoir  leur  siège  dans  la  flamme 
elle-même,  enfm  la  liaison  étroite  qui  existe  entre  ces  phénomènes 
et  la  vie  des  êtres  organisés,  ont  de  tous  temps  frappé  au  plus  haut 
degré  l'attention  des  hommes.  L'art  de  produire  le  feu  est  le  pre- 
mier degré  de  notre  science  :  la  connaissance  du  feu|((  maître  de 
tous  les  arts,  le  plus  grand  bien  qui  soit  pour  les  vivans  (2),  » 
fut  le  premier  pas  dans  cette  longue  suite  d'inventions  qui  ont 
maîtrisé  la  nature  et  fait  passer  l'espèce  humaine  de  l'état  pure- 
ment animal,  jusqu'à  ce  degré  de  civilisation  atteint  par  les  peuples 
modernes.  Mais  de  la  pratique  des  faits  l'esprit  humain  ne  tarda 
guère  à  passer  à  leur  explication. 

C'est  ainsi  que  le  feu,  adoré  à  l'origine  comme  un  être  animé,  un 
Dieu  tantôt  bienfaiteur,  tantôt  dévorant,  devint  un  objet  de  con- 
ceptions scientifiques,  au  temps  des  philosophes  grecs.  Ils  en  aper- 
çurent tout  d'abord  le  double  caractère  :  celui  d'une  matière,  d'un 
élément,  assimilable- à  l'air,  à  l'eau,  à  la  terre,  et  soumis  comme 
eux  aux  régularités  de  la  géométrie  (3),  et  celui  d'une  cause^Jde 
mouvement,  sans  laquelle  rien  de  visible  ou  de  vivant  ne  peut 
exister. 

Le  feu  est  réputé  à  cette  époque  préexister  en  nature  dans  les 
corps  combustibles.  «  Le  soufre,  dit  Phne,  renferme  une  grande 
quantité  de  feu.  »  Dans  la  combustion,  ce  feu  se  dégage  sous  forme 
de  flamme  et  de  chaleur,  en  même  temps  que  le  combustible  dis- 
paraît. 

Ces  préjugés  avaient  été  réduits  au  xviii®  siècle  par  Stahl  en  un 
corps  de  doctrines,  conformes  aux  connaissances  de  son  temps. 
D'après  Stahl,  le  charbon  et  les  corps  combustibles  sont  changés 
par  la  combustion  en  chaleur  et  lumière  ;  et  réciproquement,  lors- 
qu'on chauffe  les  corps  combustibles  avec  les  chaux  métalliques  (c'est 
à-dire  avec  nos  oxydes) ,  ils  s'y  fixent,  en  régénérant  les  métaux  libres, 

(1)  Olympiodore,  cité  clans  mes  Origines  de  l' Alchimie,  p.  258. 

(2)  Eschyle,  Prométhée  enchainé. 

(3)  Voir  le  Timée,  cité  dans  les  Origines  de  l^Alchiinie,  p.  205  et  suiv. 


350  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

tels  que  le  plomb,  l'étain,  le  fer.  Le  feu,  ainsi  fixé  sur  les  corps, 
dont  il  concourt  à  augmenter  le  poids,  et  susceptible  de  s'en  sépa- 
rer en  sens  inverse  par  la  combustion,  était  désigné  sous  le  nom 
de  plilogùliqice. 

Ces  idées  sont  tellement  conformes  aux  apparences  qu'elles  se 
sont  maintenues  avec  ténacité  dans  le  langage  commun.  On  lit 
même  aujourd'hui  dans  des  livres  fort  répandus  :  a  La  chaleur  du 
soleil  absorbée  est  restée  emmagasinée  dans  les  végétaux  d'un 
autre  âge.  C'est  elle  qui  est  restituée,  quand  on  décompose  la 
houille  dans  nos  foyers.  Chaque  petit  morceau  de  charbon  jeté  au 
leu  rend  à  la  liberté  le  rayon  venu  jadis  des  espaces  célestes.  »  A 
prendre  ces  phrases  au  pied  de  la  lettre,  il  y  aurait  là  autant 
d'erreurs  que  de  mots.  En  réalité,  ce  sont  de  pures  expressions 
poétiques,  destinées  à  traduire  des  phénomènes  connus  :  mais  au- 
cune matière  venue  du  soleil  ne  demeure  efïectivement  fixée  dans 
le  charbon  de  terre,  et  celui-ci  ne  conserve  aucun  ravon  solaire 
combiné. 

La  théorie  du  phlogistique  n'en  était  pas  moins  conforme  aux 
manifestations  générales  qui  se  produisent  dans  la  nature,  aussi 
bien  que  dans  les  laboratoires. 

Cette  théorie,  après  avoir  été  regardée  comme  certaine  pendant 
près  d'un  siècle,  fut  renversée  de  fond  en  comble  par  Lavoisier, 
qui  montra  que  les  changemens  de  poids  et  les  fixations  ou  les 
pertes  de  matière  accompagnant  la  combustion  sont  inverses  de 
ce  que  l'on  avait  supposé  jusque-Là.  Lorsque  le  charbon  brûle,  et 
semble  disparaître,  en  réahté  sa  matière  ne  se  dissipe  point  ;  elle 
ne  perd  point  son  poids  à  l'état  de  chaleur,  ou  de  phlogistique. 
Loin  de  là,  c'est  le  charbon  qui  s'unit  avec  une  seconde  substance 
matérielle,  l'oxj^gène,  ignoré  jusqu'au  temps  de  Lavoisier;  et  il 
lorme  ainsi  un  composé  nouveau,  l'acide  carbonique,  dont  le  poids 
est  supérieur  à  celui  du  charbon  primitif,  en  raison  exacte  du  poids- 
de  l'oxygène  fixé  sur  lui.  Au  contraire,  lorsque  la  chaleur  réduit 
une  chaux  métallique  mêlée  de  charbon  à  l'état  de  métal  libre  et 
brillant,  cette  réduction  n'est  pas  l'effet  de  la  fixation  d'une  ma- 
tière spéciale,  telle  que  le  prétendu  phlogistique  ;  car  le  poids  du 
métal  est  moindre  que  celui  de  la  chaux  métalhque  qui  l'engendre. 
Mais  la  matière  perdue   par  cette  dernière   reparaît,  unie  à  la 
matière  même  du  charbon,  sous  la  forme  d'un  gaz  nouveau,  dont 
le  poids  représente  exactement  celui  des  élémens  qui  ont  concouru 
à  le  produire.  Telles  étaient  les  découvertes  de  Lavoisier  :  elles 
changeaient  complètement  l'interprétation  des  phénomènes    chi- 
miques adoptée  jusque-là  et  faisaient  évanouir  le  système  d'une 
chaleur  pondérable,  susceptible  de   se  fixer  sur  les  corps  ou  de 
les  quitter,  en  en  accroissant  ou  en  en  diminuant  le  poids. 


LE   FEU,    LE   CALORIQUE,    LA    CHALEUR    ANIMALE.  351 

De  ce  système  détruit,  il  subsistait  cependant  une  idée  essen- 
tielle; car  il  est  certain  que  la  combustion  et  la  formation  des 
gaz  qui  l'accompagnent  impliquent  autre  chose  que  la  simple 
pesée  des  matières  mises  en  jeu  dans  l'expérience.  On  ne  saurait 
se  dispenser  d'envisager  et  d'expliquer  la  chaleur  même  qui  s'y 
manifeste,  et  le  rôle  qu'elle  joue  dans  les  changemens  d'états 
tant  physiques  que  chimiques  de  la  matière. 

I.   —   LA    CHALEUR   ET    LES    TROIS    ÉTATS   PHYSIQUES   DES   CORPS. 

C'est  ainsi  que  Lavoisier,  généralisant  de  plus  en  plus  les  pro- 
blèmes qui  se  présentaient  à  lui,  fut  amené  à  transporter  ses 
recherches,  jusque-là  purement  chimiques,  dans  l'ordre  de  la  phy- 
sique proprement  dite.  Il  dut  s'occuper  de  la  chaleur  et  de  ses 
effets  :  d'abord  au  point  de  vue  de  la  constitution  physique  des  gaz, 
qu'il  a  concouru  à  fixer  sur  ses  bases  véritables  ;  puis  dans  ses  rela- 
tions directes  avec  les  phénomènes  chimiques  :  la  logique  même  de 
la  discussion  relative  au  phlogistique  l'obhgeait  à  entrer  dans  ce 
nouveau  domaine. 

En  effet,  tout  n'était  pas  chimère  et  illusion  dans  la  théorie  du 
phlogistique.  Elle  reposait  sur  ce  fait  parfaitement  exact  que,  dans 
les  réactions  chimiques,  et  spécialement  dans  les  combustions  et 
oxydations,  quelque  chose  est  perdu;  mais  ce  quelque  chose  n'est 
pas  une  matière  pondérable  :  c'est  de  la  chaleur,  c'est-à-dire  une 
chose  dont  on  ne  saurait,  même  aujourd'hui,  affirmer  la  nature 
substantielle.  Est-ce  un  fluide,  une  matière  réelle?  Est-ce  un  mou- 
vement actuel,  ou,  moins  encore,  une  virtualité,  une  énergie? 
Nous  n'avons  pas  cessé  de  discuter  sur  tous  ces  points.  Ils  étaient 
déjà  imphqués  dans  la  vieille  théorie  du  phlogistique. 

Lavoisier  ne  pouvait  échapper  à  la  difficulté  de  ces  problèmes. 
Il  y  appUque  tout  d'abord  des  conceptions  réahstes,  analogues  à 
certains  égards,  —  sauf  en  ce  qui  touche  les  questions  de  poids, 
—  aux  notions  qu'il  venait  de  renverser  :  il  substantifie  la  chaleur 
dans  un  fluide  igné,  matière  commune  du  feu,  de  la  chaleur  et  de 
la  lumière  :  ce  qui  était  conforme,  en  effet,  aux  idées  que  les  phy- 
siciens s'étaient  formées  peu  à  peu,  par  un  travail  qui  durait  de- 
puis le  temps  de  Descartes,  inventeur  de  la  matière  subtile,  et 
même  auparavant;  car  on  pourrait  remonter  jusqu'aux  anciens  phi- 
losophes. Lavoisier  créa  le  nom  de  calorique,  depuis  fort  en  hon- 
neur, afin  de  désigner  cette  matière,  et  pour  mieux  caractériser  son 
nouveau  système. 

Rappelons  d'abord  comment  il  en  comparait  étroitement  le  rôle 
à  celui  de  l'eau  dans  les  actions  physiques  et  chimiques.  Le  rôle 
de  l'eau,  disait-il,  est  double,  suivant  qu'il  s'agit  de  Veau  de  combi- 


352  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

liaison,  c'est-à-dire  de  l'eau  unie  aux  sels  neutres  et  aux  acides, 
pour  former  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  des  composés  dé- 
finis ;  ou  bien  de  l'eau  de  dissolution,  qui  tend  à  se  mettre,  par  sa 
masse  tout  entière  et  en  proportion  indéfinie,  en  équilibre  avec  les 
sels  qu'elle  dissout  :  le  langage  de  Lavoisier,  à  cet  égard,  est  un  peu 
conlus;  mais  son  idée  est  nette.  De  même,  ajoute-t-il,  il  convient 
de  distinguer  dans  les  corps  le  feu  de  dissolution,  c'est-à-dire  le 
feu  libre,  celui  qui  se  borne  à  élever  la  température  des  corps,  di- 
rions-nous aujourd'hui  ;  et /e /^i/ r/e  combinaison.  Ces  expressions 
ont  vieilli  ;  mais  c'étaient  à  peu  près,  dans  l'ordre  de  la  chimie, 
les  mêmes  idées  que  Black  venait  d'exprimer  en  physique,  en  dis- 
tinguant la  chaleur  libre  et  la  chaleur  latente,  expressions  qui  ont 
subsisté  jusque  dans  les  traités  de  physique  modernes. 

Si  la  combinaison  nouvelle  renferme  moins  de  matière  du  feu 
qu'il  n'en  existait  dans  son  état  précédent,  ajoute  Lavoisier,  une 
portion  du  fluide  igné  précédemment  combiné  avec  ses  composans 
devient  feu  libre  et  elle  se  dissipe  avec  élévation  de  température. 
Réciproquement,  il  y  a  refroidissement,  toutes  les  fois  qu'il  y  a 
absorption  de  la  matière  du  feu  dans  une  combinaison.  C'est  pré- 
cisément ce  qui  arrive  pendant  l'évaporation  des  liquides.  Elle 
donne  lieu  à  une  absorption  de  chaleur,  et  par  suite,  à  un  refroi- 
dissement. Les  machines  à  froid  de  nos  jours,  où  l'on  évapore  de 
l'ammoniaque  ou  de  l'acide  sulfureux,  sont  fondées  sur  ces  prin- 
cipes, que  les  physiciens  avaient  reconnus  dès  la  fin  du  xviii®  siècle. 

Lavoisier  ajoute  avec  eux,  et  ici  ses  idées  prennent  une  impor- 
tance capitale,  Lavoisier  ajoute  que  presque  tous  les  corps  peuvent 
exister  dans  trois  états  difïerens  :  ou  sous  forme  sohde,  ou  sous 
forme  liquide,  c'est-à-dire  fondus,  ou  bien  dans  l'état  d'air  ou  de 
vapeur.  Ces  trois  états  généraux  ne  dépendent  que  de  la  quantité 
plus  ou  moins  grande  de  la  matière  du  feu  dont  les  corps  sont  pé- 
nétrés, et  ,avec  laquelle  ils  sont  combinés.  Les  substances  aéri- 
f ormes  contiennent  ainsi  une  grande  quantité  de  feu  combiné.  La 
volatilité  des  corps  est  la  propriété  de  se  dissoudre  dans  le  fluide 
igné,  (c  Les  mots  mêmes  airs,  vapeurs,  fluides  aériformes,  n'ex- 
priment qu'un^mode  de  la  matière;  ils  désignent  une  classe  de 
corps  infiniment  étendue.  » 

Ces  théories  sont  aujourd'hui  devenues  vulgaires;  mais  elles 
avaient  alors  un  grand  caractère  de  nouveauté.  On  voit  qu'elles 
identifiaient  les  gaz,  récemment  découverts  par  Priestley  et  par 
d'autres, *avec"  les  vapeurs  connues  de  tout  temps^,  mais  que  beau- 
coup s'efforçaient  encore  d'en  distinguer.  A  l'appui  de  ces  idées, 
Lavoisier  institue  une  expérience  destinée  à  montrer  que  la  va- 
peur d'éther,  recueillie  sur  un  bain  d'eau  dont  la  température 
surpasse  36°,  se  comporte  comme  un  gaz  et  qu'elle  en  possède 


LE  FEU,  LE  CALORIQUE,  LA  CHALEUR  ANIMALE.       353 

toutes  les  propriétés  :  il  répète  la  même  démonstration  sur  la 
vapeur  d'alcool,  au  voisinage  de  la  température  de  l'eau  bouil- 
lante. 

On  voit  très  clairement  ici  comment  s'est  opéré  le  passage  entre 
la  notion  des  quatre  anciens  élemens,  réputés  autrefois  substantiels, 
et  la  conception  nouvelle  des  états  purement  phénoménaux  de  la 
matière.  Les  travaux  de  Lavoisier  sur  le  phlogistique  ont  eu  une 
grande  part  à  cette  transformation  ;  en  même  temps  qu'ils  faisaient 
sortir  les  théories  de  la  chimie  de  cet  état  d'isolement  et  de  mys- 
tère où  elles  étaient  demeurées  jusque-là,  pour  les  faire  entrer 
dans  le  domaine  général  et  chaque  jour  agrandi  des  sciences  ma- 
thématiques et  physiques. 

De  là  la  faveur  que  sa  réforme  rencontra  aussitôt  chez  les  esprits 
les  plus  sohdes  et  les  plus  réputés  de  l'Académie  :  c'est  à  ce  mo- 
ment que  fut  écrite  cette  page  célèbre,  où  Lavoisier  poursuit,  dans 
l'ordre  cosmologique,  les  conséquences  de  son  système  : 

«  Considérons  un  moment  ce  qui  arriverait  aux  difïérentes  sub- 
stances qui  composent  le  globe,  si  la  température  en  était  brus- 
quement changée.  Supposons,  par  exemple,  que  la  terre  se  trouve 
transportée  tout  à  coup  dans  une  région  beaucoup  plus  chaude  du 
système  solaire,  dans  la  région  de  Mercure,  par  exemple...  Bientôt 
l'eau  et  tous  les  fluides  susceptibles  de  s'évaporer  à  des  degrés 
voisins  de  l'eau  bouillante,  et  le  mercure  lui-même,  entreraient  en 
expansion  ;  ils  se  transformeraient  en  fluides  ou  gaz,  qui  devien- 
draient parties  de  l'atmosphère...  Par  un  effet  contraire,  si  la  terre 
se  trouvait  tout  à  coup  placée  dans  des  régions  très  froides,  l'eau 
qui  forme  aujourd'hui  nos  fleuves  et  nos  mers,  et  probablement  le 
plus  grand  nombre  des  fluides  que  nous  connaissons,  se  transfor- 
meraient en  montagnes  solides,  en  roches  très  dures...  L'air,  dans 
cette  supposition,  ou  au  moins  une  partie  des  substances  aéri- 
fornies  qui  le  composent,  cesseraient  sans  doute  d'exister  dans 
l'état  de  vapeurs  élastiques,  et  il  en  résulterait  de  nouveaux  Uquides 
dont  nous  n'avons  aucune  idée.  » 

Il  était  réservé  à  nos  contemporains  de  réaliser  jusqu'au  bout  les 
conséquences  de  ces  brillantes  hypothèses  :  nos  yeux  ont  vu  l'air  et 
les  gaz  qui  le  composent  prendre  l'état  liquide,  sous  les  influences 
combinées  du  froid  et  de  la  pression.  Déjà,  il  y  a  plus  d'un  demi- 
siècle.  Faraday  avait  manifesté  en  acte  la  possibilité  de  liquéfier  la 
plupart  des  nouveaux  gaz  découverts  par  Priestley,  possibihté  que 
Lavoisier  annonçait  en  ces  termes,  le  lendemain  même  de  la  décou- 
verte de  l'acide  chlorhydrique  (gaz  muriatique  d'alors)  :  «  Il  est 
probable  qu'en  le  soumettant  à  une  pression  très  forte  et  à  un 
TOME  xGvm.  —  1890.  23 


35/i  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

degré  de  refroidissement  très  considérable,  on  parviendrait  à  ré 
duire  le  gaz  muriatique  à  l'état  de  solide  ou  de  liquide.  » 

Les  conceptions  sur  la  constitution  de  l'air,  que  Lavoisier  expri- 
mait sous  une  forme  si  frappante,  ne  lui  étaient  pas  purement  per- 
sonnelles, comme  on  pourrait  le  croire  en  se  bornant  à  lire  ses 
OEuvres  :  elles  étaient  déjà  entrevues  par  plus  d'un  savant.  Vingt 
ans  auparavant,  Boerhaave  disait,  presque  dans  les  mêmes  termes 
que  le  vieil  alcliimiste  grec  Olympiodore  :  «  Le  feu  est  la  source 
du  premier  mouvement.  »  Il  le  regarde  comme  la  cause  de  la  flui- 
dité des  autres  corps,  de  l'air  et  de  l'eau,  par  exemple,  et  il  ajoute 
que  toute  l'atmosphère  serait  réduite  en  un  corps  solide  par  la  pri- 
vation du  feu.  Macquer  développe  aussi  les  mêmes  idées  :  «  La 
difficulté  de  nous  procurer  un  froid  suffisant,  dit-il,  est  peut-être 
la  seule  cause  pour  laquelle  nous  n'avons  jamais  vu  d'air  solide.  » 
La  netteté  de  ces  idées  contraste  avec  les  chimères  que  des  clii- 
mistes  du  plus  haut  mérite,  mais  imbus  des  préjugés  de  l'école  et 
peu  au  courant  des  théories  des  physiciens,  continuaient  à  se  faire, 
à  la  même  époque,  sur  la  chaleur  et  sur  la  constitution  des  gaz. 

C'est  ainsi  que  Scheele  regardait  la  chaleur  comme  une  combi- 
naison d'air  fixe  (acide  carbonique),  surchargé  de  phlogistique ; 
tandis  que  l'oxygène  était  pour  lui  de  l'air  fixe  dulcifié  par  le  phlo- 
gistique. La  confusion  entre  les  matières  douées  de  pesanteur  et 
celles  qui  en  sont  destituées  est  ici  complète.  «  La  chaleur,  disait 
encore  Scheele,  unie  avec  très  peu  de  phlogistique,  devient  lu- 
mière ;  si  on  l'en  surcharge,  elle  devient  air  inflammable,  »  c'est- 
à-dire  hydrogène,  etc. 

Le  ferme  esprit  de  Lavoisier  lui-même  n'est  pas  exempt  d'un 
côté  romanesque,  quand  il  cherche  à  trop  approfondir  ces  ques- 
tions. Non-seulement  il  s'attache  d'une  façon  absolue  à  la  maté- 
rialité de  la  chaleur;  mais  il  suppose  encore,  en  1777,  qu'il  existe 
des  fluides  plus  subtils  que  les  gaz,  moins  que  le  calorique,  ca- 
pables de  pénétrer  les  pores  de  certaines  substances  avec  plus 
ou  moins  de  facilité  :  tels  seraient,  à  ses  yeux,  les  fluides  ma- 
gnétiques et  électriques.  Il  attribuait  alors  l'existence  de  l'aurore 
boréale  et  des  météores  ignés  à  l'existence  et  à  l'inflammation  locale 
d'une  couche  d'hydrogène,  que  sa  légèreté  spécifique  aurait  fait 
monter  dans  les  régions  élevées  de  l'atmosphère.  Au-dessus  de  cette 
couche,  il  existerait  encore  mie  couche  plus  ténue,  constituée  par 
le  fluide  électrique,  etc.  La  notion  si  claire  et  si  précise  des  gaz 
pesans  et  coercibles  finissait  ainsi  par  se  dissoudî-e,  en  quelque 
sorte,  en  une  série  d'intermédiaires  hypothétiques,  qui  se  confon- 
daient peu  à  peu  avec  la  notion  extrême  et  plus  obscure  des  fluides 
impondérables. 


LE    FEU,    LE    CALORIQUE,    LA   CHALEUR   ANIMALE.  355 


II.    —    LE    CALORIQUE    ET   LA    CHIMIE. 

Hàtons-nous  d'arriver  sur  un  terrain  plus  solide,  celui  des  expé- 
riences de  Lavoisier  sur  la  chaleur,  laites  en  commun  avec  Laplace, 
et  qui  ont  jeté  les  premiers  fondemens  de  la  thermochimie.  C'est 
toujours  la  suite  logique  du  système  général,  inauguré  par  Lavoi- 
sier et  poursuivi  par  lui  avec  une  infatigable  persévérance. 

En  effet,  par  suite  de  ses  expériences,  la  combustion  se  trouvait 
éclaircie  au  point  de  vue  chimique.  Il  avait  établi  cette  vérité  inat- 
tendue que  dans  la  combustion  il  n'y  a  ni  formation  ni  disparition 
de  matière  pondérable,  contrairement  aux  opinions  reçues  avant 
lui.  Il  avait  prouvé  que  rinter\^ention  des  gaz  suffit  à  expliquer  les 
augmentations  et  les  diminutions  de  poids  observées,  et  il  avait 
établi  cette  vérité  d'après  des  mesures  poussées  jusqu'au  dernier 
degré  d'exactitude.  Mais  cette  explication,  je  le  répète,  laissait  en 
dehors  d'elle  deux  phénomènes  fondamentaux  :  les  dégagemens  de 
chaleur  et  de  lumière  qui  accompagnent  la  combustion  et  qui  ont 
frappé  si  fortement  de  tout  temps  l'esprit  des  hommes. 

Lavoisier  cependant  avait  cherché  à  expliquer  ces  phénomènes. 
Pour  lui,  ils  étaient  dus  à  la  séparation  d'une  matière  spéciale,  ma- 
tière d'un  caractère  particulier  et  impondérable  :  la  matière  du  feu, 
ou  fluide  igné,  dont  la  combinaison  avec  la  matière  pondérable  de 
l'oxygène,  de  l'hydrogène,  de  l'azote,  etc.,  constitue  ces  gaz  dans 
leur  état  présent.  Lorsque  le  gaz  oxygène  se  combine  aux  métaux  et 
aux  corps  combustibles,  il  perd  la  chaleur  à  laquelle  il  était  com- 
bine précédemment  et  qui  le  maintenait  à  f  état  de  gaz.  La  combus- 
tion devient  ainsi  un  phénomène  de  substitution,  opérée  entre  la 
matière  impondérable  du  feu  et  la  matière  pondérable  des  métaux  ; 
ou  bien  encore  entre  la  matière  du  feu  et  celle  du  soufre,  du  phos- 
phore, ou  du  charbon. 

Voilà  par  quelle  suite  d'idées  Lavoisier  fut  conduit  à  mesurer 
la  quantité  de  chaleur  mise  à  nu  et  dissipée  sous  forme  hbre  dans 
la  combustion.  Il  crut  devoir  s'associer  pour  cette  recherche  avec 
un  homme  plus  jeune  que  lui  et  plus  exercé  aux  spéculations  phy- 
siques et  mathématiques,  Laplace,  esprit  non  moins  puissant  d'ail- 
leurs et  qui  devait  être  plus  tard  le  législateur  de  la  Mécanique 
céleste.  Lavoisier  et  Laplace  travaillèrent  ensemble  pendant  les 
années  1782  et  1783  pour  mesurer  la  quantité  exacte  de  chaleur  dé- 
gagée par  la  combustion  des  corps.  Le  résultat  fut  digne  de  ce  que 
l'on  pouvait  attendre  de  l'association  de  ces  deux  hommes  de  génie. 
Leur  Mémoire  débute  par  des  considérations  générales  sur  la  na- 
ture de  la  chaleur,  qui  n'ont  pas  perdu  leur  valeur,  même  de  nos 
jours,  après  un  siècle  de  recherches  approfondies  dans  toutes  les 


356  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

branches  de  la  physique  et  de  la  chimie.  Le  problème  y  est  envi- 
sagé d'une  façon  plus  large  que  Lavoisier  ne  l'avait  fait  jusque-là. 
«  Les  physiciens,  disent  nos  auteurs,  sont  partagés  sur  la  na- 
ture de  la  chaleur.  Plusieurs  d'entre  eux  la  'regardent  comme  un 
fluide  répandu  dans  toute  la  nature  et  dont  les  corps  sont  plus  ou 
moins  pénétrés...  Il  peut  se  combiner  avec  eux, et  dans  cet  état  il 
cesse  d'agir  sur  le  thermomètre  et  de  se  communiquer  d'un  corps 
à  l'autre.  » 

Cette  opinion  n'était  autre  que  celle  de  la  chaleur  latente  des 
physiciens  ;  c'était  celle  que  Lavoisier  avait  soutenue  jusque-là  et 
qu'il  reproduisit  de  la  façon  la  plus  expresse  dans  son  Traité  de 
chimie,  publié  sept  ans  plus  tard.  Mais,  après  avoir  présenté  cette 
première  opinion,  les  deux  auteurs  ajoutent,  dans  un  langage  que 
les  savans  de  notre  temps  ne  désavoueraient  pas  :  «  D'autres  phy- 
siciens pensent  que  la  chaleur  n'est  que  le  résultat  d'un  mouve- 
ment insensible  des  molécules  de  la  matière.  On  sait  que  les  corps 
même  les  plus  denses  sont  remplis  d'un  grand  nombre  de  pores 
ou  de  petits  vides...  Ces  espaces  vides  laissent  à  leurs  parties  in- 
sensibles la  liberté  d'osciller  dans  tous  les  sens,  et  il  est  naturel  de 
penser  que  ces  parties  sont  dans  une  agitation  continuelle,  qui,  si 
elle  augmente  jusqu'à  un  certain  point,  peut  les  désunir  et  décom- 
poser les  corps:  c'est  ce  mouvement  intestin  qui,  suivant  les  phy- 
siciens dont  nous  parlons,  constitue  la  chaleur  (1).  » 

Laplace  et  Lavoisier  continuent  leur  exposé,  en  appliquant  à  la 
théorie  de  la  chaleur  le  principe  de  la  conservation  des  forces 
vives,  la  chaleur  étant  la  force  vive  qui  résulte  des  mouvemens 
insensibles  des  molécules  d'un  corps.  Ils  ajoutent  qu'ils  ne  se  pro- 
noncent pas  entre  les  deux  hypothèses,  observant  que  «  peut-être 
ont-elles  lieu  toutes  les  deux  à  la  fois  ;  »  ils  déduisent  de  ces  idées 
des  conséquences  qui  sont  demeurées  celles  de  la  science  actuelle, 
relativement  à  la  conservation  de  la  chaleur  dans  le  simple  mélange 
des  corps  et  à  l'invariabilité  de  la  somme  des  chaleurs  dégagées 
ou  absorbées,  lorsque  l'on  revient  à  un  même  état  primitif,  après 
une  suite  de  combinaisons  ou  de  changemens  d'états.  Citons  en- 
core ce  principe  que  «  dans  les  changemens  causés  par  la  chaleur 
à  l'état  d'un  système  de  corps,  il  y  a  toujours  absorption  de  cha- 
leur, »  principe  auquel  il  suffit  d'ajouter  qu'il  n'est  applicable 
qu'aux  phénomènes  réversibles,  pour  le  mettre  en  harmonie  avec 
la  science  actuelle. 

On  voit  jusqu'à  quel  point  les  idées  développées  dans  ce  mé- 
moire sur  la  chaleursont  demeurées,  même  aujourd'hui,  les  nôtres. 
Ces  idées  remontent  d'ailleurs  à  des  sources  plus  anciennes  encore. 

(1)  OEuvres  de  Lavoisier,  t.  ii,  p.  285. 


LE    FEU,    LE    CALORIQUE,    LA    CHALEUR    ANIMALE.  357 

Elles  se  rattachent  à  celles  de  Descartes  et  même  à  celles  des  phi- 
losophes de  l'antiquité.  «  Heraclite  et  Hippasus,  disait  déjà  l'al- 
chimiste grec  Olympiodore,  ont  soutenu  que  le  feu  est  le  principe 
de  tous  les  êtres,  parce  qu'il  est  l'élément  actif  de  toutes  choses.  » 
Quelques  années  même  avant  le  Mémoire  de  Laplace  et  de  La- 
voisier,  on  lisait  dans  les  écrits  de  Macquer,  l'un  des  plus  célèbres 
chimistes  de  l'époque  (1),  l'exposé  suivant,  qu'il  n'est  peut-être  pas 
superflu  de  rappeler: 

«  J'ai  pensé  jusqu'à  présent,  avec  la  plupart  des  physiciens,  que 
la  chaleur  était  une  espèce  particulière  de  matière  assez  subtile 
pour  pénétrer  les  corps.  »  Et  plus  loin  : 

«  Tout  concourt  à  indiquer  que  ce  n'est  qu'un  accident,  une 
modification  dont  les  corps  quelconques  sont  susceptibles  et  con- 
sistant uniquement  dans  le  mouvement  intestin  de  leurs  parties  et 
qui  peut  être  produit  non  seulement  par  l'impulsion  et  le  choc  de 
la  lumière,  mais  en  général  par  tous  les  frottemens  et  percussions 
des  corps  quelconques.  »  11  ajoute,  à  l'occasion  de  la  chaleur  qui 
se  dégage  par  le  mélange  d'un  liquide  acide  et  d'un  liquide  alcalin, 
sans  que  la  tranquillité  du  système  soit  en  apparence  troublée  : 
«  Les  collisions  les  plus  fortes,  qui  occasionnent  les  plus  grandes 
diflérences  de  chaleur  dans  les  combinaisons  des  agens  chimiques, 
ne  sont  point  celles  des  parties  sensibles  des  corps;  mais  elles  ne 
se  font  qu'entre  des  particules  élémentaires  d'une  petitesse  incon- 
cevable, dont  les  mouvemens,  quoique  très  violens,  sont  absolu- 
ment insensibles  à  nos  yeux.  Ces  actions,  qui  se  présentent  à  nous 
sous  l'apparence  trompeuse  d'une  liqueur  homogène  et  tranquille, 
mettent  en  jeu  une  multitude  infinie  d'atomes  que  nous  ver- 
rions dans  une  agitation  incroyable...  »  On  voit  ici  combien  nous 
sommes  loin  de  cette  conception  imparfaite,  fondée  sur  la  matéria- 
lité de  la  chaleur,  à  laquelle  Lavoisier  s'était  particulièrement  atta- 
ché. Mais  les  conséquences  de  ces  idées  et  la  théorie  de  l'énergie 
qui  les  traduit  aujourd'hui  ne  se  sont  développées  que  soixante  ans 
plus  tard.  J'ai  dû  les  rappeler  cependant  pour  mieux  faire  entendre 
le  caractère  réel  et  la  portée  du  progrès  accompli  par  Lavoisier  et 
Laplace.  Ce  progrès  était  considérable,  non-seulement  en  théorie, 
mais  dans  la  pratique  même  des  expériences. 

En  effet,  ces  auteurs,  après  avoir  présenté  leurs  principes  géné- 
raux, exposent  une  nouvelle  méthode  pour  mesurer  la  chaleur.  Au 
lieu  de  recourir,  comme  Black  l'avait  fait  récemment,  à  la  méthode 
des  mélanges,  fondée  sur  la  mesure  des  changemens  de  tempé- 
rature d'un  système,  ils  imaginent  d'opérer  à  température  fixe,  à 
zéro,  en  mesurant  la  quantité  d'eau  réduite  à  l'état  Hquide  par  la 

(1)  Dictionnaire  de  Chimie,  article  Feu,  1778. 


358  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

fusion  de  la  glace,  procédé  déjà  essayé  par  un  physicien  suédois, 
Wilke,  mais  avec  peu  de  succès.  Laplacc  et  Lavoisier  le  perfection- 
nent et  le  rendent  rigoureux  par  l'emploi  d'une  enceinte  de  neige, 
qui  protège  la  glace  destinée  à  l'expérience  contre  les  rayonnemens 
ambians,  précaution  nécessaire  dans  des  expériences  qui  duraient 
jusqu'à  vingt  heures.  Ils  ont  déterminé  ainsi  les  chaleurs  spéci- 
fiques  de  divers  corps  et  surtout  les  chaleurs  de  combustion  du 
charbon,  de  l'hydrogène  et  du  phosphore,  la  chaleur  de  détonation 
du  nitre  avec  le  charbon  et  le  soufre;  enfin,  dans  un  autre  ordre 
non  moins  intéressant,  la  chaleur  dégagée  par  un  cochon  d'Inde 
vivant,  enfermé  dans  l'appareil  pendant  dix  heures,  etc. 

L'idée  fondamentale  qui  les  dirige  au  point  de  vue  chimique  est 
cette  imagination  imparfaite  de  Lavoisier,  qui  attribuait  le  principal 
rôle  à  l'oxygène  et  pensait  que  ce  gaz  fournit  la  chaleur  de  la  combus- 
tion, empruntée  à  sa  provision  propre.  L'inégalité  entre  les  quan- 
tités de  chaleur  dégagées  résulterait  alors  uniquement  de  ce  qu'une 
portion  de  celle-ci  demeurerait  unie  aux  produits  de  la  combinai- 
son. C'est  dans  leurs  expériences  sur  la  détonation  du  charbon  par 
le  nitre  que  l'imperfection  de  leurs  conceptions  éclate  plus  particu- 
lièrement. Les  auteurs  n'avaient  p.s  à  ce  moment  cette  notion  plus 
étendue,  que  nous  possédons  aujourd'hui  et  d'après  laquelle  la 
chaleur  dégagée  dans  les  combinaisons  ne  préexiste  point  en  réalité 
dans  chacun  des  composans  d'un  système,  envisagé  séparément; 
mais  elle  résulte  d'un  travail  commun,  accompli  dans  le  rappro- 
chement et  l'échange  des  molécules  hétérogènes.  Quoi  qu'il  en 
soit,  les  données  expérimentales  de  Lavoisier  et  Laplace  furent 
pendant  longtemps  les  seules  qu'on  ait  possédées  pour  les  théories 
chimiques,  aussi  bien  que  pour  les  applications  pratiques.  Si  elles 
ont  été,  par  suite  des  progrès  inévitables  de  la  science,  perfection- 
nées depuis,  cela  ne  diminue  en  rien  le  mérite  des  premiers  pro- 
moteurs de  la  thermochimie. 

Rappelons  en  terminant,  et  pour  faire  connaître  plus  complète- 
ment le  caractère  de  leur  œuvre  et  l'état  des  idées  à  cette  époque, 
quelles  questions  théoriques  on  discutait  alors  :  ce  sont  celles  de  la 
quantité  absolue  de  chaleur  contenue  dans  les  corps,  l'existence 
et  la  valeur  du  zéro  absolu,  le  calcul  de  la  chaleur  de  combinaison 
au  moyen  des  chaleurs  spécifiques  des  composés,  comparées  à 
celles  des  composans.  Par  exemple  Cravvford,  en  i  779,  expliquait 
la  chaleur  dégagée  dans  la  combustion  et  la  respiration,  en  admet- 
tant qu'elle  résultait  de  la  diminution  de  la  chaleur  spécifique  de 
l'oxygène,  regardée  par  lui  comme  quatre-vingt-sept  fois  plus 
grande  que  celle  de  l'eau.  Il  rendait  compte  de  la  chaleur  dégagée 
par  la  conversion  de  l'oxygène  en  acide  carbonique  en  disant  que 
ce  dernier  gaz  possède  une  chaleur  spécifique  moindre  que  celle 


LE   FEU^    LE    CALORIQUE,   LA    CHALEUR    ANIMALE.  359 

de  l'oxygène  ;  opinion  précisément  contraire  aux  relations  consta- 
tées depuis.  Si  je  rappelle  ces  discussions  et  ces  erreurs,  ce  n'est 
pas  pour  faire  une  vaine  critique  des  savans  qui  nous  ont  précédés, 
mais  c'est  afin  de  bien  distinguer  les  progrès  qu'ils  ont  faits  et  ceux 
qui  ont  été  réalisés  depuis,  par  suite  de  conceptions  plus  exactes 
et  plus  approfondies.  Cette  distinction  est  nécessaire.  En  efïet, 
c'est  une  illusion  commune  aux  personnes  qui  relisent  les  anciens 
travaux  et  surtout  ceux  des  hommes  de  génie,  tels  que  Lavoisier, 
que  de  vouloir  y  trouver  à  la  fois  et  les  découvertes  qu'ils  ont  réel- 
lement faites  et  celles  de  leurs  successeurs.  On  affaiblit  par  cette 
confusion  le  vrai  mérite  des  uns  et  des  autres. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  important  peut-être  dans  le  Mémoire  de 
Lavoisier  et  de  Laplace,  après  leurs  vues  générales  sur  la  chaleur, 
c'est  l'étude  de  la  chaleur  animale,  étude  qui  a  ouvert  une  ère 
physiologique  nouvelle  :  nous  allons  l'aborder  à  leur  suite. 

ni-    —   CHALE  DU   ANIMALE. 

Les  rapports  secrets  qpri  existent  entre  la  combustion,  la  respi- 
ration des  animaux  et  l'entretien  de  la  chaleur  propre  à  ceux-ci, 
ont  frappé  de  bonne  heure  l'esprit  des  hommes,  qui  ont  traduit  leurs 
premiers  sentimens  sous  la  forme  mystique  des  images  bien  con- 
nues relatives  au  flambeau  de  la  vie,  avant  même  que  les  philoso- 
phes aient  fait  intervenir  leurs  systèmes.  La  nécessité  de  l'air  pour 
la  respiration,  aussi  bien  que  la  combustion,  est  attestée  par  l'expé- 
rience la  plus  vulgaire  ;  niais  l'explication  véritable  de  cette  néces- 
sité n'avait  pas  été  donnée  avant  Lavoisier.  Les  vues  des  anciens 
sur  ce  point  demeurèrent  toujours  vagues  et  obscures,  parce 
qu'elles  étaient  privées  de-  toute  base  scientifique  et  elles  don- 
nèrent même  lieu  à  des  négations  absolues  de  la  part  d'esprits 
aussi  philosophiques  que  celui  d'Aristote  :  il  n'entrevoyait  aucun 
lien  logique  entre  les  deux  ordres  de  phénomènes. 

«11  est  absurde,  dit-il,  de  penser  que  la  respiration  soit  une 
source  de  chaleur  ;  l'on  ne  doit  pas  croire  que  le  feu  intérieur  soit 
nourri  par  l'air  inspiré  et  que  l'homme  en  respirant  fournisse  un 
aliment  apte  à  la  combustion  intérieure.  —  C'est  plutôt  des  alimens 
que  la  chaleur  est  tirée  (1).  »  On  entrevoit  les  idées  qui  guidaient 
ici  Aristote  ;  le  feu  exigeant,  d'après  son  opinion,  un  support  propre, 
qui  ne  pouvait  être  fourni  par  l'air.  Au  contraire,  il  pensait  que  l'air 
respiré  rafraîchissait  le  sang,  par  son  passage  à  travers  les  poumons. 

L'utiàté  de  l'air,  pour  entretenir  la  vie  aussi  bien  que  la  flamme,  est 
un  fait  d'observation  courante.  Les  savans  du  xvii*'  siècle,  tels  que 
Boyle  et  les  Académiciens  de  Florence,  ne  croient  pas  moins  néces- 

(1)  Aristote,  de  Respirât ione,  ch,  m. 


3(50  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

saire  d'en  faire  l'objet  d'innombrables  expériences,  destinées  à  la  con- 
stater avec  précision.  Ces  expériences  sont  aujourd'hui  tombées  dans 
l'oubli  ;  mais  elles  ont  eu  leur  rôle  et  leur  intérêt  pour  fixer  les  idées  : 
il  seraitingrat  de  le  méconnaître.  On  expliquait  alors  l'impossibilité  de 
vivre  des  animaux  maintenus  dans  un  air  confiné  par  cette  circon- 
stance que  l'air  est  souillé  par  les  exhalaisons  du  poumon  et  perd 
ainsi  une  partie  de  son  élasticité  :  ce  qui  le  rend,  disait-on,  inca- 
pable de  dilater  les  vésicules  pulmonaires.  Par  suite,  le  sang  resterait 
stationnaire,  en  raison  de  la  compression  des  tissus  qui  entourent 
les  vaisseaux  capillaires  :  ce  qui  montrerait  pourquoi  la  circulation 
s'arrête.  On  citait  à  l'appui  une  prétendue  expérience  de  Drebbel, 
qui  dans  un  bateau  sous-marin  aurait  restitué  à  l'air  ses  propriétés 
respirables,  à  l'aide  d'une  fiole  renfermant  un  esprit  volatil.  D'au- 
tres admettaient  que  l'air  retenait  par  sa  pression  la  matière  du 
leu  à  la  surface  des  corps  combustibles  :   opinion  moins  absurde 
qu'elle  ne  semblerait  à  première  vue,  car  elle   est  semblable  à 
celle  que  nous  admettons  aujourd'hui  pour  l'électricité.  En  lllh, 
Lavoisier  lui-même,  imbu  encore  à  ce  moment  des  vieux  préjugés, 
attribuait  la  mort  des  animaux  dans  le  fluide  élastique  des  efTer- 
vescences  (acide  carbonique)  à  ce  motif  qu'un  tel  fluide  ne  peut  en- 
fler les  poumons  des  animaux,  comme  l'air  que  nous  respirons,  en 
raison  de  la  facilité  avec  laquelle  il  est  absorbé  et  dissous  par  l'eau. 
«  On  éprouverait,  dit-il,  presque  un  même  effet  avec  un  soufflet 
dont  l'intérieur  serait  humecté  d'eau  et  dont  on  voudrait  entretenir 
le  jeu  avec  un  fluide  élastique  fixable.  »  Si  je  rappelle  ces  anciennes 
opinions,  c'est  afin  de  mieux  marquer  quels  préjugés  s'opposaient 
à  la  manifestation  de  la  vérité,   combien  a  été  subite  l'évolution 
des  idées  et  quelle  est  la  grandeur  de  la  découverte  que  Lavoisier 
allait  accomplir. 

Cependant  l'explication  tirée  de  l'élasticité  de  l'air  ne  pouvait 
guère  être  soutenue  en  présence  des  expériences  faites  sur  des 
animaux  maintenus  dans  de  l'air  comprimé,  où  ils  finissent  égale- 
ment par  périr,  quoique  plus  lentement.  Il  ne  restait  plus  qu'à 
admettre  que  l'air  expiré  contient  quelque  chose  de  nuisible  qui  em- 
poisonne Thomme;  opinion  en  partie  fondée,  en  effet,  mais  insuffi- 
sante. 

C'est  ainsi  que  les  disciples  de  Stahl  supposaient  que  l'air  est 
phlogistiqué  par  la  respiration,  précisément  comme  par  la  combus- 
tion vive  et  par  l'oxydation  des  métaux  :  d'où  ils  concluaient  que 
le  phlogistiqué  est  identique  dans  les  trois  règnes  de  la  nature. 
Il  est  frappant  de  voir  comment  la  force  des  analogies  observées 
conduisait  dès  lors  à  rapprocher  ces  trois  ordres  de  phénomènes  : 
combustion  vive,  oxydation  lente,  respiration,  dans  une  explication 
commune,  à  la  vérité  erronée. 


LE  FEU,  LE  CALORIQUE,  LA  CHALEUR  ANIMALE.       361 

Boerhaave  ajoutait  même  ces  paroles  profondes,  pressentiment 
de  la  vérité  :  «  Qui  pourra  dire  s'il  n'existe  pas  dans  l'air  une  vertu 
cachée  pour  y  entretenir  la  vie  que  les  animaux  et  les  végétaux  y 
puisent;  si  elle  n'est  pas  susceptible  de  s'épuiser;  si  ce  n'est  pas  à 
cet  épuiseFnent  qu'est  due  la  mort  des  animaux  qui  n'en  trouvent 
plus?  Plusieurs  chimistes  ont  annoncé  l'existence  d'un  élément 
vital  dans  l'air;  mais  ils  n'ont  dit  ni  ce  que  c'était,  ni  comment  il 
agissait;  heureux  qui  pourra  le  découvrir!  »  Boerhaave  fait  ici  allu- 
sion aux  vues  et  aux  essais  de  Mayow,  chimiste  anglais  mort  un 
siècle  auparavant,  sur  l'esprit  nitro-aérien,  générateur  supposé  du 
nitre  aérien  ;  esprit  contenu  dans  l'air,  dont  il  était  censé  produire 
l'élasticité.  Mayow  lui  attribuait  la  propriété  de  servir  d'aliment  au 
feu,  de  produire  la  rouille  et  les  acides,  enfin  d'entretenir  la  respi- 
ration des  animaux  et  de  changer  le  sang  noir  et  veineux  en  sang 
rouge  et  artériel;  non  sans  un  certain  développement  de  chaleur, 
comparable  à  celui  qui  se  produit  dans  la  pyrite  exposée  à  l'air. 
Mais  ces  vues,  extraordinaires  pour  le  temps,  étaient  de  simples 
intuitions,  dénuées  de  démonstrations  et  prématurées  :  elles 
n'étaient  pas  mieux  établies  que  tel  système  absurde  proposé  au 
même  moment  par  les  contemporains;  aussi  demeurèrent-elles 
sans  écho  et  furent-elles  bientôt  oubliées.  Cependant  on  voit  que 
Boerhaave  y  pensait  encore  au  milieu  du  xviii®  siècle. 

Black  fit  un  pas  plus  décisif  pour  la  connaissance  des  phéno- 
mènes. En  1757,  dans  son  grand  travail  sur  l'air  fixe  (acide  car- 
bonique"), il  reconnut  que  ce  gaz  se  forme  sous  l'influence  de  la 
respiration,  par  la  transformation  d'une  portion  de  l'air  ordinaire  : 
il  ne  pouvait  aller  plus  loin,  l'oxygène  étant  inconnu  à  ce  moment. 

Ce  fut  encore  Priestley  qui  eut  l'initiative  à  cet  égard  par 
les  expériences  sur  la  respiration  qu'il  ne  manqua  pas  de  faire 
avec  son  air  déphlogistiqué  (notre  oxygène).  Au  moment  où  il  le 
découvrit,  on  savait  déjà,  depuis  le  temps  de  Hauksbee,  et  même 
auparavant,  que  l'air  où  l'on  a  porté  au  rouge  des  métaux,  tels  que 
le  fer  ou  le  cuivre,  est  devenu  impropre  à  entretenir  la  vie  ani- 
male :  ce  que  l'on  expliquait  par  les  exhalaisons  sorties  de  ces  mé- 
taux. C'était,  comme  dans  toute  l'histoire  des  théories  de  ce  temps, 
attribuer  à  un  phénomène  positif,  c'est-à-dire  à  l'introduction  d'un 
agent  nouveau,  les  exhalaisons  métalliques,  un  efïet  dû,  en  réalité, 
à  un  phénomène  négatif,  la  soustraction  de  l'oxygène,  agent  préexis- 
tant. Priestley  reconnut  d'abord  que  l'oxygène  est  plus  propre  que 
l'air  ordinaire  à  entretenir  la  respiration,  tout  aussi  bien  que  la  com- 
bustion; car  les  animaux  y  conservent  plus  longtemps  leur  acti- 
vité :  «  La  respiration,  ajoute-t-il,  se  conformant  aux  opinions  ré- 
gnantes, phlogislique  l'air  et  le  rend  ainsi  irrespirable,  et  elle  y 
forme  en  même  temps  de  l'air  fixe.  »  A  ce  moment  deux  gaz  très 


362  RE^TIE    DES    DEUX    MONDES. 

difïérens  étaient  confondus  par  Priestley  :  notre  azote,  préparé  par 
l'action  des  métaux  sur  l'air  ordinaire,  aussi  bien  que  ce  même  azote 
souillé  d'acide  carbonique  par  la  respiration  animale,  sont  réunis 
par  le  savant  anglais  sous  la  dénomination  commune  d'air  phlogis- 
tiqué;  confusion  qui  rend  fort  difficiles  la  lecture  et  l'intelligence 
exacte  des  écrits  de  Priestley.  Quant  au  phlogistique,  dont  l'air  se 
trouverait  ainsi  chargé  d'après  lui,  il  était  réputé  fourni  par  le 
sang  noir;  la  perte  de  ce  phlogistique  produirait  le  sang  rouge. 
Les  relations  véritables  qui  existent  entre  le  sang  artériel  et  le 
sang  veineux  étaient  ainsi  renversées  ;  car  nous  savons  maintenant 
que  c'est  au  contraire  le  gain  de  l'oxygène  qui  fait  le  sang  rouge, 
et  sa  perte  qui  fait  le  sang  veineux.  Crawford,  appuyé  sur  les  expé- 
riences de  Priestley,  crut  même  pouvoir  expliquer,  en  1779,  la 
chaleur  animale  par  la  différence  entre  les  chaleurs  spécifiques  du 
sang  veineux  et  du  sang  artériel,  jointe  à  l'infériorité  de  celle  de 
l'acide  carbonique  à  celle  de  l'oxygène  :  hypothèse  erronée  en  fait, 
et  dont  il  est  superflu  démontrer  aujourd'hui  l'insuffisance.  Cepen- 
dant on  a  cru  parfois  devoir  attribuer  quelque  rôle  à  Crawford  dans 
la  découverte  des  causes  de  la  chaleur  animale,  en  se  fondant  sur 
une  seconde  édition  de  Gon  livre,  publiée  en  1788,  et  dans  laquelle  il 
a  modifié  ses  idées,  pour  se  rapprocher  de  celles  de  Lavoisier. 
Mais  la  découverte  était  faite  à  ce  moment  et  la  théorie  éclaircie. 

C'est  Lavoisier  qui  en  est  le  véritable  auteur.  Elle  était  liée 
d'une  façon  trop  directe  avec  ses  recherches  sur  l'oxydation  des 
métaux  et  sur  la  combustion,  pour  que  la  suite  logique  de  ses 
idées  ne  l'y  conduisit  pas.  Voici  comment  il  procéda  :  dans  un 
mémoire  lu  à  l'Académie  des  sciences,  le  3  mai  1777,  il  reprend  les 
laits  observés  par  Priestley.  Suivant  son  usage,  il  en  ajoute  de  nou- 
veaux et  plus  précis  ;  mais  il  y  a  dans  son  travail  quelque  chose  de 
plus  inattendu.  En  effet,  Priestley  n'avait  pas  bien  compris  la  signi- 
fication de  ses  découvertes.  Lavoisier,  qui  en  saisit  le  véritable  sens, 
en  tire,  comme  il  l'a  fait  souvent  dans  le  cours  de  ses  recherches, 
des  conséquences  opposées  à  celles  de  Priestley.  Il  constate  d'abord 
que  l'air  dépouillé  d'oxygène  par  la  formation  du  précipité  j9^r  se, 
—  c'est-à-dire  par  l'ébullition  du  mercure  transformé  graduelle- 
ment en  oxyde,  —  est  devenu  méphitique  ;  de  même  que  l'air  altéré 
par  la  respiration  d'un  oiseau.  Mais  ce  dernier  air  renferme  en 
outre  de  l'acide  carbonique,  qui  n'existe  point  dans  le  premier. 
Lavoisier  prend  soin  de  rendre  les  deux  airs  résiduels  identiques, 
en  absorbant  l'acide  carbonique  parla  potasse;  ce  qui  n'y  lais- 
serait en  principe  subsister  que  de  l'azote  (1).  Cette  identité  des  deux 

(1)  En   supposant  que  la  totalité  de  roxygène  eût  été  consommée,  ce  qui  n'a  d'ail- 
leurs point  lieu  en  fait;  mais  les  conclusions  demeurent  les  mêmes. 


LE   FEU,    LE    CALORIQUE,    LA   CHALEUR    ANIMALE.  363 

mofettes,  pour  appliquer  aux  deux  gaz  résiduels  le  langage  du 
temps,  fut  un  moment  contestée  par  Priestley,  qui  ne  tarda  pas, 
très  loyalement  d'aillem-s,  à  reconnaître  son  erreur. 

Pour  laire  la  contre-épreuve  et  compléter  la  démonstration,  il 
suffit  de  reconstituer  l'air  primitif  en  lui  rendant  l'oxygène  perdu. 
A  cet  efiet,  Lavoisier  ajoute,  soit  à  la  seconde  mofette  provenant  de 
la  respiration  animale,  soit  à  la  première  provenant  de  l'oxydation 
des  métaux,  l'oxygène  même  obtenu  par  la  calcination  de  l'oxyde 
de  mercure  qui  a  servi  à  préparer  l'une  d'elles  :  il  reproduit  ainsi 
l'air  naturel,  avec  son  aptitude  à  entretenir  tant  la  combustion  que 
la  vie  animale. 

La  démonstration  des  relations  véritables  entre  l'air,  l'oxygène 
et  l'acide  carbonique,  dans  la  respiration,  était  ainsi  claire  et 
complète.  Il  restait  à  comprendre  la  véritable  action  de  l'oxygène 
sur  l'être  vivant  et  l'origine  même  de  l'acide  carbonique. 

Deux  explications  pouvaient  en  être  données  :  ou  bien  l'oxygène 
est  changé  effectivement  en  acide  carbonique  dans  le  poumon,  par 
une  véritable  combustion  locale  ;  ou  bien  il  s'y  combine  au  sang, 
lequel  restitue  en  même  temps  à  l'âir  un  volume  presque  égal 
d'acide  carbonique.  Lavoisier,  sans  se  prononcer  tout  d'abord, 
incline  vers  la  première  hypothèse,  qui  assimilerait  la  respiration 
elle-même  à  une  combustion  directe.  Il  cherche  à  établir  que  la 
coloration  rouge  du  sang  ai'tériel  est  due  à  l'absorption  de  l'oxy- 
gène, et  il  l'assimile  à  la  couleur  de  certains  oxydes  métalliques, 
tels  que  ceux  de  mercure  et  de  plomb  :  ce  dernier  rapprochement 
est  fondé  sur  des  apparences,  plutôt  que  sur  un  principe  exact. 

Lavoisier  ne  tarda  pas  à  pousser  plus  loin  ses  déductions,  en 
comparant  la  chaleur  animale  à  la  chaleur  des  combustions  ^àves  : 
l'une  et  l'autre  sont  dues  en  effet  à  la  fixation  de  l'oxygène,  ou  plus 
exactement  de  la  matière  du  feu  combinée  dans  l'oxygène.  Pour 
Lavoisier,  l'air  fournit  l'oxygène  et  la  chaleur;  tandis  que  le  sang 
fournit  le  combustible,  que  les  alimens  restituent  incessamment, 
en  même  temps  que,  de  son  côté,  l'air  se  renouvelle  sans  cesse.  Par 
suite,  la  chaleur  est  entretenue  dans  le  corps  humain,  suivant  le 
même  procédé  que  dans  nos  foyers.  C'était  là  une  vue  toute  nou- 
velle, une  découverte  fondamentale. 

Mais  Lavoisier  ne  s'arrêta  pas  à  ces  premiers  aperçus  géné- 
raux. Il  reprit  la  question  par  des  mesures  précises  et  l'appro- 
fondit avec  Laplace,  en  1783.  Les  deux  savans  osèrent  assimiler 
un  être  vivant  à  un  composé  chimique,  en  étudier  l'oxydation  par 
la  même  méthode  et  le  soumettre  à  des  mesures  semblables,  au 
point  de  vue  de  l'évaluation  des  gaz  et  de  la  calorimétrie.  C'était 
retom'ner  en  quelque  sorte  la  vieille  conception  des  alchimistes, 
qui,  eux  aussi,   assimilaient  la  vie  et  les  phénomènes  chimiques, 


364  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

mais  pour  chercher  dans  ceux-ci  les  caractères  mystérieux  de  gé- 
nération et  d'évolution  qui  caractérisent  les  êtres  organisés. 

Lavoisier  et  Laplace,  au  contraire,  mesurent  les  eiïets  de  la  res- 
piration de  l'animal,  assimilés  à  ceux  de  la  combustion  d'une  bou- 
gie, à  l'aide  de  la  balance  et  du  calorimètre.  Ils  pesèrent  d'abord 
la  quantité  d'acide  carbonique  produite  par  un  cochon  d'Inde,  res- 
pirant librement  à  l'air  pendant  un  temps  donné  ;  puis  ils  placèrent 
l'animal  au  sein  de  leur  calorimètre  et  mesurèrent  la  quantité  de 
chaleur  produite  par  lui,  durant  l'espace  de  dix  heures.  L'oxygène 
consommé  répondit  à  peu  près  au  volume  de  l'acide  carbonique 
produit,  et  ils  arrivèrent  à  ce  résultat  :  «  Lorsqu'un  animal  est  dans 
un  état  permanent  et  tranquille,  de  telle  sorte  qu'après  plusieurs 
heures  le  système  animal  n'éprouve  point  de  variation  sensible, 
la  conservation  de  la  chaleur  animale  est  due,  au  moins  en  grande 
partie,  à  la  chaleur  que  produit  la  combinaison  de  l'oxygène  res- 
piré avec  la  base  de  l'air  fixe  que  le  sang  lui  iournit;  »  conclusion 
conçue  dans  des  termes  assez  généraux  pour  avoir  conservé  sa 
rigueur,  malgré  les  changemens  survenus  depuis  un  siècle  dans  les 
théories  chimiques  et  physiologiques. 

Le  phénomène  véritable  était,  en  réalité,  plus  compliqué  que  ne 
le  supposait  Lavoisier,  qui  croyait  toute  la  chaleur  tirée  de  l'oxy- 
gène gazeux.  En  outre,  l'oxydation  effective  dans  un  être  vivant  ne 
porte  pas  sur  le  carbone  libre,  mais  sur  les  composés  complexes 
hydrocarbonés  fournis  par  les  alimens  et  qui  renferment  cet  aliment 
déjà  associé  à  l'hydrogène,  à  l'oxygène  et  à  l'azote,  lesquels  en 
modifient  le  pouvoir  calorifique,  en  raison  de  la  chaleur  dégagée 
dans  cette  première  combinaison. 

La  combustion  n'est  point  d'ailleurs  la  seule  source  de  la  chaleur 
animale  :  nous  le  savons  aujourd'hui.  Il  y  concourt  aussi,  comme  je 
l'ai  montré,  des  phénomènes  de  fixation  d'eau  (hydratations),  accom- 
plis dans  le  cours  des  métamorphoses  des  principes  immédiats  des 
aUmens,  tels  que  sucres,  fécule  et  hydrates  de  carbone,  principes 
albuminoïdes  et  autres  composés  amidés.  Mais  si  ces  faits  n'ont  été 
aperçus  que  depuis,  —  et  quelques-uns  assez  récemment,  —  la 
vérité  fondamentale  découverte  par  Lavoisier  n'en  subsiste  pas 
moins  :  «  La  respiration  est  l'origine  d'une  combustion  lente,  ana- 
logue à  celle  du  charbon  et  produisant  également  de  la  chaleur.  » 

Lavoisier,  après  avoir  hésité  d'abord,  se  prononce,  dans  son  tra- 
vail avec  Laplace,  pour  l'hypothèse  qui  suppose  que  cette  com- 
bustion a  lieu  dans  le  poumon  :  la  chaleur  développée  au  sein  de 
cet  organe  se  communiquant  au  sang  qui  le  traverse,  pour  se  ré- 
pandre de  là  dans  tout  le  système  animal.  Mais  ici  le  désir  de 
simplifier  l'a  entraîné  trop  loin;  car  l'opinion  qui  place  dans  le 
poumon  le  siège  de  la  combustion  est  aujourd'hui  abandonnée.  La 


LE    FEU,    LE    CALORIQUE,  LA    CHALEUR    ANLMALE.  365 

combustion  due  à  l'oxygène  se  pi'oduit  en  réalité  dans  tout  l'en- 
semble de  l'organisation,  bien  que  la  fixation  de  l'oxygène  dans  le 
poumon  même  donne  lieu  à  un  premier  dégagement  de  chaleur. 

J'ai  moi-même  réussi  à  faire  la  part  de  ces  deux  actions  succes- 
sives et  à  mesurer  séparément  la  chaleur  dégagée  par  la  première 
fixation  de  l'oxygène  sur  le  sang,  laquelle  est  distincte  de  la  cha- 
leur qui  se  développe  ensuite  dans  toute  l'économie  par  l'ensemble 
des  réactions  chimiques,  susceptibles  d'aboutir  à  la  formation  de 
l'acide  carbonique  expiré.  La  chaleur,  produite  tout  d'abord  dans 
le  poumon  par  l'oxygène,  au  moment  de  l'action  directe  de  l'air, 
forme  environ  la  septième  partie  de  la  chaleur  animale  totale  ;  le 
surplus  résulte  des  oxydations  et  réactions  elïectuées  dans  la  masse 
entière  des  organes. 

Ainsi,  c'est  la  seconde  opinion  émise  par  Lavoisier,  puis  écartée 
par  lui,  puis  reprise  encore  dans  son  dernier  travail  fait  en  colla- 
boration avec  Seguin,  qui  a  triomphé  définitivement.  Le  poumon 
est  regardé  aujourd'hui  comme  étant  essentiellement  le  siège  de 
la  fixation  de  l'oxygène,  laquelle  a  lieu  sur  les  globules  du  sang; 
tandis  que  l'acide  carbonique  préexistant  dans  le  sang  s'échange 
au  même  moment  contre  l'oxygène  et  se  dégage  au  dehors.  La 
découverte  de  ces  mécanismes  a  été  l'œuvre  de  plus  d'un  siècle, 
et  elle  a  donné  à  la  question  de  la  chaleur  animale  des  développe- 
mens  inconnus  de  Lavoisier.  On  a  reconnu  par  là  que  la  combus- 
tion admise  par  lui  est  réelle  ;  mais  la  production  de  l'acide  carbo- 
nique et  celle  des  autres  composés  oxydés  s'accompUt  dans  toute 
l'organisation,  par  des  voies  et  des  intermédiaires  divers,  aux  dé- 
pens de  principes  multiples;  corrélativement  avec  l'exercice  des 
autres  fonctions  et  au  milieu  de  phénomènes  dont  Lavoisier  ne 
pouvait  soupçonner  ni  l'importance  ni  la  complexité. 

Tout  cela  ne  diminue  point  le  mérite  et  l'importance  de  sa  dé- 
couverte :  la  science  ne  se  construit  pas  en  un  jour,  et  c'est  La- 
voisier qui  a  établi  ici  la  base  fondamentale  de  nos  théories  modernes 
sur  la  chaleur  animale,  je  veux  dire  l'assimilation  entre  la  combus- 
tion et  la  respiration.  «  On  dirait,  s'écrie-t-il  dans  son  enthou- 
siasme, que  cette  analogie  n'avait  point  échappé  aux  poètes,  ou 
plutôt  aux  philosophes  de  l'antiquité,  dont  ils  étaient  les  interprètes 
et  les  organes.  »  Après  avoir  rappelé  les  mythes  relatifs  «  au  feu 
dérobé  du  ciel,  au  flambeau  de  Prométhée,  »  il  ajoute  :  «  On  peut 
donc  dire  avec  les  anciens  que  le  flambeau  de  la  vie  s'allume  au 
moment  où  l'enfant  respire  pour  la  première  fois,  et  qu'il  ne  s'éteint 
qu'à  sa  mort.  » 

L'importance  de  ces  problèmes  l'avait  tellement  frappé  qu'il  ne 
cessa  de  s'en  préoccuper.  Lorsqu'il  connut  la  composition  de  l'eau, 
il  soupçonna,  dès  1785,  que  la  combustion  de  l'hydrogène  et  la 


366  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

formation  de  l'eau  pouvaient  aussi  jouer  un  rôle  dans  la  produc- 
tion de  la  chaleur  animale,  ce  qui  est  vrai.  Mais  il  n'arriva  cepen- 
dant point  à  concevoir  complètement  le  phénomène  :  l'ignorance  qui 
régnait  alors  sur  les  lois  de  la  chimie  organique  et  la  nature  de 
ses  composés  ne  permettait  pas,  même  à  un  génie  aussi  pénétrant 
que  le  sien,  d'aller  au  fond  des  choses.  Pendant  les  dernières  an- 
nées de  sa  vie,  il  y  revient  sans  cesse;  il  cherche  à  serrer  toujours 
de  plus  près  le  problème  et  à  l'embrasser  en  quelque  sorte  de  toutes 
parts.  C'est  ainsi  qu'il  y  rattache  d'abord  les  mesures  qu'il  avait 
faites  de  la  chaleur  de  combustion  du  carbone  et  de  l'hydrogène, 
mesures  imparfaites  d'ailleurs.  Il  étudie  aussi  avec  soin  les  altéra- 
tions de  l'air  respiré  dans  les  réunions  publiques  etdansleshôpitaux. 

A  parth*  de  1789,  il  reprend  avec  Seguin  la  question  tout  entière. 
L'un  des  deux  collaborateurs,  Seguin,  se  dévoue  pour  rendre  les 
résultats  applicables  directement  à  l'homme.  Dans  des  appareils 
ingénieusement  combinés,  ils  prennent  soin  d'absorber  à  mesure 
l'acide  carbonique  expiré  et  de  restituer  l'oxygène,  afin  de  main- 
tenir invariable  la  composition  de  l'air;  ils  constatent  qu'il  n'y  a 
ni  dégagement  ni  absorption  d'azote.  Ils  analysent  et  discutent  les 
conditions  qui  maintiennent  presque  invariable  la  température  du 
corps  humain,  placé  dans  les  conditions  extérieures  les  plus 
diverses;  ce  qui  les  conduit  à  instituer  une  longue  suite  d'obser- 
vations méthodiques  sur  la  transpiration,  et  ils  distinguent  avec 
soin  la  perte  de  vapem-  d'eau  qui  s'effectue  par  les  poumons,  de 
celle  qui  a  lieu  par  la  surface  de  la  peau  :  c'est  par  cette  double 
transpiration  que  la  chaleur  perdue  éprouve  son  règlement.  Enfin, 
embrassant  la  question  sous  les  points  de  vue  les  plus  divers,  ils 
étudient  l'hifluence  des  conditions  physiologiques  essentielles,  celle 
de  la  digestion,  du  travail  mécanique,  des  variations  de  la  tempé- 
rature extérieure,  etc. 

C'est  là  que  se  trouve  pour  la  première  fois,  je  crois,  énoncée  (1) 
l'assimilation,  si  souvent  reproduite  depuis,  entre  les  effets  phy- 
siques et  mécaniques  développés  par  le  travail  d'un  homme  de 
peine  et  les  mêmes  effets  dus  au  travail  de  l'homme  qui  récite  un 
discours,  du  musicien  qui  joue  d'un  instrument,  ou  même  qui  com- 
pose, aussi  bien  qu'au  travail  du  philosophe  qui  réfléchit,  a  Ce 
n'est  pas  sans  quelque  justesse,  ajoute  Lavoisier,  que  la  langue 
française  a  confondu  sous  la  dénomination  commune  de  travail  les 
efforts  de  l'esprit,  comme  ceux  du  corps,  le  travail  du  cabinet  et  le 
travail  de  l'ouvrier.  » 

Sans  s'arrêter  davantage  à  ces  aperçus  de  génie,  que  les  théo- 

(1)  Œuvres  de  Lavoisier,  t.  ii,  p.  697. 


LE   FEU,    LE   CALORIQUE,  LA   CHALEUR    ANLMALE.  367 

ries  modernes  sur  réquivalence  des  forces  naturelles  ont  permis 
d'approfondir  davantage,  les  auteurs  du  mémoire  se  reportent  aus- 
sitôt aux  conséquences  sociales  de  leurs  découvertes  et  aux  senti- 
mens  de  leurs  contemporains.  —  On  était  alors  aux  premières  années 
de  la  révolution  française.  —  Ils  relèvent  l'injuste  inégalité  des  con- 
ditions, l'espérance  que  les  institutions  pourront  y  porter  quelque 
remède,  jointe  à  la  crainte  «  que  les  passions  humaines,  qui  en- 
traînent la  multitude  si  souvent  contre  son  propre  intérêt,  et  qui 
comprennent  dans  leur  tourbillon  le  sage  et  le  philosophe,  comme 
les  autres  hommes,  ne  renversent  un  ouvrage  entrepris  dans  de 
si  belles  vues  et  ne  détruisent  l'espérance  de  la  patrie.  » 

C'est  la  première  lois  que  Lavoisier,  dans  l'exposé  de  ses  idées 
et  de  ses  expériences,  sort  du  domaine  serein  de  la  science  pour 
aborder  les  régions  agitées  de  la  politique.  A  ce  moment  il  se  sen- 
tait déjà,  malgré  lui,  entraîné  dans  le  fatal  tourbillon  des  passions 
publiques,  dont  il  ne  dcA'ait  pas  tarder  à  être  victime.  Quoique  le 
mémoire  que  j'analyse  ne  soit  pas  tout  à  fait  le  dernier  de  Lavoi- 
sier, les  paroles  par  lesquelles  il  le  termine  peuvent  être  regardées 
comme  son  testament  scientifique. 

«  Il  n'est  pas  indispensable,  dit-il,  pour  bien  mériter  de  l'huma- 
nité et  pour  payer  son  tribut  à  la  patrie,  d'être  appelé  aux  fonctions 
publiques  qui  concourent  à  l'organisation  et  à  la  régénération  des 
empires.  Le  physicien  peut  aussi,  dans  le  silence  de  son  labora- 
toire, exercer  des  fonctions  patriotiques;  il  peut  espérer,  par  ses 
travaux,  diminuer  la  masse  des  maux  qui  affligent  l'espèce  hu- 
maine, augmenter  ses  jouissances  et  son  bonheur,  et  aspirer  ainsi 
au  titre  glorieux  de  bienfaiteur  de  l'humanité.  » 

Certes,  nul  plus  que  Lavoisier  ne  fut  digue  de  ce  titre  ;  mais, 
loin  de  lui  valoir  les  récompenses  et  les  honneurs  dus  à  ses  décou- 
vertes, ses  services  devaient  être  méconnus  au  dernier  jour  ;  et  sa 
vie,  jusque-là  glorieuse  et  respectée,  allait  aboutir  à  une  condam- 
nation capitale  et  imméritée.  Si  la  fin  de  Lavoisier  ne  fut  pas, 
comme  la  condamnation  de  Socrate,  la  conséquence  directe  de  son 
amour  pour  la  vérité,  elle  n'en  reste  pas  moins  le  témoignage  dou- 
loureux de  l'ingratitude  de  ses  contemporains.  Elle  ne  fait  par  là 
que  relever  davantage  la  noblesse  des  paroles  par  lesquelles  Lavoi- 
sier marquait  à  la  science,  à  côté  de  son  but  idéal,  qui  est  la 
recherche  de  la  vérité  pure,  le  but  positif  et  humain  des  travaux 
qu'elle  poursuit  pour  le  bien  des  hommes  et  le  développement  de 
la  ci\iUsation. 

M.  Berthelot. 


r     r 


LA    PROPRIETE 


LITTÉRAIRE  ET  ARTISTIQUE 


EN   FRANCE   ET  AUX  ÉTATS-UNIS 


I. 

«  Il  me  semble,  disait  un  homme  d'esprit,  que  je  suis  propriétaire 
du  livre  que  j'ai  fait  au  moins  autant  que  je  puis  l'être  de  la  maison 
que  je  n'ai  pas  bâtie.  »  Le  droit  de  l'auteur  sur  son  œuvre  lui  ap- 
paraissait, non  comme  une  concession  de  la  loi,  mais  comme  une 
des  formes  de  la  propriété  que  la  loi  peut  et  doit  garantir.  Il  n'en 
va  pas  précisément  ainsi,  et  la  question  n'est  pas  si  simple.  Ce 
droit  est-il  absolu  ou  limité?  Dans  ce  cas,  jusqu'où  s'étend-il  et 
comment  le  garantir?  Autant  de  questions  distinctes, autant  de  dif- 
ficultés. 

Elles  doivent  être  grandes,  car  la  solution  s'en  fait  longtemps 
attendre.  Depuis  1878,  date  à  laquelle  fut  fondée  l'Association  litté- 
téraire  et  artistique  internationale,  jusqu'à  ce  jour,  il  n'a  pas  été 
tenu,  à  l'effet  de  déterminer  la  nature  de  ce  droit  et  les  garanties 
qu'il  comporte,  moins  de  douze  congrès,  dont  M.  Jules  Lermina 
nous  retrace  (1)  les  intéressans  débats,  résumant  en  quelques  pages 
claires  et  précises  les  concessions  successivement  arrachées  par  les 
avocats  de  la  propriété  httéraire.  Depuis  1852,  il  n'y  a  pas  eu  moins 
de  treize  négociations  diplomatiques,  —  nous  parlons  de  celles  qui 
ont  abouti,  —  entre  la  France  et  les  puissances  étrangères  pour 

(1)  Association  littéraire  et  artistique,  son  histoire,  ses  travaux,  1  vol.  in-8°;  Cha- 
cornac. 


LA    PROPRIÉTÉ    LITTÉRAIRE.  369 

obtenir  la  reconnaissance   de  ce  droit  et  la  consécration  de  ces 
garanties. 

On  s'étonnera  un  jour  qu'il  ait  fallu  une  pareille  dépense  de  di- 
plomatie d'une  part,  de  l'autre  le  concours  d'autant  d'hommes  émi- 
nens  que  ceux  qui  composent  l'Association  littéraire  et  artistique 
internationale,  autant  d'efïorts  qu'ils  en  ont  dû  faire,  autant  d'élo- 
quence et  de  bon  sens  déployés  pour  établir,  tout  d'abord,  que  la 
propriété  littéraire  pourrait  bien  être  une  propriété.  Lakanal  décla- 
rait, en  1791,  devant  la  Convention,  qu'elle  était  «  la  plus  person- 
nelle et  la  plus  inviolable  de  toutes.  »  Depuis  Lakanal,  il  a  fallu  se 
remettre  à  l'œuvre,  établir  et  prouver  et,  non  sans  peine,  faire 
admettre  que  le  droit  de  l'auteur  résultait  du  fait  même  de  la 
création  de  son  œuvre,  littéraire  ou  artistique,  que,  l'ayant  créée,  il 
en  était  légitime  propriétaire. 

Jusqu'à  quand?  Mais,  semble-t-il,  jusqu'au  jour  oii,  à  défaut 
d'héritiers,  cette  propriété  tomberait  en  déshérence,  non  dans  les 
mains  de  l'État,  qui  n'en  a  que  faire,  mais  dans  le  domaine  intel- 
lectuel pubUc,  qui  peut-être  en  a  l'emploi,  d'où  l'œuvre  est  sortie, 
où  elle  rentre,  auquel  elle  s'adresse,  duquel  elle  relève.  Si  la  pro- 
priété littéraire  est  vraiment  une  propriété,  sa  durée  est  perpé- 
tuelle; on  ne  saurait  la  limiter  sans  en  dénaturer  le  caractère.  Elle 
s'acquiert  et  se  transmet  par  succcession,  par  donation,  par  l'effet 
des  obligations,  dit  l'article  711  du  code  civil,  de  la  propriété  des 
biens.  Et  pourtant,  en  1791,  en  1793^  en  1810,  en  ISlili,  on  légi- 
fère sur  la  matière;  en  185/i,  on  porte  à  trente  années,  à  partir  de 
la  mort  de  l'auteur,  compositeur  ou  artiste,  ou  à  partir  de  l'ex- 
tinction des  droits  de  sa  veuve,  la  durée  de  la  jouissance  accordée 
à  ses  héritiers.  En  1806,  on  l'étend  à  cinquante  années. 

Qu'est-ce  à  dire?  La  propriété  littéraire  n'est  donc  pas  une  pro- 
priété absolue,  identique  à  toute  autre?  L'homme  qui  laisse  aux 
siens  une  œuvre  littéraire  ou  artistique  créée  par  lui  leur  laisse 
donc  un  bien  qui  est  autre,  limité  dans  sa  durée,  différent  de  ce 
que  serait  le  champ  ou  la  maison  acquis  du  produit  de  l'aliénation 
définitive  par  lui  faite  de  cette  œuvre?  Nul  doute,  puisque  la  jouis- 
sance de  cette  propriété  cesse  à  une  date  fixée  par  la  loi.  Nul 
doute  non  plus  que  cette  propriété  ne  soit  d'une  nature  diflérente 
des  autres  et,  surtout,  qu'elle  ait  contre  elle  d'être  d'une  origine 
plus  récente. 

L'antiquité  ne  l'a  pas  connue,  et,  dans  notre  Europe  même,  elle 
n'est  qu'une  parvenue  moderne.  Le  premier  qui  la  revendiqua 
passa  pour  un  fou  et  les  plus  grands  génies  n'osèrent  porter  si 
haut  leurs  prétentions  ni  se  croire  propriétaires  des  œuvres  immor- 
telles qu'ils  nous  ont  laissées.  Ils  estimaient,  ces  pauvres  grands 
TOME  xcviii.  —  1890.  24 


370  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

hommes,  que  des  idées  puisées  dans  un  fonds  commun,  patrimoine 
de  tous,  ne  pouvaient,  quelles  que  lussent  celles  qu'ils  y  ajou- 
taient, quelle  que  fût  la  lorme  dont  ils  les  revêtaient,  constituer 
à  leur  profit  une  propriété  exclusive,  un  monopole  quelconque. 
Gomment  faire  le  départ  entre  ce  qui  leui*  appartenait  en  propre 
dans  leur  œuvre  et  ce  qui  appartenait  à  leurs  prédécesseurs?  A  qui 
s'en  remettre  pour  un  pareil  arbiti*age  ?  Les  «  idées  ambiantes,  » 
comme  les  appelle  Proudhon,  ennemi  des  majorats  littéraires,  im- 
placable adversaire  de  la  propriété  sous  toutes  ses  formes,  étaient 
dans  l'air,  elles  étaient  de  tous,  à  tous.  Ils  n'y  songèrent  pas  et, 
longtemps,  tendirent  la  main  aux  riches  du  jour  dont  ils  char- 
maient les  loisirs,  aux  puissans  qu'ils  louaient  dans  leurs  dédi- 
caces, aux  libraires  qui  y  jetaient  une  obole  comme  on  fait  une 
aumône. 

Les  scrupules  qui  hantaient  ces  naïfs  génies  étaient  d'ailleurs  de 
leur  temps  et  de  leur  époque,  et  au  moment  même  où  de  toutes 
parts  éclatait  la  revendication  des  droits,  ces  scrupules  empê- 
chaient leurs  successeurs  et  émules  de  revendiquer  les  leurs  et  les 
faisaient  se  contenter  d'emphatiques  déclarations  de  principes  et 
d'inefficaces  sanctions.  Ces  mêmes  scrupules  paralysaient  jusqu'aux 
hardis  législateurs  de  la  Convention.  Cette  propriété  que  Lakanal 
proclamait  «  la  plus  personnelle  et  la  plus  inviolable  de  toutes,  » 
ils  la  déclaraient  en  déshérence  cinq  ans  après  la  mort  de  l'auteur, 
puis,  en  1793,  après  dix  ans  (1).  Ils  n'osaient  accorder  davantage, 
et  leur  intrépide  logique  reculait  devant  les  conséquences  de  leur 
affirmation.  C'était  une  propriété,  mais  différente  des  autres,  toute 
nouvelle  d'ailleurs,  pleine  d'imprévu,  de  dangers  peut-être,  en 
tout  cas  peu  exigeante,  habituée  à  se  contenter  de  peu  et  qui 
d'elle-même  se  désignait  «  une  grâce  fondée  en  justice.  » 

Inconsciemment,  à  tout  le  moins  sans  prononcer  le  mot,  on  l'as- 
similait à  l'invention,  on  lui  concédait  un  brevet  exploitable  et  né- 
gociable, pom'  un  temps.  Ce  délai  expiré,  l'œuvre  artistique  et  lit- 
téraire, comme  l'invention  plus  tard,  tombait  dans  le  domaine 
public.  Et,  en  ce  faisant,  on  estimait  beaucoup  faire,  émanciper 
l'intelligence,  affranchir  l'écrivain  et  l'artiste,  affirmer  leurs  droits 
sim*  leurs  œuvres,  leurs  droits  à  une  rémunération  ;  dans  une  cer- 
taine mesure  c'était  vrai. 

Si  l'on  compare,  en  effet,  ce  qu'était  alors  la  situation  des  écri- 
vains à  ce  qu'elle  est  devenue  depuis,  on  se  rendra  coiîipte  des 
progrès  accomplis,  des  résultats  obtenus.  On  s'étonnera  moins  de 
voir  l'œuvre  artistique  ou  littéraire  assimilée  à  une  invention  bre- 
vetée, et  sa  propriété,  toute  reconnue  et  proclamée  qu'elle  soit, 

(1)  Loi  du  19  janvier  1791  et  du  J9  juillet  1753. 


LA    PROPRIÉTÉ    LITTERAIRE.  371 

limitée  à  une  durée  successivement  plus  étendue.  Entre  la  négation 
absolue  de  tous  droits  de  jouissance  et  l'admission  à  tous  les  droits 
que  comporte  l'idée  de  propriété,  il  n'y  avait,  à  Torigine,  que  ce 
terrain  de  transaction  j>ossible.  C'est  celui  sur  lequel  s'est  placé  le 
législateur,  sur  lequel  l'artiste  et  l'écrivain  ont  dû  le  suivre,  qu'ils 
s'eflorcent  d'élargir  en  revendiqi)ant  et  conquérant  successive- 
ment les  privilèges  accessoires  qui  en  font  partie. 

Et,  tout  d'abord,  le  droit  de  traduction.  Si  l'auteur  est,  pour  un 
temps  limité,  propriétaire  de  son  œuvre,  ne  l'est-il  que  dans  la 
langue  dans  laquelle  il  l'a  écrite,  que  dans  l-e  pays  où  il  l'a  créée? 
A-t-on  le  droit  de  la  lui  prendre,  de  la  fciire  passer  en  une  langue 
et  «n  pays  étrangers  sans  son  assentiment,  sans  qu'il  ait  part  aux 
bénéfices  que  traducteurs  et  éditeurs  en  peuvent  retirer?  Évidem- 
ment non,  en  bonne  logique,  mais,  pendant  longtemps,  évidem- 
ment oui  en  fait.  Comment  protéger,  autrement  que  par  des  con- 
ventions internationales,  l'auteur  contre  le  traducteur  étranger'/ 
Comment  obtenir  de  l'État  qu'il  prenne  en  mains  les  intérêts  du 
premier  contre  le  second  et  négocie  pour  les  sauvegarder? 

De  prime  abord  cela  paraît  aussi  simple  qu'équitable,  chaque 
pays  ayant,  semble-t-il,  même  avantage  à  protéger  les  œuvres  ori- 
ginales de  ses  nationaux.  Mais  tel  n'est  pas  le  cas.  La  production 
littéraire  est  inégalement  répartie,  abondante  et  riche  ici,  pauvre 
ailleurs,  et  les  pays  pauvres  ayant  plus  d'intérêt  à  s'approprier, 
par  la  traduction,  les  œuvres  étrangères  qu'à  protéger  des  œuvres 
originales  que  nul  ne  pille  ou  ne  convoite.  Puis,  les  idées,  les  dé- 
couvertes étant  du  domaine  public,  comment  et  pourquoi  interdire 
en  quelque  sorte  la  lecture  d'un  livre  que  tous  ceux  qui  connaàis- 
sent  la  langue  dans  laquelle  il  a  été  écrit  peuvent  lire,  à  ceux  qui 
ignorent  cette  langue?  Pourquoi  en  empêcher  la  traduction  s'il  est 
utile^,  s'il  est  bon,  si  seulement  il  est  agréable? 

Ni  les  lecteurs  ne  le  désiraient,  ni  les  auteurs  ne  le  deman- 
daient. L'ambition  de  ces  derniers  n'allait  pas  et  ne  va  pas  au-delà 
du  droit  de  choisir  leur  traducteur,  de  s'assurer  que  sa  traduction 
est  exacte,  d'avoir  part  aux  bénéfices  qu'elle  procure  à  l'éditeur  et 
à  lui.  Si  équitable  que  soit  cette  prétention,  elle  s'est  cependant 
heurtée  à  maintes  reprises  au  mauvais  vouloir  du  législateur,  avant 
tout  soucieux  de  favoriser  la  diffusion  des  lumières,  les  connais- 
sances utiles,  l'intelligence  des  littératures  étrangères,  et,  pour 
cela,  assimilant  l'œuvre  du  traducteur  au  travail  originaL  Les  ar- 
gumens  ne  lui  faisaient  pas  défaut.  Il  y  a,  en  effet,  dans  toute  tra- 
duction, surtout  si  elle  est  réussie,  un  incontestable  travail  de 
production  personnelle,  une  mesiure  de  goût,  de  finesse  tout  indi- 
viduelle ;  mais  de  ce  que  le  traducteur  s'insinue  habilement  dans 
les  idées  de  l'auteur,  on  ne  saurait  lui  concéder  que,  ainsi  que 


372  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  lice  chez  sa  voisine,  il  s'y  estime  chez  lui,  et,  d'un  emprunt  sou- 
vent forcé  fasse  un  don  volontaire  et  bénévole. 

La  logique  finit  pourtant  par  l'emporter,  non  sans  peine,  et  forae 
fut  bien  de  reconnaître  à  l'auteur  le  droit  de  disposer  de  la  traduc- 
tion de  son  œuvre,  mais  on  lui  imposa  tout  d'abord  une  limite  déri- 
soire, de  quelques  mois  au  plus,  à  l'expiration  desquels,  si  sa  traduc- 
tion n'avait  pas  paru,  traduisait  qui  voulait.  Plus  tard  on  a  étendu 
ce  délai,  sans  faire  droit  toutefois  aux  réclamations  de  l'Association 
des  auteurs,  qui,  assimilant  la  traduction  à  la  reproduction,  deman- 
dait que  l'auteur  seul  pût,  aussi  longtemps  que  son  droit  subsiste 
sur  l'original,  interdire  ou  autoriser  la  traduction  de  son  œuvre. 
C'est  ce  qu'a  reconnu  la  loi  belge  (1),  tout  en  s'abstenant  de  pro- 
clamer le  principe  du  droit  de  propriété,  mis  de  côté  comme  une 
question  métaphysique,  sans  utilité  pratique.  A  l'expression  de 
propriété  littéraire  et  artistique  que  contenait  le  projet  de  loi  du 
gouvernement,  on  a  substitué  celle  de  droit  d'auteur.  Ce  n'en  est 
pas  moins  l'un  des  résultats  les  plus  importans  obtenus  par  l'Asso- 
ciation, et  ce  n'est  pas  non  plus  l'une  des  moins  curieuses  consé- 
quences dues  à  son  initiative,  de  voir  le  pays,  si  longtemps  le  re- 
fuge classique  des  contrefaçons  et  des  contrefacteurs,  figurer  à 
l'avant-garde  des  défenseurs  déclarés  des  droits  des  auteurs. 

Cette  solution  n'était  cependant  ni  partout  admise,  ni  sur  le 
point  de  l'être.  Vainement  Alphonse  Karr,  excédé  des  interminables 
discussions  de  principes,  demandait  au  congrès  le  vote  d'un  article 
unique  ainsi  conçu  :  «  La  propriété  littéraire  est  une  propriété,  » 
le  congrès,  plus  sage,  sentait  bien  que  c'était  demander  l'impos- 
sible. Il  s'en  tenait  à  gagner  du  terrain,  et,  sur  cette  question  de 
traduction,  à  réfuter  les  argumens  des  adversaires  du  principe 
concédé  parla  Belgique.  Tenant  la  traduction  pour  l'une  des  formes 
les  plus  distinctes  de  la  propriété  primitive,  pour  une  forme  qui 
n'a  pas  le  même  auteur  et  ne  donne  pas  le  jour  au  même  ouvrage, 
ces  derniers  en  concluaient  que  le  droit  d'interdire  la  traduction 
ne  faisait  pas  partie  intégrante  du  droit  de  l'auteur.  Leurs  argu- 
mens n'étaient  pas  sans  rencontrer  créance  à  l'étranger,  notam- 
ment de  l'autre  côté  de  l'Atlantique,  et  l'on  verra  plus  loin  ce  qu'il 
a  fallu  d'efforts  pour  triompher,  à  Washington,  de  l'opposition  des 
traducteurs  et  de  nombre  d'éditeurs  intéressés  au  maintien  d'un 
état  de  choses  dont  ils  bénéficiaient  largement. 

Si  traduire  est  reproduire,  en  est-il  de  même  de  l'adaptation? 
L'auteur  d'une  œuvre  scientifique,  historique  ou  philosophique 
est-il  en  droit  d'interdire  qu'on  l'adapte  à  une  catégorie  particu- 
hère  de  lecteurs,  en  élaguant,  modifiant  ou  condensant  son  texte, 

(1)  Loi  du  22  mars  1886. 


LA    PROPRIÉTÉ    LITTÉRAIRE.  373 

ses  observations  ou  ses  argumens,  en  en  donnant  un  abrégé;  si 
c'est  une  œuvre  d'imagination,  en  tirant  de  son  roman  une  pièce 
de  théâtre,  en  transportant  ses  personnages  sur  la  scène  ?  Attente- 
t-on  k  son  droit  quand,  à  l'étranger,  sous  un  titre  et  des  noms  autres, 
un  adaptateur  emprunte  à  son  œuvre  la  donnée  principale,  les  situa- 
tions, modifiant  dans  le  détail  ce  qu'elles  peuvent  avoir  de  trop 
exclusivement  spécial  au  pays  d'origine,  substituant  aux  mœurs  et 
coutumes  locales  les  mœurs  et  les  coutumes  de  son  public,  pour, 
d'un  roman  français,  par  exemple,  tirer  une  pièce  anglaise  ou  amé- 
ricaine? Est-ce  là  traduire  un  roman?  et  si  la  traduction  est  tenue 
pour  œuvre  personnelle,  à  combien  plus  forte  raison  le  serait  l'adap- 
tation qui,  n'empruntant  aux  conceptions  de  l'auteur  que  ce  qui 
est  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays,  néglige  le  reste,  y  ajoute 
des  conceptions  personnelles  et  peut  ne  rien  prendre  au  texte  ! 

A  ce  sujet,  on  ne  manque  pas  de  faire  remarquer  combien  de 
nos  pièces,  et  des  meilleures,  sont  empruntées  à  des  pièces  vieil- 
lies ou  démodées,  au  théâtre  espagnol  ou  italien,  aux  anciens.  Les 
plus  grands  écrivains,  dit-on,  n'ont  pas  dédaigné  de  puiser  à  ces 
sources,  renouvelant  par  la  magie  du  style,  par  un  choix  éclairé 
et  un  goût  sûr  des  conceptions  heureuses,  mais  mal  venues  et  mal 
présentées,  des  idées  ingénieuses  insuffisamment  développées.  Ils 
prenaient  leurs  sujets  et  leurs  effets  à  d'autres,  qui  eux-mêmes  les 
tenaient  de  dramaturges  profondément  oubliés,  de  livres  et  de  ré- 
cits sans  nom  d'auteur.  Dans  ce  fonds  commun  puisait  qui  voulait, 
rajeunissant  et  modernisant  les  détails,  avec  de  vieux  matériaux 
habilement  équarris  construisant  une  maison  neuve. 

Situations  et  données  nouvelles  sont  rares,  ajoutait-on.  Qui  peut 
se  vanter  de  ne  rien  prendre,  de  ne  rien  devoir  à  ceux  qui  l'ont 
précédé?  Pour  tirer  d'un  roman  une  pièce  de  théâtre,  il  faut  un 
don  particulier  :  il  ne  suffit  pas  que  le  roman  soit  intéressant  pour 
que  la  pièce  soit  bonne  ;  que  les  idées  et  les  situations  du  livre 
soient  heureuses  et  bien  exposées  pour  que  la  pièce  réussisse.  Il  y 
faut  autre  chose  :  un  tour  de  main  spécial,  une  mise  au  point  de 
la  scène,  une  entente  des  choses  du  théâtre  et  une  intuitive  in- 
telligence du  goût  du  public,  qui  font  de  l'adaptation  une  œuvre 
essentiellement  personnelle,  l'auteur  du  livre  lui-même  y  échouant 
souvent  alors  que  l'adaptateur  étranger  y  réussit  parfois. 

Sur  ce  thème  on  va  loin.  Il  se  prête  à  nombre  d'ingénieuses  va- 
riations, d'argumens  d'autant  plus  spécieux  que  l'adaptateur  ha- 
bile n'est  ni  un  traducteur,  ni  un  copiste,  qu'il  fait  œuvre  de  pra- 
ticien, œuvre  d'invention,  de  goût  et  de  tact,  qu'il  devient  un 
collaborateur  de  l'auteur  et  décide  du  succès.  Ainsi  l'entendait 
M.  José  da  Silva  Mondes  Leal,  ministre  plénipotentiaire  de  Portugal 
à  Paris,  lui-même  écrivain  distingué  et  président  du  congrès  de 


374  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Lisbonne.  Dans  un  rapport  soumis  au  congrès  tenu  à  Londres  en 
1879,  il  disait:  «  Le  véritable  adaptateur  prend  à  l'auteur  tout  ce 
qu'il  faut  d'invention  pour  conserver  l'originalité,  l'individualité, 
l'intégrité  de  son  produit;  il  lui  prend  encore  tout  ce  qu'il  faut  de 
matériaux  d'exécution  pour  ne  pas  le  dénaturer  et  le  gâter  dans 
ses  développemens.  Le  reste,  et  c'est  encore  beaucoup,  devient 
son  œuvre  à  lui,  œuvre  de  praticien,  mais  aussi  de  patience,  de 
tact  et  de  goût,  qui  demande  un  savoir  des  plus  complets  et  une 
finesse  d'observation  bien  peu  vulgaire...  Le  rôle  de  l'adaptation 
n'est  pas  un  rôle  sans  importance  pour  la  littérature  de  chaqfue 
pays,  tant  s'en  faut.  Il  peut,  il  doit  rendre  d'unmenses  services; 
il  les  a  déjà  rendus,  car  ce  rôle,  lorsqu'il  tombe  dans  les  mains 
d'un  homme  de  génie,  comme  il  est  tombé  dans  celles  de  Shak- 
speare,  de  Corneille,  de  Molière,  coopère  parfois  aux  innovations 
les  plus  hardies  et  aux  cheis-d'œuvre  les  plus  justement  admirés.  » 

Les  Gachemiriens  distinguent,  dit-on,  à  l'œil  nu  jusqu'à  soixante 
nuances  dans  une  seule  couleur  ;  ce  ne  serait  pas  trop  de  l'acuité 
de  leur  vue  pour  discerner  les  nuances  multiples  qui  séparent 
l'adaptateur,  collaborateur  intelligent  de  l'auteur,  de  l'adaptateur 
pirate  qui  confisque  purement  et  simplement  la  propriété  d'autrui. 
Plus  nombreux,  ces  derniers  pullulent  :  en  Allemagne,  où,  débapti- 
sant la  Ginildû,  opéra  comique  français,  on  la  représenta  sous  le 
nom  de  Pèlerinage  de  la  reine ,  à  Vienne  où  la  Circassiemie  de 
Scribe  s'appelle  la  Fatinitza,  en  Italie  où  le  Supplice  d'une  femme 
de  M.  de  Girardin  de\'int,  sans  autre  changement,  la  Buera,  où 
Lucrezia  Borgia  a.  nom  la  Renégat  a,  le  lieu  de  la  scène  étant  trans- 
féré de  Ferrare  en  Turquie.  Entre  eux  et  l'adaptateur,  créateur  en 
sous-ordre,  habile  à  mettre  en  relief  les  idées  heureuses,  à  élaguer 
ce  qui  ferait  tache  ou  longueur,  la  marge  est  grande,  et  si  l'on  ne 
saurait  contredire  le  congrès  déclarant  que  l'adaptation  d'un  roman 
à  la  scène  ne  peut  être  faite  sans  l'autorisation  de  l'auteur  et  que 
toute  adaptation,  quelle  qu'elle  soit,  d'une  œuvre  originale  est 
subordonnée  à  l'assentiment  de  celui  qui  l'a  créée,  on  ne  sau- 
rait disconvenir  non  plus  qu'il  surgira  des  questions  spéciales  qui 
ne  pourront  être  tranchées  au  nom  d'un  principe  rigoureux  et 
relèveront  des  juges  du  fait  dans  chaque  pays. 

Autre  question  non  moins  délicate,  car  tout  est  complexe  en  cette 
matière  d'une  propriété  qui  n'est  encore  propriété  que  de  nom  : 
le  droit  de  citation  est-il  absolu,  et,  s'il  a  des  limites,  quelles  sont- 
elles?  La  question  a  été  discutée  au  congrès  de  Madrid  en  1887,  et 
le  congrès  de  Madrid  ne  l'a  pas  tranchée.  Citer,  c'est  copier  et  re- 
produire, et  si  la  citation  est  souvent  un  hommage  rendu  à  l'écri- 
vain, elle  peut  être  aussi  un  moyen  de  le  piller  impunément.  En 
tant  qu'auteur,  il  relève  de  la  critique,  et  la  critique  ne  saurait 


LA    PROPRIÉTÉ    LITTÉRAIRE.  375 

s'exercer  sur  lui  qu'à  la  condition  de  reproduire  textuellement  les 
passages  qu'elle  loue  ou  qu'elle  incrimine.  Ce  droit  ne  saurait  être 
contesté,  mais  ne  saurait  s'étendre  au  point  de  permettre  la  repro- 
duction intégrale  d'une  brochure  à  sensation,  par  exemple,  que  l'on 
ferait  suivre  de  quelques  lignes  ou  de  quelques  pages  de  critique  ; 
bien  moins  encore  d'un  livre.  On  a  donc  prudemment  laissé  aux 
tribunaux  le  soin  de  trancher  les  difiérends  de  cette  nature,  en  s'en 
tenant  à  reconnaître  le  droit  de  citation  de  la  critique. 

Mais  là  ne  se  borne  pas  la  citation.  Peut-on,  dans  un  ouvrage 
d'enseignement,  prendre  à  un  auteur,  sans  son  autorisation,  des 
exti'aits  plus  ou  moins  copieux  de  son  livre?  Y  a-t-il,  en  ce  cas, 
abus  du  droit  de  citation?  Le  fait  de  nommer  l'auteur,  d'indiquer 
la  source  à  laquelle  est  puisé  l'extrait,  prescrit-il  toute  atteinte  à 
ses  droits?  Et,  de  même,  dans  une  chrestomathie,  peut-on,  sans 
son  assentiment,  reproduire  des  morceaux  choisis  de  ses  œuvres, 
des  pièces  de  vers,  des  scènes,  des  extraits  de  longue  haleine?  Ces 
recueils  sont  aujourd'hui  aussi  nombreux  que  variés  ;  les  anthologies 
abondent  et  les  fragmens  détachés,  multiples  et  variés  qu'elles 
mettent  sous  les  yeux  des  lecteurs,  ont  pour  but  de  leur  donner, 
du  talent  de  chaque  écrivain,  de  ses  qualités  maîtresses,  une  idée 
juste  et  nette.  A  ce  titre,  elles  sont  utiles,  mais  leur  utilité  prévaut- 
elle  contre  les  droits  de  l'auteuj-,  et  l'hommage  qu'on  lui  rend  com- 
pense-t-il  le  dommage  qu'on  lui  cause,  si  dommage  il  y  a?  C'est 
rarement  le  cas,  mais  l'abus  se  ghsse  partout,  et  le  congrès  a  es- 
time que  l'assentiment  de  l'auteur  était  nécessaire  pour  une  re- 
production pariielle  que  le  plus  souvent  il  accorderait. 

Depuis  plusieurs  armées,  les  lectures  publiques  sont  entrées 
dans  nos  mœurs.  Nul  n'a  plus  contribué  à  en  propager  le  goût  que 
M.  Legouvé,  et  si  son  heureuse  initiative  n'a  pas  donné  à  tous  ses 
émules  son  merveilleux  talent  de  diction,  elle  a  puissamment  favo- 
risé l'audition  des  morceaux  choisis,  des  œuvres  courtes  et  bien 
faites.  Elle  a  même  donné  naissance  à  une  littérature  spéciale, 
saynètes  et  monologues,  prose  et  poésie.  N'est-ce  pas  porter  une 
sérieuse  atteinte  aux  droits  des  auteurs  que  de  s'emparer  de  leurs 
œuvres  pour  en  donner  lecture  devant  un  public  payant  ?  Si  le  talent 
du  lecteur  est  pour  beaucoup  dans  l'affluence  des  auditeurs  et  dans 
le  succès  des  morceaux  choisis,  l'auteur  de  ces  morceaux  n^a-t-il 
pas  droit  à  une  part  des  bénéfices  perçus  par  le  propriétaire  de 
la  salle  et  par  l'interprète,  et  peut-on,  sans  entente  préalable  avec 
lui,  exploiter  son  œuvre? 

Sur  ce  point,  nul  doute;  mais  où  le  doute  subsiste,  c'est  alors 
que  la  lecture  publique  est  aussi  gratuite,  et  que  les  auditeurs 
seuls  bénéficient  moralement  de  l'œuvre  d'un  auteur.  A  quoi  l'au- 
teur peut  répondre  que  le  bénéfice  moral  qu'il  retire  du  fait  d'être 


376  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mis  en  lumière  ne  compense  pas  le  bénéfice  tangible  que  lui  rap- 
porterait la  vente  de  son  livre.  Le  congrès  s'est  abstenu  de  se  pro- 
noncer, estimant,  probablement,  que  si  tous  les  auditeurs  n'achè- 
tent pas  le  livre,  tous,  en  tout  état  de  cause,  ne  l'eussent  pas 
acheté,  que  la  lecture  publique  peut  décider  un  certain  nombre  à 
s'en  rendre  acquéreur,  et  que,  tout  compte  fait,  l'auteur  gagne  plus 
qu'il  ne  perd. 

Enfin,  et  pour  épuiser  les  questions  soulevées  par  la  propriété 
des  œuvres  littéraires,  les  congrès,  notamment  ceux  de  Genève  en 
1886  et  de  Venise  en  1888,  ont  à  plusieurs  reprises  discuté  les 
rapports  des  auteurs  et  des  éditeurs.  Question  déhcate,  car,  si  le 
bon  sens  et  l'équité  rendent  leurs  intérêts  identiques  une  fois 
l'accord  conclu,  des  complications  peuvent  se  produire  et  se  pro- 
duisent qui  altèrent  la  nature  de  leurs  rapports  et  créent  des  con- 
flits d'intérêts.  Aussi,  tout  en  laissant  aux  auteurs  leur  droit  incon- 
testable de  traiter  au  mieux  de  leurs  convenances  avec  leurs 
éditeurs,  le  congrès  de  Venise  s'est-il  borné  à  émettre  le  vœu  qu'en 
l'absence  de  conventions  particulières  ces  rapports  fussent  réglés 
par  une  loi  spéciale.  Il  a  également  soumis  à  l'examen  des  inté- 
ressés quelques  points  de  détail  tels  que  les  suivans  :  l'éditeur, 
acquéreur  d'une  œuvre  littéraire,  est  tenu  de  la  publier  et  de  la 
produire  ;  en  d'autres  termes,  on  ne  saurait,  par  achat,  confis- 
quer et  supprimer  un  ouvrage.  Dans  le  même  ordre  d'idées,  si  un 
éditeur,  acquéreur  du  droit  exclusif  de  publication,  cesse  cette 
publication,  soit  volontairement,  soit  par  impossibilité  delà  conti- 
nuer, l'auteur,  rentré  en  possession  de  ses  droits,  peut  les  céder  à 
un  autre  éditeur.  L'éditeur  ne  peut  modifier  le  texte  de  l'écrivain, 
non  plus  que  l'auteur  y  faire  des  retouches  onéreuses  pour  l'édi- 
teur ou  qui,  changeant  la  nature  et  le  but  de  l'ouvrage,  porteraient 
atteinte  aux  intérêts  commerciaux  de  ce  dernier. 

L'Association  littéraire  et  artistique,  née  en  1878  de  l'initiative 
de  la  Société  des  gens  de  lettres,  ne  bornait  pas  ses  efforts  à  élu- 
cider ces  questions  multiples.  Fidèle  à  son  titre  d'Association  inter- 
nationale, elle  créait  une  Union  en  vue  de  la  protection  des  droit 
des  auteurs  sur  leurs  œuvres  littéraires  et  artistiques,  et,  faisant 
appel  aux  écrivains  éminens  de  tous  les  pays,  elle  travaillait  à 
l'élaboration  d'un  code  commun  de  la  propriété  littéraire.  Etant 
donnés  les  intérêts  en  conflit  et  les  difficultés  à  surmonter,  elle  a 
obtenu  de  grands  et  de  sérieux  succès,  ralliant  à  ses  idées  modérées 
et  sages,  l'Allemagne,  la  Belgique,  l'Espagne,  la  Grande-Bretagne, 
l'Italie,  Haïti,  le  Luxembourg,  la  Suisse,  Monaco  et  la  Tunisie,  qui 
signaient,  en  1886,  avec  la  France,  la  convention  dite  de  Berne, 
consacrant  les  conquêtes  faites  par  l'active  propagande  de  l'Asso- 
ciation littéraire  et  artistique  internationale.  Elle  vise  à  les  étendre 


LA    PROPRIETE    LITTERAIRE.  377 

aux  États-Unis,  à  la  Suède  et  à  la  Norvège,  aux  Pays-Bas,  à  l'Au- 
triche et  à  la  Hongrie,  tous  bienveillans,  aux  Slaves  hésitans. 

S'en  tenant  aux  solutions  possibles,  aux  réformes  mûries  par  le 
temps  et  consacrées  par  les  longues  discussions,  ajournant  la  mise 
en  pratique  des  idées  de  demain,  de  celles  qui,  demain,  seront 
justes  et  vraies,  qui  le  sont  aujourd'hui  pour  un  petit  nombre, 
mais  que  le  grand  nombre  qui  fait  loi  n'a  encore  ni  examinées  ni 
admises  en  tant  qu'idées  ambiantes,  l'Association  littéraire  et  artis- 
tique, assise  enfin  sur  un  terrain  solide,  travaille  à  l'élargir  et  à 
gagner  à  sa  cause  tout  d'abord  les  États-Unis,  avec  eux  et  par  eux 
tout  le  nouveau  monde.  Conquête  décisive  et  féconde  en  résultats, 
pour  laquelle  il  lui  fallait,  auprès  des  associations  littéraires  amé- 
ricaines, un  négociateur  habile,  un  avocat  convaincu  et  qui  siît 
convaincre.  Elle  ne  pouvait  mieux  faire  qu'en  choisissant  M.  de 
Kératry.  En  1836,  son  père,  député  et  conseiller  d'état,  avait  été 
désigné  par  M.  de  Gasparin,  alors  ministre  de  l'intérieur,  pour  faire 
partie  de  la  commission  présidée  par  M.  le  comte  de  Ségur,  pair 
de  France  et  membre  de  l'Académie,  à  l'effet  de  rechercher  les  me- 
sures à  prendre  pour  améhorer  la  législation  en  matière  littéraire. 
La  mission  confiée  à  son  père  en  1836  détermina  M.  de  Kératry 
à  accepter  celle  qu'on  lui  offrait  en  1889. 


II. 


Elle  était  autrement  difficile  et  singulièrement  compliquée.  La 
législation  américaine  professait,  pour  les  œuvres  artistiques  et 
littéraires  des  autres  pays,  la  plus  superbe  indifférence;  elle  n'in- 
tervenait que  pour  protéger  celles  de  ses  nationaux  et  pour  les 
inviter  à  piller  de  leur  mieux  ce  qui  leur  conviendrait  au  dehors. 
Tout  Américain  pouvait  impunément  reproduire,  contrefaire,  adap- 
ter et  prendre  pour  sienne  toute  œuvre  produite  à  l'étranger  par 
un  étranger.  On  ne  s'en  faisait  pas  faute.  Depuis  que  les  procédés 
de  reproduction  des  œuvres  artistiques  s'étaient  perfectionnés,  des 
maisons  importantes  fondées  à  New-York,  Boston,  New-Bedford  se 
livraient  avec  uo  plein  succès  au  commerce  des  contrefaçons.  Loin 
de  s'en  cacher,  elles  inondaient  l'Europe  de  leurs  prospectus  et  de 
leurs  catalogues,  annonçant  la  mise  en  vente  à  vil  prix  des  publi- 
cations des  maisons  étrangères,  dans  un  délai  de  trente  jours  après 
leur  réception  aux  États-Unis,  paralysant  les  maisons  qui  traitaient 
loyalement  avec  les  éditeurs  européens  de  la  cession  de  leurs  es- 
tampes et  du  droit  de  les  reproduire.  «  Ces  belles  gravures,  disait 
l'un  de  ces  catalogues,  sont  des  fac-similés  exacts  des  gravures 
et  des  eaux-fortes  les  plus  rares  et  les  plus  coûteuses,  d'après  les 


378  RE^TE   DES   DEUX   MONDES. 

maîtres  anciens,  ainsi  que  des  plus  belles  publications  modernes 
faites  en  Europe.  Elles  sont  tirées  sur  le  même  papier,  avec  la 
même  encre  que  les  originaux.  » 

Suivaient  l'indication  des  prix,  qui  ne  laissaient  rien  à  désirer 
comme  bon  marché,  et  celle  des  œuvres  contrefaites,  qui  ne  lais- 
saient rien  à  désirer  comme  choix.  C'étaient  V Angélus  de  Millet,  le 
Christ  devant  Pilate  de  Munckacsy,  la  Ronde  de  nuit  de  Rem- 
brandt. Cette  dernière,  éditée  par  la  maison  Goupil  et  C'*"  à  un 
nombre  limité  d'épreuves,  et  dont  la  planche  coûtait  100,000  francs, 
était  d'un  prix  élevé,  certains  états  se  vendant  jusqu'à  2,500  francs. 
Les  contrefaçons  américaines  s'écoulaient  à  un  dollar,  5  francs  (1). 

Pour  les  livres,  il  en  va  de  même.  La  vente  est  plus  courante  et 
plus  grand  aussi  le  profit.  Quand  lord  Beaconsfield  eut  terminé 
son  roman  d'h'ndy?nion,  il  céda  le  manuscrit  à  un  éditeur  de 
Londres  au  prix  de  10,000  Hvres  sterling  (250,000  fr.).  Ce  dernier 
comptait  sur  une  vente  considérable,  aussi  bien  aux  États-Unis 
qu'en  Angleterre,  mais  il  comptait  sans  l'ingéniosité  yankee.  Un 
éditeur  américain  était  au  courant  de  l'afïaire  :  il  soudova  un  ou- 
vrier  employé  à  l'imprimerie  et,  par  lui,  obtint  les  bonnes  feuilles 
du  livi*e.  Un  navire  attendait  sous  vapeur  avec  une  équipe  de  com- 
positeurs; quand  il  entrait  à  New-York  les  formes  étaient  prêtes, 
on  n'eut  plus  qu'à  rouler,  et,  au  moment  où  Endijmion  paraissait 
à  Londres,  on  le  vendait  déjà  aux  États-Unis  à  un  prix  très  infé- 
rieur à  celui  de  l'édition  anglaise  grevée  des  250,000  francs  payés 
à  l'auteur.  Endymion  eut  un  grand  succès  et  cette  annexion  litté- 
raire rapporta  une  fortune  au  peu  scrupuleux  Yankee. 

Le  roman  de  Ryder  Haggard,  She,  parut  simultanément  à 
Londres  et  en  Amérique  sans  que  l'éditeur  anglais  pût  se  rendre 
compte  du  procédé  employé.  Ce  fut  probablement  le  même  qui, 
quelque  temps,  dérouta  MM.  Black,  d'Edimbourg.  Eux  non  plus  ne 
s'expliquaient  pas  comment  la  maison  Stoddart  et  C'*',  de  Philadel- 
phie, pouvait  publier,  le  jour  même  où  les  fascicules  paraissaient  à 
Londres,  leur  Encyclopedia  Britannica.  Une  enquête  éclaircit  le 
mystère.  Au  moment  où  ils  commençaient  cette  publication,  ils 
avaient  accepté  les  ofïresde  service  d'un  nommé  Henderson  Monro, 
habile  ouvrier  typographe  américain.  Monro  avait  accès  dans  la 
partie  de  l'atelier  où  s'efïectuaient  les  corrections  d'épreuves  et  il 
envoyait  régulièrement  à  la  maison  Stoddart  les  feuilles  ayant 
sem  à  ces  corrections  et  mises  au  rebut. 

Depuis,  on  a  fait  des  progrès  qui  permettent  de  renoncer  à  ces 
procédés  compliqués,  coûteux  et  compromettans.  Grâce  à  des  ma- 
chines spéciales  et  à  un  outillage  perfectionné,  on  est  arrivé,  aux 

(1)  De  la  contrefaçon  des  œuvres  d'art;  Boussod,  Valadon  et  C". 


LA    PROPr.IETÉ    LITTÉRAIRE.  379 

États-Unis,  k  imprimer,  vingt-quatre  heures  après  sa  réception  à 
New-York,  un  ouvrage  publié  à  l'étranger. 

On  comprend  qu'une  industi'ie  aussi  lucrative  témoigne  peu 
d'empressement  à  se  rallier  aux  idées  de  la  protection  littéraire  et 
artistique,  et  qu'elle  voie  de  fort  mauvais  œil  les  tentatives  faites 
pour  obtenir  l'adhésion  de  l'Union  américaine  à  la  convention  de 
Berne.  On  comprend  aussi  qu'une  nation  longtemps  absorbée  par 
des  préoccupations  d'un  tout  autre  ordre,  par  la  mise  en  culture  de 
son  sol,  l'exploitation  de  ses  usines,  la  construction  de  ses  voies 
ferrées,  ait  tardé  à  pi'oduire  des  littérateurs  et  des  artistes.  On  avait 
alors  autre  chose  en  tête,  et  le  besoin  ne  s'en  faisait  pas  sentir.  L'An- 
gleterre fournissait  des  livres  pour  ceux,  en  petit  nombre,  qui 
avaient  des  loisirs  ;  la  France,  des  œuvres  d'art  pour  ceux,  en  plus 
petit  nombre,  qui  s'y  intéressaient  et  les  pouvaient  payer;  cela 
suffisait  aux  besoins  intellectuels  d'une  population  affairée  et  pas- 
sablement indilïérente  atout  ce  qui  n'était  pas  d'une  utilité  pratique. 

Les  droits  des  auteurs,  le  respect  dû  à  la  propriété  littéraire  et 
artistique,  sonnaient  étrangement  à  l'oreille  de  gens  alors  libre- 
échangistes  à  outrance,  ennemis  nés  de  tout  monopole,  qui  tenaient 
la  littérature  et  l'art  comme  emplois  de  désœuvrés,  et  les  œuvres 
littéraires  et  artistiques  comme  un  fonds  où  chacun  pouvait  puiser 
à  sa  guise,  conune  le  patrimoine  commun  de  l'humanité.  11  n'en 
allait  pas  de  même  pour  leur  blé,  leur  bétail  et  leurs  produits 
agricoles.  C'était  autre  chose  ;  mais  la  pensée,  l'idée,  la  concep- 
tion étaient  à  tous,  et  l'on  estimait  avoir  fait  suffisamment  en  em- 
pruntant à  l'Angleterre  le  bill  de  la  reine  Anne,  la  loi  du  Copyright 
votée  en  1709  u  pour  encourager  la  littérature  et  le  génie,  »  et  qui 
déterminait  les  droits  des  auteurs  anglais  en  Angleterre.  La  colo- 
nie de  New-York  le  modifiait  en  1786,  et,  après  le  vote  de  la  con- 
stitution, en  1789,  on  ramenait  à  un  type  unique  la  législation  des 
diverses  colonies  sur  la  matière,  non  certes  pour  protéger,  si  peu 
que  ce  fût,  les  auteurs  étrangers,  mais  bien  pour  inaugurer  le  sys- 
tème de  piraterie  dont  nous  avons  constaté  les  effets. 

Qu'édictait  en  effet  cette  loi  nationale?  Quatorze  ans  de  protec- 
tion pour  les  droits  d'auteurs  américains  ou  résidons  en  Amé- 
rique ;  en  cas  de  survie  à  l'expiration  de  ce  terme,  une  nouvelle 
prorogation  de  quatorze  années;  «  liberté  absolue  de  reproduire 
les  œuvres  étrangères  sans  aucune  rétribution  à  leurs  auteurs.  »  Il 
semble  que  le  législateur,  hanté  de  la  crainte  que  ses  compatriotes 
n'eussent  quelques  scrupules  à  s'approprier  ce  qui  ne  leur  apparte- 
nait pas  et  à  faire,  à  l'auteur  pillé,  quelque  légère  aumône,  se  soit 
appliqué  à  rassurer  leur  conscience  et  à  lever  tous  leurs  doutes. 
Aussi  insistait-il  :  droit  absolu,  puis,  sans  aucune  rétribution.  C'était 
clair,  et,  de  son  mieux,  on  se  conforma  à  ses  prescriptions. 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  s'y  conforma  si  bien,  que  les  auteurs  anglais  outrageusement 
dépouillés  essayèrent  de  résister.  Deux  d'entre  eux,  et  non  des 
moins  connus,  tentèrent  l'aventure,  se  plaçant  l'un  et  l'autre  sur  le 
même  terrain,  le  seul  que  la  loi  leur  laissât.  Elle  assimilait  l'au- 
teur américain  et  le  résident  ;  sur  ce,  le  capitaine  Marryat,  qui  avait 
vendu  à  une  maison  américaine,  MM.  Garey  et  Hart,  l'un  de  ses 
ouvrages  les  plus  populaires,  intenta  un  procès  à  une  maison 
rivale  qui  reproduisait  son  livre.  Il  arguait  qu'il  avait  passé  un 
temps  considérable  aux  Etats-Unis  et,  qu'ayant  longuement  résidé 
à  Philadelphie,  il  rentrait  dans  la  catégorie  prévue  par  la  loi  et 
était,  en  fait,  résident.  Le  juge  ne  voulut  rien  entendre,  et  il  per- 
dit son  procès. 

Plus  heureux,  M.  Dion  Boucicault,  acteur  et  auteur  dramatique, 
gagna  le  sien.  On  voulut  bien  admettre  qu'ayant  habité  les  États- 
Unis  de  1853  à  1861,  y  ayant  écrit  et  fait  représenter  ses  pièces, 
on  pouvait  le  tenir  pour  résident.  A  ce  titre,  ses  contrefacteurs  fu- 
rent condamnés  à  lui  payer  900  dollars  (4,500  fr.),  ce  qui  fut  loin 
de  couvrir  ses  frais.  Ces  deux  exemples  n'étaient  guère  encoura- 
geans,  et  les  auteurs  anglais  se  le  tinrent  pour  dit. 

Ce  n'était  pas  qu'on  se  fît  faute  de  remanier  la  législation  ;  mais  le 
principe  restait  immuable,  les  modifications  successivement  intro- 
duites en  183/1,  18/i6,  1856,  1859  et  notamment  en  1870,  1873 
et  1874  ne  portant  que  sur  des  questions  d'enregistrement,  de  for- 
malités bureaucratiques, et  respectant  scrupuleusement  le  droit, ou 
mieux,  l'invitation  à  s'approprier  le  bien  d'autrui.  Cependant  les 
mœurs  et  les  idées  se  modifiaient.  Depuis  la  guerre  de  sécession,  le 
libre  échange  n'était  plus  en  faveur  aux  États-Unis  ;  les  Américains 
étaient  devenus  protectionnistes  aussi  fervens  qu'ils  avaient  été 
fervens  libre-échangistes.  On  s'enrichissait;  les  grandes  fortunes 
naissaient  ;  avec  elles  le  luxe,  les  loisirs,  le  goût  des  choses  intel- 
lectuelles. Une  génération  nouvelle  entrait  en  scène,  tenant  la  litté- 
rature en  estime,  l'art  en  bon  renom.  La  vogue  était  aux  écrivains, 
et  le  public  féminin,  passionné  pour  les  œuvres  d'imagination, 
encourageait,  prônait  les  talens  naissans.  Ils  étaient  nombreux  et 
variés,  parfois  originaux,  pleins  de  sève  et  d'ardeur.  Les  débuts 
promettaient  ce  qu'ils  ont  tenu  depuis  :  de  dignes  successeurs  aux 
quelques  grands  écrivains  que  possédait  déjà  l'Amérique.  Des  re- 
vues spéciales  suivaient  et  encourageaient  ce  mouvement,  que 
nul  n'a  plus  contribué  à  propager  que  ne  le  fit  le  Critic,  organe 
attitré  de  la  littérature  américaine,  intelligent  appréciateur  des  lit- 
térateurs et  des  artistes  étrangers,  dont  il  a  énergiquement  soutenu 
les  droits  et  défendu  la  cause. 

Les  grandes  maisons  de  librairie,  les  Houghton,  Milllin,  de  Bos- 
ton; les  Harpers,  de  New-York;  les  Bancroft,  les  Cassel,  les  Apple- 


m 


LA    PROPRIÉTÉ   LITTÉRAIRE.  381 

ton,  Lippincott  et  nombre  d'autres  s'indignaient  des  procédés 
employés  pom*  dépouiller  les  auteurs  étrangers  et  signalaient  la 
défaveur  qui  en  rejaillissait  sur  les  États-Unis.  Ces  protestataires 
n'étaient  encore  qu'une  minorité,  mais  une  minorité  active,  intel- 
ligente, et  dont  les  rangs  grossissaient.  A  ceux  dont  la  loyauté  se 
soulevait  contre  une  piraterie  organisée  et  reconnue  se  joignait  une 
nouvelle  catégorie  d'adhérens  qui,  depuis  qu'on  les  pouvait  piller, 
tenait  le  pillage  pour  chose  odieuse.  Nous  voulons  parler  des  inven- 
teurs, et  leur  intervention  en  la  matière  établit,  mieux  que  ne  sau- 
raient le  faire  de  longs  argumens,  l'assimilation  signalée  plus  haut, 
posée  en  principe  en  France  d'abord,  partout  ailleurs  ensuite,  entre 
le  droit  des  auteurs  et  le  brevet  d'invention. 

Dans  ce  domaine  de  l'invention,  les  Américains,  du  premier 
coup,  c'est-à-dire  du  jour  où,  sans  cesser  d'être  agriculteurs,  ils 
devinrent  fabricans,  étaient  passés  maîtres;  sur  leurs  ingénieuses 
découvertes  reposait  en  partie  leur  grandeur  industrielle  naissante. 
Elle  ne  pouvait  s'affermir  qu'à  la  condition  d'être  protégée  ;  ils  ré- 
clamaient donc  la  protection  de  la  loi  et,  logiquement,  étaient  bien 
forcés  d'admettre  que  l'intelligence  est  créatrice,  que  l'œuvre 
qu'elle  crée,  livre  ou  machine,  est  une  propriété,  à  tout  le  moins 
un  objet  tangible  constituant,  au  profit  du  créateur,  des  droits 
dont  on  ne  saurait  sans  injustice  le  dépouiller.  Pouvait-on,  à  moins 
d'évidente  contradiction,  disjoindre  les  effets  d'une  même  cause; 
soutenir  que  l'on  pouvait  copier  le  livre,  mais  non  imiter  la  ma- 
chine; que  le  premier  était  du  domaine  public  et  la  seconde  du 
domaine  privé?  Etrange  plaidoyer  pour  une  nation  qui  avait  jus- 
qu'ici argué  de  l'utilité  générale  et,  plus  qu'aucune  autre,  revendi- 
qué les  droits  du  grand  nombre  contre  ceux  de  la  minorité.  Pour 
elle,  à  son  point  de  vue  pratique,  la  machine  ingénieuse  primait  le 
livre  le  mieux  fait,  l'œuvre  d'art  la  plus  parfaite;  la  machine  était 
plus  utile,  plus  nécessaire  à  tous,  et  c'est  elle  dont  on  restrein- 
drait l'usage  et  dont,  légalement,  on  ferait  un  monopole! 

Aussi,  du  jour  où  la  cause  des  inventeurs  triompha,  où  les 
États-Unis  consentirent  une  loi  internationale  pour  la  protection 
des  brevets,  et  de  cela  il  y  a  peu  d'années,  la  cause  de  la  propriété 
littéraire  apparut  sous  un  aspect  nouveau.  V American  Copyright 
League  se  fonda,  groupant  autour  d'elle  les  partisans  de  la  protec- 
tion littéraire  et  artistique,  dont  les  tentatives  isolées,  vingt  et  une 
fois  renouvelées  auprès  du  congrès,  n'avaient  abouti  qu'à  sLx  rap- 
ports, dont  quatre  favorables  et  deux  adverses,  les  uns  et  les  autres 
non  suivis  de  vote.  En  1§86,  s'inspirant  des  vœux  de  la  Copyright 
League,  le  sénateur  Havvley  saisissait  la  commission  des  brevets 
d'un  projet  de  loi  conférant  aux  auteurs  étrangers  des  droits  égaux 
à  ceux  que  reconnaîtraient  aux  citoyens  des  États-Unis  leurs  pays 


382  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

d'origine.  Le  rapport  de  la  commission  fui  favorable,  et  les  délé- 
gués de  la  ligue  américaine,  admis  à  plaider  la  cause  d'une  conven- 
tion internationale,  la  plaidèrent  avec  autant  d'éloquence  que  de 
bon  sens,  insistant  notamment  sur  ce  fait  que  là  France,  toujours 
chevaleresque,  n'avait  pas  cessé  d'accorder,  sans  aucune  récipro- 
cité, la  même  protection  aux  auteurs  américains  qu'à  ses  natio- 
nauiX,  et  cela  en  vertu  de  la  loi  de  1852. 

Malgré  le  rapport  favorable  de  k  commission  et  les  efforts  de  la 
ligue,  le  bill  du  sénateur  Hawley  échoua.  Si  M.  Cleveland,  alors 
président  de  la  république,  était  notoirement  favorable  à  son  adop- 
tion, M.  Bayard,  secrétaire  d'Etat,  était  sourdement  hostile,  nonob- 
stant les  avis  que  lui  transmettait  de  Berne  le  ministre  des  États- 
Unis,  délégué  à  la  conférence  tenue  en  cette  ville  par  l'Association 
littéraire  et  artistique  :  «  Le  jour  est  proche,  écrivait-il  au  secré- 
taire d'État,  où  le  droit  de  propriété  sur  les  créations  de  l'esprit 
pourra  être  assuré  en  tous  lieux,  de  façon  à  satisfaire  également 
les  exigences  de  l'auteur  et  le  droit  que  possède  tout  le  monde  de 
tirer  parti  de  la  diffusion  des  idées.  L'homme  dont  le  cerveau  crée 
a  di'oit  à  une  légitime  et  entière  rémunération.  » 

Cet  échec  n'était  pas  pour  décourager  la  ligue  américaine. 
A  chaque  assaut  nouveau,  elle  sentait  mollir  la  résistance;  elle  se 
sentait  mieux  soutenue  par  l'opinion  pubhque,  plus  éclairée.  La 
presse  Lui  apportait  son  puissant  concours,  multipliant  les  faits  et 
les  preuves,  auxquels  les  adversaires  de  la  propriété  littéraire  et 
artistique,  embarrassés  de  concilier  leui's  principes  protection- 
nistes et  leur  opposition,  gênés  dans  leur  rôle  d'avocats  d'une 
cause  insoutenable  et  condamnée,  n'opposaient  plus  que  des  subti- 
Htés  légales,  arguant  que  le  sénat  ne  pouvait  rien  décider,  que  le 
cougrès  des  États-Unis  avait  seul  qualité  pour  se  prononcer  en  la 
matière.  C'était  l'argument  derrière  lequel  se  retranchait  le  secré- 
taù'e  d'État,  M.  Bayard,  pour  contrecarrer  l'effet  des  bonnes  dispo- 
sitions de  M.  Cleveland. 

Puisque  l'on  arguait  du  congrès,  on  décida  de  s'adresser  à  lui. 
Le  sénateur  Chace  entreprit  cette  fois  de  mener  la  campagne  et 
l'ouvrit  sous  la  forme  d'un  amendement  à  la  loi  existante,  amende- 
ment qui,  supprimant  les  mots  de  «  citoyens  des  États-Unis  ou 
résidons,  »  appelait,  sans  distinction  de  nationalité,  tous  les  auteurs 
à  bénéficier  de  la  même  protection.  Une  fois  encore  la  commission 
des  brevets  d'invention  du  sénat  déposa  un  rapport  favorable  et, 
le  même  jour,  le  17  mars  1888,  l'amendement  était  soumis  à  la 
chambre  des  représentans,  dont  la  commission  judiciaire  concluait 
à  l'adoption.  En  cet  état,  le  projet  lut  inscrit  sur  la  hste  des  déli- 
bérations de  la  chambre. 

Le  i8  août  1888,  la  discussion  s'ouvre  au  Sénat.  Trente-quatre 


LA    PROPRIÉTÉ   LITTÉRAIRE.  383 

sénateurs  sur  quarante-quatre  présens  adoptent  l'amendement.  Il 
ne  restait  plus  qu'à  obtenir  l'assentiment  de  la  chambre.  Elle  ne  le 
refusa  pas,  mais  ne  le  donna  pas.  Ecarté,  par  une  tactique  parle- 
mentaire, de  l'ordre  du  jour  pendant  la  session  d'été,  repris  pen- 
dant la  session  d'hiver,  l'amendement  échouait  devant  une  ma- 
nœuvre d'obstruction,  un  membre  hostile  retardant,  à  chaque 
reprise,  le  scrutin  en  exigeant  indéfiniment  l'appel  du  rôle.  La 
session  s'acheva  sans  que  l'on  eût  pu  procéder  au  vote  ;  le  terrain 
gagné  était  reperdu  et  tout  était  à  refaire. 

Chose  cmieuse,  le  bill  échouait,  suivant  les  uns,  parce  qu'il  était 
trop  libéral  ;  suivant  les  autres,  parce  qu'il  ne  l'était  pas  assez  ;  de 
l'avis  de  tous,  par  suite  de  l'opposition  des  éditeurs  britanniques, 
qui  redoutaient  que  l'adoption  de  l'amendement  n'eût  pour  consé- 
quence de  déterminer  nombre  d'auteurs  anglais  à  se  iaire  impri- 
mer aux  États-Unis  pour  bénéficier  des  dispositions  de  la  loi  nou'- 
velle.  Elle  exigeait  en  effet  que,  vu  la  similitude  des  langues,  le 
livre  fût  composé  et  imprimé  aux  États-Unis  ;  elle  édictait  une  inter- 
diction presque  absolue,  aussi  longtemps  que  durerait  le  droit  pri- 
vatif de  l'auteur,  d'importer  d'Angleterre  des  exemplaires  de  son 
œuvre.  C'était  le  marché  des  États-Unis  lermé  aux  libraires  britan- 
niques et  l'impression  des  ouvrages  anglais  destinés  au  public 
américain  transférée  de  Londres  aux  États-Unis. 

Dû  à  ces  causes  diverses,  l'échec  du  bill  Ghace  n'en  mettait  pas 
moins  en  évidence  le  fait  que  les  adversaires  du  principe  de  pro- 
tection, réduits  à  abandonner  la  défense  d'une  cause  perdue,  se 
cantonnaient  dans  une  opposition  de  formes  dont  on  finirait  bien 
par  avoir  raison.  Leur  nombre,  d'ailleurs,  décroissait  visiblement, 
et  la  figue  n'avait  plus  guère  en  face  d'elle  que  les  représentans  des 
États  de  l'Ouest,  où  les  questions  d'ordre  purement  intellectuel  sont 
encore  peu  en  faveur  et  où  la  propriété  littéraire  compte  le  moins 
d'adhérens. 


IIL 


Les  choses  en  étaient  là  quand  l'élection  présidentielle  de  1888 
donna  la  victoire  au  parti  républicain,  remplaça  M.  Gleveland  par 
M.  Harrison  et  M.  Bayard  par  M.  Blaine.  C'était  un  changement  de 
personnes,  ce  pouvait  être  un  changement  de  vues  quant  à  la  ques- 
tion de  la  protection  littéraire,  le  parti  victorieux  se  proclamant 
résolument  protectionniste.  C'est  alors  que  M.  de  Kératry  accepta 
la  mission  que  lui  offraient  et  la  Société  des  gens  de  lettres  et  le 
Syndicat  de  la  propriété  littéraire  et  artistique,  mission  ayant  pour 
but  d'agir  en  leur  nom  auprès  du  gouvernement  des  États-Unis 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'Amérique  et  auprès  des  corporations  intéressées  aux  diverses 
questions  relatives  aux  œuvres  littéraires  et  artistiques,  à  l'effet 
d'en  obtenir  la  reconnaissance  des  droits  légitimes  de  l'écrivain  et 
de  l'artiste  et  la  protection  de  leurs  privilèges. 

Il  accepta  avec  d'autant  plus  d'empressement  que  le  retour  aux 
affaires  de  M.  Blaine  lui  laissait  quelque  espoir  d'une  discussion 
large  et  approfondie,  étant  donné  le  caractère  lettre  du  premier 
ministre,  auteur  de  Vmgt  ans  au  Congrès.  M.  de  Kératry  pouvait, 
en  outre,  compter  sur  la  bienveillance  de  M.  Spuller,  ministre  des 
affaires  étrangères,  qui  le  recommandait  chaleureusement  à  notre 
ministre  à  Washington,  invitant  ce  dernier  à  lui  prêter  son  con- 
cours et  à  saisir  le  moment  opportun  pour  entamer  des  négocia- 
tions officielles. 

Dès  son  arrivée  à  Washington,  en  octobre  1889,  M.  de  Kératry 
entama  une  campagne  de  propagande  personnelle  en  laveur  de  la 
reconnaissance  des  droits  des  auteurs  étrangers.  Il  la  mena  avec 
autant  d'habileté  que  d'énergie,  en  homme  familiarisé  avec  les  cou- 
tumes et  les  manières  de  faire  des  Américains,  ne  leur  ménageant 
ni  les  vérités  qu'ils  savent  entendre,  ni  les  complimens  qu'ils 
aiment  et  souvent  méritent.  Missionnaire  convaincu  de  la  cause 
qu'il  plaidait,  il  la  plaida  avec  chaleur  et  succès,  soutenu  par  les 
grands  éditeurs  américains,  par  \ Auicrican  League  et  par  les  prin- 
cipaux organes  de  l'opinion  publique  aux  États-Unis  :  le  New-York 
Herald,  le  World,  la  Tribune,  le  Times,  le  North-Americaîi  Re- 
view  et  nombre  d'autres. 

Si  sérieux  que  fussent  ces  concours  et  le  bon  vouloir  incontes- 
table du  secrétaire  d'État,  M.  Blaine,  qui,  dès  la  première  entrevue 
qu'il  eut  avec  MM.  Roustan  et  de  Kératry,  s'écriait  :  «  Il  est  temps, 
en  effet,  de  mettre  un  terme  à  ce  pillage  organisé,  »  la  tâche  de 
M.  de  Kératry  était  délicate  et  celle  du  ministre  de  France  ne  l'était 
pas  moins.  Tous  deux,  l'un  comme  représentant  officiel  du  gouver- 
nement français,  l'autre  comme  représentant  accrédité  des  auteurs 
et  des  artistes,  poursuivaient  parallèlement  un  but  commun,  mais 
l'un  et  l'autre  se  heurtaient  à  une  opposition  cantonnée  derrière 
des  questions  de  formes  parlementaires.  La  question  relevait-elle 
du  congrès  ou  du  pouvoir  exécutif?  Ce  dernier  pouvait-il  négocier 
avec  la  France  une  convention  littéraire  spéciale,  sauf  à  la  faire 
ratifier  par  le  sénat,  gagné  à  la  cause,  ou  devait-il  attendre,  pour 
ouvrir  les  négociations,  le  vote  successif  par  le  sénat  et  la  chambre 
d'un  amendement  à  la  loi  du  18  juin  1874,  dont  l'article  final 
maintenait  le  droit  «  d'imprimer  et  de  publier,  de  graver  et  repro- 
duire toutes  œuvres  écrites,  composées  ou  exécutées  par  toute 
personne  ne  jouissant  pas  de  la  qualité  de  citoyen  des  États-Unis 
ou  du  droit  de  résidence?  »  Ni  M.   Roustan,  ni  M.  de  Kératry 


LA    PROPRIÉTÉ    LITTÉRAIRE.  385 

n'avaient  qualité  pour  s'ingérer  dans  une  question  d'ordre  intérieur; 
tout  au  plus  pouvaient-ils  l'aborder  avec  une  extrême  réserve. 

De  ces  deux  thèses,  la  première  était  celle  soutenue  par  les  par- 
tisans de  la  protection  littéraire.  11  y  avait  des  précédens  en  sa 
faveur;  M.  Blaine  en  convenait  et  s'y  ralliait.  Si  elle  prévalait,  il 
ne  restait  plus  qu'à  négocier  sur  la  base  de  la  convention  de  Berne, 
conclure  et  obtenir  la  ratification  non  douteuse  du  sénat.  La  se- 
conde prévalait  dans  les  bureaux,  plus  formalistes  et  plus  routi- 
niers, où  se  concentrait  l'opposition  faite  à  un  traité  appelé  à  sup- 
primer un  état  de  choses  avantageux  à  nombre  d'intéressés.  Aban- 
donnant la  question  de  principe,  qui  n'était  plus  soutenable,  et  le 
texte  de  la  loi  en  vigueur,  que  l'opinion  publique  répudiait  comme 
sanctionnant  le  vol,  on  se  plaçait  sur  un  autre  terrain  :  celui  de 
l'article  qui  exigeait  qu'un  livre  fût  composé  et  imprimé  aux  Etats- 
Unis  pour  être  protégé  par  la  loi.  On  arguait  que  des  négociations 
étaient  en  cours  avec  l'Angleterre  pour  la  protection  des  œuvres 
littéraires,  que,  vu  la  similitude  des  langues,  on  entendait  main- 
tenir dans  le  traité  à  conclure  avec  elle  cette  clause  favorable  aux 
éditeurs  et  typographes  américains  ;  qu'en  faire  l'abandon  en  ce 
qui  concernait  la  France  et  la  langue  française,  c'était  se  désar- 
mer vis-à-vis  de  l'Angleterre,  et,  pour  le  pouvoir  exécutif,  assu- 
mer une  responsabilité  dangereuse  qu'il  valait  mieux  laisser  au 
pouvoir  législatif,  à  qui  elle  incombait. 

La  thèse  était  spécieuse,  embarrassante  pour  le  secrétaire  d'état 
qu'absorbait  fort,  en  outre,  le  congrès  des  trois  Amériques,  son 
œuvre  personnelle,  dont  nous  avons  déjà  parlé  ici  (1).  Tiraillé  en 
sens  contraire,  très  désireux  en  réalité  de  mettre  un  terme  à  ce 
qu'il  qualifiait  lui-même  de  <f  pillage  organisé,  »  mais  désireux 
aussi  de  garder  toute  sa  liberté  de  négocier  au  mieux  des  intérêts 
américains  avec  l'Angleterre,  il  cherchait  le  moyen  de  tout  conci- 
lier. Il  n'en  trouvait  pas  d'autre  que  l'intervention,  dans  les  formes 
constitutionnelles,  du  pouvoir  exécutif,  et^  le  Ih  décembre  1889, 
il  avisait  le  ministre  de  France  que  le  président  de  la  république, 
dans  son  message  annuel  au  congrès,  référait  au  pouvoir  législatif 
la  solution  à  donner  à  la  question  du  Copyrighl  international,  la 
recommandant  à  son  attention  comme  «  éminemment  juste  et 
sage.  »  Dans  ces  conditions,  ajoutait-il,  et  bien  que  son  opinion 
personnelle  fût  toujours  que  la  plus  prompte  manière  de  régler  la 
question  eût  été  de  procéder  par  voie  de  négociation  directe,  su- 
bordonnée à  l'approbation  du  sénat  seul,  il  ne  pouvait,  pour  le 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  janvier. 

lOME  XCVIII.    —  1890.  25 


386  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

moment,  s'engager  dans  cette  voie  et  devait  attendre  le  vote  suc- 
cessif des  deux  chambres.  » 

Son  bon  vouloir  ne  s'en  tenait  d'ailleurs  pas  là,  et,  dès  le  début 
de  la  session,  le  sénateur  Platt  déposait  sur  le  bureau  du  sénat  un 
projet  de  bill  conforme  à  ses  vues.  Le  même  jour,  on  renvoyait  ce 
projet  à  l'examen  du  bureau  des  brevets,  et  le  président  du  sénat, 
l'honorable  M.  Morton,  qui  a  emporté  de  France,  comme  il  y  a 
laissé,  au  terme  de  sa  carrière  diplomatique,  les  plus  vives  sym- 
pathies, témoignait  de  ses  meilleures  dispositions  et  prévoyait  un 
vote  favorable,  le  sénat  ne  pouvant  se  déjuger  après  l'approbation 
donnée  par  lui  au  bill  Ghace. 

«  On  n<e  saurait,  ajoutait  le  JSew-York  World,  s'arrêter  en 
si  bon  chemin.  La  presse  américaine  a  manifesté  ses  sympathies 
évidentes  pour  une  cause  aussi  juste  qu'honorable  et  dont  le  suc- 
cès est  appelé  à  avoir  une  grande  importance  pour  notre  propre 
littérature  et  pour  nos  arts,  il  faut  que  la  presse,  comme  VAme- 
riam  Copyright  League,  secondées  par  l'opinion  publique,  pour- 
suivent leur  campagne  de  propagande  auprès  de  la  chambre  des 
députés,  qui,  pendant  la  dernière  session,  s'est  montrée  favorable 
en  majorité  et  n'a  été  arrêtée  que  par  une  monstrueuse  obstruc- 
tion. Le  nouveau  speaker,  M.  Reed,  a  d'ailleurs  manifesté  la  louable 
intention  de  mettre  un  terme  à  de  pareils  procédés,  tyranniques 
pour  la  majorité.  Les  États-Unis  sont  au  premier  rang  des  nations 
civilisées,  ils  ne  peuvent  volontairement  se  mettre  au  dernier  au 
point  de  vue  de  la  probité  nationale.  De  plus,  les  auteurs  et  artistes 
américains  réclament  à  leur  tour  d'un  gouvernement  protection- 
niste la  protection  qui  assure  la  rémunération  convenable  de  lem's 
propres  œuvres,  rémunération  qu'ils  ne  saui'aient  obtenir  aujour- 
d'hui où  on  leur  oppose  que  les  œuvres  étrangères  ne  coûtent  rien 
comme  droits  de  reproduction.  » 

Pour  être  plus  direct,  ce  dernier  argument  n'est  pas  celui  qui 
porte  le  moins.  En  dehors  de  toute  considération  de  probité  natio- 
nale et  privée,  il  est  évident  qu'aussi  longtemps  que  certains  édi- 
teurs américains  pourront,  sans  bourse  délier,  s'approprier  les 
romans  anglais,  faire  leur  choix  dans  les  romans  français,  salarier 
des  traducteurs  au  lieu  de  rémunérer  des  auteurs,  ils  auront  avan- 
tage à  puiser  dans  ce  fonds  riche  et  varié.  Ils  se  soucieront  peu  de 
courir  les  risques  d'éditer  le  roman  d'un  de  leurs  compatriotes, 
roman  pour  lequel  ils  auront  à  débourser  une  somme  assez  forte 
et  dont  le  succès  est  incertain,  alors  qu'ils  peuvent  reproduire 
l'œuvre  d'un  écrivain  en  renom  dont  la  presse  s'occupe  et  dont  le 
débit  est  sûr.  En  outre,  la  tentation  est  grande  de  choisir,  parmi 
tant  d'œuvres,  celles  qui,  flattant  les  plus  basses  passions  ou  su- 


LA    PR.(Wr.lÉTÉ    LITTÉRAIRE.  387 

rexcitant  les  pires  instincts,  sont,  par  cela  même,  intelligibles  à 
tous  ;  grande  aussi  k  tentatiom  de  mettre  ces  œuvres  à  la  portée 
de  tous  pai'  des  éditions  à  bas  prix.  En  fait,  la  rétornie  projetée  serait 
plus  a/vanitageuse  pour  les  auteurs  américains,  qui,  plus  lus  dans 
leur  propre  pays,  seraient  mieux  payés  par  leurs  éditeurs,  que  pour 
les  éditeurs  frajaçais,  qui,  depuis  longtemps,  paient  les  auteurs 
étrangers  pour  le  pri'\  ilège  de  les  traduire. 

Puis,  entin.  de  légitimes  représailles  sont  possibles.  La  législa- 
tion américaine  assimile,  en  kit,  le  livre  au  brevet  d'invention;  en 
refusant  à  l'auteur  du  livre  ou  de  l'œuvre  d'art  la  protection  oc- 
troyée au  détenteur  du  brevet,  e-lile  ne  saurait  trouver  injuste  que 
la  France,  leTamt  l'interdiction  de  copier  et  d'imiter  les  procédés 
des  inventeurs  américains,  prenne  sa  revanche  de  la  piraterie 
littéraire  et  artistique  dont  ses  nationaux  sont  victimes.  En  quoi 
une  application  d'Edison  est-elle  plus  respectable  que  le  livre  de 
science  où  sont  exposés  et  dém<j)ntrés  les  principes  dont  cette  ap- 
plication procède?  En  quoi  une  machine  ingénieuse  diflère-t-elle, 
en  tant  que  propriété  personnelle,  d'un  livre?  L'une  et  l'autre  pro- 
cèdent du  même  pouvoir  créateur,  l'une  et  l'autre  appartiennent 
à  celui  sans  qui  ni  l'une  ni  l'autre  n'existerait.  L'inventeur  em- 
prunte autant  aux  idées  ambiantes  que  récrivain;  tous  deux  pui- 
sent dans  un  fondis  commun  qu'ils  enrichissent  à  leur  tour,  et  leurs 
droits  sont  identiques. 

Nul  n'y  contredit  plus  aux  États-Unis.  L'idée  juste  a  fait  sa 
trouée;  elle  poursuit  son  chemin,  et  ce  qni  est  pour  surprendre 
n'est  pas  de  la  voir  enfin  s'imposer,  mais  qu'il  lui  ait  fallu  aussi 
longtemps  pour  s'imposer.  On  touche  en  effet  au  terme  de  cette 
longue  controverse.  La  commission  du  sénat  a  conclu  en  faveur 
de  Tadoption  du  bill.  De  son  côté,  le  comité  judiciaire  de  la  chambre 
des  représentans  chargé  de  l'examen  des  hilk  a,  le  19  janvier  1890, 
conclu  dans  le  même  sens  et  nommé  un  rapporteur  favorable.  M.  de 
Kératry  est  reparti  pour  Washington  sur  la  demande  de  ses  man- 
dans,  reconnaissans  du  zèle  et  du  dév^oûment  qu'il  a  rais  au  ser- 
vice de  Ieu.r  cause  et  prêt  à  concourir,  avec  M.  Roustan,  à  la  négo- 
ciation d'un  traité  international  dont  M.  Blaine  est  partisan.  Le 
gouvernement  américain  maintiendra  peut-être  ses  exigences  en 
ce  qui  concerne  la  composition  et  l'impression  de  la  traduction 
anglaise  aux  États-Unis,  mais  non  en  ce  qui  concerne  l'original, 
clause  inadmissible  et  pour  lui  de  nul  avantage. 

Ce  que  les  auteurs  et  artistes  français  ont  qualité  pour  réclamer, 
c'est  qu'on  ne  puisse  les  dépouiller  en  les  traduisant  ou  les  repro- 
duisant sans  leur  assentiment  et  sans  rémunération  aucune.  Leurs 
légitimes  prétentions  auront  reçu  un  commencement  de  satisfaction 
le  jour  où  l'intervention  de  la  loi  américaine,  leur  assurant  le  droit 


388  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  choisir  leur  traducteur  et  leur  éditeur  aux  États-Unis,  leur  faci- 
litera l'obtention  de  la  juste  rémunération  qui  leur  est  due.  Si  la 
loi  n'a  pas  à  s'ingérer  dans  les  conventions  qu'ils  pourront  con- 
clure, elle  en  protégera  l'exécution  en  les  abritant  contre  les  con- 
trefacteurs de  leurs  œuvres. 

Que  cette  adhésion  des  ttats-Unis  aux  principes  posés  par  la 
convention  de  Berne  entraîne,  à  bref  délai,  celle  des  autres  répu- 
bliques américaines,  cela  ne  paraît  pas  douteux.  Sur  ce  terrain, 
elles  suivront  l'exemple  de  leur  aînée  d'autant  plus  volontiers  que, 
si  elles  n'ont  pas  à  en  retirer  les  mêmes  avantages  ni  à  éviter  les 
mêmes  représailles,  elles  n'ont  pas  les  mêmes  intérêts  à  contester 
des  droits  incontestables,  non  plus  qu'une  pratique  aussi  longue  et 
aussi  fructueuse  de  la  piraterie  littéraire.  Elles  s'y  essayaient,  mais 
timidement,  avec  des  hésitations  qui  dénotaient  des  scrupules  et  une 
courtoisie  qui  désarmait  les  victimes. 

Est-ce  à  dire  que  cette  convention  de  Berne  (1),  base  de  négo- 
ciations offerte  au  cabinet  de  Washington,  satisfasse,  sinon  toutes 
les  exigences  légitimes,  du  moins  tous  les  désirs  modérés?  Il  s'en 
faut,  et,  tout  en  se  félicitant  avec  raison  des  importans  résultats 
obtenus,  de  l'adhésion  de  onze  états,  les  chefs  et  les  promoteurs 
de  l'Association  littéraire  et  artistique  reconnaissent  parfaitement 
ce  qu'il  y  a  encore  d'incomplet  dans  cet  acte  international,  dont 
certaines  clauses  sont  inférieures,  comme  libéralisme,  à  des  con- 
ventions antérieures  mais  particulières,  alors  que  celle  de  Berne 
les  unifiait  moyennant  des  concessions  nécessaires  pour  la  mettre 
en  harmonie  avec  les  législations  étrangères. 

Les  artistes  en  critiquent,  non  sans  fondement,  certaines  dispo- 
sitions et  omissions.  Ils  lui  reprochent  de  placer  leurs  éditeurs 
dans  la  nécessité  ou  de  sacrifier  leurs  droits,  à  eux  auteurs,  en 
mettant  en  tête  de  leurs  œuvres  à  l'étranger  une  mention  autori- 
sant l'exécution  sans  formalités  préalables,  ou  de  léser  leurs  inté- 
rêts, à  eux  éditeurs,  en  s'abstenant  de  cette  mention  qui  nuirait  à 
l'écoulement  de  leurs  marchandises.  Ils  insistent  aussi  sur  la  diffi- 
culté, pour  un  auteur,  de  justifier  de  sa  propriété  du  droit  de 
représentation,  posant  en  principe  que  c'est  au  contrefacteur  à 
établir  sa  propriété,  au  directeur  à  prouver  qu'il  a  acquis  le  droit 
de  représentation.  Ils  réclament  enfin  la  suppression  de  toute  cau- 
tion en  matière  de  procédure  pour  la  propriété  intellectuelle,  cas 
non  prévu  par  la  convention  de  Berne  ;  ils  rappellent  qu'il  y  a  quel- 
ques années  trois  auteurs,  réclamant  chacun  50  francs  de  dom- 
mages-intérêts, se  sont  vu  opposer  une  demande  de  leurs  adver- 

(1)  Lois  françaises  et  étrangères  sur  la  propriété  littéraire  et  artistique,  recueillies 
par  MM.  Lyon  Gaen  et  Paul  Delalain,  2  vol.  in-8»;  Pichon. 


LA    PROPRIÉTÉ    LITTÉRAIRE.  389 

saires  au  tribunal  de  leur  faire  déposer  5,000  francs  de  caution, 
demande  qui  fut,  après  plaidoiries,  admise  jusqu'à  concurrence 
de  1,500  francs  par  les  juges. 

Nonobstant  ces  critiques  et  quelques  autres  tout  aussi  fondées, 
il  n'en  demeure  pas  moins  que  la  convention  de  Berne,  convention 
d'union ,  a  laissé  subsister  les  conventions  particulières  anté- 
rieures dans  tout  ce  qu'elles  ont  de  plus  favorable  aux  auteurs  et 
aux  artistes  ;  qu'elle  porte  à  dix  années  le  droit  exclusif  de  faire  ou 
d'autoriser  la  traduction,  délai  qui  n'avait  encore  été  consenti  par 
certains  états  que  pour  cinq  ans  ;  qu'elle  déclare  que  toute  œuvre 
parue  dans  l'un  des  états  de  l'Union  est  immédiatement  protégée 
dans  tous  les  autres,  sans  autres  formalités  à  remplir  que  celles 
exigées  dans  le  pays  d'origine.  Enfin  elle  supprime  les  dépôts  mul- 
tiples et  onéreux;  elle  n'est  qu'un  commencement,  et,  incessam- 
ment révisable,  elle  peut  et  doit  aboutir  à  l'unification  des  lois  en 
la  matière.  En  la  substituant,  aux  États-Unis,  à  l'état  de  choses 
que  nous  avons  décrit,  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  et  ses 
collaborateurs,  MM.  Roustan  et  de  Kératry,  auront  bien  mérité  de 
tous  ceux  qui  ont  à  cœur  le  droit  incontestable  de  l'auteur  et  de 
l'artiste  à  bénéficier,  dans  une  certaine  mesure,  du  fruit  de  leurs 
travaux. 

IV. 

Qu'ils  aspirent  à  plus  et  mieux,  cela  se  conçoit.  Leur  désir  de 
n'être  ni  pillés  ni  volés  n'a  rien  que  de  naturel,  et,  en  soi,  de  fort 
légitime.  11  faut  que  ce  désir  soit  bien  vif,  bien  ancré  dans  leur 
esprit  pour  les  amener,  —  et  non  des  moindres,  —  à  souhaiter  de 
voir  taxer  leurs  productions  intellectuelles,  de  payer  à  l'état  une 
redevance  sur  ces  productions,  comme  les  propriétaires  sur  leurs 
terres,  champs  ou  maisons,  espérant  ainsi  convertir  en  une  pro- 
priété réelle,  telle  que  terres,  champs  ou  maisons,  les  œuvres  par 
eux  créées.  A  tort  ou  à  raison,  ils  soutiennent  que  le  cerveau  qui 
enfante,  comme  la  terre  qui  porte,  représente  un  capital  ;  qu'il  a 
fallu  des  années  et  de  l'argent  pour  mettre  l'un  et  l'autre  à  même 
de  produire,  et  que  leur  rendement,  légitimement,  appartient  à 
leur  propriétaire,  non  en  viager,  en  usufruit,  mais  à  perpétuité. 

La  seule  différence,  c'est  que,  dans  un  cas,  l'État,  c'est-à-dire  la 
communauté,  prélève,  sous  forme  d'impôt,  une  dîme  sur  la  pro- 
priété mobiUère  ou  foncière,  alors  qu'il  n'en  prélève  pas  directe- 
ment sur  les  œuvres  littéraires  ou  artistiques.  De  là  à  conclure 
qu'en  acquittant  la  dîme,  l'auteur  ou  l'artiste  acquerrait  le  droit, 
il  n'y  a  pas  loin,  et  volontiers  bon  nombre  accepteraient  un  troc 
auquel  ils  estimeraient  gagner.  Le  jour  où  l'État  frapperait  d'une 


390  REVUE   DES   DEDX  MONDES. 

taxe  minime  chaque  exemplaire  vendu,  les  auteurs  entreyerraient 
un  double  avantage  :  d'abord  celui  de  rentrer  sous  l'empire  de  la 
loi  commune  :  on  ne  conteste  pas  la  légitimité  et  la  durée  d'une 
propriété  qui  acquitte  l'impôt.  Elle  devient  sacrée ,  contribuant 
pour  sa  part  aux  charges  commianes  ;  l'impôt  qui  la  frappe,  du 
coup  l'affranchit;  elle  paie  pour  être  protégée.  Ce  n'est  plus  une 
faveur  que  sollicite,  mais  un  droit  que  réclame  l'auteur  quand  il 
demande  au  gouvernement  d'intervenir  pour  faire  respecter  son 
bien.  Puis  ils  y  trouveraient  une  garantie  dans  leurs  rapports  avec 
les  éditeurs.  Plus  de  contestations,  et  elles  sont  fréquentes;  plus 
de  discussions,  et  elles  sont  pénibles.  L'État,  intéressé  de  par  la 
taxe  qu'il  percevrait,  exercerait  un  contrôle  que  les  auteurs  n'exer- 
cent qu'à  grand'peine,  que  la  plupart  coinsidèrent  qu'ils  auraient 
mauvaise  grâce  à  réclamer.  Le  montant  de  la  taxe  perçue  serait 
un  contrôle  satisfaisant  quant  au  nombre  d'exemplaires  vendus. 
Plus  de  ces  réclames  d'une  cincfuantième  édition  dont  les  trente 
premières  n'ont  jamais  paru,  où  chacune  des  suivantes  se  chifîre 
parfois  par  quelques  centaines  d'exemplaires  ;  plus  de  ces  amorces 
tendues  à  la  crédulité  publique  ;  plus  de  ces  suppositions  désobli- 
geantes de  l'auteur  qui  se  croit  lésé,  de  l'éditeur  honorable  qui  se 
sent  soupçonné.  La  propriété  littéraire  devient  une  propriété  ; 
le  contrôle  devient  facile;  l'auteur  y  gagne,  et  l'État  avec  lui. 

Encore  une  des  idées  de  demain.  Elles  sont  nombreuses  et  pa- 
tiemment attendent.  D'aucunes  viendront  à  maturité,  d'autres 
n'écloront  jamais  peut-être.  Quoi  qu'il  en  soit  de  l'avenir,  la  con- 
clusion qui  s'impose  aujourd'hui,  c'est  qu'en  l'état  actuel  des 
idées  et  de  la  législation,  la  propriété  httéraire  n'existe  pas.  Un 
livre,  une  œuvre  d'art,  ne  sont  pas  une  propi'iété  au  même  litre 
qu'un  champ,  qu'une  maison,  qu'un  coupon  de  rente,  une  obliga- 
tion ou  une  valeur  quelconque.  Le  livre,  l'œuvre  d'art,  constituent 
un  brevet  d'invention,  exploitable  pendant  un  temps  déterminé,  fa- 
talement condamné  à  tomber  dans  le  domaine  public.  Ils  n'ont  au- 
cun des  caractères  de  la  propriété  qui  acquitte  l'impôt,  qui  indé- 
finiment se  transmet,  perpétuellement  subsiste. 

Le  jour  est  peut-être  encore  éloigné  où  se  réalisera  le  vœu 
d'Alphonse  Karr  :  «  La  propriété  littéraire  est  une  propriété.  »  Et 
pourtant  l'idée  est  juste  ;  ceux  qui  en  poursuivent  la  réalisation 
sont  dans  le  vrai,  et  leur  constance,  que  rien  ne  ksse,  mérite  nos 
hommages.  Si  ce  n'est  l'idée  de  demain,  ce  sera  peut-être  celle 
d'après-demain.  Nous  le  souhaitons,  sans  espérer  de  voir  son 
triomphe,  et  quelque  peu  sceptique  quant  au  nombre  de  ceux  que 
ce  triomphe  affranchira  de  la  nécessité  du  quotidien  labeur. 

G.  DE  Varigry. 


LA 


PHILOSOPHIE  CATHOLIQUE 


EN   FRANCE   AU  XIX'   SIÈCLE 


CHATEAUBRIAND    ET    le  Génie   du  christianisme. 


L'un  des  faits  capitaux  de  l'histoire  de  notre  siècle,  en  notre 
pays,  a  été  la  réapparition  du  cliristianisme,  ou,  pour  mieux  dire, 
du  catholicisme  dans  le  monde  supérieur  de  la  philosopliie  et  de  la 
pensée.  Il  s'est  passé  de  nos  jours  quelque  chose  d'analogue  à  ce 
qui  avait  eu  lieu  au  xvn^  siècle.  Après  la  réforme,  le  catholicisme,  fort 
dégénéré  pendant  le  siècle  précédent,  retrouva  dans  la  lutte  un  élan 
et  un  rajeunissement  qui  le  placèrent  plus  haut  qu'il  n'avait  jamais 
été.  Le xvif  siècle  vit  l'épanouissement  de  cette  renaissance.  De  même, 
toute  proportion  gardée,  notre  siècle  a  vu  se  reproduire  pour  le 
catholicisme  une  renaissance  semblable.  C'est  un  fait  incontestable 
qu'au  xvm*  siècle  le  christianisme,  tout  en  continuant  sa  \'ie  pra- 
tique et  son  œuvre  quotidienne,  avait  cessé  de  jouer  le  rôle  qui  lui 
appartient  dans  l'ordre  intellectuel.  On  ne  trouvera  au  siècle  der- 
nier, au  moins  en  France,  ni  un  grand  livre  chrétien,  ni  un  sys- 
tème de  philosophie  inspiré  par  le  christianisme,  ni  un  grand  ora- 
teur, ni  une  grande  œuvre  littéraire,  ni  de  grandes  œuvres  d'art. 


392  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Le  christianisme  est  complètement  primé  par  la  philosophie  pro- 
fane, par  la  science,  par  la  littérature  mondaine.  Parmi  les  apolo- 
gistes, rien  que  des  noms  obscurs  :  Bergier,  l'abbé  Guénée;  parmi 
les  philosophes,  on  cite  deux  métaphysiciens,  Gerdil  et  l'abbé  de 
Lignac;  mais  l'un  n'est  qu'un  disciple  de  Malebranche,  et  encore 
est-il  Italien;  l'autre,  ignoré  de  son  siècle,  n'a  été  exhumé  que 
par  Maine  de  Biran.  En  littérature,  c'est  Voltaire  seul  qui,  dans 
Zaïre,  a  fait  vibrer  la  corde  chrétienne;  dans  la  chaire,  rien  que 
des  noms  oubliés,  Neuville,  l'abbé  Poulie  ;  un  seul  cri  éloquent, 
l'exorde  du  père  Bridaine  ;  à  la  fin  du  siècle,  un  habile  écrivain, 
mais  de  troisième  ou  de  quatrième  ordre,  l'abbé  Maury.  Si  vous 
cherchez  une  grande  page  sur  le  christianisme,  c'est  à  Jean- Jac- 
ques qu'il  faut  la  demander  :  «  L'Evangile  parle  à  mon  cœur,  » 
disait-il  dans  un  admirable  passage  du  Vicaire  savoyard;  et  ainsi 
c'est  encore  la  philosophie  qui  trouve  des  accens  pénétrans  en 
faveur  du  christianisme.  Les  disputes  jansénistes  qui  remplissent 
le  siècle  n'ont  plus  la  grandeur  du  siècle  précédent;  elles  tombent 
dans  la  platitude  de  la  plus  lourde  controverse  et  de  la  plus  grossière 
superstition.  Tout  était  en  décadence.  L'incrédulité  avait  pénétré 
jusque  dans  l'Eglise.  Un  abbé  recommandait  un  moine  athée  à 
son  évêque  pour  lui  faire  donner  une  cure,  et  lui  disait  :  «  Vous 
lui  rendriez  peu  de  justice  si  vous  le  croyiez  incapable  de  faire 
abstraction  de  ses  spéculations  philosophiques  pour  remplir  les 
devoirs  graves  d'un  ministère  public  et  sacré.  Il  sait  penser  avec 
les  sages  et  agir  comme  il  convient  avec  ceux  qui  ne  le  sont 
pas  (l).  »  On  vit  au  moment  de  la  Révolution  la  preuve  de  cette  dé- 
génération de  la  foi  par  le  nombre  de  prêtres  ou  de  congréganistes 
qui  abandonnèrent  l'Église  pour  le  siècle,  et  qui  comptent  parmi 
les  libres-penseurs  de  ce  temps  :  Talleyrand,  Lakanal,  Daunou, 
étaient  de  ce  nombre.  L'Eglise,  de  nos  jours,  n'aime  pas  la  Révo- 
lution ;  et  c'est  là  le  principal  danger  de  notre  société  ;  cependant, 
si  elle  y  regardait  de  près,  elle  y  verrait  sa  propre  régénération. 
L'Éghse  nouvelle,  aussi  bien  que  la  société  nouvelle,  est  fille  de  la 
Révolution.  Si  les  mœurs  y  sont  plus  pures,  la  charité  plus  puis- 
sante, si  la  science  y  jette  un  plus  vif  éclat,  si  la  foi  y  est  entière, 
c'est  que  les  vocations  y  sont  libres,  c'est  que  le  mérite  et  non  la 
naissance  y  décide  de  la  fortune,  comme  dans  la  société  laïque; 
c'est  que  le  mouvement  de  l'esprit  qui  anime  le  siècle  s'est  commu- 
niqué à  ceux  mêmes  qui  le  combattent,  c'est  que  la  liberté  et  l'éga- 
lité ont  produit  là  comme  ailleurs  leurs  conséquences  légitimes.  En 
perdant  ses  privilèges,  l'Église  a  perdu  ce  qui  la  perdait.  Elle  s'étei- 

(1)  Voir  les  Antécédens  de  l' liégélianisme  en  France,  par  Emile  Beaussire,  p.  5. 


1 


LA    PHILOSOPHIE    CATHOLIOUE   EN    FRANCE.  393 

gnait  dans  la  mollesse,  dans  la  licence,  dans  l'indifïérence,  dans 
l'impiété.  Elle  a  retrouvé  une  jeunesse  nouvelle;  et  ceux  mêmes 
qui  n'ont  pas  la  foi  se  félicitent  qu'au  début  do  ce  siècle,  un  grand 
mouvement  chrétien  se  soit  opéré  et  ait  apporté  sa  pierre  à  la  con- 
struction de  l'édifice  philosophique  auquel  tous  travaillent, chacun 
de  son  côté. 

Cependant,  il  faut  le  dire,  l'école  de  philosophie  catholique  dont 
nous  parlons  est,  comme  ce  siècle  lui-même,  une  œuvre  un  peu 
mêlée,  un  peu  confuse,  un  peu  disparate  :  ce  n'est  pas  le  pur  mou- 
vement chrétien  du  xvii^  siècle.  Ce  n'est  pas  la  foi  d'un  Bossuet, 
d'un  Pascal  ou  d'un  Fénelon  qui  anime  les  maîtres  de  cette  école. 
Il  V  a  bien  des  élémens  dans  ce  néo-catholicisme.  Essavons  d'en 
déterminer  les  principaux  caractères,  les  mérites  et  les  défauts. 

L'un  des  traits  dominans  de  cette  école  est  d'abord  que  la  poli- 
tique s'y  mêle  à  la  philosophie  et  à  la  théologie,  et  bien  souvent 
même  les  efface  et  les  domine.  Cette  philosophie  est  avant  tout 
une  réaction  contre  la  Révolution,  une  revanche  d'ancien  régime. 
La  foi  n'y  est  pas  toujours  très  pure  ni  très  solide.  Le  brillant  et 
fougueux  Piémontais  qui  a  ressuscité  en  Europe  et  introduit  en 
France  l'ultramontanisme,  Joseph  de  Maistre,  quand  il  écrit  à  sa 
fille  les  lettres  charmantes  que  l'on  connaît ,  parle  en  père,  en 
sage,  en  mondain,  rarement  en  chrétien.  Quant  à  l'abbé  de  Lamen- 
nais, si  sa  foi  a  été  violente,  on  sait  aussi  à  quel  point  elle  était 
Iragile.  La  foi  de  M.  de  Chateaubriand  a  été  aussi  souvent  mise  en 
doute,  comme  nous  le  verrons;  en  tout  cas,  elle  était  plus  brillante 
que  solide,  et  elle  n'excluait  pas  certaines  libertés  de  mœurs.  Pour 
tous  ces  nouveaux  apôtres,  la  religion  était  plutôt  une  arme  pour 
attaquer  qu'un  trésor  intérieur  dont  on  jouit  pour  soi-même.  Vous 
direz  que  les  laïques,  en  parlant  ainsi,  sont  bien  difficiles;  où  est 
leur  droit  d'y  regarder  de  si  près?  Nous  répondons  que  c'est  le 
droit  de  ceux  que  l'on  veut  convertir  de  scruter  les  consciences 
de  leurs  convertisseurs  ;  et  sans  rien  vouloir  exagérer,  nous  croyons 
être  dans  le  vrai  en  disant  que  ces  brillans  polémistes  étaient  bien 
loin,  pour  la  candeur  de  la  foi,  de  François  de  Sales,  de  Bossuet  et 
de  Fénelon. 

Un  autre  caractère  qui  tient  au  précédent,  c'est  le  manque  de 
théologie.  La  plupart  de  ces  écrivains  étaient  des  laïques,  des  gens 
du  monde,  non  des  prêtres  ;  seul  Lamennais  fait  exception  ;  mais  il 
entra  tard  dans  l'P^glise  et  n'y  resta  pas  longtemps.  Chateaubriand, 
de  Maistre  et  Bonald  étaient  des  lettrés,  de  petits  gentilshommes, 
des  émigrés.  Peu  instruits,  si  ce  n'est  d'une  érudition  curieuse  et 
rapide  acquise  en  courant,  ignorant  les  pères  de  l'Église,  les  Écri- 
tures, la  philosophie  chrétienne,  nourris  de  leur  siècle  beaucoup 


394  BEVUE    DES   ©EUX   MONDES. 

plus  que  des  grands  siècles  chrétiens,  il  y  a,  dans  leurs  écrits, 
quelque  chose  de  mondain  et  de  superficiel,  d'un  peu  païen.  En 
philosophie,  ils  sont  aussi  ignorans  qu'en  théologie  ;  aucun  d'eux 
n'a  lu  Platon  et  Aristote  ;  ils  connaissent  à  peine  Descartes,  très 
peu  Malebranche,  point  du  tout  Leibniz.  Le  grand  mouvement  alle- 
mand leur  est  tout  à  fait  fermé.  Ils  aiment  peu  Pascal  et  Bossuet 
par  préventions  ultramontaines.  Bacon, Locke,  CondillaC;,  Voltaire, 
sont  leurs  seuls  auteiu's  ;  ils  les  combattent  avec  passion,  avec  vio- 
lence, avec  injustice;  mais  ils  n'ont  guère  lu  qu'eux.  La  philoso- 
phie scolastique  ne  leur  est  pas  moins  inconnue  que  celle  des 
grands  classiques.  Ils  partagent  contre  elle  les  préjugés  des  mo- 
dernes ;  et  même  la  philosophie  de  samt  Thomas ,  si  intimement 
liée  à  la  théologie  chrétienne,  ne  leur  est  d'aucun  usage,  ni  d'au- 
cun prix. 

Il  ne  faut  pas  trop  en  vouloir  à  l'école  traditionnaliste  de  cette 
ignorance  en  théologie  et  en  métaphysique.  Nous  avons  déjà  relevé 
le  même  iait  à  l'origine  de  l'école  éclectique.  La  cause  en  est  de 
part  et  d'autre  dans  la  grande  rupture  opérée  parmi  nous, 
d'abord  par  la  philosophie  du  xviii®  siècle  et  ensuhe  par  la  Révolu- 
tion. Où  voulez-vous  que  ces  gentilshommes,  ces  émigrés,  dis- 
persés dans  le  monde  entier,  en  Russie  ou  en  Amérique,  eussent 
pris  le  temps  de  faire  leurs  études  et  de  se  nourrir  des  grands 
maîtres  en  théologie  et  en  philosophie?  Cette  ignorance,  d'ailleurs, 
n'était  pas  sans  avantages.  Elle  fut  pour  quelque  chose  dans  l'ori- 
ginalité de  l'école,  qui  n'a,  en  effet,  rien  de  commun  avec  la  plù- 
losophie  chrétienne  du  xvii^  siècle.  Elle  fut  conduite  par  là  à  traiter 
de  nouveaux  problèmes  :  la  raison  individuelle  et  l'autorité,  le  rôle 
de  la  tradition,  l'origine  du  langage,  l'organisation  sociale. 

Malgré  les  lacunes  et  les  travers  que  nous  venons  de  signaler ,  l'école 
théologique  n'en  a  pas  moins  joué  un  grand  rôle.  Elle  a  renouvelé 
l'influence  chrétienne,  elle  a  forcé  la  philosophie  de  compter  avec 
elle.  Elle  a  été  elle-même  un  des  élémens  de  iorce  et  de  richesse 
de  la  philosophie  de  notre  siècle  :  ses  piincipaux  défauts  se  sont 
corrigés  dans  les  disciples,  et  la  seconde  génération  du  catholi- 
cisme nouveau  a  joui  à  son  tour  d'un  éclat  propre,  avec  beaucoup 
moins  d'ombres,  sinon  avec  autant  de  puissance  et  d'originalité.  Si 
les  apôtres  de  la  première  heure  ont  été  surtout  des  missionnaires 
politiques,  d'une  foi  mêlée  et  fragile,  ils  ont  suscité  d'autres 
âmes  d'une  foi  pure,  candide,  généreuse,  de  vrais  chrétiens  : 
moins  de  génie,  mais  plus  de  vertu  :  les  Montalembert,  les  Lacor- 
daire,  les  Gerbet,  les  Gratiy.  Dans  cette  seconde  génération,  in- 
stiTjite  par  la  première,  on  est  revenu  aux  sources  chrétiennes  et  à 
la   grande  philosophie  spiritualiste.   Lacordaire,   en    ressuscitant 


LA   PHILOSOPHIE   CATHOLIQUE   EN   FRANGE.  395 

l'ordre  des  dominicains,  ramenait  à  l'étude  de  saint  Thomas.  Le 
père  Gratry  était  nourri  de  Platon  et  de  Malebranche.  La  première 
école  était  née  de  la  réaction  contre  la  révolution  et  contre  les 
idées  de  liberté  civile  et  politique.  Elle  poussait  au  pouvoir  absolu 
dans  Téglise  et  dans  l'état.  La  seconde  génération,  au  contraii'e, 
essaya,  sans  trop  y  réussir  malheureusement,  de  réconcilier  l'éghse  et 
l'état,  d'introduire  dans  l'une  et  dans  l'autre  Tesprit  de  liberté  ;  c'est 
ainsi  que  du  sein  même  de  l'ultramontanisme  est  sorti  ce  que  Ton  a 
appelé  le  catholicisme  Ubéral.  Disons  qu'un  mouvement  de  pensée 
qui  commence  avec  le  Génie  du  christicmisme  et  fmit  avec  Lacor- 
daire  et  le  père  Gratry,  a  été  un  mouvement  des  plus  brillans,  et 
qui  a  fait  honneur  à  l'église  et  à  la  France.  Qu'est-ce  que  l'église  du 
xviii*^  siècle  aurait  à  opposer  à  ces  noms?  J'en  reviens  donc  à  ce  que 
je  disais  plus  haut;  et  si  j'avais  quelque  autorité  pour  parler  au 
clergé  français,  je  lui  dkais  :  Aimez  donc,  aimez,  comme  nous,  ce 
temps  et  cette  société  où  vous  pouvez  jouer  un  tel  rôle,  et  qui  ont 
rendu  à  l'église  un  éclat  qu'elle  avait  perdu.  Une  société  où  la 
pensée  chrétienne  a  pu  se  faire  entendre  avec  tant  de  force  ne 
vaut-elle  pas  le  vieil  échafaudage  gothique,  où,  comme  des  bonzes 
japonais,  les  prêtres  et  les  moines  laissaient  éteindre  le  feu  sacré, 
et  ne  manifestaient  leur  existence  que  par  une  intolérance  impuis- 
sante ? 

Il  reste  à  signaler  un  dernier  trait  caractéristique  de  l'école 
théologique  :  c'est  que  cette  école,  dite  rétrograde,  et  qui  l'est  à 
beaucoup  d'égards,  n'est  pas  sans  affinité  avec  les  écoles  modernes 
les  plus  avancées.  Le  même  phénomène  se  voit  en  philosophie 
comme  en  pohtique  :  les  extrêmes  se  touchent.  Ils  sont  toujours 
plus  près  de  s'entendre  ensemble  qu'avec  les  opinions  moyennes 
et  modérées.  Il  n'est  pas  douteux, par  exemple,  que  la  philosophie 
socialiste  et  humanitaire  n'ait  beaucoup  emprunte  à  l'école  ultra- 
montaine.  Les  saints-simoniens  citaient  souvent  comme  autorités 
Bonald  et  De  Maistre  ;  et  Ballanche  servait  de  transition  entre  les  uns 
et  les  autres.  L'idée  d'une  république  chrétienne  gouvernée  par  un 
seul  chef  a  certainement  servi  de  type  à  la  grande  famille  humani- 
taire rêvée  par  les  réformateurs  de  notre  siècle.  Le  principe  du  Con- 
sensus social,  cher  à  Auguste  Comte  et  sans  cesse  opposé  par  lui  à  l'in- 
dividualisme révolutionnaire,  est  venu  en  droite  ligne  de  Joseph  de 
Maistre.  En  philosophie,  l'idée  d'un  langage  révélé,  introduit  par  le 
dehors,  et  d'une  raison  issue  de  ce  langage,  n'est  sous  forme  théolo- 
gique que  l'hypothèse  sensualiste  qui  fait  naître  nos  idées  de  l'édu- 
cation et  de  l'habitude.  Le  grand  principe  de  la  tradition,  trop  sacrifié 
par  Descartes,  est  devenu  le  principe  de  l'héréditarisme,  forme 
scientifique  et  physiologique  du  traditionalisme  ;  et  réciproquement, 


396  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'héréditarisme  apportait  des  argumens  inattendus  à  la  doctrine  du 
péché  originel  et  en  faveur  de  la  noblesse  et  de  la  royauté.  Enfin, 
les  traditionnalistes  voyaient  encore  venir  à  eux  les  maîtres  de 
l'école  expérimentale,  qui  leur  empruntaient  leurs  argumens  contre 
les  droits  de  l'homme  et  les  principes  de  la  révolution  :  tant  il  est 
vrai  que  les  idées  ont  des  chemins  souterrains  qu'on  ne  peut  pré- 
voir, des  infiltrations  inattendues  qui  les  font  reparaître  toutes 
transformées  à  distance  de  leur  source. 

Parmi  les  maîtres  de  l'école  théologique,  les  plus  forts  et  les  plus 
profonds,  Bonald  et  de  Maistre,  ont  été  récemment  l'objet,  dans  la 
Revue,  d'études  intéressantes  ;  nous-même  avons  consacré  à  La- 
mennais un  travail  étendu.  Il  nous  reste  à  remonter  à  la  source, 
jusqu'à  l'initiateur  du  mouvement,  l'auteur  du  Génie  du  christ ia- 
;/«'.sm^. Chateaubriand  n'est  pas  un  penseur  original  comme  de  Maistre, 
ni  un  métaphysicien  subtil  comme  Bonald,  ni  un  controversiste 
véhément  comme  Lamennais  ;  mais  il  les  surpasse  tous  trois  par 
l'art  d'écrire.  Il  a  ouvert  le  xix*"  siècle  par  un  livre  éclatant  qui  a 
été  considéré  dès  l'origine  comme  la  revanche  du  siècle  nouveau 
contre  le  précédent,  et  comme  le  signal  d'un  revirement  essentiel 
dans  l'ordre  des  idées  morales  et  religieuses.  Aucun  des  écrivains 
que  nous  avons  nommés  n'a  eu  un  succès  aussi  soudain,  une  in- 
fluence aussi  rapide  et  aussi  universelle.  Coïncidant  avec  le  réta- 
blissement du  culte  par  le  premier  consul,  le  Génie  du  christia- 
nisme a  été  un  véritable  événement.  L'écrivain  et  le  politique 
s'étaient  rencontrés  et  avaient  deviné  chacun  de  leur  côté  les  nou- 
veaux besoins  de  l'âme  que  les  ruines  de  la  révolution  avaient  ré- 
veillés. Ce  fut  l'aurore  brillante  du  néo-catholicisme.  L'éclat  des  cou- 
leurs, la  fraîcheur  des  émotions  renaissantes,  la  légèreté  même 
du  tissu  si  peu  serré  des  preuves  et  des  argumens,  tout  annon- 
çait la  jeunesse,  ou  du  moins  un  retour  de  jeunesse.  Une  Jéru- 
salem nouvelle  sortait  du  désert,  brillante  de  clarté,  et  portant 
sur  son  front  une  gloire  immortelle.  Depuis  longtemps,  l'église  et 
la  religion  n'avaient  vu  d'aussi  beaux  jours. 

I. 

Devant  un  si  grand  succès  d'une  plume  chrétienne  qui  nous  a 
tellement  enchantés  dans  notre  jeunesse  (on  dit  qu'il  n'en  est  plus 
ainsi,  je  le  regrette),  on  a  honte  d'avoir  à  se  demander  tout  d'abord 
si  l'auteur  de  ce  bel  ouvrage ,  si  l'apôtre  éloquent  du  christia- 
nisme, au  moment  où  il  l'écrivait,  était  lui-même  chrétien.  L'indis- 
crétion de  la  critique  moderne  s'est  posé  cette  question  et  n'a  pas 
trouvé  moyen  de  la  résoudre  avec  une  entière  certitude.  Ce  n'est 


LA    PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE.  397 

pas,  nous  devons  le  dire,  une  question  malveillante  née  du  scepti- 
cisme pessimiste  à  la  mode,  qui  ne  croit  à  la  sincérité  de  personne, 
ou  de  ce  fanatisme  stupidc  qui  ne  voit  que  de  l'hypocrisie  dans  toute 
croyance  religieuse.  Non  ;  la  question  est  plus  sérieuse,  et  elle  semble 
autorisée  par  les  faits.  On  sait  en  effet,  par  les  aveux  mêmes  de 
Chateaubriand,  qu'il  n'a  pas  toujours  été  chrétien.  «  Mes  sentimens 
religieux,  dit-il,  n'ont  pas  toujours  été  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui. 
Je  suis  tombé  jadis  dans  les  déclamations  et  les  sophismes.  »  Cet 
aveu  se  rapporte  aux  années  antérieures  à  la  révolution.  Chateau- 
briand était  entré  dans  le  monde  par  la  société  des  philosophes,  et 
il  avait  participé  à  toutes  leurs  opinions.  Mais,  comme  le  lait  remar- 
quer Sainte-Beuve  dans  ce  livre  si  malicieux  et  si  fouillé,  intitulé  : 
Chateaubriand  et  son  groupe  littéraire,  ce  mot  jadis  est-il  suffi- 
samment exact?  Il  semble  indiquer  naturellement  une  période  assez 
éloignée;  mais,  au  moment  où  Chateaubriand  écrivait,  y  avait-il 
donc  si  longtemps  qu'il  avait  renoncé  à  ce  qu'il  appelle  les  so- 
phismes et  les  déclamations?  Non,  sans  doute.  Les  malheurs  de  la 
révolution,  dans  laquelle  il  perdit  une  partie  de  sa  famille,  ses 
propres  épreuves  n'avaient  pas  modifié  ses  idées.  Nous  en  avons 
la  preuve  dans  son  premier  ouvrage  publié  à  Londres  en  1797, 
peu  connu  en  France,  où  il  n'avait  pas  pénétré,  YEssai  sur  les 
7\'volutions,  Cet  ou\Tage  était  encore  plein  de  la  philosophie  du 
xviii^  siècle  et  oscillait  entre  le  déisme  et  l'athéisme.  Bien  plus  ; 
Sainte-Beuve,  qui  a  serré  de  près  cette  question,  a  eu  entre  les 
mains  un  exemplaire  rarissime  de  YEssai  sur  les  révolutions  qui 
avait  appartenu  à  Chateaubriand  et  où  le  texte  est  accompagné  de 
notes  marginales  manuscrites  qui  ne  peuvent  pas  être,  dit  Sainte- 
Beuve,  plus  anciennes  que  179<S.  Or  nous  savons  pertinemment, 
d'un  autre  côté,  par  une  lettre  à  Fontanes  découverte  et  publiée 
par  Sainte-Beuve,  qu'en  octobre  1799  une  partie  du  Génie  du 
christianisme  était  déjà  écrite.  Il  y  a  donc  eu  tout  au  plus  une 
année  de  distance,  chez  Chateaubriand,  entre  l'incrédulité  et  la  foi. 
Nous  voilà  bien  loin  du  jadis  avoué  par  l'auteur.  Maintenant,  que 
s'est-il  passé  entre  les  deux  dates?  Comment  Chateaubriand,  incré- 
dule en  1798,  était-il  chrétien  en  1799?  Nous  l'expliquerons  tout  à 
l'heure.  Rappelons  d'abord  les  notes  si  curieuses  recueillies  par 
Sainte-Beuve  sur  le  volume  qu'il  appelle  «  l'exemplaire  confidentiel.)) 
Il  y  trouve  la  preuve  qu'à  cette  époque  Chateaubriand  ne  croyait  ni 
à  Dieu,  ni  à  l'immortalité  de  l'âme,  ni  au  christianisme.  Dans  le 
texte  imprimé,  Chateaubriand  avait  dit  :  «  Dieu,  la  matière,  la  fata- 
lité ne  font  qu'un.  »  A  ces  mots,  il  ajoutait  en  note  dans  son  exem- 
plaire :  «  Yoilà  mon  système;  voilà  ce  que  je  crois.  Oui,  tout  est 
chance,  hasard,  fatalité  dans  le  monde...  Il  y  a  peut-être  un  dieu; 


398  REVUE    DES    DEUX   M0:>1DES,. 

mais  c'est  le  dieu  d'Épicure.  II  est  trop  grand,  trop  heureux,  pour 
s'occuper  de  nos  affaires,  et  nous  sommes  laissés  sur  ce  globe  à 
nous  dévorer  les  uns  les  autres.  »  A  la  vérité,  YEsmii  contenait  des 
passages  souvent  contradictoires;  car,  après  avoii*  dit  que  Dieu 
et  la  matière  ne  font  qu'un,  Chateaubriand  écrivait  plus  loin,  dans 
le  même  ou\Tage  :  «  Pardonne  à  ma  faiblesse,  Père  de  miséri- 
corde; non,  je  ne  doute  point  de  tan  existence;  j'adore  tes  décrets 
en  silence,  et  ton  insecte  confesse  ta  divinité.  »  Mais,  à  ce  passage 
croyant,  Chateaubriand  rattachait,  dans  le  manuscrit,  une  note 
incrédule  :  «  Quelquefois  je  suis  tenté  de  croire  à  l'immortaUté 
de  l'âme  ;  mais  la  raison  m'empêche  de  l'admettre.  D'ailleurs, 
pourquoi  désirerais-je  l'immortaUté?..  L'autre  monde  ne  vaut  pas 
mieux  que  celui-ci.  Ne  désirons  donc  pas  survivre  à  nos  cendres  ; 
mourons  tout  entiers.  Cette  vie  si  dure  doit  corriger  de  la  manie 
d'être.  »  Ces  paroles  cruelles  et  douloureuses  ont  devancé  de  bien 
loin,  on  le  voit,  notre  pesshiiisme  moderne  et  en  eon+iennent  tout 
le  suc;  et  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'un  critique  allemand,  parlant 
de  Schopenhauer,  nomme  Chateaubriand  parmi  ses  précurseurs. 
Citons  enfin  une  dernière  note  sur  le  christianisme.  Dans  VEssaî 
imprimé  se  trouvait  déjà  cette  phrase  terrible  :  «  Dieu,  dit-on,  nous 
a  faits  libres.  Ce  n'est  pas  la  question.  A-t-il  prévu  que  je  tombe- 
rais, que  je  serais  à  jamais  malheureux?  O'ui,  indubitablement.  Eh 
bien!  votre  dieu  n'est  qu'un  tyran  horrible  et  absurde!  »  A  ces 
mots,  Chateaubriand  ajoutait  en  note  :  a  Cette  objection  est  inso- 
luble et  renverse  de  fond  en  comble  le  système  chrétien.  Au  reste, 
personne  n'y  croit  plus  (1).  » 

On  voit  qu'il  est  ditTicile  d'aller  plus  loin  en  fait  d'athéisme  et 
d'impiété.  Et  cependant,  un  an  après.  Chateaubriand  écrivait  d'en- 
thousiasme le  Génie  du  chrisliimisttie.  Qu'étail-il  arrivé?  Lui-même 
raconte,  dans  ses  Mémoires  d' outre-tombe,  la  circonstance  qui  a, 
chez  lui,  transformé  le  vieil  homme,  et  de  l'incrédule  fait  un  chré- 
tien :  ce  fut  k  mort  de  sa  mère.  Émigré  et  exilé  depuis  plusieurs 
années,  il  n'avait  plus  revu  sa  famille.  Sa  mère,  emprisonnée  pen- 
dant la  révolution,  après  avoir  vu  l'un  de  ses  fils,  frère  de  Cha- 
teaubriand, mourir  sur  l'échafaud,  ruinée  et  presque  dans  la  mi- 
sère, était  morte  à  son  tour,  pleurant  sur  les  erreurs  du  fils  qui  lui 
restait.  Quelles  étaient  ces  erreurs?  Sainte-Beuve  insinue  que  les 
plaintes  de  sa  mère  portaient  moins  peut-être  sur  les  écrits  de  son 
fils,  qu'elle  ne  devait  pas  avoir  lus,  et  dont  l'écho  était  parvenu 
difficilement  jusqu'à  elle,  que  sur  quelques  autres  égaremens,  peut- 
être  «  sur  quelque  passion  fatale  qu'il  n'est  permis  que  d'entre- 

(1)  Voir,  pour  tous  ces  textes,  le  livre  de  Sainte-Beuve  :  Chateaubriand  et  son  groupe. 


LA   PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE   EN    FRANCE.  399 

voir.  »  Cependant,  la  lettre  de  M""®  de  Farcy,  sœur  de  Chateau- 
briand, et  qui  lui  annonçait  la  mort  de  leur  mère,  ne  parait  pas 
faire  allusion  à  autre  chose  qu'à  des  erreurs  de  plume.  Voici  cette 
lettre,  rapportée  dans  les  Mémoires:  «  Mon  ami,  nous  venons  de 
perdre  la  meilleure  des  mères  ;  je  t'annonce  à  regret  ce  coup 
funeste...  Si  tu  savais  combien  de  pleurs  tes  erreurs  ont  fait  ré- 
pandre à  notre  respectable  mère,  combien  elles  paraissent  déplo- 
rables à  tout  ce  qui  pense  et  fait  profession  non-seulement  de  piété, 
mais  de  raison;  si  tu  le  savais,  peut-être  cela  contribuerait-il  à 
t'ouvrir  les  yeux,  à  te  faire  renoncer  à  écrire;  et  si  le  ciel,  touché 
de  nos  vœux,  permettait  notre  réunion,  tu  trouverais  au  milieu  de 
nous  tout  le  bonheur  qu'on  peut  trouver  sur  la  terre.  »  On  voit  par 
cette  lettre  qu'il  ne  s'agissait  réellement  que  d'erreurs  de  foi  et  de 
pensée  et  non  point  de  passion  fatale.  Autrement,  que  signifierait 
le  conseil  de  ne  plus  écrire?  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  lettre,  cette 
perte  d'une  mère  qu'il  n'avait  pas  revue,  et  qui  était  morte  en 
pleurant  sur  lui,  ce  fut  là  le  coup  de  Damas  qui  frappa  Chateau- 
briand et  le  ramena  à  la  foi.  Lui-même  nous  dit,  dans  la  préface 
du  Génie  du  chris/irmisme  :  «  Ma  mère,  après  avoir  été  jetée,  à 
soixante-douze  ans,  dans  des  cachots,  où  elle  vit  périr  une  partie 
de  ses  enfans,  expira  enfin  sur  un  grabat,  où  ses  malheurs  l'avaient 
reléguée.  Le  souvenir  de  mes  égaremens  répandit  sur  ses  der- 
niers jours  une  gi-ande  amertume;  elle  chargea,  en  mourant,  une 
de  mes  sœurs  de  me  rappeler  à  cette  rehgion  où  j'avais  été  élevé. 
Ma  sœur  me  manda  le  dernier  vœu  de  ma  mère;  je  suis  devenu 
chrétien.  Je  n'ai  point  cédé,  j'en  conviens,  à  de  grandes  lumières 
surnaturelles  ;  ma  conviction  est  sortie  du  cœur;  j'ai  pleuré  et  j'ai 
cru.  »  Chateaubriand  caractérise  ici  en  toute  sincérité  le  genre  de 
conversion  qui  le  transforma  tout  d'un  coup.  Ce  ne  fut  pas  une 
conversion  surnaturelle,  comme  celle  de  Pascal  ou  de  saint  Au- 
gustin. Ce  fut  un  changement  du  cœur,  peut-être  même  une  simple 
conversion  d'imagination.  Peut-être  encore  n'a-t-il  jamais  su  lui- 
même  ce  qui  en  était.  Sainte-Beuve,  si  curieux  de  l'iiistoire  psy- 
chologique des  grands  écrivains,  a  retrouvé  un  document  qui  peut 
senir  à  caractériser  l'état  d'esprit  de  Chateaubriand  à  cette  époque. 
C'est  la  lettre  à  Fontanes,  déjà  citée,  écrite  à  la  fin  de  1799,  et 
dans  laquelle,  malgré  la  magnificence  un  peu  exagérée  de  la 
forme,  rmtimité  même  prouve  toute  sincérité.  «  Dieu,  qui  voyait 
que  mon  cœur  ne  marchait  pas  dans  la  voie  inique  de  l'ambition 
ou  dans  les  abominations  de  l'or,  a  bien  su  trouver  l'endroit 
où  il  fallait  frapper,  puisque  c'est  lui  qui  en  avait  pétri  l'argile.  Il 
savait  que  j'aimais  mes  parens.  Il  m'en  a  privé  afin  que  j'élevasse 
mes  yeux  vers  hii  ;  il  aura  désomiais  toutes  mes  pensées.  Je  diri- 


ZiOO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gérai  le  peu  de  forces  qu'il  m'a  données  vers  sa  gloire,  certain  que 
je  suis  que  là  gît  la  souveraine  beauté  et  le  souverain  génie,  là  oà 
est  un  dieu  inconnu  qui  fait  cingler  les  étoiles  sur  la  mer  des 
cieux,  comme  une  flotte  magnifique,  et  qui  a  placé  le  cœur  de 
l'homme  dans  un  port  inaccessible  aux  méchans.  »  Cette  foi 
reconquise  par  la  souffrance  ne  fut  cependant,  —  l'auteur  le 
confesse  lui-même,  —  qu'une  foi  traversée  et  ballottée  qui  passa 
encore  par  bien  des  phases  :  «  Quand  les  semences  de  la  religion, 
dit-il  dans  ses  Mèmoii^es,  germèrent  la  première  fois  dans  mon 
âme,  je  m'épanouissais  comme  une  terre  vierge  qui,  délivrée  de 
ses  ronces,  porte  sa  première  moisson.  Survint  une  bise  aride  et 
glacée  et  la  terre  se  dessécha  ;  le  ciel  en  eut  pitié  ;  il  lui  rendit  ses 
tièdes  rosées,  puis  la  bise  souffla  de  nouveau.  Cette  alternative  de 
doute  et  de  foi  a  fait  longtemps  de  ma  vie  un  mélange  de  désespoir 
et  d'ineffables  délices.  ;>  Ce  que  Chateaubriand  nous  apprend  par 
ces  paroles,  c'est  qu'après  que  le  ciel  eut  eu  pitié  de  lui  (il  s'agit 
évidemment  de  sa  conversion),  la  bise  souffla  de  nouveau,  c'est- 
à-dire  que  le  doute  succéda  encore  à  la  foi  renouvelée.  Tel  fut  le 
genre  de  conversion  de  l'auteur  du  Génie  du  christianisme.  11  pa- 
rait avoir  oscillé  toute  sa  vie  entre  la  foi  chrétienne  et  l'incrédu- 
lité philosophique. 

Sans  prétendre  à  pénétrer  jusqu'aux  dernières  profondeurs  de 
l'âme,  qui  ne  sont  accessibles  qu'à  celui  qui  sonde  les  reins  et  les 
cœurs,  ce  que  nous  savons  certainement,  c'est  que  la  lettre  de 
^a.e  (jg  Farcy  à  son  frère  sur  la  mort  de  leur  mère,  et  la  plainte  de 
cette  mère  mourante  ont  été  l'occasion  déterminante  et  à  coup  sûr 
légitime  et  touchante  du  Génie  du  christianisme.  Au  lieu  d'écouter 
sa  sœur  qui  lui  demandait  de  ne  plus  écrire,  il  essaya  de  concilier 
ses  devoirs  de  fils  et  le  génie  de  l'homme  de  lettres  qui  ne  cesse 
d'écrire  qu'en  mourant;  et  il  pensa  accomplir  un  vœu  pieux  en 
même  temps  qu'il  découvrait  une  voie  nouvelle  pour  l'imagination 
en  se  promettant  d'écrire  une  apologie  de  la  rehgion.  «  Le  titre  de 
Génie  du  christiaiiisme  que  je  trouvai  sur-le-champ,  dit-il,  m'inspira; 
je  me  mis  à  l'ouvrage  avec  l'ardeur  d'un  fils  qui  élève  un  mausolée 
à  sa  mère.  »  Le  changement  qui  s'opérait,  et  par  lequel  il  dépouil- 
lait le  vieil  homme,  ne  servit  sans  doute  qu'à  faire  reparaître  en  lui 
un  autre  homme  encore  antérieur  au  précédent,  le  chrétien  pri- 
mitif que  l'on  retrouve  dans  tout  Breton,  même  chez  ceux  qui  écri- 
vent des  Vies  de  Jésus  pliilosophiques.  Est-il  vraisemblable,  en 
effet,  que  dans  le  faible  intervalle  de  1798  à  1799,  Chateaubriand 
ait  pu  retrouver  tout  à  coup,  par  un  simple  effort  de  rhétorique,  et 
en  cherchant  dans  son  imagination,  comme  dans  un  Gradus  ad 
Parnassum,  tant  de  beaux  effets  littéraires,  tant  de  considérations 


LA   PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE   EN    FilA.NCE.  ^lOt 

neuves,  biillantes,  séduisantes,  tant  de  souvenirs,  tant  de  cita- 
tions et  d'exemples,  car  le  livre  si  peu  exact  de  science  et  d'éru- 
dition n'en  prouve  pas  moins  de  vastes  lectures,  comment  enfin  un 
livre  si  riche  eùt-il  pu  être  ainsi  artificiellement  impro\isé,  s'il  n'eût 
pas  déjà  préexisté  dans  rimagination  de  l'auteur? 

On  raconte  que  J.-J.  Rousseau,  voulant  traiter  pour  l'académie 
de  Dijon  le  sujet  de  l'influence  des  lettres  et  des  arts  sur  les  mœurs, 
alla  voii-  Diderot  au  château  de  Vincenncs  où  celui-ci  était  passagè- 
rement entermé,  et  lui  annonça  son  projet:  «Eh  bien!  lui  dit 
celui-ci,  quel  parti  prendrez-vous?  —  Le  parti  des  lettres  évidem- 
ment, dit  Rousseau.  —  Mais  c'est  le  pont  aux  ânes,  reprit  Diderot  ;  si 
vous  voulez  réussir,  c'est  le  contraire  qu'il  faut  soutenir.  »  Rous- 
seau le  crut  et  fit  son  célèbre  paradoxe.  Marmontel  qui  raconte 
cette  anecdote  veut  évidemment  nous  faire  entendre  par  là  que 
l'opinion  de  Rousseau  a  été  tout  à  fait  accidentelle  et  fortuite,  et 
que  son  écrit  est  une  œuvre  de  rhétorique  sans  sincérité.  Je  ne 
comprends  pas  l'anecdote  ainsi.  Que  J.-J.  Rousseau,  écolier  litté- 
raire, n'ait  pas  eu  d'abord  d'autre  pensée  que  la  pensée  de  tout 
le  monde,  cela  n'a  rien  d'étonnant.  On  n'est  pas  du  premier  coup 
un  révolutionnaire  éloquent;  Proudhon  lui-même  a  commencé  par 
l'apologie  du  dimanche.  Mais  qu'un  mot  vous  soit  dit,  une  chique- 
naude, dirait  Pascal,  l'homme  de  génie  prend  tout  à  coup  con- 
science de  lui-même.  Tout  un  monde  confus  de  sentimens,  d'idées, 
de  plaintes,  de  colères,  qui  bouillonnait  au  dedans  de  lui  et  était 
caché  au  fond  de  sa  conscience,  éclate  tout  à  coup  et  vient  à  la  sur- 
face. Le  génie  du  paradoxe,  c'est-à-dire  de  la  misanthropie, 
s'éveille.  La  guerre  à  la  civilisation,  qui  sera  son  œuvre,  sa  vocation, 
sa  muse,  lui  souffle  son  premier  écrit.  Excès  de  la  littt'rature,  excès 
du  luxe  et  des  richesses,  excès  des  théâtres,  excès  de  l'éducation 
pédantesque,  excès  de  la  sophistique  philosophique,  en  un  mot, 
excès  et  abus  de  la  civilisation,  il  voit  tout  cela  d'un  seul  coup  ;  et 
de  là  naîtront  l'un  après  l'autre  tous  ses  ouvrages.  Ainsi,  dans 
Rousseau,  l'homme  artificiel  était  précisément  celui  qui  voulait  tout 
d'abord  soutenir  l'opinion  convenue  ;  l'homme  vrai  était  celui  qu'une 
boutade  de  Diderot  révélait  à  lui-même  en  lui  montrant  une  voie 
inattendue. 

Je  ne  veux  pas  comparer  à  cette  boutade  la  noble  et  touchante 
circonstance  qui  opéra  chez  Chateaubriand  un  revirement  sem- 
blable ;  et  d'un  autre  côté  on  ne  sait  trop  chez  Chateaubriand  quel 
est  l'homme  artificiel  et  quel  est  l'homme  vrai.  Ce  qui  est  certain, 
c'est  qu'en  lui  l'incrédule,  le  libre  penseur  était  l'homme  du  siècle 
précédent,  l'homme  d'une  société  épuisée  et  engloutie.  Le  chrétien, 
au  contraire,  était  l'homme  nouveau,  rajeuni,  ouvrant  à  l'imagina- 
TOME  xcvm.  —  1890,  26 


h02  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tion  et  au  cœur  des  sources  depuis  longtemps  oubliées.  Le  scepti- 
cisme alors  était  le  pont  aux  ânes  (hélas  !  comme  aujourd'hui  ;  mais 
d'où  viendra  le  réveil?).  La  religion  et  la  piété  considérées  sous 
leurs  aspects  accessibles  et  touchans,  c'était  là  qu'étaient  la  nouveauté, 
l'originalité.  Il  sentit  lui-même  confusément  une  source  de  grands 
effets  littéraires  et  un  renouvellement  de  l'imagination  dans  le 
monde;  pour  un  tel  objet,  il  n'était  pas  nécessaire  de  posséder  une 
foi  bien  orthodoxe  et  bien  solide.  L'imaç-ination  et  la  sensibilité  suffi- 
saient.  Peut-être  la  divinité  surnaturelle  du  christianisme  n'apparut- 
elle  pas  tout  à  coup  au  noble  écriyain  comme  absolument  démon- 
trée ;  mais  ce  à  quoi  il  crut  sans  hésiter  et  toute  sa  vie,  et  ce  qu'il 
fit  croire  à  tout  son  siècle,  c'est  à  la  beauté  du  christianisme  :  c'est 
là  ce  qui  lui  fut  révélé  par  le  souvenir  de  sa  mère  mourante  ;  et  ici 
la  cause  occasionnelle  qui  détermina  cette  révélation  est  bien 
autrement  noble  et  touchante  que  celle  que  nous  avons  rappelée 
pour  Rousseau.  Ce  n'est  pas  la  boutade  sophistique  d'un  ami  :  c'est 
une  voix  d'outre-tombe,  une  voix  maternelle  qui  vient  corriger, 
adoucir  et  enfm  guérir,  au  moins  à  la  surface,  la  plaie  d'un  scepti- 
cisme desséchant.  Quoi  de  plus  vraisemblable,  de  plus  humain,  de 
plus  légitime?  Cette  voix  n'était-elle  pas  faite  pour  révéler  à  Cha- 
teaubriand l'un  des  deux  hommes  qui  étaient  en  lui,  et  le  meilleur? 
Pourquoi  le  chicaner,  pourquoi  le  soupçonner,  pourquoi  peser  dans 
des  balances  si  délicates  une  conversion  qu'il  déclare  lui-même 
n'avoir  pas  été  surnaturelle  ? 

La  vraie  justification  de  Chateaubriand  est  l'examen  du  livre 
dont  nous  venons  de  raconter  l'origine.  C'est  en  mesurant  le  genre 
et  le  degré  de  vérité  contenus  dans  le  Génie  du  christianisme  que 
nous  pourrons  nous  rendre  compte  du  réel  état  d'esprit  de  son 
auteur.  Lui-même  reconnaît  n'avoir  pas  fait  une  apologie  dans  le 
vrai  sens  du  mot.  Il  a  fait  plutôt  une  œuvre  de  préparation  évan- 
ffi'liqae,  suivant  l'expression  d'Eusèbe  :  c'est  une  sorte  d'exorde, 
et  d'exorde  insinuant  à  l'œuvre  de  la  régénération  chrétienne  que 
de  plus  forts  que  lui,  moins  poètes  et  plus  dogmatiques,  vont  es- 
sayer d'édifier.  A  chaque  heure  suffit  sa  peine.  Il  fallait  d'abord 
ramener  les  imaginations  et  ébranler  les  cœurs  avant  de  terrasser 
les  âmes  et  de  subjuguer  les  esprits.  A  une  telle  œuvre  une  foi 
tissue  par  la  poésie  plus  peut-être  que  par  la  grâce  de  Jésus-Christ 
pouvait  suffire.  L'auteur  ne  vous  devait  pas  ses  confidences.  Il 
croyait  assez  pour  sentir  vivement,  et  il  ne  vous  demandait  que  de 
sentir  comme  lui  :  ce  succès,  il  l'obtint  pleinement,  non  sans  récla- 
mation et  sans  révolte.  Le  parti  philosophique  auquel  il  s'attaquait 
se  vit  pris  de  flanc  par  un  mouvement  inattendu.  Il  se  plaignit  que 
ce  n'était  pas  dans  les  règles  du  jeu,  qu'on  le  prenait  par  la  tierce 


LA    PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE    EN    FRANCi:.  Zl03 

au  lieu  de  la  quarte.  Il  se  mit  en  défense  et  riposta  sur  toute  la 
ligne  ;  mais  l'eflet  était  produit  ;  et  le  succès,  comme  il  arrive  tou- 
jours, étouffa  ces  voix  discordantes.  Sur  bien  des  points  les  con- 
tradicteurs avaient  raison,  et  la  postérité  leur  a  donné  raison;  mais 
après  tout  le  livre  triompha.  Toute  l'Europe  le  lut  et  le  traduisit.  Les 
femmes  pleurèrent;  les  politiques  l'appuyèrent  comme  d'accord 
avec  leurs  vues.  La  littérature  surtout  salua  une  langue  nouvelle 
et  un  éclat  d'imagination  que  le  xviii^  siècle  n'avait  pas  connus.  Que 
reste-t-il  aujourd'hui  et  du  livre  et  des  critiques  ? 

II. 

Chateaubriand,  au  moment  de  la  publication  du  Génie  du  chris- 
tianisme, était  déjà  célèbre.  Il  avait  détaché  auparavant  de  son 
grand  livre  un  épisode  romanesque  qui  devait  en  faire  partie  : 
c'était  l'épisode  d'Aù/la.  Le  succès  avait  été  soudain  et  prodigieux, 
On  ne  nommait  plus  Chateaubriand  que  du  nom  «  d'auteur  d'Atala.n 
Le  Géifie  du  christianisme  eut  le  même  succès.  Il  y  en  eut  en  deux 
ans  sept  éditions,  et  sept  éditions  véritables  ;  car  on  n'avait  pas 
encore  inventé  le  procédé  moderne  qui  fait  aujourd'hui  que,  le  jour 
même  de  l'apparition  d'un  livre,  on  en  est  au  vingt-quatrième 
mille.  Ce  qui  prouvait  surtout  l'importance  de  l'événement,  ce  fut 
le  nombre  des  articles  qu'il  suscita  et  la  célébrité  des  écrivains  qui 
s'en  occupèrent  (1). 

Outre  ces  critiques,  l'œuvre  de  Chateaubriand  lut  l'objet  d'une 
soite  d'enquête  remarquable,  qui,  fort  à  l'honneur  de  Chateau- 
briand, rappelle  quelque  peu  le  procès  du  Cid. 

L'Académie  française,  ayant  eu  à  décerner,  sous  le  consulat,  les 
prix  décennaux,  avait  tout  simplement  exclu  les  deux  livres  les 
plus  remarquables  publiés  dans  cette  période.  Ce  n'étaient  rien 
moins  que  le  Cours  de  littérature  de  La  Harpe  et  le  Génie  du  chris- 
tianisme. «  Bonaparte  fut,  dit-on,  étonné  de  cette  double  omis- 
sion. 11  trouva  piquant  de  donner  un  pensum  à  l'Académie  et  d'en 
exiger,  pour  punition  de  sa  réticence,  deux  volumineux  appendices 
à  son  volumineux  plaidoyer.  On  bouda  un  peu  ;  mais  l'ouvrage  se 
fit  (Sauite-Beuve).  »  L'Académie,  ou  la  Classe  des  Lettres,  nomma 
une  commission   composée  de  :    le  comte  Daru,  rapporteur;  Ar- 

(1)  Voici  les  principaux  de  ces  avticles  :  Fontanes,  Mercure,  25  germinal  an  x;  — 
Dussaulx,  Journal  des  Débats,  20  floréal  an  x;  —  Anonyme,  Journal  des  Débats,  4  prai- 
rial an  x;  —  Anonyme,  Gazette  de  France,  16  floréal  an  xi;  —  Ginguené,  trois  arti- 
cles dans  la  Décade  philosophique  et  littéraire,  a°^ 'il,  28, 29,  an  xj —  Chênedollé,  Mer- 
cure, ventôse  an  xi  ;  —  Guéneau,  Mercure,  4  thermidor  au  xi  ;  —  Abbé  de  Boulogne, 
Annales  littéraires,  1"  cahier  an  xi;  —  Delalot,  Mercure,  il  messidor  an  xiii. 


IlOk  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

nault,  Lacretelle,  Morellct,  Saint-Jean-d"Angély,  l'abbé  Sicard  et 
Lemercier. 

Voici  quelles  furent  les  conclusions  de  la  commission  :  «  1°  le 
Génie  du  christianisme,  considéré  comme  ouvrage  de  littérature,  a 
paru  à  la  classe  défectueux  quant  au  fond  et^  quant  au  plan  ; 
2"  quand  le  fond  et  le  plan  n'auraient  pas  été  défectueux,  l'exécu- 
tion serait  encore  imparfaite  ;  3°  malgré  les  défauts  remarqués  dans 
le  fond  de  l'ouvrage,  dans  le  plan  et  dans  l'exécution,  la  classe  a 
reconnu  un  talent  très  distingué  dans  le  style  ;  4"  elle  a  trouvé  de 
nombreux  morceaux  de  détail  remarquables  par  leur  mérite,  et, 
dans  quelques  parties,  des  beautés  de  premier  ordre;  5°  elle  a 
trouvé  toutefois  que  l'éclat  du  style  et  la  beauté  des  détails  n'au- 
raient pas  suffi  pour  assurer  à  l'ouvrage  le  succès  qu'il  a  obtenu, 
et  que  ce  succès  est  dû  à  l'esprit  de  parti  et  à  des  passions  du  mo- 
ment ;  6°  enfin  la  classe  a  trouvé  que  l'ouvrage,  tel  qu'il  est,  pour- 
rait mériter  une  distinction,  n 

L'Académie,  qui  expliquait  le  succès  du  Gc/iie  du  christianisme 
par  l'esprit  de  parti,  était  elle-même  dominée  dans  son  jugement 
par  l'esprit  de  parti.  C'est  ainsi  que  l'esprit  des  corps  change  avec 
les  temps.  Le  même  corps  qui  avait  refusé  un  prix  au  Génie  du 
christianisme  refusa  également  un  prix,  par  des  raisons  contraires, 
mais  par  des  préjugés  semblables,  à  Y  Histoire  de  la  littérature  an- 
glaise de  M.  Taine,  et  attendit  poiu*  admettre  cet  écrivain  dans  son 
sein  qu'il  eût  écrit  contre  la  révolution.  Au  reste,  il  y  a  du  vrai 
dans  les  critiques  des  commissaires  de  l'Académie  ;  mais  ils  se  re- 
fusèrent absolument  à  entrer  dans  la  pensée  de  l'auteur,  ou  du 
moins  ils  se  reconnurent  incapables  de  la  comprendre.  Nous  allons 
du  reste  indiquer  leurs  principales  objections. 

Chateaubriand,  dans  l'introduction  de  son  ouvrage,  avait  expliqué 
clairement  le  but  qu'il  s'était  proposé  et  la  méthode  qu'il  avait  em- 
ployée :  «  Ce  n'était  pas,  disait-il,  les  sophistes  qu'il  fallait  récon- 
cilier avec  la  religion  ;  c'était  le  monde  qu'ils  égaraient  ;  on  l'avait 
séduit  en  lui  disant  que  le  christianisme  était  un  culte  né  au  sein 
de  la  barbarie,  absurde  dans  ses  dogmes,  ridicule  dans  ses  céré- 
monies, ennemi  des  arts  et  des  lettres,  de  la  raison  et  de  la  beauté; 
un  culte  qui  n'avait  fait  que  verser  le  sang  et  enchaîner  les 
hommes...  On  devait  donc  chercher  à  prouver,  au  contraire,  que 
de  toutes  les  religions,  la  religion  chrétienne  est  la  plus  pacifique, 
la  plus  humaine,  la  plus  favorable  à  la  liberté,  aux  arts  et  aux 
lettres  ;  que  le  monde  moderne  lui  doit  tout  depuis  l'agriculture 
jusqu'aux  sciences  abstraites,  depuis  les  hospices  pour  les  mal- 
heureux jusqu'aux  temples  bâtis  par  Michel-Ange  et  décorés  par 
Raphaël,  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  divin  que  sa  morale,  de  plus  ai- 


LA    PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE.  405 

mable,  de  plus  pompeux  que  ses  dogmes,  sa  doctrine  et  son  culte. 
On  devait  dire  qu'elle  favorise  le  génie,  épure  le  goût,  développe 
les  passions  vertueuses,  offre  des  formes  nobles  à  l'écrivain  et  des 
moules  parfaits  à  l'artiste,  enfin  qu'il  n'y  a  point  de  honte  à  croire 
avec  Newton  et  Bossuet,  Pascal  et  Racine.  » 

On  voit  clairement  par  ce  passage  que  Chateaubriand  n'a  pas 
poursuivi  un  seul  instant  un  objet  théologique,  ce  qui  eût  été  en 
dehors  de  sa  compétence.  Il  ne  s'est  pas  donné  le  rôle  d'un  père 
de  l'éghse.  11  a  seulement  voulu  faciliter  et  orner  les  abords  du 
chi'istianisme,  le  représenter  à  un  point  de  vue  plus  ou  moins  pro- 
fane, mais  qui  le  fasse  aimer  et  qui  en  fasse  ressortir  le  charme  et 
la  grandeur.  C'est  ce  qu'exprimait  du  reste  très  clairement  le  se- 
cond titre  de  l'ouvrage  :  Beaulcs  de  la  religion  chrùlieiuie. 

C'est  cependant  sur  ce  point  que  portaient  toutes  les  critiques, 
soit  des  journalistes,  soit  des  académiciens. 

Daru,  par  exemple,  demande  comment  on  peut  croire  que  l'in- 
térêt de  la  poésie  a  été  l'objet  de  l'institution  du  christianisme.  11 
raisonne  contre  Chateaubriand  comme  si  celui-ci  eût  dit  que  Jésus- 
Christ,  en  fondant  la  religion  chrétienne,  avait  eu  pour  but  de  pré- 
parer de  belles  matières  aux  poètes  futurs,  et  il  constate  que  c'est 
considérer  le  christianisme  sous  de  frivoles  rapports.  Ginguené,  dans 
la  Décade,  fait  à  peu  de  choses  près  la  même  objection.  Il  pose  le 
dilemme  suivant  :  Ou  ce  livre  est  un  ouvrage  dogmatique,  ou  c'est 
un  ouvrage  de  littérature.  Si  c'est  un  traité  dogmatique,  l'ouvrage 
est  plein  d'images  profanes  que  la  religion  elle-même  proscrirait. 
Si  c'est  une  poétique,  la  partie  dogmatique  est  inutile,  et  les  avan- 
tages que  la  poésie  peut  trouver  dans  tel  ou  tel  culte  ne  prouvent 
rien  en  faveur  de  sa  vérité.  Morellet,  dans  son  opinion  à  l'Académie, 
parle  à  peu  près  dans  le  même  sens. 

Il  est  piquant  de  voir  les  philosophes,  les  libres  penseurs,  les 
héritiers  du  xviu''  siècle,  enfin  les  adversaires  du  christianisme 
s'armer  de  l'autorité  chrétienne  pour  reprocher  à  un  laïque  de 
représenter  le  christianisme  sous  des  aspects  frivoles,  comme  s'ils 
étaient  chargés  de  prendre  en  main  les  intérêts  de  la  religion 
contre  un  défenseur  trop  mondain.  Il  paraît  cependant  que  des 
objections  du  même  genre  avaient  été  faites  par  des  personnes 
pieuses  et  chrétiennes  qui  avaient  été  un  peu  effrayées  et  scanda- 
lisées de  voir  le  christianisme  ainsi  défendu.  Dans  un  article  con- 
sacré à  l'éloge  du  Génie  du  chris/ianii^me,  l'abbé  de  Boulogne 
fait  allusion  à  ces  doutes  et  à  ces  scrupules,  qui  n'étaient  pas  sans 
quelque  fondement,  u  Plusieurs  personnes  religieuses,  dit-il,  se  sont 
effarouchées  de  cette  manière  de  présenter  le  christianisme.  Elles 
ont  craint  que  son  auguste  majesté  n'en  fût  blessée,  que  l'autorité 


A 06  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

de  ses  preuves  essentielles  ne  fût  affaiblie  et  que  son  véritable  es- 
prit, bien  supérieur  à  son  génie,  ne  disparût  devant  ses  beautés. 
Nous  leur  avons  entendu  dire  que  l'Évangile  n'est  nullement  une 
poétique,  qu'on  ne  fait  point  un  cours  de  religion,  comme  un  cours 
de  littérature,  qu'il  faut  apprécier  le  chi-istianisme  par  ses  effets 
divins  et  non  par  ses  effets  dramatiques,  qu'on  doit  juger  de  sa 
morale  non  par  la  sensibilité  et  l'imagination,  mais  par  la  subli- 
mité de  sa  morale  et  la  profondeur  de  ses  dogmes  ;  que  sous  ce 
dernier  rapport  il  n'a  point  de  génie,  et  que  ce  mot  profane  paraît 
le  dégrader  en  l'assimilant  de  trop  près  à  un  don  purement  naturel 
ou  à  une  passion  purement  mondaine.»  L'auteur  de  l'article  essaie 
de  répondre  à  cette  objection  ;  mais  la  complaisance  et  la  force  avec 
lesquelles  il  la  développe  prouvent  qu'elle  ne  lui  paraît  nullement 
à  dédaigner. 

C'est  bien  là,  en  effet,  l'objection  fondamentale  et  radicale  contre 
le  Génie  du  chrhtianhme.  Les  autres  critiques  ne  portent  que  sur 
des  points  secondaires  ;  mais  celle-ci  porte  sur  le  fond.  C'est  sur 
ce  point  surtout  que  Chateaubriand  a  à  cœur  de  se  justifier  :  c'est 
ce  qu'il  fait  dans  sa  Défense  du  Génie  du  christianisme  ;  et  il  faut 
avouer  qu'il  le  fait  avec  habileté,  et  d'une  manière  victorieuse,  si 
toutefois  on  veut  bien  se  placer  à  son  point  de  vue. 

Il  se  demande  d'abord  si  les  laïques  ont  le  droit  de  défendre  la 
religion;  et  il  cite  en  faveur  de  cette  thèse  de  nombreux  exem- 
ples. Chez  les  anciens,  Arnobe  et  Lactance  n'étaient  pas  prêtres; 
chez  les  modernes,  Pascal  et  La  Bruyère  ne  l'étaient  pas  davan- 
tage. En  outre,  les  critiques  ne  se  sont  pas  placés  au  véritable 
point  de  vue.  Sans  doute,  si  la  religion  était  universellement  ad- 
mise, universellement  respectée,  on  n'aurait  que  faire  d'employer 
des  armes  mondaines  :  «  Le  Génie  du  christianisme,  l'auteur  le 
reconnaît,  eût  été  sans  doute,  au  xvii^  siècle,  un  ouvrage  fort  dé- 
placé; le  critique,  nous  ne  savons  lequel,  qui  a  dit  que  Massillon 
n'aurait  pas  composé  cet  ouvrage,  a  dit  une  grande  vérité.  »  Mais 
autres  temps,  autres  soins.  Le  christianisme  a  été  attaqué  à  l'aide 
d'argumens  frivoles  ;  et  c'est  le  genre  d'argumens  qui  a  pénétré  le 
plus  avant  dans  l'àme  du  peuple.  On  l'a  présenté  sous  des  aspects 
grotesques  et  ridicules.  On  a  employé  contre  lui  l'ironie  et  le  mé- 
pris. Eh  bien  !  il  y  aurait  donc  toujours  un  côté  par  où  la  religion 
resterait  à  découvert  !  Répondra-t-on  par  de  la  théologie  à  des 
contes  licencieux  et  à  des  vers  piquans?  L'important  n'était  pas 
de  faire  un  Uvre  savant,  mais  un  livre  populaire.  Pour  qui  ce 
livre  est-il  écrit  ?  Est-ce  pour  les  théologiens,  pour  les  savans,  pour 
les  philosophes?  Non,  c'est  pour  les  jeunes  gens,  pour  les  femmes, 
pour  les  gens  du  monde,  pour  les  gens  de  lettres,  qui  ne  liraient 


LA    PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE    EN    fPANCE.  ^07 

pas  une  apologie  en  forme.  On  lui  objecte  qu'il  veut  faire  du  chris- 
tianisme une  mode.  Plût  à  Dieu  qu'elle  fût  de  mode,  cette  divine 
religion  !  Voilà  ce  qu'il  a  voulu  faire.  Maintenant,  Ta-t-il  fait?  C'est 
ce  qu'il  n'a  pas  à  décider  lui-même.  Il  défend  son  but,  son  idée; 
il  en  explique  le  sens  et  la  portée.  Quant  au  succès,  il  n'en  répond 
pas,  et  ce  n'est  pas  lui  qui  en  est  juge. 

Il  nous  semble  que  sur  tous  ces  points  Chateaubriand  a  raison 
contre  ses  adversaires.  Ceux-ci  suppriment  tout  un  côté  de  la  ques- 
tion :  c'est  que  le  christianisme  avait  été  attaqué  lui-même  par  des 
armes  mondaines  et  frivoles;  et  surtout  par  l'arme  du  ridicule.  Le 
véritable  objectif  que  vise  Chateaubriand,  c'est  Voltaire.  Il  le  nomme 
lui-même  :  «  Voltaire  eut  l'art  funeste  de  mettre  l'incrédulité  à  la 
mode.  La  religion  a  été  attaquée  par  toutes  les  armes  depuis  le 
pamphlet  jusqu'à  l'in-folio.  Un  livre  rehgieux  paraissait-il?  L'au- 
teur était  à  l'instant  couvert  de  ridicule.  »  Comment  donc  combattre 
cet  adversaire,  jusqu'ici  insaisissable?  Est-ce  par  les  mêmes  armes? 
combattra-t-on  Voltaire  par  l'esprit,  l'ironie,  l'arme  du  ridicule? 
Mais  pour  l'emploi  de  ces  armes,  il  était  inimitable,  incomparable. 
On  avait  essayé  de  se  moquer  de  lui  ;  on  ne  l'avait  pas  pu.  D'ailleurs 
l'ironie  est  un  bon  moyen  d'attaque,  mais  un  mauvais  moyen  de 
défense.  Jamais  on  n'a  rien  établi  par  le  ridicule.  Il  fallait  donc, 
si  l'on  voulait  vaincre,  forger  d'autres  armes,  employer  d'autres 
ressorts:  ce  furent  les  armes  de  l'imagination  et  de  la  sensibilité. 
Enfin  le  rôle  de  l'ironie  était  usé.  Le  siècle  avait  vu  de  trop 
cruelles  épreuves,  de  trop  effroyables  événemens  pour  être  de  nou- 
veau sensible  à  la  raillerie.  On  avait  trop  pleuré  pour  avoir  encore 
envie  de  rire. 

En  outre,  il  y  avait  dans  les  critiques  une  certaine  équivoque, 
un  certain  malentendu.  Lorsque  Chateaubriand  disait  que  le 
christianisme  était  la  religion  la  plus  poétique,  nous  le  compre- 
nons aujourd'hui;  on  ne  le  comprenait  pas  alors.  Pour  les  hommes 
du  xviii^  siècle,  la  poésie  était  un  art  brillant  et  charmant,  fait 
pour  amuser  les  loisirs  d'une  société  raffinée.  Que  Jésus-Christ  fût 
venu  dans  le  monde  pour  fournir  des  images  à  cet  art,  qu'il  fût 
descendu  sur  la  terre  pour  suggérer  à  Voltaire  la  tragédie  de  Zaïre, 
c'était  une  pensée  ridicule  et  frivole,  et  même  irrespectueuse  pour 
la  religion.  Mais  on  commençait  alors  à  entendre  par  le  mot  de 
poésie  quelque  chose  de  plus  grave,  de  plus  général,  de  plus  hu- 
main, c'est  cette  sorte  de  sentiment  qu'éveille  en  nous  non-seulement 
l'art  proprement  dit,  mais  la  nature  et  la  vie.  Il  y  a  pour  nous  de 
la  poésie  dans  la  nature,  de  la  poésie  dans  la  vie  :  c'est  une 
partie  de  la  vie  elle-même.  C'est  le  sentiment  qui  nous  envahit 
quand  nous  nous  tournons  vers  l'aspect  mystérieux  et  idéal  des 


li 


408  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

choses,  vers  l'inconnu.  C'est  ce  sentiment  qui  nous  a  été  révélé 
par  Rousseau,  par  Chateaubriand  lui-même  et  par  Lamartine 
après  lui.  Il  est  éveillé  par  tout  ce  qui  est  beau  et  sublime,  par 
tout  ce  qui  est  merveilleux  et  divin.  A  ce  titre,  on  voit  que  la 
poésie  n'est  nullement  séparée  de  la  religion,  et  qu'elle  s'y  marie 
naturellement.  La  nouveauté  de  Chateaubriand  a  été  précisément 
de  découvrir  et  de  faire  sentir  la  poésie  du  christianisme.  Qu'aux 
yeux  d'un  Bossuet,  qui  voulait  partout,  même  en  religion,  du  po- 
sitit  et  du  concret,  cette  manière  de  sentir  eût  paru  encore  passa- 
blement profane,  cela  est  possible,  cela  est  probable;  mais  Fénelon 
a  bien  saisi  quelque  chose  de  semblable  dans  la  religion,  et  Pas- 
cal lui-même ,  quoiqu'à  un  autre  point  de  vue,  paraît  avoir  été 
aussi  subjugué  par  la  poésie  sombre  et  terrible  du  christianisme, 
comme  Fenelon  l'avait  été  par  la  poésie  de  l'amour  chrétien.  Il  ne 
s'agit  pas  d'ailleurs  ici  d'orthodoxie,  mais  d'un  sentiment  profond 
et  universel.  Qui  doute  que  depuis  Chateaubriand  la  poésie  de 
l'architecture  chrétienne,  la  poésie  des  cloîtres,  la  poésie  des  divins 
apologues  de  l'évangile,  la  poésie  de  la  terre-sainte  n'ait  été  sentie 
par  tous,  même  par  les  non-croyans?  C'est  donc  là  un  point  où  il 
est  incontestable  que  Chateaubriand  a  vaincu  Voltaire,  et  où  il  a 
eu  raison. 

Après  l'objet  de  l'ouvrage  vient  le  plan.  Il  est  divisé  en  quatre 
parties  :  1°  les  dogmes  et  les  sacremens;  2"  la  poétique;  3"  suite 
de  la  poétique  ;  h"  le  culte.  Ce  plan  fut  fort  critiqué  ;  l'Académie 
française,  sans  trop  donner  ses  raisons,  écarte  l'ouvrage  pour  le 
plan  aussi  bien  que  pour  le  fond.  Chateaubriand  passe  condam- 
nation sur  ce  point.  Il  reconnaît  que  son  livre  manque  d'unité.  Il 
y  a  deux  parties  :  d'abord  le  fond  du  christianisme  ;  en  second  lieu, 
son  effet  sur  les  beaux-arts.  Mais  il  n'a  pu  trouver  un  plan  com- 
plètement satisfaisant.  Il  en  a  essayé  plusieurs  dans  les  ébauches 
qu'il  avait  d'abord  entreprises.  Il  s'est  arrêté  au  sien,  comme  le 
meilleur,  à  considérer,  dit-il,  non  la  matière,  mais  l'ordre  des 
preuves  :  1°  les  preuves  de  sentiment;  2°  les  preuves  d'imagination  ; 
3°  les  preuves  d'esprit,  de  sentiment  et  d'imagination  à  la  fois. 
Cette  justification  est  elle-même  un  peu  arbitraire;  car  on  ne  dis- 
tingue pas  bien  dans  l'ouvrage  ces  trois  sortes  de  preuves,  et  cette 
division  ne  paraît  pas  répondi-e  au  plan  adopté  par  l'auteur.  Par  le 
fait,  ce  plan,  si  l'on  n'est  pas  trop  minutieusement  exigeant,  peut 
se  justifier  beaucoup  plus  simplement.  L'auteur  considère  d'abord 
le  christianisme  en  lui-même  dans  ses  mvstères  et  dans  ses  sacre- 
mens.  Puis,  et  c'est  son  principal  objet,  il  le  considère  dans  ses 
efïets ,  et  ces  effets  sont  de  deux  sortes  :  ou  bien  esthétiques  (et 
c'est  la  seconde  et  la  troisième  partie) ,  ou  bien  pratiques  et  mo- 


LA    PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE.  409 

raux,  et  c'est  la  quatrième  partie.  Ce  plan  nous  paraît  valoir  celui 
de  tous  les  ouvrages  un  peu  compliqués.  Il  n'est  pas  plus  mauvais 
que  le  plan  du  >siécle  de  Louis  XIV  ou  de  V/isprit  des  lois,  qui 
n'en  sont  pas  moins  de  très  beaux  ouvrages. 

La  première  partie  est  malheureusement  la  plus  faible.  C'est 
celle  qui  met  le  plus  en  relief  les  inconvéniens  du  sujet,  et  comme 
c'est  ce  que  l'on  lit  d'abord,  c'est  sur  elle  surtout  que  se  sont  for- 
mées les  impressions  les  plus  défavorables.  En  effet,  quand  on  se 
trouve  en  face  de  ces  grands  dogmes  et  de  ces  grands  mystères, 
la  Trinité,  l'Incarnation,  la  Rédemption,  on  est  un  peu  choqué  de 
ne  trouver  que  des  argumens  poétiques  et  des  images  souvent 
heurtées,  et  pas  toujours  de  très  bon  goût.  Peut-être,  comme  le 
disait  l'abbé  Morellet,  l'auteur  eût-il  dû  supprimer  cette  partie; 
mais  alors  l'ouvrage  eût  par  trop  manqué  de  corps. 

Cependant  même  cette  première  partie  contient  des  beautés  de 
premier  ordre.  Elle  commence  par  un  beau  chapitre  sur  le  mystère. 
Chateaubriand  fait  remarquer  que  tout  est  mystère  et  que  rien  n'est 
beau  comme  le  mystère.  Un  écrivain  acerbe,  l'auteur  d'Obermufui, 
M.  de  Sénancour,  critique  finement  ce  chapitre  tout  en  reconnais- 
sant qu'il  est  très  beau  ;  il  fait  remarquer  qu'^'I  s'y  trouve  une  équi- 
voque, à  savoir  une  confusion  entre  le  mystère  et  les  mystères.  Le 
mystère,  c'est  l'inconnu.  Les  mystères  sont  des  dogmes.  L'un  de 
ces  termes  correspond  à  l'ignorance,  l'autre  à  la  foi.  L'un  ouvre  des 
perspectives  infinies;  l'autre,  au  contraire,  ferme  ces  perspectives 
et  enchaîne  la  liberté  de  l'esprit.  Ces  vues  critiques  seraient  très 
justes  s'il  s'agissait  de  prouver  les  mystères  par  le  mystère  ;  mais 
ce  n'est  pas  la  pensée  de  Chateaubriand.  Il  ne  dit  pas  :  il  y  a  du 
mystère  dans  la  nature  ;  donc  il  faut  croire  aux  mystères  selon  la 
foi,  car  cet  argument  prouverait  autant  pour  Brahma  que  pour  Jé- 
sus. Mais  Chateaubriand  veut  dire  :  étant  donné  que  les  mystères 
peuvent  être  prouvés  par  d'autres  raisons  qui  sont  l'objet  de  la  théo- 
logie, non  de  la  littérature,  il  n'y  a  pas  à  tirer  une  objection  contre 
eux,  de  ce  que  ce  sont  des  mystères,  puisque  tout  est  mystère.  En 
outre,  le  mystère  ne  nous  abaisse  pas,  puisque  c'est  le  mystérieux 
qui  est  la  principale  source  de  la  beauté  ;  il  aurait  pu  même  répondre 
à  Sénancour  que,  quoique  le  mystère  soit  un  dogme,  et  que  par  là 
il  enchaîne  dans  de  certaines  limites  la  liberté  de  l'esprit,  il  reste 
encore  assez  d'ignorance  pour  émouvoir  et  terrifier  l'hnagination. 
L'inconnu  est  dans  le  mystère  lui-même. 

Cependant,  quand  Chateaubriand  passe  à  l'exposition  des  dogmes 
eux-mêmes,  c'est  là  surtout,  disons-nous,  que  se  fait  sentir  sa 
faiblesse,  soit  en  métaphysique ,  soit  en  théologie.  Combien  peu 
de  chose,  par  exemple,  sur  la  Trinité?  Quelques  citations  pour  prou- 


AlO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ver  qu'elle  est  partout,  que  le  nombre  trois  a  toujours  été  sacré, 
qu'il  y  a  une  Trinité  dans  l'homme,  et  c'est  tout.  Mais  pourquoi 
cette  faveur  du  nombre  trois  ?  C'est  ce  qu'il  n'explique  pas.  La 
raison  métaphysique  est  que  l'unité  absolue  est  impuissante  à 
expliquer  la  diversité  des  choses  ;  qu'il  faut  donc  au  moins  deux 
principes  ;  mais  que  ces  deux  élémens  pour  s'unir  et  se  conci- 
lier ont  besoin  d'un  troisième,  comme  d'un  méd'iateur.  C'est  ainsi 
que  Hegel  a  construit  l'idée  de  Trinité.  Pour  Chateaubriand,  il  ne 
pense  qu'à  des  images.  Il  invoque  le  triangle;  il  dit  que  le  père 
est  très  bien  représenté  sous  la  figure  d'un  vieillard  vénérable  ; 
le  Saint-Esprit  sous  celle  d'une  colombe;  le  Verbe  sous  celle  d'une 
langue  de  feu,  etc.  De  même  aussi  rien  de  plus  faible  que  ce  qu'il 
dit  sur  l'Incarnation  et  la  Rédemption,  les  deux  plus  grands  dogmes 
chrétiens.  La  profonde  idée  d'un  médiateur  n'est  nullement  mise 
en  lumière.  Sans  l'idée  de  ce  médiateur,  l'homme  se  trouve  aban- 
donné soit  à  la  philosophie  de  la  nature,  c'est-à-dh'e  à  l'athéisme, 
soit  à  un  déisme  métaphysique  froid  et  sans  action  sur  l'homme. 
C'est  le  médiateur  qui  rehe  Dieu  et  le  monde.  C'est  là  une  concep- 
tion qui  emprunte  au  panthéisme  ce  qu'il  a  de  vrai,  sans  laisser 
perdre  le  sentiment  de  la  personnalité.  Il  y  a  là  une  grande  méta- 
physique dont  Chateaubriand  n'a  nullement  le  sentiment. 

De  même,  quand  Chateaubriand  passe  aux  sacremens,il  n'en  voit 
que  l'extérieur,  et  n'en  saisit  pas  l'àme  secrète  :  ce  ne  sont  pour  lui 
que  matière  à  tableaux.  Ce  sentiment  profond  de  l'union  avec 
Dieu,  qui  est  l'àme  de  l'Eucharistie  et  qui  est  emprunté  au  pan- 
théisme oriental,  mais  mêlé  au  sentiment  également  profond  de  la 
personnalité,  Chateaubriand  le  comprend  à  peine,  et  il  est  même 
piquant  qu'il  soit  ici  obligé  d'emprunter  la  plume  de  Voltaire 
pour  peindre  la  beauté  et  la  poésie  du  sacrement  de  l'Eucharis- 
tie :  «  Voilà  donc  des  hommes  qui  reçoivent  Dieu  en  eux,  au  mi- 
Heu  d'une  cérémonie  auguste,  à  la  lueur  de  cent  cierges,  après  une 
musique  qui  a  enchanté  leurs  sens,  au  pied  d'un  autel  brillant 
d'or.  L'imagination  est  subjuguée ,  l'âme  saisie  et  attendrie  ;  on 
respire  à  peine,  on  est  détaché  de  tout  Uen  terrestre,  on  est  uni 
avec  'Dieu.  Il  est  dans  notre  chair  et  notre  sang.  Qui  osera,  qui 
pourra  après  cela  commettre  une  seule  faute,  en  concevoir  seule- 
ment la  pensée  ?  Il  est  impossible  d'imaginer  un  mystère  qui  retînt 
plus  fortement  les  hommes  dans  la  vertu.  »  Qui  croirait  que  ces 
paroles  si  nobles  et  si  émues  sont  de  Tauteur  de  la  Pucelle  et  de 
Micromègas  ? 

Le  livre  de  cette  première  partie,  qui  traite  de  l'existence  de  Dieu, 
est  un  des  plus  brillans  par  le  style  et  un  des  plus  faibles  par  le 
fond.  L'auteur  n'a  fait  que  développer,  après  Fénelon  et  Bernardin 


LA    PHILOSOPHIE   CATHOLIQUE    EN   FRANCE.  Ali 

de  Saint-Pierre,  l'argument  tiré  des  merveilles  de  la  nature,  mais 
sans  le  serrer  de  près  un  seul  instant  et  avec  une  telle  inexactitude 
de  détails  qu'il  a  donné  prise  aux  judicieuses  réclamations  de  la 
science  (1).  JNéanmoins,  si  ce  livre  est  aussi  peu  précis  que  possible, 
il  ne  faut  pas  être  assez  ingrat  pour  en  oubliei*  les  beautés  et  pour 
ne  pas  admirer  l'éclat  des  peintures  dont  il  est  rempli.  Quelque 
peu  probant  que  cela  soit,  personne,  à  coup  sur,  n'a  oublié  l'admi- 
rable prière  à  bord  d'un  vaisseau  et  la  peinture  d'une  nuit  dans 
les  savanes  de  l'Amérique.  On  peut  se  demander  sans  doute  : 
Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Mais  si  l'on  n'y  voit  pas  un  argument, 
on  peut  au  moins  y  reconnaître  une  préparation  par  l'admiration  de 
la  nature  à  la  vénération  pour  son  auteur.  Le  sentiment  de  la 
nature,  comme  celui  de  la  poésie,  prédispose  au  sentiment  reli- 
gieux. D'où  vient  cette  beauté  de  la  nature?  Elle  doit  yenir  de 
quelque  part.  Si  la  nature  doit  sa  beauté  à  elle-même,  c'est  donc 
qu'elle  contient  en  soi  quelque  chose  de  divin;  si  c'est  nous-mêmes 
qui  l'y  mettons,  c'est  donc  que  notre  âme  a  quelque  chose  de 
divin.  On  s'élève  ainsi  à  Dieu  par  le  sentiment,  par  l'émotion  du 
cœur  plus  que  par  la  logique.  Le  philosophe  Hemsterhuys  a  dit  : 
«  Un  soupir  vers  l'Infini  et  l'Eternel  est  une  démonstration  plus 
que  géométrique  de  la  divinité,  »  et  l'austère  Kant  lui-même  ne 
d'aignait  pas  de  dire  que  les  deux  plus  grandes  choses  qu'il  y  eût 
au  monde  pour  l'homme,  ce  sont  :  la  loi  morale  dans  nos  cœurs, 
et  le  ciel  étoile  sur  nos  têtes.  Le  chapitre  de  Chateaubriand  est  un 
développement  de  la  pensée  de  Kant.  il  a  senti  la  beauté  des  choses 
et  il  l'a  décrite.  De  tels  tableaux  n'excluent  pas  le  panthéisme, 
mais  ils  excluent  le  matérialisme  et  l'athéisme,  et  c'est  déjà  quelque 
chose. 

III. 

La  seconde  et  la  troisième  partie  du  Génie  du  christianisme 
traitent  de  son  influence  sur  les  arts  et  sur  les  lettres.  C'est  en 
quelque  sorte  un  livre  dans  un  livre,  c'est  ce  que  nous  appellerions 
aujourd'hui  un  essai  d'esthétique  chrétienne  :  ou  plutôt,  comme 
Chateaul3riand  l'a  dit  lui-même,  une  poétique  chrétienne;  car  il  y 
est  beaucoup  plus  question  des  lettres  que  des  beaux-arts,  dans 
lesquels  l'auteur  paraît  avoir  été  peu  versé. 

Dans  cette  partie  la  plus  brillante  et  la  plus  lue,  il  y  a  de  grandes 
vues  et  une  pensée  générale  juste  ;  mais  l'exécution  laisse  encore 
beaucoup  à  désirer.  Expliquons  dans  quelle  mesm'e  on  peut  ac- 

(1)  Voir  le  piquant  article  de  Biot  sur  les  Idées  exactes  en  littérature.  (Œvvres,  t.  ii.) 


Zil2  revtje  des  deux  mondes. 

cepter  la  pensée  de  Chateaubriand,  et  en  même  temps  les  lacunes 
ou  les  exagérations  qu'on  peut  lui  reprocher.  Peut-être  a-t-il  eu  le 
tort  d'employer  la  forme  comparative  et  de  s'imposer  l'obligation 
de  prouver  que  la  religion  chrétienne  était  «  la  plus  poétique,  la 
plus  favorable  »  aux  lettres  et  aux  arts  :  ce  qui  l'entraînait  à  rap- 
procher sans  cesse  les  lettres  modernes  et  celles  de  l'antiquité.  Or, 
dans  cette  comparaison  il  n'est  pas  toujours  évident  que  les  mo- 
dernes aient  la  supériorité.  C'était  d'ailleurs  revenir  par  un  autre 
chemin  à  la  vieille  querelle,  quelque  peu  épuisée,  des  anciens 
et  des  modernes.  Enfin,  il  arrive  souvent  que,  dans  cette  comparai- 
son. Chateaubriand  lui-même,  oubliant  sa  thèse  et  entraîné  par  sa 
propre  admiration  pour  l'antique,  fait  plutôt  ressortir  la  supériorité 
des  anciens  qu'il  ne  prouve  celle  des  modernes.  Quelques-unes  de 
ses  plus  belles  pages  sont  celles  qu'il  consacre  aux  poètes  de  l'an- 
tiquité grecque.  Disons  d'ailleurs  qu'en  cela  même  il  innovait  encore, 
et  que  sa  critique  s'élevait  au-dessus  de  celle  de  La  Harpe  et  de 
Voltaire,  fort  peu  ouverte  aux  beautés  simples  et  grandioses  de  la 
poésie  grecque. 

Cette  méthode  de  comparaison  avait  encore  un  autre  inconvé- 
nient. Elle  supposait  en  effet  une  connaissance  approfondie  des 
deux  littératures,  et  quoiqu'il  y  ait  lieu  d'admirer  l'étendue  et  la 
richesse  des  souvenirs  littéraires  de  Chauteaubriand,  cependant 
pour  qu'une  telle  thèse  pût  être  démonstrativement  prouvée,  aujour- 
d'hui surtout  que  nous  sommes  devenus  si  exigeans,il  eût  fallu  une 
science  bien  autrement  étendue.  Chateaubriand  a  fait  son  Uvre  avec 
ses  seuls  souvenirs  ;  et  il  n'a  pas  voulu  faire  un  livre  d'érudition  ; 
en  quoi  il  a  eu  raison.  Mais,  par  endroits,  il  est  peut-être  un  peu 
superficiel. 

Il  semble  que,  sans  faire  de  comparaison,  et  sans  se  réengager 
dans  la  guerre  des  anciens  et  des  modernes,  Chateaubriand  eût 
pu  s'exprimer  d'une  manière  absolue,  et  dire  simplement  que  le 
christianisme  avait  introduit  de  nouvelles  idées,  de  nouvelles  formes 
et  de  nouveaux  types  en  littérature,  et  par  là  suscité  des  beautés 
neuves  que  les  anciens  n'avaient  pas  connues.  La  supériorité  morale 
et  religieuse  du  christianisme  n'exigeait  nullement  qu'il  eût  égale- 
ment la  supériorité  littéraire  ;  car  celle-ci  tient  à  beaucoup  de  con- 
ditions qui  n'ont  rien  à  voir  avec  la  religion,  la  langue  par  exemple, 
la  jeunesse  de  l'imagination,  le  bonheur  des  premiers  venus.  L'au- 
teur du  Génie  du  christianisme  pouvait  donc,  sans  affaiblir  sa 
thèse,  se  borner  à  faire  apparaître  le  génie  chrétien,  et  ne  se  ser- 
vir de  comparaison  que  pour  faire  ressortir  l'originalité  des  formes 
nouvelles,  mais  non  pour  établir  un  avantage  qui  toujours  reste 
en  question.  Malgré  toutes  ces  réserves,  il  y  a  lieu  cependant  d'ad- 


LA.    PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE.  Ù13 

mirer  cette  partie  de  l'ouvrage  «  riche,  dit  Sainte-Beuve,  de  beautés 
fines  et  de  nuances  exquises.  C'est  de  la  grande  critique  littéraire.  » 

La  poétique  de  Chateaubriand  se  compose  de  cinq  livres  :  les 
épopées  ;  les  caractères  ;  les  passions  ;  le  merveilleux  ;  la  Bible  et 
Homère.  Pour  les  épopées.  Chateaubriand  avait  à  sa  disposition 
quatre  poèmes  à  comparer  à  l'antiquité  :  la  Divine  comédie,  la 
Jérimdem  délivrée^  le  Paradis  perdu  et  la  Mesdade.  Il  ne  dit 
presque  rien  de  Dante,  qu'il  connaissait  peu  et  qui  n'était  guère 
apprécié  au  xviii®  siècle.  C'était  bien  cependant  le  fond  de  son  su- 
jet :  c'était  une  création  essentiellement  chrétienne  et  dont  toute 
l'originalité  est  dans  le  christianisme.  Ainsi,  une  pièce  importante 
du  procès  fait  presque  entièrement  défaut.  Pour  ce  qui  est  de  la 
Jérusalem  délivrée,  l'analyse  que  l'auteur  en  donne  prouve  bien 
qu'il  peut  y  avoù*  dans  les  événemens  modernes  où  le  christianisme 
a  sa  part  un  sujet  épique  ;  mais  la  preuve  ne  va  pas  beaucoup  plus 
loin  :  il  y  a  sans  doute  dans  la  Jérusalem  délivrée  des  beautés  qui 
viennent  de  l'esprit  chrétien  ;  mais  au  fond  c'est  un  poème  guerrier 
où  le  profane  domine.  Chateaubriand  fait  remarquer  lui-même  que 
le  Tasse  s'est  très  peu  servi  de  la  source  de  poésie  qu'il  avait  à  sa 
disposition,  à  savoir  la  Terre-Sainte,  Jérusalem,  le  Tombeau  du 
Christ,  le  Calvaire.  Ce  poème  laisse  donc  encore  en  suspens  la  ques- 
tion de  savoir  si  la  religion  chrétienne  peut  engendrer  une  autre 
grande  poésie  que  celle  des  anciens.  Quant  au  Paradis  perdu  et 
à  la  Messiade,  Chateaubriand  soutient  une  opinion  étrange,  qui,  si 
elle  était  vraie,  restreindrait  beaucoup  l'intérêt  de  sa  thèse  :  c'est 
que  le  christianisme  «  doit  être  employé,  dit-il,  non  comme  sujet, 
mais  comme  machine.  »  Le  défaut  de  ces  deux  poèmes,  suivant 
lui,  c'est  qu'ils  ont  pris  pour  objets  le  dogme,  le  mystère  même, 
de  sorte  que  la  poésie  paraît  toujours  inférieure  au  sujet.  Cha- 
teaubriand semble  ici,  dans  une  certaine  mesure,  donner  raison  à 
Boileau.  Qu'entend-il  d'ailleurs  par  le  christianisme  machine?  c'est 
le  merveilleux  chrétien,  c'est-à-dire  l'emploi  des  anges  et  des  dé- 
mons :  mais  ce  n'est  là  qu'une  mythologie  d'un  autre  genre,  plus 
froide  et  beaucoup  moins  variée  que  l'autre.  L'emploi  que  lui- 
même  a  fait  de  cette  nouvelle  mythologie  dans  les  Martyrs  n'a  pas 
beaucoup  prouvé  en  faveur  de  sa  thèse.  Il  est  certain  pour  nous 
que^  si  le  christianisme  est  poétique,  c'est  beaucoup  plus  par  son 
fond  et  par  ses  beautés  morales  que  par  ses  machines. 

Chateaubriand  fait  une  belle  analyse  du  Paradis  perdu.  Il  re- 
marque ce  trait  original  que  Milton  est  le  seul  poète  épique  qui  ait 
commencé  son  poème  par  le  malheur  du  principal  personnage.  Il 
signale  les  beautés  neuves  du  poème  :  la  peinture  des  premières 
pensées  de  l'homme  dans  l'âme  d'Adam  ;  la  peinture  du  caractère 


llill  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  la  femme  en  général,  dans  Eve,  que  Milton  appelle  «  un  beau 
défaut  de  la  nature,  »  le  tableau  admirable  de  la  terre,  au  moment 
du  premier  péché  ;  le  sacrifice  qu'Adam  fait  à  l'amour  en  obéis- 
sant aux  suggestions  d'Eve;  la  tristesse  des  anges  au  moment 
de  la  chute,  tristesse  qui  cependant,  mêlée  à  la  pitié,  n'altère  pas 
leur  bonheur;  enfin  les  larmes  pénitentes  du  couple  pécheur  après 
la  faute  commise,  et  leurs  prières  qui  ne  sont  peut-être  pas  efTa- 
cées  par  les  prières  boiteuses,  si  admirées  dans  Homère. 

Enfin,  comme  épopée  chrétienne,  Chateaubriand,  après  avoir  fort 
inutilement  cité  le  Saint  Louis  du  père  Lemoine,  le  Moïse  sauvé 
de  Saint-Amand,  et  la  Pucelle  de  Chapelain,  rappelle  les  Lusiades 
et  VAraucana,  et  termine  par  la  IJenriade,  et  il  dit  que  c'est  en- 
core à  la  puissance  des  idées  religieuses  que  Voltaire  doit  les  plus 
grandes  beautés  de  son  poème.  11  n'en  donne  d'ailleurs  qu'assez 
peu  d'exemples;  mais  c'est  pour  lui  l'occasion  d'un  magnifique  por- 
trait de  Voltaire,  écrit  avec  goût  et  impartiahté,  et  bien  supérieur 
au  portrait  déclamât ou-e  et  giimaçant  de  Joseph  de  Maistre. 

Ce  premier  livre  laisse  tout  à  fait  dans  le  vague  l'idée  d'une  su- 
périorité certaine  de  la  muse  chrétienne  sur  la  muse  païenne  :  ce 
qui  reste  seulement  établi,  c'est  que  le  christianisme  a  fourni  des 
sujets  poétiques  et  des  beautés  originales. 

Ce  sont  les  deux  livres  suivans  sur  les  caractères  et  les  passions 
qui  sont  les  plus  intéressans  et  les  plus  neufs  de  l'ouvrage.  C'est 
Chateaubriand  qui  le  premier  a  eu  l'idée  de  comparer  les  grands 
caractères  humains  et  les  grandes  passions  chez  les  poètes  anciens 
et  les  poètes  chrétiens  :  idée  que  plus  tard  Saint-Marc  Girardin  a 
développée  avec  tant  de  bonheur  dans  sonCours  de  littérature  dra- 
matique. Chateaubriand  introduit  successivement  les  époux,  le  père, 
la  mère,  le  fils  et  la  fille.  Pour  les  époux,  il  compare  les  amours  de 
Pénélope  et  d'Ulysse  dans  Homère  avec  les  amours  d'Adam  et  d'Eve 
dans  Milton;  et,  quoique  sa  thèse  dût  le  porter  en  faveur  de  celui-ci, 
cependant  il  se  laisse  tellement  entraîner  au  charme  des  souvenirs 
antiques  que,  même  en  le  lisant,  on  se  demande  si  les  scènes  d'Ho- 
mère ne  sont  pas  plus  touchantes  que  celles  de  Milton  ;  et  ici  encore, 
c'est  à  la  plume  de  Voltaire  qu'il  est  obUgé  d'avoir  recours  pour 
traduire  sa  propre  pensée.  Vient  ensuite  le  portrait  du  père  ;  et  l'au- 
teur a  beaucoup  de  peine  à  trouver  quelque  chose  dans  les  poèmes 
modernes  qui  puisse  être  mis  à  côté  du  merveilleux  passage  de 
Priam  aux  pieds  d'Achille.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  des  pères,  et 
d'un  grand  caractère,  dans  la  poésie  moderne,  par  exemple,  les 
pères  de  Corneille;  mais  ils  n'ont  rien  de  chrétien.  Félix,  le  père 
de  Pauline,  représente  plutôt  un  lâche  fonctionnaire  qu'un  père 
généreux.  Don  Diègue  et  le  vieil  Horace  sont  l'un  chevaleresque, 


LA.   PHILOSOPHIE   CATHOLIQUE   EN   FRANCE.  Mb 

l'autre  Romain  ;  mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne  sont  chrétiens.  Chateau- 
briand est  encore  ici  obligé  de  prendre  ses  exemples  dans  Voltaire  : 
c'était  à  la  vérité  une  adresse  et  une  force  de  mettre  Voltaire  de 
son  côté;  mais  c'était  une  faiblesse  de  la  thèse  de  n'avoir  que 
Lusignan  à  opposer  àPriam;  et  il  est  bien  douteux  que  l'avantage 
soit  du  côté  du  poète  moderne.  Ici,  au  moins,  il  a  raison  de  signa- 
ler dans  Lusignan,  au  moment  où  il  retrouve  sa  fille  et  où  il  ap- 
prend qu'elle  est  musulmane,  des  accens  touchans  que  le  chris- 
tianisme seul  pouvait  inspirer.  C'est  du  reste,  ce  que  Voltaire 
lui-même  avait  senti,  lorsqu'il  disait  dans  la  préface  de  Zaïre  :  «  Je 
tâcherai  de  jeter  dans  cet  ouvrage  tout  ce  que  la  religion  chrétienne 
a  de  plus  pathétique  et  de  plus  intéressant.  »  Pour  le  rôle  de  la 
mère,  le  chapitre  de  Chateaubriand  est  un  des  plus  ingénieux  et  des 
plus  lins.  Il  a  introduit  là  quelques  idées  qui  sont  restées  dans  la 
critique  littéraire.  C'est  lui  qui  a  le  premier  comparé  l'Andromaque 
de  Racine  à  celle  d'Euripide,  et  qui  a  dit  qu'elle  était  ((  une  mère 
chrétienne.  »  Il  n'en  donne  pas  précisément  la  preuve  en  citant  le 
Je  ne  Vai  p(is  encore  embrassé,  comme  si  les  mères  païennes  n'em- 
brassaient pas  leurs  enfans  ;  mais  il  est  certain  que  dans  VAnclro- 
maqiie  de  Racine  la  sensibilité  est  beaucoup  plus  développée,  plus 
délicate  et  plus  tendre.  Ce  qui  tient  sans  doute  à  ce  que  le  rôle  de 
la  femme  a  été  purifié  par  le  christianisme.  Au  reste,  dans  Andro- 
maque,  c'est  plutôt  l'épouse  qui  est  chrétienne  que  la  mère.  Pour 
le  fds,  Chateaubriand  est  encore  obligé  d'avoir  recours  au  secours 
de  Voltaire  :  c'est  dans  le  Guzman  à'Alzire  qu'il  trouve  le  modèle 
du  fils  chrétien.  Cependant  les  vers  qu'il  cite,  et  dans  lesquels 
Guzman,  en  mourant,  pardonne  à  son  assassin,  sont  plutôt  les  pa- 
roles d'un  chrétien  en  général  que  celles  d'un  fils.  Peut-être  en 
étudiant  de  près  le  Télémaque  de  Fénelon,  eût-il  trouvé,  comme 
dans  Andromaque  et  Iphigénie,  des  traits  qui  en  feraient  un  Télé- 
maque chrétien.  Enfin,  pom'  la  fille,  c'est  toujours  Voltaire  qui 
lui  fournit  ses  modèles.  Il  oppose  Zaïre  à  Iphigénie  ;  et  en  même 
temps  il  fait  remarquer  aussi,  en  réponse  au  père  Brumoy,  que 
V Iphigénie  de  Racine  est  une  fille  chrétienne. 

De  l'étude  des  caractères  Chateaubriand  passe  à  celle  des  pas- 
sions. Il  semble  assez  étrange  que  l'on  fasse  honneur  au  christia- 
nisme d'avoir  développé  les  passions,  et  d'avoir  par  là  créé  un 
nouvel  intérêt  poétique.  Mais  on  peut  dire  que  précisément  parce 
que  la  religion  chrétienne  a  pour  but  de  réprimer,  de  comprimer 
les  passions,  elle  leur  prête  une  énergie  plus  intense  :  de  là  une 
lutte  dont  la  peinture  est  éminemment  dramatique  ;  de  là  le  combat 
du  devoir  et  de  la  passion  qui  élève  le  drame  moderne  si  au-dessus 
du  drame  antique.  Soit  que  la  passion  contenue  et  soumise  donne  à 


A16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  vertu  même  un  degré  de  plus  de  beauté,  comme  dans  la  Pauline 
de  Polyeiicte  (que  Chateaubriand  a  oubliée),  soit  que,  déchaînée  et 
victorieuse,  elle  soit  entraînée  à  des  désordres  et  condamnée  à  des 
supplices  inconnus  aux  anciens,  comme  dans  Phèdre,  —  la  passion 
sous  le  christianisme  prend  une  part  plus  grande  dans  la  poésie 
dramatique,  et  lui  donne  un  accent  nouveau.  Chateaubriand  va 
jusqu'à  attribuer  au  christianisme  le  développement  de  la  passion 
de  l'amour;  et  il  est  certain  qu'en  épurant  l'àme  humaine,  il  a 
dû  y  introduire  une  délicatesse  et  une  élévation  qui  se  mêlent 
à  la  passion  même;  le  respect  de  la  femme,  dû  à  la  religion, 
donnait  en  même  temps  à  l'amour  un  plus  grand  objet.  Ce  n'est 
pas  seulement  l'amour  pur  que  Chateaubriand  attribue  à  l'influence 
du  christianisme,  c'est  encore  ce  qu'il  appelle  «  l'amour  pas- 
sionné, »  dont  il  trouve  le  modèle  dans  PAtWr^.  C'est  le  sentiment 
chrétien  qui  introduit,  en  effet,  dans  la  passion  de  Phèdre  le  trouble 
et  le  remords  dont  la  Phèdre  antique  n'a  pas  connaissance;  et 
cet  élément  du  remords  lait  ressortir  avec  d'autant  plus  de  force 
l'intensité  du  délire  et  la  fureur  de  la  passion.  Ce  chapitre  sur 
la  Phèdre  de  Racine  est  devenu  classique  ;  et  il  a  été  admiré 
pai'  tous  les  maîtres  de  la  critique.  Enfin  Chateaubriand  attribue 
au  christianisme  la  peinture  de  l'amour  chaste,  tel  qu'il  est  dans 
Paul  et  Virginie.  Il  compare  ce  poème  à  une  idylle  de  Théocrite, 
à  Galatée.  Il  est  étrange  qu'il  n'ait  pas  pensé  à  une  autre  compa- 
raison, quia  été  faite  après  lui,  et  qui  était  bien  plus  indiquée,  celle 
de  Daphnis  et  Chloè.  C'est  là  surtout,  dans  ce  roman,  que  l'on  voit 
la  différence  de  l'amour  prolane  et  païen  et  de  l'amour  pur  et  dé- 
licat inspiré  par  le  spiritualisme  moderne.  Mais  cette  comparaison, 
que  Chateaubriand  a  omise,  et  que  Villemain  a  faite  après  lui,  n'en 
vient  pas  moins  de  lui.  Une  autre  idée  neuve  qui  appartient  encore 
à  Chateaubriand,  c'est  que  la  religion,  non-seulement  épure  et 
approfondit  la  passion, mais  que,  dans  le  christianisme,  elle  devient 
elle-même  passion.  11  cite  l'exemple  de  saint  Jérôme  :  «  C'est  un 
saint  Jérôme  qui  quitte  Rome,  traverse  les  mers,  et  va  comme  Elle 
chercher  une  retraite  au  bord  du  Jourdain.  L'enfer  ne  le  laisse  pas 
tranquille,  et  la  figure  de  Rome,  avec  ses  charmes,  lui  apparaît  pour 
le  tourmenter.  Il  soutient  des  assauts  terribles,  il  combat  corps  à 
corps  avec  les  passions.  Ses  armes  sont  les  pleurs,  les  jeûnes, 
l'étude,  la  pénitence  et  surtout  l'amour.  Il  se  précipite  aux  pieds 
de  la  beauté  divine,  il  lui  demande  du  secours.  Quelquefois,  comme 
un  forçat,  il  charge  ses  épaules  d'un  lourd  fardeau  pour  dompter 
une  chair  révoltée,  et  éteindre  dans  les  pleurs  les  infidèles  désirs 
qui  s'adressent  à  la  créature.  »  C'est  à  ce  titre  de  passion  que  le 
christianisme  lui-même  a  pu  entrer  comme  ressort  dans  la  poésie 


LA    PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE.  Al? 

dramatique,  et  que  dans  Polymcte,  le  grand  Corneille  a  pu  nous 
montrer,  comme  il  s'exprime  lui-même,  «  le  combat  de  l'amour 
humain  et  de  l'amour  divin,  » 

Un  des  plus  beaux  chapitres  de  Chateaubriand  est  celui  qui  est 
consacré  à  la  comparaison  de  la  Bible  et  d'Homère.  C'était  pour  la 
première  fois  qu'on  faisait  ressortir  la  beauté  poétique  et  littéraire 
de  la  Bible  :  c'est  là  sans  doute  un  point  de  vue  profane  que  la 
sévère  théologie  deATait  peut-être  s'interdire;  mais  si  l'on  se  sou- 
vient que,  depuis  un  demi-siècle,  la  frivole  ironie  de  Voltaire  avait 
livré  la  Bible  au  ridicule,  en  avait  travesti  toutes  les  figures  et  toutes 
les  grandeurs,  on  ne  peut  que  considérer  comme  un  service  rendu 
à  l'âme  humaine  la  restitution  généreuse  du  sentiment  biblique. 
On  regrette  de  ne  pas  trouver  plus  de  comparaisons  de  ce  genre. 
Chateaubriand  n'a  pas  épuisé,  il  s'en  faut,  tout  ce  que  sa  thèse  au- 
rait pu  lui  fournir,  s'il  avait  voulu.  Comment,  par  exemple,  n'a-t-il 
pas  comparé  les  Cojifessio/is  de  saint  Augustin  avec  les  Confes- 
sions de  Rousseau,  Y  Imitation  de  Jésus-Christ  et  les  Pensées  de 
Marc-Aurèle,  le  S t abat  ou  le  Dies  irœ  et  les  odes  de  Pindare, 
Athalie  et  OEdipe  ro?'?  Cependant  il  ne  iaut  pas  trop  lui  demander; 
des  études  plus  complètes  eussent  transformé  son  livre  en  un  cours 
de  Httérature,et  ce  n'était  pas  son  objet.  11  suffisait  à  l'auteur  d'un 
livre  sur  le  génie  du  christianisme  d'indiquer  par  quelques  exem- 
ples la  pensée  générale  que  l'on  voulait  imprimer  aux  âmes.  Cette 
pensée  a  été  développée  et  fécondée  avec  le  temps  ;  et  deux  écri- 
vains qui  ne  s'appellent  guère  l'un  l'autre,  Hegel  et  Victor  Hugo, 
lui  ont  donné  une  singulière  fortune,  l'un  dans  son  Esthétique, 
l'autre  dans  la  Préface  de  Cromivell,  en  faisant  du  christianisme 
l'âme  de  la  poésie  moderne,  de  la  poésie  romantique. 

La  quatrième  partie  du  Génie  du  christianisme,  qui  traite  du 
culte,  est  la  plus  pleine  et  la  plus  solide  ;  et  c'est  en  même  temps 
la  moins  lue  parce  qu'elle  est  la  dernière.  Elle  a  trouvé  grâce  de- 
vant la  critique  de  l'Académie,  qui  est  obligée  de  reconnaître  que 
cette  partie  est  aussi  neuve  qu'intéressante,  et  qu'elle  contient  les 
faits  les  plus  honorables  pour  le  génie  chrétien.  On  signala  parti- 
culièrement le  chapitre  des  missions  comme  un  des  plus  agréables 
et  des  plus  instructifs.  On  n'avait  pas  encore  pensé  à  faire  en- 
trer dans  la  littérature  les  récits  naïfs  et  poétiques  des  Lettres 
édifiantes.  La  peinture  des  fêtes  chrétiennes,  la  Fête-Dieu,  les  Ro- 
gations, est  d'un  charme  infini.  L'analyse  des  grandes  créations 
de  la  charité,  hôpitaux,  sœurs  de  charité,  en  fans-trouvés,  des  ser- 
vices rendus  à  l'agriculture,  aux  arts  et  aux  métiers,  aux  lois  civiles 
et  criminelles,  était  un  plaidoyer  neuf  alors,  et  qui  a  aujourd'hui 

TOME  CXVIIT.   —  1890.  27 


418  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

cause  gagnée.  Dans  toute  cette  partie  de  son  livre,  Chateaubriand 
déploie  une  vaste  lecture,  une  raison  saine  et  solide  dans  un  style 
plus  sobre  et  plus  sain,  sans  renoncer  à  l'éclat.  C'est  une  œuvre 
tout  à  fait  estimable,  et  qui  n'a  rien  perdu  avec  le  temps. 

Quelles  que  soient  les  imperfections  et  les  lacunes  de  l'œmTe  de 
Chateaubriand,  nous  sommes  de  ceux  qui  pensent  qu'elle  ne  mé- 
rite pas  l'oubli  injuste  et  ingrat  dans  lequel  on  l'a  abandonnée.  La 
crainte  «  de  la  phrase,  »  comme  on  dit,  a  fait  perdre  le  sentiment  de 
cette  magnifique  forme  littéraire,  qui,  sans  doute,  est  quelquefois 
plus  sonore  que  pleine,  mais  qui  bien  souvent  aussi  a  une  gran- 
deur dont  notre  littérature  actuelle,  malgré  son  ingéniosité,  a  com- 
plètement perdu  le  secret.  Le  Génie  du  christianhme  a  vieilli 
comme  la  plupart  des  grandes  œuvres  du  passé,  comme  les  chefs- 
d'œuvre  classiques  eux-mêmes,  quoiqu'on  n'ose  pas  le  dire;  mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ce  livre  a  ouvert  le  siècle  avec  un  pro- 
digieux éclat,  et  qu'il  a  imprimé  sa  forme  à  la  pensée,  à  la  poésie, 
à  la  littérature  pendant  un  demi-siècle  ;  cette  influence  n'a  pas 
même  disparu  encore  aujourd'hui.  Combien  ne  reste-t-il  pas  encore 
de  traces  de  Chateaubriand  dans  la  prose  de  M.  Renan!  Celui-ci  est 
un  Voltaire, mais  un  Voltaire  breton,  qui  a  respiré,  comme  son  com- 
patriote illustre,  l'air  poétique  de  leur  commune  patrie.  L'incrédu- 
lité de  l'un,  comme  la  foi  de  l'autre,  se  nourrit  de  parfums,  plutôt 
que  de  cette  substance  solide  dont  ont  besoin  les  simples  mortels. 
Grâce,  lumière,  vapeurs  délicates,  délicieuses  arabesques,  tel  est 
le  charme  de  ces  deux  écrivains;  mais  le  premier  aura  toujours 
pour  lui  le  don  de  l'invention,  et,  je  le  répète,  de  la  grandeur. 
Ajoutez  que  des  deux  plaidoyers  qui  se  répondent  l'un  à  l'autre, 
l'un  a  le  mérite  de  laisser  après  lui  des  affirmations,  tandis  que 
l'autre  n'aboutit  qu'à  des  négations.  C'est  encore  une  supériorité  : 
et,  ces  affirmations,  même  restreintes,  même  ramenées  à  des  con- 
clusions purement  humaines,  n'en  sont  pas  moins  un  gain  pour 
l'esprit  et  pour  le  cœur.  Chateaubriand  a  résumé  lui-même  avec 
précision,  et  selon  nous,  en  toute  vérité,  le  réel  et  le  positif  de  son 
œuvre  :  «  Eh!  qui  vous  nie,  disaient  ses  critiques,  que  le  christia- 
nisme, comme  toute  autre  religion,  ait  ses  beautés  poétiques  et 
morales?  —  Qui  le  nie?  Mais  vous-mêmes  qui,  naguère,  faisiez  des 
choses  saintes  lobjet  de  vos  moqueries.  Vous  avouez  maintenant 
qu'il  y  a  des  choses  excellentes  dans  les  institutions  monastiques  ; 
vous  vous  attendrissez  sur  les  moines  du  Saint-Bernard,  sur  les 
missionnaires  du  Paraguay,  sur  les  filles  de  charité  ;  vous  confessez 
que  les  idées  religieuses  sont  utiles  aux  effets  dramatiques  ;  que  la 
morale  de  l'Évangile,  en  opposant  une  barrière  aux  passions,  en  a 
à  la  fois  épuré  la  flamme  et  redoublé  l'énergie  ;  vous  reconnaissez 


LA.    PHILOSOPHIE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE.  /il9 

que  le  christianisme  a  sauvé  les  lettres  et  les  arts  de  l'inondation 
des  barbares,  qu'il  a  fondé  vos  collèges,  adouci  vos  lois  criminelles, 
rédigé  vos  lois  civiles,  et  même  défriché  l'Europe  moderne  ;  conve- 
niez-vous  de  tout  cela  avant  la  publication  d'un  ouvrage,  très  im- 
parfait sans  doute,  mais  qui  a  pourtant  rassemblé  sous  un  seul 
point  de  vue  ces  importantes  vérités  ?  » 


IV. 


Pour  mesurer  le  terrain  que  Chateaubriand  et  son  école  ont  fait 
gagner  à  la  cause  du  catholicisme,  il  suffit  de  comparer,  en  termi- 
nant, l'opinion  de  deux  philosophes,  de  deux  libres  penseurs  :  l'un 
du  xviii*^  siècle,  l'autre  du  xix%  l'un  et  l'autre  savans  mathémati- 
ciens, liés  par  une  affinité  générale  de  doctrines  et  ne  différant  que 
sur  un  seul  point,  leur  opinion  sur  le  christianisme.  Cette  différence 
ne  peut  donc  être  attribuée  qu'au  temps,  puisque  sur  tout  le  reste 
tout  est  identique.  Ces  deux  philosophes  sont  Condorcet  et  Auguste 
Comte  ;  et  la  comparaison  est  d'autant  plus  légitime  que  Condorcet 
est  précisément  un  de  ceux,  très  rares  d'ailleurs,  dont  Auguste 
Comte  prétend  relever  et  dont  il  se  donne  comme  le  continuateur. 

Voici  d'abord  l'opinion  de  Condorcet,  résumée  dans  une  page 
où  se  trouvent  réunies  et  condensées  toutes  les  accusations  de  son 
siècle  contre  l'église  cathohque  :  «  Nous  montrerons,  dit-il,  cette 
vieille  dominatrice  essayant  sur  l'univers  les  chaînes  d'une  nouvelle 
tyrannie;  les  pontifes  subjuguant  l'ignorante  crédulité  par  des  actes 
grossièrement  forgés,  mêlant  la  religion  à  tous  les  actes  de  la  vie 
civile  pour  s'en  jouer  au  gré  de  leur  avarice  et  de  leur  orgueil, 
punissant  d'un  anathème  terrible,  par  l'horreur  dont  il  frappait  les 
peuples,  la  moindre  opposition  à  leurs  lois,  ayant  dans  tous  les 
états  une  armée  de  moines  toujours  prête  à  exalter,  par  leurs  im- 
postures, les  terreurs  superstitieuses,  afin  de  soulever  plus  puis- 
samment le  fanatisme...  »  et  ce  réquisitoire  continue  sur  le  même 
style  pendant  plus  d'une  page. 

A  ces  déclamations  violentes  et  passionnées  de  Condorcet  oppo- 
sons l'appréciation  calme,  impartiale,  sympathique,  disons  plus, 
l'apologie  absolue  que  fait  Auguste  Comte  du  cathohcisme.  Ce  qu'il 
admire  le  plus  dans  cette  religion,  c'est  précisément  ce  que  le 
xviii^  siècle  abhorrait,  à  savoir  l'institution  d'un  pouvoir  spi- 
rituel, distinct  et  indépendant  des  pouvoirs  temporels.  Il  fait 
remarquer  qu'il  y  a  dans  la  nature  humaine  une  sorte  d'activité 
qui  est  essentielle  à  la  société  et  qu'il  appelle  l'activité  spéculative, 
c'est-à-dire  intellectuelle  et  morale.  Or,  dans  l'antiquité,  cette  acti-. 


420  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vite  était  en  dehors  de  tout  ordre  légal  ;  elle  était  essentiellement 
individuelle  (celle  des  poètes  par  exemple  ou  des  philosophes) ,  et 
par  conséquent  sans  action  suffisante  et  directe  sur  la  société.  De 
là  un  antagonisme,  qu'il  exagère  d'ailleurs  quelque  peu  ;  car, 
excepté  quelques  incidens  particuliers,  tels  que  la  mort  de  Socrate 
ou  l'exil  des  philosophes  sous  Domiticn,  on  ne  voit  pas  beaucoup 
de  conflits  de  ce  genre  dans  l'antiquité  ;  cependant  le  peu  d'ac- 
tion exercée  par  le  génie  libre  et  individuel  suffit  pour  justifier 
relativement  l'opinion  d'Auguste  Comte.  L'institution  d'un  pouvoir 
spirituel  distinct  est  donc  la  première  tentative  efficace  pour  don- 
ner à  l'esprit  une  part  de  puissance,  légale,  organisée  à  côté  de 
la  puissance  de  la  force.  Cette  puissance  n'était  pas  maté- 
rielle, elle  n'avait  pas  d'armée  à  sa  disposition  ;  mais,  par  la  vertu 
de  la  toi,  elle  était  néanmoins  une  autorité  et  une  puissance.  Elle 
avait  un  code  et  des  lois  à  elle,  une  hiérarchie  organisée,  des  biens 
temporels  et  une  action  immense  sur  les  souverains  et  sur  les  peu- 
ples. Et  cependant  elle  ne  représentait  rien  autre  chose  que  l'es- 
prit, la  morale,  la  vie  future,  tout  un  ordre  d'idées  matériellement 
insaisissable  et  qui  avaient  cependant  moulé  en  quelque  sorte  la 
société  sous  leur  empire.  Constituer  une  pareille  puissance  à  côté 
de  la  puissance  légale  et  militaire,  les  faire  vivre  ensemble  dans 
une  sorte  de  paix  et  d'harmonie  avec  des  attributions  distinctes  et 
indépendantes,  Auguste  Comte  signale  ce  système,  «  malgré  les 
préjugés  actuels,  comme  le  plus  grand  perfectionnement  qu'ait  pu 
recevoir  jusqu'ici  le  problème  social.  » 

De  ce  point  de  vue  général  d'apologie,  on  comprend  qu'Au- 
guste Comte  n'aura  pas  de  peine  à  justifier  toutes  les  parties  de 
l'organisation  catholique  que  la  philosophie  du  dernier  siècle  a  si 
violemment  attaquées.  11  ira  jusqu'à  renchérir  sur  Chateaubriand 
lui-même  :  1°  Les  moines.  L'accusation  du  xviii®  siècle  était  que 
les  moines  amassaient  des  richesses  dont  ils  jouissaient  aux  dé- 
pens des  autres  hommes,  qu'ils  enlevaient  à  la  société  des  mem- 
bres utiles;  que,  par  le  céhbat,  ils  nuisaient  à  la  population,  qu'ils 
donnaient  en  même  temps  l'exemple  des  mauvaises  mœurs.  A  ces 
accusations  si  souvent  répétées,  en  réservant  la  question  de  la  dé- 
cadence, Auguste  Comte  opposait  «  le  caractère  international  »  des 
ordres  religieux,  qui  tendait  à  maintenir  partout,  sans  distinction 
de  frontières,  l'esprit  de  généralité  et  de  fraternité  qui  distingue 
l'ordre  chrétien.  —  2"  L'éducation  du  clergé.  Auguste  Comte  rap- 
pelle, comme  on  l'avait  fait  souvent,  que  le  clergé  représentait  au 
moyen  âge  la  science  la  plus  avancée  ;  mais  une  observation  qui 
lui  appartient  en  propre,  c'est  que  l'éducation  ecclésiastique  a 
révélé  l'importance  d'un  élément  capital  essentiel  à  la  science  so- 


I 


LA   PHILOSOPHIE   CATHOLIQUE    EN    FRATVCE.  421 

ciale,  l'histoire.  En  effet,  l'une  des  parties  fondamentales  de  l'édu- 
cation ecclésiastique,  c'est  l'histoire  ecclésiastique;  la  religion  repo- 
sant sur  la  tradition,  l'histoire,  qui  est  la  preuve  de  la  tradition, 
devenait  un  élément  intégrant  nécessaire  de  l'éducation.  Sans  doute 
cette  histoire  était  faite  à  un  point  de  vue  plus  ou  moins  altéré  ;  ce 
n'en  était  pas  moins  la  première  apparition  de  l'histoire,  non  plus 
seulement  comme  un  art  agréable,  mais  comme  partie  intégrante 
d'un  corps  de  doctrines,  d'une  éducation  civilisatrice.  —  3"  L'in- 
faillihilité  du  pape.  On  sait  combien  cette  question  a  agité  le 
monde  moderne,  combien  cette  doctrine  de  l'infaillibilité  papale  a 
rencontré  d'adversaires,  non-seulement  chez  les  philosophes,  mais 
dans  l'église  même.  On  sait  que  les  plus  grands  catholiques,  Bos- 
suet  par  exemple,  lui  ont  été  contraires;  enfin,  que  de  nos  jours 
ce  n'est  pas  sans  déchirement  et  sans  douleur  que  ce  dogme  a  été 
proclamé.  Les  chrétiens  les  plus  sincères  et  les  plus  illustres  ont 
été  frappés  dans  leurs  plus  chères  convictions.  Auguste  Comte, 
dans  cette  affaire,  est  plus  conséquent  qu'eux  tous.  Il  affirme  que 
l'infaillibilité  du  pape  est  la  conséquence  logique,  et,  suivant  lui, 
bienfaisante,  de  la  doctrine  catholique.  Ce  qu'il  ajoute,  à  la  vé- 
rité, n'est  pas  précisément  pour  plaire  aux  catholiques,  c'est  que  ce 
dogme,  en  restreignant  l'inspiration  divine  à  un  seul,  a  affranchi 
d'autant  le  reste  de  l'humanité  des  préoccupations  théologiques.  — 
h°  Le  célibat  des  prêtres.  Cet  article  a  soulevé  les  plus  violentes 
attaques  des  protestans  et  des  catholiques.  Auguste  Comte  n'hésite 
pas  à  défendre  encore  ce  point  scabreux  de  la  discipline  catholique  ; 
et,  indépendamment  des  raisons  données  d'ordinaire  en  faveur  de 
cette  institution,  il  en  présente  encore  une  raison  prolondeet  qui  lui 
est  personnelle,  c'est  que  le  célibat  a  rendu  impossible  l'institu- 
tion d'une  caste  sacerdotale;  comme  on  le  voit,  du  reste,  par 
l'exemple  du  bouddhisme,  qui,  par  le  seul  fait  du  célibat  religieux, 
a  ruiné  le  système  des  castes.  —  5°  Le  pouvoir  temporel  des 
papes.  Rien  de  plus  curieux  que  de  rencontrer  dans  Auguste  Comte 
un  défenseur  du  pouvoir  temporel,  et  par  les  argumens  qui  ont 
servi  et  servent  encore  aux  catholiques  de  nos  jours.  «  Le  système 
catholique  eût  été,  dit-il,  rapidement  absorbé  ou  plutôt  annulé  par 
la  prépondérance  temporelle,  si  le  siège  de  son  autorité  centrale 
se  fût  trouvé  enclavé  dans  quelque  juridiction  particuHère  dont  le 
chef  n'eût  pas  tardé  à  s'assujettir  le  pape  comme  une  espèce  de 
chapelain.  »  —  6**  L'éducation  populaire.  On  a  reproché  au  clergé 
catholique  l'ignorance  où  il  a  laissé  le  peuple.  Auguste  Comte  ré- 
pond à  cette  accusation.  Il  loue,  au  contraire,  le  clergé  d'avoir 
fondé  l'éducation  populaire,  absolument  ignorée  do  l'antiquité  : 
«  La  plupart  des  philosophes,  même  cathoUques,  n'ont  pas  assez 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

apprécié  riieiireuse  et  immense  innovation  sociale  accomplie  par  le 
catholicisme  quand  il  a  organisé  un  système  d'éducation  populaire 
et  surtout  moral  s'étendant  à  toutes  les  classes  de  la  société...»  — 
7*L/2  confession.  Enfin  un  dernier  point,  et  le  plus  délicat  de  tous, 
auquel  Chateaubriand  lui-même  n'avait  pas  osé  toucher,  tant  il 
craignait  de  blesser  les  préventions  de  son  temps,  c'est  l'institu- 
tion de  la  confession.  Inutile  de  rappeler  tout  ce  qui  a  été  dit  contre 
cette  pratique  ;  rappelons  seulement  l'opinion  d'Auguste  Comte  en 
faveur  de  «  cette  institution  vraiment  capitale,  destinée  à  régula- 
riser une  importante  fonction  du  pouvoir  spirituel,  car  il  est  im- 
possible que  les  directeurs  réels  de  la  jeunesse  ne  deviennent 
point,  à  un  degré  quelconque,  les  conseillers  habituels  de  la  vie 
active  ;  et  d'autre  part,  sans  un  tel  prolongement  d'influence  mo- 
rale, l'efficacité  sociale  de  leurs  opérations  ne  serait  pas  suffisam- 
ment garantie...  Les  puissans  effets  moraux  de  cette  belle  institu- 
tion pour  purifier  par  l'àme  et  la  rectifier  par  le  repentir  ont  été  si 
bien  appréciés  par  les  philosophes  catholiques,  que  nous  pouvons 
nous  dispenser  de  toute  exphcation.  » 

Tous  les  avantages  précédens  ne  seraient  rien  s'ils  n'avaient 
pour  but  et  pour  effet  l'éducation  morale  du  genre  humain,  et  la 
propagation  d'une  doctrine  meilleure  que  celle  de  l'antiquité. 
Pour  le  premier  point,  Auguste  Comte  attribue  au  cathoUcisme  cette 
immense  révolution  d'avoir  donné  à  la  morale  le  pas  sur  la  poli- 
tique. «  Il  a  créé  des  types  moraux,  auxquels  on  a  eu  le  tort  de 
reprocher  l'exagération  ;  car  c'est  le  propre  de  l'idéal  d'être  au- 
dessus  de  la  réalité.  »  Il  fait  encore  honneur  au  clu*istianisme  d'avoir 
fait  de  la  morale  individuelle  la  base  de  la  morale.  L'individu,  dans 
l'antiquité,  n'était  qu'un  citoyen  ;  dans  le  christianisme,  il  a  aspiré 
à  la  perfection  en  tant  qu'homme.  Auguste  Comte  n'hésite  pas  à 
faire  l'éloge  d'une  vertu  essentiellement  chrétienne,  et  que  les  phi- 
losophes et  les  sages  mondains  ont  toujours  tenue  plus  ou  moins 
en  suspicion,  comme  entachée  d'hypocrisie  :  c'est  l'humiUté.  Un 
autre  service  rendu  également  par  la  morale  chrétienne,  et  que 
Comte  relève  avec  pleine  justice,  c'est  la  proscription  du  suicide. 
Les  pythagoriciens  et  Platon  avaient  devancé  cette  doctrine  ;  mais 
les  épicuriens  et  les  stoïciens  avaient  effacé  les  traces  de  cette  pro- 
testation. C'est  encore  l'honneur  du  christianisme  d'avoir  améhoré 
et  perfectionné  la  vie  domestique  et  de  l'avoir  mise  au-dessus  de 
la  vie  publique.  Il  a  relevé  la  condition  de  la  femme,  et  a  fondé  le 
mariage  sur  le  principe  de  la  fixité.  Auguste  Comte  se  prononce  à 
cette  occasion  avec  une  rare  énergie  contre  la  thèse  du  divorce. 
«  Ici  vainement,  dit-il,  argue-t-on  de  quelques  dangers  exceptionnels 
et  secondaires  pour  déprécier  aujourd'hui  cette  indispensable  fixité 


LA   PHILOSOPHIE   CATHOLIQUE   EN    FRANCE.  A 23 

si  heureusement  adaptée  aux  besoins  de  notre  nature  ;  là,  où  la 
versatilité  n'est  pas  moins  dangereuse  aux  sentimens  qu'aux  idées.  » 
Inutile  de  rappeler  ce  que  le  christianisme  a  fait  pour  la  morale 
sociale.  Auguste  Comte  loue  les  elïorts  du  catholicisme  pour  modi- 
fier «  le  patriotisme  énergique,  mais  sauvage,  des  anciens  par  le 
sentiment  de  fraternité  universelle,  si  heureusement  vulgarisé  sous 
la  douce  dénomination  de  charité.  »  Plus  originales  encore  sont  l'apo- 
logie et  la  justification  du  culte  des  Saints,  si  attaqué  par  les 
protestans,  et  qui  est  devenu  le  type  d'un  des  dogmes  fondamen- 
taux de  la  religion  positiviste,  le  culte  des  grands  hommes. 
Auguste  Comte  se  rapproche  encore  plus  de  Chateaubriand  en  pré- 
conisant hautement  les  services  rendus  par  le  catholicisme  aux 
sciences,  aux  lettres  et  aux  arts.  Il  mentionne  expressément  l'in- 
fluence du  catholicisme  sur  la  musique  et  l'architecture.  Enfin,  ré- 
sumant tout  ce  plaidoyer  dans  une  généreuse  réhabilitation  du 
moyen  âge,  il  déplore  «  l'ingrate  injustice  de  cette  frivole  philoso- 
phie qui  tendait  à  qualifier  de  barbare  et  de  ténébreux  le  siècle 
mémorable  où  brillèrent  simultanément  sur  les  divers  points  du 
monde  catholique  Albert  le  Grand,  saint  Thomas  d'Aquin,  Dante, 
Roger  Bacon.  » 

On  remarquera  sans  doute  que  cette  apologie  du  catholicisme 
est  exclusivement  iiistorique,  et  en  second  lieu  qu'elle  n'imphque 
nullement  la  vérité  intrinsèque  du  dogme  révélé.  Néanmoins,  c'était 
une  grande  avance  pour  la  polémique  cathohque  de  pouvoir  prendre 
acte  de  toutes  ces  conceptions  de  l'esprit  philosophique  le  plus 
avancé.  Il  iaut  le  mauvais  style  d'Auguste  Comte  pour  que  les  dé- 
fenseurs du  catholicisme  aient  ignoré  une  apologie  aussi  forte,  aussi 
complète,  et  je  dirais  presque  aussi  exagérée,  et  n'aient  pas  su 
tirer  parti  des  avantages  que  leur  fournissait  un  auxiliaire  si  inat- 
tendu. Nous  nous  contenterons  de  signaler  le  fait  au  point  de  vue 
de  notre  sujet  et  de  constater  combien  l'école  catholique,  Chateau- 
briand en  tête,  a  dû  déployer  de  force  et  de  talent  pour  faire 
ainsi  remonter  le  courant  de  l'opinion  et  avoir  amené  sur  le  même 
terrain  les  écoles  les  plus  opposées.  Le  débat,  ainsi  resserré,  n'en 
est  peut-être  pas  plus  facile  à  conclure  pour  le  fond  des  choses. 
Mais  un  grand  pas  aura  été  fait  pour  l'équité  historique  et  pour 
l'intelligence  de  la  civilisation  moderne. 


Paul  Janet. 


UN 


OUVRAGE     RÉCENT 


SUR    LES    ETATS-UNIS 


Cent  ans  de  république  aux  États-Unis,  par  M.  le  duc  de  Noailles,  2  vol. 


On  éprouve  quelque  surprise  quand  on  relit  aujourd'liui  Y  Esprit 
des  lois  de  Montesquieu.  L'on  trouve  un  peu  trop  nue  la  classifica- 
tion qu'il  fait  des  trois  gouvernemens  :  républicain,  aristocratique, 
monarchique  ;  trop  dogmatique  sa  façon  de  parler  des  lois,  des 
principes  de  ses  trois  gouvernemens.  «  Je  suivais  mon  objet,  dit- 
il,  sans  former  de  dessein;  je  ne  connaissais  ni  les  règles,  ni  les 
exceptions  ;  ]£  ne  trouvais  la  vérité  que  pour  la  perdre.  Mais 
quand  j'ai  découvert  mes  principes,  tout  ce  que  je  cherchais  est 
venu  à  moi,  et  dans  le  cours  de  vingt  années,  j'ai  vu  mon  ouvrage 
commencer,  croître,  s'avancer  et  finir.  »  Nous  ne  voyons  plus  les 
choses  si  complaisamment  ni  si  simplement;  Montesquieu  lie  toutes 
les  parties  du  corps  politique  à  un  moteur  unique  qu'il  nomme 
l'honneur  dans  les  monarchies,  la  vertu  dans  les  républiques,  au- 
quel, dans  les  aristocraties,  il  ne  donne  point  de  nom  précis,  et 
qu'il  a  quelque  peine  à  y  bien  définir.  Il  crée  ainsi  trois  espèces 
politiques  ;  tout  au  plus  consentirions-nous  à  y  voir  trois  genres, 
pour  emprunter  encore  la  terminologie  des  sciences  naturelles  ; 


UN  OUVRAGE  SUR  LES  ÉTATS-UMS.  425 

mais  nous  nous  trouverions  encore  trop  en  dehors  de  la  vérité.  Il 
faut  regarder  sous  les  mots  et  les  formules  ;  il  y  a  monarchie  et 
monarchie,  comme  il  y  a  république  et  république.  N'a-t-on  pas 
donné  ce  dernier  nom  aux  petites  tyrannies  italiennes  de  la  renais- 
sance, au  gouvernement  oligarchique  de  Venise?  ne  le  donne-t-on 
pas  à  la  confédération  helvétique?  et  si  l'on  étudie  l'histoire  des 
cantons,  on  y  trouve  les  institutions  les  plus  dissemblables,  ici  un 
gouvernement  presque  patriarcal,  là  des  oligarchies  jalouses,  ail- 
leurs une  démocratie  sans  frein.  Dans  les  Provinces-Unies,  l'histoire 
nous  montre  une  république  municipale  et  bourgeoise,  qui,  pour 
sa  défense,  s'est  donné  une  dynastie  de  protecteurs  et  a  pu  glisser 
ainsi  sans  efïorts  dans  la  monarchie  tempérée.  On  pourrait  étendre 
longuement  ce  tableau,  et  si  l'on  s'attachait  à  un  autre  (c  principe  » 
de  Montesquieu,  au  principe  monarchique,  on  rencontrerait  des 
variétés  de  gouvernement  tout  aussi  dissemblables. 

L'école  historique  moderne  est  sévère,  parfois  jusqu'à  l'injustice, 
pour  les  généralités  sentencieuses  :  elle  est  réaUste  et  ne  veut  que 
des  faits.  Les  sciences  politiques,  qui  en  ont  subi  l'influence,  ne 
séparent  plus  les  institutions  des  hommes,  elles  ne  les  regardent 
plus  comme  un  simple  vêtement  jeté  sur  les  sociétés  humaines, 
mais  comme  une  part  essentielle  de  leur  organisme,  participant 
de  leur  santé,  de  leur  force  ou  de  leur  faiblesse,  de  leur  vigueur  ou 
de  leur  dépérissement.  Elles  étudient,  d'une  part,  à  côté  des  lois, 
les  mœurs  ;  à  côté  des  constitutions,  ceux  qui  les  appliquent.  Le 
temps  viendra  peut-être  où  l'on  reléguera  les  déductions  systéma- 
tiques de  V Esprit  des  lois  avec  les  fadeurs  du  Temple  de  Gnide  ou 
les  plaisanteries  froides  et  surannées  des  Lettres  persanes. 

L'école  moderne  ressent -elle  encore,  pour  la  Démocratie  e?î 
Ajnériqae,  l'enthousiasme  que  souleva  ce  bel  ouvrage  à  son  appa- 
rition? Nous  en  doutons  :  par  un  contraste  singulier,  plus  la  démo- 
cratie entre  dans  nos  lois,  plus  nous  la  jugeons  avec  hauteur;  ceux 
qu'elle  écrase  de  son  niveau, pour  prendre  une  sorte  de  revanche; 
ceux  qu'elle  comble  de  ses  faveurs,  pour  se  montrer  supérieurs  à 
leur  fortune.  11  faut  le  dire  aussi,  la  manière  noble  de  Tocqueville 
ne  convient  guère  aux  générations  nouvelles  ;  il  a  eu,  il  est  vrai, 
l'avantage  de  voir  l'Amérique  de  ses  propres  yeux,  mais  i'  parle 
peu  de  ses  impressions,  il  s'oublie  et  ne  songe  qu'aux  grandes  ques- 
tions de  droit  constitutionnel.  Dans  son  livre,  tout  est  sévère, 
impersonnel  :  on  reste  sur  le  grand  théâtre  de  la  politique,  on 
n'entre  pas  dans  les  coulisses.  Cinquante  ans  après  l'apparition 
de  cet  ouvrage,  il  était  permis,  sans  être  téméraire,  d'aborder  le 
sujet  qui  y  avait  été  traité  d'une  façon  si  magistrale.  M.  le  duc  de 
Noailles  l'a  fait  dans  un  livre  qu'il  a  intitulé  :  Cent  ans  de  république 


!i26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  États-Unis.  Un  vicomte  de  Noailles  avait  été  au  nombre  des 
gentilshommes  français  qui  prirent  part  à  la  guerre  de  l'Indépen- 
dance :  comme  la  plupart  de  ses  compagnons  d'armes ,  le  vi- 
comte de  Noailles  s'était  enthousiasmé  pour  l'Amérique,  et,  dans 
une  de  ses  lettres  à  Alexandre  Hamilton,  il  prédisait  un  magnifique 
avenir  à  un  continent  où  les  opprimés  de  l'univers  entier  tiendraient 
chercher  la  liberté.  Ces  souvenirs  ont-ils  été  pour  quelque  chose 
dans  l'entreprise  du  duc  de  Noailles  ?  il  se  pourrait  ;  mais  le  titre 
même  de  son  livre  indique  qu'il  a  surtout  voulu  chercher  aux 
Etats-Unis  une  grande  leçon  pour  l'Europe  et  particulièrement 
pour  la  France.  Montrer  les  résultats  de  la  plus  grande  expérience 
démocratique  et  républicaine  qui  ait  encore  été  faite,  tel  a  été  son 
but  :  «  Où,  dit-il,  pourrait-on  discerner  plus  nettement  les  condi- 
tions et  les  conséquences  du  gouvernement  populaire,  ce  qu'il  pro- 
met, ce  qu'il  donne,  ce  qu'il  coûte?  » 

La  pensée  première  a  été  une  pensée  critique  :  je  vais  donner, 
s'est  dit  l'auteur,  à  la  démocratie  le  plus  magnifique  théâtre  d'ac- 
tion, un  continent  entier,  des  richesses  naturelles  de  toute  sorte, 
point  de  voisins,  la  paix  assurée,  l'égalité,  la  liberté  la  plus  com- 
plète, et,  au  bout  de  cent  ans,  je  vous  montrerai  tous  les  vices  de 
l'Europe  et  des  vices  inconnus  à  l'Europe,  le  paupérisme,  la  lutte 
du  travail  et  du  capital,  des  inégalités  de  fortune  inouïes,  l'immo- 
ralité dans  la  poUtique  et  dans  l'administration,  la  corruption  orga- 
nisée et  pour  ainsi  dire  encadrée  d'une  manière  permanente. 

Pour  remplir  ce  programme,  il  ne  suffisait  pas  de  faire  une 
étude  de  droit  constitutionnel ,  de  repasser  par  les  mêmes  che- 
mins que  ceux  qui  ont  analysé  la  consiitution  américaine  ;  à  côté 
du  texte,  il  fallait  mettre  le  commentaire.  M.  le  duc  de  Noailles 
s'y  est  apphqué;  il  nous  dit  lui-même  que  «  faire  le  prophète  au 
sujet  d'un  grand  pays  que  l'on  n'a  jamais  ni  habité  ni  visité  serait 
une  témérité  sans  excuse  ;  »  mais ,  s'il  ne  l'a  ni  habité  ni  visité, 
son  livre  démontre  qu'il  n'a  rien  épargné  pour  connaître  tous  les 
ressorts  de  sa  vie  politique  et  pour  pénétrer  aussi  profondément 
que  possible  dans  le  mécanisme  des  institutions.  Tout  ce  qu'ont 
écrit  les  Américains,  les  Anglais,  les  Allemands  sur  ce  sujet,  il  l'a 
lu  ;  il  est  resté,  pour  ainsi  dire,  en  contact  personnel  avec  les 
Etats-Unis  par  les  revues  et  les  journaux,  apprenant  jusqu'à  l'argot 
politique  des  États-Unis,  si  expressif  au  reste  et  si  pittoresque. 
Tout  cet  eflort  témoigne  d'une  grande  sincérité,  et  l'on  pourrait 
dire  que  l'auteur  n'a  pas  plus  fait  son  livre  que  son  livre  ne  l'a 
faÀl  ;  car,  du  commencement  à  la  fin,  on  y  voit  une  sorte  de  trans- 
formation :  le  second  volume  est  plus  près  de  la  vérité  que  le 
premier.  Cette  recherche  constante,  parfois  un  peu  pénible,  de  la 


UN  OUVRAGE  SLR  LES  ETATS-UNIS.  427 

vérité,  se  fait  partout  sentir;  les  négligences  mêmes  du  style  en 
témoignent  (l);  le  souci  du  fond  l'emporte  partout  sur  le  souci 
de  la  forme. 

Le  grand  labeur  auquel  s'est  livré  le  duc  de  Noailles  n'a  pas  été 
sans  résultais  ;  et,  sur  quelques  points,  son  analyse  des  institu- 
tions américaines  est  plus  vraie  que  celle  de  Tocqueville.  Nous 
citerons  particulièrement  ce  qui  concerne  le  caractère  et  le  rôle 
de  la  cour  suprême  des  Etats-Unis.  On  croit  encore  assez  généra- 
lement que  cette  cour  suprême  a  pour  mission  d'interpréter  la 
constitution,  et  que  son  interprétation  a  force  de  loi.  C'est  une 
erreur  :  la  cour  suprême  n'interprète  la  constitution  que  comme 
elle  interprète  toutes  les  lois.  A  ses  yeux,  la  constitution  n'est  que 
la  loi  constitutionnelle. 

Tocqueville  avait  écrit,  en  parlant  de  la  cour  suprême  :  «  Elle 
est  chargée  de  l'interprétation  des  lois  et  de  celle  des  traités...  Oîi 
peut  même  dire  que  ses  attributions  sont  presque  entièrement  po- 
litiques, quoique  sa  constitution  soit  entièrement  judiciaire.  »  11 
avait  été  comme  ébloui  par  la  majesté  de  cette  cour  a  lorsque  l'huis- 
sier, s'avançant  sur  les  degrés  du  tribunal,  vient  à  prononcer  ce 
peu  de  mots  :  «  L'état  de  New- York  contre  celui  de  l'Ohio,  »  on 
sent  qu'on  n'est  point  là  dans  l'enceiote  d'une  cour  de  justice  ordi- 
naire. » 

M.  le  duc  de  Noailles  a  vu  ici  plus  juste,  il  montre  comment 
l'acte  législatif  n'est  jamais  supprimé  ni  modifié  par  un  arrêt  de 
la  cour  suprême,  bien  que  l'arrêt  judiciaire  subsiste  pour  les  par- 
ties en  cause.  L'œuvre  des  constituans  de  Philadelphie,  Washing- 
ton, Hamilton,  Moms,  a  été  peu  modifiée,  et  dans  ses  parties 
essentielles,  reste  la  même  aujourd'hui  qu'elle  étaii  il  y  a  cent  ans. 
On  a  beaucoup  écrit  sur  cette  constitution,  on  s'est  beaucoup  moins 
occupé  des  constitutions  particuhères  des  états;  le  sujet,  pour- 
tant, en  vaut  la  peine,  et  nous  regrettons  qu'il  n'ait  pas  tenté  M.  le 
duc  de  Noailles.  Les  états  sont  libres  de  se  donner  telle  constitu- 
tion qu'il  leur  plaît  ;  la  constitution  fédérale  ne  leur  interdit  que  le 
gouvernement  monarchique,  l'esclavage  (depuis  l'année  1865  seu- 
lement) ;  elle  garantit  aux  citoyens  le  droit  de  suffrage,  mais  un 
état  particulier  reste  parfaitement  libre,  par  exemple,  d'avoir  deux 
chambres  ou  de  se  donner  une  chambre  unique. 

Il  y  a  aujourd'hui  32  constitutions  particuhères  d'états  et  dans 
chacune  vous  trouverez  un  sénat  :  le  principe  de  la  dualité  parle- 


(1)  Il  y  a  aussi  d'autres  négligences  :  pourquoi,  dans  le  cours  de  deux  volumes, 
écrire  toujours  Windthrop  pour  Winthrop?  mettre  William  Bagehot  au  lieu  de  Walter 
Bagehot? 


428  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mentaire  a  été  partout  spontanément  admis  ;  et  les  dernières  de 
ces  constitutions  sont  d'hier,  elles  n'ont  pas  été  rédigées  par 
Hamilton  et  par  Gouverneur-Morris,  elles  sont  l'ouvrage  d'hommes 
obscurs,  qui  vivent  dans  des  pays  dont  les  noms  mêmes  étaient 
hier  inconnus  :  ces  pionniers,  ces  émigrans,  ont  la  modestie  de 
croire  que  ce  qui  a  été  bon  pour  les  États-Unis  pourrait  bien  l'être 
pour  rUtah  ou  le  Colorado.  Ce  fait  pourrait  être  opposé  partout  à 
ceux  qui  critiquent  les  chambres  hautes,  car  la  liberté  la  plus  com- 
plète a  été  laissée  aux  faiseurs  de  constitutions  des  états  ;  toujours 
ils  ont  senti  le  besoin  de  copier  les  grandes  lignes  de  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  constitution  mère.  Celle-ci  a  tout  ou  presque 
tout  prévu,  en  ce  qui  concerne  les  pouvoirs  publics  ;  mais  il  y  a 
des  choses  qui,  par  leur  nature,  échappent  à  tous  les  calculs  de  la 
prudence  humaine.  Qu'importe  que  le  sénat  soit  bon,  si  les  séna- 
teurs sont  mauvais,  que  la  cour  suprême  soit  admirable,  si  les 
juges  de  cette  cour  suprême  sont  méprisables,  que  le  président  ait 
toute  la  puissance  nécessaire  au  pouvoir  exécutif,  s'il  s'en  sert  mal 
ou  ne  s'en  sert  pas,  que  l'indépendance  des  états  ait  des  limites  bien 
tracées,  si  ces  limites  sont  sans  cesse  franchies  !  «  Quand  les  Amé- 
ricains exaltent  leurs  institutions,  a  écrit  M.  Kagehot,  ils  se  font  tort  à 
eux-mêmes  de  tous  les  éloges  auxquels  ils  ont  droit...  Les  hommes 
de  Massachusetts  seraient  capables  de  faire  bien  marcher  n'importe 
quelle  constitution.  » 

Une  des  grandes  difficultés  du  gouvernement  parlementaire  est 
la  constitution  de  deux  grands  partis  de  gouvernement,  dont  au- 
cun ne  soit  révolutionnaire.  Le  duc  de  Noailles  a  bien  compris  que 
tout  le  jeu  de  la  constitution  américaine  se  subordonne  à  l'organi- 
sation des  partis.  Sur  ce  point  fondamental,  il  a  été  vraiment  ori- 
ginal. Avez-vous  jamais  vu  aux  abords  d'une  mine  ce  qu'on  nomme 
les  ateUers  de  préparation  mécanique?  Le  minerai  passe  dans  des 
appareils  de  toute  sorte,  cribles,  tamis,  bocards,  lavoirs;  ce  n'est 
qu'au  terme  que  vous  apercevez  le  métal  précieux.  Ce  qui  était  de 
la  boue  est  devenu  de  l'or,  de  l'argent,  du  cuivre.  Les  partis  sont 
des  sortes  de  grands  ateliers  de  préparation  poUtique;  au  terme 
vous  avez  l'or  présidentiel  ou  sénatorial,  l'argent  des  membres  du  ■ 
congrès;  les  politiciens  les  ont  fait  sortir  de  la  gangue  commune; 
ils  ont  amené  la  poussière  ou  la  boue  électorale  dans  des  canaux 
bien  préparés,  savamment  dirigé  les  volontés  individuelles  vers 
un  but  commun,  donné  un  sens  au  chaos.  La  machine  électorale 
américaine  est  compliquée  :  le  personnel  poUtique  est  nombreux, 
depuis  le  pohticien  de  cabaret  jusqu'aux  grands  inspirateurs  du 
parti,  au  boss  (c^est  le  nom  famiher  donné  aux  chefs  d'atelier) 
qui  reste  à  demi  dans  l'ombre,  et  qui  envoie  ses  ordres  par  ses 


UN    OUVRAGE    SUR    LES    ETATS-UNIS.  /l29 

pages,  ses  écuyers  tranchans,  les  henchmim;  depuis  ceux  qui  pé- 
rorent en  tout  lieu,  les  stiwip  speakers  (le  stump  est  la  souche  de 
bois  des  défrichemens  de  l'ouest),  jusqu'à  ceux  qui  entraînent  les 
grandes  réunions  dites  caiicus,  les  concentioiis,  et  qui  rédigent  les 
phitforms)  depuis  le  journaliste  de  village  jusqu'aux  directeurs 
redoutés  des  grands  journaux  de  New-York,  de  Boston,  de  Phila- 
delphie, de  Chicago.  Il  n'est  que  trop  facile,  et  M.  le  duc  de  Noailles 
ne  s'en  fait  pas  laute,  de  faire  la  critique  de  cette  organisation; 
mais,  si  le  suffrage  universel  n'obéit  pas  à  la  voix  d'un  maître 
absolu,  il  faut  bien  qu'il  choisisse  entre  des  partis,  des  pro- 
grammes, des  candidats.  Le  peuple  est  comme  une  nébuleuse,  qui 
se  condense  autour  de  quelques  centres  d'attraction  ;  le  gouverne- 
ment de  parti  semble  indispensable  dans  une  république  libre,  et 
un  certain  degré  de  corruption  naît  malheureusement  du  besoin 
de  maintenir  les  partis,  d'entretenir  leur  activité  et  leur  ambitiofi. 
Une  propagande  incessante,  effrénée,  ne  saurait,  en  effet,  rester 
toujours  désintéressée  :  le  danger  grandit  quand  sont  résolues 
les  questions  capables  de  remuer  les  âmes  généreuses,  comme 
la  question  de  l'esclavage,  et  qu'on  n'a  plus  à  résoudre  que  des 
problèmes  économiques  qui  touchent  directement  aux  intérêts. 
C'est  alors  que  la  poHtique  de  couloir,  ce  qu'on  nomme  le  lobby  ism, 
devient  presque  toute  la  politique  et  que  l'homme  d'état  fait  place 
à  l'homme  d'affaires. 

Pendant  trois  ou  quatre  générations,  déjà,  les  Américains  ont 
donné  ce  spectacle  de  deux  grands  partis  traditionnels,  qui  se 
succèdent  l'un  à  l'autre  sans  violence,  et  qui,  sans  être  également 
conservateurs,  sont  pourtant  tous  deux  conservateurs.  «  Presque 
partout,  dit  le  duc  de  Noailles,  le  peuple  se  divise  en  sections  ho- 
rizontales. Les  couches  supérieures,  c'est-à-dire  les  classes  riches 
et  élevées,  composent  le  parti  conservateur,  tandis  que  la  popu- 
lation pauvre  et  ignorante  des  couches  profondes  constitue  le  parti 
destructeur  et  subversif.  L'Amérique,  au  contraire,  est  partagée 
verticalement  en  deux  partis,  dont  chacun  va  du  sommet  au  tré- 
fonds de  la  nation  et  comprend  toutes  les  classes  ou  catégories 
sociales.  »  Rien  de  plus  vrai,  et  il  en  résulte  que  l'inspiration,  dans 
l'un  comme  dans  l'autre  parti,  vient  d'en  haut. 

Le  parti  répubhcain,  arrivé  au  pouvoir  avec  Lincoln,  sut  main- 
tenir l'Union  contre  les  efforts  réunis  du  Sud  et  des  démocrates 
du  Nord;  ce  lut  son  âge  héroïque,  et  il  sembla  qu'il  n'eût  qu'à 
recueillir  tranquillement  les  fruits  d'un  triomphe  glorieusement 
et  chèrement  acheté.  Il  n'y  a  plus  beaucoup  de  survivans  des 
contemporains  et  des  auxiliaires  de  Lincoln,  de  Seward,  de  Sum- 
ner,  de  Farragut,  de  Grant  :  l'un  d'eux  me  faisait  récemment  une 


430  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

revue  rapide  de  l'histoire  récente  des  partis  américains.  «  Mes  amis 
et  moi,  me  disait-il,  avons  cru  nécessaire,  après  la  guerre,  de 
maintenir  le  parti  républicain  au  pouvoir,  aussi  longtemps  au 
moins,  que  nous  avions  devant  nous  ce  que  nous  appelons  the  ao- 
lid  South,  c'est-à-dire  un  groupe  d'États  vaincus  par  les  armes, 
dont  nous  ne  suspectons  en  rien  la  loyauté,  mais  qui  sont  rentrés 
dans  r Union  avec  la  plénitude  de  leurs  droits  ;  qui,  s'ils  n'ont  plus 
leurs  anciennes  ambitions,  ont  forcément  des  regrets  et  des  souve- 
nii's,  et  dont  nous  trouvons  toujours  devant  nous  les  représentans 
unis  en  un  groupe  compact,  indivisible.  Seuls,  nos  démocrates  du 
Nord  ne  nous  inquiétaient  pas  ;  avec  l'appui  du  solid  South,  ils  de- 
venaient redoutables,  ou  plutôt  le  Sud  pouvait  redevenir  redou- 
table avec  eux.  »  Il  est  résulté  de  cette  situation  délicate  et  diffi- 
cile, il  faut  l'avouer,  que  le  parti  républicain,  pour  se  maintenir  au 
pouvoir,  a  cru  pouvoir  user  de  tous  les  moyens  ;  la  préoccupation 
patriotique  des  chefs  est  devenue,  chez  les  instrumens,  la  licence 
et  la  corruption.  Le  mal  a  pris  de  telles  proportions  qu'à  un  cer- 
tain moment,  des  républicains  puristes  (on  les  a  nommés  mug- 
wujnps)  se  sont  détachés  de  leur  parti,  et,  en  se  portant  dans  le 
camp  démocratique,  ils  ont  assuré  l'élection  de  M.  Cleveland.  La 
majorité  républicaine  se  vit  réduite  à  deux  voix  dans  le  Sénat. 
Assurément,  M.  Cleveland  a  traversé  très  honorablement  la  prési- 
dence; maiS;,  sous  son  administration,  les  forces  des  deux  partis  se 
sont  trouvées  si  également  balancées  qu'il  en  est  r.ésulté  une  sorte 
d'impuissance  et  d'anémie  politique.  La  dernière  élection  a  rendu 
la  présidence  au  parti  républicain,  et  l'on  voudrait  espérer  qu'il 
profitera  de  la  leçon  qu'il  a  reçue,  qu'il  donnera  des  satisfactions 
plus  sérieuses  à  ce  gi-oupe  des  puristes,  qui,  pour  ne  pas  être  un 
groupe  parlementaire,  n'en  a  pas  moins  une  influence  légitime  dans 
le  pays. 

Le  strict  duahsme  des  partis  semble  être  un  phénomène  na- 
turel aux  Etats-Unis,  comme  en  Angleterre;  c'est  dans  les  tra- 
ditions de  la  race  anglo-saxonne  que  M.  le  duc  de  Noailles  voit 
la  source  véritable  de  la  grandeur  et  de  la  prospérité  des  États- 
Unis.  L'influence  anglaise,  cela  est  incontestable,  a  été  l'influence 
maîtresse;  les  Pilgrim  fathers  ont  apporté  avec  eux  plus  qu'une 
civilisation,  plus  qu'une  religion,  plus  que  des  lois,  un  certain 
mode  de  sentir  et  de  penser.  C'est  sur  ce  fonds  qu'a  vécu  et 
grandi  l'Union  ;  mais  ce  fonds  a  reçu  et  reçoit  encore  les  inces- 
santes alluvions  de  l'émigration.  Les  deux  races  anglaise  et  irlan- 
daise se  retrouvent,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique ,  aussi  antipa- 
thiques l'une  à  l'autre  que  dans  la  Grande-Bretagne  :  l'une  éprise 
d'ordre,  conservatrice,  docile  aux  lois;  l'autre  toujours  révoltée, 


U\    OUVRAGE    SUU    LES   ÉTATS-UNIS.  hSi 

turbulente,  incapable  de  repos.  Le  flot  de  l'émigration  irlandaise 
submerge  surtout  les  grandes  villes,  celui  de  l'émigration  alle- 
mande va  plutôt  mourir  dans  les  campagnes,  qu'elle  féconde,  nmis 
couvre,  au  moins  pendant  une  ou  deux  générations,  de  son  épaisse 
ignorance.  La  libre  Amérique  reçoit  le  rebut  du  monde  entier,  le 
residuum  des  civilisations  usées.  Du  côté  de  l'Océan-Pacifique,  c'est 
le  residmnn  bien  autrement  vil  de  la  Chine;  le  Eealhen  Chinée 
est  devenu  un  fantôme  pour  les  Américains  de  vieille  souche.  Dans 
les  Etats  du  Sud,  ils  ont  à  compter  avec  les  noirs.  Si  encore  tous 
ces  nouveaux-venus,  tous  ces  déserteurs  de  l'Europe  ou  de  l'Asie 
se  contentaient  de  la  plus  large  liberté  civile  qu'il  soit  possible 
d'imaginer  et  ne  prenaient  point,  par  l'exercice  du  droit  électoral, 
leur  part  dans  le  jeu  des  institutions  politiques!  Les  partis  en  ont 
décidé  autrement;  ils  veulent  enrégimenter  l'ignorance  et  la  misère 
à  leur  profit;  dans  l'ardeur  de  la  lutte,  ils  recherchent  tous  les 
auxiliaires.  Ils  se  flattent  de  pouvoir  éternellement  encadrer,  diri- 
ger ces  immenses  armées  électorales. 

La  démocratie,  ne  pouvant  se  passer  de  guides,  prend  tous  ceux 
qui  s'oiïrent  à  elle  ;  et,  plus  le  suffrage  est  étendu,  plus  sont  iné- 
gales les  chances  de  celui  qui  ne  parle  qu'au  nom  de  la  raison,  qui 
ne  promet  que  ce  qu'il  croit  pouvoir  tenir,  et  les  chances  de  celui 
qui  prodigue  les  promesses  et  exalte  les  espérances.  Le  premier 
signe  de  la  corruption  du  gouvernement  populaire,  c'est  le  dégoût 
que  les  honnêtes  gens  ressentent  à  se  mêler  des  affaires  publi- 
ques. Laissant  aux  politiciens  de  profession  le  forum,  ils  se  vouent 
au  soin  exclusif  de  leurs  affaires  et  se  cachent  dans  l'ombre  de  la 
vie  domestique. 

Paulum  sepultiB  distat  inertiae 
Celata  virtus  (1). 

Dans  les  grandes  villes,  le  gouvernement  municipal  tombe  par- 
fois aux  mains  les  plus  indignes  :  les  rings,  les  syndicats  poli- 
tiques, mettent  les  deniers  publics  au  pillage.  Le  Tammany-ring 
de  Nevi^-York  a  pendant  de  longues  années  affligé  les  honnêtes 
citoyens  par  ses  scandales  et  ses  vols. 

Les  assemblées  des  états  n'ont  pas  été  aussi  atteintes  par  la  cor- 
ruption que  les  conseils  municipaux  des  grandes  villes,  il  y  en  a 
qu'on  pourrait  citer  comme  des  modèles  de  sagesse,  qui  recueil- 
lent les  fruits  d'une  expérience  déjà  longue  ;  chez  d'autres,  l'orga- 
nisme constitutionnel  est  à  peine  ébauché,  c'est  la  maison  taillée  à 

(1)  Horace,  livre  iv.  ode  9. 


Zl32  REVUE   DES    DEUX    MONDE.^. 

coups  de  hache  avec  les  troncs  de  la  forêt  défrichée.  Le  système 
fédéral,  et  c'est  là  son  grand  mérite,  abrite  des  gouvernemens  très 
divers  en  qualité  ;  il  y  en  a  de  bons,  il  y  en  a  de  détestables  : 
mais,  si  vous  regardez  l'ensemble,  le  point  central  où  se  font  les 
lois  fédérales,  et  où  des  états  si  divers  trouvent  une  représentation 
commune,  il  semble  que  les  instincts  généraux  de  cette  vaste  dé- 
mocratie ne  soient  pas  destructeurs,  qu'elle  accepte  volontiers 
l'héritage  du  passé,  qu'elle  ne  repousse  pas  de  parti-pris,  qu'elle 
recherche  plutôt  les  noms  qui  rappellent  de  grands  services  ren- 
dus à  la  patrie  ;  qu'elle  ait  une  sorte  de  foi  dans  les  vertus  de  la 
constitution,  loin  de  songer  à  l'ébranler  chaque  jour. 

Le  duc  de  Noailles  a  signalé  les  succès  et  les  mécomptes  des 
Etats-Unis;  il  a  montré  les  dangers  qui  les  menacent,  la  corruption 
croissante,  le  socialisme  naissant,  l'inégalité  de  plus  en  plus  grande 
des  conditions.  Il  voit  la  démocratie  asservie  à  ce  que  les  mora- 
listes américains  appellent  énergiquement  le  «  mammonisme.  » 

La  religion  de  Mammon  est  devenue  malheureusement  une  reU- 
gion  universelle,  et  nous  doutons  que  la  poursuite  de  la  richesse 
soit  plus  âpre,  plus  ardente  aux  États-Unis  que  dans  les  vieux 
pays  d'Europe  ;  on  peut  dire  toutefois  que  l'argent  a  un  empire 
plus  visible,  plus  insolent  et  plus  insupportable  dans  les  démocra- 
ties où  rien  ne  subsiste  plus  de  ce  qui  donne  de  l'éclat  aux  monar- 
chies et  aux  aristocraties  ;  lorsque  toutes  les  forces  d'imagination 
ont  perdu  leur  puissance,  il  ne  reste  que  des  forces  matérielles; 
on  peut  détruire  tous  les  privilèges,  l'argent  conserve  le  sien.  Son 
empire  aux  États-Unis  a  été  longtemps  contenu,  non  par  les  lois, 
mais  par  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  puissance  des  mœurs  ;  mais 
il  a  fini  par  changer  les  mœurs  et  a  mis  à  son  service  ce  qui  lui 
faisait  d'abord  obstacle. 

On  a  pu  croire  longtemps  que,  dans  un  pays  où  le  travail  trou- 
vait des  espaces  sans  limites,  où  nulle  loi,  nul  privilège  ne  gênait 
la  hberté  humaine,  chacun  trouverait  une  vie  facile,  que,  dans  ce 
monde  nouveau,  on  ne  connaîtrait  ni  l'excès  de  la  richesse  ni  celui 
de  la  pauvreté  ;  ceux  qui  ont  étudié  les  lois  de  l'économie  politique 
savent  que  de  telles  espérances  sont  futiles  ;  nulle  constitution, 
nul  artifice  législatif  ne  peut  modifier  longtemps  l'effet  de  ces  lois 
fatales  ;  le  taux  des  salaires  agricoles  et  industriels  des  États-Unis 
se  lie  aujourd'hui  au  taux  des  salaires  en  Europe  et  même  en  Asie; 
la  facilité  nouvelle  et  croissante  des  communications  a  donné  aux 
lois  de  l'ofire  et  de  la  demande  une  force  plus  irrésistible  et  plus 
prompte.  Le  sort  du  fermier  du  kansas,  du  forgeron  de  la  Pensyl- 
vanie  ne  se  décide  plus  uniquement  dans  le  Kansas  et  dans  la  Pen- 
sylvanie.  Chaque  vie  tient  à  des  fils  sans  nombre,  étendus  à  l'infini. 


UN   OUVRAGE    SUR   LES   ÉTATS-UNIS.  433 

Les  démocraties  soufïrent  des  maux  des  monarchies,  celles-ci  ex- 
pient les  fautes  des  démocraties.  Les  destinées  humaines  semblent 
partout  devenir  plus  incertaines  ;  il  faut  acquérir  beaucoup  pour 
conserver  un  peu  ;  et  Yaitn  sacra  famés  n'est  plus  seulement 
l'incitant  de  l'homme  amoureux  du  plaisir,  du  luxe  ou  du  pouvoir, 
c'est  aussi  le  stimulant  du  père  de  famille,  inquiet  de  l'avenir  de 
ses  enfans. 

En  écrivant  son  ouvrage,  si  substantiel  et  si  consciencieux,  sur 
les  États-Unis,  le  duc  de  Noailles  a  beaucoup  pensé  à  la  France, 
mais  il  s'est  refusé  le  facile  plaisir  des  comparaisons,  et  des  allu- 
sions ironiques.  Nous  ne  pouvons  que  l'en  féhciter  :  son  livre  y  a 
gagné  en  sérieux  :  les  mots  de  république  et  de  démocratie  couvrent 
d'ailleurs,  en  France  et  aux  États-Unis,  des  choses  bien  dissem- 
blables. Si  l'on  ne  regarde  qu'aux  institutions,  tout  diffère,  le  mode 
d'élection  du  président,  sa  prérogative,  le  caractère  de  son  cabinet, 
ses  rapports  avec  les  chambres,  la  constitution  et  les  attributions 
du  Sénat,  les  limites  du  pouvoir  législatif,  les  rapports  du  pou- 
voir judiciaire  et  du  pouvoir  législatif.  Si  l'on  regarde  à  l'ad- 
ministration et  à  l'éducation  publique,  les  dissemblances  sont  en- 
core plus  profondes  ;  car,  d'un  côté,  l'on  trouve  l'administration  la 
plus  centralisée,  pénétrant  dans  tous  les  détails  de  la  vie  provin- 
ciale et  communale,  distribuant  l'instruction  primaire  et  secon- 
daire à  tous  les  citoyens  ;  de  l'autre,  des  états  qui  s'administrent 
eux-mêmes,  qui  ont  leurs  gouvernemens,  leurs  chambres,  leurs 
lois  propres,  leurs  communes  libres,  leurs  universités  indépen- 
dantes. Le  gouvernement  fédéral  des  États-Unis  est  véritablement 
un  gouvernement  sid  generis,  et  ce  serait  une  grossière  erreur  que 
de  croire  que  toutes  les  démocraties  copieront  ce  modèle.  Elles 
ont  déjà  trouvé,  elles  trouveront  encore  d'autres  formes  du  gou- 
vernement démocratique,  allant  depuis  la  démagogie  la  plus  révo- 
lutionnaire et  la  plus  niveleuse  jusqu'à  la  délégation  de  la  souve- 
raineté de  tous  à  un  seul. 


Auguste  Laugel. 


TOME  xcvui.  —  1890.  28 


UN 


ROMANCIER   ANGLO-AMÉRICAIN 


Mrs   FRANGES    HODGSON    BURNETT. 


I.  Through  one  Administration.   —  II.  That  Lass  O'Lowrie's.  —  III.  Litth  Lord 

Fauntleroy,  etc. 


Lorsque  parut  le  curieux  tableau  de  mœurs  politiques  et  sociales 
à  "Washington,  intitulé  Tlirongh  one  Admi)iistration,  et  signé 
Frances  Hodgson  Burnett,  on  crut  tenir  la  clé  du  mystère  qui  avait 
entouré  la  publication  d'un  autre  ouvrage  du  même  genre  dont  le 
succès  fut  très  grand  dans  les  deux  mondes,  il  y  a  quelques  an- 
nées ;  on  crut  connaître  enfin  l'auteur  de  Democracy.  C'est  dire 
que  le  récit  était  conduit  d'une  main  ferme  et  habile,  avec  beau- 
coup de  verve  et  d'esprit.  En  outre,  comme  certaines  questions 
touchées  dans  les  deux  livres  paraissaient  sortir  du  domaine  senti- 
mental, où  se  plaisent  surtout  les  imaginations  féminines,  on  fut 
un  peu  prompt  à  conclure  qu'une  pareille  connaissance  générale 
des  affaires  ne  pouvait  appartenir  qu'à  un  homme,  et  il  fut  décidé 
d'abord  que  le  pseudonyme  de  Frances  Burnett  recouvrait  une 
personnalité  masculine  ;  on  alla  jusqu'à  nommer  cet  homme  de  ta- 
lent. Aujourd'hui,  nous  sommes  toujours  réduits  aux  conjectures 
en  ce  qui  concerne  l'auteur  anonyme  de  Demonricy,  mais  nous 
savons,  en  revanche,  à  quoi  nous  en  tenir  sur  M'^  Burnett,  qui  a 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  Û35 

pris  un  rang  définitif  parmi  les  écrivains  de  ce  temps-ci.  Est-elle 
Anglaise?  Est-elle  Américaine?  Les  deux  pays  la  revendiquent  et 
ont  de  bonnes  raisons  pour  cela.  Elle  est  née  en  Angleterre  ;  mais, 
dès  l'âge  de  treize  ans,  elle  passa  en  Amérique,  où  elle  demeure 
encore  ;  That  Lass  o'  Lowrie's  lui  a  été  inspiré  par  la  vie  des 
mines  dans  le  Lancashire,  dont  elle  parle  couramment  le  dialecte  ; 
mais  BretHarte,  le  plus  Américain  des  romanciers,  ne  désavouerait 
pas  l'histoire  de  Louisiana,  si  poignante  dans  sa  simplicité  un  peu 
rude;  enlin,  les  aventures  du  Little Lord  Fawitleroij, un  petit  livre 
presque  parfait  en  son  genre,  commencent  à  New- York,  dans  une 
boutique  d'épicerie,  pour  se  terminer  à  Dorincourt-Castle,  en  pleine 
aristocratie  britannique.  La  double  nationalité  donne  un  caractère 
très  particulier  à  ce  talent  déjà  pétri  de  contrastes,  car  une  force 
créatrice  intense,  une  vigueur  d'exécution  toute  virile  s'y  joignent  à 
la  sensibilité  la  plus  exquise.  Chaque  fois  que  le  sentiment  maternel 
est  en  jeu.  M'*  Burnett  se  surpasse;  ses  enfans  sont  dignes  de  Dic- 
kens. Comme  Dickens  aussi,  elle  excelle  à  peindre  la  misère,  la  vie 
des  petits  et  des  pauvres  ;  les  sympathies  généreuses  débordent  alors 
sous  sa  plume.  Où  elle  manque  un  peu  de  délicatesse  et  de  légèreté, 
c'est  dans  les  tableaux  de  la  vie  mondaine  ;  mais  la  société  de 
Washington,  qui  lui  fournit  des  modèles,  est  peut-être  responsable 
de  certaines  lautes  contre  le  goût. 

Nous  savons  peu  de  chose  de  la  biographie  de  M'"^  Burnett.  Une 
jolie  histoire,  intitulée  Sarah  6'r^wf'^,  semble  cependant  contenir  des 
renseignemeus  précieux  sur  la  formation  de  son  précoce  génie  litté- 
raire; il  y  a  des  traits  que  l'on  n'invente  pas,  des  impressions  qu'il 
faut  avoir  subies  pour  les  rendre  avec  cette  vivacité.  De  même  que 
la  petite  Sarah  vient  des  Indes  en  Angleterre  pour  y  rester  orphe- 
line, Frances  traversa  l'océan  toute  jeune,  avec  sa  mère  veuve  et 
chargée  de  famille,  pour  entamer  dans  le  Kentucky,  à  un  âge  qui 
est  d'ordinaire  celui  de  l'insouciance,  ce  slruggle  for  life  qu'elle 
a  depuis  si  vaillamment  soutenu.  Nous  nous  la  représentons  petite 
et  frêle  comme  Sarah,  forcée  par  des  revers  de  fortune,  alors  qu'elle 
jouait  encore  à  la  poupée,  d'enseigner,  tout  en  apprenant,  dans  la 
pension  d'une  miss  Minchin  quelconque. 

«  Sarah  était  le  souffre-douleur...  Personne  ne  faisait  attention  à 
elle,  sauf  pour  lui  donner  des  ordres  ;  on  l'employait  à  des  com- 
missions. Après  le  rude  labeur  de  la  journée,  elle  s'en  allait  dans 
la  classe  déserte,  avec  une  pile  de  livres,  étudier  ses  leçons  ou  son 
piano  la  nuit.  Elle  n'avait  jamais  eu  d'intimité  avec  les  autres 
élèves,  et  bientôt  elle  fut  si  mal  vêtue  que  ces  demoiselles  com- 
mencèrent à  la  regarder  comme  un  être  d'une  autre  espèce  qu'elles- 
mêmes.  Le  fait  est  que  les  élèves  de  miss  Minchin  étaient,  règle 
générale,  des  jeunes  personnes  très  positives,  habituées  à  l'abon- 


il 36  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dan  ce  et  au  bien-être.  Sarah,  avec  sa  Iragilité  de  petite  fée,  son 
existence  désolée,  la  façon  bizarre  qu'elle  avait  de  les  dévisager 
en  braquant  sur  elles  indéfiniment  ses  grands  yeux,  les  déconcer- 
tait tout  à  fait.  —  Elle  a  toujours  l'air  de  vous  deviner,  avait  dit 
d'elle  une  certaine  petite  peste  qui  jouait  volontiers  de  méchans 
tours. 

—  Et  je  devine,  en  effet,  répliqua  vivement  Sarah  aussitôt  que 
ce  mot  lui  fut  répété;  c'est  pour  cela  que  je  regarde  les  gens. 
J'aime  à  savoir,  et  après...  je  les  lis  comme  des  livres. 

Pour  sa  part,  elle  ne  faisait  jamais  de  méchancetés,  ne  se  mêlait 
des  affaires  de  personne.  Elle  parlait  peu,  réfléchissait  beaucoup. 
Nul  ne  savait  si  elle  était  heureuse  ou  malheureuse,  sauf  peut-être 
Emilie,  la  poupée  qui  logeait  dans  sa  mansarde  et  dormait  sur  son 
petit  ht  de  fer.  Sarah  croyait  à  demi  qu'Emilie  pouvait  comprendre 
ses  sentimens,  bien  qu'elle  ne  fût  que  de  cire;  elle  l'interpellait  : 

—  Tu  es  la  seule  amie  que  j'aie  au  monde.  Pourquoi  ne  veux-tu 
pas  me  parler?  Je  suis  sûre  que  tu  le  pourrais,  si  tu  essayais  seu- 
lement. Cela  devrait  te  donner  du  cœur  de  savoir  que  tu  es  l'unique 
bien  que  je  possède.  A  ta  place,  j'essaierais. 

Une  de  ses  imaginations  était  qu'Emilie  la  protégeait  à  la  façon 
d'un  bon  génie  ;  chez  Sarah,  tout  était  imaginations.  Sa  pauvre  vie 
d'enfant  abandonnée  se  composait  de  chimères.  Elle  se  figurait  ceci 
ou  cela,  jusqu'à  ce  qu'elle  finît  par  le  croire;  elle  n'eût  été  surprise 
de  rien  de  ce  qui  aurait  pu  lui  arriver  d'extraordinaire...  La  vue 
des  hvres  lui  faisait  toujours  éprouver  comme  une  sensation  de 
faim  ;  elle  s'en  approchait,  ne  fût-ce  que  pour  en  lire  les  titres.  Et 
quand  elle  avait  réussi  à  les  dévorer,  elle  en  donnait  aux  autres  la 
substance  sous  une  forme  vivante,  amusante,  inoubliable,  qui  fai- 
sait son  triomphe  dans  la  classe  de  l'A,  B,  C,  dont  elle  était  char- 
gée. C'était  un  talent  à  part.  Elle  savait  rendre  les  moindres  choses 
intéressantes.  —  Il  n'y  a  rien  au  monde  qui  ne  soit  une  histoire, 
disait-elle  à  la  plus  stupide  d'entre  ses  compagnes.  Vous  êtes  une 
histoire,  je  suis  une  histoire,  miss  Minchin  est  une  histoire;  on 
peut  tirer  une  histoire  de  tout. 

—  Non,  je  ne  peux  pas,  répondait  la  jeune  sotte. 

—  C'est  possible,  vous  êtes  un  peu  comme  Emilie...  Il  n'y  a  pas 
de  votre  faute,  en  somme. 

Et  plus  Sarah  lisait,  plus  son  imagination  se  développait.  L'un 
de  ses  principaux  amusemens  était  de  supposer  des  choses  :  un 
souper  somptueux,  quand  elle  avait  l'estomac  vide;  un  bon  feu, 
quand  elle  avait  froid;  un  lit  douillet,  quand  elle  était  réduite  à  un 
grabat.  Essayait-on  de  l'humilier,  Sarah  supposait  qu'elle  était  une 
princesse  et  qu'il  dépendait  de  sa  volonté  d'envoyer  à  l'échafaud 
ceux  qui  l'avaient  offensée...» 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  437 

Nous  espérons  que  la  future  M""^  Burnett  n'eut  jamais  à  souffrir 
même  une  faible  partie  de  ce  que  soufïrit  sa  jeune  héroïne  jusqu'à 
ce  que  le  gentlemaji  indien  vînt,  en  la  retirant  de  pension,  réaliser 
tous  ses  rêves  les  plus  ambitieux  et  faire  d'elle,  à  la  fin,  une  vraie 
petite  princesse;  il  y  a  cependant  entre  Frances  et  Sarah  des  traits 
de  ressemblance.  Quand  la  première  enseignait,  presque  enfant 
elle-même,  à  d'autres  enfans,  dans  une  petite  école,  elle  avait  l'ha- 
bitude de  se  promener  dans  les  bois,  les  jours  de  congé,  au  bras 
d'une  sœur  qu'elle  chérissait  tout  particulièrement,  en  lui  racon- 
tant des  histoires. 

—  Il  faut  les  écrire  !  dit  un  jour  la  sœur  enthousiasmée. 

Cette  idée  lui  sourit;  elle  se  mit  à  l'œuvre  sur-le-champ,  et  sa 
vocation  lut  décidée. 

Les  éditeurs  ne  se  trouvèrent  pas  tout  de  suite,  elle  n'obtint  que 
difficilement  l'accès  de  quelques  journaux  ;  mais  la  plume  capable 
d'écrire  That  Lass  o'  Loivrie's  ne  pouvait  rester  longtemps  obscure 
et,  si  jeune  que  soit  encore  M"  Burnett,  il  y  a  onze  ans  que  son 
nom  est  connu,  grâce  à  ce  roman  si  simple  et  si  fort. 

I. 

Ce  qui  rend  That  Lass  o'  Loivries  d'une  lecture  un  peu  ardue 
pour  les  Anglais  eux-mêmes,  c'est,  comme  nous  l'avons  déjà  dit, 
l'emploi  presque  continu  d'un  dialecte  local,  celui  du  Lancashire; 
du  reste,  si  un  sujet  de  roman  justifia  jamais  l'abus  du  patois, 
c'est  bien  celui-ci,  qui  nous  transporte  au  milieu  de  la  population 
des  houillères  de  Riggan,  dans  un  cadre  qui  vaut,  pour  la  ru- 
desse, celui  de  Germinal.  Voici  l'entrée  en  matière  : 

«  Elles  n'avaient  pas  l'air  de  femmes,  ou  du  moins  un  étranger 
nouvellement  arrivé  dans  le  district  aurait  été  facilement  trompé 
par  leur  apparence,  tandis  qu'elles  se  tenaient  réunies  en  groupe  à 
l'entrée  du  puits.  11  y  en  avait  environ  une  douzaine,  toutes  des 
charbonnières,  des  femmes  qui  portaient  un  costume  plus  qu'à  demi 
masculin  et  qui  parlaient  haut,  et  qui  riaient  d'un  rire  discordant,  et 
dont  quelques-unes  avaient,  Dieu  le  sait,  un  visage  aussi  dur  et 
aussi  brutal  que  les  plus  rudes  parmi  les  ouvriers,  leurs  frères,  leurs 
maris,  leurs  amans.  Comment  s'étonner  qu'elles  eussent  perdu 
jusqu'à  l'ombre  de  la  modestie  et  de  la  douceur  féminines  ?  Elles 
avaient  vécu  toute  leur  vie  à  la  gueule  des  puits;  leurs  mères 
avaient  été  des  pit-girls  comme  elles-mêmes,  et  leurs  grand'mères 
aussi;  elles  étaient  nées  dans  des  taudis  misérables,  elles  avaient 
été  mal  nourries,  écrasées  de  travail  ;  elles  avaient  respiré  la 
poussière  et  la  crasse  de  la  houille,  qui,  de  quelque  façon,  sem- 
blaient s'être  attachées  à  toute  leur  personne,  se  révélant  dans  leur 


Zi38  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

nature  comme  sur  leurs  faces  efirontées  et  malpropres.  D'abord 
on  reculait  devant  elles;  mais  cette  répugnance  devenait  bientôt 
de  la  pitié...   » 

II  est  certain  que  le  pur  anglais  serait  invraisemblable  dans  de 
pareilles  bouches  et,  même  au  point  de  vue  de  l'art,  les  parties  comi- 
ques auraient  moins  de  sel,  les  fiers  sentimens  exprimés  par  l'héroïne 
du  récit  sembleraient  moins  naturels. 

C'est  une  belle  créature  que  «  la  fille  à  Lowrie  »  sous  la  couche 
de  charbon  qui  recouvre  ses  traits  réguliers  ;  d'une  taille  imposante, 
elle  porte,  autrement  que  ses  compagnes,  la  veste  d'homme  ouverte 
au  cou  et  le  grand  chapeau  qui  abrite  chez  elle  des  yeux  magnifiques. 
Le  nouvel  ingénieur  des  mines,  Fergus  Derrick,  passant  avec  son 
ami,  le  révérend  Paul  Grâce,  curé  de  la  paroisse,  ne  peut  s'empê- 
cher d'en  fau*e  l'observation,  et  il  apprend  son  liistoire,  l'iiistoire 
d'une  malheureuse  habituée  dès  l'enfance  aux  mauvais  traitemens 
et  aux  privations,  sans  mère,  battue  par  un  père  ivrogne  d'une  telle 
façon  que  l'on  s'étonne  qu'il  ne  l'ait  pas  tuée  cent  fois.  Elle  se  dis- 
tingue par  une  chasteté  farouche  ;  l'homme  qui  l'aborderait  comme 
se  laissent  aborder  les  autres  filles  de  la  mine  aurait  lieu  de  s'en  re- 
pentir; elle  semble  défier  le  monde;  on  la  craint  et  on  la  vénère. 
Le  jeune  pasteur  lui-même  s'est  senti  presque  intimidé  devant  elle 
le  jour  où  elle  lui  a  répondu  après  avoir  écouté  ses  exhortations 
d'un  air  impassible  :  —  «  Curé,  si  tu  me  laisses  tranquille,  je  te 
laisserai  tranquille  aussi.  »  —  Sur  quoi  elle  lui  a  tourné  le  dos, 
sans  rire  ni  l'insulter  comme  font  volontiers  les  gens  de  Riggan. 

Le  pauvre  Grâce  a  là  de  tristes  paroissiens  ;  il  n'en  viendrait  ja- 
mais à  bout,  et  son  patron,  le  recteur,  un  ecclésiastique  important, 
réussirait  plus  mal  encore  que  lui-même,  si  la  fille  de  ce  dernier, 
miss  Anice  Barholm,  n'entreprenait  la  conversion  des  mineurs  à  sa 
manière  en  se  faisant  leur  amie,  sans  aucune  attitude  condescendante 
ni  protectrice.  Cette  jolie  fille  de  vingt  ans  cache  dans  sa  petite  per- 
sonne l'énergie  et  la  résolution  d'une  douzaine  de  femmes  ordi- 
naires ;  aussitôt  arrivée  à  Riggan,  elle  s'intéresse  aux  gamins,  elle 
intervient  dans  leurs  querelles,  et,  ayant  trouvé  grâce  devant  l'oracle 
du  village,  le  vieux  Sam  Craddock,  dont  l'esprit  sarcastique  fait  et 
défait  les  réputations,  qui  se  moque  des  curés  et  conspue  la  société 
en  général,  elle  se  rend  populaire  peu  à  peu  et  réussit  à  faire  beau- 
coup de  bien.  Une  des  personnes  qui  gagnent  sa  sympathie  est  Joan 
Lowrie,  que  lui  a  recommandée  l'ingénieur  Derrick.  Cejeune  homme 
est  venu  au  secours  de  la  pauvre  fille  un  jour  que  son  père  l'avait 
laissée  presque  assommée  sur  place,  avec  un  trou  béant  au  front,  et 
quoique,  selon  son  habitude,  elle  fasse  preuve  avec  lui  d'une  or- 
gueilleuse réserve,  elle  n'a  plus  de  méfiance;  c'est  à  lui  qu'elle 
s'adresse  pour  procurer  de  l'ouvrage  à  l'une  de  ses  compagnes, 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  439 

qui,  séduite  par  un  jeune  bourgeois,  abandonnée,  puis  devenue 
mère,  est  rentrée  avec  son  enfant  au  pays,  où  de  rudes  quolibets 
la  poursuivent.  Anice  envoie  de  petits  cadeaux  au  bciby  et  s'entend 
avec  Joan  pour  protéger  la  pauvre  Liz,  —  c'est  le  nom  de  la  péche- 
resse qui  a  trouvé  un  refuge  sous  le  toit  de  la  plus  honnête  fille  de 
Riggan.  La  scène  où  Joan  se  jette  entre  son  amie  et  les  viragos 
de  la  mine  est  d'un  grand  ellet  dramatique.  Nous  préférons  en- 
core tout  ce  qui  suit  sur  le  petit  enfant  auquel  de  jour  en  jour 
elle  s'attache  avec  la  tendresse  des  âmes  vraiment  fortes,  s'amu- 
sant  à  le  porter  dans  ses  bras  robustes,  lui  faisant  un  nid  sur  ses 
genoux,  s'habituant  pour  lui  à  des  caresses  qu'elle  ignorait  au- 
paravant, adoucissant  sa  voix,  marchant  d'un  pas  plus  léger  dans 
la  crainte  de  l'éveiller,  bref,  devenant  femme  sous  son  influence 
muette.  C'est  le  haby  qui  lui  ouvre  tout  un  monde  d'affections  et  de 
pensées  nouvelles,  qui  lui  fait  désirer  de  s'employer  aux  travaux 
naturels  de  son  sexe  au  lieu  de  rester  l'espèce  d'être  hybride,  à 
demi-garçon,  qu'elle  a  été  jusque-là.  En  même  temps,  elle  s'impose 
comme  un  devoir  de  veiller  sur  Derrick,  que  menace  la  haine  de 
son  père,  avec  lequel  l'ingénieur  a  eu  de  sérieux  différends  et  qu'il 
a  fini  par  battre  dans  une  lutte  corps  à  corps,  ce  que  le  colosse  ne 
lui  a  jamais  pardonné.  Plus  d'une  fois  Derrick,  rentrant  le  soir  sur 
les  routes  désertes,  a  cru  sentir  qu'il  était  suivi,  surveillé;  cette 
ombre  attachée  à  ses  pas,  c'est  Joan,  prête  à  donner  sa  vie  pour  le 
défendre;  elle  lui  doit  cela,  il  s'est  montré  si  bon!  —  mais  sur- 
tout, quoiqu'elle  ne  veuille  pas  se  l'avouer,  elle  l'aime.  Afin  de  lui 
paraître  moins  inculte  et  moins  grossière,  elle  va  très  assidûment 
à  l'école  du  soir,  présidée  par  Anice. 

—  Croyez-vous,  dit-elle  un  soir  à  miss  Barholm,  que  je  pourrai 
jamais  apprendre  ce  que  vous  savez?  Croyez-vous  qu'une  ou- 
vrière ait  jamais  pu  apprendre  autant  qu'une  dame? 

—  Je  crois,  répond  Anice,  que  vous  pourrez  réussir  à  tout  ce  que 
vous  voudrez  entreprendre. 

Mais  en  parlant  ainsi  elle  éprouve  un  serrement  de  cœur,  car 
l'accent  pathétique  et  le  regard  anxieux  de  Joan  lui  ont  révélé  son 
secret,  et  depuis  longtemps  elle  a  surpris  celui  de  Fergus  Derrick 
avec  la  clairvoyance  d'une  femme  bien  près  de  glisser  de  l'amitié 
à  l'amour.  C'est  le  moment  de  montrer  sa  force  d'âme,  et  elle  la 
montre  en  efîet;  il  n'est  pas  trop  tard,  elle  peut  encore  se  res- 
saisir ;  elle  oubliera  une  vaine  espérance.  Tout  ce  qui  doit  contri- 
buer à  effacer  la  distance  apparemment  infranchissable  entre  Joan 
et  Derrick,  elle  le  fait  avec  une  discrétion  et  un  tact  sans  pareils, 
mais  ils  sont  si  parfaitement  ignorans  des  sentimens  l'un  de  l'autre 
que  la  situation  resterait  quand  même  inextricable  sans  la  scène 
culminante,  la  scène  superbe  de  l'explosion  de  la  mine  où  Joan  se 


hkO  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

démasque  à  la  fin  et  où  en  même  temps  le  petit  curé  (1)  Paul 
Grâce  prouve  une  fois  pour  toutes  qu'il  n'est  pas  une  poule  mouillée. 
Il  s'est  offert  à  descendre  dans  le  puits  celte  femmelette  de  petit 
curé  dont  tout  le  monde  raille  la  faiblesse  et  l'a  taille  exiguë.  La 
tâche  est  périlleuse,  chacun  lésait;  les  chances  d'écroulement,  de 
suffocation  sont  là,  menaçantes,  et  cependant  un  à  un,  des  volon- 
taires triés  parmi  les  plus  forts  et  les  plus  expérimentés  viennent 
sans  mot  dire  se  ranger  aux  côtés  du  jeune  prêtre  qui  s'est  im- 
provisé général  en  chef. 

—  Mes  amis,  dit  Grâce  en  se  découvrant,  mes  amis,  une  petite 
prière. 

Ce  ne  furent  que  quelques  mots,  puis  il  reprit  :  —  Allons! 
Mais  en  ce  moment  même  sortit  de  la  foule  angoissée  une  grande 
fille,  pâle  comme  la  mort,  au  visage  intrépide  : 

—  Je  demande,  dit-elle,  à  y  aller  aussi,  à  faire  ce  que  je  pourrai. 
Eh!  vous  autres,  là-bas,  donnez-moi  un  coup  de  main,  venez  par- 
ler pour  Joan  Lowrie  ! 

11  y  eut  un  tressaillement  général.  Les  femmes  interrompirent 
leurs  clameurs,  la  regardant  d'un  air  stupéfait,  tandis  qu'elle  les 
appelait  du  geste. 

—  Dites  un  mot  pour  Joan  Lowrie  !  répéta-t-elle. 

Et  aussitôt  un  murmure  s'éleva  des  groupes  féminins,  un  mur- 
mure qui  devint  un  cri  :  —  Oui,  nous  parlerons  pour  toi!  Lais- 
sez-la marcher,  les  gars  !  Elle  en  vaut  deux  comme  vous.  Rien  ne 
lui  fait  peur.  Va,  Joan,  va,  ma  fille,  nous  ne  t'oublierons  pas!.. 

Mais  les  hommes  balançaient  encore  ;  les  meilleurs  d'entre  eux 
hésitant  par  pitié,  les  autres  se  révoltant  contre  une  présomption 
pareille. 

—  Nous  ne  voulons  pas  de  femmes  avec  nous,  disaient-ils  avec 
humeur. 

Le  curé  lui  toucha  doucement  l'épaule  :  —  C'est  très  brave, 
très  généreux  de  votre  part,  —  que  Dieu  vous  bénisse  !  mais  cela 
ne  peut  pas  être.  Tous  les  autres  y  consentiraient  que  je  m'oppo- 
serais encore... 

—  Curé,  interrompit  froidement  Joan,  tu  aurais  de  la  peine  à 
m'en  empêcher  si  les  gars  étaient  consentans. 

—  Mais,  répcta-t-il,  ce  sera  la  mort  peut-être...  Je  n'en  puis 
supporter  la  pensée.  Vous  êtes  une  femme,  nous  ne  vous  laisserons 
pas  vous  exposer. 

Elle  se  tourna  vers  les  volontaires  : 

—  Les  gars,  s'écria-t-elle  passionnément,  ne  me  renvoyez  pas. 

(1)  Curé,  dans  Téglise  anglicane,  a  le  sens  de  vicaire.  C'est  le  recteur  qui  est  curé 
comme  nous  l'entendons. 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  Mil 

S'il  faut  vous  le  dire...  —  Elle  fit  face  à  la  foule  comme  une  reine. 

—  11  y  a  là,.,  en  bas,.,  un  homme...  Eh  bien,  je  donnerais  tout  le 
sang  de  mon  cœur  pour  le  sauver  ! 

Ils  ne  savaient  pas  de  qui  elle  voulait  parler,  mais  aucun  d'eux 
n'hésita  davantage. 

—  Prends  ta  place,  ma  fille,  dit  le  plus  vieux.  S'il  le  faut,  il  le 
faut... 

Et  elle  prit  place  en  effet  dans  la  cage  auprès  de  Grâce.  Quand 
ils  commencèrent  à  descendre,  quand  elle  se  vit  à  mi-chemin  de 
l'abîme,  elle  lui  parla  : 

—  Priez  pour  que,  si  nous  y  restons,  ce  ne  soit  pas  avant  d'avoir 
achevé  notre  besogne. 

Et  elle  achève  sa  besogne,  en  effet,  parcourant  les  galeries,  sous 
les  blocs  de  charbon  aux  trois  quarts  détachés,  sa  lampe  Davy  à 
la  main,  cherchant,  cherchant  longtemps  sans  trouver...  Mais 
quand  la  cage  reparaît  à  l'entrée  du  puits  avec  son  dernier  charge- 
ment de  blessés,  Joan  Lovrrie  est  dedans,  éblouie,  aveuglée  par 
les  rayons  du  soleil  d'hiver.  Elle  tient  sur  ses  genoux  la  tète  d'un 
homme  inanimé.  Un  hurrah  de  bienvenue  monte  du  sein  de  la 
foule. 

Naturellement  Derrick  en  reviendra,  et  quoique  Joan  se  dérobe 
à  sa  reconnaissance,  quoiqu'elle  le  fuie  avec  un  courage  plus  grand 
que  celui  qu'il  lui  a  fallu  pour  descendre  dans  la  mine,  il  saura  la 
retrouver  si  loin  qu'elle  se  cache,  il  lui  demandera  d'être  sa  femme. 
Si  elle  doit  refuser,  elle  eût  mieux  fait  mille  fois,  dit-il,  de  le  lais- 
ser là  où  il  ne  souffrait  plus.  —  Le  livre  se  termine  par  ces  der- 
niers mots  de  Joan,  —  toujours  en  patois,  —  elle  y  revient  aux 
heures  d'émotion  bien  qu'elle  ait  commencé  à  s'en  déshabituer  : 

—  «Pas  encore,.,  pas  encore...  Je  ne  peux  pas  me  détourner  de 
vous,.,  je  ne  le  peux  pas,  mais  laissez-moi  devenir  digne;.,  don- 
nez-moi le  temps  de  travailler,  d'essayer,.,  soyez  patient  jusqu'au 
jour  où  je  vous  reviendrai  de  moi-même,  jusqu'au  jour  où  je  ne 
vous  ferai  plus  honte.  On  dit  que  j'apprends  vite.  Attendez,  vous 
verrez  ce  que  je  peux  faire  pour  l'homme  que  j'aime.   » 

Nous  ne  doutons  pas  en  effet,  pas  plus  que  n'en  doute  Anice 
Barholm,  qu'elle  ne  soit  capable  de  tout  avec  sa  volonté  que  rien 
n'arrête  ni  ne  dompte,  stimulée  par  une  impulsion  si  puissante, 
mais  peut-être  demeurerait-elle  plus  grande,  plus  noble  encore 
dans  notre  pensée,  peut-être  surtout  le  dénoûment  serait-il  plus 
vrai,  si  ce  mariage  au  moins  étrange  n'avait  pas  lieu.  L'explosion 
aurait  pu  y  aider;  il  aurait  pu  survenir,  ce  terrible  événement  à 
l'heure  même  où  Derrick  se  décide  à  braver  les  préjugés  sociaux, 
à  prendre  et  à  garder  contre  son  cœur  cette  fière  victime  qu'il  ne 
peut  secourir  autrement,  qui  le  tient  à  distance  quoiqu'elle  l'adore, 


llhl  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quoiqu'elle  s'écrie  dans  une  touchante  angoisse  :  «  N'y  a-t-il  donc 
nulle  part  au  monde,  pour  moi,  la  place  d'uue  femme?  »  Un  mar- 
tyre quelconque  est,  il  faut  bien  le  reconnaître,  la  touche  suprême 
donnée  à  une  grande  figure.  M'"''  Burnett  est  trop  véritablement  ar- 
tiste pour  avoir  à  tenir  compte  des  exigences  de  certains  lecteurs, 
les  mêmes,  probablement,  à  qui  elle  dédie  tout  ce  qm,vei"S  la  fm  de 
son  livre,  devient  convention  et  banalité,  par  exemple,  la  mort  tra- 
gique de  Lowrie.  Cette  brute  sans  àme  qui  n'apparaît  que  pour  battre 
sa  fille  ou  pour  comploter  les  pires  mélaits,  les  crimes  les  plus  noirs, 
finit  par  recevoir  en  plein  visage  le  vitriol  qu'il  avait  préparé  pour 
son  ennemi  ;  il  tombe  dans  le  piège  tendu  sous  les  pas  de  Derrick, 
il  périt  assommé  par  ses  propres  complices,  qui  font  fort  à  propos 
une  confusion  de  personnes.  De  même  Liz,  la  légère  et  presque 
inconsciente  Liz,  après  être  retombée  dans  son  péché,  revient,  le 
cœur  brisé,  au  tombeau  de  la  petite  fille,  que  -vivante  elle  aimait  si 
peu,  et  se  laisse  mourir.  Tout  cela  nous  semble  bien  arliliciel,bieu 
voulu.  Ces  pages,  détachées  de  la  morale  en  action,  sont  certaine- 
ment invraisemblables;  il  arrive  parfois  dans  la  vie  que  l'invrai- 
semblable soit  le  vrai,  mais,  au  point  d€  vue  de  l'art,  l'invraisem- 
blable reste  l'équivalent  du  faux,  odieux  partout,  et  plus  encore 
qu'ailleurs  dans  un  roman  réaUste. 

D'instinct,  W^  Burnett  trouve  généralement  la  note  juste; 
qu'elle  se  garde  donc  des  sacrifices  au  convenu.  Heureusement, 
de  pareilles  taches  sont  rares  ;  partout  l'émotion,  la  tendresse, 
l'esprit,  la  gaîté,  coulent  de  source;  Y  humour,  cette  qualité  si 
rarement  léminine,  ne  manque  pas  non  plus ,  faisant  jaillir  une 
larme  au  milieu  du  plus  franc  éclat  de  rire.  Le  jeune  Jud,  ce  ga^- 
min  déguenillé,  Jud  et  son  terrier  Nib,  le  meilleur  terrier  de 
Riggan,  sont  des  personnages  comiques,  et  cependant  cette  amitié 
d'un  petit  misérable  et  de  son  chien  nous  touche  au  fond  de  l'àmc; 
l'une  des  situations  les  plus  poignantes  du  livre  s'en  dégage,  et  quel 
meilleur  portrait  que  celui  du  vieux  Sammy  Graddock  qui  toute  sa 
vie  a  tonné  contre  la  bourgeoisie  jusqu'à  ce  que  sa  mauvaise  fortune 
et  l'influence  d'Anice  Barholm  le  décident  à  accepter  une  place  de 
concierge  chez  un  membre  du  parlement  !  Soit,  il  s'y  résigne,  il 
gardera  les  portes  et  les  barrières  du  parc,  mais  rien  n'ébranlera 
ses  convictions  politiques,  c'est  bien  entendu,  d'homme  à  homme, 
entie  lui  et  son  nouveau  patron.  Il  n'est  pas  de  ceux  qui  tournent 
casaque,  qui  renoncent  à  leur  franc-parler. 

—  Très  bien,  Graddock,  restez  fidèle  à  votre  parti,  répond  en 
riant  le  grand  propriétaire.  Je  vous  laisserai  vos  convictions,  mais 
vous  me  permettrez  d'avoir  aussi  les  miennes.  On  a  droit  à  une  opi- 
nion, que  diable,  iùt-on  membre  du  parlement!  Pourvu  toutefois 
qu'on  ne  l'impose  pas  trop  au  public... 


UN   ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  443 

Et  Craddock  reconnaît  qu'il  y  a  du  vrai  dans  ce  raisonnement. 
Peut-être,  après  tout,  la  bourgeoisie  a-t-elle  plus  de  bon  sens 
qu'on  ne  le  croit,.,  quelques  bourgeois  du  moins...  Naturellement, 
ils  n'ont  dans  la  tête  que  ce  que  les  livres  vous  apprennent,  mais 
mauvais  à  fond...  non,  ils  ne  le  sont  pas,  si  on  les  regarde  d'un 
œil  charitable. 

A  quelque  temps  de  là,  le  curé  ayant  exposé  sa  vie  par  humanité, 
Sammy  pousse  plus  loin  ses  progrès  :  il  condescend  à  lui  tendre 
la  main. 

—  C'est  la  première  fois,  lui  dit-il;  mais  ce  ne  sera  pas  la  der- 
nière. Le  fait  est  que  j'ai  quelque  chose  sur  le  cœur  depuis  l'acci- 
dent. Le  courage  est  du  courage,  après  tout,  que  l'on  soit  pour 
un  homme  ou  contre  lui.  A  vous  voir,  vous  n'êtes  pas  grand'- 
chose...  Vous  pourriez  être  plus  beau,  vous  pourriez  avoir  plus  de 
prestance,  vous  pourriez  facilement  avoir  plus  de  muscle,  et  il  ne 
semble  pas  que  vous  soyez  très  fort  dans  la  discussion  ;  mais  vous 
avez  ce  que  j'appelle  de  l'épine  dorsale...  Que  je  sois  pendu  si 
vous  n'en  avez  pas!  i\.ussi  je  viens  vous  faire  une  manière  d'ex- 
cuses, puisqu'il  y  a  lieu  de  croire  que  je  me  suis  trompé.  Vous 
n'êtes  ni  un  imbécile  ni  un  coquin,  quoique  vous  soyez  curé  ! 

C'est  ainsi  que  Craddock,  après  la  faillite  d'une  banque  qui  l'a 
laissé  sans  le  sou,  se  réconcilie  peu  à  peu  avec  la  société,  tout  en 
continuant  à  la  traiter  de  haut.  Et  ce  miracle  est  opéré  par  celle 
que  le  meneur  des  «  Rigganites  »  appelle  irrévérencieusement,, 
quoique  avec  une  admiration  involontaire,  a  la  petite  au  vieux 
curé  »,  miss  Barholm,  la  seule  femme  à  laquelle  ce  contempteur 
du  sexe  accorde  quelque  estime. 

M"^^  Burnett  s'entend  à  modeler,  d'une  touche  large  et  ferme,  ces 
xudes  figures  d'hommes  du  peuple.  La  plus  intéressante  peut-être 
est  celle  du  père  de  Louisiam/,  que  la  jeune  fille,  élevée  au-dessus 
de  sa  condition,  renie  devant  des  étrangers,  parce  qu'elle  a  honte 
de  sa  rusticité.  Les  remords  de  l'ingrate,  la  générosité  tendre  d'un 
pardon  qui  n'empêche  pas  la  blessure,  une  fois  reçue,  de  rester 
incurable,  de  saigner  encore  à  la  dernière  heure  du  pauvre  homme, 
dans  le  délire  même  de  l'agonie,  quand  tout  le  reste  est  oublié,  voilà 
le  sujet  simple  et  saisissant.  Chacun  des  romans  de  M""*  Burnett,  de- 
puis le  premier,  A  Fuir  Barbarian,  jusqu'au  Pelii  lord  Fawi/lero)/, 
se  recommande  par  l'originalité  du  fond  et  par  l'absence  de  lon- 
gueurs. Ce  sont  de  rapides  et  Iraîches  esquisses  auxquelles  on 
n'aurait  garde  de  souhaiter  plus  de  développeraens.  Une  seule  fois, 
l'auteur  de  Loiiisiana  s'est  hasardé  à  écrire  un  long  récit  en  deux 
volumes,  et,  malgré  le  succès  obtenu  par  Through  one  adminis- 
tration^ en  Angleterre  comme  en  Amérique,  nous  oserons  dire  que 
ce  n'est  pas,  à  beaucoup  près,  son  meilleur  ouvrage. 


4i4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


II. 


De  quelle  administration  s'agit-il  ?  La  chose  demande  à  être  expli- 
quée aux  lecteurs  de  notre  vieux  monde.  M'*  Burnett  est  censée 
raconter  une  série  d'événemens  et  d'incidens  survenus  pendant  le 
laps  de  temps  que  remplit  à  Washington  une  administration  prési- 
dentielle. On  sait  qu'en  Amérique  beaucoup  de  choses  arrivent  et 
s'en  vont  avec  un  nouveau  président;  il  n'y  a  pas  de  carrière,  pas 
de  services  rendus  qui  tiennent  :  tout  change,  selon  que  la  récente 
élection  a  fait  monter  au  pouvoir  les  républicains  ou  les  démo- 
crates; c'est  comme  la  désorganisation  et  le  renouvellement  d'un 
monde.  Cette  histoire,  qui  commence  avec  l'inauguration  du  pré- 
sident et  qui  se  clôt  sur  celle  de  son  successeur,  n'est  évi- 
demment que  le  prétexte  d'une  peinture  de  mœurs  sociales  con- 
temporaines. M""*  Burnett,  qui  habite  Washington,  où  son  mari  est 
médecin,  a,  de  par  sa  situation  très  honorable  et  sa  célébrité  bien 
acquise,  l'occasion  de  voir  de  près  le  milieu  officiel  qu'elle  entre- 
prend de  nous  laire  connaître  ;  ses  renseignemens  sont  donc  d'un 
réel  intérêt.  Nous  avions  déjà  fait  connaissance,  du  reste,  dans 
maints  romans,  un  peu  plus  même  que  nous  ne  l'eussions  sou- 
haité, avec  l'armée,  généralement  peu  recommandable,  des  lob- 
by htes,  solliciteurs  et  courtiers  qui  rôdent  dans  les  couloirs  de  la 
chambre  et  du  sénat,  briguant  des  concessions  de  terres  ou  de 
chemins  de  fer  pour  eux-mêmes  ou  pour  leurs  amis,  avec  la  vo- 
lonté acharnée  de  réussir  par  quelque  moyen  que  ce  soit.  Nous 
avions  assisté  à  des  marchés  qui  justifiaient  l'opinion  de  beaucoup 
de  voyageurs  et  même  d'Américains  sur  la  ville  de  Washington, 
représentée  comme  le  centre  même  de  la  corruption,  une  caverne 
où  des  personnages  officiels,  assiégés  d'offres  scandaleuses,  met- 
tent en  vente,  pour  ainsi  dire,  tels  ou  tels  privilèges  avec  un  cynisme 
révoltant.  M'^  Burnett  a  le  mérite  de  présenter  des  lohbyistes  d'es- 
pèce nouvelle,  gens  du  monde  fort  considérés  qui  évitent  les  appa- 
rences professionnelles  ;  elle  a  même  placé  parmi  eux  le  type  abso- 
lument inédit  de  la  lobbyisle  sans  le  savoir. 

Figurez-vous  un  mari  qui  a  d'une  part  de  gros  intérêts  d'affaires 
à  défendre  et  de  l'autre  une  jolie  femme  fort  à  la  mode.  Quand  un 
des  hommes  dont  dépend  sa  fortune  se  montre  un  peu  récalcitrant, 
il  l'invite  à  dîner,  et  la  jeune  femme  est  si  charmante  que  l'hôte 
s'en  va  inévitablement  avec  le  désir  de  lui  être  agréable.  L'inno- 
cente ignore  même  quelle  raison  peut  avoir  son  seigneur  et  maître 
pour  lui  recommander  de  chercher  à  plaire  à  celui-ci  ou  à  celui-là. 
Elle  suit  un  penchant  naturel  qui  la  porte  à  se  montrer  gracieuse  et 


j 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  4Û5 

accueillante,  elle  sert  d'hameçon  sans  jamais  se  douter  du  rôle 
qu'on  lui  lait  jouer  jusqu'au  jour  où,  chai'gée  de  remettre  gen- 
timent à  un  sénateur  certain  petit  billet  qu'elle  croit  sans  consé- 
quence, elle  s'aperçoit  qu'il  s'agit  d'argent,  à  l'indignation  de  cet 
honnête  homme,  —  car  il  y  a  des  sénateurs  parfaitement  honnêtes  ; 
même  la  grosse  difficulté  est  là.  Si  tous  pouvaient  être  à  vendre 
ou  si  aucun  ne  l'était,  si  les  choses,  en  un  mot,  devenaient  meil- 
leures ou  pires,  le  système  se  trouverait  considérablement  simpli- 
fié. La  sottise,  au  point  où  en  est  l'Amérique,  serait  de  croire,  comme 
le  font  quelques-uns,  qu'un  grand  pays  puisse  être  dirigé  exclusi- 
vement par  des  voleurs.  Les  voleurs  ne  manquent  pas,  sans  doute, 
mais  il  y  a  auprès  d'eux,  comme  partout,  de  braves  gens  pour  les 
prendre  à  la  gorge. 

Voilà  ce  que  ]\P*  Burnett  paraît  avoir  à  cœur  de  prouver;  elle 
s'eSorce  aussi  de  mettre  en  lumière  les  mauvais  côtés  du  service 
civil  aux  États-Unis.  Chaque  élection  nouvelle  expose  les  gens  en 
place  à  des  catastrophes.  Un  fonctionnaire,  petit  ou  grand,  perd  sa 
place  non  pas  parce  qu'il  a  démérité,  mais  parce  que  quelqu'un  a 
besoin  de  cette  place,  quelqu'un  qui  ne  se  recommande  que  par 
son  attachement  au  parti  élu.  Et  à  son  tour  celui-là  passera  par  la 
même  épreuve  quand  ce  parti  aura  le  dessous  ;  on  le  verra  errer, 
comme  l'a  tait  son  devancier,  en  quête  d'une  place,  plus  pauvre, 
plus  désespéré  de  jour  en  jour  jusqu'à  ce  qu'il  disparaisse  de  l'ho- 
rizon une  bonne  lois.  Peut-être  nourrissait-il  de  son  salaire  une 
famille  nombreuse,  réduite  avec  lui  à  la  misère.  Qu'importe?  En 
admettant  qu'une  nouvelle  administration,  en  se  reformant,  le  rap- 
pelle plus  tard,  il  n'aura  pas  lieu  de  s'en  féhciter,  car  ce  ne  sera  que 
pour  quatre  années,  après  tout,  quatre  années  perdues  comme 
les  précédentes,  avec  toutes  les  chances  de  fortune  qu'elles  au- 
raient pu  lui  offrir  s'il  avait  su  les  employer  autrement.  Mais  il  est 
temps  d'en  venir  à  l'intrigue  même  du  roman.  Gomme  dans  tous 
les  ouvrages  de  cette  espèce,  on  sent  parfois  un  peu  trop  qu'elle 
a  principalement  pour  but  de  servir  de  lien  et  de  prétexte  à  la 
discussion  de  sujets  sérieux  insuffisamment  traités,  encore  qu'ils 
le  soient  avec  trop  de  longueurs.  Ceux  qui  cherchent  un  roman 
pur  et  simple  trouvent  que  l'administration  est  bien  envahissante  ; 
ceux  qui  voudraient  se  renseigner  sur  l'administration  sont  d'avis 
que  le  roman  tient  trop  de  place.  Personne  n'est  complètement 
satisfait;  c'est  la  condamnation  du  genre. 

Huit  années  avant  l'administration  qu'aucun  nom,  aucune  date 
ne  désigne  d'ailleurs,  un  jeune  officier  sorti  de  West-Point,  Philip 
Tredennis,  est  venu  à  Washington  faire  une  visite  à  des  parens 
éloignés,  —  une  visite  d'adieu ,  car  il  va  quitter  le  monde  civi- 
Usé  pour  une  station  mihtaire  de  l'ouest.   Le  dernier  souvenir 


A 46  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

qu'il  emporte  est  celui  de  sa  cousine  Bertha  partant  pour  le  bal 
avec  l'enthousiasme  d'une  échappée  de  pension,  le  sentiment  d'être 
parfaitement  heureuse  et  l'innocente  certitude  de  devoir  l'être 
toujours.  Sa  robe  blanche  l'environne  d'un  nuage,  ses  yeux  bril- 
lent comme  des  étoiles,  et  elle  tient  à  la  main  un  bouquet  de 
roses  et  d'héliotrope ,  son  bouquet  de  débutante ,  que  Philip  a 
tenu  à  lui  offrir.  Philip  gardera  cette  image  adorable  gravée  au 
plus  profond  de  son  cœur.  Pendant  les  jours  qu'il  vient  de  passer 
auprès  de  Bertha,  chez  son  père,  le  professeur  Herrick,  un  entomo- 
logiste bien  connu  dans  tous  les  cercles  scientifiques,  il  est  devenu 
passionnément  amoureux,  mais  sa  timidité  n'en  a  laissé  rien  voir 
et  il  a  manqué  l'occasion  de  se  déclarer.  Comment  l'eût-il  osé 
n'étant  rien  encore  qu'un  grand  garçon  assez  gauche  et  un  peu 
taciturne,  voué  à  l'existence  plus  que  sérieuse  d'un  camp  de  la 
frontière,  au  milieu  d'Indiens  hostiles?  Ce  n'est  pas  le  moment, 
s'est-il  dit.  Et  quand  il  a  enfin  jugé  le  moment  venu,  tout  à  coup 
une  lettre  lui  a  été  remise,  l'empêchant  d'envoyer  celle  qu'il  venait 
d'écrire  avec  un  grand  battement  de  cœur.  Bertha  est  mariée.  Il 
déchire  sa  demande,  dont  jamais  la  jeune  femme  n'aura  connais- 
sance, et  malheureux,  mais  ferme,  se  résigne  à  vivre  uniquement 
pour  le  devoir.  Depuis  lors  il  entend  quelquefois  parler  de  celle 
qu'à  présent  l'on  nomme  M^^  Amory. 

Avant  son  maiiage  elle  était  déjà  une  petite  personne  brillante, 
spirituelle,  bien  au-dessus  de  la  plupart  des  femmes  de  son  entou- 
rage, on  lui  avait  déjà  établi  une  réputation  mondaine  ;  cette  répu- 
tation n'a  fait  que  grandir.  Bertha  est  merveilleusement  sympa- 
thique, dans  le  sens  itahen  du  mot  ;  c'est  chez  elle  une  amabilité,^ 
une  grâce  native,  sans  l'ombre  de  préparation  ni  de  calcul  ;  elle  en- 
chaîne tous  les  cœurs,  parce  qu'elle  ne  peut  pas  faire  autrement  ; 
tel  est  le  jugement  de  ceux  qui  l'aiment;  les  autres  la  trouvent 
très  forte,  et  lui  décernent  à  l'unanimité  cette  épithète  de  éle- 
ver qui  revient  si  souvent  dans  la  langue  anglaise  pour  quali- 
fier, sans  beaucoup  de  nuances  ni  de  discernement ,  tous  les 
genres  de  supériorité  intellectuelle.  Un  long  temps  se  passe  avant 
que  Tredennis  ne  retourne  à  Washington  ;  il  y  arrive  avec  l'admi- 
nistration, au  milieu  des  fêtes  et  des  rues  pavoisées.  Aucun  homme 
de  son  âge  n'a  eu  un  avancement  aussi  rapide,  aucun  n'est  plus 
généralement  estimé.  Sa  première  visite  est  pour  le  professeur 
Herrick;  on  croh-ait  que  ce  dernier  n'a  pas  bougé  depuis  huit  an- 
nées ;  Philip  le  retrouve  en  robe  de  chambre,  assis  devant  sa  table, 
armé  d'une  épingle  et  empalant  un  coléoptôre.  Aussitôt  les  deux 
hommes  se  remettent  à  causer  de  Bertha  comme  s'ils  ne  faisaient 
que  reprendre  une  conversation  accoutumée.  Le  professeur  est 
très  vivement  intéressé  par  sa  fille  ;  il  l'a  étudiée  ni  plus  ni  moins 


UN    RO-MAiNGIER    AAGLO-AMÉRIGAIN,  llM 

qu'un  brillant  papillon,  il  l'a  étiquetée,  classée;  elle  est  décidé- 
ment absorbante  au  moins  autant  que  ses  collections  d'insectes,  il 
a  suivi  à  la  loupe  ses  évolutions,  ses  transformations  depuis  l'heure 
où  elle  n'était  qu'un  jeune  animal  joyeux,  riant  et  chantant  sans 
motif,  parce  qu'elle  ne  pouvait  s'en  empêcher,  ornant  sa  personne 
par  coquetterie  instmctive,  jusqu'à  l'heure  où  elle  s'est  trompée 
dans  un  chok  qui  exigerait,  pour  être  raisonnable,  que  celle  qui  le 
fait  eût  à  vingt  ans  les  lumières  et  l'expérience  d'une  femme  de 
quarante.  Son  gendre  ne  le  satisfait  qu'à  demi  ;  c'est  un  joli  gar- 
çon, un  peu  efféminé,  léger,  impressionnable,  qui  a  paru  folle- 
ment épris  de  Bertha,  si  follement  qu'elle  eût  craint,  par  un  refus, 
de  le  conduire  au  désespoir.  Bertha  Herrick  a  commis  l'erreiu' 
assez  fréquente  de  prendre  l'amour  qu'elle  inspirait  pour  celui 
qu'elle  aurait  dû  ressentir;  moitié  compassion,  moitié  entraîne- 
ment, elle  a  dit  oui.  Philip  ne  saura  que  beaucoup  plus  tard 
qu'elle  a  été  auparavant  tentée  de  lui  demander  conseil,  qu'elle  a 
commencé  pour  lui  une  lettre  difficile  à  écrire,  bref  que,  s'il  se 
souvenait  de  Bertha,  Bertha  ne  l'avait  pas  oublié  non  plus.  11  la 
croit  heureuse  maintenant;  elle  lui  apparaît  telle  dans  le  premier 
salon  où  il  la  rencontre,  en  toilette  du  soir,  plus  ravissante  que 
jamais,  un  bouquet  de  roses  et  d'héliotrope  à  la  main,  —  son  bou- 
quet à  lui,  le  bouquet  d'autrefois.  Il  est  troublé,  cela  va  sans  dire, 
mais  elle  fait  preuve  d'une  liberté  d'esprit  qui  le  rend  vite  à  la 
raison  ;  leur  causerie  à  demi-voix  est  conduite  par  eUe  sur  le  ton 
du  badinage,  elle  lui  désigne  gaimeut  les  notabilités,  a  sur  cha- 
cune d'elles  une  petite  histoire.  Cette  manière  de  montrer  la  lan^ 
terne  magique  est  un  peu  usée,  par  parenthèse  :  bien  entendu, 
nous  rencontrons  l'inévitable  journaliste  femelle,  la  correspondante 
d'une  demi- douzaine  de  gazettes  de  l'ouest,  qui  écrit  en  même 
temps  la  chronique  d'un  grand  journal  quotidien,  une  de  ces  chro- 
niques tout  en  néologismes,  parmi  lesquels  on  peut  relever  un 
substantif  extraordinaire  :  avoirdupois,  dans  le  sens  d'embonpoint. 
Il  y  a  d'autres  hardiesses  de  ce  genre  et  des  mots  français  ccor- 
chés,  comme  bonmots  (en  un  seul),  que  nous  voudrions  effacer 
du  style  si  naturel  et  si  agréable  de  M'^  Burnett;  le  patois  du 
Lancashire  nous  paraît  facile  à  lire  en  comparaison. 

Philip  conçoit  de  prime  abord  une  certaine  antipathie  vague 
pour  celui  qu'en  d'autres  pays  on  appellerait  le  sigisbé  de  Bertha, 
un  cousin  de  son  mari  qui  ne  la  quitte  pas.  Ses  soupçons  s'éga- 
rent, le  lecteur  s'en  apercevra  avant  même  que  Laurence  Arbuth- 
not,  —  c'est  le  nom  de  ce  cousin,  —  épouse  la  douce  et  mélanco- 
lique M"^^  Sylvestre,  mais  on  ne  peut  nier  que  les  allures  de  ce 
sceptique,  dont  M'^  Amory  a  fait  son  conseiller  intime,  ne  soient 
d'apparences  fort  suspectes.  L'amitié  entre  homme  et  femme  peut 


MS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

être  singulièrement  familière,  paraît-il,  en  Amérique;  elle  confine 
à  la  camaraderie  et  au  flirt.  M'^Hmory  emprunte  à  son  ami  «  Larry  » 
un  langage  frivole  et  railleur,  un  masque  de  légèreté  qui  jamais 
ne  tombe.  C'est  en  élève  de  «  Larry  »  qu'elle  parle  dans  la  jolie 
tirade  où  elle  déclare  ne  pas  jouir  des  émotions,  ne  pas  les  aimer  : 
—  Si  j'en  avais  une,  par  hasard,  explique-t-elle,  je  ne  pourrais 
m'empêcher  d'analyser  ses   effets;  je  me  dirais  tout  le  temps  : 
«  maintenant  j'ai  chaud,  maintenant  j'ai  froid,  »  et  quand  ce  serait 
fini,  je  serais  lasse  non  pas  seulement   de  l'émotion  elle-même, 
mais  de  prendre  ainsi  ma  propre  température.  —  Le  monde  qui 
entend  ces  propos  et  qui  se  laisse  charmer  par  cette  jolie  per- 
sonne, toujours  prête  à  jouir  de  tout  et  possédée  d'un  besoin  de 
plaisir  presque  fiévreux,  la  croit  naturellement  tout  le  contraire 
de  sentimentale  et  de  malheureuse  ;  son  imperturbable  empire  sur 
elle-même  est  en  effet  prodigieux,  il  lui  nuit  même  aux  yeux  du 
lecteur,  qui  se  lasse  de  ce  perpétuel  sourire,  de  cette  étourdis- 
sante activité  mondaine,  de  cet  esprit  tendu  sans  cesse  pour  lancer 
des  mots  brillans,  lesquels  ne  sont  pas  toujours  d'un  goût  irrépro- 
chable. Par  parenthèse,  le  ton  de  la  meilleure  société  de  Was- 
hington n'a  aucun  rapport  avec  ce  que  nous  appellerions  ici  le  ton 
de  la  parfaitement  bonne  compagnie.  L'auteur  nous  parle  beaucoup 
de  distinction,  de  raffinemens,  de  subtilités,  de  nuances,  mais  nous 
ne  les  sentons  guère.  La  grande  distinction  de  AP  Amory  et  son 
grand  mérite  consistent  à  ne  pas  faire  souffrir  les  autres  de  ses 
propres  erreurs,  bien  qu'elle  en  souffre  elle-même;  elle  est  une 
déUcieuse  épouse  pour  le  mari  qu'elle  a  jugé  depuis  longtemps  et 
qui,  de  son  côté,  ne  la  prend  point  au  sérieux  ;  elle  est  une  déli- 
cieuse amie,  une  déUcieuse  maîtresse  de  maison,  une  mère  atten- 
tive, une  infatigable  danseuse;  elle  s'impose  d'être  superficielle- 
ment coquette  avec  Tredennis,  qu'elle  adore,  et  d'aller  partout  où 
l'on  s'amuse  quand  sa  santé,  son  humeur  lui  commanderaient  de 
rester  tranquille;  elle  suffit  à  tout  et  s'est  évidemment  juré,  avec 
une  bonne  volonté  louable,  de  tirer  le  meilleur  parti  possible  de 
son  sort,  d'être  satisfaite  quand  même  du  peu  qu'elle  a.  Gomment 
s'étonner  qu'une  pareille  contrainte  la  rende  nerveuse  à  l'excès? 
Cette  mondaine,  en  somme,  est  une  martyre.  Son  père  l'a  deviné 
le  premier,  mais  il  croit  que  l'objet  de  la  passion  contre  laquelle, 
d'un  effort  désespéré,  elle  lutte  sans  relâche,  n'est  autre  que  Lau- 
rence Arbuthnot,  ce  dandy  fourvoyé  dans  l'administration,  qui  pa- 
raît la  troubler  quand  il  chante  avec  trop  d'expression  la  Sérénade 
de  Schubert.  L'habitude  du  microscope  n'a  pas  rendu  très  clair- 
voyant le  digne  professeur,  puisqu'il  charge  Philip  Tredennis  de 
veiller  sur  M''^  Amory,  de  se  mettre  entre  elle  et  l'homme  qu'elle 
aime.  Voilà  comment  Plûlip,  qui,  en  réalité,  est  cet  homme,  l'homme 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  l^^9 

dangereux  à  son  insu,  se  trouve  amené  par  les  circonstances  à 
passer  dix  jours  à  la  campagne  en  tête-à-tête  avec  M'^  Amory.  Mais 
nous  n'avons  pas  un  instant  d'inquiétude.  11  est  de  force  à  lutter 
contre  ses  propres  sentimens  et  même  contre  ceux  qu'il  inspire. 
Seul  auprès  de  la  jeune  femme,  dans  une  sorte  d'Arcadie  où  rien 
ne  leur  rappelle  le  devoir,  il  veille  sur  sa  vertu  bien  loin  de  l'atta- 
quer, il  rivalise  de  désintéressement  et  de  délicatesse  avec  le  Garde 
du  corps  de  M.  Duruy  ;  cette  périlleuse  épreuve,  qui  aurait  pu  avoir 
de  si  funestes  résultats,  ne  lui  laisse  qu'une  recrudescence  de  res- 
pect pour  Bertha.  Il  l'a  vue  dépouillée  de  l'attirail  de  conventions 
qui  la  gâtait  à  ses  yeux,  de  son  jargon  ultra-moderne,  de  ses 
allures  évaporées,  revenue  naïvement  à  sa  nature  véritable  ;  la 
femme  à  la  mode  s'est  effacée  devant  une  jeune  mère  attentive  au 
chevet  de  son  enfant  malade,  il  a  retrouvé  la  petite  Bertha  d'autre- 
fois, pour  l'amour  de  laquelle  il  a  tout  pardonné  à  M"  Amory.  Ce 
retour  au  passé  n'aura  que  la  durée  d'un  rêve  ;  Bertha,  qui  en  a 
senti  le  danger,  se  rejettera  plus  que  jamais  dans  le  tourbillon  qui 
est  sa  sauvegarde.  Mais  en  vain  cherchera-t-elle  à  se  calomnier, 
Phihp  lui  répétera  toujours  avec  une  obstination  sublime  : 

—  Je  ne  vous  crois  pas.  Déguisez-vous  tant  que  vous  voudrez. 
Je  sais  qui  vous  êtes,  ce  que  vous  valez;  je  vous  ai  vue  à  l'œuvre. 
Il  y  a  des  jours  sur  lesquels  vous  ne  pouvez  revenir. 

A  quelles  épreuves,  du  reste,  sera  mise  sa  confiance  !  L'une  des 
lubies  récentes  de  M'^  Amory  est  la  politique  :  au  Capitole  des  dé- 
bats excitans  occupent  l'attention  publique  dans  ce  moment-là;  elle 
les  suit  tous  les  jours  pendant  une  heure  ou  deux,  en  prenant  sur 
son  calepin  de  petites  notes  satiriques  et  des  croquis  de  profils 
sénatoriaux  qu'elle  montre  le  soir  à  ses  intimes  pour  les  amuser. 
Son  mari  encourage  ce  genre  de  passe-temps  ;  il  la  pousse  à  lire  les 
journaux,  à  recueillir  des  renseignemens,  ce  qu'elle  fait  d'ailleurs 
sans  le  moindre  sérieux,  mais  surtout  il  lui  impose  la  présence  peu 
agréable  d'un  certain  sénateur  Planefield,  qui  l'accable  de  ses  bou- 
quets et  de  ses  vulgaires  galanteries.  Lorsqu'elle  s'étonne  d'avoir 
aussi  souvent  à  sa  table  le  sénateur  Planefield  et  des  amis  ou  col- 
lègues de  ce  personnage,  qui  ne  sont  guère  plus  intéiessans  que 
lui-même,  Amory  lui  répond  que  ces  dîners  assurent  le  succès  de 
la  lameuse  affaire  de  Westoria,  succès  qui  d'ailleurs,  à  l'entendre, 
ne  lui  inspire  qu'un  intérêt  d'amateur  ;  mais  celte  affaire  dont  tout 
Washington  s'occupe  depuis  qu'elle  est  sur  le  tapis  a  un  passé  si 
dramatique,  elle  promet  d'avoir  un  si  splendide  avenir  qu'il  est  im- 
possible de  ne  point  se  passionner  pour  elle.  Les  terres  de  Wes- 
toria portent  le  nom  de  leur  délunt  possesseur,  l'infortuné  Westor, 
qui  s'est  tué,  faute  d'avoir  réussi  à  faire  voter  le  chemin  de  fer  in- 
TOME  xcviii.  —  1890.  29 


A50  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

dispensable  à  l'exploitation  d'une  mine  de  charbon  qu'il  possédait- 
Il  faut  dire  que  cet  échec  avait  été  accompagné  pour  lui  de  circon- 
stances particulièrement  cruelles.  A  la  construction  du  chemin  de 
fer  était  attaché  son  mariage  avec  une  jeune  fdie  de  Washhigton 
que  recherchait  aussi  un  personnage  politique  très  influent,  si  in- 
fluent qu'il  sut  empêcher  le  vote  de  passer  pour  s'approprier  du 
même  coup  la  demoiselle.  Westor  se  trouva  un  matin  sans  espé- 
rances,  sans  le  sou  et  sans  fiancée,  grâce  aux  machinations  d'mi 
soi-disant  protecteur  sur  l'aide  duquel  il  comptait,  car  le  traître 
avait  fait  semblant  de  travailler  pour  lui.  Une  folie  de  désespoir  le 
prit,  il  se  brûla  la  cervelle.    C'est  ce   qu'on  pourrait   appeler  le 
roman   d'un   chemin  de  ier.   Depuis,  les  terres,  vendues  à  bas 
prix  par  des  héritiers  ignorans  de  leur  valeur  réelle,  sont  tombées 
dans  les  mains  de  spéculateurs  habiles  et  haut  placés  ;  la  question 
du  grand  chemin  de  fer  a  été  de  nouveau  discutée,  elle   semble 
depuis  peu  tout  près  d'aboutir.  Planefield  est  parmi  ceux  qui  y  ga- 
gneraient le  plus,  et  Amory  a  placé,  sans  le  dire,  dans  cette  aflau-e 
une  fortune  qui  est  celle  de  sa  femme.  Maintenant  il  se  sert  pour 
parvenir  de  sa  femme  elle-même.  Pourquoi  n'emploierait-elle  pas 
utilement  les  qualités  qu'elle  possède,  au  lieu  de  les  gaspiller?  On 
n'a  raison  des  sénateurs  et  des  députés  qu'au  moyen  de  l'intrigue, 
et  les  intrigans  de  profession,  les  intrigantes  surtout,  réussissent 
moins  mûrement;  on  les  connaît,  leur  but  se  laisse  trop  deviner, 
tandis  qu'une  maîtresse  de  maison  accomplie  peut  réunir  autour 
d'elle  et  enjôler  à  souhait  des  gens  sans  méfiance.  Ainsi  raisonne 
Richard  Amory.  —  Après  tout,  se  dit-il,  où  est  le  mal?  —  Le  mal 
serait  peut-être  d'exposer  une  femme,  si  vertueuse  qu'elle  soit, 
à  de  brutales  convoitises.   Le  mal  serait  de  lui  amener  ce  gros 
homme  au  verbe  haut  et  aux  yeux  hardis,  qui  métaphoriquement 
a  toujours  l'ah'  d'avoir  les  mains  dans  ses  poches  en  affectant  les 
apparences  du  sans-gêne,  justement  pour  cacher  qu'il  est  souvent 
embarrassé,  faute  des  premiers  rudimens  du  savoir-vivre.  Pla- 
nefield est  ignoble  et  compromettant,  mais  Amory  ne  voit  que  ce 
qu'il  lui  convient  de  voir  ;  son  optimisme  systématique  l'empêche 
de  s'alarmer  de  rien.  L'inconséquence  dont  il  se  pique  l'entraîne 
toujours,  d'ailleurs,  du  côté  qu'il  croit  lui  être  avantageux.  Tre- 
dennis,  l'un  des  premiers,  fait  cette  observation.  Il  n'a  jamais  eu 
de  goût  pour  Amory,  toute  raison  personnelle  à  part,  il  a  flairé  très 
vite  un  hideux  égoïsme  sous  son  agréable  laisser-aller  et  sa  fausse 
franchise. 

La  pensée  des  abîmes  où  peut  être  entraînée  celle  qu'il  aime 
l'épouvante,  il  a  le  courage  d'avertir  Bertha  de  certains  mauvais 
bruits  qui  commencent  à  courir  sur  son  compte,  et  c'est  entre  eux 
le  signal  d'une  quasi  brouille,  M''' Amoryayant  repoussé  ses  conseils 


UN    ROMANCIFR    ANGLO-AMÉRICATN.  /l51 

avec  hauteur,  même  avec  dureté.  Comment  Tredcnnis  compren- 
di*ait-il  que  la  malheureuse  n*a  qu'une  peur  au  monde,  la  peur  de 
s'abandonner  trop  volontiers  à  sa  protection,  à  sa  tendresse,  qu'elle 
s'entoure  avec  obstination  de  tout  ce  qui  peut  la  séparer  de  lui, 
qu'elle  se  calomnie  à  plaisir?  Il  y  a  de  l'héroïsaie  dans  ses  torts 
appareus.  Mais  quoiqu'elle  n'ait  pas  hésité  à  blesser  son  meilleur 
ami,  elle  sait  qu'il  n'a  que  trop  raison,  et,  sans  en  convenir  avec 
personne,  elle  forme  la  résolution  d'en  finir  avec  un  genre  de  vie 
qui  lui  pèse.  Prenant  pour  prétexte  sa  santé,  visiblement  atteinte, 
elle  parle  de  quitter  Washington;  impossible,..  Amory  ne  veut 
rien  entendre.  La  présence  de  sa  femme  est  indispensable  à  la 
conclusion  de  l'alïaire;  il  faut  qu'elle  reste  coûte  que  coûte,  qu'elle 
mette  au  service  d'une  bande  de  spéculateurs  avides  son  esprit, 
ses  amitiés,  son  salon,  lequel  de  plus  en  plus  se  remplit  de  per- 
sonnages étranges,  prenant  tous  un  intérêt  plus  ou  moins  du-ect 
au  futur  chemin  de  fer  ;  leur  présence  envahissante  chasse  les 
anciens  habitués;  bientôt  ce  qui  a  été  chuchoté  tout  bas  se  pro- 
clame tout  haut  :  les  Amory,  mari  et  femme ,  sont  considérés 
comme  des  intrigans  adonnés  corps  et  àme  au  lobhyisme  le  plus 
répréhensible.  Bertha  s'aperçoit  peu  à  peu  de  la  froideur  relative 
d'un  monde  dont  elle  était  la  reine  ;  ce  monde  se  transforme  au- 
tour d'elle;  tous  les  gens,  fort  communs  pour  la  plupart,  qu'elle 
est  obligée  de  recevoir,  ont  quelque  raison  de  venir  chez  elle,  qui 
n'est  point  raison  de  convenance  ou  de  sympathie  ;  on  fait  des 
affaires  sous  son  patronage.  Chaque  jour  des  devoirs  nouveaux, 
tous  assez  mystérieux,  incombent  à  la  pauvre  créatm-e;  elle  est 
forcée  d'aller  chez  une  femme  plus  que  déplaisante,  parce  que  le 
mari  de  cette  femme  est  membre  d'un  comité  ;  il  lui  faut  séduire 
des  gens  de  l'ouest  sans  éducation,  des  gens  du  sud  trop  inflam- 
mables, supporter  la  fatigue  mentale  et  physique  qui  s'attache  à 
ses  réceptions  aussi  nombreuses  que  mêlées. 

Parmi  les  hommes  politiques  qu'elle  est  chargée  de  gagner  à  la 
cause,  se  trouve  un  sénateur  du  nom  de  Blundel,  déjà  vieux,  assez 
inculte,  sans  tact  et  sans  manières,  mais  d'un  caractère  droit  et 
d'une  intégrité  parfaite,  qui  se  prend  d'affection  pour  cette  petite 
personne  plus  charmante  que  toutes  celles  qu'il  ait  jamais  eu  l'oc- 
casion de  rencontrer  dans  sa  vie  très  peu  mondaine,  —  affection  à 
demi  paternelle  et  doublée  de  curiosité,  car,  si  la  femme  l'attire,  il 
se  méfie  du  mari.  Celui-ci,  qui  s'est  engagé  secrètement  dans  des 
spéculations  de  toute  sorte,  est  alors  à  peu  près  ruiné  ;  il  n'a  plus 
d'espoir  que  dans  l'affaire  de  Westoria;  si  elle  manque,  il  se  sent 
perdu.  La  peur  d'échouer  le  rend  téméraire,  il  passe  des  démar- 
ches, des  instances,  des  offres  voilées,  à  une  franche  tentative 
de  corruption,  conduite  par  les  mains  de  sa  femme  qui  agit  en 


452  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

aveugle,  sans  savoir  ce  qu'elle  fait.  Supposons  qu'un  enfant  lasse 
sauter  un  tonneau  de  poudre  en  jouant  avec  des  allumettes  ;  il  ne 
serait  pas  plus  surpris,  plus  terrifié  que  ne  l'est  Bertha  devant  un 
autre  genre  d'explosion.  Mais  la  colère  du  sénateur  Blundel  ne  se 
tourne  pas  contre  elle;  ce  brave  homme  est  persuadé  de  son  inno- 
cence, malgré  toutes  les  preuves  apparentes  du  contraiie.  Par 
pitié  pour  elle,  il  jette  au  feu,  sans  l'ouvrir,  l'enveloppe  qu'elle  lui 
a  remise  de  la  part  de  son  mari  et  promet  d'en  ignorer  le  contenu, 
de  ne  point  dénoncer  au  pays  tout  entier,  comme  il  en  aurait  envie, 
cette  démarche  effrontée.  Malgré  tout,  des  rumeurs  fâcheuses  cir- 
culent sur  la  fin  lamentable  de  la  grande  affaire  iveslorienne  et  sur 
la  fuite  d'Amory,  qui,  démasqué,  ruiné,  n'a  trouvé  rien  de  mieux  à 
faire  que  de  passer  à  l'étranger  en  laissant  à  d'autres  le  soin  de 
défendre  la  réputation  de  sa  femme.  Blundel  etTredennis  s'acquit- 
tent de  cette  tâche  de  la  façon  la  plus  chevaleresque.  La  malheu- 
reuse Bertha  leur  doit  de  n'être  pas  mise  au  ban  de  la  société. 
Celui  qu'elle  a  tant  lait  souffrir,  le  sublime  Phihp,  va  jusqu'à 
essayer  de  lui  persuader  qu'Amory  n'a  joué  que  par  ses  ordres 
avec  de  l'argent  qui  lui  appartenait.  Bertha  voit  qu'il  veut,  au  prix 
d'un  mensonge,  la  laisser  riche;  non  seulement  elle  refuse  ce 
secours  matériel  inacceptable,  mais  encore,  avec  un  courage  sur- 
humain, elle  exige  que  l'homme  dont  la  grandeur  ne  lui  est  jamais 
plus  clairement  apparue  s'éloigne,  la  laisse  toute  à  ses  derniers 
devoirs,  à  ses  devoirs  de  mère.  Tredennis  sera  tué  bientôt  après 
dans  une  escarmouche  contre  des  Indiens  rebelles,  et  la  petite  Janey 
Amory  héritera  de  la  fortune  dont  sa  mère  n'a  pas  voulu.  C'est 
tout  de  bon  une  veuve  qui  vit,  triste  et  le  cœur  brisé,  chez  le  profes- 
seur Herrick,  mais  nul  ne  sait  le  nom  de  celui  dont  en  secret  elle 
porte  le  deuil  inconsolable.  M.  Richard  Amory  s'est  fixé  à  Paris;  il  y 
brille  au  milieu  de  la  colonie  américaine  en  continuant  des  spécu- 
lations qui  sont  quelquefois  heureuses. 

Tel  est  ce  roman,  où  la  préoccupation  de  soutenir  certaines 
thèses  nuit  à  l'intérêt  de  l'intrigue  et  au  naturel  du  dialogue.  Par 
exemple,  les  saiUies  spirituelles  de  Bertha  sont  entremêlées  de 
tirades  telles  que  celles-ci  qui  n'ont  que  fort  peu,  on  en  convien- 
ckd,  l'allure  habituelle  de  la  conversation;  il  s'agit  d'un  président 
de  la  République,  nouvellement  élu  : 

—  Oui,  en  effet,  dit  M"  Amory,  il  a  l'air  fatigué,  bien  que  ce 
soit  assez  déraisonnable  de  sa  part.  Il  n'a  rien  à  faire,  en  somme, 
que  suffire  aux  demandes  de  deux  partis  politiques  qui  se  haïssent 
et  à  réparer  les  sottises  commises  pendant  des  douzaines  d'années 
par  ses  prédécesseurs.  Pour  cela  il  a  quatre  ans  devant  lui  et  tout 
le  monde  lui  donne  des  conseils.  Je  me  demande  s'il  est  content  et 
s'il  se  rend  compte  au  juste  de  ce  qui  lui  est  arrivé.  Il  n'est  pas 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  Û53 

roi,  il  n'a  pas  la  ressource  d'essayer  une  couronne  dans  ses  uio- 
mens  d'incertitude,  il  n'est  pas  obligé  de  se  vêtir  à  l'occasion  de 
velours  et  d'hermine,  ce  qui  aide  les  princes  à  se  persuader  de  la 
réalité  des  choses;  comment  y  parviendrait-il,  lui  qui  ne  porte  que 
l'habit  de  tout  le  monde,  qui  ne  se  sent  pas  le  di-oit  de  couper  les 
têtes  à  son  gré,  qui  n'a  pas  le  moindre  donjon  sous  la  main?  Peut- 
être  comprend-il  qu'il  nous  en  impose  et  est-il  un  peu  honteux  de 
lui-même.  Je  me  demande  s'il  n'est  pas  poursuivi  par  un  fantôme 
désagréable  qui  pei'siste  à  lui  rappeler  le  jour  où  il  ne  sera  plus 
qu'un  ex-président  abject  et  où  nous  le  plaindrons  quand  nous  ne 
le  condamnerons  pas.  Traîné  au  Gapitole  dans  le  char  triomphal  du 
nouveau-venu,  il  saura  qu'il  est  éveillé  de  son  rêve  et  il  appellera 
peut-être  ce  rêve  un  cauchemar,  avec  une  certaine  satisfaction  qu'il 
soit  passé. 

Ailleurs,  nous  tombons  d'une  belle  scène  d'amour,  d'une  situa- 
tion palpitante  d'intérêt,  à  quelque  tableau  de  l'élection  présiden- 
tielle. L'auteur  nous  montre  comment,  pendant  la  campagne  élec- 
torale, tel  candidat  est  traîné  dans  la  boue,  voit  ses  mœurs  attaquées, 
son  honneur  flétri,  ses  capacités  absolument  niées,  tous  les  événe- 
mens  de  son  passé  politique  et  privé,  livrés  à  la  dérision  publique. 
Sur  lui  les  avis  sont  singulièrement  partagés.  Les  uns  soutiennent 
que  son  éducation  a  été  négUgée  au  point  qu'à  sa  majorité  il  ne 
savait  pas  lire,  et  les  autres  qu'il  comprenait  le  grec  dès  l'âge  de 
quatre  ans;  ceux-ci  qu'il  est  un  faussaire  et  un  bandit,  ceux-là  qu'il 
est  un  modèle  de  vertu  et  de  probité  ;  beaucoup  d'autres  faits  con- 
tradictoires sont  prouvés  d'une  manière  indiscutable  au  grand  amu- 
sement de  la  foule.  Puis  après  l'élection,  il  semble  tout  à  coup  que  ce 
personnage  tant  discuté  n'ait  jamais  eu  d'histoire,  tant  son  histoire 
importe  peu  ;  il  a  devant  lui  un  espace  de  quatre  ans  qu'il  faut  utili- 
ser... Après  cela,  le  déluge.  Ses  adversaires  se  vantent  de  la  justesse 
de  leurs  pronostics  touchant  une  nullité  qui  se  montre  en  toutes 
choses  ;  ses  partisans  l'admonestent  avec  douceur,  quand  ils  ne 
crient  pas  à  l'ingratitude,  leurs  services  n'étant  jamais  suffisamment 
récompensés.  Le  président  est  en  face  d'une  agréable  alternative; 
celle  de  passer  pour  un  renégat  ou  pour  un  vendu.  Le  salut  du  pays 
n'est  censé  possible  qu'à  la  condition  qu'il  procure  des  places  à  tous 
ceux  qui  en  briguent.  S'agit-il  de  former  un  cabinet?  On  l'avertit 
qu'il  ne  se  rendra  le  Sud  favorable  qu'en  choisissant  A..,  que  le 
]Nord  ne  lui  pardonnera  jamais  de  ne  pas  élire  B..,  que  pour  balayer 
l'Ouest  il  faut  D..,  que  pour  unir  le  pays  tout  entier  E...  serait  in- 
dispensable. Les  circonstances  lui  ayant  fait  appeler  G...  au  minis- 
tère, les  prophéties  recommencent  sur  la  chute  inévitable  du  gou- 
vernement et  la  perte  infaillible  du  pays  tout  entier;  mais,  après 


454  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

des  efforts  acrobatiques  extraordinaires,  il  se  trouve  que  l'équi- 
libre est  recouvré  ;  on  conclut  alors  que  les  catastrophes  prévues 
sont  probablement  remises  aux  prochaines  élections,  on  pousse  un 
soupir  de  soulagement,  et  c'est  toujours  à  recommencer. 

Hélas  !  nous  connaissons  par  expérience  cet  état  de  choses  répu- 
blicaines, nous  le  considérons  sans  plaisir;  malgré  tout  l'intérêt 
que  les  amours  inavouées  de  Philip  et  de  Bertha,  les  coupables 
spéculations  d'Amory,  les  talens  de  société  de  Laurence  Ârbuthnot, 
la  bonhomie  du  sénateur  Blundel  et  autres  assaisonnemens  dis- 
tribués d'une  main  savante  peuvent  ajouter  au  récit  des  embarras 
et  des  fautes  de  l'administration,  nous  quittons  sans  regret  ces 
deux  volumes,  un  peu  surchargés,  pour  la  courte,  simple  et  déli- 
cieuse histoire  du  Petit  lord  Fauntleroy,  une  histoire  racontée  aux 
enfans  et  qui  enchante  les  grandes  personnes. 

III. 

L'éducation  d'un  terrible  grand-père  par  le  plus  charmant  des 
petits-fils,  tel  est  le  sujet  de  Lit/le  lord  Fauntleroy  ;  chez  nous  ce 
sujet  passerait  pour  subversif,  puisqu'il  est  convenu  que  dans  tous 
les  livres  dédiés  à  la  jeunesse,  les  parens  et  les  maîtres  doivent 
être  sans  reproche,  mais  en  Angleterre  et  en  Amérique  on  se  soucie 
beaucoup  moins  qu'en  France  de  servir  aux  enfans  une  leçon  de 
morale  toute  laite,  si  l'on  se  préoccupe  davantage  de  ne  pas  scan- 
daliser leurs  aînés  par  des  peintures  trop  libres  et  trop  hardies.  Les 
Souvenirs  de  Jeunesse  du  comte  Tolstoï  n'y  auraient  pas  été  expur- 
gés avant  de  devenir  un  livre  d'étrennes  et  la  première  partie  de 
VHistoire  de  Sybille  irait  dans  toutes  les  mains.  Il  y  a  une  re- 
marque très  caractéristique  à  faire  en  passant  :  ici  l'on  dissimule 
avec  soin  la  vérité  de  la  vie  à  ceux  qui  savent  lire  jusqu'au  mo- 
ment convenu  où  les  derniers  voiles  sont  brutalement  arrachés, 
ne  laissant  rien  dans  l'ombre,  pas  même  ce  qui  gagnerait  le  plus  à 
y  rester;  là-bas  il  y  a  moins  de  scrupules,  moins  derôseiTC  au  dé- 
but, beaucoup  moins  de  bandelettes  et  de  hsières,  mais,  en  revan- 
che, un  respect  indéfiniment  prolongé  de  la  décence  ;  bref,  pour 
continuer  les  comparaisons,  l'on  ne  passe  pas  d'une  fade  bouillie 
aux  plus  brûlantes  épices,  on  se  nourrit  à  tout  âge  de  viandes 
saines  et  sans  grand  apprêt.  Little  lord  Fauntleroy  ne  pouvait  voir 
le  jour  que  dans  un  pays  où  la  morale  littéraire  est  ainsi  comprise. 
Ce  sera  sa  rare  et  heureuse  fortune  de  faire  pleurer  et  sourire 
encore,  chaque  fois  qu'ils  le  reprendront,  ceux  qui,  vingt  années 
auparavant,  l'auront  lu  avec  délices,  et  de  séduire  les  blasés  après 
avoir  gagné  le  cœur  des  naïfs. 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  455 

Le  fils  cadet  d'une  grande  maison  d'Angleterre,  Gedric  Errol, 
a  encouru  la  disgrâce  de  sa  famille  par  une  mésalliance.  Tandis 
qu'il  voyageait  en  Amérique,  il  a  rencontré  la  plus  jolie  des  demoi- 
selles de  compagnie  et  a  eu  le  tort  de  la  donner  pour  bru  à  un 
homme  infatué  de  son  rang  tel  que  le  vieux  comte  de  Dorincourt. 
De  là  rupture  complète  entre  le  père  et  le  fils.  Ce  dernier  est  mort 
jeune,  laissant  à  sa  veuve  le  soin  d'élever  un  petit  garçon  qui  passe 
les  sept  premières  années  de  sa  vie  dans  le  modeste  intérieur  ma- 
ternel, sans  beaucoup  de  compagnons  de  son  âge,  prématurément 
réfléchi,  comme  les  enfans  voués  à  la  société  habituelle  des  grandes 
personnes  le  sont  toujours.  Soudain,  un  événement  extraordinaire  se 
produit;  le  comte  de  Dorincourt,  ayant  perdu  successivement  ses 
fils  aînés,  deux  irancs  mauvais  sujets,  lait  réclamer  à  l'improviste 
le  dernier  rejeton  de  sa  race;  il  envoie  son  homme  d'affaires, 
M.  Havisham,  tout  exprès  à  New-York.  Or  le  jour  où  M.  Havisham 
se  présente  chez  M""®  Errol,  Gedric  a  eu  justement  une  intéressante 
conversation  avec  l'épicier  du  coin,  M^'Hobbs,  farouche  républicain, 
très  occupé  de  politique  et  aussi  hostile  dans  sa  boutique  à  l'aris- 
tocratie anglaise,  que  le  comte  de  Dorincourt  peut  l'être  dans  son 
château  à  la  canaille  américaine.  Hobbs  s'est  beaucoup  échauffé 
contre  les  grands  seigneurs  à  propos  de  certaine  ùuage  de  YIllus- 
trated  Londoii  ISews  qui  représente  une  cérémonie  à  la  cour. 

—  Du  train  dont  vont  ces  gens-là,  vous  verrez  ce  qui  les  attend. 
On  en  aura  bientôt  assez,  et  ceux  qu'ils  auront  foulés  aux  pieds 
les  feront  sauter  en  l'air,  oui,  eux  tous,  les  marqui-^,  les  comtes 
et  le  reste. 

Gedric  était  perché  comme  de  coutume  sur  un  très  haut  tabou- 
ret parmi  les  pains  de  savons  et  les  paquets  de  chandelles,  son 
chapeau  en  arrière,  ses  mains  dans  ses  poches  pour  mieux  hniter 
M'  Hobbs. 

—  Avez-vous  connu  beaucoup  de  marquis,  demanda-t-il,  beau- 
coup de  comtes? 

—  Ma  foi,  non,  répondit  l'épicier  avec  indignation.  Je  voudrais 
en  attraper  un  dans  ma  boutique,  je  ne  vous  dis  que  ça.  Jamais  je 
ne  soufli'irai  que  des  tyrans  viennent  rôder  autour  de  mes  boîtes  à 
biscuits. 

Et  il  s'épongea  le  front  en  regardant  autour  de  lui  d'un  air  farouche. 

—  Peut-être  ne  seraient-ils  ni  comtes  ni  marquis  s'ils  pouvaient 
être  autre  chose,  murmura  Gedric,  pris  d'une  pitié  vague  pom-  leur 
malheureuse  condition. 

—  Vous  vous  imaginez  cela!  cria  M'  Hobbs.  Ils  en  tirent  gloire, 
au  contraire,  ils  ont  ça  dans  le  sang.  G'est  une  méchante  espèce... 

Au  milieu  de  ce  dialogue  instructif,  la  bonne  de  Gediic  est  venue 


456  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

le  chercher,  tout  émue,  et  il  a  trouvé  chez  sa  mère,  en  rentrant,  un 
grand  monsieur  maigre  qui  l'a  regardé  d'un  air  curieux  et  satisfait, 
en  disant  : 

—  Ainsi  c'est  là  le  petit  lord  Fauntleroy  ? 

Grand  étonnement  de  Gedric  quand  la  chose  lui  est  expliquée  ; 
il  comprend  mal,  il  a  presque  peur,  il  aimerait  mieux  ne  pas  être 
lord,  aucun  des  petits  garçons  qu'il  a  connus  n'était  lord,  et  c'est  un 
chagrin  pour  lui  de  quitter  M'  Hobbs  à  qui  timidement  il  va  conter 
ce  qu'il  considère  comme  une  mauvaise  fortune. 

—  M""  Hobbs,  vous  avez  dit  hier  que  vous  ne  laisseriez  jamais 
des  lords  rôder  autour  de  vos  boîtes  à  biscuits  ;  eh  bien  !  il  y  en  a 
un  d'assis  sur  vos  biscuits  en  ce  moment  même  !  Je  suis  un  lord, 
ou  je  vais  en  être  un,  je  ne  veux  pas  vous  tromper. 

M""  Hobbs  se  lève  brusquement,  regarde  le  thermomètre,  puis  la 
figure  de  son  petit  ami,  pose  une  main  sur  la  tête  bouclée  du  bam- 
bin et  s'écrie  : 

■ —  Vous  avez  reçu  un  coup  de  soleil?  Par  un  jour  aussi  chaud, 
ce  n'est  pas  étonnant!  Qu'est-ce  que  vous  ressentez  ?  D'où  soufFrez- 
vous  ?  Depuis  quand  cela  vous  a-t-il  pris  ? 

Lorsque  Gedric  est  parvenu  à  lui  expliquer  que  son  grand-père, 
qu'il  ne  connaît  pas,  le  fait  demander  en  Angleterre,  M'  Hobbs  bal- 
butie, au  milieu  des  exclamations  les  plus  incohérentes  : 

—  Et  vous  croyez  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  vous  tirer  de  là? 

—  J'ai  peur  que  non,  répond  Gedric.  Maman  dit  que  mon  papa 
aurait  voulu  que  j'obéisse...  Mais,  si  je  dois  être  lord  malgré  moi, 
il  y  a  une  chose  que  je  peux  faire,  j'essaierai  d'être  un  bon  lord... 
Je  ne  serai  jamais  un  tyran,  je  vous  le  promets,  et  s'il  y  a  une  nou- 
velle guerre  avec  l'Amérique,  je  veux  tâcher  de  l'arrêter. 

Le  plus  grand  sacrifice  que  puisse  faire  Gedric  à  la  situation  qu'il 
n'a  pas  cherchée,  c'est  celui  de  l'intimité  avec  sa  mère,  qui  se  ré- 
signe à  l'abandonner,  quoi  qu'il  lui  en  coûte,  —  pour  son  bien,  dit- 
elle.  11  est  vrai  qu'elle  le  suivra  en  Angleterre  et  qu'elle  pourra  le 
voir  souvent,  —  le  vieux  earl  y  a  consenti,  avec  le  secret  espoir 
de  réussir  peu  à  peu  à  détacher  cet  enfant  de  sa  mère  en  comblant 
tous  ses  désirs,  en  lui  faisant  une  existence  aussi  brillante  qu'était 
obscure  et  modeste  celle  qu'il  avait  menée  auparavant.  Mais  Gedric 
n'est  pas  de  ceux  que  l'on  peut  aisément  corrompre;  toute  la  diplo- 
matie du  monde  se  brisera  contre  sa  jeune  vertu.  L'équipage  en- 
voyé à  sa  rencontre,  la  livrée  nombreuse^  le  parc  immense,  le 
château  majestueux,  l'émerveillent  bien  comme  la  réahsation  des 
images  qu'il  a  vues  dans  les  contes  de  fées,  mais  sans  qu'il  s'enor- 
gueillisse pour  cela  d'en  être  le  futur  possesseur  ;  il  aborde  avec 
confiance  un  vieillard  aux  traits  durs,  à  la  physionomie  impérieuse, 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  llbl 

et  il  plaît  à  cet  orgueilleux  gentilhomme  que  l'héritier  de  sa  race 
ne  montre  ni  gaucherie  ni  timidité,  qu'il  vienne  ainsi  se  blottir 
auprès  de  son  fauteuil  en  caressant  le  grand  chien  formidable 
qui  fait  peur  aux  autres  enfans.  De  quoi  parle  simplement  le  pe- 
tit Cedric?  De  ses  humbles  amis  d'Amérique,  des  pauvres  gens 
auxquels  il  a  fait  des  cadeaux  avec  l'argent  donné  par  son  grand- 
père,  qu'il  trouve  bon,  bien  que  personne  n'ait  jamais  été  de  cet 
avis.  Puis  il  le  force  à  regarder  le  portrait  de  Chérie,  —  c'est  ainsi 
qu'il  nomme  sa  maman,  —  et,  si  prévenu  que  soit  le  terrible  aïeul, 
il  commence  peut-être  dès  lors,  malgré  lui,  à  trouver  des  excuses 
au  mariage  américain,  qu'il  qualifiait  d'odieux. 

Une  série  de  tableaux  variés  nous  fait  assister  à  la  conquête  de 
l'ogre  par  un  petit  être  sans  défense,  qui  finit  par  rester  maître 
de  la  situation.  Cedric  est  aimable  parce  qu'il  est  naïf  et  aimant. 
La  puissance  que  ces  qualités  confèrent  équivaut  à  une  sorte  de 
royauté. 

Aussitôt  que  le  comte  de  Dorincourt  devient  susceptible  d'aimer 
quelqu'un,  il  devient  aussi,  non  pas  aussi  bon  que  le  croit  son 
petit-fils,  mais  déjà  meilleur,  puisqu'il  trouve  plaisir  à  faire  les 
choses  que  le  cœur  innocent  et  tendre  d'un  enfant  lui  suggère.  Il 
est  heureux,  honnêtement  heureux  pour  la  première  fois  de  sa  vie, 
et  le  bonheur  contribue  aussi  à  la  bonté  ;  le  vieux  seigneur  com- 
prend enfin  que  se  faire  craindre  n'est  pas,  après  tout,  l'idéal  d'une 
vie  humaine. 

Naturellement,  le  premier  effet  de  la  faveur  sans  bornes  dont 
jouit  lord  Fauntleroy  sera  l'entrée  triomphale  de  Chérie  dans  le 
château,  où  sa  place  est  marquée,  où  elle  apportera  le  charme 
de  sa  douceur  et  de  sa  grâce,  ce  charme  modeste  et  sou- 
verain qu'elle  a  su  transmettre  à  son  fils.  Et  des  circonstances  un 
peu  trop  romanesques,  peut-être,  amèneront  aussi  en  Angleterre 
quelques-uns  des  amis  américains  de  Cedric.  Le  plus  ancien,  l'épi- 
cier contempteur  de  la  noblesse,  ennemi  juré  des  privilèges,  répu- 
blicain jusqu'aux  moelles,  M'  Hobbs,  finira  même  par  y  rester.  Il 
abandonne  son  magasin  de  New- York  pour  le  village  d'Erlesboro, 
voisin  du  château,  dont  le  patronage  fera  prospérer  la  nouvelle 
boutique.  Le  comte  et  Hobbs  ne  deviendront  jamais,  on  peut  le 
croire,  précisément  intimes;  mais  l'épicier  affichera  peu  à  peu  des 
préjugés  beaucoup  plus  aristocratiques  encore  que  ne  peuvent 
l'être  ceux  de  Sa  Seigneurie.  Chaque  matin,  il  lira  dans  son  jour- 
nal les  nouvelles  de  la  cour  et  suivra  les  faits  et  gestes  de  la 
chambre  des  lords.  C'est  là  le  grain  d'humour  dont  M'^  Burnett  ne 
manque  jamais  d'assaisonner  ses  romans,  assaisonnement  tout 
américain,  quelquefois  un  peu  forcé,  mais  qui  a  bien  sa  piquante 


Û58  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

saveur,  —  rien  du  grim  humour,  notons-le,  de  la  Nouvelle-Angle- 
terre, accompagné  de  religion  et  où  la  tendance  morale  se  fait  sen- 
tir à  travers  la  plaisanterie  même.  Î\P*  Burnett  est  du  sud,  dans 
toute  l'acception  que  donnent  à  ce  mot  les  puritains  du  nord  ;  elle 
ne  cite  guère  la  Bible  et  on  ne  trouvera  dans  ses  écrits  ni  une  pa- 
rabole ni  une  leçon.  La  puissance  de  la  bonté  naturelle,  ingénue, 
ignorante  du  mal  paraît  être  son  thème  favori;  en  effet,  toute 
la  morale  du  Petit  lord  Fmmtleroy  pourrait  être  résumée  ainsi  : 
Celui  qui  ne  croit  pas  à  la  méchanceté,  qui,  par  conséquent,  n'en 
a  pas  peur,  ne  rencontre  pas  de  méchans. 

Cette  quasi-vérité  nous  est  prouvée  une  fois  de  plus  dans  un 
autre  récit  enfantin,  beaucoup  plus  court  que  le  premier,  Edithas 
Burglar. 

Edith  est  une  petite  fille  qui  a  l'âge  et  le  bon  cœur  de  Cedric  ; 
elle  sait,  pour  en  avoir  entendu  parler,  qu'il  existe  des  criminels  et 
au  lieu  de  les  craindre,  elle  les  plaint,  parce  que,  se  dit-elle,  per- 
sonne sans  doute  ne  leur  a  enseigné  à  mieux  faire.  La  nuit  donc 
où  un  voleur  s'introduit  dans  la  maison  et  où  elle  se  trouve  en 
face  de  ce  personnage,  elle  ne  crie  ni  ne  s'effraie  ;  elle  demande 
pohment  à  l'intrus  d'épargner  le  sommeil  de  sa  maman,  de  forcer 
sans  bruit  les  serrures  et  de  vouloir  bien  se  contenter  de  ses  bi- 
joux ;  au  besoin,  elle  y  joindra  ses  livres  de  récréation. 

Jamais  voleur  ne  fut  plus  étonné  de  sa  vie.  L'émotion  ne  l'em- 
pêche pas  d'emporter  tout  ce  qu'il  peut  et  même  l'écrin  particulier 
d'Edith  qui  lui  est  si  généreusement  offert.  Mais  la  suite  prouve 
qu'on  peut  être  voleur,  et  condamné,  et  déporté,  impénitent  par 
surcroit  et  farceur  jusqu'au  bout,  en  gardant  néanmoins  au  fond 
de  sa  pensée,  si  souillée,  si  grossière  qu'elle  puisse  être,  un  sou- 
venir attendri  qui  est  comme  la  première  révélation  du  bien.  Qu'on 
se  figure  un  animal  féroce  dans  la  gueule  duquel  un  petit  enfant 
viendrait  mettre  une  main  confiante  et  qui,  au  lieu  de  fermer  sur 
cette  main  ses  terribles  mâchoires,  la  laisserait  se  retirer  et  irait 
même  jusqu'à  la  lécher  amicalement  :  voilà  ce  qui  se  passe,  ou  il 
s'en  faut  de  peu,  entre  Edith  et  son  voleur. 

On  dit  que  M"^*  Burnett  va  se  consacrer  à  écrire  d'une  manière 
spéciale  pour  la  jeunesse;  nous  le  regretterions,  car  un  tour  de 
force  tel  que  celui  qu'elle  a  accompli  en  intéressant  tous  les  âges 
au  Petit  lord  Fmmtleroy  a  peu  de  chances  de  se  renouveler  ;  elle 
retombera  fatalement  dans  les  invraisemblances  et  dans  les  mièvre- 
ries qui  çà  et  là  déparent  Sarah  Creive  et  le  Voleur  d'Edith,  si  char- 
mantes que  soient  ces  deux  bluettes.  L'abus  de  l'imagination  est 
un  péril  duquel  il  faut  se  garder  en  notre  siècle  de  logique  et 
d'analyse.  Throitgh  one  administration,  malgré  la  recherche  évi- 


UN    ROMANCIER    ANGLO-AMERICAIN.  ^59 

dente  d'un  certain  réalisme  dans  la  peinture  générale  de  la  so- 
ciété, manque  un  peu  de  profondeur  et  de  finesse  lorsqu'il  s'agit 
de  celle  des  caractères;  la  psychologie  est  un  peu  trop  sommaire, 
un  peu  trop  réglée  selon  les  exigences  d'une  morale  bourgeoise. 
Par  exemple,  on  peut  reprocher  aux  deux  personnages  principaux, 
de  pousser  chacun  à  sa  manière  le  self-control  au-delà  des  limites 
du  possible.  Bertha  aura  beau  danser  éperdument  et  Philip  se  taire 
avec  obstination,  il  y  a  des  momens  où  ce  double  parti-pris  ne  doit 
pas  suffire.  Partout,  en  Amérique  comme  ailleurs,  les  plus  ver- 
tueux ont  des  défaillances  et  se  montrent  d'aventure  inférieurs  à 
eux-mêmes,  quittes  à  reprendre  aussitôt  les  rênes  de  leur  volonté 
chancelante;  c'est  de  ce  combat  que  doit  profiter  le  romancier  pour 
nous  inquiéter,  pour  nous  émouvoir,  pour  nous  donner  surtout 
l'impression  du  vrai.  Il  y  a  aujourd'hui  dans  les  lettres  un  grand 
souci  de  sincérité,  d'observation  intense.  Esquiver  une  question 
scabreuse  n'est  pas  la  résoudre,  et  on  ne  répond  pas  à  la  légitime 
curiosité  du  lecteur  en  supprimant  à  propos  ce  qui  risque  de  deve- 
nir incommode.  Que  iVP*  Burnett  s'interroge,  qu'elle  dise  si  elle  n'a 
pas  quelques  remords  d'avoir  si  aisément  disposé  du  charbonnier 
Lowrie  et  du  colonel  Tredennis,  parce  qu'il  fallait  marier  Joan  et 
laisser  Bertha  toute  à  d'austères  devoirs,  pour  la  plus  grande  satis- 
faction des  âmes  sensibles  ou  timorées  !  Or  ce  ne  sera  point  en  se 
proposant  d'amuser  les  enfans  qu'elle  gagnera  ce  qui  lui  manque 
sous  le  rapport  de  l'analyse  rigoureuse. 

A  en  croire  la  presse  américaine,  qui  annonce  avec  fracas  le  nombre 
énorme  de  dollars  payés  par  un  éditeur  magnifique  pour  son  prochain 
roman,  ce  roman  serait  un  incomparable  chef-d'œuvre,  mais  nous  ne 
voyons  malheureusement  dans  de  pareilles  réclames  qu'une  certaine 
tendance,  plus  frappante  aux  États-Unis  que  partout  ailleurs,  à  trai- 
ter les  affaires  d'art  et  de  littérature  comme  des  affaires  commer- 
ciales; nous  ne  nous  laissons  pas  éblouir  par  des  chiffres.  C'est  au 
temps  où  les  produits  de  l'imagination  étaient  cotés  moins  haut  sur 
le  marché  que  l'Amérique  a  vu  fleurir  les  Hawthorne  et  les  Edgar 
Poë.  Alors,  les  entreprises  httéraires  ne  rapportaient  guère  que  de 
la  gloire,  et  peut-être  la  littérature  y  gagnait-elle,  parce  que  ceux 
qui  en  avaient  la  passion  et  le  génie  étaient  seuls  à  s'y  livrer.  Nous 
voulons  espérer  que  l'auteur  si  bien  doué  de  That  Lms  o'  Lowrie 
et  de  Louisiana  se  défendi'a  contre  la  production  trop  rapide,  contre 
le  goût  du  succès  facile  et  contre  l'appât  du  gain  qui  ont  perdu  tant 
d'artistes  en  les  conduisant  droit  à  la  négligence  et  à  la  vulgarité. 


Th.  Bentzon. 


REVUE    MUSICALE 


UN     OPERA     IDEAL. 


Ce  titre  seul  indique  suffisamment  que  l'Opéra  dont  nous  allons  parler 
n'est  pas  le  nôtre.  Aussi  bien,  et  quoi  qu'on  puisse  dire,  ce  n'est  celui 
de  personne  :  ni  des  Anglais,  ni  des  Italiens,  ni  des  Espagnols,  ni 
même  des  Allemands.  Ne  vous  imaginez  pas  que  les  théâtres  lyriques 
étrangers  soient  tous  des  modèles.  Il  n'en  existe  qu'un  :  celui  de 
Bayreuth,  auquel  un  régime  artistique  et  financier  exceptionnel  assure 
tous  les  deux  ou  trois  ans  le  luxe  de  quelques  représentations,  excep- 
tionnelles aussi.  Il  y  a  donc  des  pailles,  et  parfois  davantage,  dans 
Tœil  de  nos  voisins.  Mais  il  y  a  des  poutres  dans  le  nôtre,  et  je  crois 
qu'il  est  grand  temps  de  les  voir.  Des  incidens  récens,  et  au  fond  assez 
mesquins  :  la  reprise  de  Lucie  et  l'ajournement  d'un  ouvrage  de  M.  Yé- 
ronge  de  la  Nux,  ont  soulevé  des  tempêtes  et  ameuté  les  journaux 
parisiens  contre  la  direction  de  l'Opéra.  Celle-ci  sans  doute  est  loin 
d'être  irréprochable  (nous  ne  nous  plaçons,  bien  entendu,  qu'au  point 
de  vue  artistique)  ;  mais  MM.  Ritt  et  Gailhard  ont  des  complices,  qu'il 
serait  injuste  d'épargner.  Pour  exposer,  sinon  pour  résoudre  la  ques- 
tion de  l'Opéra,  il  est  bon  de  l'élever  et  de  l'agrandir  un  peu.  On  ne  veut 
plus  de  ce  qui  est;  soit!  Pensons,  ou,  si  vous  voulez,  rêvons  à  ce  qui 
pourrait  être.  Les  rêves  parfois,  comme  la  nuit,  portent  conseil. 

L'Opéra  de  nos  rêves  serait,  d'après  une  définition  de  M.  Gounod,  je 
crois,  une  sorte  de  musée  musical,  où  l'on  représenterait  toujours  avec 
honneur  des  œuvres  d'honneur.  J'ignore  si  l'on  y  jouerait  Zaïre;  mais 
on  y  jouerait  Orphée,  Alceste,  Armide,  Iphigénie,  Fidelio,  Euryanlhe, 
Obèron  et  les  ouvrages  de  Berlioz,  inconnus  de  notre  génération.  On  y 


REVUE    MUSICALE.  llQi 

jouerait  le  répertoire  de  Wagner,  et  Paris  pourrait  admirer  Lohengrin 
et  la  V alkij rie yXonX  en  se  souvenant  de  Strasbourg  et  de  Metz.  La  Ligue 
des  patriotes  et  les  marmitons  feraient  peut-être  du  tapage  le  premier 
soir;  je  vous  jure  qu'ils  n'en  feraient  pas  le  second,  le  ministre  de 
l'intérieur,  on  le  sait,  pouvant  au  besoin  prendre  la  défense  des  direc- 
teurs, quand  on  les  attaque.  Non-seulement  nous  aurions  Lohengrin; 
mais,  nonobstant  la  participation  de  l'Italie  à  la  triple  alliance,  nous 
aurions  VOlcllo  de  Verdi  avec  M™*"  Caron,  avec  M.  Maurel,  si  le  compo- 
siteur exigeait  ces  deux  interprètes.  Au  lieu  de  tout  cela,  qu'avons-nous? 
Une  semaine  :  les  Huguenots,  Faust,  l'Africaine;  la  semaine  suivante  : 
V Africaine,  les  Huguenots  et  Faust.  En  moins  de  deux  mois,  les  abon- 
nés du  vendredi  se  sont  vu  offrir  quatre  fois  Lucie  et  la  Tempête  ;  l'année 
dernière,  ils  ont  entendu  vingt  fois  Roméo  et  Juliette.  Et  cependant  on 
laisse  annoncer  les  Troyens  en  Allemagne  et  représenter  Samson  et  Da- 
lila  en  province.  On  a  oublié  le  Roi  de  Lahore,  un  des  meilleurs  ouvrages 
dramatiques  de  M.  Massenet;  on  n'a  pas  réclamé  naguère  le  Roi  d'Ys 
à  M.  Lalo  ;  on  exile  à  Bruxelles  la  Salammbô  de  M.  Reyer  avec  M™®  Ca- 
ron, son  interprète,  et  l'on  reprend  Lucie  de  Lammermoor,  grâce  au 
dévoùment  d'un  spectateur  qui  se  trouve  être  un  ténor  et  consent  à 
chanter  Edgar,  pour  que  le  chef  de  l'État,  présent  à  la  solennité,  ne 
soit  pas  obligé  de  rentrer  à  l'Elysée  sans  avoir  vu  la  pièce.  Lorsqu'on 
donne  Aida,  c'est  bien  autre  chose  :  on  va  quérir  à  domicile  une  Am- 
neris  qui  n'appartient  plus  au  théâtre.  Quand  priera-t-on  M'""  Carvalho 
ou  M.  Duprez  de  sauver  la  représentation,  la  recette  surtout,  de  Faust 
ou  de  Guillaume  Tell? 

Si  du  moins  le  répertoire,  aussi  restreint  qu'invariable,  était  traité 
avec  les  égards  qui  lui  sont  dus,  comme  celui  du  Conservatoire,  par 
exemple!  Si,  faute  de  le  renouveler,  on  essayait  de  l'entretenir.  Mais 
au  lieu  d'embaumer  les  dépouilles  sacrées  des  vieux  chefs-d'œuvre, 
on  les  laisse  tomber  en  poussière.  Aux  inévitables  atteintes  du  temps, 
qu'on  ne  saurait  parer,  mais  qu'on  peut  amortir,  on  ajoute  tous  les 
jours,  par  la  mollesse,  la  négligence,  la  routine  de  l'interprétation,  des 
outrages  nouveaux,  et  de  ces  coups  de  pied  qui  achèvent  les  lions. 
Pauvres  Huguenots!  Pour  les  déshonorer  à  jamais,  on  ne  s'y  prendrait 
pas  d'autre  sorte.  Je  n'avais  pas  eu  le  courage  de  les  réentendre  de- 
puis certaine  exécution  de  cinquantenaire  qui  leur  avait  été  fatale. 
Bien  malgré  moi,  j'ai  dû  encore  assister  au  massacre,  La  représenta- 
tion des  Huguenots  est  la  représentation  type.  Avis  aux  directeurs  futurs 
d'un  Opéra  idéal,  s'ils  désirent  voir  comment  il  ne  faudrait  ni  faire 
ni  laisser  faire.  D'abord  il  ne  faudrait  pas  livrer  le  rôle  de  Raoul  à  un 
énergumène  ;  il  ne  faudrait  pas  permettre  à  un  ténor  de  vociférer 
quatre  heures  durant,  de  crier  le  premier  et  le  second  acte,  de  hurler 
le  quatrième,  et  de  se  colleter  avec  une  non  moins  hurlante  Valentine, 
en  poussant  des  cris  affreux.  L'Opéra  n'est  pas,  ou,  tel  que  nous  l'ima- 


IlQ2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ginons,  ne  serait  pas  une  baraque  de  foire  où  Ton  réglerait  le  duo  des 
Huguenots  comme  un  assaut  de  lutteurs.  Le'directeur  que  nous  rêvons 
aurait  sur  ses  pensionnaires  une  certaine  influence  artistique.  Il 
saura-it  et  pourrait  faire  des  observations,  donner  des  conseils;  il  veil- 
lerait à  la  sécurité  des  Huguenots  comme  le  directeur  du  Louvre  veille 
à  celle  de  la  Joconde  ou  des  Noces  de  Cana.  Il  exercerait  un  droit  de 
contrôle,  au  besoin  de  veto,  non-seulement  sur  les  premiers  sujets, 
mais  sur  les  derniers.  Soigneux  des  moindres  détails,  il  ne  tolérerait 
pas  qu'un  déjeuner  chez  le  comte  de  Nevers  ressemblât  à  un  repas 
de  concierges  ou  de  garçons  de  bureau.  Mais,  dira-t-on,  où  trouver  des 
coryphées  convenables?  Peut-être  dans  les  classes  du  Conservatoire, 
dont  on  formerait  les  élèves,  hommes  et  femmes,  aux  grands  rôles 
par  les  petits.  Ils  ne  seraient  pas  déshonorés  pour  chanter  quelques 
pages  seulement,  au  besoin  quelques  mesures  dans  un  chef-d'œuvre. 
Un  écolier  saurait  dire  le  couvre-feu  des  Huguenots  ;  un  lauréat  est 
incapable  de  jouer  Raoul.  Ils  le  prouvent  bien,  les  pauvres  jeunes  gens 
qu'on  lâche,  c'est  le  mot,  à  travers  des  partitions  dont  ils  connaissent 
un  air  seulement  :  celui  qui  leur  a  valu  leur  diplôme,  Sésame  préma- 
turé d'une  porte  qu'ils  ne  devraient  pas  sitôt  franchir. 

N'insistons  pas  sur  l'interprétation  musicale  des  Huguenots.  Depuis 
que  nous  en  avons  dit  notre  avis,  elle  n'a  pas  varié;  nous  non  plus. 
Quant  à  la  représentation  matérielle,  elle  est  à  la  hauteur  de  l'autre. 
L'article  1"  du  cahier  des  charges  accepté  par  la  direction  de  l'Opéra 
est  ainsi  conçu  : 

«  Le  directeur  sera  tenu  de  diriger  l'Opéra  avec  la  dignité  et  l'éclat 
qui  conviennent  au  premier  théâtre  l^Tique  national. 

«  L'Opéra  devra  toujours  se  distinguer  des  autres  théâtres  par  le 
choix  des  œuvres  anciennes  ou  modernes  qui  y  seront  représentées, 
par  le  talent  des  artistes  comme  par  la  richesse  des  décorations,  des 
costumes  et  de  la  mise  en  scène.  » 

De  tous  les  articles  du  cahier  des  charges,  voilà  le  plus  général  et 
peut-être  le  plus  complètement  méconnu.  Œuvres  anciennes  :  la  der- 
nière qu'on  ait  reprise  est  Lucie.  Quant  aux  œuvres  modernes,  si  l'Opéra 
se  distingue,  c'est  par  le  choix  de  celles  qui  n'y  sont  pas  représentées. 
—  La  richesse  des  décors  et  des  costumes  !  Les  uns  comme  les  autres 
tombent  en  loques.  La  prison  et  l'église  de  Faust  ressemblent  à  de 
vieilles  housses  de  lustrine.  On  joue  des  pièces  écossaises  sous  des 
plafonds  de  mosaïques  byzantines,  et  les  fenêtres  de  Lucie  donnent 
sur  des  jardins  de  palmiers  où  se  promènent  des  seigneurs  vêtus  à 
toutes  les  modes.  La  mise  en  scène!  —  Les  directeurs  de  l'Opéra  fe- 
raient bien  d'aller  à  Bayreuth  étudier  cette  partie  de  l'art  théâtral,  à 
laquelle  les  tendances  modernes  et  l'amour  toujours  croissant  de  la 
vérité,  au  moins  de  la  vraisemblance  scénique,  donnent  une  impor- 
tance de  plus  en  plus  grande.  Le  cahier  des  charges  parle  de  richesse. 


REVUE   MUSICALE.  Zl63 

Nous  n'en  demandons  pas  tant.  Il  suffirait  que  la  mise  en  scène  fût 
juste  et  intelligente,  qu'elle  aidât  au  lieu  de  nuire  à  l'effet  de  Tœuvre 
représentée.  Raoul,  par  exemple,  au  premier  acte  des  Huguenots,  ne 
pourrait-il  raconter  sa  rencontre  avec  une  inconnue  à  des  hôtes  qui 
l'écouteraient,  au  lieu  de  la  confier  au  souffleur,  qu'il  appelle  :  Bel  ange, 
reine  des  amours  !  et  de  tourner  le  dos  à  des  choristes  immobiles  et  in- 
différens.  E^t  quelle  lugubre  dinette  que  cette  Joyeusp-  orgie!  Elle  n'a 
d'égale  que  le  dernier  souper  de  don  Juan  entre  deux  dames,  dont  j'ai 
vu  jadis  l'une  manger  avec  ses  doigts  gantés  de  blanc. 

SuixTons-nous  les  Huguenots  de  scène  en  scène?  Rappelons  seule- 
ment, au  second  acte,  l'arrivée  de  Raoul,  les  yeux  bandés,  au  milieu 
de  vieilles  dames  rangées  en  demi-cercle  régulier  et  qui  chantent  sans 
un  élan,  que  dis-je?  sans  un  mouvement,  sans  un  geste,  ce  chœur  pé- 
tillant de  curiosité  et  de  malice  féminines.  Dans  les  trois  derniers 
actes,  vainement  le  drame  s'accentue  et  s'anime;  les  traditions,  pa- 
raît-il, imposent  les  mêmes  erremens.  Rataplan!  Rataplan!  chantent 
les  soldats  huguenots,  debout,  alignés  sur  deux  rangs,  et  face  au  pu- 
blic, comme  un  orphéon  le  jour  du  concours.  Faites-les  donc  s'asseoir 
devant  le  cabaret  et  trinquer  gaiement  à  la  santé  de  Coligny!  Que  l'un 
d'eux,  le  premier  venu,  se  lève  et  chante  son  refrain.  De  l'autre  côté 
de  la  scène,  que  les  femmes  catholiques  s'agenouillent,  mais  pas  au- 
près de  ce  maudit  souftleur,  pour  l'appeler  encore  Vierge  Marie,  comme 
Raoul,  au  premier  acte,  le  traitait  de  Reine  des  amours.  Ce  n'est  pas 
lui  qu'elles  doivent  regarder,  mais  le  cortège  nuptial  de  Valentine  et  la 
chapelle,  où  se  trouve  l'image  de  cette  Vierge  qu'elles  invoquent.  Et  le 
duel?  et  l'intervention  de  Marcel,  si  pathétique  dans  la  partition,  si 
molle  et  si  froide  à  la  scène  !  Et  la  mêlée  générale,  comprise  au  théâtre 
comme  une  leçon  de  solfège  pour  un  double  chœur  qui  ne  saurait  pas 
solfier!  La  musique  ne  manque  pourtant  ni  de  vigueur,  ni  d'âpreté,  ni 
de  mouvement.  Allez  voir,  à  Bayreuth,  le  finale  du  second  acte  des 
Maîtres  chanteurs,  et  vous  apprendrez  comment  se  meut  la  foule  au 
théâtre,  comment  une  mise  en  scène  bien  réglée  peut  donner  l'illusion 
de  tout  un  quartier  en  émoi. 

Ne  revenons  pas  sur  le  grand  duo  du  quatrième  acte,  horrible  pugi- 
lat où  les  notes  et  les  gestes  sont  remplacés  par  des  cris  et  des  ho- 
rions. Quant  au  cinquième  acte,  le  décor  en  est  plus  que  misérable,  et 
les  choristes  le  jouent  aussi  mal  qu'ils  le  chantent.  Quand  on  arrive 
pour  assassiner  les  gens,  on  ne  reste  pas  à  les  regarder  tranquillement 
au  travers  d'une  grille;  on  force  la  grille  et  on  se  jette  sur  eux.  Vrai- 
ment, on  se  demande  comment  Raoul,  Valentine  et  Marcel  peuvent 
s'élever  à  ce  comble  d'héroïque  folie  devant  des  meurtriers  qui  mar- 
chent vers  eux  à  pas  comptés,  de  l'air  le  plus  affable  du  monde. 

Voilà  pour  les  Huguenots.  Si  nous  étions  de  loisir,  tout  le  répertoire 
y  passerait.  Un  opéra  devrait  être  plus  qu'une  œuvre  d'art  :  l'œuvre  de 


h6h  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tous  les  arts;  mais  ce  sont  là  vérités  qu'on  ne  paraît  pas  soupçonner  à 
l'Académie  nationale  de  musique  ! 

Pourtant,  de  cette  décadence  et  de  ce  désarroi,  de  cet  abaissement 
esthétique,  la  direction  de  l'Opéra,  nous  le  disions  plus  haut,  n'est  pas 
seule  responsable.  Elle  a  des  complices  dans  les  personnes  et  dans  les 
choses  elles-mêmes.  Complice,  le  monument  de  M.Garnier;  complices, 
le  Conservatoire,  le  régime  administratif,  tel  ou  tel  règlement  relatif 
aux  pensions  de  retraite  ;  vous,  enfin,  abonnés,  et  nous,  public  de  l'Opéra, 
complices,  complices  de  toutes  ces  erreurs,  de  toutes  ces  fautes,  parmi 
lesquelles  il  en  est  de  réparables,  et  d'autres,  hélas  !  sans  remède. 

L'Opéra,  qui  n'est  peut-être  pas  le  plus  beau  monument  de  Paris,  en 
est,  à  coup  sûr,  le  moins  approprié  à  sa  destination.  Impossible  de 
consacrer  au  plaisir  des  yeux  et  des  oreilles  un  édifice  où  l'on  voie 
moins  bien  et  surtout  où  l'on  entende  plus  mal.  Il  a  coûté  quelque 
chose  comme  cinquante  millions;  chaque  année,  outre  l'intérêt  de 
cette  bagatelle,  il  engloutit  des  centaines  de  mille  francs  sous  ses 
voûtes  de  marbre,  de  mosaïque  et  d'or.  Le  budget  du  seul  balayage 
doit  être  supérieur  à  celui  de  l'orchestre.  Oh  !  la  somptueuse  volière  ! 
Quel  dommage  qu'elle  soit  si  chère  à  nettoyer  et  que  les  oiseaux  s'y 
égosillent,  quand  ils  ne  s'y  brisent  pas  la  voix  !  N'eût-il  pas  été  plus 
sage  d'élever  un  simple  théâtre  de  bois  et  de  briques,  sonore,  élégant 
et  confortable,  ni  trop  grand,  ni  trop  petit,  où  l'on  eût  joué,  avec  deux 
troupes  différentes ,  le  répertoire  de  l'Opéra  et  celui  de  l'Opéra- 
Comique?  Les  choses  se  passent  ainsi  à  Vienne,  où  l'on  est  peut-être 
aussi  musicien  qu'à  Paris.  Mais,  comme  dit  lady  Macbeth,  ce  qui  est 
fait  ne  peut  pas  ne  pas  être  fait,  et  nul  ne  songe  à  demander  la  démo- 
lition de  la  coûteuse  et  peu  commode  bâtisse. 

Ailleurs,  peut-être,  il  y  aurait  à  démolir,  ou,  du  moins,  à  réformer  : 
au  Conservatoire,  où  l'Opéra  recrute  son  personnel.  Que  le  Conserva- 
toire de  Paris,  dirigé  par  un  maître  éminent,  soit  le  premier,  ou  parmi 
les  premiers  de  l'Europe,  nous  ne  saurions  personnellement  y  contre- 
dire, d'abord  sans  ingratitude,  et  aussi  peut-être  sans  iniquité.  Ceux-là 
manquent  à  la  vérité  et  à  la  justice  qui  accusent  le  Conservatoire  d'im- 
puissance et  de  stérilité.  Le  Conservatoire  fait  des  élèves,  de  bons 
élèves  parfois,  qu'on  a  le  tort  seulement  de  prendre  trop  tôt  pour  des 
artistes.  Un  lauréat  du  Conservatoire  chante  les  premiers  rôles  comme 
un  Saint-Cyrien  d'hier  commanderait  un  corps  d'armée.  Pour  changer 
en  héros  d'opéra  l'apprenti  maçon  ou  cordonnier  de  Lille  ou  de  Tou- 
louse, il  faut  plus  d'un  an  d'études  vocales,  ou  autres.  Le  talent,  bien 
plutôt  que  le  génie,  est  une  longue  patience.  Ce  n'était  pas  trop,  pour 
former  des  musiciens,  de  l'enfance  passée  dans  les  maîtrises.  Ce  ne 
serait  pas  trop  de  l'adolescence  consacrée  tout  entière  à  l'éducation 
de  la  voix,  à  l'acquisition  du  style,  au  développement  de  l'intelligence 
et  du  cœur.  Imposez  l'internat  aux  élèves  du  Conservatoire  ;  empê- 


REVUE   MUSICALE.  /i65 

chez-les  d'aller  le  soir  essayer  leur  voix  et  corrompre  leur  goût  dans 
.les  "afès-concerts  du  quartier.  S'ils  veulent  s'exercer,  que  ce  soit  à 
rOpéra  comme  coryphées,  et,  au  besoin,  comme  choristes;  là,  du 
jmoins,  ils  prendront  l'habitude  de  la  scène  et  du  répertoire.  Obligez- 
,les  à  suivre  tous,  et  assidûment,  les  cours,  si  bien  faits  pour  eux  et 
itrop  peu  suivis  par  eux,  de  M.  de  Lapommeraye  et  de  M.  Bourgault- 
Ducoudray.  Veillez  à  leur  éducation  générale;  faites  de  vos  pension- 
naires plus  que  des  chanteurs  :  des  artistes.  Je  n'exige  pas  que  Raoul 
:de  Nangis  sache  par  cœur  la  Chronique  du  rlgnc  de  Charles  IX;  mais 
ije  n'admets  pas  qu'ÉIéazar  s'imagine  encore,  à  la  veille  de  débuter, 
jque  la  Juive  se  passe  en  1836. 

[  Sont-ce  là  d'impraticables  reformes  ?  Nous  en  rêvons  bien  d'autres. 
Nous  rêvons  d'un  opéra  discipliné,  oi^i  choristes  et  danseuses,  avant 
d'entrer  en  scène,  et  derrière  une  toile  de  fond,  ne  troubleraient  pas 
■la  représentation  du  bruit  de  leur  bavardage.  Si  les  règlemens  sur  les 
pensions  de  retraite  lient  les  mains  au  directeur  et  mettent  qui  doit 
commander  à  la  merci  de  qui  doit  obéir,  qu'on  change  les  règlemens. 
Et,  sans  aller  si  loin,  ne  suffit-il  pas  de  liquider  la  pension  d'un  artiste 
Ipour  pouvoir  le  congédier?  Il  faut,  dit-on,  à  l'Opéra,  des  choristes  qui 
'aient  l'habitude  du  répertoire.  Ceux-ci  en  ont  le  dégoût,  et  l'inspirent, 
'depuis  vingt  ou  trente  ans  qu'ils  le  ressassent  (et  nous  ne  parlons  pas 
jdes  plus  âgés).  Sont-ce  des  vieillards  et  des  aïeules  qui  chantèrent 
Ijadis,  une  seule  fois,  hélas!  Lohcngrin  à  l'Eden?  Les  quinze  cents  spec- 
Itateurs  de  cette  représentation  unique  peuvent  dire  comment  là-bas 
itout  le  monde  faisait  son  métier  et  son  devoir. 
i  A  l'Opéra,  le  désordre  est  partout.  Si  l'on  parle  sur  la  scène ,  on 
parle  bien  plus  dans  la  salle,  et  le  public  (le  public  abonné  surtout) 
jnous  paraît  encore  moins  à  plaindre  qu'à  blâmer.  Au  lieu  de  confier 
!à  la  critique  ses  doléances  et  ses  revendications,  que  ne  prend-il 
ses  intérêts  lui-même?  Il  serait,  lui  qui  paie,  le  meilleur  champion  de 
sa  propre  cause.  Qu'il  se  plaigne, qu'il  murmure;  au  besoin,  qu'il  siffle, 
les  occasions  ne  lui  manqueront  pas.  Mais,  au  lieu  de  protester,  que 
fait-il?  Il  ne  daigne  pas  même  écouter.  Il  réclame  un  théâtre  véritable- 
ment artistique  ;  mais  en  est-il  digne  seulement  ?  En  réalité,  n'a-t-on 
pas  toujours  l'Opéra,  comme  le  gouvernement  qu'on  mérite  ?  Nous 
péchons  par  tolérance  et  par  inattention.  J'ai  vu  le  public  supporter 
une  Fidès,  une  Bertha,  qu'un  parterre  de  province  eût  accueillies  par  des 
huées.  J'ai  vu  rappeler  Raoul  et  Valentine  avec  une  frénésie  égale  à 
celle  que  venait  de  déployer  ce  couple  épileptique.  Les  cris,  et  les  cris 
seulement,  voilà  ce  qui  réussit  à  forcer  de  temps  en  temps  l'oreille 
des  spectateurs.  Puis  les  messieurs  aux  plastrons  blancs  et  les  dames 
décolletées  retournent  à  leurs  propos  mondains,  à  leurs  éventails 
bruyans,    à  leurs   bonbons,  à   leurs   lorgnettes   distraites   et  vaga- 

TOME  xcviii.  —  1890.  30 


466  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bondes.  Ils  viennent  une  fois  par  semaine  se  réunir  et  se  retrou- 
ver dans  le  salon  le  plus  banal  et  le  plus  doré  de  Paris.  11  s'agit  bien 
pour  eux  de  musique,  de  vieux  chefs-d'œuvre  ou  d'ouvrages  nouveaux! 
A  peine  savent-ils  ce  qu'on  joue;  mais  ils  sont  en  toilette  et  ils  bavar- 
dent. Un  jour  ou  l'autre  ils  joueront  au  lohist  et  prendront  le  thé. 
«  Il  se  fit  dans  le  ciel  un  silence  d'une  demi-heure.  »  Quand  l'auteur 
de  V Apocalypse  a  signalé  cet  événement,  il  savait  bien  que  le  ciel  seul 
pouvait  être  le  théâtre  d'un  fait  aussi  extraordinaire.  Quel  directeur 
d'Opéra  saura  forcer  ou  amener  le  public  à  se  taire?  Lequel  osera  le 
prier,  comme  on  fait  au  Conservatoire  et  chez  M.  Lamoureux,  de  ne 
pas  entrer  ni  sortir  pendant  l'exécution  des  morceaux,  c'est-à-dire  ici, 
des  actes?  Qui  protégera  les  spectateurs  assis  et  attentifs  contre 
l'odieux  passage  des  retardataires  ?  Qui  donc  enfin  plongera  la  salle 
de  l'Opéra  dans  cette  ombre  favorable  à  l'illusion,  conseillère  de 
recueillement  et  de  silence,  que  Grétry  (cela  dit  pour  ménager  le 
patriotisme  des  camelots)  avait  réclamé  un  siècle  avant  Wagner! 

Qui  donc  approuvera  toutes  ces  réformes  et  saura  les  accomplir  ?  — 
Qui  donc?  Un  directeur  qui  mènerait  notre  premier  théâtre  lyrique  au- 
trement qu'une  maison  de  commerce  ou  de  banque,  et  ne  tiendrait 
pas  boutique  à  l'Opéra.  Pour  que  ce  directeur  idéal,  mais  non  pas  in- 
trouvable, j'espère,  prît  nos  intérêts  esthétiques,  il  faudrait  commen- 
cer par  le  mettre  dans  l'impossibilité  de  prendre  ses  propres  intérêts 
pécuniaires.  La  première  mesure  qui  s'impose  est  encore  moins  un 
changement  de  personnes  qu'un  changement  de  système  et  l'adoption 
de  la  régie.  Que  l'Opéra  devienne  le  Louvre  de  la  musique,  administré, 
comme  les  musées  nationaux  et  sous  le  contrôle  de  l'État,  par  un  di- 
recteur qui  recevra  un  traitement  important,  mais  invariable.  Fonctions 
délicates,  je  le  sais,  pour  lesquelles  il  faudrait  un  homme  de  goût, 
de  bonne  éducation,  libre  de  préjugés,  de  parti-pris,  impartial  entre 
les  écoles  du  passé,  du  présent  et  de  l'avenir,  apte  à  comprendre  et  à 
juger  des  partitions,  mais  incapable  d'en  produire.  La  République,  qui 
crée  tant  de  fonctionnaires,  ne  pourrait-elle  créer  encore  celui-là? 

On  le  voit,  c'est  à  chacun,  selon  ses  forces  et  son  rôle,  d'agir  et  de 
réagir;  contre  le  mal  universel,  il  faut  que  le  remède  vienne  de  tous. 
Mais  si  l'Etat  se  refuse  à  courir  les  risques  pécuniaires  que  pourrait 
entraîner  pour  lui  la  mise  en  régie  de  l'Opéra  ;  s'il  ne  veut  ou  ne  peut 
donner  à  la  ville  de  Paris  le  luxe  de  la  musique  comme  celui  deà  autres 
arts  ;  si  l'on  ne  trouve  pas  de  directeur  assez  désintéressé  pour  s'interdire 
toute  spéculation  et  se  contenter  de  ses  appointemens,  assez  autorisé 
pour  se  faire  écouter,  assez  autoritaire  pour  se  faire  obéir;  si  enfin  le 
public  aime  mieux  un  Opéra  où  l'on  cause  qu'un  Opéra  où  il  faudrait 
se  taire  et  écouter,  alors,  laissons  aller  les  choses.  Au  fond,  elles  ne 
vont  mal  que  pour  les  gens  qui  aiment  la  musique,  et  il  y  en  a  si  peu  ! 

Camille  Bellaigue. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  mars. 

Que  faut-il  donc  croire,  que  peut-on  attendre  de  ce  temps  où  nous 
vivons?  Il  est  certain  que  tout  s'agite,  que  tout  est  confondu  et  que, 
dans  la  plupart  des  pays,  on  ne  sait  pas  où  l'on  va. 

La  vie  des  peuples  contemporains  est  réellement  un  étrange  assem- 
blage de  questions  enchevêtrées,  de  contradictions  et  d'incohérences. 
Questions  sociales,  questions  religieuses,  questions  économiques,  ques- 
tions de  gouvernement  intérieur,  questions  de  défense  nationale,  ques- 
tions d'alliances  et  de  diplomatie,  tout  se  mêle,  tout  se  tient;  tout  sem- 
ble aussi  se  résoudre  dans  une  sorte  de  crise  permanente,  commune 
aux  plus  grandes  nations  de  l'Europe.  Que  la  France,  entre  toutes,  ait 
sa  part  d'épreuves  et  d'embarras  dans  ce  vaste  mouvement,  c'est  trop 
réel,  puisque  les  partis  qui  la  gouvernent  le  veulent  ainsi.  Le  fait  est 
qu'il  y  a  des  difficultés  pour  tout  le  monde,  qu'il  y  a  partout,  en  Alle- 
magne comme  en  Autriche,  en  Angleterre  comme  en  Italie,  les  mêmes 
problèmes,  —  des  agitations  sociales,  des  scissions  intestines,  des  crises 
de  pouvoir,  des  malaises  économiques,  qu'il  y  a  surtout  dans  la  plupart 
des  pays,  un  intérêt  commun,  ces  affaires  du  travail  que  l'empereur 
Guillaume,  par  une  fantaisie  souveraine,  vient  de  déférer  à  une  sorte 
de  congrès  de  l'Europe.  C'est  un  fait  universel!  Et  à  y  regarder  de  près, 
si  on  le  voulait,  ce  serait  encore  la  France  qui  se  trouverait  la  nation  la 
mieux  défendue  contre  les  grands  troubles,  avec  ses  ressources,  avec 
son  état  social  libéralement  réformé  depuis  longtemps,  avec  le  bon  sens 
naturel  de  son  peuple.  Le  malheur  ou  le  désavantage  de  la  France, 
c'est  de  rester  livrée  à  des  partis  qui,  au  lieu  de  lui  donner  ce  qu'elle  de- 
mande, l'ordre  financier,  la  paix  morale,  une  protection  équitable,  ne 
sont  occupés  que  de  leurs  petits  intérêts.  Le  mauvais  sort  de  notre  pays 
est  d'être  retenu  dans  une  situation  où  il  ne  peut  réussir  à  voir  devant 


468  REVUE   DES    DEUX    MOXDES. 

lui  ni  une  majorité  éclairée  dans  son  parlement,  ni  un  gouvernemenl 
sérieux  à  la  direction  de  ses  affaires.  Il  ne  voit  que  des  ombres  de  ma- 
jorité, des  ombres  de  gouvernement.  Ce  n'est  pas  assez  pour  lui  faire 
un  rôle  proportionné  à  sa  grandeur  dans  ce  laborieux  et  obscur  mouve- 
ment où   l'Europe  est  aujourd'hui  engagée. 

Certes,  s'il  y  a  un  spectacle  médiocre  et  peu  rassurant,  c'est  celui  de 
ce  ministère  qui,  depuis  l'Exposition  et  les  élections,  n'a  jamais  su  où 
il  en  était,  qui  a  failli,  l'autre  jour,  disparaître  dans  une  échauffourée 
et  n'a  échappé  provisoirement  à  son  sort  qu'en  s'humiliant,  en  désa- 
vouant ce  qu'il  avait  dit  la  veille,  en  se  livrant  un  peu  plus  aux  in- 
fluences radicales.  C'est  l'histoire  de  cette  dernière  crise,  où  tout  est 
assez  bizarre,  où  M.  le  président  du  conseil  Tirard  et  M.  le  garde  des 
sceaux  Thévenet  n'ont  positivement  pas  joué  un  rôle  des  plus  brillans. 

Comment  cette  première  crise,  qui  était,  après  tout,  dans  la  logique 
des  choses,  est-elle  arrivée?  On  aurait  compris  qu'elle  eût  éclaté  il  y  a 
quatre  mois,  il  y  a  deux  mois,  lorsque  le  gouvernement  avait  à  se  dé- 
cider pour  une  politique,  ou  plus  récemment  encore,  il  y  a  quelques 
jours,  lorsque  le  ministère,  surpris,  ahuri  et  divisé,  n'a  pas  su  prendre 
la  plus  simple  et  la  plus  prévoyante  des  résolutions  dans  cette  triste  et 
méchante  affaire  de  M.  le  duc  d'Orléans.  Le  ministère  aurait  pu  saisir 
l'occasion  de  se  retirer,  de  reconnaître  qu'il  avait  fait  son  temps,  qu'à 
une  situation  nouvelle  il  fallait  des  hommes  nouveaux;  il  aurait  pu  aussi 
être  renversé  par  un  vote  de  la  chambre.  Pas  du  tout,  ce  n'est  point  ce 
qui  est  arrivé.  L'aventure  s'est  produite  sous  une  autre  forme,  par  une 
altercation,  en  plein  conseil,  entre  le  chef  du  cabinet  et  M.  le  ministre 
de  l'intérieur  Constans,  au  sujet  de  la  nomination  du  premier  prési- 
dent de  la  cour  de  cassation.  M.  le  président  du  conseil,  qui  a  le  sens 
de  la  haute  mission  de  la  magistrature,  a  voulu  donner  la  première 
des  fonctions  judiciaires  de  France  à  un  sénateur,  après  avoir  donné 
récemment  la  présidence  de  la  cour  des  comptes  à  un  autre  sénateur; 
le  ministre  de  l'intérieur  a  tenu  pour  la  candidature  d'un  magistrat  dis- 
tingué et  estimé  à  la  cour  de  cassation,  déjà  président  de  chambre.  Des 
paroles  assez  vives  auraient  été,  dit-on,  échangées  entre  les  deux  mi- 
nistres, et  la  guerre  a  été  allumée,  si  bien  allumée,  que  sans  plus  de  re- 
tard, sans  attendre  même  la  fin  du  conseil,  M.  Constans  est  parti  pour 
ne  plus  revenir.  Il  faut  tout  dire,  le  choix  d'un  magistrat  n'a  été  évi- 
demment qu'un  prétexte.  La  vérité  est  qu'entre  le  président  du  conseil 
et  le  ministre  de  l'intérieur  il  y  avait  depuis  longtemps  des  mésintel- 
ligences visibles,  un  conflit  d'influences  à  peine  déguisé,  que  M.  Tirard 
se  sentait  offusqué  de  l'importance  de  M.  Constans,  qui  passait  pour 
le  grand  électeur  du  scrutin  de  septembre,  pour  l'habile  organisateur 
de  la  campagne  contre  le  boulangisme.  C'était  le  secret  de  la  comédie; 
mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux,  c'est  que  peu  de  jours  avant,  M.  le 
président  du  conseil  avait  saisi  l'occasion  d'aller  de  compagnie  avec  le 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  hQ9 

ministre  de  l'intérieur  à  une  fête  locale  au  Mans,  et  que  là,  il  avait 
solennellement  juré  devant  les  habitans  du  Mans,  qu'il  n'y  avait  jamais 
eu  un  dissentiment  dans  le  cabinet,  que  l'harmonie  la  plus  parfaite 
régnait  entre  les  ministres.  Quelques  jours  étaient  à  peine  écoulés, 
les  déclarations  du  président  du  conseil  étaient  peut-être  encore  dans 
la  mémoire  des  bons  habitans  du  Mans,  —  et  voilà  ce  qui  arrivait  :  le 
secret  de  l'harmonie  ministérielle  était  brusquement  divulgué  ! 

Au  fond,  c'est  peut-être  bien  encore  M.  Constans  qui  a  été  l'habile 
homme  en  s'effaçant.  Cet  adroit  et  peu  scrupuleux  manieur  d'élections, 
qui  a  su  opérer  sans  bruit  au  milieu  des  vociférations  universelles  du 
dernier  automne,  a  su  aussi  se  retirer  en  gardant  ses  avantages  et  en 
se  donnant  par  surcroît  l'air  d'un  défenseur  des  droits  de  la  hiérarchie 
dans  la  magistrature,  M.Tirard  est  resté  maître  du  terrain,  — un  maître 
plus  embarrassé  que  victorieux,  —  qui,  sans  plus  de  réflexion,  s'est  hâté 
de  donner  la  mesure  de  son  jugement  et  de  son  esprit  politique.  S'il 
voulait  rester  au  pouvoir,  il  n'avait  pas  un  moment  à  perdre  pour  choi- 
sir un  nouveau  ministre  de  l'intérieur.  Il  est  allé  tout  droit  le  chercher 
dans  les  rangs  des  radicaux,  parmi  les  lieutenans  ou  les  amis  de 
M.  Floquet  qui  n'a  pu  qu'être  satisfait  d'avoir  à  donner  son  avis.  L'heu- 
reux élu,  M.  Bourgeois,  qui  compte  parmi  les  jeunes  de  la  chambre, 
n'est  point  d'ailleurs  sans  mérite.  11  a  déjà  passé  dans  les  affaires, 
dans  les  directions  administratives,  dans  les  préfectures,  même  un 
instant  à  la  préfecture  de  police  pendant  les  heures  difficiles  de  la 
démission  de  M.  Grévy  et  de  l'élection  de  M.  Carnot.  11  a  été  aussi 
sous-secrétaire  d'état  dans  le  ministère  Floquet.  C'est  visiblement  un 
homme  instruit,  délié,  hardi,  qui  n'a  pas  manqué  de  faire  ses  condi- 
tions et  de  ménager  son  entrée.  On  n'a  pas  tardé,  en  effet,  à  voir  ce 
qui  en  était.  Le  jour  où  le  ministère  a  été  interrogé  au  Palais-Bourbon 
sur  cette  crise  de  la  veille  où  M.  Constans  venait  de  disparaître,  M.  le 
président  du  conseil  n'a  su  répondre  que  par  des  explications  qui  n'ex- 
pliquaient rien,  par  des  banalités.  Le  nouveau  ministre  de  l'intérieur, 
pour  sa  part,  s'est  mis  du  premier  coup  à  l'aise  avec  son  chef  en  l'éclip- 
sant et  en  prenant  sa  place.  Il  a  déroulé  sans  plus  de  façon,  non  sans 
une  certaine  assurance  et  une  certaine  fluidité,  son  programme  radical. 
Il  a  parlé  de  la  concentration  républicaine,  de  la  majorité  républicaine, 
des  conquêtes  républicaines,  des  lois  scolaires,  de  la  loi  militaire,  en 
homme  habile  à  caresser  l'esprit  de  parti.  Dans  le  fond,  il  n'en  fera 
peut-être  ni  plus  ni  moins  que  d'autres.  Il  a  su  flatter  les  passions  et 
gagner  les  faveurs  de  M.  Clemenceau  sans  perdre  celles  de  M.  Ribot. 

Chose  bien  évidente!  M.  le  président  du  conseil  avait  été  écouté 
avec  froideur,  même  avec  impatience,  et,  s'il  eût  été  seul,  le  ministère 
courait  vraisemblablement,  dès  ce  jour-là,  à  un  désastre.  C'est  M.  Léon 
Bourgeois  qui  a  eu  le  succès,  qui  a  obtenu  du  moins  un  répit.  Décidé- 
ment M.  Tirard  n'a  pas  de  chance,  il  ne  peut  pas  réussir  à  être  un 


A70  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

président  du  conseil  bien  sérieux;  tant  que  M.  Constans  est  là,  c'est 
M.  Constans  qui  passe  pour  le  chef  réel,  à  peine  déguisé,  du  cabinet. 
M.  Bourgeois  arrive,  et  c'est  M.  Bourgeois  qui  prend  réellement  la  pre- 
mière place,  sans  s'inquiéter  de  ce  que  devient  son  chef.  La  mésaven- 
ture de  M.  Tirard,  dans  cette  journée  des  éclaircissemens  qui  n'ont 
rien  éclairci,  n'a  été  égalée  ou  surpassée  que  par  celle  de  M.  le  garde 
des  sceaux  Thévenet.  Évidemment,  ni  M.  le  président  du  conseil  ni 
M.  le  garde  des  sceaux  n'avaient  prévu  ce  qui  allait  arriver,  lorsqu'il  y 
a  quelques  jours  l'un  et  l'autre,  surtout  M.  le  garde  des  sceaux,  pro- 
nonçaient devant  le  sénat,  à  propos  de  la  loi  nouvelle  sur  la  presse, 
des  discours  animés  du  plus  pur  esprit  réactionnaire.  C'est  leur  mal- 
heur! M.  Clemenceau  le  leur  a  bien  fait  sentir  en  leur  demandant  d'un 
ton  dégagé,  avec  une  ironie  acérée,  si  les  lois  répressives  sur  la  presse 
comptaient  aussi  parmi  les  «conquêtes  républicaines»  dont  avait  parlé 
M.  Bourgeois,  —  comment  la  politique  de  M.  Bourgeois  pouvait  bien 
se  compléter  par  la  politique  de  M.  Thévenet,  défendant  devant  le 
sénat  une  loi  de  réaction.  Pour  le  coup,  M.  le  garde  des  sceaux  est 
resté  abasourdi,  oubliant  ce  qu'il  avait  dit  au  Luxembourg,  ne  sachant 
plus  si  le  gouvernement  avait  une  opinion.  Il  a  balbutié,  pour  finir  par 
se  dérober,  déclarant  humblement  qu'après  tout  la  chambre  décide- 
rait ce  qu'elle  voudrait.  Voilà  un  gouvernement  bien  représenté! 

Que  reste-t-il  donc  de  cette  crise  et  des  discours  qui  l'ont  illustrée  ou 
commentée  ?  Ce  serait  assez  difficile  à  dire.  Il  reste  un  ministère  à 
demi  protégé  par  M.  Clemenceau,  si  c'est  la  politique  de  M.  Bourgeois 
qui  a  le  dernier  mot,  à  demi  supporté  par  les  modérés  si  l'on  s'en 
tient  à  une  politique  moins  accentuée,  un  ministère  qui  n'est  dans  tous 
les  cas  que  la  continuation  d'une  assez  pauvre  équivoque.  Avec  cela  on 
n'a  ni  une  majorité  ni  un  gouvernement.  On  peut  vivre  peut-être  quel- 
ques jours  de  plus,  on  ne  fait  pas  les  affaires  du  pays.  On  ne  peut  pas 
aborder  sérieusement  et  utilement  ce  problème  de  l'équilibre  financier 
que  M.  le  ministre  Bouvier  vient  de  livrer  à  une  commission  du  budget, 
nommée  d'hier,  et  aussi  incohérente  que  la  chambre  elle-même.  On 
est  réduit  à  cet  état  où  le  pouvoir  n'est  nulle  part,  où  le  pays,  toujours 
déçu  dans  ses  vœux,  attend  vainement  une  direction,  l'apparition  d'une 
politique  qui  en  est  encore  à  se  dégager. 

La  meilleure  fortune  pour  le  ministère,  tel  qu'il  est  resté,  a  été  de 
trouver  devant  lui,  dès  le  lendemain  de  ces  pénibles  explications,  une 
de  ces  questions  où  toutes  les  divisions  des  partis  sont  dominées  ou 
contenues  par  le  sentiment  d'un  intérêt  national  supérieur.  C'est  juste- 
ment ce  qui  est  arrivé  à  l'occasion  de  cette  conférence  que  l'empereur 
d'Allemagne  a  proposée  à  toutes  les  puissances  de  l'Europe  et  qui  a  été 
l'objet'd'une  interpellation  dans  le  parlement  français.  L'inconvénient 
de  ces  interpellations  sur  les  affaires  extérieures,  c'est  qu'elles  sont  le 
plus  souvent  sans  utilité  et  qu'elles  ne  sont  pas  toujours  sans  péril. 


REVUE.    —    CIIROXTQUE.  471 

Rien  n'est  plus  facile  que  de  faire  de  la  politique  de  fantaisie  et  de 
susceptibilité  dans  une  interpellation,  de  céder  à  un  entraînement  de 
faux  patriotisme,  de  prétendre  que  la  France,  dans  sa  situation,  se 
devait  à  elle-même  de  décliner  l'invitation  de  l'empereur  Guillaume. 

Qu'est-ce  à  dire,  cependant?  La  France  n'est  pas  seule  au  monde; 
elle  a  des  intérêts  communs  avec  toutes  les  nations,  des  rapports  avec 
tous  les  états,  avec  l'Allemagne  comme  avec  tous  les  autres.  Elle  a  un 
ambassadeur  à  Berlin,  de  même  que  l'empereur  d'Allemagne  a  un  am- 
bassadeur à  Paris.  La  France  n'a  pas  seulement  ces  relations  régulières, 
Elle  a  envoyé  plus  d'une  fois  depuis  quinze  ans  des  représentans  par- 
ticuliers à  Berlin.  Elle  est  allée  au  congrès  où  a  été  signée  la  paix  de 
rOrient,  après  la  guerre  entre  la  Russie  et  la  Turquie.  Elle  est  allée  à 
la  conférence  où  ont  été  traitées  les  questions  africaines.  Elle  est  allée 
à  d'autres  réunions  à  Berlin  même.  Quel  intérêt  aurait-elle  eu  aujour- 
d'hui à  se  retrancher  dans  un  isolement  morose,  à  refuser  d'aller  à  la 
conférence  nouvelle  où  doivent  être  traitées  les  affaires  les  plus  graves, 
les  plus  délicates  de  l'industrie  et  delà  vie  ouvrière?  Le  gouvernement 
français  ne  pouvait  donc  éviter  d'accepter  l'invitation  de  l'empereur  Guil- 
laume, d'autant  plus  qu'il  avait  déjà  accepté  une  invitation  semblable  à 
Berne,  et  M.  le  ministre  des  affaires  étrangères  SpuUer,  il  faut  le  dire,  a 
mis  autant  de  prudence  que  de  simplicité  dans  ses  résolutions  comme 
dans  la  réponse  qu'il  a  opposée  à  une  interpellation  plus  bruyante  que 
réfléchie.  Le  gouvernementa  fait  sur  certains  points  ses  réserves  comme 
il  le  devait,  comme  l'Angleterre  elle-même  a  fait  les  siennes.  Il  a  choisi 
le  mieux  qu'il  a  pu  la  délégation  qu'il  envoie  à  Berlin,  et  en  mettant 
M.  Jules  Simon  à  la  tête  de  cette  mission,  il  a  prouvé  qu'il  entendait  être 
bien  représenté.  Tout  cela  est  simple  et  correct.  Le  gouvernement  n'a 
rien  compromis,  il  a  évité  au  contraire  de  tomber  dans  le  piège  d'une 
abstention  qui  aurait  pu  n'être  pas  sans  danger.  Aussi  l'interpellation 
est-elle  restée  sans  écho.  Tous  les  partis  sans  distinction  se  sont  con- 
fondus dans  un  sentiment  commun  pour  laisser  au  gouvernement  sa 
liberté.  Le  ministère  a  été  sauvé  pour  un  jour,  par  une  question  de 
diplomatie  !  Il  n'a  été  sauvé  que  pour  un  jour  ;  il  est  perdu  à  l'heure 
qu'il  est  par  une  autre  question  de  diplomatie,  à  la  suite  d'un  débat 
sur  les  relations  de  commerce  avec  la  Turquie.  Il  n'a  pas  pu  réussir  à 
faire  accepter  par  le  sénat  un  arrangement  qu'il  avait  négocié  avec 
l'empire  ottoman  et  il  a  donné  sa  démission.  Il  a  fini  sa  médiocre  odys- 
sée !  C'était  inévitable  un  jour  ou  l'autre,  parce  qu'en  dehors  de  ces 
questions,  le  ministère  a  sa  faiblesse  en  lui-même.  Il  tombe  tout  sim- 
plement parce  qu'à  chaque  incident  se  réveille  avec  plus  d'intensité 
ce  besoin  d'un  gouvernement  plus  sérieux,  plus  capable  de  longs  et 
prévoyans  desseins  dans  l'intérêt  de  la  paix  intérieure  et  de  la  con- 
sidération extérieure  de  la  France  ! 

Tous  ces  problèmes  du  travail,  des  salaires,  du  capital,  de  la  vie 


Zl72  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ouvrière,  sur  lesquels  l'ardent  et  impatient  empereur  d'Allemagne 
appelle  l'Europe  à  délibérer,  ont  certes  un  puissant  intérêt  pour  toutes 
les  nations.  Ils  ont  même  un  tel  intérêt,  ils  sont  d'un  ordre  si  grave, 
si  compliqué,  qu'on  a  de  la  peine  à  se  défendre  de  quelques  doutes  sur 
l'issue  de  ces  délibérations  expéditives.  Les  délégués  envoyés  de  toutes 
parts  y  mettront  sans  nul  doute  leur  meilleure  volonté;  au  demeurant, 
ce  sera  un  spectacle  rare,  —  plus  curieux  peut-être  que  fécond  en  ré- 
sultats pratiques,  dût-il  durer  quinze  jours  !  Ce  qu'il  y  a  d'ailleurs,  avant 
tout,  de  frappant  dans  cette  tentative,  c'est  que,  si  elle  est  faite  pour  in- 
téresser l'Europe,  elle  se  lie  aussi  à  un  état  assez  indéfinissable  de  l'Al- 
lemagne, à  une  situation  où  tout  commence  à  devenir  singulier  et  où 
le  rôle   de   l'empereur  lui-même   n'est  pas  ce   qu'il  y  a  de  moins 


étrange. 


Oui,  sans  doute,  hommes  et  choses,  tout  change  rapidement  en  Alle- 
magne depuis  quelque  temps.  Ces  élections  qui  viennent  de  s'accom- 
plir, qui  ont  maintenant  dit  leur  dernier  mot,  révèlent  assurément  un 
état  assez  nouveau  d'opinion,  un  travail  qui  peut  déconcerter  bien  des 
calculs.  Guillaume  11  lui-même  est  un  souverain  assez  nouveau  par  son 
esprit,  par  ses  allures,  par  la  liberté  originale  et  hardie  avec  laquelle 
il  mène  ses  affaires.  C'est  un  prince  d'une  nature  compliquée,  mêlant 
l'imagination  romantique  ou  mystique  de  Frédéric-Guillaume  IV  au  réa- 
lisme d'un  Frédéric  II,  cachant  peut-être  plus  d'un  calcul  sous  ses  im- 
pétuosités et  ses  inexpériences,  allant  tout  droit  aux  aventures  socia- 
listes, —  sans  négliger  de  demander  de  nouveaux  crédits  militaires  et 
en  mettant  au  besoin  la  main  sur  son  épée.  Il  a  surtout  la  passion  des 
discours  et  depuis  longtemps  vraiment  il  n'y  a  eu  rien  de  plus  curieux 
que  cette  dernière  harangue  qu'il  adressait  ces  jours  passés  aux  états 
de  Brandebourg,  réunis  dans  un  banquet.  II  parle  de  tout  à  ses  fidèles 
Brandebourgeois  :  il  leur  parle  de  ses  voyages,  de  ses  méditations  sur 
le  pont  de  son  navire  entre  le  ciel  et  la  mer,  de  son  grand-père,  de  sa 
mission,  de  son  devoir  d'augmenter  l'héritage  qu'il  a  reçu,  de  la  Bible, 
de  ses  projets.  Il  ne  manque  pas,  au  surplus,  d'ajouter,  pour  l'édifica- 
tion complète  de  ses  bons  Brandebourgeois,  que  s'il  est  disposé  à 
accueillir  tous  ceux  qui  voudront  l'aider,  quels  qu'ils  soient,  il  est 
résolu  aussi  à  réduire  en  poussière  ceux  qui  lui  feront  obstacle  !  Un 
des  traits  les  plus  caractéristiques  de  ce  prince  intéressant  et  peut- 
être  redoutable  est  véritablement  l'impatience  de  s'émanciper,  d'agir, 
de  mettre  à  tout  le  sceau  de  son  impétueuse  jeunesse.  Il  commande 
des  flottes  aussi  bien  que  son  armée.  Il  déconcerte  par  ses  rescrits, 
ouvre  une  conférence  à  l'Europe  et  fait  du  socialisme  une  puissance 
reconnue.  Il  préside  son  conseil  d'état  et  se  mêle  à  toutes  les  discus- 
sions, il  choisit  ses  hommes.  Il  remplit  de  plus  en  plus  la  scène,  éclip- 
sant par  degrés  celui  qui  a  passé  jusqu'ici  pour  le  premier  guide  de 
l'Allemagne.  On  est  un  peu  loin  de  ce  discours  de  1888,  où  le  jeune 


REVUE.    —    CHRONIQUE 


/i7S 


Guillaume  II,  alors  prince  de  la  couronne,  placé  entre  la  mort  récente 
de  l'empereur  Guillaume  I"'  et  l'agonie  de  l'empereur  Frédéric  III,  par- 
lant à  SCS  fidèles  Brandebourgeois,  désignait  le  chancelier  comme  le 
porte-étendard,  qu'il  fallait  toujours  suivre.  Aujourd'hui,  c'est  lui  qui 
est  le  porte-étendard  ;  le  chancelier  est  à  demi  effacé,  et  c'est  là  juste- 
ment un  autre  côté  de  cette  situation  aussi  singulière  que  nouvelle  de 
l'Allemagne. 

Quelle  est  au  moment  présent  la  situation  réelle  de  M.  de  Bismarck? 
Il  n'est  point  douteux  qu'il  n'est  plus  dans  le  mouvement,  qu'il  a  été  du 
moins  étranger  aux  dernières  résolutions,  aux  derniers  actes  de  son 
jeune  empereur.  Il  a  commencé  par  se  dépouiller  d'une  partie  de  ses 
pouvoirs  dans  le  gouvernement  de  la  Prusse  :  puis  on  a  laissé  entendre 
qu'il  pourrait  même  quitter  la  chancellerie  de  l'empire  pour  rentrer 
comme  M.  de  Moltke  dans  la  retraite.  Ce  ne  sont  encore  que  des  bruits; 
ils  répondent  évidemment  à  une  situation,  à  des  faits  qui  restent  à 
éclaircir.  Cette  retraite  de  M.  de  Bismarck,  en  effet,  devient  désormais 
bien  possible.  Seulement,  on  ne  peut  s'y  méprendre,  ce  serait  le  com- 
mencement ou  l'occasion  de  difficultés  assez  sérieuses.  Cette  constitu- 
tion de  l'empire,  de  l'Allemagne  nouvelle,  telle  qu'elle  a  existé  jus- 
qu'ici, elle  a  été  faite  en  quelque  sorte  par  le  chancelier  et  pour  le  chan- 
celier. Seul,  il  a  pu  suffire  à  concentrer  tant  de  pouvoirs,  à  manier  les 
ressorts  d'une  organisation  si  compliquée,  à  contenir  des  antagonismes 
momentanément  déguisés  et  toujours  survivans.  M.  de  Bismarck  a  eu 
les  avantages  et  les  inconvéniens  d'une  toute-puissance  qui  s'est  impo- 
sée par  le  succès  et  qui  ne  se  transmet  pas  avec  un  titre.  Où  est  aujour- 
d'hui en  Allemagne  le  personnage  public  qui  serait  désigné  pour  re- 
cueillir ce  lourd  héritage?  Et  d'un  autre  côté,  comment  partager  et 
morceler  cet  héritage?  Comment  substituer  à  une  organisation,  con- 
centrée surtout  dans  un  homme  un  régime  en  apparence  plus  régulier, 
un  ministère  multiple  et  responsable  de  l'empire  ?  La  transition  sera 
au  moins  épineuse.  Il  y  a  ici  tous  les  élémens  d'une  crise,  qui  peut  de- 
venir grave  avec  les  nouveaux  mouvemens  d'opinion  qui  se  déclarent, 
avec  les  résistances  qui  peuvent  se  manifester  dans  d'autres  parties 
de  l'Allemagne,  oii  la  suprématie  prussienne,  subie  en  silence  tant  que 
M.  de  Bismarck  était  ià,  n'est  déjà  supportée  qu'avec  impatience.  C'est 
une  expérience  qui  commence,  qui  peut  donner  de  l'occupation  au  nou- 
veau règne  allemand  et  a  certes  un  rare  intérêt  pour  l'Europe. 

La  vie  devient  décidément  laborieuse  aujourd'hui  dans  tous  les  pays, 
pour  tous  les  gouvernemens  qui  ont  à  compter  avec  l'opinion,  avec 
des  parlemens,  avec  toutes  les  difficultés  d'une  situation  confuse. 
Qu'est-ce  donc  dans  des  états  à  la  fois  vieux  et  à  demi  renouvelés 
comme  l'Autriche-Hongrie,  où  il  y  a,  avec  des  traditions  impériales 
toujours  survivantes,  deux  ministères,  deux  parlemens,  des  délégations 
qui  sont  un  autre  parlement,  sans  parler  des  assemblées  locales  qui 


!l7ll  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

sont  de  petites  représentations  de  nationalités  rivales  ?  A  l'heure  qu'il 
est,  il  y  a  une  situation  pour  le  moins  délicate  à  Vienne  et  une  crise 
ministérielle  ouverte  à  Budapesth.  L'empereur  François-Joseph,  mal- 
gré son  autorité  traditionnelle  et  toujours  bienveillante,  malgré  l'ex- 
périence qu'il  a  pu  acquérir  dans  sa  tâche  de  souverain  conciliateur, 
a  peut-être  quelque  peine  à  se  reconnaître. 

Ce  n'est  point  que  les  conditions  soient  les  mêmes  en  Autriche  et  en 
Hongrie,  que  le  ministère  du  comte  Taaffe  qui  a  le  pouvoir  à  Vienne 
soit  précisément  menacé;  mais  il  est  clair  que  le  succès,  qu'il  se  flat- 
tait d'avoir  obtenu  par  le  compromis  négocié  entre  Tchèques  et  Alle- 
mands en  Bohême,  s'est  rapidement  épuisé,  que  le  ministère  se  re- 
trouve en  face  de  difficultés  renaissantes,  peut-être  aggravées  par  la 
désillusion.  La  paix,  une  paix  de  quelque  durée,  semble  plus  que  jamais 
douteuse.  D'abord  les  jeunes  Tchèques,  qui  avaient  contenu  leur  hosti- 
lité, n'ont  pas  tardé  à  laisser  éclater  leurs  sentimens  et  à  reprendre 
leur  campagne  de  revendication.  Ils  refusent  de  se  soumettre  au  com- 
promis accepté  par  les  vieux  Tchèques,  et  avec  leur  ardeur  de  propa- 
gande, avec  leur  popularité,  ils  ont  la  chance  de  susciter  ou  d'entre- 
tenir une  agitation  redoutable.  Ils  mettent  dans  l'embarras  les  vieux 
Tchèques,  qui,  en  se  prêtant  par  un  calcul  politique  à  une  transaction, 
ne  veulent  pas  livrer  les  droits  de  leur  pays.  D'un  autre  côté,  les  Alle- 
mands eux-mêmes  ne  sont  plus  satisfaits  et  commencent  à  se  montrer 
impatiens.  Évidemment  ils  n'avaient  vu  dans  le  compromis  que  le  pre- 
mier gage  d'une  victoire  plus  complète  pour  le  germanisme.  Ils 
s'étaient  probablement  attendus  à  regagner  plus  vite  leur  vieille  pré- 
pondérance dans  les  affaires  de  l'empire.  Ils  ont' pris  pour  un  change- 
ment de  politique  ce  qui  n'était  qu'une  suite  du  système  de  diplo- 
matie conciliatrice  que  le  comte  Taaffe  représente  et  pratique  depuis 
dix  ans.  Ils  se  sont  abusés,  et  ils  semblent  maintenant  assez  disposés  à 
saisir  la  première  occasion  de  reprendre  leur  opposition  contre  le  gou- 
vernement. De  sorte  qu'après  un  succès  de  quelques  jours  le  minis- 
tère du  comte  Taaffe  n'est  pas  plus  avancé;  il  se  retrouve  en  présence 
des  cléricaux  qui  se  défient  toujours  des  retours  offensifs  du  germanisme 
et  du  centralisme,  des  Allemands,  eux-mêmes  déçus  et  irrités,  des 
Tchèques,  divisés  et  troublés,  des  fédéralistes,  inquiets.  C'est  une  œuvre 
à  recommencer  pour  le  comte  Taaffe,  le  chef  de  cabinet  qui  a  pourtant 
le  mieux  réussi  à  faire  vivre  ensemble  toutes  les  nationalités  de  l'em- 
pire. 

A  Pesth,  la  crise  a  fini  par  éclater.  Le  ministre  opiniâtre  qui,  depuis 
quinze  ans,  n'a  cessé  de  diriger  avec  une  sorte  d'omnipotence  les 
affaires  hongroises,  M.  Koloman  Tisza,  cède  devant  l'orage  et  a  été 
obligé  de  donner  sa  démission,  sans  entraîner,  il  est  vrai,  dans  sa 
chute  le  cabinet  dont  il  était  le  cheL  Jusqu'ici,  en  effet,  M.  Tisza  seul 
semble  devoir  se  retirer.  L'incident  qui,  au  dernier  moment,  a  décidé 


REVUE.    —    CimOMQUE.  475 

et  précipité  sa  retraite  n'a  été  évidemment  qu'un  prétexte.  M.  Tisza, 
pressé  de  toutes  parts  il  y  a  quelque  temps,  s'était  engagé  à  proposer 
une  loi  permettant  au  vieux  Kossuth,  qui  réside  à  Turin,  de  garder  la 
nationalité  hongroise,  quoique  l'ancien  dictateur  ait  persisté  à  rester 
en  dehors  de  toutes  les  lois  et  qu'il  ait  même  témoigné  récemment  son 
hostilité  vis-à-vis  de  l'empire  et  de  l'empereur.  Cette  loi  paraît  avoir 
rencontré  quelque  opposition  dans  le  conseil  et,  vraisemblablement, 
l'empereur  lui-même  ne  se  prêtait  pas  sans  difliculté  à  un  acte  excep- 
tionnel en  faveur  d'un  ennemi  obstiné.  M.  Tisza  a  saisi  cette  occasion, 
il  s'est  retiré;  mais  il  est  bien  clair  que  sa  loi  de  Kossuth  n'est  qu'un 
prétexte,  que  la  retraite  du  premier  ministre  de  Hongrie  est  la  consé- 
quence d'une  série  de  faits,  de  toute  une  situation  progressivement 
aggravée,  devenue  par  degrés  à  peu  près  impossible  pour  un  chef  de 
gouvernement.  Cette  crise  hongroise,  elle  se  préparait  depuis  long- 
temps, elle  était  prévue  et  inévitable.  Elle  avait  commencé,  il  y  a  plus 
d'un  an  déjà,  avec  les  scènes  de  désordre  qui  éclataient  à  Pesth  à 
propos  de  la  loi  militaire,  qui  passaient  du  parlement  dans  la  rue  et 
prenaient  aussitôt  le  caractère  d'une  agitation  menaçante  pour  le  gou- 
vernement, surtout  pour  la  personne  du  président  du  conseil,  pour  la 
paix  publique  elle-même.  M.  Tisza,  on  n'en  peut  disconvenir,  a  toujours 
opposé  une  imperturbable  énergie  à  ses  adversaires  du  parlement, 
comme  aux  manifestations  populaires;  il  a  eu,  jusqu'à  un  certain 
point,  raison  de  l'agitation  et  des  agitateurs.  11  avait  d'ailleurs  avec 
lui,  dans  ses  luttes,  la  majorité  du  parlement,  et  il  a  gardé  jusqu'au 
bout  la  faveur  du  souverain,  qui  n'a  cessé  de  le  soutenir.  11  avait  su,  de 
plus,  dans  ces  derniers  temps,  rajeunir  son  cabinet  par  des  adjonc- 
tions utiles,  comme  celle  du  nouveau  ministre  de  la  justice,  M.  Szil- 
lag^'i.  La  situation  ne  restait  pas  moins  critique,  singulièrement  ten- 
due, et  lorsque,  il  y  a  quelques  jours  à  peine,  de  nouvelles  violences 
ont  éclaté,  le  président  du  conseil  a  pu  s'apercevoir  que,  s'il  avait  un 
moment  fatigué  ses  adversaires,  il  ne  les  avait  pas  désarmés. 

C'est  alors  qu'il  s'est  décidé.  En  réalité,  M.  Tisza  quitte  le  pouvoir, 
non  pour  une  loi  qui  n'a  pas  même  été  proposée,  non  devant  un  vote 
du  parlement,  mais  parce  qu'il  avait  épuisé  pour  ainsi  dire  son  auto- 
rité, parce  que  pendant  quinze  ans  de  ministère,  il  avait  suscité,  par 
son  caractère  impérieux  et  opiniâtre,  des  animosités  acharnées,  une 
opposition  résolue  à  tout  pour  lui  rendre  le  pouvoir  impossible.  Res- 
tait à  le  remplacer,  et  c'est  là  l'œuvre  de  l'empereur  François-Joseph  qui 
n"a  pas  quitté  Budapesth  depuis  que  cette  crise  est  ouverte.  Jusqu'ici, 
le  cabinet  hongrois  semblerait  devoir  être  peu  modifié.  Le  ministre 
de  l'agriculture,  le  comte  Szapary,  prend  la  présidence  du  conseil  en 
gardant  tous  ses  autres  collègues.  En  un  mot,  le  ministère  reste  ce  qu'il 
était,  moins  M.  Tisza,  qui,  en  rentrant  comme  simple  député  au  parle- 
ment, aurait  promis  son  appui!  A  dire  vrai,  la  situation  fût-elle  à  demi 


h76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

détendue  par  ce  changement,  elle  serait  toujours  délicate  par  ce  seul 
fait  que  le  nouveau  ministère  aurait  ou  à  subir  la  .protection  un  peu 
lourde  de  M.  Tisza  ou  à  compter  avec  son  opposition.  Est-ce  dès  lors 
un  dénoûment  ou  ne  serait-ce  que  le  prélude  de  crises  nouvelles  qui 
pourraient  n'être  pas  sans  influence  sur  la  politique  générale  de  l'em- 
pire? 

Depuis  que  le  parlement  d'Angleterre  est  réuni,  il  y  a  déjà  un  mois, 
il  n'a  point  eu  précisément  de  ces  débats  exceptionnels  qui  décident 
des  grandes  affaires,  quelquefois  du  sort  d'un  ministère;  il  n'a  pas 
moins  eu  et  il  a  encore  chaque  jour  ses  discussions  animées,  et  même 
ses  scènes  violentes.  On  aurait  beau  s'en  défendre  et  vouloir  se  sous- 
traire à  l'éternelle  et  irritante  obsession,  c'est  l'Irlande  qui,  à  travers 
tout,  a  toujours  la  première  place  dans  les  luttes  des  partis  an- 
glais. Elle  a  fait  sa  réapparition,  cette  terrible  et  insoluble  question, 
dès  l'ouverture  du  parlement,  à  l'occasion  de  l'adresse.  M.  Parnell, 
celui  qu'on  appelle  le  «  roi  non  couronné  »  de  l'Irlande,  a  le  premier 
ouvert  le  feu  contre  la  politique  du  ministère,  et  naturellement  il  en  a 
été  pour  ses  frais  d'éloquence  auprès  d'une  majorité  qui  jusqu'ici  n'a 
jamais  manqué  au  gouvernement;  mais  à  peine  la  question  a-t-elle  été 
écartée  dans  le  débat  de  l'adresse,  qu'elle  a  reparu  sous  une  autre 
forme,  dans  une  discussion  épisodique,qui  a  ravivé  toutes  les  passions 
et  ramené  tous  les  chefs  de  partis  au  combat.  On  n'a  peut-être  pas 
oublié  cette  étrange  campagne  engagée  l'an  dernier  dans  le  Times 
contre  M.  Parnell  et  ses  amis,  contre  tous  les  home-rulers  qui  se  trou- 
vaient représentés  comme  les  complices  des  meurtres,  des  crimes  de 
toute  sorte  commis  il  y  a  quelques  années  en  Irlande.  C'était  un  procès 
complet,  perfidement  instruit,  appuyé  de  preuves  spécieuses,  de  révé- 
lations compromettantes,  de  correspondances  secrètes  qu'on  attribuait 
à  M.  Parnell  ou  à  ses  amis  et  qui  ressemblaient  à  un  aveu  de  compli- 
cité. Jusqu'à  quel  point  le  gouvernement  avait-il  été  mêlé  par  sa  police, 
par  ses  communications,  à  la  campagne  accusatrice  du  journal  anglais, 
on  ne  le  savait  pas,  et  c'était  une  complication  de  plus.  Toujours  est-il 
que  l'affaire  avait  eu  un  tel  retentissement  jusque  dans  la  chambre  des 
communes  qu'on  ne  pouvait  plus  la  dédaigner,  que  les  députés  irlan- 
dais eux-mêmes  ne  voulaient  pas  rester  sous  le  coup  des  violentes  tn- 
criminations  dont  ils  étaient  l'objet.  On  nommait  alors  une  commis- 
sion d'enquête  composée  de  trois  juges  et  chargée  de  rechercher  la 
vérité.  Cette  commission,  elle  a  fait  son  œuvre  laborieuse  et  délicate, 
non  sans  peine,  au  milieu  de  toutes  les  contradictions  et  de  péripéties 
souvent  dramatiques.  Elle  a  impartialement  reconnu  que  dans  tout  ce 
qu'avait  dit  le  Times,  il  y  avait  beaucoup  d'accusations  suspectes,  des 
témoignages  douteux,  des  lettres  fabriquées  ou  supposées,  que  M.  Par- 
nell et  ses  collègues  n'étaient  ni  des  meurtriers,  ni  des  complices  de 
meurtre;  elle  a  en  même  temps  admis  que  les  députés  irlandais 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  hll 

pouvaient  n'être  point  étrangers  aux  agitations  de  l'Irlande,  à  la  Land- 
Icogue,  à  des  menées  plus  ou  moins  factieuses.  C'est  le  résumé  du  rap- 
port de  la  commission  qui  vient  d'être  soumis  aux  communes  et  qui  a 
été  l'occasion  de  la  discussion  nouvelle. 

Qu'allait-on  faire  de  ce  rapport?  quelle  sanction  pouvait  avoir  l'en- 
quête ?  Le  gouvernement,  par  une  habile  tactique,  n'a  trouvé  rien  de 
mieux  que  de  proposer  à  la  chambre  des  communes  d'enregistrer  tout 
simplement  l'œuvre  de  la  commission,  qui,  en  dégageant  les  députés 
irlandais  de  tout  soupçon  de  meurtre,  les  laisse  cependant  sous  le 
poids  d'une  certaine  accusation  de  complot,  de  menées  factieuses.  Le 
leader  conservateur,  M.  Smith,  s'est  chargé  de  la  motion;  mais  M.  Par- 
nell  et  ses  amis  ne  se  sont  pas  tenus  pour  satisfaits.  Ils  ont  prétendu 
que,  s'ils  restaient  des  accusés  à  un  degré  quelconque,  ils  devaient 
être  envoyés  en  jugement;  que,  s'ils  étaient  reconnus  innocens,  la 
chambre  des  communes  devait  le  déclarer  sans  subterfuge.  M.  Glad- 
stone lui-même  s'est  jeté  dans  la  mêlée,  soutenant,  avec  une  élo- 
quence qui  ne  faiblit  pas,  que  la  chambre  des  communes  doit  à  son 
honneur  de  rendre  une  complète  justice  à  M.  Parnell  et  à  ceux  qui  ont 
été  comme  lui  l'objet  d'indignes  calomnies.  Il  doit  bien  y  avoir  quelque 
perplexité,  même  en  dehors  des  libéraux,  jusque  parmi  les  conserva- 
teurs, puisqu'au  dernier  moment,  un  ami  de  lord  Randolph  Churchill, 
M.  Jennings,  par  un  amendement  nouveau,  a  demandé  tout  au  moins 
un  vote  de  blâme  contre  ceux  qui  ont  injustement  accusé  des  mem- 
bres du  parlement.  Lord  Randolph-Churchill  lui-même  vient  d'intervenir 
par  un  discours  d'une  véhémente  éloquence.  Le  ministère,  eût-il  jusqu'au 
bout  la  majorité,  n'est  décidément  pas  heureux  avec  cette  question  irlan- 
daise, qu'il  croit  quelquefois  avoir  résolue  avec  ses  lois  répressives  ou 
avec  ses  concessions  agraires,  et  qui  renaît  sans  cesse,  à  tout  propos.  Elle 
renaît  dans  les  chambres;  elle  renaît  encore  plus  dans  le  pays,  où  les 
élections  qui  se  succèdent  ne  sont  rien  moins  que  favorables  aux  con- 
servateurs. C'est  un  phénomène  curieux,  en  effet,  que  ce  retour  lent, 
mais  incessant  de  l'opinion  vers  la  poHtique  libérale,  manifesté  par  une 
série  d'élections  partielles.  L'autre  semaine,  au  moment  même  où  l'on 
discutait  l'amendement  de  M.  Gladstone,  qui  a  fini  par  être  rejeté,  un 
des  districts  de  Londres,  North-Saint-Pancras,  élisait  un  libéral  à  la 
place  d'un  conservateur,  et  on  se  hâtait  de  dire  que  c'était  le  jugement 
du  peuple.  Ce  n'était  peut-être  pas  le  jugement  du  peuple  ;  c'était  du 
moins  la  preuve  que  l'Irlande  n'a  pas  perdu  sa  cause  devant  l'opinion, 
qu'elle  ne  cesse  pas  d'être  l'embarras  de  la  vie  parlementaire,  de  la 
politique  britannique. 


Ch.  de  Mazade. 


478  REVUE    DES    DEUX    jMONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Le  marché  des  rentes  françaises  a  été  calme  et  ferme  depuis  le 
commencement  du  mois.  Le  3  pour  100  a  fléchi  un  instant  sur  la  re- 
traite de  M.  Constans  et  la  crainte  d'une  crise  ministérielle.  La  prompte 
terminaison  de  l'incident  et  des  achats  très  actifs  au  comptant  ont 
amené  un  rapide  relèvement  des  cours,  et  la  rente  a  été  ainsi  portée 
sans  nouvelle  secousse  à  88.67.  L'amortissable  s'est  avancé  de  25  cen- 
times à  91.90.  Le  k  1/2  a  été  au  contraire  fort  recherché  et  n'a  pas  gagné 
moins  de  60  centimes  à  105.90. 

La  chambre  a  enfin  nommé  la  commission  du  budget.  La  première 
question  que  celle-ci  va  avoir  à  résoudre  porte  sur  la  disjonction  ou  la 
connexité  des  deux  propositions  de  M.  Rouvier,  concernant,  l'une  un 
emprunt  de  700  millions  pour  la  consolidation  des  obligations  sexen- 
naires,  l'autre,  l'établissement  du  budget  de  1891.  Sur  la  nécessité  ou 
tout  au  moins  l'opportunité  de  l'emprunt,  il  n'y  a  guère  de  doute.  Mais 
l'opération  doit-elle  être  effectuée  de  suite,  ou  seulement  lorsque  la 
chambre  aura  statué  sur  la  suppression  du  budget  extraordinaire  de  la 
guerre  et  sur  les  nouveaux  impôts  ?  Tel  est  le  point  sur  lequel  les  membres 
de  la  commission  paraissent  très  divisés.  La  solution  exercera  très 
vraisemblablement  une  action  décisive  sur  l'attitude  du  marché  de  la 
rente  pendant  le  reste  du  mois. 

Les  marchés  de  Berlin  et  de  Vienne  ont  subi  un  commencement  de 
krach,  aujourd'hui  très  heureusement  arrêté.  La  crise  a  porté  sur 
des  valeurs  minières  et  métallurgiques  qu'une  spéculation  imprudente 
avait  portées  à  des  cours  fort  exagérés.  Ces  cours  sont  aujourd'hui  re- 
perdus; un  mouvement  brusque  de  baisse  a  fait  justice  des  folies  comj 
mises  et  infligé  des  pertes  considérables.  Mais  les  valeurs  affectées  par 
cette  réaction  restent  intrinsèquement  excellentes  et  sont  favorisées 
par  la  hausse  des  fers  et  des  charbons.  Un  parti  de  baissiers  a  profité 
habilement  de  cette  tempête  subite  pour  recueillir  des  différences  sur 
diverses  valeurs  autrichiennes,  en  même  temps  que  la  retraite  de 
M.  Tisza,  président  du  conseil  des  ministres  de  Hongrie  depuis  quinze 
ans,  provoquait  des  ventes  sur  le  k  pour  100  hongrois.  Maintenant,  le 
calme  est  rétabli  sur  les  deux  places,  et  les  cours  se  relèvent. 

L'Italien,  toutefois,  reste  faible  à  92.60.  Il  y  a  là  de  fortes  positions 
à  la  hausse  maintenues  depuis  longtemps  à  Berlin,  et  que  l'on  voudrait 
dégager  peu  à  peu.  Mais  le  marché  de  Paris  ne  s'y  prête  que  faible- 


REVUE.    —    CHROMQUE.  ^"9 

ment,  et  les  places  italiennes  y  aident  moins  encore,  la  spéculation  y 
étant  ouvertement  à  la  baisse,  ce  qui  peut  être  avisé,  mais  n'est  pas 
patriotique. 

Les  fonds  russes  ont  repris  leur  marche  lente  vers  le  pair.  Le 
h  pour  100  1880  est  à  95.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  faire  remarquer 
qu'il  y  a  trois  ans,  le  k  pour  100  russe  valait  88  fr.  et  le  k-^h  italien  le 
pair  et  même  un  peu  plus.  Le  premier  fonds  a  monté  de  sept  unités, 
le  second  a  baissé  d'autant.  Il  est  vrai  que  la  Russie  a  su  se  concilier 
le  marché  français  et  que  l'Italie  a  tout  fait  pour  se  l'aliéner. 

L'Extérieure  est  en  hausse  de  3/4  à  73  1/2,  dans  l'attente  d'un  em- 
prunt dont  le  ministre  des  finances  d'Espagne,  M.  Eguilior,  commence 
à  reconnaître  la  nécessité. 

Les  fonds  turcs  se  sont  cotés  en  hausse  sur  le  caractère  plus  précis 
qu'ont  pris  en  ces  derniers  jours  les  bruits  de  conversion  de  diverses 
catégories  de  la  dette  publique  ottomane.  Le  principe  d'une  opération 
de  ce  genre  a  été  accueilli  avec  faveur,  sur  les  marchés  financiers, 
comme  le  témoignage  d'une  amélioration  sensible  du  crédit  de  l'état. 
11  ne  pouvait  être  sérieusement  question  d'une  refonte  de  l'ensemble 
de  la  dette,  opération  qui  n'eût  pas  paru  suffisamment  opportune  et 
qui  se  fût  heurtée  à  d'insurmontables  difficultés.  On  s'est  arrêté  à  la 
conversion  des  obligations  privilégiées,  émises,  en  vertu  du  décret  de 
1881,  au  montant  de  8,109,986  livres  turques,  rapportant  un  intérêt  de 
5  pour  100  et  dotées  d'un  fonds  d'amortissement  de  2  pour  100  l'an. 
L'échange  de  ces  titres  contre  de  nouvelles  obligations  émises  à  80 
pour  100,  portant  un  intérêt  de  4  pour  100  et  remboursables  dans  un 
délai  plus  long,  laisserait  un  bénéfice  annuel  de  145,000  livres  tur- 
ques. 

Reste  à  établir  le  mode  de  répartition  de  cette  économie.  On  propose 
d'en  affecter  la  plus  grande  partie  à  l'amortissement  des  emprunts 
compris  dans  les  catégories  B  et  G  de  la  dette  publique.  Le  reliquat 
irait  au  trésor,  qui  trouverait  ainsi  dans  le  succès  de  l'opération  un 
supplément  de  recettes  dont  il  paraît  avoir  grand  besoin. 

La  quinzaine  a  été  bonne  pour  un  certain  nombre  de  titres  de 
banques,  sur  lesquels  l'approche  des  assemblées  générales  a  rappelé 
l'attention  des  capitalistes  et  un  peu  aussi  des  spéculateurs. 

La  Banque  de  France  a  été  portée  de  4,170  à  4,225,  en  prévision 
d'une  reprise  prochaine  des  négociations  pour  le  renouvellement  du 
privilège.  Le  Crédit  foncier,  sur  l'attenie  de  la  fixation  du  dividende 
de  1889  à  63  francs,  s'est  avancé  de  1,315  à  1,322.50.  La  Banque  de 
Paris  a  été  relevée  de  782.50  à  796.25.  Pour  un  certain  temps  encore, 
au  moins  jusqu'à  la  dissolution  du  syndicat,  les  cours  de  cette  valeur 
dépendent,  dans  une  assez  large  mesure,  de  ceux  de  la  Banque  na- 
tionale du  Brésil.  Or  ces  titres  viennent  de  regagner  assez  brusque- 
ment une  trentaine  de  francs  sur  l'annonce  d'une  modification  impor- 


ZiSO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tante  introduite  dans  les  arrangemens  existant  entre  l'Etat  brésilien 
et  cet  établissement. 

Le  contrat  du  mois  d'octobre  dernier,  visant  lé  retrait  du  papier- 
monnaie  brésilien  et  son  remplacement  par  des  billets  de  la  Banque 
nationale,  remboursables  à  vue  et  en  or,  supposait  le  maintien  du 
change  au  pair.  Depuis  la  révolution,  le  change  a  fortement  baissé,  et 
la  Banque  a  dû  interrompre  l'exécution  de  son  contrat,  en  même 
temps  qu'elle  suspendait  toute  émission  de  ses  propres  billets.  Le 
commerce  se  plaignit  alors  du  défaut  de  circulation  fiduciaire,  et  le 
ministre  des  finances  crut  trouver  un  remède  à  la  situation  dans  la 
création  de  banques  régionales  investies  du  droit  d'émettre  des  billets 
contre  dépôts  de  fonds  publics  dans  une  proportion  déterminée.  Mais 
ce  système  fonctionnant  péniblement,  le  ministre  des  finances  en 
revint  à  l'exécution  du  contrat  d'octobre,  pour  laquelle  il  associa  la 
Banque  du  Brésil  à  la  Banque  nationale,  et  décréta  en  outre  que  les 
billets  émis  par  ces  deux  banques  auraient  cours  forcé,  bien  que  cou- 
verts par  une  encaisse  or  pour  moitié  au  moins  de  l'émission  et  garantis 
par  le  capital  de  l'une  et  de  l'autre  banque. 

Le  Crédit  lyonnais  s'est  maintenu  à  727.50,  ainsi  que  la  Banque 
d'escompte  à  517.50.  Le  Crédit  mobilier  a  été  porté  de  462.50  à  475. 
Le  Comptoir  national  d'escompte  a  fléchi  de  625  à  600  et  s'est  relevé 
à  615,  après  détachement  d'un  dividende  de  h  francs  et  admission  à 
la  cote  des  80,000  actions  nouvelles. 

L'assemblée  générale  des  actionnaires  de  la  Banque  des  Pays-Autri- 
chiens est  convoquée  pour  le  31  mars.  La  crise  passagère  qui,  pendant 
les  premiers  jours  du  mois,  a  si  fortement  secoué  les  places  de  Vienne 
et  de  Berlin,  a  fait  fléchir  les  titres  de  cette  banque  de  535  au-dessous 
de  500  francs,  et  ceux  du  Crédit  Foncier  d'Autriche  aux  environs  de 
960  francs.  Une  reprise  s'est  déjà  produite,  et  ces  deux  établissemens, 
où  d'importans  intérêts  français  sont  engagés,  conservent  une  situa- 
tion très  prospère.  Les  cours  du  mois  dernier  seront  aisément  atteints 
de  nouveau. 

La  Banque  ottomane  est  sortie  de  sa  longue  immobilité,  l'opinion 
publique  l'associant  aux  projets  de  conversion  dont  il  a  été  fait  men- 
tion plus  haut.  On  ne  compte  cependant  point  pour  1889  sur  un  divi- 
dende supérieur  à  12  fr.  50. 

Un  vif  mouvement  de  hausse  s'est  dessiné  sur  les  actions  de  nos 
grandes  compagnies  de  chemins  de  fer.  Le  Lyon  s'est  avancé  de 
23  francs  à  1,408,  le  Nord  et  l'Est  de  15  francs  à  1,785  et  845,  le  Midi 
et  l'Orléans  de  10  francs  à  1,215  et  1,420. 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


HONNEUR     D'ARTISTE 


DERNIERE     PARTIE     (1), 


I 


XII. 

LA    LOGE    DES    FRANÇAIS. 

Deux  mois  environ  après  le  mariage  de  M'^^  de  La  Treillade  avec 
le  baron  Jules  Grèbe,  Fabrice  et  sa  femme,  en  compagnie  de  M.  et 
de  M™*  d'Aymaret,  étaient  allés  passer  la  soirée  au  Théâtre-Français. 
Ils  occupaient  cette  grande  baignoire  d'avant-scène  que  beaucoup 
de  Parisiens  connaissent,  et  dont  l'administration  du  théâtre,  à  qui 
elle  est  réservée,  fait  profiter  de  temps  en  temps  les  amis  de  la  mai- 
son. La  loge  est  d'autant  plus  recherchée  qu'elle  communique  avec 
un  petit  salon  ménagé  de  l'autre  côté  du  couloir. 

Il  était  neuf  heures  et  demie  et  le  rideau  venait  de  se  relever  sur 
le  second  acte  de  3f^^  de  La  Seiglière,  quand  l'attention  que  Béa- 
trice et  M'"''  d'Aymaret  prêtaient  à  la  pièce  fut  brusquement  trou- 
blée par  la  bruyante  installation  de  trois  ou  quatre  personnes  dans 
l'avant-scène  qui  leur  faisait  face.  Elles  reconnurent  tout  de  suite  la 
baronne  Grèbe,  née  de  La  Treillade,  escortée  de  sa  fidèle  institu- 
trice, de  son  mari  et  du  marquis  de  Pierrepont.  Cette  société  avait 
l'air  de  très  belle  humeur,  et  l'exubérance  de  son  entrain  souleva 
même  dans  la  salle  quelques  chuts  réprobateurs. 

Tout  Paris  s'entretenait,  depuis  quelque  temps ,  de  l'intimité  de 
Pierrepont  avec  la  jeune  baronne  Grèbe,  et  quant  au  baron, entiè- 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  l*""  et  du  15  mars. 
TOME  XCVm.    —   1"  AVRIL   1890.  31 


A 8 2  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rement  dompté,  fasciné  et  hypnotisé  par  sa  femme,  il  avait  pris 
rang  parmi  ces  maris  dont  le  monde  regorge  et  dont  on  ne  sait  si 
on  doit  plaindre  l'aveuglement  ou  admirer  la  complaisance.  Même 
pour  ceux  qui  n'en  connaissaient  pas  les  détails  les  plus  fâcheux, 
cette  Maison  publique  de  Pierrepont  avec  une  jeune  mariée  de  la 
veille  avait  un  faux  air  de  détournement  de  mineure,  qui  généra- 
lement déplut.  On  peut  croire  qu'elle  fut  une  tristesse  nouvelle 
pour  ses  amis  des  anciens  jours  qui  voyaient  se  dégrader  ainsi  sous 
leurs  yeux,  de  scandale  en  scandale,  cette  noble,  délicate  et  che- 
valeresque figure  qui  les  avait  charmés. 

Il  y  avait  longtemps  que  Béatrice  et  son  amie  n'avaient  prononcé 
entre  elles  le  nom  du  marquis  quand  elles  eurent  la  pénible  sur- 
prise de  se  trouver  face  à  face  avec  lui  et  avec  Marianne  dans 
l'avant-scène  du  Théâtre-Français.  Elles  virent  aussitôt  qu'elles 
étaient  elles-mêmes  reconnues,  et  elles  crurent  remarquer  au  jeu 
des  lorgnettes  et  à  l'expression  des  physionomies  qu'elles  n'étaient 
pas  étrangères  à  la  conversation  de  leur  vis-à-vis.  Marianne  parlait 
avec  animation,  paraissant  diriger  avec  insistance  l'attention  de 
Pierrepont  sur  la  loge  de  Fabrice. 

A  l'entr'acte,  Fabrice,  qu'un  travail  urgent  rappelait  chez  lui,  se 
retira,  suivi  de  M.  d'Aymaret,  qui  allait  faire  un  bésigue  au  cercle. 
Sa  femme  devait  reconduire  Béatrice. 

Au  même  moment,  le  marquis  de  Pierrepont,  semblant  obéir  un 
peu  à  regret  à  quelque  prière  de  Marianne,  se  levait  et  sortait  lui- 
même  de  son  avant-scène.  —  Béatrice,  qui,  derrière  son  écran, 
ne  le  quittait  pas  du  regard,  sentit  son  cœur  bondir  et  posa  brus- 
quement une  main  sur  son  sein. 

—  Qu'as-tu  donc?  lui  dit  M"^  d'Aymaret. 

—  Je  suis  sûre  qu'il  vient  ici! 

—  Tu  es  folle..,  impossible! 

—  Tu  vas  voir  ! 

Trois  ou  quatre  minutes  plus  tard,  on  frappa  légèrement  à  la 
porte  de  la  loge.  M™^  d'Aymaret  alla  ouvrir,  et  Pierrepont  entra. 

Il  salua  avec  une  pohtesse  un  peu  raide,  et,  jetant  les  yeux  au- 
tour de  lui,  comme  étonné  de  voir  les  deux  femmes  seules  : 

—  Fabrice  est  donc  parti?  demanda- t-il. 

—  Oui,  ditM™'^  d'Aymaret,  il  vient  de  s'en  aller. 

—  Ah!.,  fâché...  très  fâché!  —  dit  Pierrepont  en  prenant  avec 
une  gaucherie  étrange  le  siège  qu'on  lui  offrait.  —  Il  lui  arriva  en 
s'asseyant  de  laisser  tomber  à  deux  reprises  sa  lorgnette,  qu'il 
tenait  à  la  main,  et  il  la  ramassa  en  riant  plus  que  de  raison  de 
sa  maladresse.  —  J'étais  chargé,  reprit-il,  d'une  commission  pour 
lui,.,  pour  ce  bon  Fabrice,.,  mais,  certainement,  madame  Fabrice 
voudra  bien  me  servir  d'intermédiaire,.,  je  n'en  doute  pas...  et, 


HONNEUR    d'artiste.  /|83 

naturellement,.,  elle  obtiendra  toutes  choses,.,  comme  elle  en  est 
digne... 

La  bizarrerie  de  ce  langage,  son  accent  hésitant  et  empâté,  l'es- 
pèce de  ricanement  qui  accompagnait  sa  parole  pénible,  ne  pou- 
vaient échapper  aux  deux  jeunes  femmes,  qui  pensèrent  aussitôt 
douloureusement  aux  habitudes  d'intempérance  qu'on  lui  prêtait. 

—  Voici  le  fait,  continua-t-il,  pendant  qu'elles  l'écontaient  avec 
une  véritable  stupeur  :  —  Tout  le  monde  parle  du  portrait  de  miss 
Xicholson  que  Fabrice  vient  de  terminer,.,  un  parfait  chef-d'œuvre, 
dit-on...  La  baronne  Grèbe  se  monte  la  tête  à  ce  sujet,.,  elle  vou- 
drait avoir  aussi  son  portrait...  de  la  main  du  grand  artiste,.,  mais 
il  paraît  qu'il  est  surchargé,.,  qu'il  refuse  des  cliens,..  qu'il  faut 
des  tours,.,  des  tours  de  faveur...  J'oserai,.,  j'oserai  en  réclamer 
un  pour  la  femme  de  mon  jeune  ami,.,  par  l'intermédiaire,  —  je 
le  répète,  —  de  M"""  Fabrice... 

Ni  l'objet  de  cette  requête,  ni  le  ton  dont  elle  lui  était  adressée, 
n'étaient  de  nature  à  plaire  à  Béatrice. 

—  Mon  mari,  répondit-elle,  avec  un  froid  dédain,  ne  me  con- 
sulte pas  sur  le  choix  de  ses  modèles. 

—  Ah!..  Madame  Fabrice,  alors...  si  je  comprends  bien...  nous 
refuse  son  concours...  en  cette  circonstance? 

—  Oui,  monsieur,  je  vous  le  refuse,  dit  Béatrice  en  se  levant 
avec  dignité.  —  Elise,  ajouta-t-ellc,  tu  me  permets  de  prendre  ton 
coupé,.,  je  te  le  renverrai  dans  vmgt  minutes... 

Elle  passa  devant  Pierrepont,  ouvrit  la  porte  de  la  loge  et  entra 
dans  le  petit  salon  contigu,  où  elle  se  revêtit  à  la  hâte  de  sa  pelisse 
et  de  ses  fourrures.  M""""  d'Aymaret  était  accourue  et  l'aidait.  Elles 
se  serrèrent  la  main,  et  Béatrice  partit. 

Pierrepont,  debout,  immobile,  muet, avait  assisté, —  dans  l'ombre 
de  la  baignoire,  —  à  cette  courte  scène.  —  Il  rejoignit  M"'*'  d'Ay- 
maret dans  le  petit  salon.  Elle  s'y  était  assise  sur  un  divan,  respi- 
rant avec  force  comme  oppressée.  —  Il  se  posa  devant  elle  :  ses 
mains  étaient  agitées  d'un  léger  tremblement  ;  son  front  et  ses 
joues  avaient  pris  une  teinte  de  pourpre,  car  la  colère  avait  achevé 
de  le  griser,  —  et  ce  fut  presque  en  bégayant  qu'il  essaya  l'apolo- 
gie de  sa  conduite  : 

—  A  vous,.,  je  puis  dire...  avec  respect,.,  mon  intention  n'a  pas 
été...  Pas  l'habitude,  vous  savez,  d'insulter  les  femmes,.,  je  ne  crois 
pas  avoir  mérité...  comme  elle  m'a  répondu...  C'est,  du  reste,  affaire 
entre  hommes  maintenant...  Quanta  vous,.,  je  désire  invoquer  des 
souvenirs,.,  qui,  j'espère... 

Tout  à  coup,  il  cessa  de  parler  :  —  M"'-  d'Aymaret  avait  couvert 
son  visage  de  ses  deux  mains,  et  il  voyait  des  larmes  glisser  entre 
ses  doigts  à  travers  ses  bagues. 


hSh  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Il  y  eut  un  silence  d'une  minute  ou  deux  ;  puis  le  marquis  de 
Pierrepont,  devenu  subitement  pâle  comme  une  cire,  lui  dit  d'une 
voix  basse,  mais  assurée  : 

—  Pourquoi  pleurez-vous? 

Elle  ne  lui  répondit  que  par  une  explosion  de  sanglots. 

—  Oh  !  je  sais,  reprit-il  en  secouant  tristement  la  tête  :  —  Vous 
pleurez  sur  moi!.,  vous  pleurez  sur  l'homme  que  vous  avez  honoré 
de  votre  estime,  —  de  votre  amitié...  et  que  vous  voyez  aujour- 
d'hui tombé  dans  la  dernière  dégradation,.,  mais  si  je  vous  fais 
pitié,.,  ou  plutôt  si  je  vous  fais  horreur,  —  comme  je  me  fais  hor- 
reur à  moi-même,.,  à  qui  la  faute,.,  à  qui?  si  ce  n'est  à  cette  misé- 
rable femme  qui  sort  d'ici  ! 

—  Monsieur  de  Pierrepont! 

—  Je  ne  vous  apprends  rien,  madame,  je  suppose...  Le  chan- 
gement singulier  qui  s'est  fait  dans  ma  vie  peut  être  une  énigme 
pour  tout  le  monde,  excepté  pour  vous...  Il  est  impossible  que,  vous 
du  moins,  vous  n'en  connaissiez  pas  la  cause  véritable...  et  laissez- 
moi  dire  l'excuse! 

—  Quelquefois...  sans  doute,  murmura  la  jeune  femme,  j'ai  eu 
cette  pensée...  Mais  comment  m'y  arrêter?.,  comment  croire  qu'une 
déception,  si  amère  qu'elle  soit,  puisse  faire  descendre  un 
homme... 

Elle  hésitait. 

—  Aussi  bas!.,  dit  Pierrepont,  achevant  la  phrase.  —  Mais  mon 
Dieu!  madame,  vous  avez  pourtant  été  ma  confidente...  à  cette 
heure  affreuse  de  ma  vie  !  Rappelez-vous  donc,  je  vous  en  prie,  ce 
qu'a  dû  être  pour  moi  cette  déception  dont  vous  parlez...  A  l'âge 
où  la  destinée  d'un  homme  est  en  suspens,  c'est  une  femme  sou- 
vent qui  en  décide...  qui  la  tourne  au  bien  ou  au  mal...  Pour  moi, 
il  s'est  trouvé  que  votre  amie  a  été  cette  femme-là...  Telle  qu'elle 
m'apparaissait  alors...  de  même  qu'à  tout  le  monde...  avec  sa 
beauté  trop  réelle  et  ses  vertus  factices...  elle  était  comme  le 
symbole  charmant  du  bonheur  que  je  rêvais  auprès  d'un  foyer  res- 
pecté... J'avais  peu  à  peu  mis  tout  mon  avenir,  toute  ma  vie  dans 
ce  rêve  dont  elle  était  l'inspiratrice...  Vous  savez  tout  ce  qui  me 
séparait  d'elle...  vous  savez  toutes  les  objections,  toutes  les  résis- 
tances, tous  les  obstacles  que  j'avais  eu  à  vaincre  ou  à  braver... 
Vous  savez  que  j'étais  prêt  à  tous  les  dévoûmens,  à  tous  les  sacri- 
fices... vous  savez  que  j'acceptais  tout,  les  privations,  la  gêne,  la 
sujétion,  le  travail...  pourvu  qu'elle  fût  ma  femme...  Vous  savez 
enfin  combien  je  l'aimais...  de  quelle  tendresse  folle...  presque 
sainte,  j'ose  le  dire...  et  quand  elle  a  trompé  odieusement  un  pa- 
reil amour,  vous  vous  étonnez  que  je  sois  devenu  un  désespéré,  et 
que  je  l'appelle  une  misérable! 


HONNEUR    d'artiste.  485 

—  Monsieur  de  Pierrepont,  je  vous  plains  de  toute  mon  àme... 
Mais  est-il  digne  de  vous,  de  votre  bon  sens,  de  votre  droiture,  de 
traiter  une  femme  de  misérable  parce  qu'elle  a  refusé  de  vous 
épouser? 

—  Je  ne  la  traite  pas  de  misérable  parce  qu'elle  a  refusé  de  m'é- 
pouser...  mais  parce  que  pendant  des  mois  et  des  années  elle  a 
encouragé  ma  passion,  parce  qu'elle  m'a  laissé  croire  qu'elle  la 
partageait,  —  et  parce  qu'elle  mentait!  Voyons,  madame...  est-ce 
que  j'étais  un  enfant?  Est-ce  que  je  pouvais  me  tromper  à  son  atti- 
tude, à  ses  regards,  à  son  accent,  à  son  silence  même?  Est-ce  que 
tout  cela  ne  me  disait  pas  qu'elle  m'aimait?..  Allons!  vous  en  étiez 
persuadée  vous-même!.,  et  tout  cela  n'était  que  mensonge,  calcul 
et  froide  coquetterie...  C'est  qu'alors,  malgré  la  médiocrité  de  ma 
lortune,  j'étais  un  beau  parti  pour  elle  qui  n'avait  rien...  Mais  le 
jour  où  un  prétendant  plus  riche  s'est  offert,  sans  souci  de  me  bri- 
ser le  cœur,  elle  s'est  jetée  dans  ses  bras! 

—  Si  vous  saviez,  monsieur,  si  vous  pouviez  savoir  comme  vous 
êtes  injuste  ! 

—  Elle  s'est  jetée  dans  ses  bras!  continua-t-il,  avec  une  exal- 
tation croissante,  —  et  tout  ce  qui  s'est  passé  en  moi  dans  ce  mo- 
ment-là, tout  ce  que  j'ai  ressenti  de  désenchantement,  de  douleur, 
d'humiliation,  de  jalousie  sauvage...  comment  ne  le  comprenez- 
vous  pas?..  J'ai  pensé  à  me  tuer...  mais  la  vie  que  je  mène  est  un 
suicide  comme  un  autre...  avec  la  honte  en  plus,  c'est  vrai! 

—  Monsieur  de  Pierrepont...  je  vous  en  prie...  calmez- vous... 
je  vous  en  prie! 

—  Elle  m'a  rendu  fou...  elle  m'a  rendu  mauvais  de  toutes  les 
manières...  et  elle  s'en  apercevra!..  Là,  tout  à  l'heure,  elle  me 
refusait  avec  insolence  un  léger  service...  et  cela  pour  outrager 
cette  jeune  lemme...  qui  ne  vaut  rien,  c'est  possible...  mais  qui 
vaut  cent  fois  mieux  qu'elle..  Eh!  bien,  elle  lui  fera  amende  hono- 
rable, ou  je  lui  tuerai  son  mari...  Je  le  hais,  d'ailleurs,  son  mari; 
un  honnête  homme  tant  qu'on  voudra...  mais  je  le  hais,  et  par- 
dieu,  il  fera  le  portrait  de  ma  maîtresse  ou  je  le  tuerai! 

—  Monsieur  de  Pierrepont!  s'écria  la  jeune  femme  en  lui  saisis- 
sant le  bras,  par  tout  ce  que  j'ai  de  cher  et  de  sacré  au  monde,  je 
vous  jure...  entendez-vous?.,  que  Béatrice  est  innocente  de  ce 
dont  vous  l'accusez! 

—  Elle  vous  l'a  dit!  murmura  Pierrepont  en  souriant  amère- 
ment. 

—  Ah!  mon  Dieu!  reprit  M™^  d'Aymaret,  hors  d'elle-même.  — 
Eh  bien,  oui,  elle  me  l'a  dit...  elle  m'a  tout  dit...  elle  m'a  dit 
que  depuis  son  enfance  elle  n'a  jamais  aimé  que  vous,  que  la 
pensée  d'être  voire  femme  était  pour  elle  le  ciel  même...  qu'elle 


àSQ  REVUli   DES   DEUX   MONDES. 

VOUS  adorait  enfin...  et  que  votre  tante  l'a  forcée  de  refuser 
votre  main  sous  peine  de  vous  déshériter,  et  qu'elle  s'est  sa- 
crifiée, et  qu'elle  a  souffert  le  martyre...  Voilà  ce  qui  est  vrai!.. 
Et  maintenant,  monsieur,  vous  seriez  le  dernier  des  hommes 
si  vous  me  faisiez  jamais  repentir  de  findiscrétion  coupable...  bien 
coupable,  que  je  viens  de  commettre...  Mais  il  fallait  bien  pourtant 
prévenu*  le  malheur...  le  crime  que  vous  méditiez! 

Il  la  regardait  d'un  œil  stupéfait,  incertain,  encore  hésitant.  Mais 
la  confidence  qui  venait  de  jaillir  du  cœur  et  des  lèvres  de  la 
jeune  femme  avait  un  caractère  de  vérité  qui  s'imposait.  Il  le  com- 
prit vite,  et  lui  prenant  doucement  la  main  en  s'asse3'ant  devant 
elle  avec  un  air  d'accablement  : 

—  Est-ce  possible?..  Oui...  je  sais  que  vous  ne  mentez  jamais... 
Ah!  soyez  bénie  pour  le  bien  que  vous  me  faites!  Ah!  que  je  vous 
remercie!..  Vous  ne  me  rendez  pas  le  bonheur,  hélas!.,  mais  vous 
me  rendez  le  courage  et  l'honneur! 

—  J'en  prends  acte!  dit-elle  en  lui  serrant  fortement  la  main. 
Elle  lui  parla  alors  en  termes  plus  explicites  de  la  contrainte  que 

Béatrice  avait  subie  de  la  part  de  M°^^  de  Montauron,  n'ayant  plus 
en  réalité  aucune  raison  de  lui  refuser  ces  détails  dont  il  parais- 
sait avide. 

Un  brusque  rappel  d'acteurs  dans  la  salle  les  interrompit  en  leur 
apprenant  qu'un  acte  finissait. 

—  Mon  cher  monsieur,  dit  M"^^  d'Aymaret  en  se  levant,  nous 
avons  besoin  tous  deux  maintenant  de  repos...  et  encore  plus  de 
réflexion...  et  puis  on  doit  commencer  à  s'inquiéter  là-bas,  dans  la 
loge  en  face. 

Pierrepont  fil  de  la  main  un  geste  de  souveraine  indiffé- 
rence. 

—  Venez  demain  me  voir  à  deux  heures,  reprit-elle.  Nous  avons 
à  traiter  une  question  bien  sérieuse,  celle  de  la  conduite  à  tenir  à 
r égard  de  Béatrice. 

—  A  demain  donc,  madame...  et  encore  une  fois  soyez  bénie! 

Il  gagna  la  porte  du  couloir,  pendant  qu'elle  rentrait  dans  sa 
loge. 

XIII. 

PASSION. 

La  sage  petite  femme  passa  une  nuit  fort  agitée  à  se  représenter 
toutes  les  conséquences  probables  ou  possibles  de  la  révélation  si 
grave  qu'elle  avait  dû  faire  à  Pierrepont.  Cette  révélation  lui  avait 
été  arrachée  par  une  nécessité  tellement  impérieuse  que  sa  con- 
science ne  pouvait  la  lui  reprocher.  iS'ul  doute  que  son  devoir  n'eût 


HONNEUR  d'artiste.  Zi87 

été  d'écarter,  même  à  ce  prix,  la  menace  d'un  conflit  personnel 
et  sanglant  enti*e  Pierrepont  et  Fabrice.  Mais  elle  n'en  déplorait 
pas  moins  amèrement  d'avoir  été  réduite  à  cette  extrémité.  Elle  ne 
pouvait  se  dissimuler  que  la  force  des  choses  allait  placer  désor- 
mais Béatrice  dans  une  situation  infiniment  délicate  vis-à-vis  de 
l'homme  qu'elle  aimait,  et  qui  était  entré  en  possession  de  son  se- 
cret. Laisser  ignorer  à  son  amie  que  Pierrepont  était  devenu 
maître  de  cette  confidence,  c'eût  été  une  précaution  illusoire  ;  car 
elle  ne  pouvait  espérer  que  le  marquis  se  condamnât  à  la  même 
réserve  :  il  était  impossible  de  supposer  qu'il  consentit  maintenant 
à  rester  chargé  du  mépris  de  Béatrice,  sans  essayer  auprès  d'elle 
un  mot  d'excuse,  de  justification,  de  repentir,  ne  fût-ce  qu'à  pro- 
pos de  sa  conduite  et  de  son  langage  ofTensans  de  la  veille.  Dès 
qu'une  explication  était  inévitable,  M™"^  d'x\ymaret  pensa  qu'elle 
serait  mieux  placée  et  moins  périlleuse  dans  sa  bouche  que  dans 
celle  de  Pierrepont,  et  elle  résolut  de  s'en  charger.  Quant  aux 
relations  nouvelles  qui  s'établiraient  entre  Béatrice  et  le  marquis, 
elle  ne  vit  rien  de  mieux,  poiu-  en  prévenir  le  danger,  que  de 
faire  appel  aux  sentimens  d'honneur  qu'elle  leur  connaissait  à  tous 
deux.  Franche  et  droite  elle-même,  elle  mettait  une  confiance  gé- 
néreuse et  peut-être  excessive  dans  les  moyens  francs  et  droits. 
Aussi  bien,  dans  la  circonstance  telle  qu'elle  se  présentait,  il  pa- 
raissait impossible  d'en  trouver  de  meilleurs. 

Ce  fut  dans  ces  dispositions  qu'elle  reçut  le  marquis  de  Pierre- 
pont quand  il  vint  chez  elle  le  lendemain  à  l'heure  qu'elle  lui  avait 
indiquée.  îl  était  extrêmement  sérieux,  et  ses  beaux  traits  un  peu 
altérés  ne  portaient  plus  aucune  trace  de  ce  mauvais  sourire  qui 
s'y  était  fixé  depuis  quelque  temps  dans  une  sorte  de  tic  ner- 
veux. 

—  Assurez-moi,  d'abord,  chère  madame,  que  je  n'ai  pas  rêvé 
ce  que  vous  m'avez  confié  hier  soir. 

—  Vous  ne  l'avez  pas  rêvé:  —  et  maintenant  causons  un  peu 
raisonnablement  tous  deux,  si  c'est  possible.  —  Je  vous  ai  délivré 
d'une  chimère  qui  vous  rongeait  le  cœur...  C'est  un  peu  malgré 
moi,  j'en  conviens...  mais  enfin  pourtant  vous  devez  m'en  savoir 
un  peu  de  gré. 

—  Un  gré  infini. 

—  Nous  allons  bien  voir...  Disons  les  choses  comme  elles  sont. 
Vous  possédez  maintenant  le  secret  de  Béatrice  !  vous  savez  qu'elle 
vous  a  beaucoup  aimé,  et  qu'au  lieu  de  vous  avoir  trahi  et  sacrifié, 
comme  vous  le  pensiez,  c'est  elle  qui  s'est  sacrifiée.  Elle  a  sans 
doute  aujourd'hui  d'autres  affections,  d'autres  devoirs,  et  vous  ne 
réussiriez  pas,  j'en  suis  certaine,  à  l'en  détourner;  mais  si  vous 


488  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

abusiez  de  mon  indiscrétion  forcée,  vous  pourriez  tout  au  moins 
troubler  son  repos...  et  moi,  monsieur,  en  retour  du  service  que  je 
vous  ai  rendu,  vous  me  plongeriez  dans  un  abîme  de  chagrin. 

—  Dites  ce  que  vous  voulez  que  je  fasse. 

—  Monsieur  de  Pierrepont,  vous  êtes  séparé  à  jamais  de  la 
femme  avec  qui  vous  aviez  rêvé  de  vous  unir,  et  qui  vous  aimait, 
comme  vous  l'aimiez...  c'est  une  grande  tristesse,  c'est  un  grand 
malheur.  Mais  il  est  accompli,  et  il  est  irrémédiable.  Vous  ne  devez 
plus  songer  qu'à  sauver  du  naufrage  ce  qui  peut  en  être  sauvé 
honnêtement.  Je  ne  vous  demande  pas  de  vous  exiler  de  Paris  et 
de  ne  plus  revoir  Béatrice...  je  craindrais  de  trop  exiger...  Mais  je 
vous  demande  de  la  revoir  franchement  comme  une  femme  dont 
vous  n'attendez  plus  rien  que  de  l'estime  et  de  l'amitié..^  Il  vous 
faudra  peut-être  pour  cela  beaucoup  de  courage,  mais  ne  m'avez- 
vous  pas  dit  que  je  vous  avais  rendu  le  courage...  et  l'honneur? 

—  Madame,  j'espère  vous  le  prouver. 

—  Je  vous  remercie,  dit  la  jeune  femme  avec  un  peu  d'émotion. 
Mais  pour  vous  y  aider,  ajouta-t-elle  en  souriant,  vous  me  per- 
mettrez de  prendre  quelques  précautions  que  me  suggère  ma 
vieille  expérience...  Parmi  toutes  les  circonstances  qui  pourraient 
mettre  votre  courage  à  l'épreuve,  il  en  est  une  au  moins  qu'il  m'est 
possible  de  prévoir, et  de  vous  épargner...  Je  vous  prie  de  n'avoir 
aucune  explication  directe  avec  Béatrice.  Gela  vous  agiterait  trop 
tous  deux.  C'est  moi  qui  la  mettrai  au  courant  aujourd'hui  même, 
et  vous  n'aurez  plus  qu'à  vous  présenter  chez  Fabrice  tranquille- 
ment comme  autrefois.  Je  vous  promets  que  vous  y  serez  bien  reçu. 
On  ne  fera  aucune  allusion  au  passé,  ni  au  présent,  et  vous  me 
promettez,  n'est-ce  pas?  de  n'en  faire  aucune  de  votre  côté...  de 
ne  pas  vous  attendrir...  d'être  un  bon  vieil  ami...  comme  vous 
l'êtes  pour  moi...  et  rien  de  plus? 

—  Je  vous  le  promets,  et  je  n'ai  pas  grand  mérite,  je  vous  as- 
sure... ce  que  vous  m'offrez  me  paraîtra  très  doux  après  ce  que 
j'ai  souffert. 

—  A  la  bonne  heure!.,  à  présent,  je  vous  renvoie...  je  vais 
chez  elle.  Je  lui  ai  donné  rendez-vous  ce  matin. 

—  Mais,  madame,  puisque  vous  me  défendez  de  m'excuser,  de 
me  justifier  moi-même,  qu'elle  sache  bien... 

—  Elle  saura  tout...  Si  je  ne  vous  écris  pas,  allez  lavoir  quand 
il  vous  plaira,  mais  de  préférence  un  lundi...  c'est  son  jour...  vous 
serez  perdu  dans  la  foule...  Ce  sera  moins  gênant...  Mais  le  temps 
me  presse...  Bonsoir!  —  Et  ils  se  quittèrent. 

Encore  sous  l'impression  douloureuse  de  la  scène  de  la  veille, 
Béatrice  n'avait  pas  senti  diminuer  son  angoisse  en  recevant  dans 


HONNEUR   d'artiste.  liS9 

la  matinée  le  billet  laconique  par  lequel  M™^  d'Aymaret  la  préparait 
à  une  sérieuse  communication.  —  Dès  qu'elle  la  vit  entrer,  elle 
courut  à  elle  le  visage  en  feu  : 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  dit-elle. 

—  11  y  a  que  je  t'apporte  d'abord  les  excuses  de  Pierrepont,  et 
ensuite  l'assurance  que  nous  n'aurons  plus  à  rougir  de  notre  amitié 
pour  lui. 

—  Est-ce  vrai!  s'écria  Béatrice,  enjoignant  vivement  ses  mains 
dans  un  élan  de  surprise  heureuse. 

—  Oui;  mais  dame  !  ce  sont  des  satisfactions  que  j'ai  achetées 
un  peu  cher...  Mets-toi  là,  que  je  te  conte  mon  histoire. 

EUe  lui  fit  alors  le  récit  de  l'orageux  entretien  qu'elle  avait  eu  la 
veille  avec  le  marquis  dans  le  petit  salon  du  Théâtre- Français,  sans 
en  omettre  bien  entendu  le  dénoûnient.  Elle  avait  trahi  Béatrice  ! 
Mais  elle  l'avait  trahie  pour  la  défendre  contre  d'injustes  et  cruelles 
imputations,  pour  rendre  à  lui-même  un  malheureux  abusé  et 
désespéré,  enfin  et  surtout  pour  conjurer  le  danger  imminent  d'un 
duel  déplorable. 

Béatrice,  qui  l'avait  écoutée  avec  un  intérêt  passionné,  ne  put 
lui  répondre  qu'en  lui  baisant  les  mains. 

Sûre  de  son  pardon,  la  sage  petite  femme  passa  aux  recom- 
mandations, aux  conseils,  aux  prières.  Elle  lui  tint  sous  une  lorme 
un  peu  différente  le  langage  qu'elle  avait  tenu  une  heure  aupara- 
vant au  marquis  de  Pierrepont.  Elle  lui  dit  ce  qui  avait  été  con- 
venu entre  eux.  Elle  était  convaincue  que  Béatrice  voudrait  bien 
comprendre,  comme  Pierrepont  l'avait  compris,  qu'en  renonçant 
sincèrement  à  l'impossible,  en  acceptant  l'irréparable,  ils  trouve- 
raient encore  quelque  douceur,  —  une  douceur  un  peu  mélanco- 
lique sans  doute,  mais  pure  et  profonde,  —  dans  les  sentimens  qui 
leur  restaient  permis.  Hors  de  là,  il  n'y  avait  pour  Béatrice 
que  honte,  dégradation  et  désespoir,  —  et  pour  M"^®  d'Aymaret 
elle-même  que  remords  éternel  de  son  imprudence,  —  si  involon- 
taire. 

Béatrice  la  remercia  avec  effusion,  lui  avouant  qu'elle  était  heu- 
reuse au  fond  que  Pierrepont  fut  instruit  de  la  vérité.  Elle  serait 
heureuse  aussi  de  le  voir  redevenir  honnête  homme.  Quant  au 
reste,  elle  suppliait  M"^^  d'Aymaret  d'avoir  confiance  en  elle.  «  —  Il 
y  a,  lui  dit-elle  avec  une  entière  bonne  foi,  et  non  sans  un  peu  de 
hauteur,  il  y  a  des  pensées  qui  ne  me  viennent  pas...  J'ai  souffert 
beaucoup,  et  je  souflriiai  beaucoup  encore,  —  mais,  quand  je  n'au- 
rais aucun  principe,  j'ai  trop  d'orgueil,  trop  de  respect  de  moi  pour 
chercher  la  consolation  de  mon  amour  perdu  dans  une  intrigue  de 
galanterie. 

Après  une  conférence  si  satisfaisante,  M°^^  d'Aymaret  rentra  chez 


Ii90  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

elle,  s'étendit  sur  sa  chaise  longue,  et  s'endormit  d'un  sommeil 
d'enfant. 

Le  surlendemain  était  un  lundi,  jour  de  réception  chez  la  femme 
du  peintre.  Pierrepont  ne  voulut  pas  attendre  plus  longtemps  pour 
faire  une  démarche  qui  l'attirait  et  qui  l'inquiétait  tout  à  la  fois.  Il 
trouva  Béatrice  en  assez  nombreuse  compagnie,  ce  qui  leur  facilita 
à  tous  deux  cette  première  entrevue.  Un  serrement  de  main  un 
peu  prolongé,  un  rapide  échange  de  regai'ds  profonds,  ce  fut  toute 
l'explication  qu'il  y  eut  entre  eux. 

Pierrepont  en  la  quittant  entra  dans  l'atelier  de  Fabrice,  qui  ne 
put  réprimer,  quand  il  l'aperçut,  un  mouvement  de  surprise  et 
d'embarras:  —  Mon  cher  maître,  lui  dit  simplement  le  marquis, 
me  revoilà...  pareil  à  l'enfant  prodigue...  En  deux  mots,  j'ai  eu  de 
grands  chagrins...  j'en  ai  vainement  demandé  l'oubli  à  une  misé- 
rable vie  d'étourdissement...  je  viens  le  demander  à  mes  vieux 
amis,  —  et  j'avoue  que  j'am-ais  mieux  fait  de  commencer  par  là. 

—  Vous  êtes  le  très  bien  revenu,  mon  cher  ami,  dit  Fabrice  en 
lui  secouant  vigoureusement  la  main.  Votre  présence  me  manquait 
fort,  —  et  aussi  vos  conseils...  et  pour  réparer  tout  de  suite  le 
temps  perdu,  il  faut  que  je  vous  montre  une  petite  toile  qui  me 
tourmente  bien.  —  Il  souleva  une  enveloppe  de  serge  jetée  sur  un 
chevalet:  —  Pour  que  vous  ne  fassiez  pas  d'erreur,  continua-t-il, 
c'est  le  portrait  de  miss  iNicholson.  Vous  voyez,  je  la  peins  en 
Hébé,  —  dans  le  vieux  style  allégorique  de  nos  pères...  c'est  un 
essai.. .  Elle  s'apprête  à  verser  à  boire  aux  dieux...  qui  sont  dans  la 
coulisse...  Qu'en  pensez-vous?..  Moi,  je  trouve  ça  atroce. 

—  C'est  parfaitement  exquis,  dit  Pierrepont  après  une  minute 
de  contemplation. 

—  Allons  !  tant  mieux  !  —  Mais  il  me  laut  encore  une  dizaine  de 
séances...  j'ai  une  autre  machine  en  train...  mais  celle-là, c'est  tout 
un  monde. . .  Figurez-vous  que  le  père  Nicholson,  la  première  fois  qu'il 
est  venu  me  voir,  a  découvert  dans  un  de  mes  cartons  une  esquisse 
de  quatre  grands  panneaux  représentant  plus  ou  moins  les  quatre 
saisons...  il  s'en  est  épris,  et  il  m'a  demandé  de  les  lui  peindre  pour 
sa  salle  à  manger  de  Gliicago...  Vous  voyez  qu'ils  ne  se  refusent 
rien,  à  Chicago...  Quatre  morceaux  de  peinture  de  trois  mètres  sm* 
deux,  excusez!..  Mais,  mon  pauvre  monsieur,  lui  ai-je  dit,  il  fau- 
drait pour  cela  vous  consacrer  exclusivement  une  année  de  ma 
vie,  au  moins,  —  et  franchement  mes  moyens  ne  me  le  permettent 
pas...  Ça  n'a  lait  que  l'exciter,  cet  homme,  —  et  il  m'a  offert... 
bah!  une  fortune!  —  Ma  foi!  j'ai  une  femme  et  une  fille...  c'était 
une  occasion  d'assurer  leur  avenir  à  tout  événement...  j'ai  accepté  ! 

—  Vous  avez  eu  grandement  raison,  et  le  père  Nicholson  a  plus 
d'esprit  que  je  ne  croyais...  Et  sont-ils  commencés,  vos  panneaux? 


HONNEUR   d'artiste.  Il9i 

—  Ils  sont  ébauchés...  mais  je  ne  peux  pas  y  travailler  i€i... 
mon  atelier  est  trop  petit...  Je  suis  forcé  d'emprunter  celui  d'un 
voisin,  en  attendant  que  je  retrouve  mon  hangar  de  Bellevue,  où 
nous  serons  très  à  l'aise,  mes  panneaux  et  moi.  Nous  venons  de 
relouer  notre  habitation  de  l'an  dernier,  et  ma  femme,  en  consi- 
dération de  ce  travail  exceptionnel,  veut  bien  me  laire  le  sacrifice 
de  s'installer  à  la  campagne  de  très  bonne  heure  cette  année... 
J'espère,  mon  cher  marquis,  que  vous  ne  profiterez  pas  de  notre 
éloigneraent  pour  nous  abandonner  de  nouveau  ? 

—  Craignez  plutôt,  dit  en  riant  Pierrepont,  de  me  voir  poindre 
trop  souvent  à  l'horizon. 

Âmsi  fut  rétablie  dès  ce  moment  sur  l'ancien  pied  la  liaison  des 
deux  amis.  —  Fabrice  ne  cacha  pas  à  sa  femme  le  contentement 
qu'il  en  éprouvait.  Le  soir,  pendant  leur  dîner,  comme  ils  s'entre- 
tenaient à  ce  sujet,  il  la  pressa  de  questions  un  peu  embarrassantes 
sur  ce  qu'elle  pouvait  savoir  ou  deviner  des  causes  qui  avaient 
amené  cette  heureuse  et  subite  conversion  de  Pierrepont.  —  Je 
me  figure,  lui  dit-il,  que  votre  amie  M'"^  d'Aymaret  n'y  a  pas 
nui. 

—  Je  me  le  figure  aussi,  dit  Béatrice. 

—  Ce  qui  m'étonne,  reprit  Fabrice,  c'est  qu'avant-hier  soir,  au 
théâtre,  il  n'avait  pas  du  tout  la  mine  d'un  pénitent. 

—  Justement!  dit  Béatrice.  —  11  est  venu  voir  Élise  dans  sa 
loge  après  notre  départ,  et  elle  l'a  fortement  sermonné. 

—  Quelle  gentille  créature!  répliqua  Fabrice.  —  Mais  il  s'excuse 
sur  de  grands  chagrins  qu'il  aurait  eus...  quels  grands  chagrins? 
En  avez -vous  quelque  idée  ? 

Elle  répondit  d'un  geste  négatif,  avec  un  vague  sourire  d'insou- 
ciance. 

Peu  de  jours  après  ces  incidens,  on  parlait  dans  Paris  d'une 
rupture  entre  le  marquis  de  Pierrepont  et  la  baronne  Grèbe. 
Ce  bruit  était  fondé.  Le  marquis  ayant  décidément  refusé  de  s'en- 
tremettre auprès  de  Fabrice  pour  qu'il  fît  le  portrait  de  la  jeune 
baronne,  elle  l'avait  congédié  après  une  scène  violente.  Il  est  vrai 
qu'elle  l'avait  rappelé  le  lendemain,  par  un  billet  du  matin  :  mais 
il  lut  inexorable,  quoique  le  baron  Jules,  complètement  domesti- 
qué, eût  pris  la  peine  d'apporter  le  billet  lui-même. 

Dans  les  premiers  temps  qui  suivirent  la  réconcihation  de  Pierre- 
pont avec  Béatrice,  M""*^  d'x\ymaret  eut  la  joie  de  voir  leurs  rela- 
tions prendre  le  caractère  qu'elle  leur  avait  assigné  dans  sa  jeune 
sagesse.  Elle  remarquait  dans  leur  attitude  mutuelle,  dans  leurs 
yeux,  dans  leur  langage,  une  franchise,  une  paix,  et  même  une 
sorte  de  gaîté  qui  lui  semblaient  d'un  excellent  augure.  Ils  avaient 
tout  l'air  de  gens  qui  se  trouvent  heureux  comme  ils  sont  et  qui 


Zi92  RE\TJE    DES    DEUX   MONDES. 

n'en  demandent  pas  davantage.  En  réalité,  ils  étaient  encore  tout 
entiers  à  leur  première  impression,  qui  était  pour  tous  deux  celle 
d'un  immense  soulagement  :  Béatrice  n'avait  plus  sur  l'esprit 
l'insupportable  tourment  de  se  savoir  méconnue  et  accusée  par 
l'homme  dont  le  jugement  lui  importait  le  plus  au  monde.  De  son 
côté,  Pierrepont,  que  l'apparent  dédain  de  Béatrice  avait  si  pro- 
fondément atteint  dans  sa  sensibilité,  et  aussi,  il  faut  bien  le  dire, 
dans  son  orgueil,  ne  sentait  plus  ses  blessures  depuis  qu'il  se  sa- 
vait aimé.  Ce  fut  un  moment  de  détente  et  d'épanouissement  qui 
devait  leur  donner  à  eux-mêmes,  pour  quelque  temps  du  moins, 
l'illusion  d'un  bonheur  suffisant  et  durable. 

Cependant  Pierrepont  avait  repris  ses  habitudes  familières  dans 
l'atelier  de  Fabrice,  et  il  y  rencontrait  souvent  Béatrice,  surtout  pen- 
dant les  séances  de  pose  de  miss  Nicholson,   avec  laquelle  elle 
s'était  liée  assez  intimement.  M°^^  d'Aymaret,  qui  avait  également 
de  la  sympathie  pour  la  jeune  Américaine,  l'accompagnait  quel- 
quefois chez  Fabrice,  où  elle  voulait  bien  lui  servir  de  chaperon, 
quand  son  père  était  empêché.  Miss  Nicholson  étant  sur  le  point 
de  repartir  pour  l'Amérique,  après  deux  ans  de  séjour  en  France, 
était  alors  très  occupée  de  ses  dernières  acquisitions,  et  de  ses 
visites  d'adieu,  et  elle  ne  pouvait  venir  poser  tous  les  jours.  Il  se 
passa  donc  environ  trois  ou  quatre  semaines  avant  que  son  portrait 
n'eût  reçu  le  dernier  coup  de  pinceau  et  la  signature  du  maître. 
Elle  ne  paraissait  du  reste  nullement  pressée  de  le  voir  terminé, 
et   montrait  pendant  les  longues  et  fatigantes  séances  une  pa- 
tience vraiment  angélique,  particulièrement  quand  le  marquis  de 
Pierrepont  y  assistait.  M'""  d'Aymaret  ne  manqua  pas  d'observer 
cette  nuance,  et  il  ne  lui  échappa  pas  davantage  que  le  \isage  rose 
et  charmant  de  la  jeune  fille  devenait  plus  rose  et  plus  charmant 
encore  quand  le  marquis  de  Pierrepont  daignait  lui  adresser  la  pa- 
role. Malheureusement  rien  n'iudiquaitque  le  trouble  de  la  pauvre 
Ketty  fût  contagieux  pour  le  marquis. 

jyjme  d'Aymaret  faisait  en  même  temps  quelques  autres  observa- 
tions qui  lui  donnèrent  beaucoup  à  penser,  et  qui  lui  parurent 
exiger  de  sa  part  de  nouveaux  efforts  de  diplomatie.  La  jeune 
Américaine  étant  venue  lui  du-e  adieu  à  la  veille  de  son  départ 
pour  le  Havre  et  New-York,  elle  saisit  cette  occasion  pour  jeter  les 
bases  du  projet  qu'elle  commençait  à  former.  Elle  vit  que  miss  Ni- 
cholson était  toute  disposée  à  lui  faire  sa  confession,  et  elle  s'y  prêta 
d'autant  plus  volontiers  qu'elle  avait  l'intention  de  la  lui  deman- 
der. La  jeune  Américaine  lui  avoua  donc  avec  ce  mélange  de  pu- 
deur et  d'intrépidité  qu'on  pourrait  appeler  son  charme  national, 
qu'elle  avait  une  tendre  inclination  pour  le  marquis  de  Pierrepont. 
Mais  elle  sentait  qu'elle  n'était  payée  d'aucun  retour,  et  elle  par- 


HONNEUR   d'artiste.  Zl93 

tait  désespérée.  M""^  d'Aymaret  lui  releva  un  peu  le  courage,  en 
lui  offrant  de  se  charger  de  ses  intérêts  :  elle  songeait  depuis  long- 
temps à  marier  le  marquis  ;  il  voulait  bien  avoir  quelque  confiance 
en  elle.  Elle  lui  dirait  tout  le  bien  qu'elle  pensait  de  sa  petite  amie, 
dont  elle  s'engageait  d'ailleurs  à  ménager  la  délicatesse. 

—  Mais  entendons-nous  bien,  ma  mignonne,  ajouta-t-elle  :  si  je 
vous  l'envoie  à  Chicago  un  de  ces  jours,  il  peut  être  assuré,  n'est- 
ce  pas,  d'un  bon  accueil  chez  vous? 

Miss  Ketty  répondit  d'un  geste  expressif,  qu'elle  accompagna 
d'une  brève  exclamation  dans  sa  langue,  équivalant  dans  la  nôtre 
au  mot  :  Parbleu  !  —  Puis  elle  se  jeta  au  cou  de  M"'^  d'Aymaret,  la 
pressa  à  plusieurs  reprises  sur  son  jeune  cœur,  et  sortit  de  son 
petit  pas  militaire,  le  front  aussi  radieux  que  s'il  eût  déjà  porté 
l'élégante  couronne  de  fleurons  entremêlés  de  perles. 

La  vérité  était  que  les  relations  de  Pierrepont  avec  la  femme  du 
peintre  affectaient  de  plus  en  plus,  par  les  facilités  de  l'atelier,  une 
façon  d'intimité  qui  n'était  pas  entrée  dans  les  prévisions  de 
]yjme  d'Aymaret,  et  dont  elle  commençait  à  se  préoccuper  sérieuse- 
ment. Leur  contenance  réciproque  présentait  certains  symptômes 
sur  lesquels  le  flair  d'une  femme  ne  se  trompe  guère.  A  leur  franche 
allure  des  premiers  jours,  avaient  succédé  des  airs  de  timidité 
gauche,  de  contrainte,  de  rêverie.  Il  était  visible  qu'ils  se  recher- 
chaient, et  qu'en  même  temps  ils  semblaient  embarrassés  de  se  ren- 
contrer. Il  y  avait  dans  les  plus  insignifiantes  paroles  qu'ils  échan- 
geaient quelque  chose  d  ému  et  de  vibrant.  Elle  savait  que  leurs 
tête-à-tête  étaient  fort  rares,  et  qu'ils  paraissaient  même  les  éviter  : 
elle  en  concluait  avec  raison  qu'ils  se  tenaient  en  garde  contre 
la  tentation  des  épanchemens,  des  retours  sur  le  passé,  des  atten- 
drissemens  partagés.  Elle  était  donc  loin  de  les  croire  coupables, 
et  elle  ne  faisait  que  leur  rendre  justice.  Mais  un  rapprochement 
si  constant  et  si  famiUer  entre  eux  ne  devait-il  pas  être  une  épreuve 
trop  forte  pour  leurs  bonnes  résolutions  si  sincères  qu'elles  pus- 
sent être?  Ne  les  remettait-il  pas  en  présence  l'un  de  l'autre  exac- 
tement comme  autrefois  chez  M"^^  de  Montauron?  Ne  pouvait-il 
réveiller  peu  à  peu  dans  toute  leur  ardeur  leurs  sentimens  mutuels, 
tout  en  exaspérant  l'antipathie  de  Béatrice  contre  son  mari? 

La  vicomtesse  avait  espéré  que  l'installation  de  Fabrice  et  de 
sa  femme  à  la  campagne  pourrait  relâcher  les  liens  de  cette  dange- 
reuse intimité,  en  ralentissant  les  assiduités  de  Pierrepont,  qui 
n'aimait  pas  en  général  à  s'écarter  du  boulevard.  Mais  elle  perdit 
bientôt  cette  illusion.  Prétextant  le  vif  intérêt  avec  lequel  il  suivait 
l'œuvre  gigantesque  que  le  peintre  avait  entreprise,  il  allait  plu- 
sieurs fois  chaque  semaine  à  Bellevue,  —  où  il  était  assez  fréquem- 
ment retenu  à  dîner.  —  Quand  M""^  d'Aymaret  l'y  rencontrait,  elle 


h9!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

remarquait  qu'il  gardait  toujours  la  même  réserve  à  l'égard  de 
Béatrice  :  mais  elle  les  voyait  pâlir  dès  que  leurs  mains  se  tou- 
chaient :  elle  sentait  passer  entre  eux  un  souffle  d'orage  :  elle  se 
disait  que,  si  une  telle  situation  se  prolongeait,  il  pouvait  suffire 
un  jour  d'un  hasard,  d'une  surprise,  pour  déchaîner  les  flots  de 
passion  si  longuement  amassés,  agités,  et  comprimés  dans  ces 
deux  cœui'S. 

Profondément  alarmée  dans  sa  conscience,  dans  son  honnêteté 
et  dans  son  amitié,  elle  comprit  qu'une  mesure  radicale,  héroïque, 
pouvait  seule  aiTêter  Pierrepont  et  Béatrice  dans  leur  marche 
presque  inconsciente  vers  les  abhnes.  C'est  alors  que  l'idée  lui 
était  venue  de  marier  Pierre  avec  miss  jNicholson,  combinaison  qui 
am'ait  l'avantage  immédiat  de  le  tenir  loin  de  la  France  pendant 
un  assez  long  temps. 

Restait  à  faire  agréer  ce  projet  par  les  principaux  intéressés. 
Miss  jNicholson  y  était  convertie  d'avance,  mais  M'"®  d'Aymaret  ne 
trouverait-elle  pas  chez  le  marquis  et  aussi  chez  Béatrice  une  op- 
position d'autant  plus  insurmontable  qu'ils  pourraient  l'appuyer 
de  raisons  spécieuses  :  ils  n'avaient  rien  à  se  reprocher,  ils  se 
tenaient  scrupuleusement  dans  les  bornes  de  l'honnête  amitié  que 
]yi>ae  d'Aymaret  elle-même  leur  avait  recommandée.  Pourquoi  les 
tourmenter?  Pourquoi  leur  enlever  cette  innocente  consolation  de 
leurs  souffrances  passées?  ]N 'accuseraient-ils  pas  leur  amie  d'une 
importunite  gratuite  et  tyrannique,  et  ne  courrait-elle  pas  le  risque 
de  s'aliéner,  sans  autre  profit,  leur  précieuse  afïection? 

Une  circonstance  particulière  mit  fin  aux  hésitations  de  la  jeune 
iemme.  Son  mari,  le  vicomte  d'Aymaret,  débilité  par  les  excès  de 
toute  nature  dont  sa  vie  était  faite,  était  tombé  depuis  quelque 
temps  dans  un  état  d'anémie  assez  inquiétant.  Les  médecins  M 
ordomiaient  un  séjour  prolongé  à  Ghon,  sur  le  lac  de  Genève,  et  sa 
femme  se  disposait  naturellement  à  l'y  accompagner.  Elle  devait 
partu"  dans  quelques  jours.  Il  fallait  donc  tenter  sans  retard  l'effort 
suprême  qu'elle  méditait. 

Elle  se  rendit  un  matin  à  Bellevue.  Quand  elle  se  présenta  chez 
le  peinu-e,  on  lui  dit  que  Béatrice  était  dans  le  jardin,  et  probable- 
ment à  l'atelier  de  son  mari.  —  Cet  atelier,  si  on  veut  bien  s'en 
souvenir,  était  situé  à  mi-côte,  à  quelque  distance  de  l'habitation: 
—  elle  n'y  trouva  que  Fabrice,  travaillant  à  ses  panneaux,  qui  s'an- 
nonçaient comme  de  vraies  magnificences.  Comme  elle  lui  adres- 
sait quelques  complimens  : 

—  Parfait  !  s'écria-t-il  gaîment.  Vous  me  dites  précisément  ce  que 
PieiTcpont  me  disait  tout  à  l'heure,  et  quand  votre  goût  se  ren- 
contre avec  le  sien,  je  suis  content. 

—  il  est  ici,  Pierrepont? 


HONNEUR   d'artiste.  495 

—  Oui...  Béatrice  lui  fait  iaire  le  tour  du  parc...  Je  crois  qu'ils 
viennent  de  descendre  dans  l'allée  de  charmilles...  Vous  savez  le 
chemin  ? 

—  Parfaitement. 

Elle  gagna  par  un  sentier  tournant  le  bas  du  jardin.  On  était 
alors  à  la  fin  d'avril,  et  le  feuillage  étant  encore  assez  clairsemé, 
elle  put  voir  d'assez  loin  Pierrepont  et  Béatrice  marcher  lentement 
côte  à  côte  dans  l'allée  :  elle  entendit  malgré  elle  quelques-unes 
de  leui's  paroles  :  elles  n'avaient  rien  de  mystérieux  ni  de  confiden- 
tiel, et  cependant,  quand  ils  l'aperçurent  tous  deux,  leur  visage 
trahit  une  sorte  de  confusion. 

Après  quelques  mots  indifférens  : 

—  Monsieur  de  Pierrepont,  dit  M""' d'Aymaret,  puis-je  vous  prier 
de  me  laisser  un  moment  seule  avec  Béatrice?..  -Mais  d'abord, 
dites-moi,  par  quel  tram  comptez-vous  rentrer  à  Paris? 

—  Mais...  par  le  train  de  trois  heures  vingt...  je  crois. 

—  Excellent!..  C'est  mon  train...  Nous  retournerons  ensemble, 
si  vous  voulez? 

—  Je  crois  bien! 

—  J'irai  vous  prendi'e  à  l'atelier  dans  quelques  minutes. 
Aussitôt  que  Pierrepont  lut  hors  de  vue,  elle  aborda  bravement 

avec  Béatrice  le  sujet  qui  l'amenait.  Elle  se  garda  de  lui  faire 
l'ombre  d'un  reproche,  elle  s'accusa  seule  d'avoir  été  légère,  im- 
prévoyante, mauvaise  conseillère  :  avant  de  s'éloigner,  pour  plu- 
sieurs mois  peut-être,  elle  voulait  réparer  son  imprudence  :  elle 
savait  qu'il  n'y  avait  rien  de  mal  entre  elle  et  le  marquis;  mais 
enfin,  leurs  relations  avaient  quelque  chose  d'incorrect,  d'équi- 
voque; elles  manquaient  de  sincérité.  11  était  impossible  de  croire 
qu'elles  pussent  se  continuer  sans  porter  atteinte  soit  au  repos, 
soit  à  la  réputation  de  Béatrice  ou  à  l'honneur  de  son  mari.  Il 
était  donc  nécessaire  de  les  modifier,  et  le  mariage  de  Pierrepont 
pouvait  seul  y  apporter  une  diversion  efficace. 

Béatrice,  quoique  évidemment  saisie  de  cette  suggestion  inat- 
tendue, l'accueillit  sans  révolte  et  n'y  fit  même  aucune  objection. 
Peut-être,  au  fond  de  son  âme  troublée,  commençait-elle  à  se  dé- 
fier d'elle-même  et  à  souhaiter  presque  qu'on  la  sauvât  à  tout  prix 
d'une  lutte  qu'elle  sentait  chaque  jour  plus  douloureuse  et  plus 
redoutable.  Elle  autorisa  M°"^  d'Aymaret  à  dire  au  marquis  qu'elle 
désirait  ce  mariage  ;  elle  demanda  seulement  qu'il  ne  lui  en  parlât 
pas  et  que,  s'il  devait  partir,  il  ne  l'informât  ni  de  l'époque,  ni  du 
jour  de  son  départ. 

—  Je  t'aimais,  lui  dit  simplement  M""®  d'Aymaret  en  l'embras- 
sant avant  de  la  quitter;  maintenant,  je  te  vénère! 


/l96  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Elle  la  kissa  dans  l'allée  de  charmilles  et  rejoignit  Pierrepont 
dans  l'atelier. 

—  Nous  avons  encore,  lui  dit-elle,  une  bonne  demi-heure  avant 
le  passage  du  train...  Si  nous  allions  l'attendre  à  la  gare  de  Meu- 
don,en  nous  promenant  tout  doucement...  en  tête-à-tête? 

—  Mon  rêve!  dit  gaîment  Pierre  en  levant  les  yeux  au  ciel. 

Ils  prirent  congé  de  Fabrice.  L'instant  d'après,  ils  cheminaient 
sur  la  route  qui  descend  de  Bellevue  à  Meudon,  et  M"^*^  d'Aymaret 
lui  faisait,  en  son  nom  et  au  nom  de  Béatrice,  sa  délicate  commu- 
nication. Le  front  du  marquis  se  chargea  de  nuages.  Mais,  tout  en 
montrant  une  extrême  surprise  et  une  assez  vive  impatience,  il 
était  trop  droit  pour  ne  pas  reconnaître  qu'il  jouait  entre  Fabrice  et 
sa  femme  un  rôle  qui  pouvait  être  mal  interprété,  quoique  fort 
injustement.  Il  parut  très  sensible  à  la  crainte  de  compromettre 
Béatrice,  —  et  plus  encore  peut-être  à  celle  de  jeter  le  ridicule  et 
la  déconsidération  sur  Fabrice.  11  était  évident  qu'il  professait  pour 
le  peintre  un  profond  sentiment  d'estime,  même  de  respect,  et 
qu'il  repoussait  avec  une  sorte  d'effroi  la  pensée  de  trahir  la  con- 
fiance de  l'honnête  et  grand  artiste.  Il  voulut  bien  admettre  la  né- 
cessité d'espacer  tout  au  moins  des  relations  qui  pouvaient  prêter 
au  soupçon.  Il  convint  même  que  son  mariage  serait  le  moyen  le 
plus  sûr  de  rompre  définitivement  avec  le  passé...  Mais  pourquoi 
l'Amérique?  Pourquoi  miss  Nicholson  plutôt  qu'une  autre?  — 
^jme  d'Aymaret  parvint  à  enlever  ce  dernier  retranchement,  en  lui 
révélant  le  culte  secret  que  la  jolie  millionnaire  lui  avait  voué, 
espèce  de  flatterie  à  laquelle  un  homme  est  toujours  plus  ou  moins 
sensible. 

—  Mais  enfin,  dit-il,  après  s'être  rendu,  je  ne  peux  pas  partir 
ce  soir!..  Vous  me  donnerez  bien  quelques  jours,  j'imagine? 

—  Pas  beaucoup,  mon  cher  monsieur;  car  je  pars  moi-même 
dans  huit  jours,  et  j'aimerais  assez  à  ne  pas  vous  laisser  traîner 
longtemps  derrière  moi. 

—  Votre  confiance  me  charme...  Mais  soit!  je  partirai  par  le 
prochain  paquebot  du  Havre...  Car  enfin,  je  ne  puis  pas  aller  à  la 
nage!  Voyons...  vous  faut-il  ma  parole? 

—  S'il  vous  plaît  ! 

—  Je  vous  la  donne. 

—  Merci...  Bappelez-vous  que  vous  ne  devez  pas  prévenir  Béa- 
trice du  moment  de  votre  départ. 

—  C'est  entendu...  Mais  je  pourrai  bien  lui  dire  adieu,  je 
suppose? 

—  Trop  naturel!  dit  la  jeune  femme. 

Ils  étaient  arrivés  à  la  station  comme  le  train  entrait  en  gare. 


HONNEUR    d'artiste.  Zl97 

Us  se  trouvèrent  seuls  dans  leur  wagon  jusqu'à  Paris,  et  pendant 
le  trajet,  M""^  d'Aymaret  put  s'accorder  avec  lui  sur  les  termes  de 
la  lettre  qu'elle  se  proposait  d'écrire,  dès  le  lendemain,  à  miss  i\i- 
cholson  pour  lui  annoncer  le  prochain  voyage  du  marquis  de  Pier- 
repont  en  x\mérique. 

Elle  était  presque  étonnée,  en  même  temps  que  ravie,  du  succès 
rapide  et  relativement  facile  de  sa  double  campagne.  Elle  se  disait, 
non  sans  justesse,  que  la  faible  résistance  de  Béatrice  et  de  Pierre 
à  un  pareil  sacrifice  témoignait  eloquemment  combien,  au  fond, 
ils  étaient  eux-mêmes  pénétrés  de  l'irrégularité  et  des  périls  de 
leur  situation. 

Elle  écrivit  le  soir  même  à  Béatrice,  brièvement  et  à  mots  cou- 
verts, pour  lui  faire  connaître  le  résultat  de  son  entretien  avec 
Pierrepont.  Les  jours  suivans,  pendant  qu'elle  se  livrait  aux  apprêts 
de  son  départ,  elle  reçut  plusieurs  fois  la  visite  du  marquis  et  lui 
donna,  sur  la  personne  et  la  famille  de  celle  qu'il  acceptait  pour 
fiancée,  des  renseignemens  et  des  détails  dont  il  se  montrait 
curieux.  C'était  une  nouvelle  garantie  de  la  sincérité  de  sa  résolu- 
tion, dont  sa  parole,  au  reste,  ne  permettait  pas  de  douter. 

^me  d'Aymaret  devait  se  mettre  en  route,  avec  son  mari  et  ses 
enfans,  le  l*^"^  mai,  qui  était  un  mardi.  Elle  alla  la  veille  à  Bellevue 
embrasser  une  dernière  fois  Béatrice,  qu'elle  laissa  profondément 
triste,  mais  résignée  et  sans  larmes.  Elle  sut  que  Pierrepont  y  était 
venu  lui-même  dans  la  matinée  et  qu'il  avait  annoncé  à  Fabrice 
ses  projets  de  voyage. 

11  devait  partir  trois  ou  quatre  jours  plus  tard,  le  samedi  5  mai, 
jour  fixé  pour  le  départ  du  paquebot  sur  lequel  il  avait  retenu  son 
passage.  Dans  sa  visite  d'adieu  à  M"'^  d'Aymaret,  il  lui  promit  de 
lui  envoyer  un  télégramme  aussitôt  arrivé  à  New- York.  Gomme  il 
allait  sortir,  l'aimable  jeune  femme  lui  tendit  ses  joues  rougis- 
santes : 

—  Embrassez  votre  sœur,  lui  dit-elle  simplement. 
Elle  quitta  Paris  le  lendemain. 

Jusqu'au  vendredi,  veille  de  son  départ,  Pierrepont  hésita  à 
retourner  à  Bellevue.  Il  s'y  décida  enfin,  après  avoir  écrit  à  Béa- 
trice deux  ou  trois  lettres  d'adieu  qu'il  jugea  ou  trop  sèches 
ou  trop  tendres,  et  qu'il  brûla.  Arrivé  chez  le  peintre,  il  franchit  la 
petite  grille  d'entrée  et  alla  directement  à  l'atelier,  où  il  trouva 
Béatrice  travaillant,  près  de  son  mari,  à  un  ouvrage  de  tapisserie. 

—  Mon  cher  ami,  dit-il,  je  viens  vous  serrer  la  main  à  tout  ha- 
sard... car  je  ne  sais  pas  si  je  vous  reverrai  avant  ma  fugue  en 
Amérique. 

—  Comment  !  vous  partez  si  tôt?  dit  Fabrice  en  interrompant  son 
TOME  xcviii.  —  1890.  32 


A98  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

travail.  Qu'est-ce  qui  vous  presse  tant?..  Ah!  pardon!.,  je  m'en 
doute...  Vous  voyez  que  ma  femme  n'a  pas  été  discrète... 

—  Oh!  tout  cela  est  encore  dans  les  nuages...  11  n'y  a  que  le 
voyage  de  bien  arrêté... 

Après  quoi  il  ne  lui  parla  plus  que  de  ses  panneaux,  dont  il  ad- 
mira la  composition  grandiose,  tout  en  risquant  quelques  légères 
critiques  de  détail  que  l'artiste  admit  ou  discuta  avec  sa  bonne 
grâce  et  sa  modestie  habituelles.  Une  demi-heure  se  passa  dans  cet 
entretien,  auquel  la  femme  du  peintre  prit  peu  de  part.  Elle  con- 
tinuait, d'un  air  absorbé,  à  piquer  ses  aiguillées  de  soie,  sa  belle 
tête  brune  penchée  sur  son  canevas.  Un  seul  mot  bref  de  temps  à 
autre  et  quelques  regards  d'un  bleu  sombre  attachés  furtivement 
sur  celui  qui  allait  partir. 

Quand  Pierrepont  eut  donné  à  Fabrice  sa  dernière  poignée  de 
main,  elle  se  leva. 

—  Je  vous  reconduis,  dit-elle. 

11  s'inchna,  et  ils  sortirent  tous  deux  de  l'atelier.  Ils  gravirent 
silencieusement  la  rampe  qui  menait  sur  le  haut  du  plateau.  Il  y 
avait  là,  devant  la  façade  de  la  petite  villa,  une  pelouse  et  quelques 
plates-bandes  encadrées  dans  des  allées  sablées.  Malgré  l'époque 
peu  avancée  de  la  saison,  la  journée  avait  été  accablante  et,  dans 
l'après-midi,  un  orage  avait  éclaté  sur  Paris.  La  pluie,  qui  était 
tombée  à  torrens,  avait  alors  cessé;  mais  le  ciel  était  encore  lourd 
et  chargé.  On  respirait  cette  forte  odeur  que  les  pluies  d'été  font 
sortir  de  la  terre,  de  l'herbe,  du  feuillage  et  des  fleurs.  Les  pre- 
mières roses,  les  lilas,  les  acacias  saturaient  l'aii^  de  leurs  parfums 
violons.  Béatrice  et  Pierrepont  se  promenèrent  lentement,  pendant 
quelques  minutes,  dans  les  allées  de  ce  parterre  sans  dire  une 
parole,  —  s'arrêtant  çà  et  là  pour  jeter  un  coup  d'œil  distrait  sur  les 
confuses  architectures  de  Paris  lointain,  où  le  soleil  déclinant  lan- 
çait par  intervalles,  à  travers  les  déchirures  des  nuages,  des  lueurs 
d'incendie. 

Tout  à  coup  Béatrice,  avec  une  résolution  brusque  : 

—  Il  faut  partir,  je  vous  prie...  Mais,  auparavant,  je  veux  vous 
donner  quelque  chose  pour  Elle. 

Elle  se  dirigea  alors  d'un  pas  rapide  vers  la  maison.  —  Son  appar- 
tement personnel,  composé  d'un  grand  salon,  d'un  boudoir  et  de 
sa  chambre,  occupait  tout  le  rez-de-chaussée.  La  chambre  de  Fa- 
brice et  celle  de  Marcelle  étaient  au  premier  étage.  —  Béatrice  monta 
les  trois  ou  quatre  marches  du  perron,  se  retourna  en  murmurant  ; 
«  Je  reviens!  »  —  et  entra  dans  le  salon.  —  PieiTepont,  incertain, 
attendit  quelques  secondes  et  l'y  suivit.  La  pièce  était  un  peu  obs- 
cure, les  persiennes  ayant  été  à  demi  fermées  tout  le  jour,  par  pré- 
caution contre  la  chaleur.  Pierrepont  put  voir  cependant  que  Béa- 


HONNEUR    d'artiste.  Ù99 

trice  n'y  était  plus.  Elle  reparut  l'instant  d'après,  sortant  de  sa 
chanibie.  Elle  tenait  un  écrin. 

—  C'est  votre  bracelet,  dit-elle  à  demi-voix,  le  bracelet  que  vous 
m'avez  envoyé  de  Londres  pom-  mon  mariage...  Vous  le  donnerez 
de  ma  part  à  votre  liancée...  Je  veux  que  mon  sacrifice  soit 
complet. 

Pierrepont  prit  l'écrin.  Il  essaya  de  la  remercier  ;  mais  sa  voix, 
trop  émue,  défaillit.  11  mit  sa  main  dans  la  main  qu'elle  lui  tendait  : 

—  x\dieu!  dit-elle. 

—  Adieu!.,  répéta  Pierrepont. 

Mais  ce  mot  fatal  n'était  pas  prononcé  qu'ils  étaient  dans  les 
bras  l'un  de  l'autre,  oubliant  la  terre  et  le  ciel,  emportés  et  affolés 
par  un  de  ces  orages  de  passion  qui  font  en  un  instant,  de  l'hon- 
neur d'un  homme  et  de  la  pudeur  d'une  femme,  des  choses 
mortes. 

XIV. 

LE   MATCH. 

Le  premier  réveil  d'une  femme  honnête  et  fière  qui  a  succombé 
à  une  passion  défendue  est  un  réveil  affreux.  Mais  s'il  n'est  pas 
rare  qu'elle  se  repente  de  sa  faute,  il  est  rare  qu'elle  y  renonce. 
D'abord,  la  chute  est  si  profonde  qu'il  semble  impossible  d'en  re- 
monter la  pente.  De  plus,  après  la  faute,  tout  est  perdu,  excepté 
l'amour.  C'est  le  seul  bien  qui  reste.  Il  faut  bien  s'y  attacher,  —  et 
la  plupart  s'y  attachent  avec  une  sorte  de  violence  désespérée.  On 
comprend  que  nous  parlons  ici  des  femmes  d'élite,  et  non  de  celles 
pour  qui  l'amour  est  un  simple  jeu  de  société. 

Il  ne  pouvait  plus  être  question  ni  du  départ  de  Pierrepont,  ni 
de  son  mariage.  Cela  ne  fit  même  pas  l'objet  d'un  entretien  entre 
eux.  Mais  ils  eurent  à  se  demander  comment  ils  exphqueraient  ce 
changement  de  projets  à  ceux  qu'il  pouvait  intéresser.  Miss  JNichol- 
son  avait  été  informée  du  voyage  de  Pierrepont  avec  trop  de  ré- 
serve pour  qu'il  y  eût  lieu  de  se  préoccuper  de  sa  déception.  Mais 
Yjme  d'Aymaref?  Comment  justifier  auprès  d'elle  un  manque  de  pa- 
role qui  éveillerait  nécessairement  ses  pires  soupçons?  Pierre- 
pont dut  se  résigner  à  lui  écrire  banalement  que  des  affaires  graves 
et  imprévues  le  for  aient  de  différer  son  départ.  Elle  n'en  crut  rien, 
car  elle  ne  lui  repondit  pas.  Elle  n'écrivit  pas  davantage  à  Béatrice, 
qui,  tout  entière  à  sa  passion  déchaînée,  fut  presque  indifférente 
à  l'affront  de  ce  silence.  Quant  à  Fabrice,  il  admit  sans  peine  que 
Pierrepont  différât  un  voyage  pom*  lequel  il  ne  lui  avait  jamais 
vu  beaucoup  d'entrain. 


500  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Alors  commença  pour  Pierrepont  et  pour  Béatrice  cette  vie  pro- 
fondément mêlée  d'ivresses  et  d'amertmnes,  d'étourdissement  et 
de  remords,  de  secrètes  voluptés  et  de  secrètes  terreurs,  qui  est  la 
vie  des  amours  coupables.  Ils  pouvaient  enfin  se  parler  sans  réserve 
du  passé,  se  confier  tout  ce  qu'ils  avaient  ressenti  et  souffert  l'un 
pour  l'autre,  effacer  les  dernières  traces  du  terrible  malentendu 
qui  les  avait  séparés.  Les  transports  mêmes  de  la  passion  égalaient 
à  peine  l'enchantement  de  ces  mutuelles  confidences,  de  ces  heures 
attendries.  Mais  leurs  tête-à-tête  étaient  rares,  plus  rares  même 
qu'avant  leur  faute;  n'étant  plus  innocens,  ils  s'observaient  davan- 
tage. —  Ils  ne  s'observaient  pas  encore  assez.  Fabrice  était,  à  la  vé- 
rité, d'un  naturel  trop  généreux  et  trop  confiant,  il  était  trop  habitué, 
depuis  son  séjour  aux  Genêts,  à  l'intimité  particulière  de  Pierre- 
pont  avec  Béatrice,  peut-être  aussi  était-il  trop  absorbé  dans  son 
œuvre, pour  soupçonner  de  lui-même  la  trahison  dont  il  était  vic- 
time. Mais  un  œil  plus  méfiant  et  malheureusement  plus  clairvoyant 
veillait  pour  lui. 

L'antipathie  de  son  beau-frère,  Gustave  Calvat,  contre  Béatrice 
avait  pris  de  plus  en  plus,  par  suite  de  leurs  froissemens  quoti- 
diens et  des  mépris  peu  dissimulés  de  la  jeune  femme,  toute  l'in- 
tensité de  la  haine.  Il  n'aimait  guère  davantage  le  marquis  de 
Pierrepont,  qui  lui  avait  toujours  témoigné  une  froideur  hautaine. 
Quoique  Fabrice  continuât,  par  bonté  d'âme,  à  le  recevoir  chez  lui 
et  à  l'obliger  de  sa  bourse,  Calvat  ne  pouvait  manquer  de  s'aper- 
cevoir qu'il  gênait,  qu'il  était  retenu  moins  souvent  à  dîner,  que 
Béatrice,  qui  s'occupait  beaucoup  de  l'éducation  de  la  petite  Mar- 
celle, évitait  de  la  laisser  souvent  seule  avec  lui.  11  n'y  avait  pas  de 
vengeance  à  laquelle  il  ne  fût  prêt  contre  celle  qui  le  chassait  peu 
à  peu  d'une  maison  qu'il  considérait  comme  la  sienne. 

Fabrice,  afin  de  s'épargner  du  temps,  l'avait  prié  deux  ou  trois 
fois  de  l'aider  dans  quelques  détails  matériels  du  grand  travail  qu'il 
avait  entrepris,  et  Calvat  profitait  de  cette  circonstance  pour  repa- 
raître plus  souvent  dans  l'atelier  de  son  beau-frère,  sous  prétexte 
d'offrir  ses  services;  quand  ils  étaient  inutiles,  il  allait  fumer  dans 
le  jardin  ou  rôder  dans  l'habitation,  à  la  recherche  de  Marcelle. 

Un  jour,  comme  il  venait  de  faire  un  tour  dans  le  parc  avec  l'en- 
fant, il  entra  brusquement  dans  l'atelier,  et,  s'étant  assuré  que 
Fabrice  y  était  seul  : 

—  Mon  cher,  lui  dit-il,  j'ai  à  te  parler. 

—  Parle,  dit  le  peintre,  en  poursuivant  tranquillement  sa  be- 
sogne. 

—  Je  suis  désolé  de  te  contrarier,  reprit  Calvat,  mais  je  te  serai 
obligé  de  remettre  Marcelle  dans  son  couvent  d'Auteuil.  Elle  est 
la  fille  de  ma  sœur,  et  j'ai  des  devoirs  envers  elle. 


I 


HONNEUR   d'artiste.  501 

Fabrice  descendit  lentement  les  degrés  du  marche-pied  sur  le- 
quel il  était  monté,  et  regardant  Calvat  fixement  : 

—  Qu'est-ce  que  ça  veut  dire? 

—  Ça  veut  dire  que  Marcelle  est  ici  à  trop  mauvaise  école,  et 
qu'elle  ne  doit  pas  y  rester. 

—  Mon  cher  Gustave,  dit  Fabrice,  Marcelle  est  ici  entre  les 
mains  d'une  honnête  femme,  d'une  mère  excellente,  d'une  insti- 
tutrice dévouée,  —  et  elle  y  restera. 

—  Mon  cher  Jacques,  répliqua  Calvat,  je  regrette  de  t'ouvrir  les 
yeux  et  de  déranger  tes  idées  sur  ta  princesse...  Mais  tu  le  veux... 
eh!  bien...  sais-tu  la  question  que  m'adressait  Marcelle  tout  à 
l'heure,  à  propos  de  son  excellente  mère  et  de  son  institutrice 
dévouée?  —  Mon  oncle,  me  disait-elle,  est-ce  que  les  dames  et  les 
messieurs  s'embrassent  quand  ils  ne  sont  pas  parens?  —  Quelque- 
fois, ai-je  répondu...  dans  des  occasions...  dans  des  fêtes... Pourquoi 
me  demandes-tu  cela,  petite?  —  Parce  que  hier  soir,  après  le  dîner, 
comme  je  revenais  de  dire  bonsoir  à  père,  dans  l'atelier,  j'ai  vu  en 
rentrant  au  salon  M.  de  Pierrepont  embrasser  maman... 

Il  n'avait  pas  achevé  de  prononcer  ces  mots,  que  Fabrice  le  sai- 
sissait à  la  poitrine,  et  le  secouait  à  lui  faire  perdre  pied. 

—  Misérable!  lui  dit-il...  tu  es  ivrel  Va-t'en  !...  Sors  de  chez 
moi! 

Et  il  le  poussa  dans  la  large  baie  qui  servait  de  porte  à  l'ate- 
lier. 

—  Pauvre  dupe  !  murmura  Calvat  en  ricanant. 

—  Je  t'ai  prié  de  sortir!  dit  Fabrice  en  marchant  sur  lui. 
Calvat  fit  un  signe  de  tête  menaçant,  et  se  retira,  suivi  pendant 

quelques  pas  par  Fabrice,  qui  ne  le  quitta  de  l'œil  qu'après  l'avoir 
vu  franchir  la  grille. 

Rentré  dans  l'atelier,  le  peintre  essaya  machinalement  de  conti- 
nuer son  travail  ;  mais  il  demeura  l'œil  fixe,  le  pinceau  levé,  la  main 
inerte.  Il  déposa  avec  un  geste  de  découragement  sa  palette  et  ses 
pinceaux,  s'assit  sur  le  bord  d'une  table,  et  s'abandonna  à  ses  pen- 
sées: —  Oui...  Calvat  était  un  misérable,  — une  âme  dégradée  par 
la  paresse  et  la  débauche,  —  capable  de  tout  pour  satisfaire  ses  pas- 
sions d'envie  et  de  haine...  Il  détestait  Béatrice...  Il  l'avait  toujours 
poursuivie  de  sa  malveillance  sourde...  il  en  venait  maintenant 
à  la  calomnie  ouverte...  C'était  tout  simple...  Fabrice  se  disait  tout 
cela  ;  mais  il  se  disait  en  même  temps  que  sa  femme,  dont  il  était 
resté  aussi  passionnément  épris  que  le  premier  jour,  n'avait  pas 
cessé  de  garder  avec  lui  une  froideur  de  marbre...  Cette  froideur 
était  sans  doute  dans  son  tempérament...  Que  de  fois  cependant 
elle  l'avait  fait  songer  amèrement  aux  prédictions,  aux  insinua- 
tions perfides  de  M""®  de  Montauron  !  Que  de  fois  il  avait  cru  sur- 


502  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

prendre  en  effet,  chez  Béatrice,  ce  sentiment  de  mésalliance,  de  dé- 
dain, de  regret,  qu'on  lui  avait  fait  appréhender!..  Cette  pensée, 
qu'elle  ne  l'aimait  pas,  était  pour  lui  une  torture" perpétuelle  dont 
il  ne  trouvait  l'oubli  que  dans  l'excès  du  travail...  Mais  enfin, 
qu'elle  aimât  plus  ou  moins  son  mari,  elle  n'en  était  pas  moins 
Béatrice,  cette  créature  chaste  et  fière  qu'il  avait  vue  soutenir  avec 
tant  de  noblesse  les  tentations  de  la  mauvaise  fortune...  Si  elle 
ne  l'aimait  pas,  elle  aimait  le  devoir  et  l'honneur...  Sa  sympatliie 
pour  Pierrepont  n'était  ni  douteuse  ni  cachée...  mais  ne  s'expU- 
quait-elle  pas  naturellement  par  les  rapports  de  naissance  et  d'édu- 
cation, les  traditions  de  famille,  les  souvenirs  communs?..  Pierre- 
pont  n'était-il  pas  lui-même  un  homme  cité  pour  sa  loyauté 
exceptionnelle?..  Gomment  les  soupçonner  tous  deux  d'une  abomi- 
nable duplicité,  d'une  basse  trahison,  —  et  cela,  sur  les  imputa- 
tations  d'un  être  comme  Galvat,  —  sur  la  foi  d'une  dénonciation 
qui  avait  tout  juste  la  valeur  d'une  lettre  anonyme...  Car  les  pa,- 
roles  que  Galvat  avait  l'indignité  de  mettre  dans  la  bouche  de  Maj- 
celle,  Fabrice  était  convaincu  que  la  pauvre  enfant  ne  les  avait 
jamais  prononcées...  Galvat  avait  bien  présumé  que  jamais  le  père 
n'interrogerait  sa  fille  sur  un  pareil  sujet... 

Gomme  Fabrice  se  hvrait  à  cette  cruelle  délibération,  la  portière 
en  vieille  tapisserie  qui  fermait  l'entrée  de  l'atelier  se  souleva,  et 
le  frais  et  joli  visage  de  Marcelle  apparut. 

—  Je  te  dérange,  père?  dit-elle. 
Le  peintre  devint  très  pâle. 

—  Non,  dit-il. 

—  Je  peux  entrer? 

—  Certainement. 

Elle  entra,  son  cerceau  à  la  main,  et  vint  lui  tendre  son  front. 

—  Tu  es  triste?  demanda  l'enfant. 

—  Pourquoi  veux-tu  que  je  sois  triste? 

—  Tu  ne  travailles  pas... 

—  Je  me  repose  un  peu...  Tu  viens  de  courir,  ma  chère  petite? 
tu  es  toute  rouge... 

—  Je  viens  de  prendi'e  ma  leçon  de  piano  avec  maman. 

—  Elle  est  toujours  bonne  pour  toi,  ta  mère? 

—  Très  bonne. 

—  Tu  l'aimes  toujours  bien? 

—  .Toujours  bien...  mais  toi  mieux!.,  A  présent,  je  vais  jouer... 
sous  les  arbres...  pas  au  soleil...  sois  tranquille! 

Elle  s'en  allait.  —  11  la  rappela. 

—  Ah!  je  voulais  te  dire,  mon  enfant...  Viens  ici!  —  Il  lui  prit 
la  tête  entre  ses  mains,  et  la  regardant  dans  les  yeux:  — Ma  chère 
petite,  je  voulais  te  demander...  une  chose... 


HOiNNEUR    d'artiste.  503 

—  Quoi,  père? 

11  hésita  pendant  quelques  secondes;  —  puis  brusquement,  avec 
un  sourire  contraint  : 

—  Je  Youlais  te  demander  de  m'embrasser  encore...  Va  mainte- 
nant, ma  petite.  —  Va  jouer...  va  \ite! 

Elle  sortit  en  courant. 

Quand  elle  eut  disparu,  l'artiste,  qui  était  pourtant  ferme  comme 
un  roc,  essuya  une  larme.  —  Puis  il  se  leva,  reprit  sa  palette,  et  se 
remit  à  peindre. 

Le  lendemain,  dans  l'après-midi,  il  eut  rétonnement  de  voir  Gal- 
vat  entrer  dans  son  atelier. 

—  Gomment  oses-tu  te  représenter  chez  moi?  lui  dit-il  avec  une 
menaçante  gravité. 

—  Mon  cher,  répondit  Calvat  d'un  ton  de  soumission,  la  nuit 
porte  conseil...  je  viens  te  faire  mes  excuses...  Je  n'étais  pas  ivre 
hier,  comme  tu  me  l'as  dit  un  peu  rudement,  et  j'ajoute  que  je  ne 
mentais  pas...  Mais  j'ai  eu  tort,  j'en  conviens,  de  te  rapporter  un 
propos  d'enfant  qui  devait  t'afïecter  profondément,  et  qui  pouvait 
être,  qui  était  certainement  un  mensonge.  J'y  ai  bien  réfléchi,  et  je 
suis  persuadé  que  Marcelle  a  imaginé  l'histoire  qu'elle  m'a  contée. 
Les  enfans,  tu  le  sais,  sont  volontiers  menteurs,  et  leurs  inven- 
tions ont  souvent  ce  caractère  de  mahce  sournoise  et  de  fausse 
naïveté  que  tu  peux  remarquer  dans  cette  plaisanterie  de  Marcelle.. . 
Il  ne  sei-virait  à  rien  de  l'interroger...  en  pareil  cas,  que  l'enfant 
soutienne  son  mensonge  ou  qu'il  le  désavoue,  on  n'en  sait  pas 
plus  long...  Le  mieux  est  donc,  il  me  semble,  de  passer  l'éponge 
sur  la  faute  de  la  petite,  d'oublier  mon  excès  de  zèle... assez  com- 
préhensible, —  et  de  me  donner  ta  main. 

La  justification  alléguée  par  Calvat  n'était  pas  sans  vraisem- 
blance. Elle  apportait  à  l'àme  bouleversée  de  Fabrice  un  demi- 
apaisement  qui  le  desarma. 

—  Soit!  dit-il,  en  lui  tendant  la  main...  Mais  je  ne  veux  plus 
entendre  un  mot  douteux  sui*  ma  femme  !  je  te  prie  de  t'en  sou- 
venir. 

Cependant,  à  dater  du  jour  où  le  soupçon  avait  pénétré  dans  son 
esprit,  le  peintre,  quel  que  fût  son  empire  sur  lui-même,  ne  put 
s'empêcher  de  laisser  voir  à  sa  femme  et  à  Pierrepont  quelques 
signes  de  la  préoccupation  qui  l'obsédait.  Ils  sentirent  confusément 
que  son  attention  était  éveillée  sur  eux.  Par  un  commun  accord, 
leurs  rendez-vous  en  devinrent  plus  rares  encore,  en  même  temps 
que  leur  passion,  plus  gênée  et  entravée,  eu  devenait  plus  impa- 
tiente. Ils  ne  se  rencontraient  jamais  hors  de  la  villa  de  Belle  vue, 
Béatrice  ayant  opposé  une  résistance  invincible  à  toutes  les  com- 
binaisons que  Pierrepont  lui  proposait  pour  faciliter  leurs  tête-à-tête. 


50/l  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Elle  était  coupable!  Mais  même  dans  sa  faute,  elle  conservait  une 
hauteur  d'âme  qui  se  refusait  aux  expédiens  de  la  galanterie  vul- 
gaire. Dans  les  conditions  d'existence  qui  leur  étaient  faites,  pour 
suppléer  à  la  rareté  des  épanchemens  de  vive  voix,  il  était  difficile 
qu'il  ne  leur  vînt  pas  la  tentation  fatale  de  s'écrire,  —  c'était  ce 
qu'attendait  Gustave  Galvat. 

Gomme  on  s'en  doute,  Galvat  n'avait  affecté  le  regret  de  sa  dé- 
lation, et  ne  s'en  était  excusé  auprès  de  Fabrice,  que  pour  ména- 
ger sa  rentrée  dans  la  maison,  et  y  surveiller  plus  à  l'aise  celle 
qu'il  avait  résolu  de  perdre.  Galvat  était  un  drôle  ;  mais  il  n'était 
nullement  un  sot,  et  il  avait  surtout  à  un  haut  degré  ces  instincts 
et  ces  goûts  de  policier  qui  semblent  particuliers  aux  bohèmes  de 
sa  sorte.  Avant  même  que  Marcelle  ne  lui  eût  adressé  l'innocente 
et  terrible  question  qu'il  s'était  empressé  de  répéter  à  Fabrice,  il 
avait  soupçonné,  avec  la  malignité  et  la  clairvoyance  de  la  haine, 
la  liaison  de  Pierrepont  et  de  Béatrice  :  il  en  avait  maintenant  ac- 
quis la  certitude  ;  mais  il  comprenait  qu'il  se  perdrait  lui-même 
sans  retour,  s'il  essayait  de  la  faire  partager  à  Fabrice  sans  lui  ap- 
porter quelque  preuve  irréfutable. 

Gonvaincu  par  une  suite  de  déductions  naturelles  que  les  deux 
amans  devaient  s'écrire,  il  s'appliqua  à  découvrir  leurs  moyens  de 
correspondance.  Les  fréquentes  et  longues  promenades  de  Béatrice 
dans  la  partie  basse  du  jardin  lui  paraissant  équivoques,  il  supposa 
que  les  lettres  pouvaient  s'échanger  par-dessus  le  mur  de  clôture 
peu  élevé  qui  donnait  sur  le  chemin.  Sa  surveillance  de  ce  côté  n'abou- 
tit à  rien.  —  S'écrivaient-ils  simplement  par  la  poste? —  Galvat,  pour 
s'en  assurer,  prit  l'habitude  Ae  se  trouver  assez  souvent  le  matin  de- 
vant la  grille  de  la  villa,  à  l'heure  où  le  facteur  apportait  les  lettres. 
Get  homme,  le  connaissant  pour  le  beau-frère  du  peintre,  n'hési- 
tait pas  à  lui  remettre  celles  qui  étaient  destinées  à  la  maison,  et 
Galvat  en  étudiait  les  adresses  avec  soin.  Quoique  Fabrice  n'ouvrit 
jamais  les  lettres  adressées  à  sa  femme,  il  n'était  pas  vraisemblable 
que  le  marquis  écrivît  à  Béatrice  sans  prendre  des  précautions 
exceptionnelles.  Au  bout  de  quelques  jours  d'espionnage,  Galvat 
était  frappé  du  nombre  de  lettres  qui  arrivaient  à  la  villa,  avec  cette 
suscription  :  Madame  la  vicomtesse  d'Aymaret,  aux  soins  de 
Madame  Jacques  Fabrice.  —  Il  les  remarqua  d'autant  plus  cfue 
l'écriture  lui  en  parut  contrefaite.  —  Il  se  décida  à  en  ouvrir  une  : 

—  à  part  l'adresse,  elle  était  tout  entière  de  la  main  de  Pierrepont. 

—  La  voici  : 

«  Ghère  Béatrice,  oui,  cette  existence  de  fourberie  et  de  trahison 
est  indigne  de  nous  deux.  Je  vous  aime  de  le  sentir  comme  moi... 
Tant  qu'elle  dure,  noire  bonheur  n'est  qu'une  illusion,  notre  amour 
qu'une  souffrance...  et  n'avons-nous  pas  assez  souffert?..  Croyez 


HONNEUR  d'artiste.  505 

bien  que  je  suis  aussi  incapable  que  vous  de  chercher  des  mots 
hypocrites  pour  tromper  ma  conscience...  Nous  sommes  coupables, 
je  le  sais,  mais  jamais  crime  d'amour  eut-il  de  pareilles  excuses?.. 
y  eut-il  jamais  entre  deux  cœurs  honnêtes  et  sincères  de  pareilles 
latalités?..  oui,  nous  sommes  des  coupables,  mais  nous  sommes 
aussi  des  victimes...  ce  qui  serait  vraiment  criminel  et  sans  excuse, 
ce  serait  de  persister  dans  cette  vie  de  honteuse  duplicité...  Il  faut 
donc  partir. . .  Je  vous  en  supplie,  ma  bien-aimée,  daignez  consentir. . . 
Fiez- vous  à  moi...  toutes  mes  mesures  sont  prises...  Tout  ce  qui 
est  possible  à  un  homme,  je  le  ferai  pour  que  votre  exil  soit  un 
exil  enchanté.  —  Je  t'aime.  —  Pierre.  » 

Quand  il  eut  terminé  sa  lecture,  le  visage  de  Calvat  se  crispa 
dans  un  hideux  sourire.  —  Il  repHa  la  lettre,  se  fit  ouvrir  la  grille, 
et  se  dirigea  vers  l'atelier  de  Fabrice. 

—  Tiens!  c'est  toi?  dit  le  peintre.  —  J'ai  cru  que  c'était  le 
marquis, qui  doit  venir  ce  matin. 

—  Non...  ce  n'est  que  moi,  dit  Calvat.  —  Mon  cher,  poursui- 
vit-il en  baissant  un  peu  la  voix,  tu  ne  m'accuseras  plus,  j'espère, 
d'être  un  ivrogne  et  un  menteur...  le  hasard  m'a  mis  en  possession 
d'une  lettre  très  intéressante  pour  toi...  Comme  ton  parent  et  ton 
ami,  —  quelque  peine  que  j'en  éprouve,  —  il  m'était  impossible 
de  ne  pas  te  la  communiquer...  tu  en  conviendras  toi-même  quand 
tu  l'auras  lue. 

—  Je  ne  la  lirai  pas,  répondit  Fabrice  en  repoussant  la  main 
de  Calvat  qui  lui  tendait  la  lettre.  —  Sors  d'ici  à  l'instant,  et  je  te 
défends  d'y  remettre  jamais  les  pieds. 

—  Tu  me  rappelleras,  dit  Calvat,  et  comme  je  suis  sans  rancune, 
je  serai  là  à  ton  premier  signe.  —  Cette  lettre  est  de  Pierrepont,  et 
elle  est  adressée  à  ta  femme.  —  Je  te  la  laisse.  —  Il  la  jeta  sur  la 
table  et  sortit  de  l'atelier. 

L'artiste,  demeuré  seul,  eut  un  moment  d'afïreuse  perplexité. 
Immobile,  pétrifié,  il  regardait  la  table,  et,  sur  la  table,  la  lettre. 
—  Enfin,  il  s'avança  d'un  pas  raide,  d'un  pas  de  statue.  Il  saisit  la 
lettre,  hésita  encore,  fit  un  mouvement  pour  la  déchirer  ;  puis,  avec 
une  décision  brusque,  il  la  déplia  et  la  lut... 

—  Calvat,  cependant,  en  passant  devant  l'habitation,  avait  aperçu 
dans  le  salon  Béatrice  assise  et  travaillant  près  d'une  fenêtre  ou- 
verte. Il  s'approcha  vivement,  et  se  penchant  un  peu  à  l'intérieur  : 

—  Madame,  lui  dit-il,  j'ai  le  plaisir  de  vous  informer  qu'au  mo- 
ment où  j'ai  l'honneur  de  vous  parler,  votre  mari  est  en  train  de 
lire  la  dernière  lettre  de  votre  amant...  Bonjour!  —  et  il  prit  le  che- 
min de  la  grille.  Comme  il  allait  la  refermer  sur  lui,  quelqu'un  lui 
fit  signe  de  loin  de  la  laisser  ouverte  :  c'était  Pierrepont  qui  arri- 


506  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

vait  de  la  gare.  Ils  se  saluèrent.   Calvat  disparut  à  l'angle  d'une 
rue,  et  Pierrepont  entra  dans  la  villa. 

Béatrice,  sous  le  coup  de  ra\is  effroyable  qu'elle  venait  de  rece- 
voir, était  demeurée  foudroyée  :  elle  avait  entendu  les  paroles  de 
Calvat;  elle  n'en  saisissait  pas  le  sens.  Puis  une  lumière  terrible 
envahit  son  esprit  et  elle  comprit  :  —  Une  lettre  dé  Pierrepont  était 
dans  les  mains  de  son  mari...  Elle  aperçut  d'un  coup  d'oeil  dans 
un  chaos  sinistre  tout  ce  qui  pouvait  sortir  dans  quelques  minutes 
des  plis  de  cette  lettre  :  —  le  déshonneur,  la  honte,  la  perdition,  la 
mort.  —  Elle  ferma  les  yeux  et  ne  vit  plus  pendant  un  moment 
que  des  ténèbres  traversées  par  des  gerbes  d'étincelles.  Elle  fut 
éveillée  tout  à  coup  de  cet  égarement  par  un  bruit  de  pas  sur 
le  sable  des  allées  :  elle  jeta  un  regard  au  dehors  et  reconnut, 
avec  une  terreur  inexprimable,  le  marcpiis  de  Pierrepont,  qui  pas- 
sait dans  le  jardin,  se  dirigeant  vers  l'atelier  de  Fabrice.  —  Elle 
se  leva;  puis,  subitement,  sans  réflexion,  sans  dessein  arrêté, 
entraînée  follement  par  la  crainte  d'un  conflit  imminent  entre  les 
deux  hommes,  elle  s'élança,  sa  tapisserie  à  la  main,  descendit  le 
perron  en  courant  et  marcha  à  pas  précipités  vers  l'atelier  où  Pier- 
repont venait  d'entrer. 

La  grande  baie  qui  servait  de  porte  à  l'atelier  était  fermée  par 
deux  portières  qui  laissaient  entre  elles  un  étroit  vestibule.  Béa- 
trice, après  avoir  vivement  soulevé  la  première,  s'arrêta,  —  et 
écouta,  autant  que  les  battemens  désordonnés  de  son  cœur  le  lui 
permettaient...  elle  pouvait  même  entrevoir  à  travers  l'entre-bàille- 
ment  de  la  seconde  portière  ce  qui  se  passait  dans  l'atelier. 

Fabrice,  au  moment  où  Pierrepont  était  entré,  s'occupait  de 
charger  des  pistolets  qui  lui  avaient  été  donnés  précisément  par 
le  marquis  et  avec  lesquels  il  avait  coutume  de  s'exercer  assez  fré- 
quemment dans  son  jardin  pour  se  distraire  un  moment  de  son 
travail. 

—  Vous  êtes  toujours  content  de  ces  armes-là?  dit  Pierrepont 
en  prenant  et  en  reposant  ensuite  sur  la  table  le  pistolet  que  le 
peintre  venait  de  charger. 

—  Enchanté,  dit  Fabrice. 

—  Vous  alliez  tirer? 

—  Oui. 

—  Eh  bien!  nous  allons  faire  un  match ^  si  vous  voulez? 

—  Très  volontiers. 

—  Vous  n'êtes  pas  souffrant,  ce  matin?..  Vous  avez  l'air  fatigué. 

—  Oui,.,  ça  doit  être...  Je  viens  d'avoir  une  scène  très  pénible 
avec  Calvat. 

—  Ah!.,  je  l'ai  rencontré  comme  il  sortait  de  chez  vous. 


HOKNEUR    d'artiste.  507 

—  Ce  malheureux  a  voué  à  ma  femme  une  haine  mortelle. 

—  C'est  assez  visible. 

—  Il  la  diffamait  tout  à  l'heure  d'une  manière  affreuse. 

—  Cela  prouve  que  c'est  un  méchant  homme,  et  rien  de  plus. 

—  Je  l'ai  chassé. 

—  Bou  débarras,  entre  nous,  mon  cher. 

—  Et  pourtant  il  m'a  troublé...  je  ne  puis  dire  cela  qu'à  un  vieil 
ami  comme  vous...  Mais  il  m'a  troublé...  il  m'a  laissé  des  doutes.. 

—  Des  doutes  sur  une  femme  comme  la  vôtre?..  Voyons,  mon 
ami,  c'est  de  la  foUe  ! 

—  Oui,  n'est-ce  pas?  reprit  Fabrice.  —  Vous  la  connaissez  bien... 
et  même  depuis  plus  longtemps  que  moi...  Vous  me  répondriez  de 
son  honneur  sur  le  vôtre,  n'est-ce  pas  ? 

—  Absolument. 

—  Et  vous  auriez  raison...  car  le  vôtre  et  le  sien  se  valent... 
Et,  lai  mettant  brusquement  sa  lettre  sous  les  yeux  : 

—  Tenez  ! 

Pierrepont  recula  comme  s'il  eût  vu  un  spectre.  —  Puis,  saisissant 
sur  la  table  le  pistolet  qu'il  venait  d'y  replacer,  et  présentant  la 
crosse  de  l'arme  à  Fabrice  : 

—  Tue-moi!  lui  dit-il. 

—  Non,  dit  le  peintre;  pas  ainsi,  du  moins. 

Il  fit  quelques  pas  à  travers  l'atelier,  comme  pour  rassembler  sa 
pensée  ;  puis,  revenant  au  marquis  : 

—  Pouvez-vous,  lui  dit-il,  et  voulez-vous  m'exphquer  quelques 
mots  de  votre  lettre  dont  la  signification  m'échappe...  Vous  invo- 
quez pour  excuses  certaines  circonstances  mystérieuses  du  passé, 
certaines  fatalités  que  vous  auriez  subies,  W^  de  Sardonne  et  vous... 
Puis-je  savoir  à  quoi  vous  faites  allusion? 

Pierrepont  lui  dit  brièvement  ce  qui  s'était  passé  autrefois  entre 
Béatrice  et  lui,  leur  attachement  mutuel,  et  comment  M"""  de  Mon- 
taui'on  avait  forcé  la  jeune  fille  de  refuser  la  main  qu'il  lui  ofirait. 

Après  une  pause  de  rêverie  et  de  silence.  Fabrice  lui  répondit  : 

—  Vos  sentimens  pour  IVP'''  de  Sardonne  vous  font  désirer,  je 
suppose,  que  cette  affaire  se  traite  entre  vous  et  moi  sans  éclat, 
afin  de  lui  épargner  aux  yeux  du  monde  une  flétrissure  que  je 
désire  moi-même  épai'gner  à  mon  nom. 

—  Tout  ce  que  vous  me  proposerez  dans  ce  dessein,  dit  Pierre- 
pont, est  accepté  d'avance. 

—  En  duel,  avec  son  accompagnement  ordinaire  de  témoins, 
révélerait  tout  au  public...  Vous  m'offriez  tout  à  l'heure  de  faire 
avec  moi  un  match  au  pistolet...  J'accepte...  je  crois  que  nous 
sommes  à  peu  près  de  force  égale...  Pour  celui  de  nous  qui  aura 
l'avantage,  ce  sera  la  vie  ;  pour  l'autre,  ce  sera  le  suicide. 


508  RE7DE   DES   DEUX   MONDES. 

—  Soit!  dit  Pierrepont  :  c'est  entendu. 

—  Chacun  de  nous  s'engage  sur  l'honneur  à  respecter  ces  con- 
ditions. 

—  C'est  entendu,  répéta  Pierrepont. 

—  Maintenant,  dit  le  peintre,  il  faut  que  je  me  résigne  à 
vous  adresser  une  demande...  Je  sais  que  cela  est  tout  à  fait 
incorrect,  —  et  je  m'en  excuse.  —  Voici  ce  dont  il  s'agit...  Si  je 
dois  laisser  ma  fille  orpheline,  je  ne  voudrais  pas  du  moins  la 
laisser  sans  ressources.  —  Or,  je  n'ai  rien, —  sauf  cent  mille  francs 
qui  m'ont  été  donnés  à  compte  sur  ces  panneaux  par  Nicholson, 

—  et  que  je  serais  d'ailleurs  lorcé  de  lui  rendre  si  je  n'achevais  pas 
mon  travail...  Il  doit  me  verser  en  outre  le  double  de  cette  somme 
quand  je  lui  livrerai  les  panneaux...  Je  ne  crois  pas  pouvoir  les  finir 
avant  quatre  mois...  Je  vous  demande  donc,  si  c'est  moi  qui  dois 
mourir,  de  m'accorder  ce  délai  de  quatre  mois,  —  et  je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  que  cette  convention  sera  réciproque. 

Il  y  avait  dans  cette  précaution  du  malheureux  artiste  quelque 
chose  de  si  poignant  que  Pierrepont  se  détourna  pour  cacher  l'agi- 
tation presque  convulsive  de  ses  traits. 

—  Ce  sera,  dit-il,  comme  vous  le  désirez. 

Le  peintre  enferma  les  pistolets  dans  leur  boîte  et  prit  quelques 
cartons  de  tir. 

—  J'ai  l'habitude  de  ces  pistolets,  dit-il.  En  voulez-vous  d'au- 
tres ? 

—  C'est  inutile  !  dit  Pierrepont.  J'ai  moi-même  beaucoup  pra- 
tiqué ceux-ci.  Allons  ! 

Us  quittèrent  l'atelier  et  se  dirigèrent,  en  descendant  les  rampes 
du  jardin,  vers  l'allée  de  charmilles  dont  il  a  été  plus  d'une  fois 
parlé  dans  le  cours  de  ce  récit.  On  se  souvient  peut-être  qu'une 
plaque  de  tir  avait  été  établie  à  l'une  des  extrémités  de  cette  allée  : 

—  en  face,  à  l'autre  bout,  était  un  banc  rustique  adossé  au  mur. — 
Quand  Pierrepont  et  Fabrice  arrivèrent  devant  la  plaque  de  tir  pour 
y  fixer  les  cartons,  ils  aperçurent  Béatrice  assise  sur  ce  banc  :  elle 
travaillait  à  sa  tapisserie. 

Les  deux  hommes  échangèrent  un  regard.  —  Ils  savaient  l'un 
et  l'autre  que  l'allée  de  charmilles  était  pour  Béatrice  un  lieu  de 
promenade  et  de  retraite  favori.  Ils  ne  furent  donc  pas  surpris  de 
la  voir  là  :  ils  crurent  et  ils  devaient  croire  que  le  hasard  seul  l'y 
avait  amenée.  Mais  sa  présence  pendant  la  scène  qui  se  préparait 
avait  un  caractère  tragique  dont  tous  deux  subirent  profondément 
l'impression.  Elle  leur  imposait  en  même  temps  une  dissimulation 
de  physionomie  et  de  langage  qui,  dans  un  pareil  instant,  était 
aussi  pénible  qu'elle  était  nécessaire. 

Béatrice,   cependant,  soutenue  par  l'horreur  même  de  la  crise 


i 


HONNEUR   d'artiste.  509 

et  par  son  excessive  tension  nerveuse,  continuait  de  piquer  son 
aiguille  avec  une  apparence  de  calme,  et  ce  fut  avec  son  sourire 
habituel  qu'elle  rendit  à  Pierrepont  son  salut  en  lui  donnant  la 
main. 

—  Belle  journée,  dit-elle,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui...  vraie  journée  d'été...  Vous  voyez...  nous  allons  faire 
un  match,  Fabrice  et  moi.... 

—  Ah!  quel  est  le  plus  fort  de  vous  deux? 
Pierrepont  fit  un  geste  incertain. 

—  Nous  allons  voir,  dit-il  en  souriant. 

Fabrice  déposa  sur  le  banc,  à  côté  d'elle,  la  boîte  d'acajou  et  un 
paquet  de  cartouches. 

Les  armes  dont  ils  allaient  se  servir  étaient  des  pistolets  Flo- 
bert  du  calibre  le  plus  fort.  —  Les  cartons  de  tir  étaient  divisés, 
suivant  la  coutume,  en  un  certain  nombre  de  cercles  se  dévelop- 
pant autour  d'une  mouche  centrale  mi-partie  noire  et  blanche.  La 
distance  était  de  la  longueur  de  l'allée,  c'est-à-dire  d'environ  vingt- 
cinq  pas.  —  Devant  Béatrice,  profondément  attentive  sous  son 
apparence  distraite,  ils  achevèrent  d'arrêter  leurs  conventions. 
—  Le  match  devait  être  de  sept  balles,  le  tir  était  à  volonté,  cha- 
cun d'eux  devait  tirer  deux  balles  coup  sur  coup  aux  deux  pre- 
mières reprises;  à  la  troisième,  trois  balles  également  coup  sur 
coup.  Chaque  division  de  la  cible  touchée  par  les  tireurs  donnait 
le  nombre  de  points  déterminé  par  l'usage,  et  indiqué  d'ailleurs 
sur  les  cartons  :  —  le  cercle  le  plus  éloigné  du  centre,  lui  point; 
la  mouche  centrale,  sept. 

Une  pièce  de  monnaie  jetée  en  l'air  décida  que  Fabrice  devait 
th'er  le  premier.  11  commença  donc  le  feu  et  mit  ses  deux  pre- 
mières balles  dans  l'intérieur  du  second  cercle.  Pierrepont,  moins 
adroit  ou  moins  heureux,  perdit  une  de  ses  balles  dans  la  plaque; 
l'autre  entama  le  carton.  Cette  première  reprise  assurait  donc 
quatre  points  à  Fabrice  et  un  seul  au  marquis. 

—  Vous  me  ménagez,  je  crois,  dit  le  peintre. 

—  Nullement,  dit  Pierrepont. 

A  la  seconde  reprise,  Fabrice  logea  ses  deux  balles  dans  le  troi- 
sième cercle.  —  Pierrepont,  après  lui,  fit  deux  et  deux.  —  Fabrice 
avait  dix  points  contre  cinq. 

La  troisième  épreuve  lui  donna  une  avance  encore  plus  considé- 
rable :  de  ses  trois  balles  il  fit  douze  points.  Il  en  avait  donc  alors 
vingt-deux  contre  cinq. 

Pierrepont,  dont  l'attitude  indiquait  une  sorte  de  nonchalance 
découragée,  s'apprêtait  à  tirer  à  son  tour  ses  trois  dernières  balles  ; 
il  armait  son  pistolet  quand  un  léger  froissement  le  fit  retourner  : 
il  rencontra  alors  le  regard  ardent  de  Béatrice  tendu  vers  lui  avec 


510  REVUE    DF^    DEUX    MONDES. 

une  expression  telle  qu'il  en  fut  pénétré  jusqu'au  fond  de  son  être. 
Il  comprit  instantanément  qu'elle  savait  tout...  Elle  savait  tout,  et 
ce  regard  désespéré,  éperdu,  suppliant,  impérieux,  le  conjurait  et 
lui  ordonnait  de  vivre  et  de  se  garder  pour  elle.  Jamais  sa  sombre 
beauté  n'avait  eu  une  telle  puissance  de  lascination.  —  Il  se  re- 
plaça, ajusta  un  peu  longuement  et  fit  feu.  De  ses  deux  premiers 
coups  il  perça  l'étroit  cercle  noir  qui  entourait  le  point  blanc  cen- 
tral ;  sa  dernière  balle  troua  la  mouche  centrale  elle-même.  —  Il 
gagnait  dix-neuf  points...  —  11  en  avait  donc  alors  vingt-quatre 
contre  vingt-deux.  —  Fabrice  était  condamjié. 

La  fumée  du  dernier  coup  de  feu  n'était  pas  dissipée  qu'un  vio- 
lent éclat  de  rire  retentissait  aux  oreilles  des  deux  hommes  stupé- 
faits :  —  Béatrice  s'était  dressée  soudainement,  les  yeux  déme- 
surément ouverts,  et  comme  illuminés  de  folie  :  elle  balbutia 
quelques  mots  inintelligibles,  puis  éclata  de  nouveau  en  rires  sac- 
cadés, sauvages  et  tellement  continus,  qu'ils  semblaient  répétés  et 
prolongés  dans  la  campagne  par  quelque  écho  sinistre.  La  voyant 
chanceler,  Fabrice  la  soutint  et  la  repoussa  doucement  sur  le  banc  ; 
peu  à  peu  son  rire  s'éteignit,  elle  s'agita  dans  une  légère  convul- 
sion et  s'évanouit. 

—  Elle  nous  avait  écoutés!.,  murmura  le  peintre,  comme  se  par- 
lant à  lui-même. 

Il  se  retourna  vers  Pierrepont,  qui  se  tenait  immobile  à  deux 
pas,  aussi  pâle  qu'un  mort  sous  son  suaire. 

—  Je  vous  prie,  monsieur,  lui  dit-il,  de  nous  laisser. 
Pierrepont  eut  un  geste  d'hésitation  et  lui  montra  Béatrice  ren- 
versée et  inerte  sur  le  banc. 

—  Me  croyez- vous  donc  capable,  reprit  le  peintre,  de  maltraiter 
une  femme...  même  celle-là?.. 

Pierrepont  s'inclina,  le  salua  du  chapeau  et  s'éloigna. 

Fabrice,  alors,  relevant  le  mouchoir  de  Béatrice,  qui  était  tombé 
à  ses  pieds,  alla  le  tremper  dans  l'eau  d'un  bassin  encadré  de 
rocaiiles  qui  se  trouvait  au  milieu  de  l'allée;  et,  revenant  à  sa 
femme,  lui  baigna  les  tempes  et  le  visage.  —  Après  quelques  mi- 
nutes, elle  se  réveilla,  promena  d'abord  son  regard  vague  autour 
d'elle,  puis  le  fLxa  sur  son  mari  :  —  une  sorte  de  gémissement  et 
le  mouvement  subit  par  lequel  elle  couvrit  ses  yeux  de  sa  main 
témoignèrent  qu'elle  reprenait  possession  de  sa  mémoire,  qu'elle 
recouvrait  le  sentiment  de  la  terrible  réaUté. 

—  Béatrice,  dit  alors  le  peintre,  si  une  explication  vous  est  trop 
pénible  en  ce  moment,  je  l'ajournerai. 

—  Oh!  non...  Tout  de  suite!  —  murmura-t-elle. 

—  Elle  ne  sera  pas  longue,  au  reste,  reprit  Fabrice;  car,  si  je 
ne  me  trompe,  j'ai  peu  de  choses  à  vous  apprendre...  Vos  nerfs 


HONNEUR    d'artiste.  511 

viennent  de  vous  trahir...  Vous  avez  entendu,  n'est-ce  pas,  ce  qui 
s'est  dit,  il  y  a  une  demi-heure,  dans  mon  ateUer,  entre  le  marquis 
de  Pierrepont  et  moi  ? 

Elle  fit  signe  qu'elle  avait  entendu. 

—  Vous  savez  par  conséquent  pour  quelle  raison  j'ai  voulu  évi- 
ter l'éclat,  le  scandale  d'un  duel?..  Vous  savez  que  c'était  pour 
vous  épargner  une  tache  personnelle,  —  qui  pouvait  d'ailleurs  re- 
jaillir sur  ma  fille  innocente? 

Elle  fit  le  même  signe  de  tête  affirmatif. 

—  Comme  vous  devez  le  comprendre,  cette  précaution  n'aurait 
plus  aucune  utilité  ;  elle  serait  illusoire,  si  vous  quittiez  la  maison 
de  votre  mari,  tant  qu'il  vivra.  Ce  serait  révéler  au  public  ce  qu'il 
vous  importe  autant  qu'à  moi  de  lui  cacher.  Il  nous  sera  infini- 
ment dur,  sans  doute,  sachant  l'un  et  l'autre  ce  que  nous  savons, 
de  supporter  la  vie  commune  pendant  trois  ou  quatre  mois. 
—  Mais  puisque  j'aurai  ce  courage,  j'espère  que  vous  l'aurez 
aussi. 

—  Ce  que  vous  voudrez  ! 

—  Pour  vous  soutenir  pendant  cette  épreuve,  vous  aurez  la  con- 
solante pensée  d'être  bientôt  tout  entière  à  celui...  à  celui  pour 
qui  vous  faisiez  des  vœux  tout  à  l'heure  pendant  que  nous  nous 
battions. 

Béatrice  ne  répondit  pas. 

—  Pour  finir,  ajouta  Fabrice,  je  n'ai  pas,  je  pense,  de  plan  de 
conduite  à  vous  tracer...  Je  suppose  que  vous  n'oublierez  pas,  le 
marquis  de  Pierrepont  et  vous,  le  respect  qui  est  dû  à  un  homme 
dont  les  jours  sont  comptés. 

Il  la  quitta  sur  ces  paroles  et  regagna  son  ateher. 

Pour  elle,  elle  demeura  jusqu'au  soir  dans  cette  allée  fatale, 
tantôt  marchant  avec  égarement,  tantôt  se  rasseyant,  anéantie  sur 
son  banc...  Était-ce  bien  elle  qui  était  là?.,  qui  venait  d'être  mêlée 
à  ces  scènes  effroyables?..  Était-ce  elle,  Béatrice,  qui  venait  de 
recevoir,  —  et  de  mériter,  hélas  !  —  le  reproche  sanglant  que  lui 
avait  adressé  Fabrice?.,  car  elle  n'avait  pas  osé  le  nier...  il  était 
trop  vrai  que,  pendant  le  combat  où  la  vie  de  son  mari  était  en  jeu 
contre  celle  d'un  autre,  ce  n'était  pas  pour  son  mari  qu'elle  trem- 
blait, —  il  était  trop  vrai  qu'elle  avait  commis,  dans  un  élan  de 
passion,  le  crime  de  pousser  la  main  hésitante  de  Pierrepont,  —  et 
qu'en  voyant  son  mari  frappé  d'un  arrêt  de  mort,  son  premier 
mouvement  avait  été  celui  d'une  joie  farouche...  —  Elle  savait 
alors,  la  pauvre  créature,  —  comme  tant  d'autres  l'ont  su  avant 
elle,  — jusqu'à  quel  degré  la  passion  peut  fausser  et  pei*vertir  les 
âmes  Ift?  plus  pures  et  les  plus  hautes  quand  on  la  laisse  s'établir 


512  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

en  souveraine  sur  les  ruines  de  la  raison,  de  la  volonté  et  de  l'hon- 
neur. 

XV. 

HONNEUR   d'artiste. 

Plusieurs  semaines  se  sont  écoulées.  On  est  au  mois  d'août. 
Béatrice  et  Pierrepont  ne  se  sont  pas  revus.  Par  un  scrupule  qui 
leur  est  commun,  ils  ont  même  évité  toute  communication  écrite. 
Béatrice  sait  seulement  que  Pierrepont,  contre  son  habitude,  passe 
l'été  à  Paris,  et  elle  présume  qu'il  y  attend  ses  ordres. 

Il  reçoit  d'elle  un  matin  le  billet  suivant  : 

«  Je  vous  conjure  de  partir  pour  Glion.  Je  sais  que  M"^^  d'Ay- 
maret  y  est  encore;  —  confiez-lui  tout.  Dites-lui  que  je  suis  à  ses 
pieds,  que  je  deviens  folle,  que  je  l'attends.  » 

Quelques  heures  après,  le  marquis  partait  pour  la  Suisse.  Il  était 
le  lendemain  dans  l'après-midi  à  Glion,  et  deux  jours  plus  tard, 
]^jme  d'Aymaret,  —  dont  le  mari  était  à  peu  près  rétabli,  arrivait  à 
Paris,  —  d'où  elle  se  rendit  aussitôt  à  Bellevue.  En  la  voyant  entrer 
dans  son  salon,  la  femme  du  peintre  laissa  échapper  un  faible  cri  : 
—  Élise!  —  et  elle  joignit  les  mains  en  la  regardant  d'un  air  de 
supphcation.  —  M™®  d'Âymaret  l'attira  dans  ses  bras,  et  Béatrice  s'y 
précipita  avec  des  sanglots  déchirans. 

—  Merci!  merci!  lui  dit-elle  à  travers  ses  larmes:  —  il  y  a 
deux  mois  que  je  n'avais  pleuré! 

Et  quand  elle  se  fut  un  peu  calmée  : 

—  Il  t'a  tout  dit? 

—  Tout. 

Elle  la  fit  asseoir. 

—  Eh!  bien...  qu'est-ce  que  tu  penses?..  Car  moi,  je  ne  pense 
plus! 

—  Je  pense,  dit  M™^  d'Aymaret,  qu'il  faut  tout  faire  pour  sauver 
la  vie  de  ton  mari. 

—  C'est  impossible...  Il  ne  voudra  pas! 

—  Qui...  ne  voudra  pas? 

—  Lui...  mon  mari! 

—  Pourquoi? 

—  Parce  qu'il  a  engagé  sa  parole  ! 

jyjme  d'Aymaret  prit  un  accent  sévère,  presque  dur: 

—  Béatrice,  lui  dit-elle,  si  je  pouvais  imaginer  une  seule  minute 
que  tu  envisages  sans  horreur  la  perspective  prochaine  de  ton  veu- 
vage, je  ne  te  reverrais  de  ma  \\e. 

—  Écoute-moi,  dit  Béatrice  :  cet  effroyable  sentiment  qu»*/^u  me 


HONNEUR    d'artiste.  51 


prêtes  là,  —  je  l'ai  éprouvé...  je  l'ai  éprouvé  pendant  leur  com- 
bat, —  pendant  que  leurs  deux  existences  étaient  enjeu...  Il  m'a 
poursuivi...  Il  m'a  longtemps  encore  obsédée  malgré  moi...  Main- 
tenant... il  faut  que  Dieu  ne  m'ait  pas  encore  abandonnée  tout  à 
lait...  car  il  a  permis  que  je  me  rendisse  maîtresse  de  cette 
affreuse  tentation...  Maintenant  je  puis  t'affirmer  en  toute  vérité 
que  je  donnerais  ma  vie  pour  sauver  celle  de  ce  malheureux... 

—  Tu  l'aimes!  s'écria  M'"®  d'Aymaret. 

—  Je  ne  l'aime  pas!.,  mais  il  me  fait  une  telle  pitié!.,  une  telle 
pitié  !..  Il  a  si  peu  mérité  cette  longue  agonie  qui  lui  est  infligée  !..  et 
il  la  supporte  avec  tant  de  courage...  et  de  douceur!..  Je  suis  sa 
prisonnière...  il  pouvait  me  torturer  l'âme...  me  martyriser...  et 
jamais,  —  sauf  peut-être  le  premier  jour...  à  la  première  heure,  — 
il  n'a  eu  pour  moi  un  mot  de  reproche,  une  parole  amère...  Il  est 
avec  moi  comme  autrefois...  Si  bien,  qu'il  y  a  des  instans,  quand 
je  l'entends  me  parler,  quand  je  le  vois  me  sourire,  des  instans 
où  je  crois  vraiment  qu'il  ne  s'est  rien  passé,  que  j'ai  fait  un  rêve 
épouvantable!.. 

—  C'est  qu'il  t'aime  encore,  ma  pauvre  chérie,  et  alors  rien  n'est 
désespéré  ! 

—  Ce  n'est  pas  qu'il  m'aime...  comment  veux-tu?..  Non...  c'est 
qu'il  se  souvient,  c'est  qu'il  se  venge  de  mon  orgueil,  de  mes  pré- 
jugés de  naissance,  de  mes  misérables  dédains...  c'est  qu'il  veut 
me  prouver  qu'un  artiste  sait  souffrir  et  mourir  en  gentilhomme... 

—  Combien  de  temps  reste-t-il,  dit  M"^  d'Aymaret,  avant  le 
terme  fatal? 

—  Je  n'en  sais  rien,  car  s'il  ne  peut  le  dépasser,  ce  terme,  il 
peut  le  devancer...  Tout  dépend  de  son  travail...  dès  qu'il  l'aura 
terminé,  certainement  il  se  tuera! 

—  Et  où  en  est  son  travail?..  Tu  ne  le  sais  pas?...  Tu  ne  vas 
plus  dans  son  ateher? 

—  Pardon!.,  il  y  a  quelques  jours  j'ai  rassemblé  mon  courage, 
et  j'y  suis  retournée...  je  m'assois  là,  je  travaille  à  côté  de  lui...  il 
me  laisse  faire...  il  m'adresse  un  mot  de  temps  à  autre...  un  mot 
indifférent...  c'est  affreux! 

Son  cœur  éclata  de  nouveau,  et  elle  pleura  un  moment  en  silence. 

—  Je  te  demandais,  ma  chérie,  reprit  M""^  d'Aymaret,  où  en  est 
ce  travail  ? 

—  Très  avancé...  le  malheureux  ne  perd  pas  une  minute...  Dès 
le  point  du  jour,  il  est  devant  ses  panneaux...  c'est  admirable,  ce 
qu'il  fait!.,  comment  a-t-il  le  courage  de  travailler,  avec  une  telle 
préoccupation  sur  l'esprit  ?..  Je  ne  comprends  pas  ! 

—  Et  il  paraît  tranquille,  dis-tu? 

TOME  xcvm.  —  1890.  33 


51/i  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

—  Il  paraît  tranquille,  oui!.,  niaas  ses  cheveux  blanchissent... 

—  Ah  !  il  laut  le  sauver  !  s'écria  M'"'^  d'A'ymaret,  en  se  levant. 
Tu  me  donnes  pleins  pouvoirs,  n'est-ce  pas?  tu  approuves  d'avance 
tout  ce  que  je  pouiTai  tenter  ? 

—  Tout...  absolument  tout...  et  dU  fond  du  cœtir,  grand  Dieu! 

—  Eh  bien!  écris-le  à  Pierrepont,  que  je  dois  voir  demain. 
Béatrice  s'assit  aussitôt  devant  son  bureau,  et  écrivit  rapidement 

ces  deux  ho-nes  : 


'D' 


«  Au  marquis  de  Pierrepont. 

«  Tout  ce  qu'Élise  vous  demandera,  je  vous  le  demande  moi- 
même  à  genoux.  » 

Le  lendemain,  Pierrepont,  sur  un  mot  de  la  vicomtesse,  arriva 
chez  elle.  Elle  lui  remit  tout  d'abord  le  billet  de  Béatrice. 

—  De  quoi  s'agit-t-il?  dit  gravement  le  marquis,  après  avoir  lu. 

—  Il  s'agit  d'empêcher  que  Fabrice  n'accomplisse  son  suicide, 
quand  l'heure  en  sera  venue...  Pouvons-nous  compter  sur  vous 
pour  cela? 

—  Eu  doutez-vous  ?..  C'est  comme  si  vous  proposiez  à  un  meur- 
trier de  le  déUvrer  dé  sa  conscience...  Mais  que  puis-je  faille?..  Je 
ne  l'imagine  pas... 

—  Autant' que  j'en  puis  juger,  reprit  M™^  d'Aymaret,  il  y  aurait, 
pour  arriver  à  notre  but,  deux  obstacles  à  lever  ;  d'abord'  le  point 
d'honneur,  la  parole  donnée  qui  enchaîne  Fabrice...  Ne  pourriez- 
vous  lui  rendre  cette  parole,  et  dans  des  termes  tels  qu'il  consen- 
tît à  la  reprendre  ? 

—  J'y  suis  tout  prêt...  mais... 

—  Vous  craignez  qu'il  ne  rehise? 

—  Je  le  crains...  cependant  j'essaierai,  et  en  toute  sincérité, 
comme  vous  le  verrez. 

—  J'attendais  cela  de  vous...  quant  au  second  obstacle  que  nous 
aurions  à  vaincre,  c'est  la  conviction  où  doit  être  Fabrice  que,  s'il 
survivait,  il  vous  trouverait  toujours  entre  sa  femme  et  lui...  car 
il  doit  croire  que  vous  attendez  l'un  et  l'autre  sa  mort  pour  vous 
unir...  H  n'y  a'  qu'un  moyen  sûr  de  le  détrompei',  c'est  de  revenir 
à  votre  projet  de  mariage  avec  Ketty,  et  d'y  donner  suite  dans  le 
plus  bref  délai  possible...  Le  voulez-vous?' 

Après  une  pause  de  réflexion  : 

—  Votre  amie,  dit  Pierrepont,  désiré-t-elle  ce  mariage  ? 

—  Elle  désire  et  approuve  tout  ce  qui  peut  la  tirer  de  l'enfer 
où  elle  est. 

—  Eh  bien  !  j'obéis...  je  partirai  demain...  S'il  n'y  a  pas  de  bateau 


HONNEUR  d'artiste;.  51  5 

en  partance  chez  nous,  yen  trouverai  un  en  Angleterre...  -Vous  re- 
.ceYr^Z'Oe  soir  la  lettre  .destinée  à  Fabrice...  Vous  la  lui  remettrez 
.Quand  vous  le  jugerez  bon...  Adieu,  madame.  —  M  lui  pressa,  les 
deux, mains  avec  fqrce,  et  se  retira. 

Deux  jours  après,  il  s'eipbarquait  sur  un  transatlantique  (lu 
,Havre. 

M"^®  d'Aymaret  a,vait  reçu  la  veille  la  lettre  qu'il  adressait  à 'Fa- 
brice. Elle  ét9,it.  ou  verte.  Elle  la  lut  et  en  lut  contente,  .mais  elle 
résolut  ,de  ne  la  remettre  au  peintre  que  <le  jour  où  elle  pourrait 
.lui  ap,pi"endre  en  .même  temps  le  mariage  de  Pierrepont,  espérant 
qu'il  en  serait  plus  accessible  à  leurs  instances.  Béatrice  iut  du 
même  sentiment,  et  .quant  au  mariage  lui-même,  elle  en  reçut  :1a 
■nouvelle  ;avec  indillérence. 

Encouragée.par  son  amie,  elle. entrevoyait  maintenant  une  chance, 
si. douteuse  qu'ellefût,  de  sauver  son  mari  et  d  échapper,  elle-même 
à,des  tortures  morales  où  elle. craignait  de  laisser  un  jour  sa  raison. 
Elle  n'en  continuait  pas  moins  de  suivre,  de  surveiller  avec  un 
intérêt  poignant  les  moindres  actes,  les  moindres  paroles  de  Fa- 
brice. Malgré  ses  faiblesses  d'orgueil  aristocratique  et  de  -vanité 
mondaine,  c'était  un  cœur  trop  véritablement  noble  pour  irester 
insensible  à  la  contenance  ierme,  généreuse,  héroïque  de  l'artiste 
eu  lace  de  la  mart.  iDans  son  admiration,  mêlée  d'une  profonde 
pitié  et  .peut-être  d'un  sentiment  plus  tendre  encore,  elle  ne  se 
souvenait  plus  que  pour  en  rougir  des  griefs, mesquins  qu'elle  avait 
nourris  contre  son  mari  :  elle  s'étonnait  de  l'avoir  à  ce  point  mé- 
connu, d'avoir  fermé  les  yeux  si  obstinément  sur  les  hautes  dis- 
tinctions de  l'homme  et  de  l'artiste,  pour  n'apercevoir  que  quelques 
imperfections  de  surface.  La  personne  physique  du  peintre  lui  ap- 
paraissait elle-même  sous  un  jour  nouveau;  elle  était  frappée  de  la 
dignité  naturelle  de  sa  démarche,  qui  la  iiaisait  penser  à  l'allu/re 
puissante  et  souple  des  grands  fauves  ;  elle  était  frappée  de  l'éclat 
lumineux  de  son  front,  du  caractère  énergique  de  ses  traits. calmes, 
auxquels  ses  cheveux  légèrement  blanchis  et  comme  à  demi  pou- 
drés .prêtaient  alors  une  douceur  étrange.  Il  lui  semblait  transli- 
guré,  comme  si  les  pensées  qui  l'occupaient  et  le  soutenaient  en 
ces  jours  suprêmes  l'eussent  enveloppé  de  quelque  rayonnement 
supérieur. 

Cependant,  le  temps  passait.  C'était  le  20  juillet  cpie  la  conven- 
tion du  suicide  avait  été  arrêtée  entre  Pierrepont  et  Fabrice.  Le 
sursis  de  quatre  mois  accordé  au  peintre  devait  donc  expirer  le 
20  octobre.  On  était  aiTivé  à  la  première  semaine  de  ce  mois,  quand 
Béatrice  reconnut  avec  terreur  que  les  grands  panneaux  destines 
à  l'Amérique  allaient  être  terminés  :  ils  l'auraient  même  été  dès  ce 
moment,  si  Fabrice  n'eût  tenu  à  justifier  plus  que  jamais,  dans  son 


516  REVUE   DIS   DEUX    MONDES, 

œuvre  dernière,  la  réputation  de  conscience  et  de  probité  artistique 
qu'il  s'était  acquise.  Mais  il  n'avait  plus  à  faire  que  de  légères  re- 
touches qui  demandaient  à  peine  quatre  ou  cinq  jours  de  travail. 
Déjà  le  correspondant  de  M.  Nicholson  à  Paris  était  venu  s'entendre 
avec  le  peintre  pour  la  livraison  et  l'expédition  de  ses  toiles. 

A  mesure  que  le  terme  redoutable  approchait,  l'angoisse  de  Béa- 
trice devenait  plus  incessante,  plus  intolérable,  plus  mortelle.  Dé- 
vorée de  fièvre,  en  éveil  jour  et  nuit  dans  l'attente  de  quelque 
bruit  sinistre  ou  de  quelque  spectacle  tragique,  elle  pressait  ardem- 
ment M™®  d'Aymaret  de  tenter  auprès  de  Fabrice  la  démarche  su- 
prême à  laquelle  était  suspendu  son  dernier  espoir.  Mais  M'"*  d'Ay- 
maret, déjà  prévenue  par  Pierrepont  que  son  mariage  aurait  lieu  à 
une  date  prochaine,  voulait  attendre  pour  parler  que  la  nouvelle 
lui  fût  formellement  confirmée.  Ce  fut  au  commencement  d'octobre 
qu'une  seconde  lettre  du  marquis  lui  apprit  que  l'événement  était 
accompli.  Il  lui  envoyait  en  même  temps  un  journal  américain  qui 
en  faisait  le  récit  détaillé.  Elle  n'hésita  plus. 

Depuis  son  retour,  dans  ses  fréquentes  visites  à  Bellevue,  elle 
s'était  plus  d'une  fois  rencontrée  avec  Fabrice.  Il  pouvait  se  dou- 
ter qu'elle  était  dans  la  confidence  de  Béatrice;  mais  il  n'y  avait 
pas  eu  entre  la  jeune  femme  et  lui  l'ombre  d'une  allusion  à  ce  sujet. 
Un  matin,  il  la  vit  entrer  brusquement  dans  son  atelier.  11  avait 
pour  elle  beaucoup  d'affection.  Mais,  pressentant  vaguement,  à  sa 
mine  à  la  fois  troublée  et  résolue,  l'objet  de  sa  démarche,  il  prit 
un  air  très  grave. 

—  Vous  avez  à  me  parler,  madame?  lui  dit-il. 

—  J'ai  à  vous  parler,  oui...  Mais  ne  m'ôtez  pas  mon  courage... 
Soyez  bon  pour  moi,  je  vous  prie. 

—  Il  est  bien  facile  d'être  bon  pour  vous...  répondit-il  avec  un 
triste  sourire...  Voj^ons,  parlez. 

11  lui  approcha  une  chaise,  car  il  vit  qu'elle  était  près  de 
défaillir. 

—  Monsieur  Fabrice,  dit-elle  après  un  silence,  j'ai  été  informée 
aujourd'hui  d'une  chose  que  vous  pouvez  avoir  quelque  intérêt 
à  connaître... 

Et  elle  lui  remit,  d'une  main  qui  tremblait,  la  dernière  lettre 
qu'elle  avait  reçue  de  Pierrepont  et  le  journal  américain  qui  ren- 
dait compte  de  son  mariage. 

Le  peintre,  après  avoir  lu  ces  deux  documens,  les  lui  rendit 
froidement. 

—  Je  vous  remercie,  lui  dit-il. 

—  Monsieur  Fabrice,  reprit-elle  avec  une  émotion  croissante, 
j'ai  encore  une  lettre  à  vous  communiquer...  Elle  vous  est  person- 
nellement adressée. 


HONNEUR    d'artiste.  517 

—  Voyons,  madame. 

Il  prit  la  lettre  :  c'était  celle  que  Pierrepont  lui  avait  écrite 
avant  son  départ,  en  voici  les  termes  : 

M  Sur  le  point  de  quitter  la  France  pour  longtemps.  —  pour  tou- 
jours si  A'Ous  l'exigez,  —  je  viens  vous  dégager  de  la  parole  que 
vous  m'aviez  donnée.  Au  nom  de  votre  fille,  je  vous  supplie  de 
vivre.  —  Si  c'était  moi  que  le  sort  eût  condamné,  et  si  vous  me 
rendiez  ma  parole  aussi  sincèrement  et  aussi  publiquement  que  je 
vous  rends  la  vôtre,  j'atteste  que  je  n'hésiterais  pas  à  la  reprendre. 

Marquis  de  Pierrepont.  » 

«  Pour  M.  Jacques  Fabrice. 

Après  avoir  lu  et  relu  ce  hillet  avec  une  profonde  attention,  il 
le  tendit  silencieusement  à  M™*^  d'Avmaret. 

—  Mais,  dit-elle,  vous  devez  garder  cela. 

—  Soit  !  dit  Fabrice. 

Elle  attendit  un  moment,  et  le  voyant  toujours  impassible  et 
muet  : 

—  Monsieur  Fabrice,  reprit-elle,  en  lui  saisissant  la  main,   me 
laisserez-vous  partir  sans  emporter  un  mot  d'espérance?  Mainte- 
nant votre  honneur  est  sauf...  Ayez  pitié  de  votre  enfant...  ayez 
pitié  aussi  de  la  pauvre  coupable...  elle  a  tant  expié...  et  si  j'osais, 
vous  dire  quelque  chose  de  plus... 

—  Non,  madame!  ne  me  dites  plus  rien:  c'est  assez...  Je  suis 
bien  touché  de  votre  démarche,  des  sentimens  qui  vous  l'ont  dic- 
tée... mais  vous  devez  comprendre  que  ce  n'est  pas  dans  une  mi- 
nute d'attendrissement  qu'on  peut  trancher  une  question  comme 
celle  qui  m'est  posée...  Permettez-moi  d'y  penser  séiieusement, 
comme  je  le  dois...  Mon  travail  est  aujourd'hui  terminé...  Je  puis 
disposer  de  quelques  journées...  Mon  intention,  dont  vous  pouvez 
faire  part  à  votre  amie,  était  de  consacrer  ces  journées  à  un  court 
voyage  à  l'étranger...  en  Suisse...  Je  persiste  plus  que  jamais  dans 
ce  dessein...  J'ai  besoin,  —  maintenant  surtout,  —  pour  arrêter  ma 
résolution,  —  d'un  repos  et  d'une  liberté  d'esprit  que  je  ne  trou- 
verais pas  ici...  Je  compte  partir  demain... 

Elle  le  regarda  fixement  dans  les  yeux...  II  se  leva  et  lui  prit  une 
main  :  —  Au  revoir,  madame,  lui  dit-il,  —  et  avec  un  léger  trouble 
dans  la  voix  :  —  Allez,  mon  enfant! 

La  jeune  femme  sortit.  —  Elle  s'arrêta  un  instant  sur  le  seuil  de 
l'atelier  pour  essuyer  ses  yeux  humides,  puis  se  dirigea  d'un  pas 
rapide  vers  la  maison.  Béatrice,  qui  avait  attendu  le  résultat  de 


518  REVUE    DES    DEUX   MOKDES. 

Fentrevue  en  parcourant  fiévreusement  les  allées  de  son  parterre, 
courut  à  elle  dès  qu'elle  l'aperçut,  et  l'interrogeant  d'un  .regard 
affolé  : 

—  Eh  bien  !  dit-elle. 

—  Eh  bien  !  —  j 'espère  ! 

—  Est-ce  possible  !  —  Et  elle  l'entraîna  à  la  hâte  dans  son  salon. 

M™*  d'Aymaret  lui  rapporta  alors  tous  les  détails  de  son  entre- 
tien avec  Fabrice,  en  essayant  de  lui  persuader,  et  de  se  persuader 
à"elle-même  que  l'impression  qui  lui  en  restait  était. favorable.  Mais 
la  jiouvelle  du  voyage  soudainement  projeté  par  son  mari  terrifia 
Béatrice. 

—  C'est  la  mort!  dit-elle  d'une  voix  sourde. 

—  Pourquoi  partirait-il,  dit  M™^  d'Aymaret,  s'il  était  décidé  à 
mourir  ? 

—  Qui  sait?..  Pour  ménager  le  cœur  de  sa  fille...  peut-être  pom- 
me ménager  moi-même!..  11  veut  être  généreux  jusqu'à  la  fin... 

~  Je  t'assure,  reprit  M™*  d'Aymaret,  que  le  langage; qu'il  m'a 
tenu  m'a  paru  véritable...  Avant  d'arrêter  sa  décision  dans  une 
circonstance  si  grave,  il  veut  réfléchir  en  paix,  loin  des  souvenirs, 
des  émotions  qui  pourraient  troubler  sa  pensée... 

Elles  furent  interrompues  par  la  petite  Marcelle  qui  entra  comme 
un  tourbillon,  elle  présenta  sa  joue. à  M'^''  d'Aymaret,  et  se  retour- 
nant vers  Béatrice,  lui  dit  toute  haletante  : 

—  C'est  vrai  que  père  va  partir  ? 

—  Qui  t'a  dit  cela  ? 

—  C'est  Henriette...  à  qui  il  a  dit  de  préparer  sa  grande  valise. 

—  Oui,  il  part  demain...  son  travail  l'a  beaucoup  fatigué...  On 
lui  recommande  un  peu  de  distraction... 

—  C'est  ennuyeux  de  le  voir  partir,  dit  l'enfant...  levais  aider 
Henriette,  si  tu  veux...  pour  qu'elle  n'oublie  rien..,. 

—  Je  vais  y  aller  moi-même  dans  un  moment...  .Va,  ma  fiUe. 
Marcelle  sortit  en  courant.  —  M™^  d'Aymaret  s'était  levée. 

—  Penses-tu  queje  souffre  assez  ?  lui  dit  Béatrice,  —  il  ne  ise 
fait  pas  un  mouvement,  il  ne  se  prononce  pas  une  parole  dans 
cette  maison  qui  ne  me  mette  au  martyre...  et  tu  me  quittes,  toi! 

—  Oui,  je  te  quitte...  je  serai  ici  dès  demain  malin,  —  maisje 
me  reprocherais  de  rester  entre  vous  dans  ces  dernières  heures,.. 
Je  vous  abandonne  tous  deux. à  l'inspiration  de  vos  cœurs...  A -de- 
main ! 

Elles  s'embrassèrent  et  M'^®  d'Aymaret  se  retira. 

Béatrice  monta  dans  l'appartement  de  son  mari  pour  surveiller 
les  apprêts  de  son  départ.  La  femme  de  chambre  lui  apprit  que 
Fabrice  venait  de  se  rendre  à  Paris;  il  serait  de  retour  pour 'le 
dîner. 


HONNEUR    d'artiste.  519 

La  femme  du  peintre  passa  le  reste  de  la  journée  à  errer  dans 
le  jardin.  Vers  le  soir,  elle  entra  dans  l'atelier.  Le  vide  laissé  par 
les  panneaux  enlevés  lui  donnait  un  air  d'abandon,  de  désordre  et 
de  tristesse  solennelle.  Elle  s'y  promena  jusqu'à  la  nuit  tombée, 
songeant  à  tout  ce  qu'une  grande  intelligence  et  une  grande  âme 
avaient  dépensé  là  de  pensées  et  de  douleurs. 

Puis  l'idée  lui  vint  que  déjà  tout  était  fini,  que  le  prétendu  dé- 
part pour  Paris  n'était  qu'un  prétexte,  que  son  mari  ne  rentrerait 
pas.  —  Elle  regagna  précipitamment  la  maison.  — ^  Fabrice  était 
rentré  depuis  quelques  minutes. 

On  se  mit  à  table.  Fabrice  était  calme,  mais  plus  sérieux  et 
plus  distrait  que  de  coutume,  et  en  même  temps  plus  causeur.  Il 
semblait  craindre  le  silence.  Il  parlait  de  la  brièveté  croissante  des 
jours,  de  la  beauté  de  la  soirée,  de  quelques  expositions  récentes, 
des  paysages  de  la  Suisse,  de  l'impuissance  des  peintres  à  en  tirer 
parti. 

Après  le  dîner,  on  descendit  au  jardin.  Quoiqu'on  touchât  alors 
à  l'automne,  la  nuit  était  tiède  et  magnifique  sous  un  ciel  plein 
d'étoiles.  La  clarté  était  suffisante  pour  que  Marcelle  put  diriger 
son  cerceau  à  travers  les  allées  étroites  du  parterre.  Elle  s'amu- 
sait à  donner  cette  preuve  d'adresse  devant  son  père,  qui,  assis 
sur  un  banc,  près  de  là,  la  regardait,  —  et  parfois  aussi  regardait 
le  ciel.  —  Béatrice,  épuisée,  s'était  assise  elle-même  à  quelques 
pas,  dans  l'ombre  d'un  groupe  d'arbres  épais. 

Au  bout  d'un  instant,  Fabrice  éleva  doucement  la  voix  : 

—  Marcelle  ! 

La  petite  fille  accourut. 

—  J'ai  peur  que  tune  prennes  froid;..-  il  faut  rentrer,  vois-tu, 

—  Tout  de  suite? 

—  Oui,  je  t'en  prie,  mon  enfant. 

—  Eh  bien!  je  rentre,  père; 
Il  la  prit  sur  ses  genoux  : 

—  C'est  bien  d'être  sage...  Tu  me  promets  de  l'être  toujours, 
n'est-ce  pas? 

—  Je  te  le  promets-. 

—  Même  quand  je  ne  serai  plus  là?; 

—  Oui...  mais  pourquoi  t'en  vas-tu.? 

—  J'ai  tant  besoin  de  repos,  ma  pauvre  enfant  ! 

—  Si  tu  m'emmenais,  père? 

—  Je  voudrais  bien!.,  murmura  Fabrice. 

—  Alors,  emmène-moi  ! 

—  Ce  n'est  pas  possible,  ma  chère  petite...  Allons^  va  ! 

—  Tu  pars  pour  longtemps?  reprit  l'enfant. 

—  Pour  quelque  temps. . .  Je  ne  saispas  trop. . .  Va,  ma  petite  fille. ., 


520  EEVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Il  l'erabrassa  : 

—  Présent  ou  absent,  dit-il,  tu  m'aimeras  toujours  bien,  n'est-ce 
pas  ? 

—  Toujours  bien...  je  te  promets. 

Elle  le  quitta  pour  aller  à  Béatrice,  qu'elle  embrassa  ;  puis,  reve- 
nant à  son  père,  elle  lui  dit  à  demi-voix  : 

—  Elle  pleure  ! 

Il  la  retint  par  la  main  ;  et,  après  un  silence  : 

—  Aime  bien  aussi  ta  mère,  lui  dit-il  d'une  voix  grave. 

—  Je  te  promets,  répéta  l'enfant. 

Elle  s'éloigna  pensive  et  rentra  dans  la  maison. 

Au  même  instant,  Fabrice  entendait  un  gémissement  étoufïé,  et 
Béatrice,  sortant  de  l'ombre,  se  jetait  à  genoux  devant  lui  sur  le 
sable  de  l'allée. 

—  Je  vous  en  prie,  Béatrice!  dit-il  d'un  ton  de  sévère  reproche 
en  essayant  de  la  relever. 

—  Ah!  s'écria-t-elle  à  travers  ses  larmes,  le  Christ  a  pardonné  !.. 

—  Mais...  je  vous  pardonne...  Ne  venez-vous  pas  d'entendre  ce 
que  j'ai  dit  à  ma  fille?..  Je  sais  que  vous  avez  beaucoup  soufïert 
dans  ces  derniers  temps...  il  y  a  d'ailleurs  dans  la  vie  des  heures 
où  l'on  est  indulgent...  Relevez-vous...  Asseyez-vous  près  de  moi. 

Incertaine,  stupélaite,  elle  prit  place  sur  le  banc  à  côté  de  Fa- 
brice. 

—  Béatrice,  reprit-il,  vous  avez  mon  pardon...  Vous  faut-il 
quelque  chose  de  plus?  Parlez. 

—  Il  me  faut...  que  vous  viviez,  mon  Dieu! 

—  En  êtes-vous  sûre?..  Etes-vous  bien  sûre  que  vous  ne  me 
mépriseriez  pas  demain  si  je  cédais  aujourd'hui  à  vos  prières? 

—  Vous  mépriser?..  Comment  le  pourrais-je?..  Est-ce  que  je  ne 
sais  pas  que  vous  êtes  libre...  qu'on  vous  a  rendu  votre  parole? 

—  Ne  vous  diriez-vous  jamais,  Béatrice,  qu'un  autre,  à  ma  place, 
se  fût  montré  plus  délicat,  plus  scrupuleux  sur  le  point  d'honneur? 

—  Mais,  mon  Dieu  !  je  vous  en  prie,  ne  m'accablez  pas,  mon 
ami!...  Ayez  pitié  de  moi!  Tout  cela  est  si  dur!..  Moi  qui  vous 
aime  tant,  mon  Dieu!.,  et  qui  n'ose  même  pas  vous  le  dire...  parce 
que  vous  croiriez  que  je  mens  pour  vous  sauver  de  la  mort...  et 
pourtant...  là,  devant  Dieu...  c'est  bien  vrai  que  je  vous  aime, 
allez!..  —  Et,  toute  pleurante,  elle  levait  éperdument  ses  bras 
vers  le  sombre  azur  constellé. 

Il  y  eut  un  long  silence,  troublé  seulement  par  le  bruit  de  ses 
pleurs;  puis  Fabrice  dit  d'une  voix  profondément  émue  : 

—  Je  vous  crois  ! 
Elle  lui  saisit  la  main. 

—  Oui,  continua-t-il,  cette  parole  que  j'ai  tant  désiré  entendre 


I 


HONNEUR   d'artiste.  521 

de  vos  lèvres. ..je  l'entends  enfin.,  et  je  sens  qu'elle  est  sincère... 
Tu  m'aimes!..  La  foudre  devrait  me  frapper  à  l'instant...  que  je 
n'en  remercierais  pas  moins  le  ciel...  pour  cette  seule  minute  si 
longtemps  rêvée  ! 

Elle  lui  baisait  les  mains  en  sanglotant. 

—  Béatrice...  dit-il  en  se  dégageant  doucement,  tout  cela  était 
si  inattendu!..  Vous  voyez  que  j'en  ai  perdu  mon  calme...  presque 
ma  raison...  Laissez-moi  recueillir  un  peu  ma  pensée,  je  vous 
en  supplie...  Vous  vous  défieriez  trop  justement  de  résolutions 
prises  sous  l'empire  d'une  pareille  émotion...  Venez...  rentrez  dans 
votre  salon...  Je  vous  y  rejoindrai  tout  à  l'heure  et  nous  causerons 
sérieusement. 

Elle  s'appuya  sur  son  bras,  et  il  la  conduisit  jusqu'au  premier 
degré  du  perron.  Comme  elle  hésitait  à  se  séparer  de  lui  et  le  re- 
gardait fixement,  il  l'attiia  et  baisa  ses  cheveux. 

—  A  tout  à  l'heure!  dit-il  en  souriant. 

Elle  s'assit  dans  l'intérieur  du  salon,  près  d'une  lenôtre  ouverte, 
et  le  suivit  de  l'œil  dans  le  jardin.  —  Il  s'y  promena  longtemps,  à 
pas  lents.  Par  intervalles,  son  ombre  disparaissait  sous  les  arbres, 
et  Béatrice  se  levait,  épouvantée,  jusqu'à  ce  qu'il  fut  sorti  des 
ténèbres...  Elle  l'avait  perdu  de  vue  depuis  quelques  minutes, 
quand  le  vitrage  de  l'ateUer  s'éclaira  d'une  lueur  subite;  en  même 
temps,  un  coup  de  feu  retentissait  dans  la  nuit. 

La  jeune  femme  étendit  les  bras,  poussa  un  cri  et  tomba  toute 
raide  sur  le  parquot 

Ce  fut  M™®  d'Aymaret,  mandée  en  toute  hâte,  qui  ti'ouva  sur  la 
table  de  l'atelier  et  qui  remit  à  Béatrice  ce  billet  qui  lui  était 
adressé  : 

«  Béatrice,  je  voulais  vous  épargner  cela...  mais  j'ai  craint  de 
faiblir...  Oui,  je  crois  que  votre  cœur  s'est  enfin  ouvert  pour  moi... 
oui,  je  crois  que  vous  m'aimez...  Mais  m'aimeriez-vous  demain, 
—  vivant  par  la  grâce  de  l'homme  qui  m'a  mortellement  outragu? 
Je  ne  le  crois  pas,  et  je  meurs.  » 


Le  suicide  de  Jacques  Fabrice  ne  fut  pas  soupçonné.  Les  jour- 
naux annoncèrent  que  le  malheureux  artiste  s'était  tué  par  acci- 
dent en  déchargeant  ses  pistolets,  à  la  veille  d'un  voyage. 

Béatrice  est  entrée  en  religion  chez  les  Bénédictines  d'Auteuil, 
où  elle  a  pu  achever  elle-même  l'éducation  de  Marcelle. 

Octave  Feuillet. 


ITUDES   DIPLOMATIQUES 


FIN    DU    MINISTÈRE    DU     MARQUIS     D  ARGEKSON. 


vr. 

SUITS   PB    LA    CAMPAGNE    DE    1746.    —    BATAILLE   DE 
RAUGOUX.   —   MARIAGE   DU   DAUPHIN. 


On  a  vu  que  Louis  XV,  qui  ne  s'attardait  pas  longtemps  lui-même 
à  pleurer  les  objets  de  ses  affections  et  n'avait  pas  grande  sympa- 
thie pour  les  chagrins  de  cœur,  avait  décidé  dès  le  premier  jour 
de  ne  pas  laisser  regretter  longtemps  la  .dauphine.  Il  fut  tout  de 
suite  résolu  qu'avant  la  fin  de  son  deuil  le  jeune  dauphin  serait 
remarié,  et  il  ne  restait  plus  qu'à  lui  chercher  un  parti  convenable 
parmi  les  princesses  d'Europe. 

Or,  il  y  en  avait  une  qui  semblait  désignée  pour  combler,  le 
plus  tôt  et  le  plus  complètement  possible,  le  vide  si  inopinément 
iait  par  la  mort.  C'était  la  sœur  même  de  la  princesse  défunte,  la 
seconde  fille  de  Philippe  V  et  d'Elisabeth,  l'infante  Antonia.  Au  point 
de  vue  diplomatique  aussi  bien  que  dans  un  intérêt  de  famille  le 
choix  ctait  indiqué  :  c'était  mainienir  l'alhance  des  deux  couronnes 

(1)  ''oyez  la  Bévue  du  15  novembre  et  du  15  décembre  1889,  du  1^''  janvier,  du 
1-5  février  et  du  15  mars  1890. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  523 

et  l'union  des  deux  branches  de  la  maison  roj^ale  dans  les  condi- 
tions mêmes  où  un  double  mariage  les  avait  scellées.  Un  parti  puis- 
sant se  prononça  donc  tout  de  suite  en  faveur  d'une  combinaison  si 
naturelle.  Le  dessein,  mis  en  avant  à  Madrid  par  la  fille  de  Louis  XV, 
femme  de  don  Philippe  (celle  qu'on  appelait  Madame  Infante), 
fut  agréé  et  pris  à  cœur  par  Ferdinand,  toujours  affectueusement 
disposé  pour  les  enfans  du  second  lit  de  son  père.  Tous  les  parti- 
sans de  l'alliance  espagnole  en  France,  le  maréchal  de  Noailles  en 
tête,  adoptèrent  l'idée  avec  passion.  On  y  fit  entrer  aisément  la  reine 
de  France,  docile  aux  influences  de  famille,  et  enfin,  au  premier 
moment,  le  dauphin  lui-même  qui,  ne  pouvant  garder  à  celle  qu'il 
arait  perdue  la  fidélité  de  son  affection,  vit  là  au  moins  un  hom- 
mage à  rendre  à  sa  mémoire.  L'ambassadeur  Vauréal,  voyant  toutes 
ces  influences  réunies,  se  déclara,  sans  attendre  d'instl-uctions, 
dans  le  même  sens.  Il  avait  dû  autrefois  une  grandesse  à  un  des 
mariages  royaux,  le  même  moyen  pouvait  lui  valoir  un  chapeau  de 
cardinal. 

L'afl'ak'e,  qui  sembkiit  aller  toute  seule,  vint  subitement  échouer 
contre  un  obstacle  d'un  genre  inattendu,  ce  fut  un  scrupule  de 
Louis  XV.  Ce  prince,  on  le  sait,  avait  la  conscience  très  capricieuse  : 
violant  chaque  jour  sans  se  gêner  les  préceptes  que  l'Évangile  met 
avant  tout  autre,  sa  dévotion  s'arrêtait  efïrayée  devant  les  règie- 
mens  canoniques  et  les  lois  extérieures  de  l'église.  Il  s'agissait 
dans  le  cas  présent  de  iaire  épouser  au  dauphin  la  sœur  de  sa  pre- 
mière femme  :  c'était  une  affmité  dont  le  degré  constituait  un  em- 
pêchement de  droit  ecclésiastique.  Rien  assm'ément  n'était  plus 
aisé  que  d'en  aller  chercher  la  dispense  à  Rome  ;  les  exemples  et 
lt»s  précédens  à  cet  égard  ne  faisaient  pas  défaut.  Mais  la  valeur  des 
dispenses  pontificales,  comme  de  tous  les  actes  de  la  cour  de  Rome, 
n'était  reconnue  en  France  par  l'épiscopat  et  la  magistrature  (deux 
corps  alors  également  gallicans)  qu'avec  beaucoup  de  doutes,  de 
contestations  et  de  réserves.  On  alarma  la  pieté  délicate  de  Marie 
Leczinska:  on  prononça  à  l'oreille  le  mot  d'inceste;  c'était  renou- 
veler, disait-on,  sous  une  fausse  apparence  de  légalité,  le,scandale 
donné  par  les  demoiselles  de  Mailly,  que  la  colère  divine  avait  si 
cruellement  châtiées.  Louis  XV,  troublé  lui-même  par  ce  souvenir, 
se  mit  à  craindre  que,  le  mariage  étant  réprouvé  par  des  docteurs 
graves  et  mal  vu  de  la  population  pieuse,  la  légitimité  de  la  pos- 
térité qui  en  sortirait  ne  fût  mise  en  doute.  Ferdinand,  au  con- 
traire, élevé  à  une  tout  autre  école  de  théologie,  ne  pouvait  com- 
prendre qu'un  mot  du  pape  ne  mît  pas  toutes  les  consciences  en 
repos.  Bref,  on  vit  naître  et  grossir  une  de  ces  difficultés  qui,  met- 
tant aux  prises  des  sentimens  d'une  nature  très  déUcate,  jettent 


524  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

souvent  du  froid,  même  entre  particuliers,  dans  les  familles  les  mieux 
unies. 

D'Argenson  résolut  d'abord  très  sensément  de  s'en  tenir  à  l'écart. 
—  «  L'affaire  du  second  mariage  de  M.  le  dauphin,  écrivait-il  à 
Vauiéal,  me  fait  tout  craindre  :  je  n'ai  jamais  eu  tant  de  poltron- 
nerie que  dans  celle-ci  :  j'ai  évité  d'en  dire  mon  avis...  Je  me  suis 
retiré  dès  le  premier  moment...  Quelque  dauphine  que  nous  ayons, 
j'y  aurai  un  peu  moins  contribué  que  la  mouche  du  coche,  même 
par  le  bourdonnement;  ce  n'est  point  affaire  de  conseil, pas  même 
de  travail,  mais  de  pure  volonté  du  roi  (1).  » 

Il  ne  resta  mallieureusement  pas  longtemps  dans  cette  sage  ré- 
serve.Dès  que  la  volonté  da  roi  se  fut  prononcée  (et  elle  fut  exprimée 
avec  une  netteté  et  une  énergie  inaccoutumées),  au  lieu  de  se  bor- 
ner à  s'y  soumettre,  il  entra  avec  passion  et  sans  déguisement  dans 
une  véritable  lutte  contre  ceux  qui  tentèrent  de  la  faire  révoquer; 
ils  étaient  nombreux,  ardens  et  ne  se  découragèrent  pas  facilement. 
Le  combat  qu'il  nous  décrit,  avec  sa  verve  accoutumée,  fut  très 
acharné.  —  «  La  brigue  et  l'adresse  infernales  des  cours,  dit-il, 
furent  des  plus  vifs  sur  cette  affaire...  Chaque  jour  elles  augmen- 
taient les  menaces  et  les  progrès  en  faveur  du  mariage  d'Espagne... 
Les  Noailles,  les  Maurepas  qui  composent  toute  la  cour  femelle, 
toutes  les  harpies,  les  fausses  dévotes,  les  commodes  (?),  les  catins, 
tout  était  en  mouvement.  Madame  Infante  écrivait  au  roi  les  lettres 
les  plus  longues  et  les  plus  tendres  sur  cette  matière...  L'évêque 
de  Rennes  avait  le  département  des  menaces,  il  nous  menaçait  des 
phis  affreux  malheurs  politiques  si  on  ne  prenait  pas  l'infante  Anto- 
nia...  Le  roi  me  donna  occasion  de  lui  parler  ouvertement  sur  cette 
affaire  :  il  me  montra  une  lettre  de  Madame  Infante  qu'il  me  donna 
en  entrant  à  la  tribune  de  la  chapelle  et  que  je  fus  obligé  de  lire 
dans  mon  chapeau  pendant  la  messe...  Je  l'assurai  que,  s'il  voulait 
déclarer  deuiain  qu'il  mariait  le  dauphin  à  toute  autre  qu'à  l'in- 
fante, il  ne  serait  rien  de  toutes  les  grandes  menaces,  que  per- 
sonne ne  soufflerait  plus  et  que  l'Espagne  n'en  serait  que  mieux 
avec  nous.  Ce  fut  le  point  sans  doute  que  j'eus  le  plus  de  peine  à 
lai  persuader,  car  tout  ce  qui  en-sdronnait  le  roi  ne  lui  parlait  que 
de  ma  prétendue  incapacité  (*2).  » 

Tant  d'ardeur  ne  pouvait  manquer  de  surprendre,  car  on  avait 
peine  à  s'expliquer  pourquoi  un  ministre,  —  ami  de  Voltaire, —  qui 
iiese  piquait  pas  d'un  excèsde  dévotion,  —  nullement  puritain  d'ail- 
leurs sur  l'article  des  mœurs,  se  passionnait  à  ce  point  pour  faire 


d)  D'Argenson  à  Vauréal,  \  et  20  août  1746. 

(2)  Journal  et  Mémoires  de  d'Argenson,  t.  v,  p.  56  et  suiv. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  525 

prévaloir  sur  un  intérêt  politique  sérieux  des  considérations  tirées 
de  diffieultés  théologiques.  Lui-même  en  était  un  peu  embarrassé; 
tantôt  il  faisait  semblant  de  partager,  au  nom  de  l'honnêteté  et  de  la 
morale,  les  scrupules  de  la  casuistique  ;  tantôt,  cessant  de  feindre, 
il  donnait  seulement  son  attitude  comme  un  moyen  d'entretenir, 
même  sur  un  sujet  sans  importance,  le  clergé  français  dans  l'habi- 
tude de  résister  à  la  domination  de  la  cour  de  Rome.  Ainsi,  un 
jour  il  tançait  vertement  Vauréal  pour  s'être  mis  en  avant  sans  ré- 
llexion.  —  «  Il  est  étonnant,  lui  disait-il,  qu'un  homme  de  votre 
robe  et  de  votre  état  n'ait  pas  dit  un  mot  des  inconvéniens  qu'il 
pourrait  y  avoir,  par  rapport  aux  règles  et  aux  mœurs,  à  épouser 
une  seconde  sœur  après  avoir  eu  des  enfans  de  la  première.  Il  y 
avait  au    moins  ratio   dubitandi.   »  —  Mais  peu  de  temps  après  : 

—  «  Vous  voilà,  ajoutait-il,  j'espère  bien,  éclairci  sur  la  question 
théologique.  Ceci,  à  la  vérité,  est  de  la  morale  pratique.  On  se 
déshabituera  quelque  jour  de  ces  préjugés,  de  ces  prohibitions  ridi- 
cules,., mais  il  faut  encore  quelques  siècles  pour  parvenir  à  tant 
de  perfection;  en  attendant,  la  raison  éclaire  ici  comme  elle  peui, 
et  on  y  fait  moins  de  cas  des  moines  qu'en  pays  d'inquisition,  »  — 
u  Depuis  Calvin,  disait-il  encore,  on  a  répandu  bien  des  doutes 
sur  le  pouvoir  absolu  des  chets,  c'est  un  malheur,  mais  ces  doutes 
ont  cependant  leur  utilité  en  bien  des  choses  (1).  » 

La  vérité  est  que  le  cas  de  conscience  le  préoccupait  assez  peu 
et  qu'une  idée  très  étrangère  à  la  morale  s'était  emparée  de  son 
esprit.  Il  s'était  rappelé,  ou  quelqu'un  l'avait  fait  souvenir,  que  le 
roi  de  Sardaigne  avait  trois  filles,  dont  l'une  venait  de  prendre 
dix-huit  ans  et  était  en  âge  d'être  mariée  :  ce  quelqu'un-là  était 
peut-être   Voltaire   lui-môme,  qui  dès  le  24  juillet  lui  écrivait  : 

—  «  Eh  bien  !  monseigneur,  il  faut  marier  notre  dauphin  à  Marie- 
Thérèse,  princesse  de  Savoie,  née  le  28  février  1728...  renouer 
ainsi  par  ces  beaux  nœuds  votre  traité  de  Turin  dont  je  suis  l'éter- 
nel admirateur,  rendre  la  France  heureuse  par  une  belle  paix  et 
votre  nom  immortel  en  dépit  des  sots.  »  —  Il  n'en  avait  pas  fallu 
davantage  pour  faire  renaître  la  faiblesse  que  d'Argenson  gardait 
au  fond  du  cœur  pour  son  projet  favori.  A  partir  de  ce  moment, 
écarter  l'infante  ne  fut  plus  pour  lui  qu'un  moyen  de  faire  arriver 
la  princesse  savoyarde  apportant  avec  elle,  en  dot,  l'alliance  de  son 
père  et  la  libération  toujours  rêvée  de  l'Italie.  Il  crut  (assez  à  tort, 
comme  on  va  le  voir)  que  le  roi,  partageant  ses  regrets  pour  le 

(1)  D'Argensoa  à  Vauréal,  12  août,  12  septembre  1746.  —  (Correspondance  d'Es- 
pagne. —  Ministère  des  affaires  étrangères.}  —  Journal  et  Mémoire  de  d'Aryenso.i, 
t.  V,  p.  55. 


526  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

traité  de  Turin,  serait  heureux  de  le  ressusciter  par  cette  voie  indi- 
recte, et  s'imagina  même  avoir  fait  aussi  entrer  dans  cette  pen- 
sée' M""®  de  Pbmpadour,  par  l'intermédiaire  des  frères  Paris,  qtii'  se 
ppêtôrent,  je  ne  sais  pourquoi,  à  entretenir  son  illusion.  De  là' 
tout  un  échafaudage  de  négociations  bâti  sans  aucun  fondement 
réel,  et  qui  n'exista  jamais  sérieusement,  je  crois,  que  dans  la  fête 
qui  l'avait  conçue,  car  tout  se  passa  en  conversation,  et  il  n'en 
reste  aucune  trace  écrite  (1).  —  a  Je  chargeai,  dit-il  dans  ses  mé- 
moires, Montmartel  de  négocier  à  Paris  avec  Montgardin  ;  la  prin- 
cesse dé  Carignan  me  voyait  souvent  à  ce  sujet.  Enfin,  l'affaire 
avança  beaucoup,  on  alla  jusqu'à  dire  qu'on  pouvait  passer  outre 
au'  mariage  pourvu  que  le  roi  de  Sardaigne  ne  lîi  rien  de  pire  que 
ce  qu'il  avait  fait  contre  nous  depuis  quelques  mois  ;  laissant  le 
reste  à  démêler  à  la  reine  de  Hongrie,  ce  mariage  devant  le  rendre 
suspecta  son  alliée.  Je  liai  enfin  une  nouvelle  négociation  directe- 
ment avec  Montg'ardin  ;  je  voulais  que  le  roi  de  Sardaigne  ofiHt  la 
paix  aux  déu-x  couronnes  à  des  conditions  fort  modérées  de  notre 
paîï*t,  mais  ce  devait  être  à  lui  à  oflî"ir,  afin  que,  ces  offres  passant 
sur-le-champ  à  Madrid,  nous  ne  parussions  pas  même  avoir  négocié 
à  i'insu  de  l'Espagne  (2).  » 

Précaution  prudente,  car  le  souvenir  des  négociations  clandes- 
tines de  l'année  précédente  hantait  toujours  les  imaginations  à 
Madrid.  Rien  de  plus  raisonnable  donc  que  de  vouloir  agir  loyale- 
ment et  à  ciel  ouvert  avec  l'Espagne;  mais  c'était  peut-être  passer 
la  mesure  que  de  laisser  ou  de  faire  écrire  à  Louis  XV  une  lettre 
dans  laquelle,  en  refusant  absolument  la  main  de  l'infante,  il 
essayait  d'obtenir  de  Ferdinand,  non-seulement  l'autorisation,  mais 
le  conseil  de  donner  la  préférence  à  la  fille  de  Victor-Emmanuel. 
L'idée  était  étrange  ;  et,  si  la  pièce  n'exista,it  pas  tout  entière  en 
minute  de  la  main  de  d'ArgenSon,  on  aurait  de  la  peine  à  y  croire. 

(t  Le  duc  d'Huescar  (3),  disait  Louis  XV  dans  cette  épître  vï'ai- 
ment  comique,  m'a  offert  l'infante  Antoiriette  poufréparer  la  gi*ande 
perte  que  mon  fils  et  moi  avons  faite.  Tout  autre  que  lui,  j'y  don- 
nerais les  mains  avec  une  joie  et  vtiie  satisfaction  extrêmes  :  mais 
la' religion,  ma  conscience  et  la  crainte  dé  l'avenir  né  me  le  per- 
mettent pas,  dont  je  suis-  au  désespoir,  et  U  est  impossible  de  me 
vaincre  là-dessus.  Je  sais  qu'en  Espagne  oti  est  accoutumé  à  voir 

(1)  La  seule  trace  que  j'en  ai  trouvé  est  une  allusion  dans  une  lettre  jlar'ticulière 
de  Montgardin  à  d'Argenson. 

(2)  Journal  et  Mémoires  de  d'Argenson,  t.  v,  p.  65  et  66. 

(3)  Le  duc  d'Huescar,  que  n'oti's  aVons  vu  plus  haut  eàvoyé  eïfradrdîha'ire,  vetiait 
de  recevoir  le  titre  et  les  fonctions  d'ainba^adeur  en  remplacement  du  marquis  dé 
Cainpo-Florido. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES,  527 

donner  de  pareilles  dispenses,  mais  ici  il  n'en  est  pas  de  même  :  le 
clergé  et  le  peuple  pensent  comme  moi,  ou,  pour  mieux  dire,  je 
ne  pense  qu'après  eux,  la  voix  du  peuple  est  la  voix  de  Dieu.  Mais 
ce  qui  me  console  inliniinent,  c'est  que  le  duc  d'Huescar  m'a 
assuré  que  Votre  Majesté  ne  m'en  saurait  nul  mauvais  gré  et  que 
rien,  s'il  plaît  à  Dieu,  ne  dérangera  l'union,  l'harmonie  et  la  ten- 
dresse qui  rèsgnent  entre  nous,  et  c'est  dans  cette  persuasion  que 
je  demande  conseil  à  Votre  Majesté  sur  le  choix  que  je  dois  faire 
pour  mon  fds.  11  y  a  en  Savoie  trois  princesses  :  cette  union  est 
familière  dans  notre  maison,  et  nous  en  sommes  des  preuves  vi- 
vantes et  incontestables.  Le  roi  de  Sardaigne,  dans  la  dernière 
lettre  qu'il  m'a  écrite  lors  de  cette  belle  affaire  d'Asti,  m'a  assuré 
que  l'amitié  était  rétablie. entre  nous,  et  je  ne  le  voudrais  prendre 
que  sur  ce  pied-là;  car  tout  autre  traité  avec  lui  je  veux  qu'il 
passe  par  Votre  Majesté,  et  jusque-là  je  seconderai  Votre  Majesté 
contre  lui  de  tout  ce  que  je  peux,  et  même  de  plus,  car  je  n'ai 
pas  moins  à  cœur  qu'elle  l'établissement  de  l'infant.  »  Suivaient 
quelques  reproches,  d'un  ton  très  adouci,  sur  l'attitude  de  M.  ,de 
La  Mina  en  Italie,  —  et  enfin  l'assurance  de  ne  décider  rien  «  sans 
la  réponse  de  Votre  Majesté  à  celle-ci,  ne  voulant  rien  faire  du  tout 
que  Votre  Majesté  ne  le  sache  et  ne  l'approuve  (1).  » 

La  démarche  était  plus  que  loyale,  à  vrai  dire,  même  un  peu 
naïve  et  bien  iaite  pour  attirer  U  réponse  justement  offensée  et 
légèrement  railleuse  de  Ferdinand.  —  a  Quand  le  duc  d'Huescar, 
dit  le  roi  d'Espagne,  me  donna, avis  de  ce  que  Votre  Majesté  avait 
répondu  à  la  proposition  de  mariage  de  l'infante  Marie-Antoinette 
avec  le  dauphin,.,  je  jugeai  que  les  empêchemens  qu'on  mettait  à 
cette  union  venaient  seulement  des  scrupules  non  bien  considé- 
rés... La  lettre  de  Votre  Majesté  m'a  désabusé,  et  j'y  vois  avec 
douleur  qu'on  y  dit,  ce  qu'il  n'est  aisé  de  persuader  à  personne, 
c'est  que  la  religion  défend  en  France  les  mariages  qui  sont  permis 
en  Espagne.  J'avoue  à  Votre  Majesté  que  je  ne  comprends  pas  com- 
ment on  peut  douter  des  facultés  du  souverain  pontife  pour  de 
pareilles  dispenses...  Ce  serait  plutôt  une  hérésie,  bien  loin  d'être 
un  acte  de  religion.  Je  dois  au  moins  le  supposer  ainsi  tant  que 
l'Éghse  n'a  rien  déclaré,  au  contraire  :  et  cela  supposé.  Votre  Ma- 
jesté ne  me  marquant  pas  d'autre  motif  pour  que  le  choix  ne  tombe 
point  sur  ma  sœur,  je  ne  puis  donner  un  conseil  qui  s'oppose  à  ce 

(I)  Louis  XV  à  Ferdinand  VI,  7  septembre  1746.  {Correspondance  d'Espagne^  mi- 
nistère des  affaires  étrangères.)  —  La  lettre  est  de  l'écriture  de  d'Argenson,  mais  il 
ne  la  cite  pas  dans  ses  mémoires,  bien  qu'il  y  insère  textuellement  le  reste  de  la  cor- 
respondance de  Louis  XV  et  de  Ferdinand.  M.  Rousset,  dans  sa  Correspondance  du  ma- 
réchal de  Noaill?s,  a  publié  la  même  lettre  sous  la  date  du  31  août. 


528  REVUE    DES    DEUX   MOMDES, 

que  je  pense.  Que  Votre  Majesté  m'en  dispense  et  qu'elle  me  rende 
la  justice  qu'en  ceci,  de  même  que  dans  mes  lettres  et  dans  toutes 
mes  opérations,  je  suis  et  je  serai  conséquent.  »  —  La  fm  de  la 
lettre  était  destinée  à  affirmer  (ce  qui  était  vrai  plus  en  apparence 
qu'en  réalité)  que,  toutes  les  opérations  militaires  en  Italie  ayant 
été  réglées  de  concert  entre  les  généraux  français  et  espagnols,  il 
n'y  avait  pas  lieu  de  douter  de  la  fidélité  de  l'Espagne  à  ses  enga- 
gemens  (1). 

Pendant  que  cette  correspondance  aigre-douce  était  engagée,  le 
château  de  cartes  élevé  par  d'Argenson  s'écroulait  de  lui-même 
sans  qu'il  fût  besoin  de  souffler  dessus.  Tandis  que  l'on  causait  à 
Paris,  les  troupes  piémontaises,  ne  recevant  aucun  ordre  de  mar- 
quer le  pas,  ne  se  faisaient  pas  faute  d'inquiéter  la  retraite  de  l'ar- 
mée française  vers  la  Provence.  Des  escarmouches  sanglantes  avaient 
lieu  journellement.  Puis  vint  la  nouvelle  de  la  soumission  de  Gènes, 
dont  les  Piémontais  prétendaient  bien  tirer  leur  part  de  profit  :  sin- 
guliers préludes  d'une  fête  nuptiale  !  Le  roi,  impatienté,  finit  par 
dire  qu'il  ne  pouvait  être  question  d'un  mariage  quand  la  fiancée 
serait  contrainte  de  demander  un  sauf-conduit  pour  venu-  à  la 
noce,  afin  qu'on  ne  tirât  pas  sur  elle,  et  d'Argenson  lui-même  fut 
obligé  de  dire  à  la  princesse  de  Garignan  dans  le  jardin  du  Luxem- 
bourg, où  se  passaient  leurs  conférences  :  «  Que  voulez-vous  que 
nous  fassions  quand  vous  recevez  nos  fleurettes  à  coups  de  fusil?  » 
—  Et  de  cette  chimère  il  ne  resta  d'autre  trace  que  l'opinion,  plus 
que  jamais  étabUe  à  Madrid,  que  c'était  à  lui,  à  ses  faiblesses  tou- 
jours renaissantes  pour  l'alliance  piémontaise,  que  les  intérêts  de 
la  couronne  et  la  dignité  d'une  infante  d'Espagne  étaient  une  fois 
de  plus  saciifiés. 

L'Espagne  et  la  Sardaigne  ainsi  congédiées,  et  les  familles 
royales  protestantes  naturellement  écartées,  il  ne  restait  plus 
qu'une  seule  princesse  qui,  par  sa  naissance  et  sa  religion,  pût 
être  convenablement  destinée  à  partager  le  trône  de  France.  G'était 
la  fille  de  l'électeur  de  Saxe,  roi  de  Pologne,  Auguste  III,  ce  débile 
souverain  qu'on  avait  vu,  depuis  le  commencement  de  la  guerre, 
jouet  de  tant  de  fortunes  et  ballotté  entre  tant  d'alliances  con- 
traires. Mais  ce  choix,  au  premier  aspect,  ne  paraissait  pas  pré- 
senter moins  d'objections  que  les  deux  autres.  D'abord  Auguste 
était  le  compétiteur  heureux  qui  avait  enlevé  la  couronne  de  Po- 
logne au  beau-père  de  Louis  XV,  et,  quelle  que  fût  l'abnégation  de 


(1)  Rousset.  {Correspondance  de  Louis  XV  et  du  maréchal  de  Noailles,  p.  2-45  et 
suiv.)  —  Louis  XV  à  Ferdinand  VI,  31  août.  —  Ferdinand  à  Louis  XV,  15  septembre 
1746. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUE?,  529 

la  sainte  et  digne  reine  de  France,  il  était  dur  de  lui  demander  de 
serrer  contre  son  cœur  maternel  la  fille  de  celui  qui  avait  vaincu 
et  proscrit  son  père.  La  princesse,  venant  d'Allemagne,  n'aurait- 
elle  pas  à  traverser  Nancy,  où  Stanislas  régnait  encore?  Puis  Au- 
guste lui-même,  lâche  et  timoré  comme  on  le  connaissait,  aimant 
à  se  ménager  dans  tous  les  sens,  et  sa  lemme,  archiduchesse  d'Au- 
triche, seraient-ils  pressés  de  contracter  des  nœuds  si  étroits  avec 
l'ennemi  de  Marie-Thérèse?  Le  comte  de  Criihl,  leur  oracle,  leur 
permettrait-il  d'y  souscrire?  Un  traité  récent  engageait  bien  (nous 
venons  de  le  voir),  moyennant  finances,  les  troupes  saxonnes  à  ne 
plus  servir  contre  la  France,  mais  la  neutralité  seule  était  promise, 
et  encore,  dans  des  conditions  de  réserve  et  de  secret  qui  faisaient 
douter  qu'elle  fût  scrupuleusement  observée.  Enfin,  qu'allait  penser 
Frédéric,  dans  le  silence  énigmatique  où  il  était  désormais  ren- 
lernié,  d'une  telle  avance  faite  à  un  voisin  qui  avait  toujours  en- 
couru son  déplaisir  et  que  le  mépris  seul  sauvait  de  sa  haine? 

Tout  paraissait  donc  de  ce  côté,  comme  de  l'autre,  annoncer 
une  négociation  épineuse.  A  la  grande  surprise,  pourtant,  comme 
à  la  satisfaction  de  d'Argenson,  dès  que,  tout  autre  parti  étant  re- 
connu impossible,  il  dut  conseiller  au  roi  de  tourner  ses  vues  vers 
Dresde,  toutes  les  diiïicultés  semblèrent  aplanies  d'avance.  Le  roi 
se  décida  tout  de  suite  à  des  démarches  directes,  qui  eussent  été 
compromettantes  si  leur  succès  n'eût  paru  déjà  assuré.  Nulle  ob- 
jection, non  plus,  de  la  part  ni  de  la  famille  royale,  ni  des  autres 
ministres.  Cette  facilité  ne  donna-t-elle  pas  à  d'Argenson  le  soupçon 
que  l'affaire,  pour  être  si  avancée,  devait  avoir  été  traitée  à  son 
insu  et  en  dehors  de  lui?  Je  l'ignore;  en  tout  cas,  il  n'en  laisse 
pas  percer  la  supposition  dans  ses  mémoires. 

C'était  pourtant  la  réahté  ;  pendant  qu'il  suivait  à  l^aris,  avec  les 
agens  plus  ou  moins  autorisés  de  Charles-Emmanuel,  des  conver- 
sations qui  ne  pouvaient  aboutir,  un  autre  négociateur,  doué  assu- 
rément de  vues  politiques  moins  élevées,  mais  peut-être  de  plus 
de  finesse  pratique,  et  en  tout  cas,  au  lieu  d'ingrates  transactions 
diplomatiques,  comptant  ses  années  par  des  victoires,  était  inter- 
venu sans  rien  dire;  et,  prenant  un  à  un  tous  les  obstacles  qui 
pouvaient  s'opposer  à  la  combinaison  de  son  choix,  les  avait  silen- 
cieusement écartés.  C'était  tout  simplement  Maurice  de  Saxe,  à  qui 
l'idée  était  venue,  pendant  un  intermède  obligé  de  ses  actions  mi- 
litaires, de  passer  son  temps  à  mettre  la  couronne  de  France  sur  la 
tête  de  sa  nièce. 

On  peut  se  rappeler  que  nous  avons  laissé  Maurice  sur  la  fron- 
tière orientale  de  la  Flandre,  venant  de  forcer  le  prince  Charles 
à  repasser  la  Meuse  et  commençant  les  travaux  du  siège  de 
TOME  xcvm.  —  1890.  Bk 


530  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Namur.  La  tranchée  ouverte,  il  n'avait  pas  cru  devoir  suivre 
par  lui-même  une  opération  dont  le  succès  était  certain,  puis- 
qu'il n'était  plus  disputé  par  personne.  La  direction  du  siège  était 
laissée  au  comte  de  Glermont,  qui  s'en  acquittait  convenablement, 
n'ayant  plus  d'autre  pensée  que  de  témoigner  (comme  il  l'écri- 
vait lui-même  à  Paris^Duvernay)  «  qu'il  ne  ressemblait  en  rien 
au  prince  de  Conti,  qu'il  n'avait  du  prince  du  Sâng  que  le  rang  et 
la  naissance,  et  non  la  hauteur  où  souvent  cet  état  engage.  )).En 
attendant,  le  maréchal  lui-même  restait  en  face  de  la  Meuse,  aux 
environs  de  Tongres,  empêchant  par  sa  seule  présence  l'armée 
ennemie  de  tenter  une  seconde  fois  le  passage  du  fleuve  et  l'obli- 
geant, pour  se  rapprocher  de  la  Hollande,  de  faire  un  long  détour 
en  suivant  la  rive  droite.  Cette  surveillance,  qui  exigeait  une  vigi- 
lance de  tous  les  instans,  n'était  pourtant  pas  un  emploi  suffisant 
pour  son  tempérament  dévoré  d'activité.  Aussi,  pour  tromper  l'en- 
nui, n'avait-il  pas  manqué  de  mander  à  son  camp  Favart  et  sa 
troupe,  dont  il  prenait  soin  d'organiser  lui-même  chaque  jour  les 
représentations  du  soir,  faisant,  par  occasion,  à  la  belle  Chantilly 
une  courront  les  plaisans  s'amusaient  et  dont  son  mari  commen- 
çait à  s'alarmer.  C'est  pendant  ces  jours  de  repos,  qui  auraient  été 
le  travail  d'un  autre,  qu'une  lettre  du  ministre  de  Saxe  à  Ver- 
sailles, le  comte  de  Loos,  vint  l'informer  que,  le  second  mariage  du 
dauphin  faisant  le  sujet  de  toutes  les  conversations  de  la  cour,  le 
nom  de  la  princesse  saxonne  avait  été  prononcé,  et  qu'un  mot  d'une 
bouche  qui  commandait  le  feu, à  plus  de  cent  mille  hommes  aui:ait 
chance  d'être  écouté,  même  dans  une  affaire  de  famille  (1). 

L'avertissement  n'eut  pas  besoin  d'être  donné  deux  fois  pour 
que  Maurice  se  décidât  à  se  mettre  en  campagne.  Une  alliance  qui 
le  ferait  entrer  lui-même  presque  dans  l'hitérieur  de  la  famille 
royale  était,  pour  sa  position  personnelle  (quelque  grande  qu'elle 
fût  déjà,  et  le  devînt  plus  encore  chaque  jour),  un  accroissement 
inespéré,  liais,  outre  ces  visées  d'ambition,  qui  ne  le  laissaient  nul- 
lement indifférent,  on  a  vu  le  prix  qu'il  attachait  à  maintenir  la 
Saxe  dans  les  liens  d'une  union  avec  la  France,  d'où  dépendaient 
la  neutrahté  de  l'Allemagne  et  les  libertés  de  ses  propres  opéra- 
tions militaires.  Mesurant,  comme  il  l'eût  fait  sur  le  champ  de  M- 
taille,  les  difficultés  qu'il  avait  à  vaincre,  c'est  à  Dresde  qu'il  sentit 
d'abord  la  nécessité  d'agir.  Auguste  ne  pouvait  manquer  d'être 
flatté  de  la  perspective  de  grandeur  proposée  à  sa  fille  et  il  l'avait 
assez  clairement  laissé  voir  au  comte  de  Loos.  Mais,  si  une  demande 

(1)  Maurice  comte  de  Saxe  et  Marie-Josèphe,  dauphine  de  France  :  lettres  et  docu- 
mens  éiédits  des  archives  de  Dresde  publiés  par  le  comte  de  Vitztlium.  Leipzig,  1807. 
—  C'est  ce  recueil  qui  faitcounaître  la  part  prise  par  Maurice  au  mariage  du  dauphin, 
dont  d'Argenson  ne  fait  pas  mention. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  531 

faite  pour  l'obtenir  n'était  pas  agréée  à  Versailles,  elle  serait  tou- 
jours connue  et  mal  prise  à  Vienne  et  le  compromettrait  avec 
Marie-Thérèse.  L'essentiel  était  donc  de  lui  faire  croire  au  succès-, 
et  c'est  à  quoi  Maurice  travailla-  en  faisant  parade  (plus  peut-être 
qu'il  n'en  était  sûr)  de  son  crédit  à  la  cour.  —  «  Je  suis  à  même, 
écrit-il  à  son  frère,  de  savoir  l'intrinsèque  de  la  cour  de  France,  et 
je  ne  laisse  pas  que  d'y  avoir  quelques  liaisons...  Je  prends  la  li- 
berté d'envoyer  une  lettre  que  m'a  adressée  ces  jours  derniers 
j^jme  (jg  Pompadour,  et  qui  pourra  faire  juger  à  Votre  Majesté  que 
je  ne  suis  pas  mal  dans  les  petits  cabinets  (1).  » 

lia  preuve  était  bonne,  en  effet,  car  la  lettre  était,  en  réalité, bien 
qW'à  mots  couverts,  un  remercîment  pour  un  service  d'une  na- 
ture très  délicate  que  le  maréchal  venait  de  rendre  à  la  marquise, 
et  qui  devait  lui  aller  au  cœur.  Après  les  premiers  jours  de  deuil 
passés,  le  roi  voulait  absolument  retourner  à  l'armée,  et  c'est  ce 
que,  à  tout  prix,  la  marquise  voulait  empêcher;  elle  ne  vivait  plus 
dès  qu'elle  savait  le  roi  dans  un  heu  où  elle  ne  pouvait  pas  le 
suivre  et  dans  une  compagnie  où  il  n'entendait  plus  parler  d'elle. 
Interrogé  directement,  le  maréchal,  qui  ne  tenait  pas  plus  que  de 
raison  à  une  auguste  présence  (au  fond,  toujours  embarrassante), 
avait  eu  la  complaisance  d'affirmer  que,  la  campagne  devant  se  ter- 
miner sans  aucune  action  d'éclat,  le  déplacement  du  roi  ne  serait 
pas  motivé,  et,  en  définitive,  Louis  XV  ne  bou'geait  pas.  —  «  Que 
vous  seriez  ingrat,  mon  cher,  si  vous  ne  m'aimiez  pas,  écrivait  la 
favorite  reconnaissaute,  car  vous  savez  que  jfevéus  aime  beaucoup. 
Je*  crois  ce  que  vous  me  dites  comme  l'Évangile,  et,  dans  cette 
croyance,  j'espère  qu'il  n'y  aura  pas  de  bataille  et  que  notre  ado- 
rable maître  ne  perdra  pas  l'occasion  d'augmenter  sa  gloire.  —  Il 
me  semble  qu'il  fait  assez  ce  cpi^  vous  voulez...  Je  mets  toute  ma 
confiance  en  vous,  mon  cher  maréchal  ;  en  faisant  la  guerre  comme 
vous  la  faites,  je  me  flatte  d'une  longue  et  bonne  paix  (2).  » 

Aussi,  dès  qu'Auguste,  tranquillisé  et  séduit  à  la  fois,  eut  en- 
voyé l'autorisation  d'agir  par  les  grands  et  les  petits  cabinets,  ce 
fut  à  cette  porte,  qui  donnait  l'entrée  du  cœur  du  roi,  que  Mau^ 
rice  alla  frapper  tout  droit.  Nous  n'avons  malheureusement  pas  la 
lettre  où  il  plaida  la  cause  de  sa  nièce.  Mais,  par  la  réponse,  on 
peut  voir  qu'elle  fut  gagnée.  La  marquise  avait,  à  la  vérité,  pour 
obhger  le  maréchal,  une  autre  raison  encore  que  la  reconnaissance. 
Attentive  à  se  ménager  d-es  ahiés  dans  tous  les  camps,  elle  venait/ 
de  faire  une  concession  très  grave  aux  instances  de  la  princesse 

(I)  Maurice  à  Auguste  III,  8  septembre  1746.  Vitzthum,  p.  25. 
('2)  M""=  de  Pompadour  à  Maurice.  Vitzthum,  p.  37. 


532  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

douairière  de  Gonti,  et  elle  voulait  empêcher  que  le  maréchal  prît 
la  chose  en  trop  mauvaise  part.  Gonti,  à  sa  demande,  avait  obtenu 
du  roi  une  patente  de  généralissime  qui  lui  donnait  l'assurance 
que,  si  on  recourait  encore  à  ses  services,  le  commandement  supé- 
rieur ne  pourrait  plus  lui  être  disputé  par  personne.  C'était,  en 
principe  au  moins,  lui  donner  raison  sur  le  point  même  du  débat 
élevé  entre  Maurice  et  lui,  qui  lui  avait  fait  quitter  l'armée  de 
Flandre.  Gomment  le  vainqueur  de  Fontenoy  s'accommoderait -il  de 
cette  prééminence  attribuée  à  un  rival  si  peu  digne  de  lui  être 
comparé?  Il  fallait  à  tout  prix  lui  fermer  la  bouche,  d'abord  en 
l'assurant  que  cette  dignité  purement  nominale  ne  pouvait  l'in- 
quiôier,  puisqu'on  n'avait  aucun  dessein  de  renvoyer  le  nouveau 
généralissime  à  l'armée;  puis  (ce  qui  serait  plus  efficace  encore), 
en  allant  au-devant  du  vœu  exprimé  en  faveur  de  la  princesse  qui 
lui  était  chère.  C'est  tout  cela  qui  est  renfermé  dans  ce  petit  billet 
de  quelques  lignes,  véritable  chef-d'œuvre  de  diplomatie  féminine, 
qui  montre  que,  dans  la  pratique  de  l'art  des  cours,  la  fille  du 
commis  Poisson  n'avait  plus  son  éducation  à  faire. 

—  «  Vous  serez  sans  doute  étonné,  mon  cher  maréchal,  d'avoir 
été  aussi  longtemps  sans  avoir  de  mes  nouvelles  ;  mais  vous  ne 
serez  pas  fâché  quand  vous  saurez  que  j'ai  toujours  attendu  une 
réponse  que  le  roi  voulait  faire  à  la  lettre  que  vous  m'écriviez. 
J'es.père  que  ce  que  vous  desirez  réussira.  Le  roi  vous  en  dira  plus 
long  que  moi.  Vous  savez  qu'il  a  donné  au  prince  de  Gonti  une  pa- 
tente. Soit  dit  entre  nous,  cette  patente  l'a  satisfait  et  a  rétabli  sa 
réputation,  qu'il  croyait  perdue.  Voilà  ce  qu'il  pense,  et  moi,  je 
crois  que  c'est  une  chose  embarrassante  pour  le  roi  et  qui  empê- 
chera qu'on  ne  se  serve  de  lui  autant  qu'il  le  croit.  En  tout  cas, 
cela  ne  ferait  rien  pour  vous,  et  l'on  vous  mettra  toujours  à  l'abri 
de  la  patente.  Ne  dites  mot  de  cela  à  âme  qui  vive.  Adieu,  mon 
cher  maréchal  ;  je  vous  aime  autant  que  je  vous  admire.  C'est  beau- 
coup dire.  » 

Si  bien  dorée  que  fût  la  pilule,  Maurice  eut,  comme  on  le  verra, 
quelque  peine  à  la  digérer;  mais  il  sentit  que,  pour  le  moment,  se 
plaindre  n'avancerait  pas  sa  grande  affaire  et  il  contint,  pour 
quelque  temps  du  moins,  l'expression  de  son  mécontentement  (i). 

]^me  ^Q  Ponipadour  acquise,  c'était  beaucoup  :  ce  n'était  pas  tout. 
Restaient  toujours  les  partisans  de  l'alliance  espagnole,  qui,  rebutés, 
mais  non  absolument  découragés  par  un  premier  refus,  pouvaient 


(1)  Auguste  1I[  à  Maurice  de  Saxe,  28  septembre  1746.—  {Correspondance  de  Saxe. 
—  Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  M""^  de  Pompadour  à  Maurice  de  Saxe,  3  oc- 
tobre 1746.  Vitzthuin,  p.  53. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  533 

se  proposer  de  tout  entraver  et  de  traîner  tout  en  longueur,  afin  de 
lasser  la  résistance  du  roi  et  de  revenir  à  la  charge  à  un  moment 
propice.  A  la  tête  de  ce  groupe  actif  et  insistant  était  toujours  le 
maréchal  de  Noailles,  en  relations  constantes  avec  les  personnages 
influens  de  Madrid  et  inséparable,  à  Versailles,  de  l'ambassadeur. 
Rien  n'était  fait  tant  qu'il  n'avait  pas  déposé  les  armes. 

On  sait  quelle  était  l'intimité  de  Noailles  et  de  Maurice,  dont  ils 
avaient  donné  l'un  et  l'autre  une  preuve  touchante  sui-  le  champ 
de  bataille  de  Fontenoy  :  c'était  une  amiiié  toute  fraternelle  de  la 
part  du  plus  âgé,  une  déférence  presque  filiale  de  la  part  du  plus 
jeune  des  deux  maréchaux.  Maurice  se  piquait  de  ne  pas  oublier 
qu'il  avait  dû  à  l'intervention  de  INoailles  son  élévation  à  la  pre- 
mière dignité  de  l'armée  française  :  il  prétendait  même  tout  devoir, 
jusqu'à  ses  connaissances  militaires,  aux  exemples  et  aux  leçons 
du  dernier  survivant  des  grandes  guerres  de  Louis  XIV.  Noailles 
avait  le  bon  goût  de  ne  pas  ajouter  tout  à  fait  foi  à  ces  témoignages 
d'humilité;  mais  au  déclin  de  la  vie  on  aime  à  se  laisser  caresser, 
et  il  acceptait  sans  peine  une  correspondance  régulière  établie  sur 
ce  pied  de  lamiliarité  confiante.  On  ne  trouve  jamais  cette  corres- 
pondance plus  active  (car  elle  devient  même  presque  quotidienne) 
que  pendant  ces  jours,  où  Maurice  suit  évidemment  une  pensée  qu'il 
ne  se  presse  pas  de  découvrir.  II  consulte  son  prétendu  maître  sur 
les  choses  les  plus  insignifiantes,  cède  au  moindre  de  ses  avis,  et 
ce  n'est  qu'après  l'avoir  pour  ainsi  dire  enjôlé  qu'il  irappe  le  der- 
nier coup  en  faisant  appel  à  ses  sentimens. 

Voici  d'abord  une  consultation  toute  militaire.  Maurice,  en  fai- 
sant le  siège  de  Namur,  avait  annoncé  la  décision  d'arrêter  les  opé- 
rations actives  dès  que  le  corps  de  la  ville  serait  rendu,  laissant  la 
citadelle  et  sa  garnison  simplement  bloquées  jusqu'à  l'entrée  de 
l'hiver  et  comptant  sur  le  défaut  de  subsistances  pour  amener, 
sans  nouvelle  effusion  de  sang,  une  soumission  complète,  Noailles 
craint  que  ce  succès  ne  paraisse  insuffisant,  comme  couronnement 
d'une  longue  campagne  dont  on  accusait  déjà  la  stérilité  et  l'inac- 
tion ;  il  s'en  inquiète  pour  l'eflet  politique  aussi  bien  que  pour  la 
réputation  de  son  ami.  —  «  La  prise  seule  de  la  ville  de  Namur, 
lui  écrit-il,  après  d'assez  longs  développemens,  ne  produira  pas  en 
Hollande  le  même  effet  que  la  réduction  de  la  ville  et  du  château. 
Cette  entreprise  une  fois  terminée,  il  n'y  a  plus  de  barrière  entre 
nous  et  les  Hollandais,  et  l'on  peut  ouvrir  la  campagne  dans  leur 
propre  pays.  C'est  une  considération  très  importante  et  qui  doit 
porter  le  parti  pacifique  en  Hollande,  s'il  n'est  pas  assez  fort  pour 
déterminer  la  république  à  faire  la  paix  indépendamment  de  ses 
alliés,  à  l'obliger  du  moins  de  redoubler  ses  efforts  pour  engager 


534  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

les  Anglais  à  y  entrer  de  bonne  foi...  Je  ne  finirais  pas,  mon  très 
cher  maréchal,  si  je  vous  disais  toutes  les  raisons  que  j'ai  pour 
appuyer  ce  sentiment. . .  Je  terminerai  par  les  deux  articles  qui  me 
touchent  le  plus  :  d'abord',  le  roi  le  désire;.,  le  second  est  que  je 
crois  de  votre  intérêt  et  de  votre  gloire  personnelle  de  mettre  tout 
en  usage  pour  y  parvenir.  Vous  connaissez  le  peuple  ;  il  est  ingrat 
et  compte  pour  peu  tout  ce  qu'on  a  fait,  s'il  reste  encore  quelque 
chose  à  faire...  Enfin,  je  veux  et  entends  que  vous  soyez  reçu  aux 
acclamations  publiques  et  qu'en  vous  voyant  le  parterre  vous  re- 
garde toujours  avec  les  mêmes  yeux,  pourvu  qu'il  ne  vous  en 
coûte  pas  tous  les  ans  d'aussi  beaux  pendans  d'oreilles  que  ceux  de 
l'année  dernière.  Pardonnez-moi,  mon  très  cher  maréchal,  toutes 
mes  réflexions  et  représentations  ;  l'attachement  tendre  et  sincère 
que  j'ai  pour  vous  me  les  a  dictées.  » 

Maurice  répond,  courrier  par  courrier  :  —  <(  Je  vous  prendrai  le 
château  de  Namur,  mon  maître,  ne  vous  fâchez  pas  :  aux  façons 
que  le  roi  a  avec  moi,  je  prendrais  le  diable  par  les  cornes!  Si  j'ai 
fait  quelques  réflexions  modérées,  ce  n'a  été  que  parce  que  je 
crois  que  ce  château  se  prendrait  tout  seul,  ayant  très  pauvre  opi- 
nion de  leurs  subsistances.  Maïs  il  n'est  plus  question  de  tout  cela  : 
le  roi  le  désire,  et  tout  doit  céder  à  la  puissance  d'mi  si  grand  et 
si  bon  monarque.  Je  vous  envoie  copie  de  la  lettre  que  j'écris  à 
M.  le  comte  d'Argenson...  Le  bien- de  la  chose  m'est  toujours  pré- 
férable aux  applaudissemens,  quoique  je  ne  le&  dédaigne  pas;  et 
quant  aux  boucles  d'oreilles,  j'aime  encore  à  en  donner,  sans  tou- 
tefois en  prétendre  de  rétribution  :  il  faut  vous  dire  cela  pour  vous 
tranquilliser,  et  je  suis  fâché  que  ce  soit  la  vérité  (1).  » 

Voici  maintenant,  deux  jours  seulement  après,  un  conseil  d'un 
tout  autre  genre,  cette  fois  demandé  par  Maurice  avant  d'être 
donné  par  son  ami.  Une  place  étant  devenue  vacante  à  l'Acadfemie 
française,  on  insistait  pour  la  lui  faire  accepter.  L'offre  était  singu- 
lière, moins  cependaut  qu'elle  ne  le  paraîtrait  de  nos  jours.  L'Acadé- 
mie française,  on  le  sait,  n'était  pas  alors  (dans  l'opinion  généralement 
admise  pas  plus  que  dans  la  pensée  première  de  son  fondateur) 
une  réunion  destinée  exclusivement  aux  gens  de  lettres.  Déjà  mis 
suffisamment  en  rapports  par  la  communauté  de  leurs  travaux,  les 
lettrés  n'auraient  pas  eu  besoin  pour  se  rapprocher  de  cette  attache 
officielle.  Le  but  de  l'institution,  au  contraire,  était  d'ouvrir  au 
mérite  littéraire  l'entrée  d'une  haute  société  dont  les  différences  de 
rang  et  de  naissarïce,  alors  aiJmi'ses,  pouvaient  le  tenir  éloigné; 

(t)  Noailles  à  Maurice;  l'a   septembre!,  îVfeurrce'  à  Noaillos,  1"J    septembre  17Ï6.  — 
(Miiiistère  de  la- guerre  et  papiers  die  Mbuclly.)' 


ÉTUDES   DIPLOMATIQUES.  535 

c'était  aussi,  par  un  échange  de  relations,  également  utile  de  part 
et  d'autre,  d'apprendre  aux  hommes  du  monde  à  cultiver  leur 
esprit  et  aux  hommes  d'étude  à  se  dégager  des  routines  de  la  pé- 
danterie. C'était  donc  non  seulement  une  coutume,  mais  une  règle 
d'aller  chercher,  pour  les  appeler  à  l'Académie  en  même  temps 
que  les  autours  en  renom,  les  honnêtes  gem  (comme  on  disait 
alors)  qui  avaient  fait  preuve  de  goût,  sans  leur  demander  d'appuyer 
leurs  titres  par  aucune  œuvre  signée  de  leur  nom.  L'Académie  était 
un  terrain  commun  où  on  était  accoutumé  à  voir  se  rencontrer  des 
réputations  de  genres  les  plus  diiïérens.  Dans  le  cas  présent  cepen- 
dant, la  politesse  ainsi  faite  par  la  gloire  littéraire  à  la  renommée 
militaire  était  un  peu  forte:  Maurice  étranger  de  naissance,  bien 
que  sachant  manier  notre  langue  avec  une  aisance  heureuse  et  sou- 
vent piquante,  ne  la  prononçait  pas  sans  accent  et  abusait  en  l'écri- 
vant (comme  j'en  ai  déjà  donné  plus  d'une  preuve)  des  libertés 
que  les  gens  les  mieux  élevés  prenaient  alors  avec  l'orthographe. 
Il  suffit  de  transcrire  textuellement  la  lettre  suivante  pour  convenir 
qu'il  n'avait  pas  absolument  tort  de  se  trouver  déplacé  dans  une 
réunion  où  on  aurait  du  discuter  les  articles  du  dictionnaire. 

(t  On  ma  proposez  mon  maitre  d'aitre  de  lacademye  française. 
Jay  repondus  que  je  ne  savez  seulement  lortograiïe  et  que  se  la 
malet  comme  une  bage  à  un  chat.  On  ma  répondu  que  le  maréchal 
de  Vilar  ne  savet  pas  écrire  ni  lire  ce  qu'il  ecrivet  et  qu'il  en 
etet  bien.  Sait  une  persequution  :  vous  n'en  êtes  pas,  mon  maitre, 
sela  rend  la  défonce  que  je  fais  plus  belle  ;  personne  n'a  plus  d'es- 
prit que  vous,  ne  parle  et  necrit  mieux:  pourcoy  n'en  êtes  vous 
pas.  Sela  mambarasse  :  je  ne  voudrès  pas  choquer  personne  bien 
moins  un  corps  où  il  y  a  des  jans  de  mérite  :  d'un  autre  cote  je 
crains  le  ridiqule  et  selui  ci  me  paret  un  bien  conditioné  :  aiei  la 
bonté  de  me  répondre  un  petit  mot.  » 

Noailles  réplique  sur-le-champ  avec  toute  la  liberté  que  l'amitié 
permet,  mais  en  exprimant  une  sévérité  de  jugement  sur  le  compte 
de  l'Académie  dont  le  rédacteur  de  ses  mémoires  croit  devoir 
l'excuser,  et  qui,  heureusement  pour  la  compagnie,  comme  on  le 
sait,  n'a  pas  été  héréditaire  dans  sa  famille  :  «  Je  n'ai  reçu  qu'hier 
à  Saint-Germain,  où  j'étais  à  prendi'e  le  bon  air,  mon  cher  maré- 
chal, la  lettre  dans  laquelle  vous  me  consultez  sur  la  proposition 
qui  vous  est  faite  d'être  de  l'Académie  française.  Je  pense  comme 
vous,  mon  très  cher  comte,  rien  ne  vous  convient  moins, et  quand 
on  vous  cite  le  maréchal  de  Villars,  c'est  un  ridicule  qu'il  s'est 
donné  avec  plusieurs  autres  qu'il  avait,  malgré  de  grandes  et 
bonnes  quahtés.  J'ai  toujours  regardé  cette  affiche  comme  ne  con- 
venant pas  à  un  homme  de  guerre,  pas  même  à  un  homme  se- 


536  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

rieux.  Si  c'était  l'Académie  des  sciences,  encore  patience,  il  y  a 
des  objets  qui  peuvent  convenir  à  toutes  les  professions  :  mais 
pour  s'associer  à  des  gens  qui  ne  sayent  que  jouer   des  mots  m 

et  changer  l'ancienne   orthographe,  je  vous  avoue  que  je  serais  ^ 

fâché  d'y  voir  mon  cher  comte  Maurice.  11  m'ordonne  de  lui  dire 
mon  sentiment  et  je  le  fais  avec  franchise  et  la  sincérité  que  j'au- 
rai toujours  pour  ce  qui  l'intéresse.  C'est  après  la  demain  votre  fête, 
ajoutait-il,  elle  nous  est  commune  Maurice  et^it  aussi  son  nom  de 
baptême)  ;  nous  ne  pourrons  pas  boire  ensemble,  j'en  suis  incon- 
solable :  j'irais  volontiers  vous  trouver  à  Tongres  pour  dîner  avec 
vous  et  voir  un  peu  la  contenance  de  ces  messieurs  (1).  » 

Pendant  que  ces  correspondances  sur  des  sujets  si  divers  vont 
et  \'iennent  de  Tongres  à  Versailles,  Namur  s'est  rendu  et  le  châ- 
teau, serré  de  près,  ne  va  pas  tarder  à  capituler.  Maurice  alors  en 
vient  ouvertement  à  son  fait,  comme  s'il  se  sentait  le  droit  de  de- 
mander sa  récompense  pour  avoir  si  bien  et  si  heureusement  obéi. 
(c  Eh  bieni  mon  maître,  étes-vous  content  de  votre  garçon?  Je  vous 
jure  que  ce  sera  la  chose  du  monde  qui  me  flattera  le  plus.  On 
m'écrit  que  vous  ne  voulez  pas  que  notre  peiite  princesse  épouse 
M.  le  dauphin.  Si  je  pouvais  avoir  mérité  par  mon  attachement 
quelque  chose  auprès  de  vous,  je  me  jetterais  à  vos  genoux,  mon 
bon  maître,  pour  vous  prier  de  ne  nous  être  pas  contraire.  Elle  est 
jolie  et  vous  caressera  avec  des  petites  façons  charman-es  :  je  l'ai 
\Tie  telle  comme  enfant,  et  on  me  dit  que  cela  était  devenu  dange- 
reux depuis.  Vous  aurez  un  dauphin  avant  la  révolution  d'une 
année,  je  vous  le  promets  et  vous  savez  que  quelquefois  je  suis 
inspiré.  Je  ne  vous  écrirais  pas  avec  cette  chaleur,  si  je  n'étais 
pas  persuadé  que  vous  et  toute  la  France  vous  serez  très  contens, 
surtout  M.  le  Dauphin,  qui  trouvera  cela  tout  à  fait  agréable  ;  car 
elle  est  charmante  ei  enjouée.  Faites  donc,  mon  maître,  qu'on  aille 
en  avant  dans  cette  aflaire,  du  moins  ne  nous  gênez  pas  et  soyez 
persuadé  que  votre  disciple  vous  en  aura  une  reconnaissance  éter- 
nelle (2).  » 

(l)  Maurice  à  Noailles,  13  septembre,  Noaiilcs  à  Maurice,  18  et  "20  septembre  1746. 
—  L'original  de  ces  lettres,  d^jà  publiées  en  partie  dans  les  mémoires  de  Noailles. 
t.  rr,  p.  10  et  11,  esc  auj  mains  de  M.  le  duc  de  Mùucliy.  Le  maréchal  de  Xoaillea  ^dit 
l'abbé  ilillot  qui  tint  la  plume  pour  rédiger  les  mémoires)  paraît  oublier  ici  ce  que 
notre  littérature  doit  à  l'Académie. 

(,2)  Maurice  à  Noailles,  septembre  1746.  Cette  charmante  lettre  fait  partie  de  la 
collection  de  Mouchy,  elle  y  est  inscrite  sous  la  daie  du  18  octobre:  ce  qui  la  ferait 
postérieure  de  huit  jours  à  la  bataille  de  Raucoux.  Cette  date  m'a  paru  impossible  i 
maintenir.  Le  18  octobre,  le  mariase  saion  était  déjà  décidé  à  Versailles,  et  Maurice, 
bien  informé  par  les  petus  cabinets,  ne  pouvait  l'ignorer.  De  plus,  dés  le  27  octobre, 
écriyant  à  son  frère,  il  se  Tante  d'avoir  eu  en  son  particulier  une  conversion  à  faire 


ETCDE5   DIPLOMATIQUE?.  537 

CoDTenon?  qu'il  était  difficile  de  se  refuser  à  une  si  aimable  in- 
>istance  faite  par  un  disciple  qui  acceptait  les  conseils  de  si  bonne 
grâce  et  en  tirait  si  bon  parti.  Peut-être  Noailles  se  sentait-il  déjà 
mal  engagé  dans  une  roie  où  il  allait  à  l'encontre  de  la  volonté 
royale.  Toujours  est-il  qu'il  saisit  la  première  occasion  pour  faire 
savoir  au  roi  qu'il  n'avait  jamais  eu  lintention  de  s'ingérer  dans 
une  aflaire  aussi  délicate  qu'un  mariage  et  qu'il  ne  faisait  qu'un 
vœu,  0  c'est  que  M.  le  Dauphin  trouvât  une  princesse  aimable  qui 
put  fixer  son  estime  et  sa  confiance,  saine  de  corps  et  d'esprit,  et 
pouvant  donner  une  suite  d'enfans  mâles,  robustes,  et  bien  condi- 
tionnés. »  Et  rencontrant  quelques  jours  après  le  comte  de  Loos,  il 
vint  à  lui  en  souriant  :  u  C'est  donc  vous,  lui  dit-il,  qui  me  faites 
gronder  par  le  maréchal  de  Saxe,  je  ne  suis  pourtant  pas  votre  en- 
nemi, a 

Le  nouvel  ambassadeur  à  Dresde,  le  marquis  des  Issarts,  écrivait 
de  son  côté  qu'il  avait  vu  la  princesse  à  l'église  et  qu'il  était  ravi 
de  ragrément  de  son  visage,  du  charme  de  son  expression  et  de 
la  pieuse  douceur  de  son  atiitude.  Qui  restait-il  donc  dans  le  parti 
de  la  résistance?  Peut-être  la  pauvre  reine,  qui  gardait  encore  son 
petit  coin  de  sti/nisîalsme?  Mais  M""*  de  Pompadour  avait  entre- 
pris de  la  convaincre,  et,  chose  étrange,  elle  paraissait  y  réussir: 
on  remarquait  déjà  que  la  reine  pleurait,  et  les  larmes  étaient  chez 
elle  le  signe  de  îa  résignation   l ,. 

Si  quelque  hésitation,  du  reste,  durait  encore,  un  incident  inat- 
tendu et  glorieux,  que  Maurice  n'aurait  pas  sans  doute  provoqué, 
mais  qu'il  accepta  peut-être  plus  volontiers  ce  jour-là  qu'un  autre, 
allait  y  mettre  un  terme.  Les  désastres  d'Italie,  qu'on  pouvait  pré- 
voir, avaient  fait  évanouir  le  rêve  de  lalUance  savoyarde.  La  vic- 
toire de  Raucoux,  sur  laquelle  on  ne  comptait  pas,  allait  emporter 
d'assaut  le  mariage  saxon . 

Après  la  prise  de  \amur,  la  saison  d'automne  étant  arrivée 
ptiisque  le  château  ne  se  rendit  que  le  1^^  octobre),  il  semblait  que 
la  campagne  fût  finie  pour  cette  année.  Le  terrain  des  Pays-Bas 
était  complètement  déblayé  ;  il  ne  restait  plus  rien  de  la  fameuse 
barrière.  Le  seul  siège  qu'on  eût  encore  à  faire  était  celui  de  Maes- 
tricht,  mais  cette  forte  cité  étant  en  territoire  hollandais,  c'eût  été 


l'ji  est  le  SoaiJks  ti  d'y  avoir  employées  argnmens  qui  ne  figurent  pas  dans  la 
.^tzn  q-dc  je  Tiens  de  cii-er.  D  v  en  a  donc  eu  anmoins  encore  une  autre  après  celle-ci. 
Or  entre  le  18  ei  le  27  ce  obre,  de  Toagres  à  Versailles,  il  j  avait  à  peine  le  temps 
d'avoir  uiîe  réponse.  (Viuthain.) 

{ly  Roussel,  t.  u,  p.  243.  —  Le  comte  de  Loos  écrit  le  9  octobre  :  «  On  a  remarqué 
DBe  agitation  ei  un  air  de  tristesse  chez  la  reine,  qui  fiait  préRiuner  que  le  roi  lai  a 
parlé  dêcidcment  da  mariage  de  M.  le  Dauphin  avec  notre  princesse.  ■  Et  Chambrier 
dit  plus  tard  :  a  La  reine  a  beancoap  pleuré  avant  d'avaler  cette  pilale.  > 


538  REVUE    DES    DEUX   MONDES i 

violer  la  consigne.  Maurice  croyait  donc  sa  tâche  accomplie  au 
moins  pour  l'année,  et  il  le  pensait  si  bien  que,  fidèle  à  une  habi- 
tude qu'il  avait  prise  et  dans  laquelle  on  l'avait,  au  ministère  de  la 
guerre  français,  fort  encouragé  à  persévérer,  il  présentait  au  roi 
de  Prusse  un  tableau  résumé  des  opérations  de  la  campagne  en 
sollicitant  son  approbation.  Allant  au-devant  du  reproche  qui  lui 
était  fait,  de  n'avoir  remporté  aucun  avantage  éclatant  et'  d'avoir 
manœuvré  plutôt  que  combattu  :  «  Namur  est  pris,  lui  écrivit-il,., 
je  crois  avoir  beaucoup  fait  que  d'avoir  obligé  le  prince  de  Lorraine 
de  l'abandonner  et  de  se  retirer  par  un  pays  où  son  armée  a  souf- 
fert, considérablement,  sans  m'ètre  soumis  à  un  combat,  toujours 
douteux,  lorsqu'on  n'a  pas  de  troupes  sur  la  discipline  desquelles 
on  peut  compter.  Les  Français  sont  ce  qu'ils  étaient  dti  temps  de 
César  et  tels  qu'il  les  a  dépeints,  braves  à  l'excès,  mais  inconstans, 
fermes  à  se  faire  tuer  dans  un  poste  lorsque  la  première  étourderie 
est  passée...  mais  mauvais  manœuvriers  en  plaine.  Tous  ces  dé- 
fauts, sire,  vous  ne  les  connaissez  pas  dans  vos  troupes  et  vous 
savez  parfaitement  ce  que  vous  en  pouvez  attendre;  comme  il  ne 
m'est  pas  possible  de  les  former  comme  ils  devraient  être,  j'en  tire 
le  parti  que  je  puis  et  je  tâche  de  ne  rien  donner  de  capital  au 
hasard...  » 

«  Monsieur  le  maréchal,  lui  répondit  sans  hésiter  le  roi  de  Prusse, 
la  lettre  que  vous  m'avez  fait  le  plaisir  de  m'écrire  m'a  été  fort 
agréable;  je  crois  qu'elle  peut  servir  d'instruction  pour  tout  homme 
qui  est  chargé  de  la  conduite  d'une  armée:  vous  donnez  des  pré- 
ceptes, vous  les  soutenez  par  des  exemples,  et  je  puis  vous  assurer 
que  je' n'ai  pas'  été  des  derniers  à  applaudir  aux  belles- manœuvres 
que  vous  avez  faites.  Dans  le  premier  bouillon  de  la  jeunesse,  lors- 
qu'on ne  met  que  la-vivacité  d'une  imagination  qui  n'est  pas  réglée 
par  l'expérience,  on  sacrifie  tout  aux  actions  brillantes  et  aux  choses 
singulières  qui  ont  de  l'éclat  :  à  vingt  ans-,  Boileau  estimait  Voi- 
ture ;  à  trente  ans,  il  lui  préférait  Homère.  Dans  les  premières 
années  que  je  pris  le  commandement  de  mes  troupes,  j'étais  pour 
les  pointes  ;  mais  tant  d'événemens  que  j'ai  vu  arriver,  auxquels 
même  j'ai  eu  part,  m'en  ont  détaché...  On  fera  toujours  de  Fabius 
un  Annibal;  mais  je  ne  crois  pas  qu'Annibal  soit  capable  de  faire 
la  conduite  de  Fabius...  Je  vous  félicite  de  tout  mon  cœur  sur  la 
belle  campagne  que  vous  venez  de  finir  (1).  » 

Tout  le  monde  s'attendant  ainsi  à  la  suspension  des  hostilités, 
il  semblait  naturel  de  croire  que  le  prince  de  Lorraine  aussi  se  le 

(1)  l\!aurice  de  Saxe  à  Frédéric,  21  septembre,  Frédénc  à  Maurice,  3  octobre  1746. 
—  (JMinistère  de  la  guerre.)  Griaioard,  Lettres  et  Correspondances  de  Mtiurice  de- Saxe, 
t.  III,  p.  181  et  240. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  .6.39 

tiendxait  pour  dit,  et  que,  revenu  à  Maestricht  en  longeant  la  .riire 
droite  de  la  Meuse,  par  un  chemin  où,  disait  plaisamment  .Mau- 
rice, «  il  avait  rencontré  plus  de  pierres, que  de  pain,  »  il  y  repren- 
drait paisiblement  ses  quartiers  d'hiver.  Au  dernier  moment, 
cependant,  craignit-il  le  ridicule  dont  il  serait  couvert  devant  ses 
alUés,  devant  Cumberland,  qui  était  sous  ses  ordres,  et  Waldeck, 
qu'il  avait  privé  du  commandement,  par  ce  retour  au  point  de  dé- 
part, après  des  allées  et  venues  stériles  pendant  lesquelles  il  n'avait 
pas  regardé  une  seule  fois  l'ennemi  en  face?  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain, c'est  que,  à  la  surprise  générale,  il  se  décida,  à  la  dernière 
heure,  à  franchir  une  seconde  fois  la  Meuse.  A  la  vérité,  il  choisit 
un  point  un  peu  au-dessous  de  Maeslricht,  où  il  était  à  peu  près 
sûr  qu'on  ne  lui  disputerait  pas  île  passage.  Après  cette  opération, 
faite  sans  peine  aussi  bien  que  sans  gloire,  il  revint  se  camper 
vis-à-vis  de  l'armée  française,  entre  Tongres  et  Liège.  Son  intention 
ne  paraissait  point  être,  cette  fois  encore,  d'en  venir  aux  mains,  et 
il  ne  fit  aucun  mouvement  qui  annonçât  une  attaque.  Il  prenait 
seulement  une  position  qu'il  jugeait  avantageuse  pour  la  reprise 
des  hostilités  l'année  suivante,  et,  en  interdisant  aux  Français  l'en- 
trée de  l'évèché  de  Liège,  il  se  réservait  pour  lui-même  les  res- 
sources de  subsistance  qu'on  pouvait  tirer  de  cette  contrée. 

Maurice  voya.nt,  après  quelques  jours,  qu'aucune  agression  ne 
se  produisait,  hésitait  fort  à  en  prendre  lui-même  l'initiative.  11, ne 
trouvait  pas  un  intérêt  suffisant  à  engager  un  combat  qui  coù.tejrait 
beaucoup  de  sang,  quand  la  victoire  elle-même  n'avait  pas  de, len- 
demain possible.  En  examinant,  cependant,,  .la  situation  qu'avait 
prise  le  prince  de  Lorraine,  il  la  trouva  si  étrangement  choisie,  que 
son  impression  changea.  .Le  prince,  en  effet,  s'était  étabU  dans 
l'angle  fermé,  entre  la  Meuse  et  un  cours  d'eau  qui  s'y  jette,  appelé 
le  Jaer,  sur  une  ligne  très  étendue,  coupée  par  des  ravins  dont  les 
uns  tendaient  au  fleuve  et  les  autres  vers  son  affluent,  et  qui  ne 
permettaient  aux  deux  ailes  de  son  armée  de  communiquer  que  par 
une  très  étroite  Chaussée.  Une  attaque  hardie  pouvait,  en  sépa- 
rant ces  ailes  sans  qu'elles  pussent  se  rqjoindi'O,  les  écraser  toutes 
deux,  après  avoir  jeté  dans  la  Meuse  celle  qui  était  adossée  au 
fleuve. 

Sa  résolution  fut  prise  alors.  Il  rappela  à  lui  le  comte  de  Cler- 
raont  et  les  troupes  qui  avaient  fait  le  siège  de  Namur  et  fit  passer 
le  Jaer  à  toute  son  armée. ain^i  .réunie.  Jl  n'expliquait  à  personne, 
pas  même  à  son  chef  d'état-major,  le  but  de  cette  disposition,  qui 
donna  de  suite  lieu  à  beaucoup  de  commentaires  (1).  Le  10  au  ma- 

(i)  On  voit,  par  la  correspondance  du  chevalier -de 'Belle-Tsle  avec  son  frère  que,  jus- 
qu'au dernier  moment,  on  doutait  dans  l'armée  que 'Maurice  .se  décidât  à  la  bataille. 


540  REVDE   DES    DEUX    MONDES. 

tin,  seulement,  il  fit  venir  Favart.  —  «  levais,  dit-il,  vous  confier  un 
secret  que  vous  garderez  jusqu'à  ce  soir  :  demain  je  livre  une 
grande  bataille;  personne  ne  s'en  doute.  Ce  soir,  quand  le  spec- 
tacle sera  terminé,  vous  annoncerez  :  «  Demain,  relâche,  à  cause 
de  la  victoire;  vous  ajouterez:  Après  demain,  on  jouera  les  Amours 
grivois  et  Cythère  assiégée.  »  Mettez-moi  ce  que  je  viens  de  vous 
dire  en  vers,  que  votre  femme  chantera  sur  un  air  militaire.  Huit 
ou  dix  vers,  pas  davantage.  » 

Effectivement,   à  la  fin  de  la  représentation,   devant  une  salle 
comble,  la  Chantilly  s'avança  et  chanta  ce  couplet  : 

Demain,  nous  donnerons  relâche 
Sans  que  notre  public  s'en  fâche. 
Demain,  bataille,  jour  de  gloire  : 
Que  dans  les  fastes  de  l'histoire 
Triomphe  encor  le  nom  français  ! 
Dignes  d'éternelle  mémoire, 
Revenez  après  ce  succès, 
Jouir  des  fruits  de  votre  victoire. 


Et^  en  posant  ses  petits  doigts  sur  ses  lèvres,  la  jolie  actrice  en- 
voya au  parterre  un  de  ses  plus  aimables  sourires. 

Bataille!  Bataille!  ce  fut  le  cri  de  surprise  et  de  joie  qui  s'éleva 
dans  toute  l'assistance.  C'était  le  vœu  formé  depuis  des  mois  par 
une  jeunesse  impatiente  :  on  était  exaucé  quand  on  n'y  comptait 
plus.  Jamais  on  ne  courut  aux  armes  avec  une  ardeur  plus  gaie. 
«  C'est  la  victoire,  dit  le  maréchal  à  d'Espagnac  en  se  couchant;  le 
cœur  va  s'en  mêler.  Demain  la  poudre  et  les  balles.  Bonsoir  (1)!  » 

Malgré  le  secret  si  bien  gardé,  toutes  les  mesures  étaient  prises. 
Le  front  de  l'ennemi  s'étendait  du  village  de  Houtain,  bordant  le 
Jaer,  où  campaient  les  Autrichiens,  jusqu'aux  hameaux  de  Grâce 


Le  chevalier  lui  reproche  le  9  de  ne  pas  profiter  de  la  faute  du  prince  Charles  qui 
s'est  mis  dans  une  pépinière  de  ravins. 

(1)  Mémoires  de  Favart.  —  Théâtre  du  maréchal  de  Saxe  en  Belgique.  Emery, 
1748.  Il  est  difficile  de  ne  pas  croire  que  c'est  le  bonsoir  donné  à  d'Espagnac  par  Mau- 
rice qui  a  inspiré  au  chansonnier  de  l'armée  ces  couplets  devenus  si  vite  populaires  : 

Malgré  la  bataille 
Qu'on  donne  demain. 
Viens,  faisons  ripaille 
Charmante  c... 

Et  la  fin  :  Mais  quoi,  de  nos  bandes 

J'entends  le  tambour; 
Gloire,  tu  commandes, 
Adieu  les  amours. 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  5/il 

et  d'Anse,  qui  touchaient  à  la  Meuse,  et  dont  la  garde  était  ronfiée 
aux  Hollandais.  Le  centre,  appuyé  au  gros  bourg  de  Raucoux,  était 
occupé  par  les  Anglais,  les  Hessois  et  les  Hanovriens.  J'ai  dit  que 
de  profonds  ravins  (la  plupart  garnis  de  redoutes)  séparaient  cha- 
cune de  ces  positions;  mais  la  ligne  était  trop  longue  pour  pou- 
voir être  partout  bien  gardée,  et  les  mouvemens  d'un  point  à  l'autre 
étaient  rendus  difïiciles  par  la  nature  même  du  terrain.  Maurice, 
rangeant  ses  troupes  en  demi-cercle  en  face  des  alliés,  chargea  le 
comte  de  Clermont,  qui  commandait  sa  droite,  de  déposter  les 
Hollandais  de  la  position  d'Anse  ;  lui-même  dut  foncer  sur  celle  de 
Baucoux.  Quant  à  sa  gauche,  confiée  au  marquis  de  Clermont- 
Gallerande,  elle  dut,  au  moins  au  début  de  la  journée,  se  borner 
à  observer  et  à  intimider  les  Autrichiens  pour  les  immobiliser  dans 
leur  station  d'Houtain,  d'où  il  leur  était  déjà  très  malaisé  de  se 
déplacer  pour  venir  en  aide  à  leurs  alliés. 

Le  succès  répondit  pleinement  à  ses  prévisions.  H  eût  été  plus 
complet  encore  si  un  brouillard  épais,  régnant  sur  toute  la  contrée 
pendant  la  matinée,  n'eût  fait  retarder  le  signal  d'attaque  jusqu'à 
midi.  Anse  et  Grâce  furent  rapidement  emportés  par  Clermont 
Prince  (comme  on  l'appelait,  pour  le  distinguer  de  Clermont-Galle- 
rande).  Raucoux,  couvert  par  une  assez  forte  redoute  (que  l'infan- 
terie anglaise  défendit  avec  son  énergie  et  sa  solidité  accoutumées), 
opposa  plus  de  résistance.  Maurice  en  vint  à  bout  cependant;  et, 
parvenu  sur  les  hauteurs  qui  dominent  le  bourg,  il  put  apercevoir 
Anglais  et  Hollandais  se  précipitant  pêle-mêle  vers  la  Meuse.  Mal- 
heureusement, le  jour  tombait  déjà  (le  soleil  disparaît  de  bonne 
heure  en  octobre),  et  les  plis  de  terrain  qui  avaient  entravé  les 
mouvemens  de  l'armée  alliée  devenaient  une  gêne  pour  la  cava- 
lerie française  et  lui  rendaient  impossil)le  de  poursuivre  les  fuyards 
pour  les  jeter  et  les  noyer  dans  le  fleuve.  Deux  heures  de  plus  de 
jour,  disait  Maurice,  et  personne  ne  nous  échappait.  Grâce  à  la 
nuit,  au  contraire,  la  plus  grande  partie  de  l'armée  alliée  put  se 
défiler  par  les  ponts,  qu'on  ne  put  détruire  à  temps.  H  n'y  eut 
plus,  sur  la  gauche  du  fleuve,  que  les  Autrichiens,  qui,  n'ayant 
pas  bougé  d'Houtain,  se  retirèrent  dans  un  camp  fortifié  sous 
Maestricht,  d'où  une  nouvelle  bataille  eût  été  nécessaire  pour  les 
déloger  (1). 

Le  résultat  matériel  était  donc  loin  d'être  complètement  atteint, 
et  le  chevalier  de  Belle-Isle,  qui  était  le  premier  lieutenant-général 
de  service  ce  jour-là,  n'avait  pas  absolument  tort  d'écrire  à  son 

(1)  On  reproche  beaucoup  dans  les  récits  militaires  du  temps  au  marquis  de  Clermont- 
Gallerande  de  n'avoir  pas  attaqué  à  temps  les  Autrichiens  dans  leurs  postes  d'Houtain. 
Maurice  pourtant,  rendant  compte  de  la  bataille  au  roi  de  Prusse,  dit  en  propres 
termes,  qu'il  l'avait  chargé  seulement  d'amuser  les  Autrichiens. 


5â2  RÎ^VUE   DES    DEUX   MONDES. 

frère  :  «  Je  souhaite  que  le  fruit  de  cette  action  soit  plus  considé- 
rable pour  la  politique  que  pour  le  militaire.  »  —  L'elïet  moral 
n'en  était  pas  moins  grand.  Ge  u'étaient  pas  seulement  onze  <ira^ 
peaux,  cinquante  pièces  de  canon,  soixante  officiers  de  marqiite 
restés  entre  les  mains  du  vainqueur.  C'était  le  désordre  jeté  dans 
les  rangs  de  la  coalition,  où  les  récriminations  réciproques  ;d'An- 
glais  contre  Allemands,  de  Gumberland  contre  Charles  de  Lorraine, 
et  de  Waldeek.  contre  tous  deux,  allaient  reprendre  avec  une  nou- 
velle intensité  de  vivacité  et  d'aigreur.  C'était  ;aussi  le  prestige 
des  armées  françaises,  un  peu  atteint  par  l&s  revers  d'Italie  et  par 
la  timidité  apparente  des  mouvemens  de  l'armée  de  Flandre,  re- 
levé et  rajeuni.  Notre  infanterie,  en  particulier,  dont  l'attitude  avait 
été  si  faible  à  Dettingue  et  pas  entièrement  satisfaisante  même  à 
Fontenoy,  était  glorieusement  réhabilitée  ;  c'est  à  elle  qu'apparte- 
nait l'honneur  de  la  journée.  —  «  Je  me  raccommode  avec  l'infan- 
terie, »  disait  le  soir  le  maréchal  de  Saxe.  —  Puis  des  traits  tou- 
chans  (à  la  vérité,  quel  jour  de  ibataille  en  avait-on  jamais  man- 
qué?) venaient  rehausser  le  nom  de  cette  noblesse  française,  dont 
la  légèreté  indocile  impatientait  parfois  ses  chefs,  mais  dont  l'hé- 
roïsme, le  jour  venu,  réponJait  toujours  à  l'appel.  Des  noms  déjà 
très  illustres  étaient  répétés  de  bouche  en  bouche  :  d'abord  celui 
du  chevalier  de  Belle-lsle  lui-même,  qui  s'était  multiphé  pendant 
toute  ,la  journée  par  des  prodiges  d'activité  et  de  valeur,  oubhant 
toute  rivalité  et  se  faisant  l'aide-de-camp  de  Maurice,  aussi  ardent 
et  aussi  fidèle  qu'il  l'eût  été  de  son  frère  :  puis  celui  du  duc  de 
Boufllers,  qui,  n'ayant  pas  de  commandement  de  son  .grade,  était 
venu  combattre  à  pied  sous  les  ordres  de  son  ,(ils,  jeune  colonel 
d'un  régiment  :  enfin,  et  surtout  celui  du  marquis  de  Fénelon,  na- 
guère ambassadeur  en  Hollande,  qui,  le  jour  où  la  politique  lui 
avait  retiré  son  poste,  était  venu  reprendre  son  rang  dans  l'armée. 
Blessé  depuis  quarante  ans,  il  pouvait  à  peine  marcher;  mais  ne 
voulant  pas  s'éloigner  du  feu,  il  avait  entrepris  de  parcourir  les 
retranch émeus  à  cheval.  La  balle  qui  vint  le  frapper  le  trouva 
fidèle  ce  jour-là,  comme  toute  sa  vie,  aux  leçons  de  son  oncle,  qui 
ne  lui  aurait  pas  souhaité  d'autre  fin.  —  «  Son  extrême  dévotion, 
dit  Voltaire,  augmentait  encore  son  intrépidité.  Il  pensait  que  l'ac- 
tion la  plus  agréable  à  Dieu  était  de  mourir  pour  son  roi.  11  faut 
avouer  qu'une  armée  composée  d'hommes  qui  penseraient  ainsi 
serait  invincible.  » 

Le  succès  restait  donc  très  éclatant,  et  rien  ne  vint  troubler  .la 
représentation  des  Amours  grivois,  qui  eut  lieu  le  lendemain  à 
l'heure  dite  et  suivant  le  programme  annoncé.  Favart,  qui  trouvait 
des  rimes,  bonnes  ou  mauvaises,  pour  toutes  les  occasions,  crut 
devoir  faire  un  trait  de  véritable  chevalerie  française  en  rendant, 


ÉTUDES    DIPLOxMATIQUES.  5^3 

dans  ce  couplet  improvisé,  hommage  à  la  valeur  des  défenseurs  de 
Raucoux  : 

Anglais,  chéris  de  la  victoire, 

Vous'  lie  cédez  qu'aux  seuls  Français^ 

Vous  n'en  avez  pas  moins  de  gloire. 

La  joie  ne  fut  pas  moins'  vive  à  Versailles  quand  on  y  reçut  le 
marquis  de  Valfons,  que  Maurice  (sans  doute  pour  bien  montrer 
qu'il  était  pleinement  réconcilié  avec  le  comte  de  Glermont)  chargea 
d'y  porter  les  drapeaux  pris  sur  l'ennemi.  Le  roi,  la  reine,  M^^  de 
Pômpadour,  voulaient  voir  successivement  et  séparément  le  jeune 
officier  et  lui  faire  raconter  en  détail  les  moindres  incidens  de  la 
journée,  la  marquise  ayant  soin  cependant  (raconte  Valfons  lui- 
même  dans  ses  souvenirs)  de  lui  lire  d'abord  des  lettres  qu'elle 
avait  déjà  reçues  de  l'armée  pour  bien  faire  voir  qu'elle  était  au 
courant  de  tout  ce  qui  s'y  passait,  et  quand  elle  eut  tout  entendu 
et  se  fut  fait  tout  expliquer:  «  Le  maréchal,  dit-elle,  doit  être  très 
content.  Qu'il  doit  être  beau  à  la  tête  d'une  armée  sur  le  champ 
de  bataille!  —  Oui,  madame,  il  y  fait  Timpossible  pour  se  rendre 
encore  plus  digne  de  votre  amitié.  —  Vous  pouvez  lui  écrire  que 
je  l'aime  bien  (1).  » 

On  avait  sujet,  à  la  vérité,  d'être  bien  aise  :  car  les  occasions  de 
se  féliciter  devenaient  rares  dans  ces  derniers  temps.  Sans  parler 
des  nouvelles  dé  plus  en  plus  fâcheuses  qui  arrivaient  d'Italie,  une 
alarme  d'un  genre  tout  à  fait  inattendu  venait  de  faire  passer  des 
heures  d'attente  cruelle  aux  ministres  de  la  guerre  et  de  la  ma- 
rine :  le  5  octobre,  au  matin,  une  escadre  anglaise,  forte  de  vingt 
voiles,  était  apparue  soudainement  en  vue  des  côtes  de  Bretagne. 
S'appix)chant  du  littoral,  qu'elle  trouvait  entièrement  dégarni,  elle 
avait  débarqué,  sans  rencontrer  le  moindre  obstacle,  un  corps 
d'armée  d'environ  cinq  mille  hommes.  La  petite  troupe  s'était  avan- 
cée, toujours  sans  rien  trouver  devant  elle,  jusqu'aux  portes  de 
Lorient.  Le  commandant  de  ce  port,  pris  entièrement  au  dépourvu, 
ne  songeait  déjà  plus  qu'à  capituler,  et  un  coup  de  main  livrait 
ainsi  aux  Anglais  toutes  les  richesses,  les  marchandises  et  le  maté- 
riel entier  de  la  compagnie  des  Indes,  dont  Lorient  était  le  siège 
et  contenait  tous  les  magasins.  Heureusement,  les  milices  du  pays, 
rapidement  accourues,  bien  que  dans  un  état  d'armement  le  plus 
imparfait,  aidées  de  bandes  de  paysans  munis  de  fourches,  firent 
mine  d'opposer  quelque  résistance,  et  le  vent  ayant  fraîchi,  le  com-; 
mandant  de  l'escadre  fit  savoir  au  chef  de  la  troupe  envahissante 

(1)  Mémoires  de  Valfonr,  p.  i^. 


54/l  revue  des  deux  mondes. 

qu'il  allait  être  obligé  de  prendre  le  large;  l'officier,  craignant 
d'être  délaissé  en  terre  ennemie,  se  hâta  de  se  rembarquer,  n'em- 
portant, dit  plaisamment  Horace  Walpole,  pour  tout  fruit  de  sa 
conquête,  que  des  vaches,  des  oies  et  des  dindons.  L'inquiétude 
était  donc  dissipée  ;  mais  cet  affront,  fait  impunément  au  sol  fran- 
çais, et  la  preuve  manifeste  ainsi  donnée  du  pitoyable  état  des  dé- 
fenses maritimes  dé  la  France,  laissait  de  tristes  préoccupations  : 
UQO  victoire  arrivait  à  point  pour  en  distraite. 

Après  une  aventure  qui  pouvait  prêter  à  rire  aux  mauvais  plai- 
sans,  comment  aurait-on  rien  refusé  à  l'heureux  général,  qui,  lui 
au  moins,  ne  se  laissait  jamais  surprendre  et  savait  mettre  en 
France,  comme  en  Europe,  tous  les  rieurs  de  son  côté?  à  celui 
dont  la  popularité  était  sans  égale  dans  les  cafés  de  Paris,  qu'on 
y  appelait  couramment  le  tapissier  de  ISotre-Dame  et  à  qui  un 
libertin  comme  Piron  écrivait  cette  lettre  qu'on  se  passait  de  main 
en  main  :  —  «  Vous  êtes  sans  contredit,  monseigneur,  le  maréchal 
de  France  le  plus  édifiant  que  nous  ayons,  quoique  nous  en  ayons, 
Dieu  merci!  de  très  pieux...  Vous  êtes  envoyé  du  ciel  pour  notre 
salut  temporel  et  spirituel,  vous  nous  menez  en  paradis,  sur  votre 
char  de  triomphe,  car  depuis  que  vous  avez  l'épée  et  le  bâton  à  la 
main,  vous  nous  mettez  sans  cesse  les  louanges  de  Dieu  à  la  bouche  ; 
les  Te  Deum  ne  finissent  pas,  et  j'y  trouve  mille  gens  que  je  n'avais 
jamais  vus  à  la  messe  et  que  je  ne  connaissais  que  par  leur  assi- 
duité à  l'Opéra.  »  —  Les  moindres  désirs  d'un  homme  qui  dispo- 
sait à  ce  point  de  la  renommée  devenaient  une  loi,  et  il  est  des 
jours  où  l'envie  elle-même  doit  faire  silence.  Le  24  octobre,  douze 
jours  après  la  bataille,  l'ambassadeur  de  France  à  Dresde  recevait 
l'ordre  de  faire  la  demande  officielle  de  la  princesse  de  Saxe,  et  le 
roi  en  donnait  avis  au  maréchal  par  un  billet  écrit  de  sa  main  où  il 
lui  racontait  même  en  confidence  toute  la  peine  qu'il  avait  eue  à 
vaincre  la  résistance  de  la  reine  (1). 

D'Argenson  n'en  resta  pas  moins  convaincu  (il  le  demeura  toute 
sa  vie)  qu'il  était  l'auteur  de  l'idée  si  heureusement  réahsée,  que 
l'exécution  lui  en  était  due  et  qu'il  avait  même  été  jusqu'à  la  der- 
nière heure  le  seul  à  qui  le  roi  eût  fait  confidence  de  sa  résolu- 
tion (2).  Une  préoccupation,  que  j'ai  déjà  eu  l'occasion  d'indiquer, 
troublait  pourtant  encore  le  contentement  qu'il  en  éprouvait.  Il 
avait  dû  donner  avis  du  projet  de  mariage  à  Berlin,  et  il  attendait 
qu'une  réponse  lui  fît  connaître  quel   accueil  la  communication 

(1)  Vitzthum,  p.  63.  —  Piron  au  maréchal  de  Saxe,  10  octobre  1746.  {Lettres  et  Mé- 
nuires  du  mcnéclial  de  Saxe,  t.  lu,  p.  276.) 

(2)  11  dit  encore  dans  ses  Mémoires  :  «  Tout  passa  par  moi  seul  depuis  le  commen- 
cement de  la  dé.ermination  jusqu'à  la  fin  de  l'exécution,.,  de  plus,  cette  affaire  était 
secrète,  la  devinait  qui  pouvait.  »  {Journal,  t.  v,  p.  68  et  69.) 


ÉTUDES    DIPLOMATIQUES.  5/i5 

avait  reçue.  Gomment  Frédéric  s'accommodait-il  de  ce  rapproche- 
ment avec  une  cour  ennemie?  N'avait-on  pas  dit,  d'ailleurs,  un 
moment  qu'il  n'eût  pas  été  fâché  qu'on  songeât  à  la  dernière  de 
ses  sœurs  non  mariée,  la  princesse  Amélie,  à  qui  il  aurait  permis 
de  se  faire  instruire  dans  la  religion  catholique?  Rien  n'était  moins 
vraisemblable;  mais  du  moment  où  le  bruit  s'en  était  répandu, 
n'aurait-il  pas  voulu  qu'on  lui  fît  au  moins  la  politesse  de  s'en 
enquérir  ?  D'Argenson  restait  donc  en  souci  sur  ce  point  si  impor- 
tant à  ses  yeux,  et  rien  ne  l'indiquait  mieux  que  le  soin  avec  lequel 
il  avait  chargé  Valori  de  bien  assurer  que  Sa  Majesté  ne  serait, 
après  ce  mariage,  que  a  plus  attachée  à  contribuer  à  augmen- 
ter le  crédit  et  la  considération  de  S.  M.  P.  dans  le  Mord.  »  Il 
ne  respira  tout  à  lait  que  quand  Valori  put  lui  transmettre  ce  que 
cet  envoyé  appelle  la  plus  galante  approbation.  Frédéric  n'hési- 
tait pas  à  trouver  que  l'alliance  proposée  était  convenable  de  tout 
point  et  même  utile  pour  disputer  la  cour  de  Saxe  à  l'influence  de 
Vienne  et  de  Saint-Pétersbourg.  S'il  avait  un  conseil  à  donner,  ce 
serait  celui-là,  et  le  trait  lut  bientôt  suivi  d'une  lettre  au  roi  où  il 
exaltait  la  gloire  de  son  règne^  et  d'une  autre  au  maréchal  de 
Saxe  pour  le  complimenter  sur  ses  derniers  exploits.  Piien  de  plus 
galant  assurément  qu'un  tel  langage.  De  savoir  ce  qu'il  contenait 
de  sincérité,  de  dédain,  d'ironie  ou  de  calcul,  c'est  ce  qu'il  serait 
difficile  de  déterminer.  En  tout  cas,  dans  les  termes  de  déférence 
où  la  démarche  avait  été  faite  de  la  part  d'un  souverain  victorieux 
envers  un  allié  peu  sûr,  c'était  un  hommage  dont  il  eût  été  diffi- 
cile de  ne  pas  se  montrer  satisfait  (1). 

D'Argenson,  en  recevant  les  deux  envois  de  Frédéric,  eut  bien 
quelque  soupçon  que  le  langage  en  était  trop  emphatique  pour 
que  les  sentimens  fussent  parfaitement  sincères.  «  C'est  trop 
éloquent,  trop  poétique,  écrivait-il  à  Valori  :  ce  n'est  pas  ainsi 
que  parle  l'amitié.  Il  prétend  trop  au  bel  esprit  :  c'est  un  faux  goût 
pour  un  prince.  »  Mais  il  n'en  éprouve  pas  moins,  d'un  agrément 

(1)  Frédéric  à  Chambrier,  8  octobre;  —  d'Argenson  à  Valori,  24  octobre,  18-21  no- 
vembre 1746. —  (Ministère  des  affaires  étrangères.)  —  Fréiéric  à  Louis  XV,  28  octobre; 
au  maréchal  de  Saxe,  23  octobre  1746.  {Pol.  Corr.,  t.  v,  p.  215  et  218.) —  Valori,  dans 
ses  Mémoires,  parle  de  l'idée  de  marier  le  dauphin  avec  la  princesse  Amélie  comme 
d'un  projet  sincèrement  conçu  par  Frédéric  et  qu'il  aurait  été  bien  aise  de  voir  agréer. 
—  Je  doute  de  cette  assertion.  Frédéric,  à  ce  moment,  n'avait  nulle  envie  de 
s'unir  à  ce  point  à  la  France  et  encore  moins  de  blesser,  par  le  changement  de  reli- 
gion de  sa  sœur,  le  parti  protestant,  dont  il  tendait  au  contraire  à  se  rapprocher.  Il 
n'y  a  pas  de  trace  de  ce  projet  dans  la  correspondance  du  ministère  français.  Le  comte 
de  Loos  en  parle  au  comte  de  Lrûhl  comme  d'un  bruit  répandu  à  la  cour.  —  Flas- 
san  (t.  V,  p.  191)  dit  que  ce  fut  Maupertuis  qui  eut  cette  pensée  et  la  fit  passer  à  Paris 
comme  si  elle  eût  émané  de  Frédéric.  Je  ne  sais  pas  où  il  a  trouvé  ce  détail. 

TOME  xcviii.  —  d890.  35 


546  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

si  aimablement  donné  à  un  projet  qui  pouvait  déplaire,  une  véri- 
table reconnaissance,  et  il  en  fit  à  Chambrier  les  plus  chaleureux 
remercîmens.  —  «  Soyez  persuadé,  lui  dit-il,  que  le  roi  dans  cette 
affaire  a  été  principalement  occupé  des  intérêts  de  Sa  Majesté  prus- 
sienne. Vous  voudrez  bien  en  croire  un  témoignage  que  vous 
savez  n'être  pas  trompeur  et  venir  d'une  part  très  affectionnée  à 
vos  intérêts.  »  —  Puis  il  fit  venir  le  comte  de  Loos  et  lui  donna 
lecture  des  termes  bienveillans  dont  le  roi  de  Prusse  s'était  ser^i 
en  parlant  de  la  cour  de  Dresde.  Après  une  telle  preuve  de  bonne 
volonté,  ajoutait-il,  le  roi  de  Pologne  ne  devait  pas  hésiter  à  se 
rapprocher  de  son  voisin  et  à  le  garantir  contre  toute  attaque, 
principalement  contre  celle  des  Russes,  qui  était  toujours  la  plus 
à  craindre  (1). 

Le  roi,  de  son  côté,  faisait  bien  parvenir  au  roi  de  Pologne  des 
conseils  analogues  par  l'intermédiaire  de  Maurice  de  Saxe,  mais 
dans  des  termes  beaucoup  moins  vifs  et  qui  ne  montraient  pas  qu'il 
prît  un  égal  intérêt  à  les  voir  suivre.  —  «  Je  ne  sais,  écrivait  Mau- 
rice à  son  frère,  ce  que  le  marquis  d'Argenson  qui  est  une  bête 
dira  au  comte  de  Loos,  mais  je  crois  bien,  sire,  de  vous  faire  pas- 
ser en  droiture  ce  qui  vient  de  la  personne  du  roi  et  de  mon  amie 
(M™^  de  Pompadour;.  Le  roi  très  chrétien  désire  que  Votre  Majesté 
le  favorise  pour  que  l'empire  ne  se  déclare  point  contre  lui,  que 
vous  contribuiez,  sire,  à  la  paix  et  que  vous  vous  liiez  avec  la  Prusse 
au  moins  en  apparence.  Ce  sont  ses  termes.  Toutes  ces  choses  sont 
momentanées  (1).  » 

Si  cette  lettre  eût  passé  sous  les  yeux  de  d'Argenson  ou  s'il  en 
eût  seulement  soupçonné  l'existence,  il  ne  se  serait  point  écrié, 
comme  il  le  fait  dans  ses  mémoires  :  «  Qui  aurait  cru  que  les  me- 
sures d'une  cabale  de  cour  étaient  si  bien  prises  que  je  devais 
avoir  mon  congé  juste  le  jour  où  le  mariage  se  célébrait  à  Dresde?  » 
Il  aurait  compris  que  ce  mariage,  dont  il  était  fier  comme  de  son 
œuvre  et  dont  il  n'avait  été  que  l'intermédiaire  officiel,  devenait, 
au  contraire,  le  gage  d'une  coalition  formée  à  son  insu  entre  Dresde 
et  Versailles  pour  le  perdre  et  dont  le  roi  lui-même,  s'il  ne  suivait 
pas  encore  tous  les  conseils,  écoutait  déjà  les  confidences. 

Duc  DE  Broglie. 


(1)  Chambrier  à  Frédéric,  28  octobre  1746.  —  (Ministère  des  affaires  étrangères.)  — 
Le  comte  de  Loos  au  comte  de  Brûhl,  24  octobre  1746.  {Archives  de  Dresde.) 

(2)  Maurice  de  Saxe  à  Auguste  III,  27  octobre  1746.  (Vitzthum,  p.  63.)  —  On  voit 
que  les  courtisans  appelaient  volontiers  le  marquis  d'Argenson,  d'Argenson  la  bête, 
pour  le  distinguer  de  son  frère  plus  aimable  et  moins  sauvage.  Ce  n'est  assurément 
que  dans  ce  sens,  que  Maurice  pouvait  se  servir  de  cette  épithète.  Dans  toute  autre 
acception,  elle  aurait  paru,  même  aux  yeux  des  moins  clairvoyans,  absolument  déplacée. 


BEAUMARCHAIS 


L'HOMME     ET     L'ŒUVRE. 


I.  Bibliographie  des  auvres  ck  Beaumar citais,  par  M.  Henri  Cordier.  Paris,  1883; 
Quantin.  —  II.  Beaumarc/iaîs,  eine  Biographie  von  Anton  Bettelheim.  Francfort-sur- 
le-Mein,  1886;  Rutter  et  Lœning.  —  III.  Étude  sur  Benumarchais,  par  M.  de  Les- 
cure.  Paris,  1887  ;  Perrin.  —  IV.  Beaumarchais,  par  M.  Paul  Bonnefon.  Paris,  1887, 
aux  bureaux  de  VArtiste.  —  V.  Histoire  de  Beaumarchais,  par  Gudin  de  la  Bre- 
nellerie,  mémoires  inédits  publiés  sur  les  manuscrits  originaux  par  M.  Maurice 
Tourneux.  Paris,  1887;  Pion.  —  VI.  Beaumarchais  et  ses  œuvres,  précis  de  sa  vie 
et  histoire  de  son  esprit,  par  M.  E.  Lintilhac.  Paris,  1887;  Hachette. 

Si  Beaumarchais  est  le  plus  inégal  et  le  plus  mêlé  de  nos  auteurs 
dramatiques,  c'est  aussi  l'un  des  plus  originaux  et  peut-être  le  plus 
amusant,  dans  ses  œuvres  comme  dans  sa  vie.  11  n'a  donc  cessé 
d'exciter  l'intérêt  du  public  et  de  ramener  vers  lui  l'attention  des 
biographes  et  des  critiques.  Son  ami  Gudin  de  la  Brenellerie  lui 
consacrait,  le  premier,  une  copieuse  et  complète  histoire,  long- 
temps inédite  et  récemment  publiée,  avec  une  sûre  critique,  par 
M.  Maurice  Tourneux.  Ce  livre  est  un  des  moins  ennuyeux,  entre 
les  livres  mal  écrits,  que  le  dernier  siècle  nous  ait  laissés.  Gudin  a 
connu  son  héros  mieux  que  personne,  et,  en  dépit  d'une  admiration 
sans  réserves,  il  nous  le  fait  bien  connaître.  S'il  se  trompe  et  nous 
trompe,  c'est  qu'il  a  été  abusé  lui-même;  mais  ses  erreurs  sont  au- 
jourd'hui faciles  à  rectifier.  Ecrivain  sans  originalité,  il  se  complaît 
dans  les  habitudes  de  son  temps  :  sensiblerie,  emphase,  suffisance 
philosophique,  nobles  circonlocutions  ;  mais,  par  cela  même,  il 
marque  avec  précision  une  date  de  mauvais  style  dans  l'histoire  de 


548  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

la  littérature  française.  Ce  qu'Edmond  About  devait  faire,  en  ma- 
nière de  plaisanterie,  dans  V Homme  à  Voreille  cassée,  pour  le  pa- 
thos du  premier  empire,  Gudin  le  fait  sérieusement,  et  avec  la 
même  perfection,  pour  celui  du  xviii^  siècle.  Au  demeurant,  c'est 
un  esprit  judicieux,  malgré  ses  naïvetés  prudhommesques  ;  un  con- 
teur agréable,  malgré  les  plus  inutiles,  les  plus  verbeuses  et  les 
plus  prétentieuses  digressions  ;  un  caractère  intéressant  et  ferme, 
malgré  des  puérilités  sottes,  et  tout  cela  passe  dans  son  livre. 

Beaucoup  plus  récemment,  mis  en  possession  des  papiers  per- 
sonnels de  l'un  des  hommes  qui,  la  plume  à  la  main,  ont  fait  le 
plus  de  confidences  sur  eux-mêmes,  L.  de  Loménie  tirait  un  tel 
parti  de  cette  bonne  fortune,  qu'à  cette  heure  quiconque  aborde 
le  même  sujet  doit  s'autoriser  d'un  nom  qui  se  rappellerait  tout 
seul  comme  un  reproche,  si  on  ne  s'empressait  de  le  prononcer 
comme  un  remercîment.  M.  d'Arneth  expliquait  ensuite,  à  l'aide 
des  archives  impériales  de  Vienne,  un  épisode  aussi  obscur  que 
piquant  dans  la  vie  de  notre  auteur.  Avec  sa  curiosité  universelle, 
très  largement  informée,  si  elle  n'est  pas  toujours  bien  clair- 
voyante, Edouard  Fournier  ajoutait  quelques  détails  à  ceux  que 
l'on  connaissait  déjà.  Au  point  de  vue  de  la  simple  critique,  Saint- 
Marc  Girardin,  Sainte-Beuve  et  Nisard,  c'est-à-dire  trois  maîtres 
du  genre  dans  la  première  moitié  de  notre  siècle,  portaient,  sur  sa 
valeur  d'écrivain,  une  série  de  jugemens  qui  comptent  parmi  les 
meilleurs  de  ces  excellons  juges. 

Enfin,  tout  près  de  nous,  le  mouvement  d'études  sur  Beaumar- 
chais recommençait  de  plus  belle,  et  une  série  de  travaux  parais- 
sait coup  sur  coup.  M.  Henri  Gordier  nous  donnait  une  première 
et  exacte  bibliographie  de  ses  œuvres.  M.  E.  Lintilhac,  repre- 
nant le  travail  de  Loménie  d'après  les  mêmes  sources  et,  se  piquant 
de  mettre  en  lumière  ce  que,  à  tort  ou  à  raison,  son  devancier 
avait  oublié  ou  négligé,  réussissait  souvent  à  le  rectifier  en  le 
complétant.  L'Académie  française  faisait  de  Beaumarchais  l'objet 
d'un  concours  dont  M.  de  Lescure  remportait  le  prix,  avec  un 
discours  où  se  retrouve  l'élégance  habituelle  de  sa  plume;  deux 
de  ses  concurrens,  MM.  Trolliet  et  Bonnefon,  publiaient  aussi  tout 
ou  partie  de  leurs  essais.  A  l'étranger,  un  critique  allemand, 
M.  Bettelheim,  lui  consacrait  un  ouvrage  de  longue  haleine  où  il 
profitait  largement  des  travaux  français,  surtout  de  celui  de  Lo- 
ménie, en  y  ajoutant  le  résultat  de  ses  propres  recherches  en  France 
et  en  Espagne. 

L'abondance  même  de  ces  travaux  m'est  un  prétexte  et,  s'il  en 
est  besoin,  une  excuse  pour  solliciter  une  fois  de  plus  l'attention  en 
faveur  de  Beaumarchais,  car  ils  sont  si  nombreux  qu'il  en  résulte 
un  peu  d'incertitude.  Je  viens  de  les  lire  ou  de  les  relire,  et  je  me 


BEAUMARCHAIS.  549 

suis  demandé  ce  qu'on  peut  en  tirer,  au  total,  pour  la  connaissance 
de  l'homme  et  de  l'écrivain.  Je  voudrais  donc  tracer  rapidement 
son  image  telle  qu'elle  ressort,  à  mes  yeux,  d'une  enquête  si  lon- 
guement poursuivie  par  trois  générations,  et  très  difïérentes,  de 
critiques  et  de  biographes.  J'avais  un  dernier  motif  pour  entre- 
prendre un  pareil  travail.  Nous  venons  de  traverser  les  fêtes  du 
Centenaire,  et,  dans  un  dessein  d'exaltation  ou  de  dénigrement,  les 
principaux  résultats  de  la  révolution  française  ont  été  mis  en  dis- 
cussion. Beaumarchais  est  de  ceux  qui  l'ont  le  plus  activement 
préparée,  et  il  mérite  d'apporter  sa  part  d'argumens  dans  le  débat. 
Soucieux  avant  tout  de  littérature  en  un  tel  sujet,  je  n'abuserai  pas 
de  cette  manière  de  voir;  mais  je  devais  du  moins  l'indiquer  et 
m'en  autoriser. 

I. 

La  physionomie  de  l'homme  nous  est  connue  surtout  par  la  belle 
estampe  d'Augustin  de  Saint-Aubin,  d'après  Gochin,  un  des  petits 
chefs-d'œuvre  de  la  gravure  française  au  xviii''  siècle.  Toutefois,  si 
l'on  veut  avoir  une  vive  impression  de  ce  que  fut  Beaumarchais,  je 
conseillerais  de  la  demander  à  une  œuvre  plus  moderne,  qui  em- 
prunte à  son  milieu  un  puissant  effet.  Je  veux  parler  du  buste  qui 
se  trouve  au  foyer  public  de  la  Comédie-Française.  Malgré  le  redou- 
table voisinage  de  Houdon  et  de  Caffieri,  il  frappe  aussitôt  l'atten- 
tion. Le  modèle  a  si  bien  servi  l'artiste,  les  traits,  le  port,  l'ajus- 
tement, ont  un  caractère  si  original  que  les  plus  distraits  s'arrêtent 
et  regardent. 

Posée  sm*  un  corps  svelte,  que  revêt  un  habit  trop  riche  et  plus 
convenable,  semble-t-il,  pour  un  financier  que  pour  un  homme  de 
lettres,  la  tête  se  dresse,  fière  et  droite,  comme  au  bruit  de  quelque 
réflexion  malsonnante.  L'œil,  bien  ouvert  sous  un  front  large,  les 
narines  mobiles,  la  bouche  ferme  et  dédaigneuse,  tout  semble  ré- 
pondre, avec  une  assurance  voisine  de  l'effronterie  :  a  Je  suis  de 
la  maison,  quoi  qu'on  dise.  »  Le  premier  aspect  a  donc  quelque 
chose  d'agressif.  Si  l'on  regarde  encore,  l'impression  se  modifie  en 
se  complétant.  Ces  yeux  sont  pleins  de  vie,  ces  traits  de  finesse, 
et  sur  ces  lèvres,  où  l'ironie  voltige,  la  bonté  se  cache,  prête  à  re- 
venir. Assurément,  l'homme  dont  voici  l'image  ne  fut  pas  de  la 
même  espèce  que  ses  voisins  :  Dancourt,  large  face  de  Crispin  et  de 
bohème,  conservant  le  pli  du  masque  comique  ;  Le  Sage,  observa- 
teur narquois,  revenu  des  vaines  ambitions,  mais  toujours  très 
attentif;  J.-B.  Rousseau,  physionomie  louche  et  fausse,  comme  le 
caractère  de  l'homme  et  le  talent  de  l'écrivain;  Marivaux,  peintre 
des  élégances  mondaines^,  rappelant,  par  sa  toilette  et  son  port  de 


550  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tête,  les  grâces  apprêtées  de  son  stjle;  Sedaine,  honnête  et  sen- 
sible, naïvement  amusé  par  son  art;  de  Belloy,  «  le  poète  citoyen,  » 
à  qui  l'exploitation  du  patriotisme  tint  lieu  de  talent,  tout  ravi  de 
son  éphémère  apothéose.  On  se  doute  que  celui  dont  la  manière 
d'être  contraste  si  fort  avec  ce  qui  l'entoure  ne  fut  pas  seulement 
un  homme  de  cabinet  et  de  théâtre  ;  qu'il  vécut  pour  l'action  beau- 
coup plus  que  pour  la  littérature  et  poursuivit  la  fortune  autant 
que  la  gloire;  que  ses  pièces,  —  car  il  en  a  fait,  puisqu'il  est 
là,  —  ne  furent  pas  coulées  dans  un  moule  banal.  Et  lorsque,  enfin, 
on  lit  le  nom  gravé  sur  le  socle,  non-seulement  on  n'éprouve  pas 
la  déception  causée  par  bien  des  portraits,  mais  on  trouve,  au  con- 
traire, que  la  physionomie  de  l'homme  répond  entièrement  à  l'im- 
pression produite  par  ses  ouvrages. 

L'accord  fut  aussi  complet  entre  le  caractère  de  l'écrivain  et 
l'esprit  de  son  temps.  Miroir  fidèle  et  mobile,  Beaumarchais  refléta 
tout  ce  qui  l'entourait  en  de  vives  et  rapides  images  ;  passionnant 
l'opinion,  passionné  par  elle,  il  en  recevait  des  impressions  qu'il  lui 
rendait  aussitôt  plus  fortes  et  plus  profondes.  Sans  être  un  Voltaire 
ou  un  Jean-Jacques,  il  termina  leur  œuvre;  il  lança  l'esprit  du 
temps,  d'une  impulsion  décisive,  vers  le  but  marqué  par  ses  de- 
vanciers. De  leurs  prémisses,  il  tira  des  conclusions  et,  comme  on 
l'a  dit,  «  il  appliqua  les  idées  aux  choses.  »  Ses  confrères  étaient 
bien  de  leur  temps,  eux  aussi,  mais  ce  n'étaient  que  des  auteurs. 
Plus  ou  moins  cantonnés  dans  leur  profession,  ils  avaient  un 
champ  d'observation  restreint,  et,  les  yeux  fixés  sur  des  modèles 
mal  compris,  ils  songeaient  plutôt  à  égaler  en  imitant  qu'à  créer 
des  modèles  nouveaux.  Beaumarchais,  au  contraire,  homme  uni- 
versel, fit  dans  la  littérature  des  incursions  de  conquérant,  mais  il 
ne  s'y  établit  jamais  à  demeure.  S'il  imita,  ce  fut  d'une  manière 
originale  et ,  puisant  surtout  dans  son  propre  fonds ,  il  mit  au 
théâtre  lui-même,  ses  aventures,  les  idées  du  jour.  De  cette  poétique 
inconsciente,  il  tira  des  chefs-d'œuvre  sans  précédens. 

Telle  est  la  première  idée  qu'éveille  la  comparaison  de  son  image 
avec  le  souvenir  de  ses  écrits.  Elle  se  complète  et  se  précise  à  me- 
sure cpie  l'on  pénètre  dans  l'histoire  de  sa  vie,  l'étude  de  son  carac- 
tère et  l'examen  de  ses  œuvres.  Ce  mélange  de  vigueur  intellec- 
tuelle et  de  relâchement  moral,  de  lassitude  et  d'acti\ité, 
d'enthousiasme  et  d'égoïsme,  de  scepticisme  et  d'illusions,  qui 
constitue  l'état  d'esprit  de  la  société  française  au  xviii®  siècle,  se 
retrouve  au  complet  dans  la  nature  morale  de  Beaumarchais.  Il 
traversa  tous  les  étages  de  la  société  de  son  temps;  il  appartint 
plus  ou  moins  à  tous  les  mondes.  Non-seulement  les  idées  de  ses 
contemporains  furent  les  siennes,  mais  son  expérience  très  com- 
plète de  la  vie  et  la  souplesse  de  son  intelligence  lui  permirent  de 


BEAUMARCHAIS.  551 

les  amener  à  un  degré  de  clarté  dont  seul,  peut-être,  il  était  ca- 
pable. Enfin,  ce  n'était  pas  un  Prêtée  sans  consistance,  se  transfor- 
mant au  gré  du  hasard  et  des  milieux.  Outre  qu'une  pareille  sou- 
plesse serait  déjà  un  caractère,  il  y  joignait  une  originalité  qui  lui 
permit  de  rester  lui-même  au  milieu  de  ses  transformations. 

Né  le  1h  janvier  1732,  d'un  père  horloger,  rue  Saint-Denis,  au  cœur 
du  Paris  populaire,  Pier. e-Augustin  Garon  passe  sa  jeunesse 
«  entre  quatre  vitrages  »  qui  lui  laissent  voir  tous  les  spectacles  et 
entendre  tous  les  bruits  de  la  rue.  Dans  cette  famille  d'artisans,  on 
trouve  des  goûts  relevés  et  une  culture  intellectuelle  très  étendue. 
Sans  mépriser  un  état  qu'il  regarde,  au  contraire,  comme  honorable 
entre  tous,  le  père  s'occupe  de  mécanique,  et  le  bruit  de  ses  talens 
va  jusqu'en  Espagne;  ses  filles  aiment  les  vers,  font  de  la  musique 
et  jouent  la  comédie.  Avec  cela,  une  stricte  probité  et  des  mœurs 
très  pures.  Cette  famille  n'était  pas  alors  une  exception  ;  beaucoup 
d'autres  lui  ressemblaient  :  faut-il  s'étonner  qu'à  la  longue,  en  se 
comparant  aux  degrés  supérieurs  de  la  hiérarchie  sociale,  la  bour- 
geoisie ait  fini  par  souhaiter  un  rôle  plus  digne  de  ses  vertus  et  de 
ses  talens?  Le  travail  et  l'épargne  lui  avaient  donné  la  richesse;  le 
commerce  et  la  finance  étaient  entre  ses  mains,  et  l'estime  venait 
peu  à  peu  à  ces  occupations  longtemps  méprisées.  Mal  gouvernée, 
cette  bourgeoisie  souffrait  également  dans  ses  intérêts  et  dans  son 
amour  de  la  justice.  Elle  discutait  le  pouvoir,  mais  avec  plus  de 
bon  sens  que  les  philosophes  et  les  nobles.  Malgré  sa  vieille  hu- 
meur frondeuse,  elle  aurait  voulu  réformer  sans  détruire;  elle 
se  croyait  encore  tenue  au  présent  par  des  liens  sohdes;  mais  ces 
liens  étaient  usés  et  ses  premiers  mouvemens  achèveront  de  les 
rompre. 

Le  «  fils  Caron  »  sera  un  jour  l'interprète  de  ces  aspirations  en- 
core confuses.  En  attendant,  il  ne  tarda  pas  à  sortir  d(î  la  boutique 
paternelle,  et  il  lui  fut  donné  de  faire  de  près,  avec  des  yeux  très 
clairvoyans,  la  comparaison  que  les  gens  de  sa  classe  faisaient  de 
loin  et  par  à  peu  près. 

Dès  l'âge  de  vingt-quatre  ans,  il  avait  accès  à  la  cour,  d'abord 
comme  simple  horloger  ;  puis,  avec  une  industrie  digne  d'un  Gour- 
ville,  il  devenait,  dans  le  cercle  de  Mesdames  de  France,  une  sorte 
de  «  conseiller  pour  la  musique.  »  L'influence  des  femmes  fut  consi- 
dérable sur  sa  destinée.  Dès  la  première  jeunesse  il  avait  joué  près 
d'elles,  au  naturel,  ce  rôle  de  Chérubin  dont  il  fera  la  plus  aimable  de 
ses  créations  dramatiques.  Ses  bonnes  fortunes  d'adolescent  étaient 
assez  nombreuses  et  assez  bruyantes  pour  que  son  père,  qui  con- 
servait d'une  origine  protestante  un  tour  d'esprit  puritain,  eût  à  se 
fâcher  et  dût  même  l'exiler  quelque  temps,  tandis  que  ses  sœurs, 
honnêtes  et  rieuses,  tiraient  vanité  d'un  frère  aussi  brillant.  Par  le 


552  REVUE    DES   DEUX   MONDES, 

mariage,  sa  première  femme  lui  apportera  le  droit  de  s'appeler 
M.  de  Beaumarchais,  une  autre  les  premiers  élémens  de  sa  for- 
tune, tandis  qu'une  ennemie  fantasque  sera  sur  le  point  de  cau- 
ser sa  perte  et  qu'une  protégée  indolente,  arrachée  par  lui  aux 
persécutions  d'un  mauvais  mari,  lui  vaudra  les  plus  rudes  attaques 
qu'il  ait  jamais  subies.  Entre  temps,  il  aima  beaucoup,  ou,  du  moins, 
il  fut  très  galant,  à  la  fois  sceptique  et  naïf,  infidèle  et  tendre,  po- 
sitii  sans  grossièreté,  professant  que  «  toute  femme  vaut  un  hom- 
mage, »  mais  que  «  bien  peu  sont  dignes  d'un  regret,  )>  les  prenant 
au  sérieux  néanmoins,  indulgent  pour  leurs  faiblesses,  leur  gardant 
toujours  de  la  reconnaissance  et  jamais  de  la  rancune,  alterna- 
tivement occupé  à  leur  rendre  service  et  à  se  défendre  contre 
elles,  habile  enfin  à  ne  pas  les  compromettre.  Elles  l'adoraient, 
même  lorsqu'elles  avaient  à  se  plaindre  de  lui.  Gudin  porte 
à  ce  sujet  un  étonnant  témoignage  :  «  Il  fut  aimé  avec  passion  de 
ses  maîtresses  et  de  ses  trois  femmes;  »  et  cet  autre,  qui  n'est  pas 
moins  digne  d'attention  :  «  11  réconcilia  plusieurs  ménages  et  n'en 
brouilla  aucun.  »  Au  demeurant,  depuis  les  princesses  de  théâtre 
jusqu'aux  petites  bourgeoises,  depuis  les  grandes  dames  jusqu'aux 
bonnes  fortunes  de  la  rue,  —  qu'il  eut  le  tort  de  prolonger  beau- 
coup trop  tard,  —  il  leur  dut  le  bonheur  domestique,  toutes  les 
joies  de  la  galanterie,  du  sentiment  ou  même  de  la  passion,  des 
occasions  de  gloire  et  de  fortune  ;  il  leur  dut  surtout  une  expérience 
du  cœur  féminin  qui  lui  permit  d'imaginer  ces  déHcieuses  figures 
de  Rosine,  de  la  comtesse  Almaviva  et  de  Suzanne,  où  la  femme 
française  du  xviii®  siècle  revit  avec  un  charme  que  Marivaux  lui- 
même  n'a  pas  mieux  saisi. 

Vif  et  exubérant,  Beaumarchais  porte  son  assurance  trop  au 
dehors.  De  là  des  jalousies  et  des  épigrammes.  Il  répond  verte- 
ment à  celles-ci,  méprise  celles-là,  déploie  dans  l'occasion  une 
bravoure  brillante  et  gaie  qui  ne  l'abandonnera  jamais ,  faisant 
aussi  fière  figure  sur  le  terrain  que  dans  un  cercle  de  courtisans 
hostiles,  et  s'habituant,  dans  une  série  d'escarmouches  heureuses, 
à  prendre  les  grands  seigneurs  non  pour  ce  qu'ils  semblent  être, 
mais  pour  ce  qu'ils  sont.  Il  y  joint  un  clair  bon  sens,  un  esprit  de 
décision,  et,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  un  instinct  de  raison 
juste  et  net  qui  le  saisit  dans  le  danger,  lui  fait  former  un  pronostic 
rapide  sur  l'événement  qui  l'assaille  et  le  conduit  toujours  au 
meilleur  parti  qu'il  faut  prendre.  »  Avec  le  courage,  la  gaîté  est 
déjà  le  trait  essentiel  de  son  caractère,  en  attendant  qu'elle  soit 
sa  muse,  une  gaîté  qui  laisse  place  à  des  accès  de  mélancolie 
rêveuse,  avec  une  sensibilité  vive,  facile  et  superficielle  qui  l'éga- 
rera  souvent,  dans  sa  vie  comme  dans  ses  œuvres.  La  poésie  éle- 
vée et  l'idéal  lui  manquent,  mais  jamais  esprit  ne  fut  plus  souple, 


EEAU-MARCHAIS.  553 

plus  pratique  et  plus  avisé,  avec  une  sorte  d'ivresse  légère  qui  le 
transporte  et  l'excite.  Nature  pleine  de  contrastes,  à  la  fois  épicu- 
rienne et  stoïque,  franche  et  rouée,  mélange  de  don  Juan  et  de  Gran- 
dison,  faite  pour  l'action  et  le  plaisir,  aussi  à  l'aise  dans  la  défaite 
que  dans  la  victoire,  douée  d'une  intensité  de  vie  que  l'histoire 
d'aucun  écrivain  n'offre  à  un  pareil  degré. 

Le  premier  service  que  lui  rendent  sa  faveur  et  son  aisance 
mondaine  est  de  l'introduire  dans  la  finance.  Il  oblige  un  homme 
qui  remue  des  millions  :  quelle  aubaine  pour  lui  !  Car  il  aime  l'ar- 
gent. Non  pour  des  satisfactions  de  luxe  ou  de  vanité  :  s'il  le  dé- 
pense royalement,  il  sait,  quand  il  le  faut,  porter  gaîment  la 
misère  ;  mais  comme  la  plus  puissante  des  armes,  le  levier  uni- 
versel. En  cela,  non-seulement  il  est  de  son  siècle,  mais  il  le  de- 
vance. Le  voilà  donc  spéculateur,  et  il  le  demeura  toute  sa  vie, 
tour  à  tour  marchand  de  forêts,  de  hvres,  de  fusils,  armateur  et 
commissionnaire,  prêteur  et  banquier;  il  voudra  même  un  instant, 
malgré  l'affectation  d'une  philanthropie  sujette  à  de  singulières  dé- 
faillances, perfectionner  la  traite  des  nègres.  Cette  préoccupation 
de  l'argent,  il  la  portera  jusque  dans  la  littérature;  il  aura  le 
premier  la  conviction  nette  que  la  propriété  littéraire  est  une  pro- 
priété, et  que  la  gloire  ne  perd  rien  à  savoir  s'administrer. 
Sachons-lui  gré  d'une  audace  en  faveur  de  laquelle,  un  siècle  au- 
paravant, Boileau  plaidait  les  circonstances  atténuantes.  Pour  un 
écrivain,  ne  dépendre  que  de  ses  œuvres,  c'est  l'indépendance, 
par  suite  la  dignité  ;  si  Beaumarchais  ne  sut  pas  toujours  conserver 
ces  biens  précieux,  il  les  assura  du  moins  à  ses  successeurs. 

Combien  d'autres,  une  fois  riches,  —  et  il  le  fut  de  bonne 
heure,  —  n'auraient  songé  qu'à  jouir  tranquillement  des  faveurs 
du  sort  !  Il  n'est  pas  l'homme  de  «  cette  philosophie  médiocre.  » 
11  n'aime  pas  seulement  l'action,  mais  le  bruit;  il  veut  entendre 
autour  de  son  nom  comme  une  rumeur  continuelle.  Enfin,  il  a  ou 
croit  avoir  tous  les  talens,  et  il  prétend  les  exercer  tous.  Or,  au 
temps  où  il  vit,  entre  les  diverses  sortes  de  gloire,  celle  du  théâtre  est 
la  plus  enviée.  Dans  ce  Paris  amoureux  de  spectacles,  elle  pas- 
sionne toutes  les  classes  ;  chaque  soir  la  rajeunit  et  la  renouvelle  ; 
on  n'est  un  .homme  connu  qu'après  avoir  fait  une  tragédie. 
«  Mais  si  la  tragédie  conserve  encore  son  rang  dans  la  hiérarchie 
des  genres,  on  commence  à  la  discuter  ;  on  vante  une  forme  plus 
large  et  plus  souple,  le  drame,  qui  mêle  le  rire  aux  larmes  et  ad- 
met toutes  les  conditions  au  privilège  d'attendrir.  Il  y  a,  dans  ces 
idées  de  Diderot,  de  quoi  tenter  un  esprit  aventureux  ;  Beaumar- 
chais compose  donc  Eugénie,  puis  les  Deux  A))u's,  en  reprenant, 
dans  une  longue  préface,  —  étonnant  mélange  d'esprit  pratique 
et  d'utopie,  avec  plus  de  celle-ci  que  de  celui-là,  —  la  thèse  sou- 


55i  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tenue  par  l'auteur  du  Père  de  famille.  Et,  comme  il  ne  peut  se 
dispenser  de  mêler  à  toutes  ses  œuvres  un  peu  de  son  histoire, 
Eugénie  met  en  action  les  souvenirs  amplifiée  et  embellis  d'une 
délicate  affaire  de  famille  qu'il  était  allé  poursuivre  jusqu'en  Es- 
pagne; les  Deux  Amis  sont  empruntés  à  son  expérience  des  affaii'es 
d'argent.  La  première  des  deux  pièces  réussit  à  moitié,  la  seconde 
échoue,  mais  toutes  deux  font  retentir  le  nom  de  l'auteur.  Ainsi  le 
but  est  en  partie  atteint,  la  voie  préparée,  et  tout  ce  qui  sortira  de 
la  même  plume  soulèvera  désormais  une  grande  attention. 

Cet  ami  de  la  gloire  bruyante  va,  du  reste,  être  servi  à  sou- 
hait, beaucoup  mieux  même  qu'il  ne  l'eût  désiré;  et  il  n'aura  pas 
trop  de  tout  son  courage  et  de  tous  ses  talens  pour  ne  pas  suc- 
comber dans  la  terrible  aventure  qu'une  misérable  chicane  d'héri- 
tier lui  prépare.  Les  calomnies,  les  dénonciations  pleuvent  sur 
lui;  et,  tandis  qu'il  se  défend  en  désespéré,  une  querelle  avec  un 
grand  seigneur,  le  duc  de  Ghaulnes,  le  fait  jeter  en  prison,  au 
mépris  de  toute  justice,  car  le  duc  a  tous  les  torts.  Libre  enfm,  il 
se  voit  déshonoré  et  ruiné  par  les  intrigues  de  M.  de  La  Blache, 
autre  grand  seigneur,  et  les  conclusions  de  Goezman,  magistrat 
inaccessible  aux  plaideurs  pauvres  ou  médiocrement  généreux. 
Triste  complément  de  son  expérience  de  Versailles  :  du  même 
coup,  il  n'a  plus  rien  à  apprendre  sur  la  noblesse  et  il  fait  connais- 
sance avec  la  justice  des  parlemens.  Tout  autre  fût  resté  écrasé  :  il 
se  redresse  et  entame  une  lutte  sans  merci  avec  ceux  qui  veulent 
le  perdre.  Seul,  il  tient  tête  à  un  corps  dont  la  redoutable  orga- 
nisation et  les  habitudes  barbares  ont  de  quoi  faire  trembler.  Sans 
autr-e  ressource  que  la  plume,  privé  du  prestige  de  l'éloquence 
parlée,  il  oblige  la  raison  d'état  à  céder  devant  son  droit.  On 
s'efforce  à  le  déshonorer;  iî  répond  en  démasquant  ses  adver- 
saires, les  frappe  au  visage  et  les  montre  ridicules  ou  odieux.  Le 
courage  n'aurait  pas  suffi  dans  cette  lutte  effrayante,  il  y  fallait  de 
l'héroïsme  :  à  l'héroïsme  il  ajoute  le  génie,  et,  par  ses  Mémoires , 
se  révèle  grand  écrivain. 

!L 

Pour  trouver  à  ces  Mémoires  un  terme  de  comparaison,  on 
s'adresse  d'habitude  aux  Provinciales  et  l'on  va  jusqu'à  les  leur 
égaler.  C'est  leur  faire  un  excès  d'honneur,  car  il  y  a  des  rangs 
même  parmi  les  chefs-d'œuvre.  Malgré  des  ressemblances  sur  les- 
quelles je  reviendrai,  les  deux  livres  ne  diffèrent  pas  moins  que  les 
deux  auteurs  :  Pascal,  âme  ardente  et  droite  ;  Beaumarchais,  tête  fu- 
meuse et  compliquée.  Tous  deux  furent  spirituels  et  habiles,  mais 
l'esprit  de  l'un  n'était  que  l'ironie  d'une  raison  supérieure,  son  habileté 


BEA.UMARCHAIS.  555 

qu'une  forme  de  la  droiture  ;  l'autre  plaisantait  d'une  façon  qui 
eût  indigné  Pascal,  il  y  avait  de  l'équivoque  dans  sa  dialectique, 
et,  luttant  contre  des  fourbes,  il  ne  s'interdisait  pas  de  les  battre 
avec  leurs  propres  armes.  Pascal  n'avait  d'intérêt  personnel  dans 
le  débat  qu'un  attachement  passionné  pour  ses  croyances,  il  était 
l'homme  d'un  parti;  mais,  outre  qu'un  parti  est  plus  qu'un  homme, 
le  sien  croyait  confondi'e  dans  sa  cause  les  plus  chers  intérêts  de 
l'humanité.  Beaumarchais  ne  défendait  que  lui-même,  et,  au  fond, 
de  quoi  s'agissait-il  dans  son  procès?  De  quelques  louis  offerts  par 
un  plaideur  à  la  femme  d'un  magistrat,  avec  l'espoir  secret  que  le 
magistrat  en  saurait  gré  au  plaideur.  Mais  il  manœuvra  si  bien  que 
le  principal  de  la  cause  n'en  fut  bientôt  plus  que  l'accessoire; 
dans  ce  misérable  débat,  il  sut  engager  la  dignité  du  premier  corps 
judiciaire  de  France,  et  l'intérêt  supérieur  de  tous  les  Français  à 
obtenir  justice. 

Le  seul  procédé  de  Pascal  où  l'on  puisse  voir  une  tactique,  ce 
fut  de  déplacer  le  tribunal  dont  ses  amis  étaient  justiciables  et  de 
porter  la  cause  devant  tous  ceux  que  l'on  appelait  alors  «  les  hon- 
nêtes gens.  »  C'est  en  cela,  et  en  cela  seulement,  que  Beaumar- 
chais lui  ressemble  tout  à  fait.  Peut-être  dut-il  à  son  illustre  de- 
vancier l'idée  de  cette  manœuvre  ;  peut-être  aussi  lui  vmt-elle  par 
le  seul  elïet  d'une  situation  à  ce  point  compromise  que,  faute  de 
couvrir  son  intérêt  de  l'intérêt  général  et  de  le  renouveler  en  l'èlai- 
gissant,  il  était  perdu  sans  ressources  :  le  parlement  tenait  à  le 
condamner,  et  le  public  ne  tenait  pas  encore  à  ce  qu'il  fût  absous. 

Il  fallait  d'abord  rendi-e  la  cause  attachante,  et  ce  n'était  pas 
facile.  Où  pouvait  se  prendre  la  curiosité  dans  une  ennuyeuse  com- 
plication de  chicanes?  Beaumarchais  eut  l'art  de  transformer  ses 
adversaires  et  lui-même  en  acteurs  d'une  vraie  comédie  et  de 
faire  désirer  le  dénoûment  de  la  pièce  avec  passion.  Sa  prompte 
intelligence  s'était  vite  orientée  dans  les  obscurités  de  la  procé- 
dure ;  mais  il  dissimula  sa  science  avec  autant  de  soin  que  d'autres 
en  eussent  mis  à  l'étaler,  et,  abandonnant  le  grimoire  à  ses  adver- 
saires, il  s'attacha  de  tout  son  pouvoir  à  être  clair.  Le  public  une 
fois  alléché  et  retenu  par  son  plaisir  même,  il  lui  fit  comprendre 
que  cette  cause  était  celle  de  tous,  car  chacun  a  plaidé,  plaide  ou 
peut  plaider  un  jour. 

Que  de  surprise  et  de  colère  à  mesure  qu'avançait  l'étonnante 
représentation!  On  savait  bien,  depuis  Rabelais  et  Racine,  que  ma- 
gistrats et  gens  de  loi,  tantôt  grotesques,  tantôt  sinistres,  étaient 
souvent  très  dangereux;  mais,  en  somme,  Grippeminaud  comme 
Dandin,  figures  miaginaires,  enlaidies  à  plaisir.  Ici,  au  contraire, 
des  personnages  vivans,  plus  ridicules  que  toutes  les  inventions  de 


556  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

la  comédie  et  de  la  satire,  plus  dénués  encore  de  pudeur  et  d'hon- 
nêteté. Et  quels  procédés  que  les  leurs  !  Quel  odieux  mélange  de 
cruauté  et  de  perfidie  !  L'effet  était  d'autant  plus  grand,  que  le  cou- 
rageux plaideur  observait  une  convenance  exemplaire.  Au  lieu  d'in- 
vectiver ses  juges,  il  leur  portait  des  coups  terribles  avec  les  mar- 
ques du  plus  profond  respect.  Son  attitude,  enfin,  achevait  de  lui 
concilier  la  sympathie.  La  plupart  des  accusés  ne  trouvent  guère 
que  deux  moyens  de  défense  :  la  violence  qui  indispose,  l'humilité 
qui  répugne.  Tranquille  et  souriant,  ferme  sans  bravade,  Beaumar- 
chais, dans  cette  poursuite  déshonorante,  sauvegardait  sa  dignité. 
Les  formes  surannées  et  la  solennité  barbare  de  l'appareil  judi- 
ciaire, il  n'y  voyait  qu'un  utile  décor  pour  la  mise  en  scène  de  sa 
pièce,  et  il  en  tirait  le  pathétique  ou  le  comique  latent. 

Comme  le  moi  est  monotone,  et  que  l'intérêt  se  retire  vite  de  qui 
prétend  l'accaparer,  il  se  gardait  bien  de  rester  au  premier  plan. 
Après  un  monologue,  où  il  avait  donné  seul,  il  présentait  sa  famille 
en  un  groupe  sentimental,  tel  que  Greuze  aurait  pu  le  disposer  : 
au  centre,  son  père,  respectable  vieillard,  qui  s'étendait  avec  effu- 
sion sur  les  mérites  de  son  fils;  ses  sœurs,  courageuses  filles,  qui, 
paraît-il,  le  secondaient  dans  la  lutte.  On  s'aimait  vraiment  beaucoup 
dans  cette  famille,  et  il  faut  reconnaître  à  Beaumarchais  presque  toutes 
les  vertus  de  l'homme  privé.  Les  adversaires  défilaient  ensuite  :  à 
la  cantonade,  le  conseiller  Goezman,  invisible  et  présent,  couvert 
par  son  titre,  semblait-il,  en  réalité  le  plus  maltraité  de  tous  ;  le 
gazetier  Marin,  Provençal  infatué,  auquel  manquait  le  sens  du 
ridicule  et  d'autant  plus  comique,  car,  en  faisant  éclater  le  rh'e,  il 
continuait  à  s'admirer;  Lejay,  petit  marchand  de  Paris,  affolé  de 
terreur,  essayant  de  se  tirer  d'affaire  par  des  témoignages  de 
complaisance  et  n'arrivant  qu'à  se  compromettre  encore  plus  ;  le 
grand  cousin  Bertrand,  niais  et  colérique;  Baculard  d'Arnaud, 
sensible  et  perfide,  solennel  et  sot,  dévoré  de  jalousie;  enfin 
M™^  Goezman,  jeune  femme  coquette  et  mobile,  hors  d'elle  pour 
une  épigramme,  calmée  par  le  moindre  compliment,  tantôt  effron- 
tée, tantôt  tremblante,  oubliant  la  gravité  de  la  situation  pour  faire 
des  grâces,  menaçant,  au  début  d'un  interrogatoire,  d'arracher  les 
yeux  à  Beaumarchais,  et,  à  la  fin,  acceptant  la  main  qu'il  lui  offrait 
pour  la  reconduire.  Ces  êtres,  pris  dans  l'ordinaire  de  la  vie,  sans 
grande  originalité  naturelle,  étaient  marqués  dès  iors  d'un  signe 
inoubUable  :  ils  passaient  au  rang  de  types. 

Élevé  à  cette  puissance,  le  talent  d'observer  et  de  peindre  de- 
vient celui  de  créer,  c'est-à-dire  la  qualité  maîtresse  de  l'auteur 
dramatique.  Gêné  par  des  théories  excessives  ou  fausses,  Beau- 
marchais avait  échoué  au  théâtre  ;  l'expérience  sincère  et  l'obser- 


BEAUMARCHAIS.  557 

vation  sans  parti-pris  lui  donnèrent  ce  qui  lui  manquait  à  ses  dé- 
buts. Lorsqu'il  abordera  de  nouveau  la  scène,  il  devra  le  meilleur 
de  son  succès  à  la  reprise  des  moyens  employés  dans  l'afiaire 
Goezman. 

S'il  se  montrait  auteur  dramatique  par  le  don  de  créer  des  per- 
sonnages, il  ne  l'était  pas  moins  dans  l'art  de  les  faire  parler.  Cer- 
tains passages  des  Mémoires  sont  des  scènes  de  comédie  toutes 
faites  ;  ainsi  la  grande  confrontation  avec  M"^^  Goezman  :  tout  le 
reste  y  converge  ou  en  découle,  et,  comme  dans  une  pièce  bien 
conduite,  cette  scène  explique,  résume  ou  prépare  tout  ce  qui  pré- 
cède et  tout  ce  qui  suit.  Enfin,  le  style  est  déjà  celui  du  théâtre; 
il  suffira  de  le  serrer  un  peu  et  de  l'émonder  çà  et  là  pour  l'y  ap- 
proprier exactement.  Car  s'il  ne  lui  reste  plus  rien  à  gagner  comme 
éclat  et  souplesse,  il  y  a  excès  de  verve,  de  la  pétulance,  une  gaîté 
qui  s'enivre  d'elle-même.  On  voit  que  l'inspiration  arrive  tumul- 
tueuse et  que  l'auteur  ne  se  donne  pas  la  peine  de  choisir  dans  le 
flux  des  pensées  et  des  mots.  Plusieurs  pages  sont,  visiblement, 
très  travaillées  :  ce  sont  les  meilleures;  d'autres  ont  coulé  de 
source,  et  le  jet  exubérant  n'en  est  pas  très  pur.  Parfois  les  défauts 
du  temps  apparaissent,  ainsi  l'emphase  et  la  sensibilité  déclama- 
toire. Ailleurs,  c'est  l'auteur  lui-même  qui  met  trop  de  son  carac- 
tère dans  son  style.  Il  a  des  insolences  de  page  incapable  de  tenir 
sa  langue,  des  effronteries  de  valet  comique,  des  bouffées  de  satis^ 
faction  personnelle  dont  la  bonne  humeur  ne  sauve  pas  la  fatuité. 

Mais  il  a  tant  d'esprit,  et  de  tout  genre  !  Esprit  de  mots,  de 
situation  et  de  caractère;  esprit  d'une  forme  toute  nouvelle, 
reprise  au  point  où  Voltaire  l'avait  laissée,  avec  ce  tour  net, 
rapide  et  incisif,  qui,  grâce  à  tous  deux,  est  devenu  de  plus  en 
plus  l'expression  favorite  de  l'humeur  nationale.  Et  cet  esprit,  il  le 
prodigue  avec  tant  d'à-propos  !  Sa  gaîté  est  si  naturelle  et  si  franche, 
son  expression  si  vive,  si  neuve,  parfois  colorée  d'images  si  pitto- 
resques !  Un  torrent  de  verve  et  d'éloquence,  qui  va  jusqu'au 
lyrisme  de  l'esprit  et  de  la  gaîté,  emporte  les  défauts  ;  on  ne  les 
trouve  qu'en  les  cherchant;  au  contraire,  les  qualités  de  premier 
ordre  frappent  et  séduisent  dès  l'abord.  Beaucoup  étaient  sans 
exemple  avant  lui.  Sa  rhétorique  a  des  efïets  neufs  etpuissans  que 
Démosthène  ou  Cicéron  lui  eussent  enviés  ;  ainsi  la  fameuse  prière, 
où,  faisant  l'énumération  de  ses  ennemis,  une  même  formule  lui 
suffit  pour  les  écraser  l'un  après  l'autre.  Quant  à  l'invention,  il 
n'y  en  eut  jamais  d'aussi  fertile  en  un  sujet  plus  restreint.  De  mé- 
moire en  mémoire,  la  matière,  toujours  la  même,  semble  renou- 
velée; il  y  a  progression  d'intérêt  comme  d'éloquence,  et  le  der- 
nier est,  sans  contredit,  le  plus  attachant.  C'est  là  qu'une  allusion 


558  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

perfide  à  son  voyage  d'Espagne  lui  fournit  le  prétexte  de  le  racon- 
ter lui-même,  et  d'en  faii*e  non  plus  une  comédie,  mais  un  drame, 
où  parlent  et  agissent  avec  l'éloquence  de  la  passion  sa  sœur 
Marie-Louise  et  lui-même,  protecteur  de  l'innocence  abusée,  vail- 
lant dans  la  lutte,  généreux  dans  la  victoire.  Terminer  de  la  sorte 
était  une  suprême  habileté,  car  l'arrêt  allait  être  rendu  et  l'homme 
qui  avait  joué  un  si  beau  rôle  ne  pouvait  plus,  décidément,  être 
traité  comme  un  plat  fripon  et  un  simple  intrigant  par  ceux  qui 
avaient  le  plus  d'intérêt  à  le  présenter  comme  tel. 

III. 

L'eflet  de  cette  éloquence  ne  fut  pas  seulement  littéraire.  Si,  en 
parlant  au  seuil  du  prétoire  la  langue  de  Voltaire  échauffée  par  la 
flamme  de  Rousseau,  les  Mémoires  contribuèrent  à  en  chasser  l'em- 
phase et  le  pathos,  ils  eurent  de  plus  graves  conséquences,  pré- 
sentes ou  lointaines,  funestes  ou  heureuses.  Ils  achevèrent  de 
discréditer  le  parlement  Maupeou,  mais  ils  ruinèrent  le  respect  de 
la  justice,  déjà  bien  ébranlé.  Les  anciens  magistrats  avaient  ap- 
plaudi aux  coups  dirigés  contre  des  intrus,  sans  prévoir  qu'eux- 
mêmes,  le  jour  où  ils  remonteraient  sur  leurs  sièges,  en  trouve- 
raient la  dignité  avihe.  Ils  voudront  reprendre  et  continuer  leurs 
rôles  au  point  où  la  révolution  de  1771  les  avait  obhgés  à  quitter  la 
scène,  c'est-à-dire  revendiquer  contre  un  pouvoir  absolu  des  attri- 
butions dont  l'exercice  (Hait  un  non-sens,  puisqu'ils  les  tenaient  de  ce 
pouvoir  même  ;  ils  espéreront  entendre  encore  les  acclamations  po- 
pulaires qui  les  accompagnaient  jadis  aux  lits  de  justice.  Mais  l'opi- 
nion ne  verra  plus  en  eux  que  les  arbitres  des  plaideurs,  et  de 
mauvais  arbitres.  Parmi  ceux  qui  demanderont  bientôt  la  destruc- 
tion des  anciens  parlemens,  combien  avaient  désappris,  en  hsant 
Beaumarchais,  le  respect  de  la  magistrature  !  En  revanche,  après 
ces  retentissans  débats,  la  lumière  portée  à  fond  dans  l'antre  de  la 
chicane  avait  éclairé  les  vices  de  la  procédure  et  montré  la  né- 
cessité des  garanties  dont  les  codes  de  la  révolution  s'efforceront 
d'entourer  l'accusé,  le  plaideur  et  le  magistrat.  Comme  l'a  dit  juste- 
ment Saint-Marc  Girardin,  ces  «  modèles  de  plaisanterie  et  d'élo- 
quence ))  contiennent  à  chacjue  instant  (c  le  germe  de  quelques-uns 
des  grands  principes  de  justice  ou  d'humanité,  qui  depuis  ont  passé 
dans  les  lois.  » 

Pour  l'auteur,  l'admiration  fut  unanime,  et  le  triomphe  éclatant. 
Qu'importait  le  blâme  infligé  !  Perdu  devant  le  parlement,  le  pro- 
cès était  gagné  devant  l'opinion.  Elle  avait  un  moment  abandonné 
Beaumarchais,  elle  lui  revint  avec  une  fureur  d'enthousiasme;  elle 


BEAUMARCHAIS.  559 

vit  en  lui  «  l'homme  de  la  nation,  »  celui  qui  incarnait  en  sa  per- 
sonne les  griefs  et  les  droits  de  ses  concitoyens.  Un  prince  du  sang, 
de  grands  seigneurs,  aussi  aveugles  que  les  anciens  parlemen- 
taires, applaudissaient  comme  eux.  Le  bruit  fut  tel  que  Voltaire 
s'inquiétait  à  Ferney  de  cette  explosion  de  gloire  et  remarquait, 
non  sans  dépit,  qu'il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  faire  oublier  Mcrope. 
Il  pouvait  se  rassurer  :  Beaumarchais  atteignait  l'apogée  de  la 
faveur.  Malgré  de  nouveaux  triomphes  et  d'éclatans  retours  de 
gloire,  l'auteur  des  Mémoires  ne  devait  plus  connaître  l'unanimité 
d'admiration  qui  se  fit  un  moment  autour  de  lui.  Il  avait  alors  qua- 
rante-deux ans,  un  âge  critique  pour  les  natures  comme  les  siennes, 
où  de  graves  défauts  se  mêlent  à  de  rares  qualités.  A  cet  âge,  en 
efiet,  l'équilibre  jusqu'alors  maintenu  se  rompt  souvent  et  l'on 
verse  du  côté  où  l'on  penche.  Grisé  par  le  succès,  il  compta  trop 
sur  lui-même  et  voulut  trop  entreprendre.  Son  activité  va  devenir 
agitation,  son  audace  effronterie,  sa  souplesse  intrigue  pure.  Jus- 
qu'à présent  nous  n'avons  vu  en  lui  qu'un  ambitieux  très  remuant, 
mais  dont  les  talens  égalent  l'ambition  ;  désormais,  nous  aurons 
alfake  à  un  aventurier,  qui  usera  largement  des  libertés  familières 
à  ses  pareils. 

Passe  encore  pour  la  mission  secrète  en  Angleterre  qu'il  obtient 
de  Louis  XV  dans  l'intérêt  de  M™^  Dubarry.  Le  blâme  qui  l'avait 
frappé  emportait  des  conséquences  légales  très  gênantes,  et  la  faveur 
royale  pouvait  seule  lui  frayer  les  voies  de  la  réhabilitation.  Pour 
gagner  cette  faveur,  il  négocie  avec  un  entrepreneur  de  chantage, 
Théveneau  de  Morande,  et  il  va  être  payé  de  ses  peines,  lorsque 
meurt  son  royal  créancier.  Il  est  moins  facile  de  mériter  les  bonnes 
grâces  du  nouveau  roi,  qui  n'a  pas  de  favorites.  Cependant,  la  jeune 
reine,  entourée  de  haines  ardentes,  est  calomniée  avec  fureur  ;  et 
le  roi  entend  parler  d'un  nouveau  Morande,  le  juif  Angelucci,  entre 
les  mains  duquel  il  faut  arrêter  au  plus  tôt  un  pamphlet  contre  la 
reine.  Cet  Angelucci,  à  vrai  dire,  semble  bien  n'avoir  jamais  existé  ; 
Beamnarchais  l'aurait  inventé  pour  les  besoins  de  sa  cause,  et  les 
efforts  récens  de  M.  Lintilhac  afin  de  l'innocenter  sur  ce  point  n'ap- 
portent guère  d'autre  preuve  que  la  sympathie  du  critique  pour 
son  auteur.  Alors,  commence  un  roman  d'aventures,  ou  plutôt  une 
audacieuse  mystification,  qui  nous  montre  Beaumarchais  passant 
de  France  en  Angleterre,  d'Angleterre  en  Hollande,  traversant  toute 
l'Allemagne  à  la  poursuite  de  son  énigmatique  Angelucci,  enfin 
venant  échouer  dans  les  prisons  de  Vienne,  après  avoir,  dit-il, 
échappé  par  un  miracle  d'héroïsme  et  de  sang-froid  à  une  attaque 
de  brigands  soudoyés.  On  se  rappelle  l'étonnante  histoire  contée  au 
chevalier  de  Grammont  par  son  courrier,  l'ingénieux   Termes  : 


560  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

le  sable  mouvant  près  de  Calais,  le  cheval  enlisé,  le  porte-manteau 
englouti,  etc.,  et  l'on  s'étonne  que  M.  de  Vergennes,  diplomate  et 
ministre,  ait  été  plus  crédule  que  le  chevalier.  Le  ministre  autri- 
chien Kaunitz  ne  fut  pas  d'aussi  bonne  composition  ;  l'étrange  cour- 
rier de  cabinet  qu'était  Beaumarchais  lui  apparut  sous  son  vrai 
jour  :  il  ne  vit  en  lui  qu'un  valet  de  l'ancien  répertoire,  et  le  traita 
simplement  de  «  drôle,  »  Les  protestations  indignées  de  Beaumar- 
chais et  de  plusieurs  de  ses  biographes  ne  peuvent  faire  que  ce 
terme  énergique  ne  soit,  dans  le  cas  présent,  d'une  exacte  justesse. 

A  partir  de  ce  moment,  il  'devient  difficile  de  prendre  Beaumar- 
chais au  sérieux.  On  peut  tout  au  plus  faire  observer  que,  si  le  ca- 
ractère de  l'homme  est  entamé  par  ces  louches  aventures,  l'auteur 
du  Barbier  de  Séville  y  a  complété  l'expérience  nécessaire  pour 
imaginer  Figaro.  Mais,  comme  il  dut  y  perdre  ce  qui  lui  restait 
encore  de  respect  pour  les  puissances  !  La  noblesse  et  la  magistra- 
ture lui  inspiraient  haine  et  mépris  ;  va-t-il  maintenant  aimer  la 
royauté  ?  Louis  XVI  ne  pouvait  compter  ni  sur  la  reconnaissance, 
ni  sur  l'estime  de  son  agent  :  l'homme  avili  par  certaines  besognes 
rend  à  celui  qui  les  commande  le  mépris  qui  les  fait  commander  : 
«  Tenez,  monsieur,  dira  Figaro,  n'humilions  pas  l'homme  qui  nous 
sert  bien,  crainte  d'en  faire  un  mauvais  valet.  »  Cependant,  le  plus 
mauvais  pas  est  franchi  dans  l'histoire  de  Beaumarchais  ;  en  avan- 
çant, on  pourra  s'étonner  et  sourire  :  il  n'y  aura  guère  à  s'indigner  ; 
malgré  l'éternelle  poursuite  de  l'argent,  la  plupart  de  ses  actions 
vont  être  avouables,plusieurs  généreuses.  La  considération  lui  man- 
quera toujours  aux  plus  beaux  momens  de  sa  gloire,  il  laissera  sou- 
vent prise  à  la  médisance,  sinon  à  la  calomnie,  mais  il  ne  leur  don- 
nera que  rarement  raison. 

Lorsqu'éclate  la  guerre  d'Amérique,  il  s'avise  qu'il  y  a  là  matière 
à  des  opérations  aussi  libérales  que  fructueuses.  Il  les  conçoit  sur  un 
plan  grandiose  et  se  procure  deux  rois  comme  bailleurs  de  fonds, 
celui  de  France  et  celui  d'Espagne.  Il  équipe  de  véritables  flottes, 
contribue  aux  victoires  du  comte  d'Estaing,  amasse  une  fortune 
énorme,  la  perd,  en  regagne  une  partie.  Le  tout, pour  n'obtenir  des 
hommes  d'état  de  Philadelphie  qu'une  parfaite  ingratitude.  Mais  cela 
ne  le  corrigera  ni  du  goût  des  spéculations,  ni  de  celui  des  entre- 
prises à  effet.  Après  les  insurgés  d'Amérique,  il  offrira  ses  talens  à 
son  propre  pays,  et  la  dernière  affaire  qu'il  entreprendra  pour  la 
poursuivre  avec  une  obstination  tantôt  admirable,  tantôt  folle,  ce 
sera  une  fourniture  de  fusils  aux  armées  de  la  Convention. 

Si  la  comédie  exige  de  ceux  qui  veulent  amuser  leurs  sem- 
blables d'avoir  beaucoup  vu  et  beaucoup  appris,  personne  n'y 
était  mieux  préparé  que  Beaumarchais    lorsqu'il  l'aborda  entre 


BEAUMARCHAIS.  561 

son  retour  d'Allemagne  et  le  début  de  ses  affaires  d'Amérique. 
Où  trouver  une  expérience  plus  complète  que  la  sienne,  une  con- 
naissance plus  universelle  des  hommes  et  de  la  vie?  11  mena  tout 
de  front  :  équipement  de  vaisseaux,  composition  de  pièces,  re- 
lations laborieuses  avec  les  comédiens  et  le  pouvoir.  Car  il  eut 
certainement  plus  de  peine  à  se  faire  jouer  qu'à  écrire.  Sa  première 
comédie  existait  en  projet  depuis  plus  de  dix  ans.  En  1765,  à  la 
suite  du  voyage  en  Espagne,  il  s'était  proposé  de  révéler  à  ses 
compatriotes,  sous  forme  d'opéra-comique,  les  mœurs  originales, 
les  costumes  pittoresques  et  la  musique  animée  des  Espagnols. 
Cet  opéra  fut  médiocre,  et  les  comédiens  italiens  s'empressèrent  de 
le  refuser.  Alors,  n'en  conservant  que  les  noms  et  les  costumes,  il 
en  revêtit,  comme  d'un  joyeux  déguisement,  des  mœurs  et  des  ca- 
ractères français.  Ne  regrettons  pas  qu'il  ait  si  vite  abandonné  son 
projet  primitif  :  les  deux  comédies  que  nous  valut  ce  renoncement 
étaient  destinées  à  une  brillante  carrière  musicale.  Le  divin  Mozart, 
du  vivant  de  Beaumarchais,  et  Rossini  moins  de  vingt  ans  après 
sa  mort  en  tiraient  deux  chefs-d'œuvre,  l'un  de  tendresse  et  de 
grâce,  l'autre  de  verve  et  d'esprit.  Chefs-d'œuvre  inséparables  de 
ceux  qui  les  ont  provoqués  :  malgré  les  vers  des  librettistes,  les 
mélodies  allemande  et  italienne  ne  cessent  plus  d'accompagner  la 
prose  de  Beaumarchais,  et  la  phrase  française  chante  et  rit  à  tra- 
vers les  deux  partitions.  Il  est  rare  pourtant  que  ces  adaptations 
de  comédies  ou  de  drames  en  livrets  d'opéra  réussissent  tout  à  fait. 
Dans  le  cas  présent,  Beaumarchais  semblait  avoir  pressenti  et  pré- 
paré, par  une  parenté  de  nature,  sinon  Mozart,  du  moins  Rossini. 
L'esprit  français  se  mariait  à  l'ironie  italienne  avec  autant  d'aisance 
que  si  le  rythme  vif  et  rapide  de  la  prose  de  Beaumarchais  avait  été 
conduit,  dès  l'origine,  par  une  sorte  d'instinct,  qui  prévoyait  l'in- 
tervention prochaine  de  la  musique  ;  l'écho  des  sérénades  en- 
tendues à  Madrid  y  résonnait  en  sourdine  et  s'y  jouait  comme  un 
orchestre  invisible.  Quant  à  Mozart,  il  s'est  servi  de  Beaumarchais 
comme  d'un  prétexte  pour  évoquer,  avec  son  àme  rêveuse  et  pas- 
sionnée, une  sorte  d'amour  que  l'esprit  français  sentait  et  connais- 
sait déjà,  puisqu'il  avait  Racine,  mais  qui  manquait  au  xviii®  siècle 
et  qui,  désormais,  se  répandra  largement  à  travers  la  littérature  et 
l'art  de  notre  pays. 

IV. 

Enfin  le  Barbier  de  Séville  parut  devant  le  public  parisien  le 
23  février  1775  ;  date  encore  plus  importante  dans  l'histoire  de 
notre  théâtre  que  dans  celle  de  Beamnarchais,  presque  aussi  digne 
TOME  xcvm.  —  1890.  36 


562  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

d'être  retenue  que  celle  du  Cid  ou  à' tleniani.  Ce  jour-là  vit 
surgir,  en  effet,  plus  qu'un  chef-d'œuvre  comique,  plus  que  le  bril- 
lant tableau  de  toute  une  société  :  la  comédie  .elle-même  entrait 
dans  une  nouvelle  voie. 

Au  premier  abord,  on  pourrait  s'y  tromper.  Ce  qui  frappe  avant 
tout,  ce  sont  les  réminiscences  de  l'ancien  théâtre,  dont  la  nouvelle 
pièce  est  remplie.  Les  contemporains  y  signalaient  l'intrigue  d'un 
opéra-comique  de  Sedaine  :  On  ne  s' avise  j amais  de  lout.  Ils  au- 
raient pu  remonter  plus  haut  et  retrouver  dans  Molière,  avec  les 
personnages  de  la  nouvelle  pièce,  la  vieille  histoire  qui  en  lait  le 
sujet.  L'Ecole  des  Femmes  sm'tout  était  mise  à  contribution.  Ho- 
race n'a  iait  qu'échanger  son  brillant  habit  de  cour  contre  le  cos- 
tume noir  du  bacheher  Lindor;  Bartholo,  c'est  Ai'nolphe  sous  le 
manteau  de  médecin  espagnol  ;  Agnès  porte  la  mantille  et  s'appelle 
Rosine.  Mais,  avec  la  tendresse  de  l'amoureux,  nous  retrouvons 
l'égoïsme,  la  suffisance,  l'humeur  rogue  du  tuteur,  et,  si  la  roue- 
rie inconsciente  de  l'ingénue  s'est  bien  aiguisée,  c'est  le  même 
charme  de  jeunesse,  le  même  élan  vers  l'amour.  Quant  au  barbier 
qui  mène  l'intrigue,  il  est  partout  dans  Molière  :  Mascarille  l'a  de- 
vancé, surtout  HaU,  du  Sicilien^  cette  délicieuse  petite  pièce,  où  l'on 
pourrait  signaler  encore  deux  des  plus  amusantes  idées  scéniques 
dii  Barbier  de  S éville  :  la  conversation  du  premier  acte  sous  le  bal- 
con et  celle  du  troisième  entre  les  deux  amom'eux  au  nez  du  tuteur  dis- 
trait ;  et  ici  un  peu  du  Malade  iuiagi/iaire^  la  leçon  de  chant,  vient 
compléter  le  Sicilien.  Avec  Agathe  des  Folies  amoureuses,  Regnard 
a  fourni  plusieurs  traits  de  Rosine  ;  Marivaux,  avec  Trivelin ,  de  la 
Fausse  suivante,  quelques-unes  des  meilleures  répliques  de  Figaro. 
Les  souvenirs  de  Le  Sage,  — qui,  chose,  amusante,  a  mieux  peint 
l'Espagne  sans  l'avoir  vue,  que  Beaumarchais,  qui  l'avait  habitée, — 
sont  partout  dans  le  caractère  de  Figaro.  Enfin,  il  n'est  pas  jusqu'à 
Boursault  qui,  dans  son  Mercure  galant^  n'ait  offert  l'excellent  mo- 
dèle de  La  Rissole  au  comte  Almaviva  déguisé  en  soldat. 

Ressemblances  de  forme  ;  au  fond,  tout  est  changé,  surtout  dans 
les  deux  caractères  principaux,  le  valet  et  le  maître.  Le  valet  de 
Molière  prenait  son  temps  et  son  sort  comme  ils  étaient  ;  dans  ses 
heures  de  raisonnement,  il  n'exprimait  ni  rancunes,  ni  espérances 
subversives.  Il  avait  conscience  de  sa  supériorité,  mais  il  n'insi- 
nuait pas  qu'un  renversement  des  conditions  serait  souhaitable  et 
conforme  à  la  justice.  On  le  battait  souvent,  on  l'envoyait  aux  ga- 
lères dans  l'occasion,  on  le  pendait  quelquefois  ;  mais  il  admettait 
tout  le  premier  que  le  bâton,  la  rame  et  la  potence  étaient  faits 
pour  les  Mascarilles,  qu'il  y  avait  entre  ces  choses  et  lui  un  rapport 
nécessaire,   fondé  sur  le  droit  et  la  tradition.  En  revanche,  il  lui 


BEAUMARCHAIS.  563 

semblait  légitime  de  faire  tout  son  possible,  d'abord  pour  les  méri- 
ter, ensuite  pour  les  éviter.  Son  destin,  après  tout,  en  valait  bien 
un  autre  :  ne  lui  donnait-il  pas  une  liberté  souveraine  malgré  sa 
dépendance,  les  bénéfices  de  l'état  de  guerre,  le  droit  à  la  paresse, 
l'imprévu,  la  fantaisie? 

Figaro  n'en  juge  pas  de  la  sorte.  La  familiarité  qu'on  lui  té- 
moigne, les  libertés  qu'on  lui  permet,  il  en  use  pour  dire  son  avis 
sur  les  injustices  de  ce  monde.  S'il  est  valet,  c'est  qu'une  société 
mal  faite  ne  lui  laisse  pas  d'autre  usage  de  ses  talens,  et  il  donne 
à  entendre  non-seulement  qu'il  est  à  la  hauteur  de  tous  les  em- 
plois, mais  encore  qu'il  n'y  a  pas  dans  son  maître  l'étoffe  d'un 
valet  comparable  à  lui-même.  Il  espère  bien  que  les  choses  ne  se- 
ront pas  toujours  ainsi,  et  alors  on  verra  ce  qu'il  sait  faire!  Ne  lui 
objectez  pas  l'inégalité  fatale  des  conditions  humaines  :  il  a  lu  le 
Contrat  social,  et  il  n'admet  ni  droits  héréditaires,  ni  hiérarchie 
fondée  sur  le  privilège  :  place  au  mérite  personnel  î  En  attendant 
que  s'établisse  la  société  nouvelle,  il  profite  du  temps  présent;  il 
flatte  les  passions  de  son  maître  et  se  fait  payer  à  son  prix,  c'est-à- 
dire  très  cher.  L'argent,  voilà  son  dieu:  il  le  dit,  il  le  répète,  il 
le  proclame. 

On  explique  d'ordinaire  cette  différence  entre  Mascarille  et  Fi- 
garo par  cette  raison  que  le  premier  ignorait  l'histoire  de  sa  race 
et  que  le  second  la  connaît  au  mieux.  Héritier  de  ces  esclaves  et 
de  ces  vilains,  de  tous  ces  fils  du  peuple,  joyeux  dans  la  servitude, 
qui  peuplent  la  comédie  grecque  et  latine,  les  fabliaux  et  les  farces 
du  moyen  âge,  le  théâtre  du  xvii*  siècle,  sans  parler  du  Panurge 
de  Rabelais,  Figaro  exerce,  dit-on,  les  revendications  légitimes  do 
l'esprit  humilié.  Gardons-nous  de  compUquer  à  l'excès  un  person- 
nage qui  n'est  déjà  pas  trop  simple.  Par  cela  seul  qu'il  est  le  der- 
nier des  valets,  Figaro  est  leur  héritier  légitime  ;  mais  il  représente 
surtout  Beaumarchais  lui-même;  il  le  représente  même  trop,  car, 
valant  moins  que  lui,  il  le  calomnie  quelquefois  par  cette  ressem- 
blance. Au  demeurant,  la  plupart  des  traits  ironiques  du  barbier 
contre  les  injustices  du  sort  sont  empruntés  aux  diverses  mésa- 
ventures de  Beaumarchais.  Presque  toujours,  dans  ces  accu- 
sations générales,  il  y  a  un  grief  personnel.  Mais,  ici  encore,  nous 
retrouvons  la  grande  habileté  des  Mémoires  :  ces  griefs  sont  pré- 
sentés de  telle  façon  qu'ils  sont  plus  ou  moins  ceux  de  tout  le 
monde,  et  cela  suffit  pour  que  chacun  applaudisse  avec  transport. 
Figaro,  du  reste,  est  plein  d'esprit  et  de  gaîté,  aimable  et  sensible, 
insouciant  et  brave  ;  toutes  quahtés  propres  à  l'auteur,  mais  dans 
lesquelles  un  spectateur  français  se  reconnaîtra  toujours. 

Gomme   valets  et  maîtres  sont  dans  un  rapport  nécessaire,   le 


564  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

comte  Almaviva  explique  et  rend  possible  Figaro.  Il  tient  au  passé 
par  des  racines  encore  plus  proiondes  et  a  pour  ancêtres  tous  ceux 
qui,  dans  la  suite  des  temps,  s'attribuèrent  un  privilège  de  richesse 
et  de  domination,  iondé  sur  le  droit  historique  et  sur  la  force.  Il 
arrive  au  moment  où  ce  privilège  est  ruiné  par  la  discussion  ;  il 
le  sent  et  il  en  prend  son  parti.  Toutefois,  il  n'est  pas  éloigné  de 
croire  que  le  moindre  effort  de  volonté  lui  suffirait  pour  retenir  tout 
ce  qui  lui  échappe.  De  là  bien  des  contradictions  dans  ses  actes  et 
ses  paroles.  Tout  à  l'heure,  il  permettait  à  «  mons  Figaro  »  des  ré- 
flexions très  agressives  ;  maintenant,  il  rétabht  les  distances.  Il  a  du 
reste,  quoi  qu'en  dise  Figaro,  des  qualités  de  premier  ordre  :  de 
la  bonté,  une  intelligence  très  ouverte,  une  grande  distinction  de 
manières  et  de  langage,  de  la  race  en  un  mot.  II  semble  que  Beau- 
marchais, obligé  et  victime  de  la  noblesse,  hôte  de  Versailles  et 
prisonnier  du  For-l'Évêque,  n'ait  pu  se  défendre  d'un  peu  de  re- 
connaissance et  de  sympathie  envers  ceux  dont  il  se  vengeait  : 
pour  mettre  sa  conscience  en  repos,  il  les  couronne  de  fleurs  en 
les  sacrifiant. 

Car,  pour  la  première  fois  dans  notre  ancien  théâtre,  l'inspiration 
de  la  pièce  emprunte  beaucoup  à  la  politique,  et  c'est  là  une  grande 
nouveauté,  indice  d'un  profond  changement  dans  l'esprit  public.  C'est 
que,  depuis  cinquante  ans,  la  politique  était  devenue  le  thème 
préféré  de  la  littérature  et  des  conversations.  Jadis,  on  chanson- 
nait  les  ministres,  mais  on  ne  discutait  pas  le  principe  du  pouvoir; 
on  ne  prononçait  guère  certains  mots,  qui  désormais  seront  dans 
toutes  les  bouches  :  devoirs  des  gouvernans,  droits  des  gouvernés, 
respect  de  la  nation.  Sous  Louis  XIV,  un  «  patriote,  »  comme  Vau- 
ban,  faisait  scandale  et  personne  ne  prenait  au  sérieux  la  race  ba- 
varde des  «  nouvellistes.  »  Sous  Louis  XV,  un  club  d'économistes 
s'est  installé  dans  le  palais  de  Versailles,  on  s'est  paré  du  titre  de 
«  citoyen  ;  »  dans  les  cafés,  dans  la  rue,  sous  les  ombrages  des 
Tuileries  et  du  Luxembourg,  on  a  discuté  toutes  les  institutions 
avec  une  hardiesse  que  les  espions  de  police  n'intimidaient  pas. 
Et  voici  que  maintenant,  sous  Louis  XVI,  la  comédie  s'attaque  à 
ces  institutions;  elle  les  traduit  sur  la  scène,  elle  les  soumet  au 
plus  redoutable  des  examens,  celui  qui  recommence  tous  les  soirs 
devant  un  pubhc  toujours  renouvelé,  où  les  sentimens  de  chacun 
se  multiplient  par  ceux  de  tous,  avec  le  grossissement  nécessaire 
à  la  scène  et  la  concentration  vigoureuse  qu'elle  exige  de  la  satire. 
Je  rappelais  tout  à  l'heure  les  devanciers  français  de  Beaumar- 
chais dans  la  conception  de  ses  personnages  et  de  son  sujet;  cette 
fois,  pour  lui  trouver  un  modèle  aussi  hardi  que  lui-même,  il  fau- 
drait remonter  jusqu'à  Aristophane. 


BEAUxMARGHAIS.  565 


V. 


Le  changement  est  aussi  profond  dans  la  structure  que  dans 
l'inspiration  de  la  pièce.  A  y  regarder  de  près,  Beaumarchais  n'in- 
vente rien,  mais  il  combine  de  façon  si  originale  les  élémens  four- 
nis par  ses  prédécesseurs  qu'il  en  résulte  une  conception  nouvelle 
de  la  comédie.  L'ancien  théâtre  lui  offrait  les  trois  genres  classi- 
ques :  comédies  de  caractère,  de  mœurs  et  d'intrigue.  Mais  ces 
trois  genres  peuvent  se  réduire  à  deux  :  les  pièces  demandant  l'in- 
térêt à  une  étude  psychologique  ou  morale,  soutenue  par  un  effort 
plus  ou  moins  heureux  vers  le  style,  pièces  littéraires  et  laites 
pour  durer;  et  les  pièces  où  la  psychologie  et  le  style  ne  viennent 
qu'en  seconde  hgne,  lorsqu'ils  s'y  trouvent,  et  qui  s'adressent  sur- 
tout par  l'intrigue  et  le  décor  à  la  curiosité  de  l'esprit  ou  de  l'œil, 
pièces  littéraires  par  accident  et  destinées  à  leurs  seuls  contempo- 
rains. Le  Barbier  de  Séville  représente  la  combinaison  merveilleu- 
sement habile  de  tous  ces  élémens  :  Figaro  et  Almaviva  sont  deux 
types,  mais  la  peinture  de  leur  temps  ne  nous  attache  pas  moins 
que  l'étude  de  leurs  caractères;  l'intrigue  suffirait  seule  à  retenir 
notre  attention;  l'emploi  combiné  du  costume,  du  décor  et  de  la 
mise  en  scène  produit  une  série  de  tableaux  qui  enchantent  l'œil  : 
il  n'y  a  pas  de  pièce  plus  facile  à  illustrer.  Le  style,  enfin,  a  sa 
valeur  indépendante  et  propre.  Il  faudra  désormais  dans  toute  co- 
médie la  réunion  de  ces  élémens  divers,  dont  nos  pères,  moins 
exigeans,  admettaient  très  bien  la  séparation. 

Telle  est  la  grande  nouveauté  du  Barbier;  mais  il  en  offre  en- 
core d'autres,  complément  ou  conséquence  de  celle-là.  D'abord, 
la  prose  se  substitue  au  vers  et  ne  lui  cédera  plus  la  place  qu'à 
de  rares  intervalles  et  par  exception.  On  ne  verra  plus  guère  de 
grandes  comédies,  coulées  dans  le  moule  du  Misanthrope  et  des 
Femmes  savantes  ;  Destouches  et  Piron,  avec  le  Glorieux  et  la  Mé- 
tro7nonie,  ont  donné,  en  ce  genre,  les  dernières  grandes  œuvres  du 
siècle.  On  est  las  de  ces  satires  dialoguées,  pleines  de  sentences 
et  de  tirades,  générales  dans  leurs  caractères  et  leur  objet.  Beau- 
marchais montre  comment  on  peut  intéresser,  —  et  de  quel  inté- 
rêt passionné!  —  avec  une  observation  plus  superficielle,  mais 
plus  prochaine,  des  personnages  pris  dans  le  train  habituel  de  la 
vie  et  parlant  le  langage  que  tout  le  monde  parle  ou  croit  pouvoir 
parler.  De  loin  en  loin  paraîtront  encore  des  comédies  en  vers, 
hommages  souvent  heureux  à  un  noble  genre  disparu;  mais,  d'ha- 
bitude, les  poètes  qui  s'y  obstineront  devront  recourir  à  l'histoire 


566  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

OU  à  la  fantaisie  pour  nous  faire  supporter  encore  ce  qui  fut  long- 
temps l'expression  supérieure  de  l'expérience  et  de  la  vérité. 

Et  ce  n'est  pas  au  profit  de  l'ancienne  prdse  théâtrale  que 
Beaumarchais  abandonne  le  vers  ;  il  forge  à  nouveau  l'instru- 
ment dont  il  va  se  servir.  Comparées  au  Don  Juan  ou  à  l'Avare 
de  Molière,  à  la  Coquette  de  Regnard,  au  Turcaret  de  Le  Sage, 
certaines  pages  de  Bossuet  ou  de  La  Bruyère,  de  Voltaire  ou 
de  Montesquieu,  n'offriraient  pas  de  différences  essentielles.  Telles 
de  Le  Sage  ou  de  Regnard  auraient  pu  entrer  dans  un  livre 
de  caractères  ou  de  lettres  satiriques,  telles  de  La  Bruyère  ou 
de  Montesquieu  dans  une  comédie.  Orateurs,  moralistes,  auteurs 
dramatiques  employaient  le  style  commun  à  tous,  ample  et  souple, 
rapide  sans  hâte,  périodique  sans  lenteur,  les  derniers  se  bornant  à 
y  introduire  les  libertés  du  langage  parlé.  Et,  de  même  que,  dans 
la  conversation,  on  laissait  à  chacun  le  loisir  d'étendi-e  et  d'achever 
sa  pensée,  que  la  politesse  faisait  rares  les  interruptions  et  calmes 
les  répliques,  la  tirade  était  de  règle  à  la  scène  et  rapprochait  en- 
core la  prose  du  théâtre  de  celle  du  livre.  Avec  Marivaux,  une  no- 
table différence  s'accuse.  Les  mœurs  ont  changé,  et,  avec  elles, 
les  habitudes  de  la  conversation  ;  on  disserte  moins,  on  cause  da- 
vantage ;  il  y  a  moins  de  calme  dans  les  esprits,  plus  de  vivacité 
dans  les  propos;  une  fièvre  légère  anime  les  têtes  et  les  cœurs,  sur- 
tout dans  les  salons  devenus  le  centre  de  la  vie  littéraire.  Là,  tout 
le  monde  veut  avoir  de  l'esprit,  et,  comme  les  plus  choisies  de  ces 
assemblées  sont  assez  nombreuses,  on  n'y  aime  pas  le  monolo- 
gue et  la  tirade.  Chacun  ne  conserve  la  parole  qu'un  temps,  et 
enferme  dans  ses  courtes  phrases  le  plus  possible  de  piquant  et 
d'imprévu.  Transportant  au  théâtre  cette  façon  de  converser,  Mari- 
vaux en  avait  fait  le  style  de  la  comédie  en  prose.  Bien  différent  de 
son  aristocratique  devancier,  Diderot,  malgré  l'insupportable  mé- 
lange de  platitude  et  d'emphase  qui  distingue  ses  drames  bour- 
geois, avait  exercé  par  ses  théories  une  influence  assez  grande 
pour  achever  la  ruine  de  l'ancienne  prose  dramatique  et  imposer 
à  la  comédie  l'imitation  du  langage  parlé. 

Quand  Beaumarchais  aborde  à  son  tour  le  théâtre,  il  y  rencontre 
un  merveilleux  accord  entre  les  habitudes  nouvelles  et  sa  propre 
nature  d'esprit.  Vif  jusqu'à  la  pétulance,  hardi  jusqu'à  l'audace, 
familier  jusqu'à  la  trivialité,  il  eût  pris  dans  le  style  de  l'ancienne 
comédie  des  défauts  qui  n'étaient  pas  les  siens.  Le  style  de  la  con- 
versation, au  contraire,  lui  permettait  d'être  tout  lui-même,  et  d'y 
faire  entrer,  avec  ses  qualités  propres,  une  veine  parisienne  et 
populaire  qu'expliquent  son  origine  et  son  existence.  Jadis^on  ne 
causait  que  dans  des  sociétés  choisies;  aujourd'hui,  l'opinion  s'ex- 


BEAUMARCHAIS.  567 

prime  partout,  jusque  dans  la  rue,  et  Beaumarchais  ne  craint  pas 
de  mêler  tous  les  langages,  dans  la  mesure  où  il  en  a  besoin  et 
pour  l'eJïet  qu'il  veut  produire.  Sans  être  un  homme  de  bibliothèque, 
il  a  trouvé  le  loisir  de  lire  beaucoup,  surtout  les  auteurs  du  xv!'  siè- 
cle, assez  rapprochés  des  temps  modernes  pour  être  clairs,  assez 
anciens  pour  paraître  nouveaux.  11  aime  Marot  et  Montaigne,  il  s'est 
nourri  de  Rabelais.  Aux  deux  premiers,  il  emprunte  quelque  chose 
de  leur  grâce  fuyante  pour  l'enfermer,  contraste  charmant,  en  des 
phrases  nettes  et  sonores  ;  au  dernier,  il  prend  l'énergie  et  le  pit- 
toresque de  ses  accumulations  d'épithètes. 

De  ces  quahtés  propres  et  de  ces  emprunts  divers  résulte  un 
style  composite  et  brillant,  souple  et  fort,  alerte  et  ramassé,  avec 
d'amusans  cliquetis  de  mots,  des  surprises  d'expression,  un  colo- 
ris éclatant,  si  heureusement  rythmé  et  coupé  qu'il  a  sur  l'oreille 
et  la  mémoire  presque  autant  de  prise  que  le  meilleur  vers  comique. 
La  verve  en  est  la  qualité  maîtresse  ;  verve  tantôt  haletante,  tantôt 
puissante  et  large,  d'un  jet  saccadé  ou  continu,  toujours  vigom*eux. 
L'auteur  y  jette  à  pleines  mains  l'esprit,  et  tous  les  genres  d'es- 
prit, avec  une  préférence  marquée  pour  l'esprit  de  mots;  mais  il  a 
de  l'esprit  de  situation  et  de  caractères  assez  pour  amuser  tou- 
jours la  scène  et  pour  atteindre  parfois  à  la  haute  comédie.  Le 
principal  défaut  de  ce  style  si  personnel  est  de  l'être  un  peu  trop  ; 
on  le  retrouve,  en  effet,  dans  tous  les  rôles  de  la  pièce,  malgré  les 
différences  de  sentimens,  d'âge,  de  sexe,  de  conditions.  Les  maî- 
tres de  l'ancien  théâtre  s'efforçaient  d'entrer  dans  le  caractère  de 
leurs  personnages  et  de  les  faire  parler  en  conséquence  ;  Beaumar- 
diais  oblige  les  siens  à  parler  comme  lui-même.  Qualités  et 
défauts,  cette  façon  d'écrire  aura  désormais  son  influence  sur  tous 
les  auteurs  di'amatiques  ;  les  plus  originaux,  les  plus  éloignés  de 
l'imitation  en  retiendront  quelque  chose.  Plus  d'un  siècle  a  déjà 
passé,  et  il  est  peu  de  comédies  où  l'on  ne  surprenne  comme  un 
écho  lointain  du  Barbier  de  Sévi  lie. 

Si  le  théâtre  moderne  doit  son  style  à  Beaumarchais,  il  lui  doit 
encore  ce  mouvement  rapide  auquel  nos  pièces  doivent  obéir. 
Marcher  ne  nous  suffit  plus; nous  voulons  courir;  études  de  carac- 
tères et  peintures  de  mœurs  nous  trouvent  distraits,  s'il  ne  s'y  joint 
par  surcroît  un  problème  dont  la  solution  se  rapproche  de  scène 
en  scène.  A  vrai  dire,  le  mouvement  est  indispensable  au  théâtre 
et  jamais  on  ne  l'a  négligé  tout  à  fait.  Mais  on  peut  le  rendre 
plus  ou  moins  rapide  ;  il  semble  même  que  nos  vieux  auteurs  s'ap- 
pliquaient parfois  à  le  ralentir,  dans  ces  actions,  tantôt  maigres, 
tantôt  chargées  d'épisodes  qui  se  déroulent  sans  hâte  le  long  de 
leurs  cinq  actes.  A  partir  de  Beaumarchais,  la  rapide  succession  des 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

incidens  ne  laisse  pas  au  spectateur  un  moment  de  répit.  L'éternel 
Figaro  est  là,  qui  presse  les  personnages  ;  seul  il  en  prend  à  son 
aise  et  accapare  la  scène  ;  mais  il  s'y  donne  assez  de  mouvement 
pour  paraître  indispensable,  lors  même  qu'il  ne  sert  à  rien.  Car,  il 
faut  le  dire,  la  rapidité  de  l'action  est  quelquefois  un  peu  factice 
chez  Beaumarchais;  il  lui  arrive  de  piétiner  sur  place.  En  ce  cas, 
si  le  mouvement  nous  manque,  nous  en  avons  du  moins  l'illusion. 
Par  une  conséquence  nécessaire,  l'intrigue  est  fortement  nouée, 
et  la  curiosité,  séduite  par  une  amusante  complication  d'aventures, 
s'y  intéresse  pour  elles-mêmes.  Le  spectateur  se  demande  comment 
finira  cet  imbroglio,  quelle  porte  secrète  va  s'ouvrir  au  bout  de 
cette  impasse.  Encore  un  genre  d'intérêt  que  l'ancien  théâtre  ne 
produisait  que  par  exception.  Le  dénoûment  importait  moins  que 
la  manière  d'y  arriver  ;  et  parfois  la  simplicité  des  moyens  marquait 
de  la  part  de  l'auteur  une  suprême  indifférence  à  cet  égard.  Avec 
Beaumarchais,  le  dénoûment  devient  une  partie  essentielle  de  la 
pièce  ;  tout  y  converge  et  le  prépare  ;  on  compte  sur  lui  pour  faire 
oublier  les  invraisemblances  de  l'action,  s'il  y  en  a.  Petite  habi- 
leté, mais  fort  utile,  puisque  la  dernière  impression  au  théâtre  est 
celle  qui  décide  du  succès. 

Une  telle  esthétique  ne  saurait  négliger  les  moyens  matériels; 
aussi  Beaumarchais  est-il  un  metteur  en  scène  très  soigneux.  Il 
prévoit  et  règle  tout  :  entrée  et  sortie  des  personnages,  position 
et  mouvemens  sur  le  théâtre.  Diderot  lui  avait  donné  l'exemple  de 
cette  sorte  d'indications  ;  il  y  joint  la  description  détaillée  des  cos- 
tumes et  des  décors.  Enfin,  il  parle  aux  yeux  et  met  dans  chaque 
acte  un  tableau  pittoresque  :  la  sérénade  sous  le  balcon  de  Rosine, 
le  déguisement  du  comte  en  cavalier,  l'orage  du  dernier  acte  et 
l'entrée  par  escalade  du  comte  et  de  Figaro,  en  longs  manteaux 
ruisselans  de  pluie.  Avec  cela,  une  profusion  de  jeux  de  scène,  qui 
font  passer  sur  le  théâtre  comme  un  vent  de  joyeuse  folie. 

Dernier  exemple  offert  par  Beaumarchais  à  nos  auteurs  mo- 
dernes :  ils  peuvent  lui  emprunter  encore  d'ingénieux  moyens  de 
provoquer  et  de  prolonger  le  succès.  Avant  la  représentation, 
Beaumarchais  entretient  la  curiosité  publique  par  ses  lectures  dans 
les  salons  à  la  mode,  le  récit  des  obstacles  suscités  par  les  cen- 
seurs, l'histoire  de  la  pièce,  la  distribution  des  rôles,  les  rivalités 
des  comédiens.  Le  rideau  tombé  sur  les  applaudissemens  du  pre- 
mier soir,  il  soutient  des  polémiques,  écrit  des  lettres  aux  journaux 
et  une  préface  à  la  pièce,  prolonge  l'agitation  par  tous  les  moyens 
en  son  pouvoir.  Que  n'eùt-il  pas  fait  avec  une  presse  comme  la 
nôtre  !  Avec  celle  dont  il  disposait,  ce  fut  un  virtuose  de  la  ré- 
clame; on  l'a  peut-être  égalé,  on  ne  l'a  pas  surpassé. 


BEAUMARCHAIS.  569 


VI. 


Suite  du  Barbier  de  Séville,  qu'il  suivit  à  neui  ans  de  distance, 
le  27  avril  178A,  le  Mariage  de  Figaro  fut  le  résultat  d'une  ga- 
geure avec  le  prince  de  Gonti.  Si,  dans  le  premier,  la  satire  avait 
pu  sembler  anodine  aux  grands  seigneurs,  le  second  les  servit  à 
souhait  :  de  hardie  qu'elle  était,  elle  devenait  insolente.  La  pièce 
devait  par  cela  même  avoir  un  succès  prodigieux;  elle  l'eut  tel  que 
l'histoire  du  théâtre  n'en  offre  pas  de  pareil.  Avant  la  représentation, 
on  vit  a  les  cordons  bleus  confondus  dans  la  foule,  se  cou- 
doyant, se  pressant  avec  les  Savoyards,  la  garde  dispersée,  les 
portes  enfoncées^  les  grilles  de  fer  brisées,  »  les  grandes  dames 
sollicitant  la  protection  des  actrices  et  l'hospitalité  de  leurs  loges; 
dans  la  salle,  tout  ce  qui  portait  un  nom  célèbre  par  la  naissance 
ou  le  rang,  la  gloire  ou  le  scandale  :  le  comte  d'Artois  et  le  bailli 
de  Suffren,  M"'^  de  PoHgnac  et  M^*'  Garline;  l'auteur,  au  fond 
d'une  avant-scène,  entre  deux  abbés,  pour  l'administrer  au  besoin, 
disait-il.  Puis,  un  triomphe  irrésistible  et  fou,  un  enivrement  de 
plaisir  et  de  scandale. 

Il  faut  bien  le  dire,  néanmoins  :  la  pièce  n'était  pas  pour  démen- 
tir cette  règle  souvent  vérifiée  que  la  suite  d'un  bon  ouvrage  lui 
est  rarement  supérieure.  L'invention  a  beau  être  plus  originale  que 
dans  le  Barbier,  malgré  de  nombreuses  réminiscences  d'après  la 
Précaution  inutile  de  Scarron,  le  George  Dandin  de  Molière,  les 
Plaideurs,  de  Racine,  et  surtout  le  Gil  Blas  de  Le  Sage  dans  le  rôle 
de  Figaro  et  le  grand  monologue  de  la  fin,  etc.,  sans  parler  de 
Yadé  et  de  Sedaine  ;  avec  de  nouveaux  rôles  très  heureux,  un 
second  acte  qui  est  à  lui  seul  un  chef-d'œuvre,  un  pétillement  con- 
tinu d'esprit  et  de  comique,  le  Mariage,  au  total,  ne  vaut  pas  le 
Barbier.  L'ampleur  excessive  du  principal  rôle,  l'extrême  com- 
plication de  l'intrigue,  l'introduction  du  mélodrame,  et  surtout 
l'outrance  de  la  satire  en  détruisent  l'équilibre.  Ce  n'est  plus,  seu- 
lement, un  pas  vers  la  révolution,  c'est  déjà,  suivant  une  parole 
célèbre,  «  la  révolution  en  action.  »  Mais,  comme  si  l'aveuglement 
de  cette  société  croissait  en  raison  même  du  danger,  tout  le  monde, 
la  reine  et  ses  amis,  la  cour,  les  censeurs,  avait  conspiré  pour  faire 
éclater  le  brûlot.  Le  roi  seul  résistait  :  le  désir  de  revoir  Figaro 
l'emporta  sur  le  pouvoir  absolu  du  roi  de  France. 

Car  c'est  Figaro  que  l'on  voulait.  Il  répondit  à  l'attente  générale. 
Déjà,  dans  le  Barbier,  il  était  presque  toujours  présent;  cette  fois, 
il  remplit  la  scène  et  se  subordonne  de  plus  en  plus  tous  les  autres 


570  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

personnages.  Sa  situation  n'a  pourtant  pas  changé;  de  barbier- 
factotum^  il  est  devenu  majordome  et  il  s'agit  de  le  marier,  chose 
assez  ordinaire  et  commune.  Mais  au  mouvement  qu'il  se  donne,  à 
l'importance  dont  il  est  plein,  on  dirait,  pour  parler  son  langage, 
qu'il  a  sur  les  bras  le  gouvernement  de  toutes  les  Espagnes.  Tantôt 
monologuant,  tantôt  dirigeant  les  conversations  à  son  gré,  mettant 
l'irrévérence  et  la  fatuité  en  formules,  il  se  campe  de  face,  de  profil, 
de  trois  quarts,  s'admire  jusque  dans  ses  maladresses,  qui  sont 
nombreuses,  et,  au  dernier  acte,  dressant  une  véritable  tribune  sous 
les  fameux  marronniers,  il  prononce  sur  lui-même  le  plus  long  dis- 
cours de  l'ancien  répertoire  :  ni  Auguste,  ni  Mithridate,  ni  Théra- 
mène  n'avaient  fait  couler  pareils  flots  d'éloquence.  Enfin,  après 
avoir  dit  sa  façon  de  penser  au  hasard  qui  conduit  le  monde,  aux 
abus,  aux  gens  en  place,  vanté  l'économie  politique  et  demandé  la 
liberté  de  la  presse,  il  tire  d'un  prodigieux  pêle-mêle  d'idées  une 
conclusion  tout  à  fait  inattendue  :  il  s'interroge  sur  la  personnalité 
humaine  et  l'essence  du  7noî.  Malgré  l'éternelle  gravité  de  ces  ques- 
tions, on  a  plus  envie  de  sourire  que  de  réfléchir  en  voyant  Figaro 
se  draper  dans  le  manteau  d'Hamlet. 

A  vrai  dire,  ce  n'est  pas  lui  qui  parle,  c'est  l'auteur.  Le  défaut, 
déjà  sensible  dans  le  Barbier,  saute  aux  yeux  dans  le  Mariage  : 
à  la  fois  aigri  et  infatué  par  la  vie  et  les  événemens,  Beaumarchais 
s'est  incarné  de  plus  en  plus  en  la  personne  de  son  héros  favori  ; 
à  chaque  instant,  nous  reconnaissons  sa  voix  et  son  visage  comme 
an  travers  d'un  masque  transparent.  Aussi,  au  bout  de  quelques 
scènes,  Figaro  n'est-il  plus  qu'un  prête-nom  ;  ses  aventures,  ses 
échecs  mérités  ou  immérités,  ses  démêlés  avec  la  justice,  ses  aspi- 
rations légitimes,  son  outrecuidance,  sa  bonté,  «a  rouerie,  son 
amour  de  l'argent,  son  fonds  sérieux  et  son  incurable  légèreté,  tous 
les  contrastes  de  sa  nature,  c'est  Beaumarchais  se  racontant  et  se 
démontrant.  Encore  Figaro  ne  lui  suffit-il  pas.  D'autres  personnages 
ne  sont  là  que  pour  lui  offrir  une  savoureuse  et  publique  vengeance. 
Ainsi  l'infortuné  don  Guzman  Brid'oison,  caricature  du  juge  Goez- 
man  en  particulier  et  des  magistrats  en  général,  qui  reçoit  les  verges 
avec  tant  de  sérénité  et  assiste,  impassible,  à  la  singulière  audience 
où  Figaro  conduit  à  son  gré  les  débats. 

Le  comte,  du  moins,  est  resté  dans  la  suite  logique  de  son  carac- 
tère. L'aventureux  cavalier  qui  donnait  des  sérénades  sous  les  bal- 
cons de  Séville,  devenu  «  grand  corrégidor  d'Andalousie,  »  sauve- 
garde les  apparences,  mais  il  est  resté  galant.  Au  reste,  même  dis- 
tinction, même  sentiment  de  sa  supériorité,  tempéré  par  un  spirituel 
scepticisme.  L'intrigue  de  la  pièce  tourne  à  son  détriment,  et,  mal- 
gré tout,  à  côté  de  l'effronté  factolum  qu'il  a  eu  le  tort  de  garder  à 


BEAUMARCHAIS.  571 

son  service,  au  milieu  des  aigrcs-fins,  des  sots  et  des  pieds-plats 
qui  l'assiègent,  il  conserve  la  sympathie  du  spectateur,  car  il  n'a 
rien  de  vil  ni  de  bas,  alors  que  vilenie  et  bassesse  groudlent  autour 
de  lui.  Son  règne  finit  et  celui  de  Figaro  commence,  mais  le  vaincu 
vaut  mieux  que  le  vainqueur.  Même  son  intrigue  avec  Suzanne, 
même  la  querelle,  un  moment  très  violente,  qu'il  fait  à  la  comtesse, 
ne  parviennent  pas  à  le  rendre  ridicule. 

Tout  autre  le  deviendrait  vite  entre  ces  deux  femmes  qui  s'en- 
tendent pour  le  jouer  :  «  Je  ne  suis  plus  cette  Rosine  que  vous  avez 
tant  poursuivie,  dit  l'une;  je  suis  la  pauvre  comtesse  Almaviva.  » 
Pour  les  besoins  de  la  cause,  elle  se  fait  un  peu  trop  dolente;  mais 
elle  a  raison  :  chez  elle  comme  chez  tant  d'autres ,  le  mariage  a 
produit  une  métamorphose  complète.  L'ingénue  d'autrefois  est 
maintenant  une  vraie  grande  dame,  aussi  noble  que  son  noble 
époux.  «  Imposante,  »  comme  le  dit  Chérubin,  digne  jusque  dans 
l'intrigue,  mais  toujours  «  sensible,  »  elle  ne  retient  de  son  ancien 
rôle  que  rexpérience  de  l'amour  défendu  et  elle  commence  à  s'en 
servir.  Beaumarchais  la  définit  «  aimable  et  vertueuse  ;  »  aimable, 
certes,  vertueuse  peut-être,  mais  dans  le  sens  très  large  que  le 
xviii*  siècle  donnait  à  ce  mot. 

Pour  Suzanne,  il  n'y  aurait  pas  dans  tout  son  rôle,  selon  le  même 
Beaumarchais,  «  une  phrase,  un  mot  qui  ne  respire  la  sagesse  et 
l'attachement  à  ses  devoirs.  »  C'est  beaucoup  dire,  et  il  ne  faut 
voir  là  qu'un  ai'gument  en  faveur  d'une  thèse.  Admettons  qu'au 
moment  où  le  rideau  se  lève,  cette  soubrette,  devenue  la  plus  sin- 
gulière des  ingénues,  ait  encore  tous  les  droits  à  la  couronne  vir- 
ginale qu'elle  essaie  gracieusement;  Figaro  n'en  court  pas  moins 
de  grands  risques.  Elle  est  de  celles,  en  effet,  dont  les  résistances 
ne  durent  pas  toujours,  et,  si  le  comte  était  moins  pressé,  il  en 
viendrait  à  ses  fins  peu  après  la  cérémonie.  A  défaut  d'expérience, 
elle  a  trop  de  science,  comme  le  prouve  l'empressement  avec  lequel 
elle  organise,  pour  l'agrément  de  sa  maîtresse  et  le  sien  propre,  un 
jeu  très  dangereux  avec  le  petit  page,  et  sa  réflexion  en  le  voyant 
sauter  délibérément  par  la  fenêtre  :  «  Si  celui-Là  manque  de 
femmes...  » 

Telles  qu'elles  sont,  avec  leurs  qualités  et  leurs  défauts,  maî- 
tresse' et  soubrette  représentent  bien  l'idée  que  Beaumarchais  et 
ses  contemporains  se  faisaient  des  femmes  et  de  l'amour  :  les 
femmes,  des  créatures  nullement  farouches,  plus  désireuses  d'in- 
trigue que  de  passion,  sensibles,  c'est-à-dire  ne  se  refusant  rien 
lorsqu'elles  y  trouvaient  leur  plaisir  et  laissant  beaucoup  espérer 
même  par  leurs  résistances;  l'amour,  un  sentiment  où  la  tête  avait 
autant  de  part  que  le  cœur,  propre  à  égayer  l'existence,  mais  pas 


572  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

à  la  remplir,  réaliste,  rapide  et  sans  remords.  Le  siècle,  en  effet, 
ne  voit  guère  dans  l'amour  que  ce  qu'il  a  d'aimable  et  il  traite  les 
femmes  avec  un  mélange  d'adoration,  d'insouciance  et  d'ironie.  On 
avait  affecté,  sous  la  régence,  de  les  réduire  au  rôle  d'amusement; 
plus  tard,  on  avait  semblé  les  prendre  plus  au  sérieux  :  grâce  à  la  Nou- 
velle Hâloise^  la  passion  était  devenue  moins  superficielle,  et,  grâce 
à  l'Emile,  on  leur  avait  su  gré  d'être  mères  et  d'aimer  leurs  enfans. 
Cette  mode  n'avait  guère  duré  et  l'on  s'était  remis  bien  vite  à  leur  de- 
mander seulement  l'ivresse  rapide  du  plaisir.  Il  était  admis  qu'après 
avoir  obtenu  d'elles  le  plus  possible,  on  ne  leur  devait  pas  une 
reconnaissance  trop  respectueuse,  encore  moins  la  fidélité.  Les 
entourer  d'égards,  les  plaindre  à  l'occasion,  chercher  des  excuses 
à  leur  défaite  et  ne  pas  les  railler  trop  fort  après  les  avoir  vaincues, 
tels  étaient  les  devoirs  des  hommes  envers  elles.  De  leur  côté,  elles 
ne  se  plaignaient  pas  du  sort  qui  leur  était  fait  et  s'attribuaient  sans 
scrupules  le  droit  au  changement.  Somme  toute,  et  pour  les  deux 
sexes,  la  philosophie  de  l'amour,  telle  que  l'exprime  le  Mariage  de 
Figaro^  est  contenue  dans  cette  réflexion  du  comte  Âlmaviva  : 
«  L'amour  n'est  que  le  roman  du  cœur  ;  c'est  le  plaisir  qui  en  est 
l'histoire.  » 

A  côté  des  personnages  de  premier  plan  que  je  viens  d'ana- 
lyser, plusieurs  autres  encore  mériteraient  la  même  étude.  Jus- 
qu'aux plus  secondaires,  tous  ils  ont  leur  intérêt  et  contribuent 
à  l'effet  général,  depuis  Basile,  ce  cousin-germain  de  Tartufe 
tombé  dans  la  domesticité,  jusqu'au  jardinier  Antonio;  depuis 
Fanchette,  cette  ingénue  de  la  Cruche  casi^ée  animée  et  agis- 
sante, jusqu'à  Grippe-Soleil,  le  petit  gardeur  de  chèvres.  Ne  pou- 
vant les  énumérer  tous,  il  me  suffira  de  nommer  Chérubin,  «  le 
page  endiablé.  »  Non  qu'il  soit  entièrement  une  création  :  l'histoire 
du  petit  Jehan  de  Saintré  et  de  la  dame  des  Belles-Cousines  est 
pour  quelque  chose  dans  son  aventure  avec  sa  marraine.  Mais 
l'adaptation  est  si  adroite!  On  dirait  un  motif  de  la  Renaissance 
traduit  par  Boucher  et  repris  par  Greuze,  le  premier  y  mettant  son 
esprit  de  volupté,  le  second  sa  grâce  sentimentale.  Chérubin  était 
hier  un  enfant,  demain  ce  sera  un  jeune  homme;  en  attendant,  il 
profite  avec  ivresse  des  privilèges  de  l'âge  qu'il  n'a  plus.  Si  le  rôle 
offre  çà  et  là  quelques  mots  qui  en  dépassent  l'intention,  tout  le 
reste  est  déHcieux.  Il  fait  entrer  la  poésie,  comme  un  charme  su- 
prême, dans  un  chef-d'œuvre  d'esprit  et  de  comique.  Elle  y  était, 
mais  extérieure,  avec  les  costumes,  le  décor,  les  grands  marron- 
niers du  cinquième  acte  et  leurs  masses  bleuâtres  à  demi  noyées 
dans  les  ténèbres  transparentes  d'une  nuit  d'Andalousie.  Avec 
Chérubin,  sa  vieille  romance,  sa  toilette  aux  mains  de  Suzanne  et 


BEAUMARCHAIS.  573 

de  la  comtesse,  son  envolée  par  la  fenêtre,  son  retour  au  milieu 
des  jeunes  filles,  elle  circule  et  se  joue  dans  l'intrigue  même,  elle 
s'exhale  comme  un  parfum  subtil  des  paroles  qu'il  prononce  et  de 
celles  qu'il  inspire.  Et  cette  création  si  poétique,  où  il  y  a  de  la 
fantaisie,  du  rêve,  de  l'idéal,  n'en  est  pas  moins  vraie;  elle  donne 
un  corps  à  cette  image  fuyante  et  vague  que  le  souvenir  de  la  jeu- 
nesse évoque  dans  tous  les  cœurs;  elle  fait  pressentir  le  don  Juan 
de  Byron  et  le  Fortunio  de  Musset. 


VII. 


Et  cependant,  malgré  l'esprit  et  la  gaîté,  la  grâce  et  le  charme 
de  tous  ces  rôles,  le  Mariage  de  Figaro  produit  sur  nous  une  im- 
pression mélancolique.  Comment  ne  pas  songer  au  sanglant  épi- 
logue que  lui  a  donné  l'histoire?  Pendant  la  cérémonie  du  quatrième 
acte,  lorsque  le  cortège  nuptial  de  Suzanne  défile  en  habits  de  fête, 
au  son  de  la  marche  des  Foliea  d'Espagne,  c'est  une  société  près 
de  disparaître  qui  déploie  ses  élégances  dans  une  dernière  fête.  On 
se  dit  que  tous  ou  presque  tous  ceux  qui  le  composent  sont  promis 
à  l'échafaud  et  l'on  songe  au  tableau  de  Mûller,  l'Appel  des  con- 
damnés; on  revoit,  dans  une  salle  de  Saint-Lazare,  ces  person- 
nages de  tout  sexe,  de  tout  âge  et  de  toute  condition  que  le  gui- 
chetier appelle  et  que  la  guillotine  attend,  et  l'on  se  dit  que  le 
peintre  a  conclu  pour  l'auteur  comique.  Avant  dix  ans,  le  comte  et 
la  comtesse,  Bartholo  et  Brid'oison,  Basile  et  Double-Main,  Chéru- 
bin lui-même  devenu  officier  du  roi,  comparaîtront  devant  le  tri- 
bunal révolutionnaire.  A  peine  si  deux  personnages  de  la  pièce 
sont  à  peu  près  sûrs  d'échapper  :  le  jardinier  Antonio  et  Figaro. 
Le  premier,  révolté  contre  son  maître,  pillera  le  château  d'Aguas- 
Frescas,  puis  acquerra  sur  ses  économies  un  petit  domaine  taillé 
dans  les  terres  du  comte  devenues  biens  nationaux.  Quant  à  Figaro, 
il  sera  l'un  des  chefs  du  mouvement  et  pérorera  les  jours  d'émeute 
dans  le  jardin  du  Palais-Boy  al. 

Qui  sait,  toutefois,  si,  la  Terreur  venue,  cet  homme  de  trop  d'es- 
prit ne  sera  pas  accusé  de  «  modérantisme  »  et  traité  comme  tel, 
au  point  d'être  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  et,  malgré  son  ou- 
trecuidante devise,  «  inférieur  aux  événemcns?  »  La  Bévolution, 
en  effet,  surprit  et  efïi'aya  Beaumarchais  ;  celui  qui  avait  été  si  brave 
devant  le  parlement  et  la  cour,  si  familier  avec  les  ministres  et  le 
roi,  dut  se  cacher  devant  la  commune  de  Paris  et  fuir  devant 
le  comité  de  salut  public.  Comme  bien  d'autres,  il  s'était  dit 
que  l'on  pourrait  réformer  sans  détruire,  que  les  abus  se  corrige- 


574  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

raient  peu  à  peu  et  que  tout  finirait  par  s'arranger;  il  se  refusait  à 
voir  l'évidence,  telle  qu'elle  ressortait  des  idées  de  ses  contempo- 
rains et  des  siennes  propres,  de  ses  actes,  de  ses  écrits  judiciaires  et 
de  ses  pièces  de  théâtre,  à  savoir  qu'entre  les  institutions  sociales, 
il  n'y  en  avait  pas  une  seule  qui  ne  fût  caduque  et  condamnée. 
Et  voici  que  les  événemens,  allant  jusqu'au  bout  de  la  logique, 
sans  timidité  ni  ménagemens  d'aucune  sorte,  tiraient  toutes  les 
conséquences  des  Mémoire?',  du  Barbier  de  Séville  et  du  Mariage 
de  Figaro.  La  vieillesse  de  Beaumarchais  fut  donc  inquiète  et 
attristée.  Il  mourut  dans  son  lit,  le  19  mai  1799,  au  cours  d'un 
paisible  sommeil  ou  de  sa  propre  main,  mais  il  n'avait  échappé  que 
par  miracle  à  l'échafaud.  Plusieurs  fois,  l'émeute  était  venue  gronder 
autour  de  la  maison  trop  voyante  qu'il  avait  préparée  pour  le  repos 
de  ses  vieux  jours  et  d'où  il  espérait  contempler  tranquillement  la 
démolition  de  la  Bastille.  Les  destructeurs  de  la  vieille  forteresse 
ne  lui  surent  aucun  gré  d'en  avoir  préparé  la  chute  et  d'avoir  été 
lui-même  un  prisonnier  d'État.  Par  là  se  vérifiait,  au  détriment  d'un 
révolutionnaire  par  excellence,  celte  loi  des  révolutions  que  ceux 
qui  les  préparent  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  en  profitent. 

En  revanche,  son  œuvre  littéraire  a  recueilli,  dans  la  victoire  de  la 
cause  qu'il  servait,  les  avantages  dont  il  n'avait  pu  jouir  lui-même. 
Bien  que,  par  un  contraste  singulier,  au  service  de  cette  cause,  qui 
était  celle  de  la  dignité  humaine,  des  droits  de  la  pensée,  de  la  jus- 
tice sociale  et  de  la  liberté  pohtique,  il  ait  mis  peu  de  sérieux  et 
d'élévation  morale,  une  médiocre  portée  de  vues  et  parfois  un  rare 
égoïsme,  son  courage,  son  énergie  et  sa  valeui'  httéraire  lui  méri- 
tent une  place  d'honneur  parmi  ceux  à  qui  nous  devons  la  révolu- 
tion. Toutes  difïérences  gardées  entre  les  auteurs,  les  œuvres  et 
les  époques,  les  Mémoires,  le  Barbier  de  Séville  et  le  Mariage  de 
Figaro  furent,  pour  le  xviii^  siècle,  ce  que  les  Provinciales  et  Tar- 
tufe avaient  été  pour  le  xvii®,  c'est-à-dire  des  œuvres  capitales, 
autour  desquelles  se  continue  la  lutte  dont  elles  furent  d'éclatans 
épisodes  et  qui  leur  doit,  aux  yeux  de  la  postérité,  une  grande  part 
de  sa  signification.  De  même  que  le  siècle  de  Louis  XIV  serait  très 
incomplet  sans  Pascal  et  MoUère,  il  manquerait  presque  autant  à 
celui  de  la  révolution,  s'il  n'avait  pas  eu  Beaumarchais.  Les  senti- 
mens  et  les  passions,  les  idées  et  les  doctrines  de  leur  temps,  ces 
hommes  les  ont  amenés  à  un  tel  degré  de  clarté  et  revêtus  d'une 
telle  éloquence  que  leurs  écrits  nous  passionnent  presque  autant 
que  leurs  contemporains. 

D'autant  plus  que  notre  société  se  partage  toujours  entre  les 
deux  grands  partis  qui  attaquent  et  défendent  ce  qu'attaquaient  et 
défendaient  Molière  et  Pascal,  à  côté  de  Descartes  et  de  Bossuet, 


BEAUMARCHAIS.  575 

comme  Beaumarchais  à  côté  de  Voltaire  et  de  Rousseau.  Plus  voi- 
sin de  nous,  et  dans  la  même  position  que  nous-mêmes  sur  un 
champ  de  bataille  qui  s'est  fort  déplacé  depuis  deux  cents  ans, 
Beaumarchais  nous  ofïre  tout  un  arsenal  pour  nos  batailles  ;  une 
grande  partie  des  abus  qu'il  battait  en  brèche  dure  encore,  et  ceux 
dont  la  rôYolution  nous  a  débarrassés  ont  disparu  depuis  trop  peu 
de  temps  pour  que  le  souvenir  en  soit  éteint.  A  ces  causes  d'in- 
térêt social  se  joint  l'espèce  d'intérêt  littéraire  à  laquelle  nous 
sommes  le  plus  sensibles,  l'intérêt  dramatique;  aussi  l'importance 
de  l'œuvre  de  Beaumarchais  n'est-elle  pas  près  de  diminuer.  Ce 
qu'il  y  aura  toujours  d'injustifiable  dans  les  inégalités  sociales,  les 
gênes  inutiles  que  nous  impose  l'autorité,  l'infatuation  et  l'opti- 
misme des  gens  en  place,  tout  cela  subsiste  au  milieu  de  nous, 
comme  aussi  l'impatience  turbulente  et  l'injustice  satirique  des 
gouvernés,  l'esprit  utopique  des  réformateurs,  l'âpre  convoitise 
des  déshérités,  des  déclassés  et  des  simples  ambitieux.  Enfin,  tant 
que  nous  serons  sensibles  à  l'observation  ironique  de  la  vie,  à 
l'illusion  théâtrale,  à  l'esprit  dialogué,  le  Barbier  de  Sénille  et 
le  Mariage  de  Figaro  ne  cesseront  de  nous  charmer. 

De  là  vient,  très  diverse  dans  ses  causes,  la  laveur  qui  ne  cesse 
d'accueillir  les  deux  pièces  de  Beaumarchais  :  on  n'a  pas  besoin  de 
les  reprendre,  car  on  ne  cesse  pas  plus  de  les  jouer  que  Tartufe, 
et  quiconque  lit  en  est  pénétré.  Mêlées  de  vrai  et  de  faux,  d'ex- 
cellent et  de  pire,  elles  sont  une  image  fidèle  de  notre  esprit  na- 
tional, à  un  moment  particulier  de  son  évolution  et  de  son  his- 
toire. Elles  ne  traduisent  pas  seulement,  comme  on  l'a  dit  et 
redit,  le  caractère  ingouvernable  des  Français,  car,  si  cela  était, 
il  faudrait  admettre  comme  juste  en  soi  tout  ce  qu'attaquait  Beau- 
marchais ,  et  ce  n'est  pas  possible  ;  on  est  même  forcé  de 
convenir  que  la  plus  grande  partie  de  ce  qu'il  ébranlait  avait  mé- 
rité d'être  renversé;  que,  si  cette  ruine  a  emporté  bien  des  choses 
dignes  de  regrets,  la  faute  n'en  est  pas  à  ceux  qui  l'ont  causée; 
enfin,  que  les  biens  conquis  dépassent  de  beaucoup  les  pertes. 
Avec  tous  les  défauts  nationaux  que  l'on  voudra,  outre  ceux  de 
l'auteur,  nous  retrouvons  dans  ce  théâtre  les  meilleures  qualités  de 
notre  race,  c'est-à-dire  le  clair  bon  sens,  la  ven^e  spirituelle,  le 
courage,  la  gaîté;  et  c'est  pour  cela  que  si,  dans  Beaumarchais, 
l'homme  est  du  second  ordre,  l'œuvre  est  du  premier. 


Gdstave  Larroomet. 


L'EMPEREUR     JULIEN 


ET     LA. 


FLOTTILLE   DE   L'EUPHRATE 


ÉTUDE  DE  GÉOGRAPHIE  MODERNE   ET   DE  STRATÉGIE 

ANTIQUE. 


I. 

Nous  avons  vu  Alexandre  sur  l'Indus  (1)  :  ne  serait-il  pas  plus  in- 
téressant encore  de  suivre  l'empereur  Julien  sur  l'Euphrate?  Je 
me  suis  souvent  demandé  ce  que  nous  faisions  de  nos  fleuves.  Les 
voies  ferrées  se  trouvent  bientôt  encombrées  par  les  mouvemens  de 
troupes;  il  semble  que  les  fleuves  pourraient,  dans  une  certaine 
mesure,  les  suppléer  pour  le  transport  des  vivres  et  des  munitions. 
Les  grandes  lignes  stratégiques  sont  généralement  déterminées 
par  les  dépressions  de  terrain  qu'arrosent  les  grands  cours  d'eau  : 
les  approvisionnemens  des  armées,  confiés  à  une  flottille,  auraient 
donc  presque  toujours  la  chance  d'aboutir  à  proximité  des  batail- 
lons auxquels  on  se  proposerait  de  les  distribuer.  L'habitude  prise, 
la  flottille  constituée,  ce  n'est  pas  seulement  dans  une  guerre  dé- 
fensive qu'on  aurait  recours  à  ce  moyen  de  transport  auxiliaire  ;  il 
n'y  a  guère  d'estuaire  où  ces  bateaux  de  charge,  —  onerariœ 
mwes,  —  ne  finiraient  par  pénétrer.  On  a  vu  quel  parti  Alexandre 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  1"  juillet  1882. 


I 


LA   FLOTTILLE    DE    l'eUPHRATE.  577 

sut  tirer  de  l'Hydaspe,  de  l'Acésinès,  de  l'Indus;  Julien  suivit 
l'exemple  du  conquérant  qu'il  avait  pris  pour  modèle.  Après  avoir 
utilisé  dans  d'autres  campagnes  le  Rhin  et  le  Danube,  il  assembla 
sur  l'Euphrate  une  flottille  de  onze  cents  bateaux  et  traversa  ainsi 
sans  encombre  les  déserts  où  son  armée,  privée  quelques  mois 
plus  tard  du  secours  de  «  ce  chemin  qui  marche,  »  faillit  périr  de 
lamine. 

L'empereur  Napoléon,  fort  attentif  à  chercher  des  leçons  dans 
l'histoire,  avait  été  frappé  du  succès  qui  accompagna  les  débuts 
de  l'expédition  entreprise  en  l'année  363  de  notre  ère.  Quand  il 
eut  renoncé  à  envahir  l'Inde  par  la  Mer-Rouge,  ou  par  le  Khoraçan, 
ce  fut  au  golle  Persique  et  à  la  vallée  de  l'Euphrate  qu'il  songea. 
On  sait  que  Lamartine  a  retrouvé  les  traces  de  ce  projet  dans  la 
mission  donnée  à  un  ancien  chevalier  de  Malte,  Lascaris  (1).  L'in- 
fatigable explorateur  de  l'Euphrate,  le  colonel  Chesney,  émissaire 
du  cabinet  de  Saint-James,  paraît  avoir  pris  l'idée,  probablement 
très  vague,  de  l'empereur  au  sérieux.  11  nous  assure  gravement 
que  l'empereur  comptait  débarquer  une  armée  à  l'embouchure  de 
rOronte.  Un  affidé  posté  sur  ce  point  y  attendait  les  troupes  françaises 
pour  les  conduire  à  Marash,  —  l'ancienne  Gennanica  Cœsarea.  — 
Située  à  lAO  kilomètres  au  nord-ouest  d'Alep,  Marash  est  entourée 
d'une  immense  forêt  :  cette  forêt  fournirait  le  bois  nécessaire  à  la 
construction  d'une  flottille.  Les  troupes  seraient  donc  facilement 
embarquées.  Elles  descendraient  l'Euphrate  jusqu'à  Bassorah. 
Maître  de  cette  place,  on  l'aurait  fortifiée  et  on  en  aurait  lait  la 
base  des  opérations  futures.  «  Je  tiens  ces  détails,  ajoute  le  colo- 
nel Chesney,  d'un  gentleman  à  qui  on  les  avait  officiellement  com- 
muniqués. » 

Admettons  comme  avéré  ce  vaste  dessein  de  l'empereur,  bien 
que  la  conception  n'allât  pas  sans  quelques  hasards,  et  voyons  si 
l'expédition  de  Julien,  étudiée  avec  soin,  ne  pourrait  pas  jeter 
quelques  lumières  sur  la  nature  des  diflicultés  qu'une  armée  mo- 
derne aurait,  dans  une  tentative  analogue,  à  surmonter.  Avant 
tout,  il  faut  se  faire  une  idée  juste  du  terrain.  L'histoire  n'a  d'en- 
seignemens  fructueux  que  pour  ceux  qui  la  consultent  une  carte  à 
la  main.  La  table  de  Peutinger  (2)  serait  ici  de  peu  de  ressource. 

(1)  M.  de  Lascaris  était  né  en  Piémont.  II  suivit  le  général  Bonaparte  en  Egypte, 
vint  ensuite  s'établir  à  Alep,  parcourut  toute  la  Mésopotamie  sous  un  déguisement 
arabe  et  finit,  peu  de  temps  après  la  chute  de  l'empereur  Napoléon,  par  aller  mou- 
rir au  Caire. 

(2)  On  sait  que  la  table  de  Peutinger,  découverte  à  Spire  dans  une  vieille  biblio- 
thèque, vers  l'année  1500,  est  le  plus  ancien  monument  connu  de  la  géographie 
antique.  On  en  fait  remonter  l'exécution  au  règne  de  Théodose  le  Grand,  c'est-à-dire 
à  la  fin  du  iv*  siècle  ou  au  commencement  du  v'=. 

TOME  xcviii.  —  1890.  37 


578  REVUE  DES    DEUX   MONDES. 

Heureusement,  les  voyageurs  modernes  qui  ont  parcouru  ces  con- 
trées, qui  les  ont  visitées  et  décrites  avec  intelligence,  ne  manquent 
pas.  On  n'a  vraiment  que  l'embarras  du  choix. 

Chose  bien  cligne  de  remarque  :  la  route  que  l'empereur  faisait 
étudier  en  vue  d'une  invasion  est  devenue,  depuis  quelques  an- 
nées, dans  la  pensée  des  possesseurs  de  l'Inde,  une  ligne  d'opéra- 
tions défensives.  Deux  corps  d'armée,  dont  l'un  serait  débarqué 
dans  le  Golfe-Persique  et  l'autre  dans  le  golfe  d'Alexandrette,  pour- 
raient combiner  avec  avantage  leurs  mouvemens  et  se  donner  rendez- 
vous  sous  les  murs  de  Bagdad  (1).  Il  est  telle  circonstance  où  cette 
concentration  des  forces  britanniques  deviendrait  en  quelque  sorte 
indispensable.  L'Inde  anglaise  ne  sait  trop  de  quel  point  de  l'ho- 
rizon l'irruption  qu'elle  s'est  habituée  à  redouter  peut  venir.  L'at- 
taque dirigée  par  mer  ne  sera  pas  de  longtemps  à  craindre  pour 
une  puissance  dont  la  suprématie  navale  est  assise  sur  les  plus 
fortes  bases  que  le  monde  ait  jamais  connues,  mais  le  torrent  qui 
descendrait  du  Caucase  et  de  l'Arménie  pour  rejomdre  la  vallée  du 
Tigre  ne  saurait  rencontrer  d'obstacle  que  de  la  part  de  forces 
massées  sur  les  rives  de  l'Euphrate  et  prêtes  à  se  couvrir  au  be- 
soin de  ce  fleuve. 

Il  existe  aujourd'hui  en  Europe  deux  puissances  asiatiques  :  la 
Russie  et  l'Angleterre.  La  Russie  est  admirablement  préparée  pour 
un  rôle  agressif.  Trois  chemins  lui  seront  ouverts  le  jour  où  elle 
voudra  menacer  l'Inde  :  le  Turkestan,  la  Perse  et  la  Mésopotamie 
lui  livreront  avec  une  égaie  complaisance  l'accès  des  rives  convoi- 
tées de  l'Indus.  Il  n'est  pas  impossible,  quand  on  songe  aux  multi- 
tudes dont  l'empire  moscovite  dispose,  que  la  marche  en  avant  se 
prononce  sur  ces  trois  routes  à  la  fois.  La  Russie  y  aurait  intérêt, 
ne  fût-ce  que  pour  priver  l'Angleterre  des  secours  que  l'Angleterre 
serait  en  mesure,  sans  cette  triple  démonstration,  de  recevoir  par  le 
Golfe-Persique. 

L'empire  britannique,  avec  le  développement  soudain  qu'ont  pris 
de  nos  jours  les  armées  permanentes,  ne  compte  plus  comme  puis- 
sance militaire  ;  mais  cet  empire,  si  redoutable  encore  par  sa  su- 
prématie navale  et  par  ses  richesses,  n'aura-t-il  point,  en  cas  de  col- 
lision européenne,  des  alliés?  Il  ne  nous  appartient  pas  de  lui 
demander  pourquoi  l'expansion  de  la  race  slave  l'inquiète  plus 
que  l'expansion  démesurée  pourtant,  elle  aussi,  de  la  race  germa- 
nique. Chaque  peuple  pourvoit  à  ses  intérêts  comme  il  l'entend. 


(t)  Les  Cartes,  jointes  aux  cinq  volumes  des  Campagne.'^  d'Alexandre,  ouvrage  pu- 
blié chez  Pion  et  C'",  aideront  fort  les  personnes  qui  voudront  les  consulter  à  l'intel- 
ligence d'un  récit  dans  leque.l  la  géographie  tiendra  forcément  beaucoup  de  place. 


LA    FLOTTILLE   DE    l'eUPHRATE.  579 

]Notre  alliance  avait  son  prix  :  elle  était,  du  moins,  désintéressée. 
L'Angleterre  en  a  préféré  une  autre.  C'est  son  ailaire  ;  j'ajouterai 
même,  c'est  son  droit.  Je  ne  veux  étudier  que  les  conséquences  de 
ce  parti-pris.  Entre  ces  conséquences,  il  en  est  une  qui  m'apparaît 
déjà  inévitable,  et  comme  enregistrée  au  livre  du  destin  :  la  vallée 
de  l'Euphrate  ne  tardera  guère  à  redevenir,  comme  au  temps  de 
Stace,  le  chemin  de  la  paix  latine,  laiinœ  pacis  iter.  C'est-à-dire 
que,  sous  prétexte  de  préserver  la  paix  générale,  toutes  les  armées 
du  monde  s'y  donneront  rendez-vous.  La  lutte  ouverte  entre  les  deux 
colosses,  —  j'entends  par  là  l'Angleterre  et  la  Russie;  on  pourrait 
aisément  s'y  tromper,  car  l'Allemagne  et  les  États-Unis  sont  aussi 
des  colosses,  —  la  lutte,  dis-je,  ouverte  entre  la  Russie  et  l'An- 
gleterre ne  se  limitera  certainement  pas  aux  provinces  indiennes. 
Elle  embrassera  l'Asie  tout  entière,  chacun  cherchant  dans  ce  grand 
démêlé  des  compensations  à  l'accroissement  de  puissance  du  voisin. 

Mon  Dieu  !  je  sais  bien  qu'en  dépit  de  tous  ces  sombres  pronos- 
tics, le  monde,  s'il  n'écoutait  que  ses  instincts,  voudrait  rester 
tranquille.  Je  désespère  de  voir  ce  vœu,  si  naturel  pourtant,  accom- 
pli. La  guerre  de  1871  a  laissé  un  caillou  dans  la  plaie  :  la  cica- 
trisation, malgré  tous  les  elTorts  des  hommes  d'état,  ne  s'opère 
point. 

Le  premier  pas  que  fera  IWngleterre  dans  la  voie  d'une  pré- 
voyance défensive  sera  probablement  la  conslruction  d'un  chemin 
de  1er  reliant  l'embouchure  de  l'Oronte  à  l'Euphrate  en  passant  par 
Alep.  Le  lleuve  donnera  ensuite  le  moyen  de  différer  le  prolonge- 
ment des  rails  jusqu'à  Bagdad  d'abord,  puis  jusqu'à  Bassorah.  La 
Russie,  de  son  côté,  lancera  ses  locomotives  de  Resht  à  Téhéran  et 
d'Astérabad  à  Hérat.  Elle  a  déjà  mis  en  communication  les  bords 
de  la  mer  Caspienne  et  Samarkand.  Puissent  ces  préparatifs  guer- 
riers ne  servir  et  ne  profiter  qu'au  commerce  !  L'ambition  si  sou- 
vent irréfléchie  des  peuples  n'aurait  jamais  eu  de  solution  plus 
heureuse.  Formons  donc  des  vœux  pacifiques;  tenons  en  même 
temps  nos  yeux  ouverts  ! 


II. 


La  navigation  n'est  pas  moins  facile  sur  le  Tigre  que  sur 
l'Euphrate.  L'armée  qui  s'assurera  ces  deux  bases  d'opérations 
sera  infailliblement  maîtresse  de  la  Mésopotamie.  Ici  les  voies  flu- 
viales prennent  d'autant  plus  d'importance,  qu'une  chaleur  intolé- 
rable rend  les  marches  par  terre  aussi  lentes  que  pénibles.  Ce 
sont,  à  tous  les  points  de  vue,  des  marches  meurtrières.  Au  mois 


5S0  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

de  juillet  1841,  un  voyageur  français,  le  peintre  Flandin,  chemi- 
nait dans  les  plaines  immenses  qui  vont,  s'abaissant  toujours,  jus- 
qu'au Golfe-Persique.  «  Un  horizon  sans  bornes,  écrit-il,  miroitait 
incertain  et  tremblant  sous  les  «rayons  d'un  soleil  de  feu.  Nous 
reposant  le  jour,  nous  attendions  que  le  soleil  fût  couché  pour 
reprendre  notre  marche  dans  les  ténèbres.  »  Les  marches  de  nuit 
sont  permises  à  des  caravanes  ;  elles  ne  sont  que  trop  souvent 
interdites  à  des  armées.  Cependant,  comment  affronter  autrement 
les  violences  d'un  climat  si  justement  redouté  des  Européens  ? 

On  a  pourtant  fait  la  guerre  en  Ghaldée  et  en  Mésopotamie  :  on 
pouiTa  la  faire  encore.  Seulement  il  sera  prudent  de  se  munir, 
comme  voulaient  le  faire  l'empereur  Napoléon  et  l'empereur  Ju- 
hen,  «  d'une  grande  quantité  de  chevaux  et  de  mulets,  ainsi  que 
de  navires  qui  puissent  transporter  sur  l'Euphrate  le  froment,  le 
biscuit  et  le  vinaigre  (1).  »  Il  ne  sera  pas  non  plus  inutile  «  d'in- 
viter les  tribus  sarrasines  à  se  joindre  à  l'armée  et  de  prévenir, 
autant  que  possible,  les  délits  militaires  par  une  ordonnance  à  la 
fois  douce  et  efficace  (2).  » 

«  Gomme  ces  pays,  faisait  remarquer  avec  juste  raison  un  écri- 
vain anglais,  n'ont  pas  été  modifiés  par  l'action  d'une  civilisation 
puissante,  leurs  facilités,  ainsi  que  leurs  obstacles  naturels,  sont 
restées  les  mêmes.  Il  en  résulte  que  les  armées  qui  les  traverse- 
ront devront  s'avancer  par  les  mêmes  routes  et  combattre  à  peu 
près  sur  les  mêmes  champs  de  bataille.  » 

Les  opérations  des  armées  romaines  nous  montrent,  en  eifet, 
que  le  pays,  bien  que  ruiné  aujourd'hui  par  les  Persans,  par  les 
Arabes  et  par  les  Turcs,  qui  l'ont  foulé  dans  tous  les  sens,  n'a 
guère  changé  depuis  le  temps  de  Grassus,  de  Trajan  et  de  Julien. 
D'opulentes  cités,  il  est  vrai,  ont  disparu  ;  mais,  dès  qu'on  sortait 
de  ces  cités,  on  rencontrait  le  désert  et  des  difficultés  de  ravitaille- 
ment suffisantes  pour  expHquer  les  défaites  des  premiers  soldats 
du  monde. 

Ge  fut  en  l'année  190  avant  notre  ère  que  les  Romains  se 
décidèrent  à  passer  en  Asie.  Dès  le  premier  jour,  il  fut  établi  jus- 
qu'à l'évidence  que  les  armées  asiatiques  étaient  hors  d'état  de 
leur  tenir  tête.  La  conquête  ne  serait  retardée  que  par  les  em- 
barras des  transports.  C'est  ce  que  nos  troupes  ont  rencontré  en 
Algérie  et  au  Mexique.  De  l'année  120  à  l'année  63  avant  Jésus- 
Christ,  Mithridate  joua,  entre  la  mer  Caspienne  et  le  Pont-Euxin, 
le  rôle  d'Abd-el-Kader.  Il  trouva  dans  Lucullus,  en  74,  son  maré- 


(1)  Lettre  de  l'empereur  Julien  à  Libanius. 

(2)  Ibid. 


LA    FLOTTILLE    DE    |/eUP11RATF.  581 

chai  Bngeaud;  dans  Pompée,  huit  ou  neuf  ans  plus  tard,  son  duc 
d'Aumale. 

En  l'année  59,  Crassus  eut  le  gouvernement  de  la  Syrie.  Les 
Romains,  à  cette  époque,  ne  doutaient  plus  de  rien  ;  il  semblait 
qu'aucun  obstacle  ne  pouvait  les  arrêter.  Crassus,  n'ayant  pas  de 
Mithridate  à  dompter,  voulut  conduire  ses  troupes  contre  les  Par- 
thes.  Pour  la  première  fois,  les  Romains  se  trouvèrent  aux  prises 
avec  le  désert.  Crassus  avait  franchi  l'Euphrate  au  zeugma  de  Thap- 
saque;  il  entrait  en  Mésopotamie  avec  /iO,000  hommes,  y  compris 
les  auxiliaires.  On  assure  que  son  lieutenant,  ^assius,  le  pressa  de 
longer  l'Euphrate  pour  tirer  ses  vivres  de  la  flottille,  pendant  qu'il 
marcherait  sur  Séleucie,  —  nous  dirions  aujourd'hui  sur  Bagdad. 
Cras-^us  obéit  à  d'autres  conseils.  Il  crut  pouvoir  terminer  la  cam- 
pagne à  la  romaine,  par  une  seule  journée,  par  une  bataille  qui 
prendrait  rang  à  côté  des  combats  de  Pydna  et  de  Magnésie,  Il 
s'enfonça  dans  un  pays  désert  à  la  poursuite  des  Parthes.  Les  Par- 
thes  l'attendirent,  en  effet,  mais  pour  reculer,  pour  l'entraîner  de 
plus  en  plus  sur  un  terrain  où  leurs  cavaliers  et  leurs  archers 
auraient  tout  l'avantage.  Le  fils  de  Crassus,  arrivé  récemment  des 
Gaules,  se  laissa  prendre  le  premier  au  piège.  Les  Parthes  l'enve- 
loppèrent, lui  coupèrent  la  tête  et  allèrent  montrer  ce  trophée  san- 
glant à  son  père.  Les  Romains  n'ont  jamais  péché  par  un  excès  de 
sensibilité,  et  la  sensibilité  ici  eût  été  plus  que  de  la  faiblesse. 
Crassus  avait  de  trop  grands  devoirs  à  remplir  pour  s'abandonner 
à  la  douleur.  «  Ce  malheur,  dit-il  avec  raison,  ne  concerne  que 
moi.  »  Il  ne  put  faire,  cependant,  que  ses  soldats  n'y  vissent  un 
funeste  présage. 

On  ne  saurait  croire  à  quel  point  le  découragement  est  prompt 
quand  les  forces  humaines  ont  donné  tout  ce  qu'il  est  permis  d'en 
attendre.  Les  soldats  du  général  Dupont  et  les  soldats  de  Crassus 
ne  laissent  guère  à  leurs  chefs  dans  ces  circonstances  doulou- 
reuses d'autre  parti  à  prendre  que  «  de  se  couvrir  la  face  de 
leur  manteau.  »  C'est  ce  que  fit  le  malheureux  Crassus.  11  aban- 
donna au  conseil  de  guerre  le  soin  de  décider  la  retraite,  des 
bords  de  la  Bilecha  où  l'on  avait  combattu,  sur  Carrhes. 

Rester  à  Carrhes,  c'était  s'exposer  au  risque  d'y  être  investi. 
Crassus  en  sortit  de  nuit  presque  aussitôt  après  y  être  entré.  Une 
infanterie  harassée  ne  dérobe  pas  longtemps  sa  marche  à  une  ca- 
valerie alerte  qui  combat  sur  son  propre  terrain.  Crassus  ne  tarda 
pas  à  se  trouver  égaré  au  milieu  des  marais  à  travers  lesquels  il 
tentait  de  rejoindre  le  gué  de  Thapsaque.  L'ennemi  n'avait  pas  cessé 
un  instant  de  le  harceler.  Il  commit  la  faute  d'entrer  en  négociations, 
la  faute  plus  grande  d'y  compromettre  sa  personne.  Un  tumulte 
soudain  s'éleva.  Crassus  fut  massacré,  la  majeure  partie  de  son 


582  REVUE   I>ES   DEDX   MONDES. 

armée  détruite.  «  30,000  Romains,  dit  Eutrope,  restèrent  sur  le 
champ  de  bataille.  »  Il  nous  sera  permis  de  mettre  ce  chilïre  en 
doute.  Crassus  avait  traversé  l'Euphrate  à  la  tête  de  sept  légions 
et  de  /i,000  chevaux.  La  légion  romaine  ne  dépassait  guère  l'efïectif 
d'une  de  nos  divisions  au  réel,  — je  ne  dis  pas  au  nominal,  — 
complet  de  guerre,  —  6,000  hommes  environ.  Cassius  en  outre,  le 
questeur  Cassius  que  le  sort  réservait  pour  le  meurtre  de  César, 
réussit  à  sauver  sa  colonne  presque  tout  entière.  Quand  on  se  recon- 
naît après  une  catastrophe,  on  reste  étonné  du  nombre  de  soldats 
qu'on  retrouve. 

L'imagination  des  peuples  grossit  toujours  les  conséquences 
d'une  défaite.  Les  Parthes  furent,  à  partir  de  la  défaite  de  Carrhes, 
considérés  comme  les  ennemis  les  plus  inaccessibles  à  la  puissance 
romaine.  Ils  n'étaient  cependant  dangereux  que  lorsqu'on  allait  les 
chercher  chez  eux.  La  question  des  transports  est  la  grosse  ques- 
tion dans  toutes  les  guerres  qui  ont  le  désert  pour  théâtre.  C'est 
parce  qu'ils  ont  su  organiser  leurs  convois  que  le  maréchal  Bu- 
geaud  et  le  général  de  La  Moricière  sont  venus  à  bout  des 
Arabes. 

Antoine,  un  général  d'une  bien  autre  valeur  que  Crassus,  faillit 
avoir,  quelqiies  années  après  la  bataille  de  Pharsale,  le  même  des- 
tin que  l'infortuné  collègue  de  Pompée.  Il  n'y  échappa  que  par 
des  prodiges  d'énergie.  Ai'rêté  dans  les  montagnes  de  l'Atropatène 
par  la  nécessité  de  prendre  une  place  forte  sans  machines  de  guerre, 
il  vit  ses  bagages  enlevés  par  une  surprise  de  cavalerie  et  leva  le 
siège  au  moment  où  il  comprit  qu'il  allait  manquer  de  vivres. 

Lever  un  siège  n'est  rien  quand  on  a  une  ligne  de  retraite  as- 
surée. Antoine  fut  obligé  de  se  jeter,  comme  Xénophon,  dans  les 
montagnes  pour  gagner  des  bords  du  lac  d'Ourmiah  la  plaine  de 
Tauris,  Sohman  le  Grand  passera  un  jour  par  ce  chemin.  11  ne  par- 
donnera jamais  à  son  favori,  le  grand-vizir  Ibrahim,  les  dangers 
qu'il  y  a  courus.  Pour  Antoine,  cette  campagne  contre  les  Parthes 
lut  assurément  la  campagne  la  plus  dure  qu'il  ait  jamais  faite.  Il 
y  déploya  des  talens  militaires  de  premier  ordre. 

Plus  de  cent  cinquante  ans  se  passent  :  Auguste  a  sagement 
limité  son  empire.  Ses  successeurs  se  sont  contentés  de  posséder  la 
Syrie  et  l'Arménie.  Entre  les  Romains  et  les  Parthes  il  n'y  a  plus  de 
sujets  de  querelles.  Le  discrédit  où  est  tombé  à  Rome  le  pouvoir 
central  finit  cependant  par  rejaillir  peu  à  peu  sur  les  provinces. 
Les  Parthes  sont  les  premiers  à  violer  la  trêve.  «  Néron  régnant, 
nous  assure  un  écrivain  du  iv^  siècle  de  notre  ère,  Sextus  Rufus, 
contemporain  d'Eutrope,  les  Parthes  firent  passer  sous  le  joug 
deux  légions  romaines.  »  L'outrage  ne  devait  être  vengé  que  par 
Trajan.  L'empereur  que  l'Espagne  avait  donné   à   l'Italie  et  au 


m\ 


LA    FLOTTILLE    DE    l'eFPIIRATE.  583 

monde  s'empara  de  Ctésiphon,  la  capitale  des  Parthes.  «  Il  pénétra 
ensuite,  dit  Sextus  Ruius,  Jusqu'aux  frontières  de  l'Inde  et  réduisit 
en  provinces  romaines  l'Arménie,  l'Assyrie,  la  Mésopotamie.  » 

Les  succès  de  Trajan  curent  deux  causes  :  l'affaiblissem-ent 
des  Pailhes  tourmentés  par  des  rivalités  domestiques,  et  une  judi- 
cieuse préparation  à  la  guerre.  Le  fils  adoptif  de  Nerva,  empereur 
depuis  l'année  98  de  notre  ère,  vainqueur  desDaces,  des  Arabes  et 
des  Arméniens,  se  mit  en  marche  pour  aller  attaquer  Ctésiphon,  le 
gi*and  objectif  de  toute  expédition  romaine,  aux  premiers  jours 
du  printemps  de  l'année  107,  c'est-à-dire  dans  la  neuvième  année 
de  son  règne.  Pour  passer  d'un  bord  du  Tigre  à  l'autre,  pour  por- 
ter ses  approvisionnemens,  il  lui  fahait  une  flottille.  Il  la  fit  con- 
struire avec  des  bois  apportés,  à  dos  de  chameau  ou  k  dos 
d'homme,  de  Nisibe.  Si  l'on  en  peut  croire  Dion  Cassius,  il  fit  bien 
autre  chose.  Sa  flottille  voyagea  deux  fois  par  terre  :  du  Tigre  à 
l'Euphrate  d'abord,  puis  de  l'Luphvate  au  Tigre,  pour  le  conduire 
enfin  sous  les  murs  de  Ctésiphon.  Ce  fut  alors  que  Trajan  descendit 
jusqu'aux  bords  du  Golfe-Persique.  Fievenu  à  Ctésiphon,  il  com- 
prit aisément  que  sa  conquête  serait  éphémère.  Il  plaça  la  cou- 
ronne sur  la  tête  d'un  des  princes  qui  se  disputaient  le  pouvoir  et 
qu'il  savait  tout  prêt  à  le  recevoir  des  mains  de  l'étranger,  puis 
il  songea  un  instant  à  traverser  l'Arabie  pour  regagner  la  mer.  Mais 
il  fut  moins  heureux  contre  les  Sarrasins  que  contre  les  Parthes. 
Le  manque  d'eau  et  de  vivres,  les  chaleurs  excessives,  l'obligèrent  à 
rebrousser  chemin.  Il  prit  alors  la  route  de  la  Gihcie  et  alla  mourir 
à  Sèlinonte. 

Adrien  revint  à  la  politique  d'Auguste  :  il  se  concentra.  L'Armé- 
nie, la  Mésopotamie,  l'Assyrie,  furent  de  nouveau  abandonnées. 
L'Euphrate  devait  à  l'avenir  servir  de  limite  entre  les  Romains  et 
les  Parthes.  Les  occupations  restreintes  sont  un  rêve.  Le  gendre 
de  Marc-Aurèle,  Yerus,  associé  à  l'empire,  se  voit  contraint  de  re- 
tourner sous  les  murs  de  Ctésiphon,  que  les  Romains  s'obstinent 
encore  à  nommer,  du  nom  de  son  premier  fondateur,  Sèleucie.  Sep- 
time-Sévère  dut  vaincre  aussi  les  Parthes,  etpeus'eafaut  que  l'Ara- 
bie, cette  fois,  ne  soit  tout  de  bon  convertie  en  province  romaine. 
Garacaha,  le  fils  de  Septime,  lait  à  son  tour  irruption  dans  la  Méso- 
potamie. Il  y  porte  le  ier  et  le  feu  avant  de  se  repher  sur  Édesse. 
Là  se  terminèrent  ses  triomphes  et  s'évanouirent  ses  grands  pro- 
jets. Il  est  assassmé  en  l'an  217  de  notre  ère. 

Un  autre  Sévère,  Alexandre,  eut  afl'aire  en  233  à  des  Parthes  ré- 
générés par  la  révolution  qui  rendit  le  pouvoir  aux  Perses  et  plaça 
sur  le  trône  la  dynastie  sassanide.  Le  fondateur  de  cette  dynastie 
envahit  brusquement  le  territoire  romain  à  la  tête  d'une  armée. 


584  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

C'était  jouer  le  jeu  de  ses  ennemis  que  de  se  présenter  à  eux  avec 
1,800  chars  et  700  éléphans  (1).  Du  moment  qu'il  s'alourdissait, le 
Perse  perdait  son  principal  avantage.  Aussi,  tout  vaillant  soldat 
qu'il  pût  être,  fut-il  battu  par  les  légions  qu'il  allait  combattre.  Cinq 
ans  plus  tard,  en  l'année  238,  Alexandre  Sévère  tombait,  comme 
Caracalla,  sous  les  coups  d'un  assassin.  La  ^lésopotamie  et  la  Syrie 
sont  de  nouveau  ravagées  par  les  Perses  ;  Antioche  elle-même  suc- 
combe. 

Le  successeur  d'Alexandre  Sévère,  Gordien,  reprit  aisément  l'of- 
fensive. Perses  et  Romains  étaient  également  armés  pour  repous- 
ser l'invasion,  également  faibles  quand  il  fallait  la  tenter.  Gordien 
fut  d'ailleurs,  comme  Alexandre  Sévère,  comme  Caracalla,  frappé, 
au  milieu  de  ses  triomphes,  non  pas  par  l'ennemi  extérieur,  mais 
par  ses  propres  troupes. 

Un  autre  empereur,  Valérien,  tomba,  ce  qui  ne  s'était  point 
encore  vu,  au  pouvoir  des  Asiatiques.  La  captivité  de  Valérien, 
défait  près  d'Édesse,  en  l'année  "260,  est  restée  célèbre.  Le  prince 
de  Palmyre,  Odenat,  à  la  tête  de  ses  Arabes,  vengea  Valérien,  mais 
ne  le  délivra  pas.  La  Mésopotamie  se  prête  aux  incursions  rapides 
et  soudaines.  Le  difficile  est  de  s'y  maintenir.  Il  n'y  a  que  les 
fleuves  dont  elle  est  enveloppée  qui  puissent  donner  quelque  con- 
sistance à  l'invasion. 

La  veuve  d'Odenat,  la  célèbre  Zénobie,  faillit  être  plus  dange- 
reuse encore  pour  la  puissance  romaine  que  les  Perses.  Si  elle  ne 
s'était  pas  enfermée  dans  une  place  forte,  elle  eût  peut-être  épuisé 
à  la  longue  les  armées  d'Auréhen.  Elle  fut  perdue  dès  qu'elle  cessa 
d'être  insaisissable. 

Il  y  eut  un  moment  où  l'on  put  croire  que  la  prépondérance  de 
Rome  allait  s'affirmer  de  nouveau  sur  l'Orient  aussi  bien  que  sur 
l'Occident  :  ce  fut  le  jour  où  Dioclélien  établit  l'empire  sur  des 
bases  nouvelles,  substituant  une  tyrannie  savante  et  compliquée 
au  despotisme  militaire  condamné  à  rester  à  la  merci  du  moindre 
caprice  des  légions.  Ce  jour-là  les  Perses,  malgré  une  première 
victoire  surprise  à  Galère,  durent  trembler.  Le  roi  de  Perse,  quand 
Galère  revint  à  la  charge,  n'eut  que  le  temps  de  fuir,  laissant  entre 
les  mains  du  lieutenant  de  Dioclélien  la  reine  et  ses  enfans.  Pour 

(1)  Le  chiffre  varie,  suivant  les  auteurs  et  suivant  les  éditions,  de  70  à  700.  J'ai  dû 
adopter  naturellement  le  chiffre  le  plus  fréquemment  inscrit.  Les  erreurs  des  copistes, 
aussi  bien  que  celles  des  typographes,  ont  eu  quelquefois  de  fâcheuses  conséquences 
pour  la  vérité  historique.  Ne  me  faisait-on  pas  donner  récemment,  dans  le  second  vo- 
lume des  campagnes  d'Alexandre  (page  2,  ligne  19),  à  un  des  afiluens  du  Tigre,  une 
largeur  de  80  kilomètres?  J'avais  pourtant  écrit  80  mètres.  Que  d'altérations  ont  dû 
subir  les  textes  qui  nous  arrivent  après  les  manipulations  de  deux  mille  ou  trois  mille 
ans! 


LA    FLOTTILLE    DE    l'eUPHRATE.  585 

les  racheter,  il  lui  fallut  céder  les  provinces  situées  à  l'ouest  du 
Khaboras,  le  Khabour  actuel. 

La  guerre  de  Irontière  dès  lors  s'éternisa.  Sous  l'empereur 
Constance,  en  l'année  250,  la  ville  de  Nisibe,  investie  par  Sapor, 
soutint  un  siège  de  quatre  mois  et  ne  fut  sauvée  que  par  une  diver- 
sion inattendue  faite  par  les  Massagètes. 

L'année  359  fut  marquée  par  une  invasion  qui  dépassa  de  beau- 
coup les  limites  où  s'étaient  jusqu'alors  arrêtés  les  Perses.  C'est 
à  sa  source  que  Sapor,  prêt  à  se  jeter  dans  les  montagnes  de  l'Ar- 
ménie, voulait  cette  fois  aller  traverser  l'Euphrate.  Le  siège  d'Amida 
le  retint,  malheureusement  pour  lui,  près  de  deux  mois  et  demi  sous 
les  murs  de  cette  ville.  11  dut  se  replier  et  ajourner  ses  projets  à 
l'année  suivante.  En  l'année  360  il  reparaît  en  Mésopotamie.  La 
Mésopotamie  était  tellement  dévastée  qu'aucune  armée  n'y  pouvait 
séjourner  sans  faire  venir  ses  vivres  du  dehors.  Voilà  ce  qui  don- 
nait tant  d'importance  à  la  possession  du  cours  de  l'Euphrate,  tant 
d'importance  aussi  aux  places  fortes  qui,  comme  Singara,  Nisibe, 
Tigi'anocerta,  défendaient  les  approches  du  Tigre. 

Les  progrès  de  Sapor  maître  de  Singara  devenaient  menaçans. 
Constance  be  fût  sans  aucun  doute  porte  à  sa  rencontre,  si  l'armée 
des  Gaules  n'eût,  en  ce  moment  même,  proclamé  son  neveu  Julien 
empereur:  Julien  devenait  dès  lors  pour  le  fils  de  Constantin  bien 
autrement  dangereux  que  Sapor.  Constance  tourna  le  dos  aux  Perses 
et  se  mit  en  route  pour  Byzance,  impatient  de  faire  rentrer  les  re- 
belles dans  le  devoir,  il  mourut  en  chemin,  comme  était  mort  Tra- 
jan,  dans  une  ville  de  la  Cilicie.  Ce  fut  donc  à  Julien  qu'échut,  pour 
début  de  règne,  la  tâche  difficile  de  réprimer  les  dévastations  de 
l'ennemi  du  sud  et  de  rendre  la  sécurité  à  l'Asie  romaine. 


III. 


Je  n'ai  pas  l'intention  de  descendre  dans  l'arène  où  se  sont  me- 
surés les  chrétiens  et  les  philosophes.  Je  veux  laisser  en  paix  la 
mémoire  du  grand  apostat.  Un  siècle  plus  tôt  on  se  fût  accordé  à  ne 
voir  en  lui  qu'un  nouveau  Marc-Aurèle  ;  moi  j'y  cherche  surtom 
un  nouvel  Alexandre.  Julien  est,  eu  eflet,  un  Alexandre,  par  la 
vaillance,  par  la  générosité,  par  le  culte  des  lettres,  par  les  pen- 
chans  affectueux;  c'est  malheureusement  un  Alexandre  moins  la 
grâce,  et  de  plus  un  Alexandre  dépaysé  au  milieu  de  son  siècle. 
Ah!  qu'il  est  dur  de  n'être  pas  de  son  temps!  Bien  des  illustrations 
n'ont  guère  d'autre  raison  d'être  que  d'avoir  su  venir  au  monde 
à  propos.  Julien  est  né  à  contre-saison.  On  dirait  un  aerolithe  tombé 


586  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

au  milieu  du  torrent.  Ce  n'est  certes  pas  unmotif  pour  refuser  jus- 
tice à  ses  grandes  qualités  :  c'en  est  un  à  coup  sur  pour  déplorer 
qu'il  n'en  ait  pas  pu  faire  un  meilleur  emploi.  Vouloir  rendre  le 
monde  au  paganisme  en  l'année  361,  n'était-ce  pas,  en  effet,  une 
démence  bien  autrement  inexplicable  que  celle  de  Dioclétien,  une 
démence  plus  douce,  je  l'accorde,  mais  dont  les  résultats  pouvaient 
être  encore  plus  funestes.  Et  tout  cela  mêlé  d'une  dévotion  con- 
fuse, d'une  dévotion  remplie  de  mystère  à  laquelle  il  était  physi- 
quement impossible  d'associer  un  grand  peuple,  un  peuple  dur, 
correct,  qui  n'avait  jamais  respecté  la  Divinité  que  comme  l'expres- 
sion de  la  loi  et  qu'il  ne  fallait  pas  s'aviser  de  vouloir  nourrir  de 
magie.  Le  ciel  se  montrera  clément  en  procurant  à  Julien  la  mort 
d'un  soldat.  Vaillant  soldat,  il  le  fut  jusqu'au  bout  et  je  crois  pou- 
voir ajouter  habile  capitaine. 

Suivons-le  dès  ses  premiers  pas.  Suivons-le  avec  soin  :  nous  re- 
connaîtrons qu'il  laisse  peu  de  prise  à  la  Fortune.  L'hiver  s'était 
j)assé  à  Aniioche,  mais  en  préparatifs  sérieux.  Au  mois  de  mars  362, 
Julien  pouvait  disposer  de  83,000hommes.  En  cinq  jours, il  atteignit 
Hieropolis.  —  J'écris  llieropolis  pour  distinguer  cette  ville  de  l'Hie- 
rapolis  de  Phrygie.  —  Le  nom  moderne  d'IIieropolis  serait,  au 
dire  des  savans  commentateurs  de  la  table  de  Peutinger,  Kara- 
Bambuche  ou  Buyùk  Mumbedj.  Fondée  par  Séleucus  Micator,  elle 
devint  sous  les  Séleucides  un  des  grands  entrepôts  du  commerce 
de  l'Orient.  Constantin  en  fit  la  capitale  de  la  nouvelle  province  de 
l'Euphrate.  Les  géographes  l'ont  placée  à  cinq  journées  d'Antioche, 
à'deux  et  demie  de  Léroé.  Est-ce  sur  le  pont  de  bateaux  auquel 
aboutissait  la  route  directe  d'IIieropolis  à  l'Euphrate  que  Julien  a 
passé  ce  fleuve?  iN'est-il  pas,  au  contraire,  allé  chercher  36  milles 
environ  plus  au  nord  le  zeugma  d'Apamée,  en  d'autres  termes  le 
passage  que  commande  aujourd'hui  sur  la  rive  orientale  le  château 
de  Biredjick?  La  chose  peut  intéresser  les  érudits  ;  elle  ne  saurait 
avoir  qu'une  médiocre  importance  aux  yeux  des  écrivains  mili- 
taires. Le  plan  de  campagne  de  Julien  ne  se  dessinera  que  le  jour 
où  il  aura  traversé  l'Euphrate. 

Placée  sous  les  ordres  de  Lucien  et  de  Constance,  la  flottille  que 
Julien  a  fait  construire  au  pied  des  districts  montagneux  dont  Na- 
poléon songera  un  jour  à  exploiter  les  ressources  forestières,  la 
flottille,  disons-nous,  s'est  rassemblée  à  Samosate.  —  Cherchez 
Samsat  sur  la  carte  moderne.  —  Le  gros  de  l'armée  composée  de 
65,000  hommes,  infanterie  et  cavalerie,  ne  prononce  pas  encore 
d'une  façon  bien  nette  son  mouvement.  Julien  va-t-il  conduire  cette 
masse  imposante  jusqu'aux  rives  du  Tigre?  Suivra-t-il  les  traces 
d'Alexandre  ou  celles  de  Trajan  ?  L'essentiel  pour  lui,  c'est  de  tenir 


LA   FLOTTILLE   DE   l'eUPHRATE.  5S7 

l'ennemi  dans  l'incertitude  de  ses  projets.  Il  se  porte  à  Batné  dans 
rOsrhoène.  Batné  est  un  admirable  lieu  de  campement.  «  Voilà, 
écrit  Julien,  un  séjour  incomparable.  Je  préférerais  Batné  à  l'Ossa, 
au  Pélion,  à  l'Olympe,  aux  plus  renommées  vallées  de  la  Thessalie, 
à  Delphes  même.  Le  pays  est  fertile  et  boisé,  parsemé  de  bouquets 
de  cyprès  en  fleur.  »  Cette  description  ne  nous  apprend  pas  où 
était  située  Batné.  Je  ne  crois  pas  me  tromper  beaucoup  en  plaçant 
le  lieu  de  ce  campement  un  peu  au-dessous  de  Samsat,  peut-être 
à  l'endroit  même  où  l'on  rencontrerait  aujourd'hui  le  village  turc 
de  Jaliak.  Julien  y  reste  en  communication  avec  sa  flottille. 

Pendant  ce  temps,  Procope,  parent  et  lieutenant  de  Julien,  a  été 
jeté  sur  la  gauche  avec  18,000  hommes  pour  surveiller  la  fidélité 
du  roi  d'Arménie  et  prévenir  touie  incursion  des  Perses  vers  la 
province  romaine.  De  Batné  Julien  lait  mine  un  instant  de  vouloir 
se  rapprocher  du  Tigre.  Il  se  porte  sur  Edesse  et  d'Edesse  gagne 
Garrhes.  Jusqu'à  présent  il  est  impossible  que  l'ennemi  ait  pénétré 
ses  desseins.  Le  moment  cependant  est  venu  où  il  va  falloir  prendre 
un  pani.  Julien  adopte  le  plus  sage.  Il  se  tourne  brusquement  vers 
le  sud  et  suivant  la  route  qid  a  sauvé  jadis  les  débris  de  l'armée 
de  Crassus,  côtoie  les  bords  de  la  Bilecha,  pour  atteindre  l'Eu- 
phrate  au  point  où  la  rivière  va  se  confondre  avec  le  grand  fleuve. 
Là  commence  en  réalité  la  campagne.  La  prévoyance  de  Julien  en 
garantit  d'avance  le  succès.  La  flottille  avec  laquelle  il  a  repris 
désormais  le  contact  compte  600  bateaux  de  rivière,  500  keleks'l), 
50  galères  et  un  équipage  de  pont.  L'armée  se  trouve,  grâce  à  cet 
auxiliaire,  dégagée  de  l'enjbarras  encombrant  des  bagages.  Ce  sera 
la  flottille  qui  portera  les  vivres,  les  machines  de  guerre  et  les 
munitions.  On  pourra  marcher  vite  et  légèrement. 

Le  Khaboras,  un  des  plus  gros  aflluens  de  l'Euphrate,  formait 
encore  la  limite  de  l'empire.  L'armée  le  franchit  sur  le  pont  de  ba- 
teaux qui  la  suivait  et  qui  fut  promptement  assemblé.  Elle  se  trou- 
vait dès  lors  en  pays  ennemi.  Son  flanc  droit  était  couvert  par  le 
fleuve,  sa  subsistance  assurée  par  la  flottille.  Il  ne  lui  restait  qu'à 
protéger  à  l'aide  de  sa  nombreuse  cavalerie  son  flanc  gauche  et  à 
faire  tomber  sur  sa  route  quelques  places  fortes.  Julien  marcherait 
ensuite,  déployé  en  bataille,  sur  Gtésiphon  ;  1,500  hommes  de 
troupes  légères  éclairaient  sa  marche  ;  une  forte  arrière-garde  pro- 
tégeait ses  derrières. 

La  première  résistance  se  produisit  dès  le  quatrième  jour.  La 
garnison  d'Amatho,  chàteau-fort  bâti  sur  une  île  de  l'Euplu-ate,  ré- 
pondit par  un  arrogant  refus  aux  sommations  qui  lui  furent  adres- 

(1)  Le  kelek  est  un  radeau  soutenu  par  des  [outres. 


588  REVUE    DES    DEL'X   MONDES. 

sées.  Julien  fit  invesiir  la  place  à  la  faveur  de  la  nuit.  Le  jour  venu, 
la  place  capitula. 

Les  tempêtes  qui  peuvent  éclater  sur  un  fleuve  seront  peut-être 
considérées  par  les  marins  habitués  aux  cyclones  comme  des  tem- 
pêtes dans  un  verre  d'eau.  Ceux  qui  en  jugeront  ainsi  ne  connais- 
sent pas  les  tempêtes  de  l'Euphrate.  Le  Sam  dans  sa  furie  est  de 
taille  à  couler  un  steamer.  Qu'on  juge  des  ravages  qu'il  peut  pro- 
duire dans  une  flottille  composée  de  bateaux  ouverts  et  de  radeaux 
soutenus  par  des  outres!  Le  7  avril  363,  l'épreuve  qui  n'a  jamais 
été,  que  je  sache,  épargnée  aux  grandes  expéditions  où  les  flottilles 
ont  joué  un  rôle,  v  nt  assaillir  l'expédition  romaine.  Le  soleil,  à 
son  déclin,  approchait  de  l'horizon.  En  ce  moment,  un  petit  nuage 
apparaît.  Le  ciel,  en  quelques  minutes,  se  trouve  envahi  par  une 
brume  épaisse.  L'obscurité  est  complète.  Les  éclairs  la  sillonnent 
sans  la  dissiper.  Les  éclats  de  la  foudre  se  mêlent  constamment 
aux  grondemens  menaçans  du  tonnerre.  Le  vtnt  passe  en  tourbil- 
lonnant sur  le  camp.  Les  tentes  sout  arrachées,  les  soldats  ren- 
versés sur  le  dos  ou  jetés  la  lace  contre  terre.  Nul  ne  peut  se  tenir 
debout.  Le  fleuve  gonflé  sort  de  son  lit  et  emporte  les  barrages 
qui  le  contiennent.  La  flottille  tout  entière  est  en  péril. 

L'ouragan  cependant  a  passé  !  la  flottille  se  compte.  Le  dom- 
mage sera  moins  grand  qu'on  ne  pouvait  l'appréhender.  On  en  sera 
quitte  pour  la  perte  de  quelques  barques  chargées  de  provisions. 
En  toute  affaire  de  guerre,  il  faut  savoir  laire  la  part  du  ieu.  L'es- 
sentiel est  de  garder  son  sang-froid  et  de  ne  pas  voir  dans  le 
moindre  accident  un  sinistre  présage. 

Dès  le  lendemain,  la  flottille  et  l'armée  ont  repris  leur  route.  En- 
core un  fort  à  investir.  Ces  opérations  de  détail  absorberaient  trop 
de  temps.  Julien  donne  ordre  de  passer  outre.  Si  Sapor  est  vaincu, 
le  fort  tombera  de  lui-même.  On  ne  s'amusera  plus  à  investir  les 
iorts;  on  ne  se  refusera  pas  l'avantage  de  piller  les  villes.  Il  im- 
porte de  ménager  les  provisions  que  transporte  la  flottille  et  de 
vivre  autant  que  possible  sur  le  pays.  L'armée,  grâce  à  la  flottille, 
passe  avec  une  facilité  merveilleuse  d'une  rive  à  l'autre.  Sur  la 
rive  droite  elle  envahit  Diacira  et  y  trouve  beaucoup  de  blé  ;  sur 
la  rive  gauche  où  le  pillage  n'est  pas  moins  fructueux,  on  lui  montre 
à  Zaragardia  une  pierre  que  les  gens  du  pays  appellent  encore  le 
trône  de  Trajan. 

On  approchait  rapidement  du  centre  de  la  puissance  persane. 
Les  abords  en  étaient  fortement  gardés.  Ils  l'étaient  surtout  par  la 
nature  du  pays  coupé  de  canaux  et  de  marais.  11  fallait,  pour  arriver 
sous  les  murs  de  Gtésiphon,  passer  de  l'Euphrate  au  Tigre.  On  le 
faisait  facilement  au  temps  de  Sémiramis,  de  Cyrus  ou  d'Alexandre. 


L\    FLOTTILLE    DE    l'eUPHRATE.  589 

Les  canaux  qui  mettaient  en  communication  les  deux  fleuves 
étaient  alors  soigneusement  entretenus.  Les  Parthes  et  les  Perses 
les  avaient  laissés  peu  à  peu  s'envaser.  Julien  les  rouvrit  de  nou- 
veau. Il  les  rouvrit  en  face  de  l'ennemi.  Sous  son  énergique  im- 
pulsion, les  légions  romaines  retrouvaient  leur  antique  vertu, 
cette  vertu  faite  de  viril  courage  et  de  patience  endurante. 
Dans  Constantin  on  serait  tenté  de  voir  en  quelque  sorte  l'ancêtre 
moral  de  Charles-Quint;  dans  Constance  Philippe  II.  Julien  nous 
rend  l'héroïque  Béarnais.  Elevé  en  séminariste,  captivé  plus  tard 
par  les  philosophes,  —  et  quels  philosophes!  les  inventeurs  des 
mystères  de  la  théurgie,  ^  il  s'improvise  soldat,  sauve  les  Gaules 
et  se  prépare  à  sauver  l'empire.  Il  est  du  métal  dont  se  iont  les 
grands  hommes,  et  par  une  faveur  spéciale  de  la  Providence,  il 
mourra,  comme  meurent  le  plus  souvent  les  grands  hommes,  jeune, 
encore  idolâtré,  encore  rempli  des  plus  nobles  illusions.  Il  mourra 
enfin  à  la  tête  de  ses  troupes,  et  ses  derniers  regards  verront  fuir 
l'ennemi.  Il  n'uura  même  pas  soupçonné  que  ses  adversaires  po- 
litiques réservaient  à  sa  généreuse  mémoire  le  hideux  surnom 
d'apostat. 

Apostat,  cependant,  il  l'était.  Apostat  de  son  temps,  apostat  de 
la  religion  dans  laquelle  il  avait  été  nourri.  Que  lui  manquait-il  ? 
La  fibre  populaire.  Il  ne  sentait  pas  que,  la  grandeur  de  Rome, 
c'était  la  servitude  de  l'univers,  c'était  surtout  l'écrasement  des 
humbles  au  profit  de  l'insolence  patricienne.  Jamais  âme  ne  com- 
prit moins  l'esprit  du  christianisme  que  l'âme  de  cet  illuminé. 
Aussi,  ce  fut  comme  un  caillou  que  la  providence  l'écarta  du  che- 
min. Seulement  dans  ce  caillou,  si  nous  voulons  rester  justes,  re- 
connaissons le  diamant  caché.  Une  heure  viendra,  la  dernière,  où 
la  pierre  précieuse  éiincellera  de  tous  ses  feux.  Il  n'est  donné  qu'à 
de  rares  privilégiés  de  bien  mourir. 

La  plus  grande  ville  de  l'Assyrie  après  Ctésiphon,  Perisaboras, 
défendue  par  des  fossés,  par  des  tours,  par  une  citadelle,  est  for- 
cée l'épée  à  la  main.  Elle  livre  aux  légions  de  vastes  approvision- 
nemens  de  vivres,  d'armes  et  jusqu'à  des  machines  de  guerre. 

Les  Persans  ont  cessé  d'avoir  foi  dans  leurs  remparts  :  ils 
déchaînent  contre  l'ennemi  l'inondation.  Le  travail  sera  grand  pour 
les  Romains.  Ils  en  viendront  cependant  à  bout.  L'inondation  sera 
combattue  comme  l'ont  été  les  remparts,  —  avec  la  même  énergie 
et  avec  le  même  bonheur. 

Jamais  campagne  en  Asie  n'avait  présenté  un  succès  aussi  con- 
stant. Chaque  lois  que  les  Perses  s'étaient  montrés,  on  les  avait 
refoulés  avec  perte  ;  les  boulevards  derrière  lesquels  ils  s'abritaient 
tombaient  comme  par  enchantement  ;  Ctésiphon  et  Séleucie  se  trou- 


590  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

vaient  découverts  :  encore  un  efïort  et  le  siège  de  la  puissance 
perse  restait  aux  mains  des  Romains.  Le  seul  embarras  consistait 
à  conduire  sous  les  murs  de  ces  deux  villes  un  matériel  assez  fort 
pour  les  ébranler.  Notre  artillerie  de  campagne  ou  de  forteresse, 
nos  trains  de  munitions  ne  sont  rien  comme  encombrement,  si  on 
les  compare  aux  balistes,  aux  catapultes,  aux  hélépoles  des  an- 
ciens. Pour  assiéger  une  ville  à  cette  époque,  il  fallait  pour  ainsi 
dire  en  bâtir  une  autre,  —  chose  impossible  dans  une  contrée  où 
le  bois  et  les  pierres  manquaient.  Aussi,  Julien  n'avait-il  jamais 
eu  la  pensée  de  s'emparer  par  une  opération  de  longue  haleine  des 
places  où  l'ennemi  semblait  résigné  à  concentrer  sa  résistance.  Les 
enlever  par  surprise,  à  la  faveur  d'une  panique,  en  profitant  du 
désordre  moral  que  devait  avoir  produit  une  succession  continue 
de  défaites,  à  la  bonne  heure!  Si  le  coup  de  main  échouait,  il  fal- 
lait sans  hésiter  battre  en  retraite  et  se  replier  sur  Antioche  pour 
y  préparer  une  nouvelle  campagne.  On  aurait  du  moins  Tavantage 
d'avoir  exploré  le  chemin. 

Les  villes  de  brique  ne  laissent  pas  de  vestiges  aussi  facile- 
ment reconnaissables  que  ceux  des  villes  de  marbre.  Le  colonel 
Ghesney,  cependant,  incUnerait  à  penser  que  les  ruines  de  Tell'Akhar 
entre  la  rive  gauche  de  l'Euphrate  et  le  Nahr  J'sa  pourraient  bien 
correspondre  à  la  description  que  nous  a  laissée  de  Perisaboras 
l'historien  de  l'expédition  romaine,  Ammien  Marcellin.  Dans  ce  cas 
Firouz-Sapor,  ou  Anbar,  occuperait  probablement  l'emplacement 
de  la  grande  cité  élevée  par  les  Perses  pour  servir  d'avant-poste  à 
leur  capitale. 

Su'ivons  maintenant  Julien  pendant  qu'il  s'avance  le  long  de  la 
rive  méridionale  du  Nahr  J'sa.  11  va  dépasser  une  première  ville 
abandonnée  par  les  juifs  qui  l'habitaient.  Cette  ville  n'est  pas  une 
place  forte.  Les  assyriologues  croient  en  retrouver  les  débris  dans 
le  village  persan  d'Akar-Kuf.  Un  peu  plus  loin,  la  marche  de  l'ar- 
mée sera  de  nouveau  arrêtée.  La  double  enceinte  de  Maozar-Malka, 
environnée  d'un  fossé  profond,  les  seize  tours  qui  la  flanquent,  se 
dressent  sur  les  bords  du  Nahr-Malka,  un  des  canaux  qui  mettent 
en  communication  l'Euphrate  et  le  Tigre. 

Quand  les  machines  manquent  pour  renverser  les  murailles,  on 
creuse  des  mines  sous  terre  et  on  sape  les  remparts  à  leurs  fon- 
dations. Alexandre  a  usé  de  ce  moyen  dans  la  Gédrosie  ;  JuUen  va 
l'employer  en  Ghaldée.  Les  murs  s'écroulent.  Pendant  que  les 
Perses  accourent  pour  défendre  la  brèche,  les  Romains  débouchent 
par  le  passage  souterrain  qu'ils  ont  prolongé  vers  le  centre  de  la 
ville.  11  n'y  a  plus  d'obstacles  à  leur  marche  jusqu'à  Séleucie. 
{(  Les  géographes  sont  dans  l'erreur,  nous  assure  M.  Lejean 


LA    FLOTTILLE    DE   l'eUPHRATE.  591 

quiTisita  ces  ruines  au  mois  d'avril  1860^  quand  ils  nous  disent 
que  Gtésiphon  et  Séleucie  étaient  séparées  par  le  Tigre.  »  Fondée 
par  Séleucus  Nicator,  Séleucie  était  à  cheval  sur  le  fleuve,  ou  plus 
exactement  sur  le  Nahr-Malka  —  le  canal  royal. 

Grégoire  de  Nazianze  semble  avoir  confondu  Garrhes  et  Séleucie.  Il 
nous  décrit  Garrhes,  l'ancienne  ville  mentionnée  parArrien,  comme 
u  une  forteresse  séparée  de  Gtésiphon  par  le  Tigre.  »  Ges  deux 
"villes,  ajoute-t-il,  sont  «  aussi  importantes  l'une  que  l'autre;  elles 
peuvent  être  regardées  comme  une  seule  cité  coupée  en  deux  par 
le  fleuve.  » 

D'après  M.  Lejean,  l'enceinte  même  de  Séleucie  n'a  jamais  pu 
renfermer  plus  de  30,000  âmes,  et  les  500,000  ou  600,000  habi- 
tans  que  lui  prêtent  les  historiens  occupaient  probablement  la 
banlieue.  Lorsque  le  roi  parthe  Ardawan,  renonçant  à  faire  renaître 
de  ses  cendres  Séleucie,  incendiée  par  les  généraux  de  Trajan  et 
par  ceux  de  Lucius  Verus,  prit  le  parti  de  bâtir  une  nouvelle  ville 
sur  la  rive  gauche  du  Tigre,  il  voulut  conserver  à  la  cité  dont  il 
allait  faire,  sous  le  nom  de  Gtésiphon,  sa  capitale,  un  côté  commun 
avec  les  débris  de  l'antique  capitale  des  Séleucides.  Située  au  sein 
du  plus  fertile  district  de  la  Ghaldée,  «  au  milieu  d'une  verdoyante 
campagne,  couverte  de  vignobles  et  de  vergers,  »  Séleucie-Gtésiphon, 
—  Madaïn  [les  villes)  coram.e  l'appelèrent  plus  tard  les  khalifes,  — 
renferma  bientôt  une  population  plus  considérable  que  celle  d'An- 
tioche,  la  grande  cité  syrienne.  Les  rois  parthes  en  firent  leur  ré- 
sidence d'hiver.  On  sait  qu'ils  habitaient  Ecbatane  en  été,  — 
l'Ecbatane  de  l'Hyrcanie  et  non  celle  de  la  Médie. 

Maître  des  deux  forteresses  qui  lui  avaient  jusqu'alors  barré  le 
passage,  Julien,  s'il  se  fût  d'abord  attaqué  à  Séleucie,  se  serait  gra- 
tuitement imposé  la  tâche  de  deux  sièges  au  lieu  d'un.  La  prise 
de  Gtésiphon,  en  communication  avec  toutes  les  réserves  de  l'em- 
pire sassanide,  faisait  tomber  du  même  coup  les  deux  cités 
jumelles  :  Gtésiphon,  au  contraire,  pouvait  très  bien  survivre  à  la 
chute  de  Séleucie.  G'était  donc  Gtésiphon  qu'il  fallait  investir. 
L'opération  était  tout  indiquée.  Pour  la  concevoir,  pas  n'était  be- 
soin du  génie  d'un  grand  général.  Seulement  l'investissement  de 
Gtésiphon  exigeait  avant  tout  le  transport  de  l'armée  sur  la  rive 
gauche  du  Tigre.  Là  gisait  la  grosse  difficulté.  Le  Tigre,  à  la  hau- 
teur de  Bagdad,  n'est  pas  de  ces  fleuves  que  l'on  puisse  passer  à 
gué.  L'armée  perse  rangée  en  bataille,  présentant  un  front  impo- 
sant, n'eût  guère  permis  d'ailleurs  de  prendre  pied  en  groupes 
détachés  sur  la  rive.  Sans  sa  flottille,  jamais  Julien  n'eût  franchi 
un  pareil  cours  d'eau.  Il  eut  l'heureuse  idée,  pour  faire  descendre 
ses  barques,  ses  radeaux,  ses  galères,  jusqu'au  Tigre,  d'utiliser 


592  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

le  Nahar-Malka.  Ce  canal  était  à  demi  comblé.  L'empereur  le  fit  dé- 
blayer, obligea,  par  une  énorme  digue,  l'Euphrate  à  sortir  de  son 
lit  et  à  prendre  ce  nouveau  chemin.  Quand  les  eaux  du  fleuve  eu- 
rent rempli  ce  qu'Ammien  Marcellin  appelle  le  flumen  fossile,  la 
fosse  artificielle  allant  d'un  fleuve  à  l'autre,  il  donna  le  signal  à  sa 
flottille.  Les  onze  cents  bateaux  s'ébranlèrent,  et  au  bout  de  quel- 
ques heures,  les  habitans  consternés  de  Gtésiphon  purent  les  voir 
déboucher  dans  le  Tigre  en  face  de  leurs  remparts. 

Quelle  masse  de  travail  suppose  une  telle  opération  et  comme 
elle  nous  laisserait  incrédules  si  les  Romains  ne  nous  avaient  ha- 
bitués à  tous  les  miracles  !  C'est  à  les  égaler  qu'aspirait  remperem* 
Napoléon.  Ce  sont  eux  qu'il  montrait  sans  cesse  en  exemple  à  ses 
soldats.  Avouons  que  pour  atteindre  à  leur  hauteur  les  grenadiers 
mêmes  de  la  vieille  garde  avaient  encore  beaucoup  à  faire.  Il  n'y 
a  d'ailleurs  qu'un  cri  d'admiration  chez  tous  les  historiens  anciens 
ou  modernes,  qu'ils  s'appellent  Ammien  Marcellin,  Eutrope,  Rufus, 
Voltaire,  Gibbon,  Duniy,deBroglie,Lamé,Marthaj  Maréchal,  quand  ils 
en  arrivent  à  nous  raconter  cet  épisode  de  la  mémorable  campagne 
de  l'année  363.  «  Julien,  s'écrient-ils  d'un  commun  accord,  se 
montra  là  un  grand  capitaine.  »  Grand  capitaine!  Il  le  fut  jusqu'au 
bout,  et  les  iautes  que  plus  tard  on  lui  reprochera  ne  furent  pas 
des  fautes.  Nous  n'y  voyons  que  les  fatalités  de  ce  terrible  jeu 
qu'on  a  si  bien  nommé  «  le  jeu  de  la  force  et  du  hasard.  » 

Ce  n'était  pas  tout  que  d'avoir  jeté  son  monde  sur  la  rive.  Main- 
tenant il  fallait  livrer  bataille.  Les  Perses  tinrent  bon  pendant  douze 
heures.  Ils  disputèrent  le  terrain  pied  à  pied.  Refoulés  par  les  lé- 
gions, ils  finirent  par  se  réfugier  dans  la  place.  Si  les  18,000  hommes 
laissés  sous  les  ordres  de  Procope  dans  la  haute  Mésopotamie 
étaient  arrivés  en  ce  moment,  Gtésiphon  tombait  probablement,  la 
campagne  était  terminée,  la  puissance  des  Perses  ruinée  pour 
longtemps.  Procope  n'arriva  pas.  Julien  avait-il  réellement  sujet  de 
se  promettre  l'appui  de  ce  renfort?  Toutes  les  combinaisons  fon- 
dées sur  la  foi  d'un  lointain  secours  sont  exposées  à  des  décep- 
tions. Il  n'est  pas  de  conquérans  qui  n'aient  connu  de  ces  cruels 
mécomptes.  Julien  fut  ici  trompé  par  la  Fortune  plus  que  par  ses 
calculs. 

Il  lui  restait  cependant  une  ressource  :  celle  d'enlever  la  ville 
avec  les  ZiO,000  hommes  qu'il  conservait  encore,  de  l'enlever  par 
un  coup  de  main,  comme  Bonaparte  voulut  enlever  Saint-Jean- 
d'Acre,  comme  Alexandre  emporta  Tyr.  Il  eut  la  sagesse,  —  et  je 
l'en  approuve,  —  de  ne  pas  tenter  l'aventure.  Un  assaut  repoussé 
le  perdait  sans  remède.  Il  était  si  éloigné  de  sa  base  d'opérations, 
séparé  d'Autioche,  de  Nisibe  même,  par  de  tels  déserts!  Il  espéra 


LA    FLOTTILLE    DE    l'eUPIIRATE.  593 

masquer  sa  retraite  en  allant  battre  l'armée  de  Sapor,  Seulement, 
pour  battre  Sapor,  il  fallait  que  Sapor  acceptât  la  bataille,  et  ce  n'était 
la  coutume  ni  des  Parthes,  ni  des  Perses.  La  flottille  de  Julien,  une 
fois  sa  résolution  prise,  lui  devenait  inutile.  Les  flottilles  descen- 
dent les  fleuves,  elles  ne  les  remontent  pas,  —  ou  du  moins  elles 
ne  les  remontaient  pas  quand  elles  n'avaient  pour  moteur  que  des 
rames. 

Ordre  est  donné  de  brûler  la  flottille.  On  ne  conservera  que 
douze  petits  navires  qu'on  traînera  sur  des  chariots,  pour  servir  au 
besoin  d'équipage  de  pont.  Onze  cents  bateaux  sont  d'un  seul 
coup  livrés  aux  flammes,  et  l'armée  se  met  en  marche.  Où  va- 
t-elle?  Elle  va  où  la  conduit  un  transfuge,  où  on  lui  promet  de  la 
mettre  en  face  de  Sapor.  C'est  le  pays,  maintenant,  qui  se  défend 
par  lui-même  :  les  digues  ont  été  rompues,  les  moissons  incen- 
diées. Si  l'on  traverse  un  village,  le  village  est  désert.  Le  vide  s'est 
fait  partout.  Seuls  quelques  escadrons  ennemis  se  montrent  au 
loin.  On  les  dislingue  à  l'éclat  de  leurs  armures.  Ils  observent 
l'armée  romaine  et  ne  se  laissent  pas  approcher.  La  poursuite  serait 
vaine  ;  les  soufl'rances,  dans  ces  plaines  embrasées,  deviennent 
intolérables.  Les  légions  murmurent.  Julien  se  décide  à  incliner  sa 
route  vers  le  nord.  Dès  que  le  mouvement  de  retraite  est  iranchement 
prononcé,  les  Perses  cessent  de  se  tenir  à  l'écart. 

Chaque  nuit  est  marquée  par  quelque  alerte.  Des  traînards  sont 
enlevés  ;  l'arrière-garde  se  voit  obligée  de  prendre  à  tout  instant  les 
armes.  Cinq  jours  s'écoulent  ainsi.  L'armée,  cependant,  gagne  du  ter- 
rain et  l'ennemi  est  toujours  tenu  en  respect.  On  s'est  rapproché 
sensiblement  du  Tigre.  L'infanterie  légère,  dans  ces  circonstances 
critiques,  fait  merveille.  Ce  n'est  plus  avec  des  escadrons  volans  que 
les  Perses  osent  dès  ce  moment  inquiéter  la  retraite.  Ils  mettent 
en  ligne  leur  grosse  cavalerie  cuirassée,  leurs  éléphans,  dont 
l'odeur  affole  les  chevaux  des  Romains.  Ils  se  portent  en  masse  de 
la  tête  à  la  queue  de  l'armée,  qui  se  serre  pour  leur  opposer  une 
résistance  plus  compacte.  Julien  est  partout,  tantôt  à  l'avant-garde, 
tantôt  au  centre,  tantôt  à  l'arrière-garde.  Idole  du  soldat,  il  lui 
donne  l'exemple  et  veut  partager  ses  privations.  Les  vivres  com- 
mencent à  devenir  rares.  Qu'on  distribue  les  provisions  des  offi- 
ciers! L'empereur,  le  premier,  se  contentera  d'une  écuelle  de 
bouillie.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  pénible,  par  ces  chaleurs  afireuses, 
c'est  de  supporter  le  poids  de  la  cuirasse.  Et  pourtant  la  grêle  de 
traits  que  font  pleuvoir  les  Perses  rendrait  cette  précaution  bien 
utile  !  Au  premier  moment  de  relâche,  chacun  s'empresse  de  se 
défaire  de  la  lourde  armure.  Les  Perses  ont  été  rejetés  au  loin. 
L'armée  se  promet  un  peu  de  repos. 

TOME  xcviii.  —  1890.  38 


59/i 


REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


Quand  le  voyageur,  aujourd'hui,  descend  le  cours  du  Tigre; 
quand  il  a  dépassé,  près  de  Tell-Mandjour,  cette  masse  de  ruines 
considérables  dans  laquelle  les  antiquaires  se  sont  crus  autorisés  à 
reconnaître  les  débris  d'Opis,  un  édifice  bizarre,  sorte  de  tour  de 
briques,  bâtie  en  hélice,  jadis  observatoire  des  califes  musulmans, 
ne  tarde  pas  à  frapper  ses  regards.  Le  nom  du  lieu  n'a  guère 
changé  depuis  le  temps  d'x\lexandre.  On  le  nommait  alors  Samara. 
Les  Turcs  le  nomment  aujourd'hui  Soumera.  La  plaine  s'étend  des 
bords  fertiles  du  fleuve  jusqu'aux  confins  du  désert,  à  perte  de 
vue.  Cette  plaine,  c'est  la  plaine  à  jamais  célèbre  de  Maranga. 
L'armée  romaine  s'y  traîne  épuisée.  Le  26  juin,  elle  y  assoit  son 
camp  :  elle  a  besoin  de  respirer  un  peu  après  le  terrible  assaut 
qu'elle  vient  de  subir. 

Un  cri  d'alarme  s'élève  tout  à  coup  à  l' arrière-garde.  Julien  sai- 
sit ses  armes  ;  on  n'obtient  pas  de  lui  qu'il  revête  sa  cuirasse.  Il 
court  où  le  danger  lui  paraît  le  plus  pressant.  Sa  fidèle  infanterie 
légère  s'est  attachée  à  ses  pas.  Les  Perses  la  connaissent  et  n'ont 
pas  l'habitude  de  l'attendre.  Combien  de  fois  on  a  vu  le  maréchal 
Bugeaud,  —  le  père  Bugeaud,  comme  l'appelaient  les  soldats 
d'Afrique,  —  marcher  ainsi  à  la  tète  de  ses  zouaves! 

A  la  vue  de  ce  groupe  intrépide,  les  Perses  ont  reculé.  Ils  ont 
reculé,  mais  pour  revenir  à  la  charge.  L'empereur  dédaigne  tout, 
les  traits  qu'on  lui  lance,  les  instances  de  ses  amis.  Il  s'est  jeté  au 
milieu  de  la  mêlée.  «  Ils  fuient,  crie-t-il,  ils  fuient!  Suivons-les! 
Serrons-les  de  si  près  qu'ils  n'osent  plus  de  longtemps  troubler 
notre  retraite!  »  Ses  soldats,  alarmés,  ont  saisi  la  bride  de  son 
cheval  :  ils  veulent  l'entraîner  de  force  en  arrière.  Le  danger  au- 
quel il  s'expose  est,  de  tous  les  périls,  le  plus  grand  qui  puisse 
menacer  l'armée.  L'empereur  résiste.  Ce  n'est  plus  le  froid  philo- 
sophe, toujours  maître  de  lui,  qui  dirige,  avec  le  calme  d'un  grand 
capitaine,  ses  légions;  c'est  le  guerrier  enivré  du  combat,  qu'une 
irrésistible  ardeur  emporte.  Alexandre,  aux  bords  du  Granique; 
Alexandre,  dans  les  champs  d'Issus  et  d'Arbèles,  vient  de  renaître. 
0  poésie  de  la  guerre,  que  tu  peux  avoir  d'empire  sur  un  jeune 
cœur!  On  parle  des  fautes  de  Julien.  La  faute  la  plus  grave,  la 
faute  irréparable,  Juhen,  en  ce  moment,  la  commet.  En  s'exposant, 
il  livre  à  un  chétif  hasard  le  sort  de  son  armée.  Que  de  sages  pa- 
roles j'ai  entendues  sortir  à  ce  sujet  de  la  bouche  de  l'illustre  vain- 
queur de  Malakof  !  Le  coup  est  porté.  Un  javelot  perdu  a  rasé  le 
bras  du  général  en  chef,  pénétré  entre  les  côtes  et  est  allé  se 
loger  dans  le  foie.  Julien  porte  la  main  à  son  côté.  II  essaie  d'ar- 
racher le  trait  encore  pendant  de  la  fatale  blessure.  Le  fer  à  double 
tranchant  lui  entame  les  doigts.  Il  lâche  le  javelot,  pousse  un  cri 


LA    FLOTTILLE    DE    l'eUPHRATE  595 

et  tombe  de  cheval  sans  connaissance.  On  l'entoure,  on  le  relève, 
on  le  transporte  dans  une  tente  dressée  à  la  hâte.  L'armée,  aver- 
tie, fait  halte  et  reprend  son  campement  pour  la  nuit.  La  conster- 
nation est  dans  tous  les  cœurs. 

L'évanouissement  de  l'empereur  fut  de  courte  durée.  Dès  qu'il  a 
repris  ses  sens,  Julien  demande  son  cheval  et  ses  armes.  Quel  est 
le  général  blessé  qui  n'a  pas  eu  de  ces  illusions?  Depuis  Epami- 
nondas  jusqu'à  Mac-Mahon,  l'ambition  du  chef  couché  sur  son  lit 
de  douleur  n'a-t-elle  pas  toujours  été  de  retourner  à  la  tête  de  ses 
troupes?  Les  troupes,  laissez-les!  Elles  ont  déjà  vengé  leur  em- 
pereur. 

La  plaine  n'est  plus  qu'un  vaste  champ  de  carnage.  Ah!  les 
Perses,  cette  fois,  on  les  a  joints;  on  leur  fait  payer  cher  le 
sinistre  avantage.  Cinquante  satrapes  ont  péri,  avec  une  multitude 
innombrable  de  soldats.  Du  côté  des  Romains,  l'aile  droite  pliait. 
Le  maître  des  offices,  Anatole,  la  ramène  au  combat.  Anatole  est 
tué.  Le  préfet  Salluste  allait  partager  son  sort;  des  amis  dévoués 
l'arrachent  du  milieu  de  la  mêlée.  Le  conseiller  de  Salluste,  So- 
phorc,  moins  heureux,  n'échappera  point  au  trépas.  Si  les  pertes 
des  Perses  sont  plus  grandes,  des  deux  côtés  pourtant,  les  pertes 
sont  sensibles.  Gomme  Alexandre,  JuUen  aura  de  sanglantes  funé- 
railles; seulement,  ce  sera  l'ennemi  qui  en  fera  les  principaux  frais. 

Les  médecins  n'ont  pas  voulu  cacher  à  l'empereur  la  gravité  de 
sa  blessure.  Avant  qu'ils  eussent  parlé,  la  douleur,  la  faiblesse 
produite  par  l'énorme  perte  de  sang  avaient  déjà  fait  comprendre 
à  l'héroïque  blessé  que  le  moment  était  venu  de  payer  l'inévitable 
tribut  à  la  nature.  L'empereur  n'avait  besoin  que  d'être  fidèle  à  lui- 
même  pour  se  préparer  à  mourir  en  sage.  Nous  verrons  par  le  ré- 
cit que  nous  a  transmis  un  ami  fidèle,  que  mourir  en  sage  res- 
semble fort  à  mourir  en  chrétien.  Toutes  les  vanités  dogmatiques, 
les  songes  fastueux  des  écoles  s'évanouissent  aisément  à  l'heure 
suprême.  Il  n'y  a  qu'une  manière  de  bien  mourir,  c'est  de  mourir 
résigné.  «  C'est  un  peu  tôt  peut-être,  dit  Julien  aux  amis  désolés 
qui  l'entouraient.  —  Julien  avait  alors  trente  et  un  ans  huit  mois 
et  vingt  jours,  —  c'est  un  peu  tôt  peut-être.  —  Je  m'acquitterai 
cependant  de  ma  dette  en  loyal  débiteur.  Mourir  jeune  est  quel- 
quefois une  faveur  accordée  par  les  dieux.  Ma  conscience  se  reporte 
avec  une  égale  sérénité  aux  souvenirs  d'humiliation  et  d'exil,  à 
ceux  de  grandeur  et  de  pouvoir.  La  philosophie  m'a  enseigné  la 
supériorité  de  l'âme  sur  le  corps;  j'ai  le  ferme  espoir  d'échanger 
ma  condition  présente  pour  une  condition  meilleure.  Pourquoi 
donc  m'aflligerais-je  au  lieu  de  me  réjouir?  »  On  peut  être  un  triste 
politique,  —  Julien  le  fut  à  mon  avis,  —  et  être  un  grand  cœur. 


596 


REVEE    DES    DEUX    MONDES. 


La  faveur  que  lui  faisait  le  ciel,  Julien  ne  la  comprenait  pas.  En  le 
frappant  sur  le  champ  de  bataille,  en  l'arrêtant  dans  son  œuvre 
insensée,  le  ciel  récompensait  ses  vertus.  Je  ne  puis  partager  l'opi- 
nion de  Voltaire,  a  Si  la  carrière  de  Julien,  dit  Voltaire,  eût  été  plus 
longue,  il  est  à  présumer  que  l'empire  eût  moins  chancelé  après  sa 
mort.  »  On  voit  bien  que  Voltaire  n'avait  qu'un  médiocre  souci  des 
pauvres  et  des  humbles.  Sauver  l'empire,  à  son  sens,  c'eût  été  le 
rendre  aux  patriciens.  Le  christianisme  a  fait  mieux  et  il  n'a  pas 
encore  atteint  la  hmite  de  ses  bienfaits. 

«  Julien,  nous  apprend  son  historiographe,  faisait  abus  de  la 
divination  et  allait  aussi  loin  que  l'empereur  Adrien  dans  cette  ma- 
nie. Il  y  avait  dans  son  culte  plus  de  superstition  que  de  religion 
véritable.  »  11  faut  être  indulgent  pour  les  superstitieux.  Hamlet 
nous  en  a  fort  bien  dit  la  raison.  Mieux  vaut  cent  fois  le  supersti- 
tieux que  le  matérialiste.  Julien  dut  à  sa  ferme  croyance  dans 
l'existence  d'un  principe  supérieur  de  mourir  avec  une  dignité 
douce  et  affable.  Jusqu'au  dernier  moment  il  s'entretint  avec  Maxime 
et  avec  Priscus,  deux  philosophes  comme  lui,  de  la  nature  de  l'âme 
et  de  sa  transcendance.  La  respiration  cependant  devenait  difficile. 
Julien  demanda  une  coupe  d'eau  fraîche  :  il  la  but  et  rendit  peu 
après  le  dernier  soupir. 

Pas  plus  qu'Alexandre,  le  neveu  du  grand  Constantin  ne  s'était 
cru  en  droit  de  désigner  son  successeur.  La  responsabilité  lui  sem- 
blait trop  grave  à  prendre.  Ce  fut  le  soldat  qui  s'en  chargea.  11 
élut  un  empereur  chrétien.  Les  hécatombes  de  Julien  n'avaient 
converti  personne.  Le  retour  au  vieux  culte  ne  pouvait  trouver 
grâce  devant  ceux  qui  en  secouèrent  le  joug  à  travers  les  supplices. 
Le  Christ  fut  acclamé  par  les  troupes  en  même  temps  que  Jovien. 
Pendant  quatre  jours,  on  ne  cessa  de  combattre  pour  rompre  le  cercle 
dans  lequel  les  Perses  s'efforçaient  d'enfermer  l'armée.  Enfin,  on 
arrive  sur  les  bords  du  fleuve.  De  l'autre  côté  était  la  sécurité,  — 
on  le  croyait  du  moins,  —  Tabondance  peut-être.  Malheureusement 
la  flottille  ne  se  trouvait  plus  là  pour  faciliter  le  passage.  Quelques 
soldats  gaulois,  des  Sarmates,  traversèrent  le  Tigre  à  la  nage.  Le 
gros  de  l'armée  essaya  pendant  deux  jours  de  fabriquer  un  pont 
avec  des  outres  gonflées.  Les  eaux  étaient  trop  hautes,  le  courant 
trop  rapide  :  il  fallut  y  renoncer. 

L'ennemi  cependant  était  toujours  tenu  en  échec  ;  si  les  provi- 
sions n'eussent  manqué,  jamais  on  n'eût  songé  à  entrer  en  compo- 
sition avec  lui.  La  lamine  triompha.  Le  7  juillet,  on  ouvrit  l'oreille 
aux  propositions  des  Perses.  Les  Perses  demandaient  qu'on  leur 
rendît  Nisibe,  Singara,  toute  la  portion  de  leur  territoire  jadis  cé- 
dée à  Dioclétien.  On  leur  rendit  Singara  et  Nisibe  ;  on  conclut  la 


LA.    FLOTTILLE    DE    l'eUPHRATE.  597 

paix  pour  trente  ans.  On  abandonna  aux  vengeances  de  Sapor 
le  roi  d'Arménie.  On  eût  tout  concédé  pour  avoir  le  droit  de 
vivre.  Satisfaits  de  leur  avantage,  les  Perses  s'éloignèrent,  et  l'ar- 
mée put  continuer  sa  route  le  long  du  fleuve,  cherchant  non  pas 
un  gué,  mais  un  coude  où  l'eau  fût  plus  calme.  On  crut  l'avoir 
trouvé  dans  le  voisinage  de  Tekrit.  Quelques  soldats  essayèrent 
alors,  comme  l'avaient  fait  plus  bas  les  Gaulois  et  les  Sarmates,  de 
gagner  la  rive  droite  du  Tigre,  à  la  nage.  La  plupart  se  noyèrent 
ou  lurent  massacrés  par  les  Arabes.  L'exemple  servit  de  leçon  aux 
autres  et  arré,a  les  plus  impatiens.  Des  claies  d'osier,  des  outres 
gonflées  furent  alors  rassemblées  en  assez  grand  nombre,  sur  le 
bord.  A  un  signal  donné,  un  premier  convoi  partit  avec  ensemble, 
coupant  le  fil  de  l'eau  obliquement.  D'autres  convois  suivirent. 
Les  bateaux  que  portaient  les  chariots  à  la  suite  de  l'armée  sur  ces 
entrefaites  arrivèrent  :  on  s'empressa  de  les  lancer  sur  le  fleuve. 
Ils  reçurent  à  leur  tour  de  nombreux  passagers.  L'empereur  s'em- 
barqua un  des  derniers.  En  brave  soldat  qu'il  était,  il  fit  jusqu'au 
dernier  instant  noblement  son  devoir. 

Le  fleuve  était  franchi  ;  les  privations  n'en  devenaient  pas  moins 
dures.  Le  pays  n'offrait  aucune  ressource.  Il  fallut  remonter  jus- 
qu'à Lr,  forteresse  ennemie  qui  porte  aujourd'hui  le  nom  de 
Kal'ah  Sherkat,  pour  obtenir  de  la  pitié  des  Perses  quelques 
provisions.  Enfin,  après  dix  ou  douze  jours  de  marche,  pendant 
lesquels  les  chevaux  n'avaient  pas  même  trouvé  de  l'herbe  à  brou- 
ter, Nisibe  apparut.  Procope  y  attendait  Julien.  Il  remit  à  Jovien 
les  vivres  qu'il  apportait  et  qui,  livrés  plus  tôt,  auraient  épargné 
une  paix  humiliante  à  l'empire. 

De  Nisibe,  qui  allait  cesser  d'être  romaine,  l'empereur  put  gagner 
facilement  Antioche  et  poursuivre  avec  des  troupes  fraîches  ou  re- 
posées son  voyage  à  travers  la  Gilicie.  Il  avait  proclamé  à  Antioche 
le  retour  de  l'empire  à  la  religion  chrétienne  ;  il  n'eut  pas  la  satis- 
faction de  renouveler  cette  cérémonie  dans  la  ville  du  grand  Cons- 
tantin. Parvenu  à  Dadastane,  ville  obscure  de  la  Bithynie,  quand, 
pour  l'éveiller^  on  se  présenta  sous  sa  tente,  on  le  trouva  mort 
dans  son  lit. 

Ainsi  se  termina  l'expédition  de  363.  Le  jour  n'est  peut-être  pas 
très  éloigné,  —  telle  est  la  moralité  que  je  voudrais  tirer  de  ce 
récit,  —  où  l'on  aura  peine  à  comprendre  qu'on  ait  jamais,  en  un 
pays  traversé  par  des  fleuves,  songé  à  faire  la  guerre  sans  flottille. 


Ji'RiEN  DE  La  Gravière. 


LE 


SOCIALISME    D'ÉTAT 


DANS 


L'EMPIRE    ALLEMAND 


iir. 


LES    PENSIONS    AUX     INVALIDES     ET    LES    BESCRITS     IMPERIAUX. 


Une  troisième  partie  vient  de  compléter  la  trilogie  du  socialisme 
d'État  dans  l'empii'e  allemand.  Aux  deux  lois  sur  l'assurance  des 
ouvriers  contre  la  maladie  et  contre  les  accidens  de  fabrique  a  été 
ajoutée,  l'été  dernier,  une  loi  nouvelle  sur  l'assurance  obligatoire 
contre  la  vieillesse  et  l'invalidité.  Présentée  par  ses  promoteurs 
comme  le  couronnement  de  l'œuvre  de  réforme  destinée  à  gai^antir 
le  maintien  de  la  paix  sociale,  l'institution  des  rentes  à  servir  par 
l'Etat  aux  travailleurs  invalides  ne  paraît  pas  cependant  pouvoir 
répondre  à  son  but.  Cette  institution  risque,  tout  au  contraire,  de 
devenir,  entre  les  mains  des  populations  mécontentes,  un  levier  de 
désordre  d'une  puissance  incalculable.  Désormais,  en  efïet,  les 


(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  novembre  1887  et  du  15  février  1888. 


LE    SOCIALISME   d'ÉTAT.  599 

prolétaires,  dont  les  masses  compactes  accroissent  si  rapidement 
les  rangs  de  la  démocratie  socialiste  en  Allemagne,  pourront  mar- 
cher à  l'assaut  du  gouvernement,  en  réclamant  de  la  caisse  pu- 
blique des  subventions  plus  larges.  En  tacticiens  avisés,  les 
meneurs  du  parti  conduiront  leurs  électeurs  au  scrutin  par  l'appât 
d'augmentation  des  pensions  que  les  députés  élus  devront  s'enga- 
ger à  voter.  C'est  le  coin  introduit  dans  l'édifice  social  actuel  et  qui 
menace  de  le  renverser  tôt  ou  tard.  Tous  les  sujets  assurés  en 
vertu  de  la  loi  ont  un  intérêt  trop  évident  dans  les  augmentations 
en  perspective.  Quelle  ironie  du  sort  déjoue  ainsi  les  prévisions  et 
les  calculs  de  l'homme  réputé  être  le  plus  grand  diplomate  de  notre 
époque,  fort  de  l'ascendant  que  donnent  des  succès  inouïs,  mais 
engagé  dans  une  entreprise  redoutable,  en  s'appuyant  sur  un  jeune 
souverain  inexpérimenté,  sur  une  bureaucratie  trop  docile,  sur 
une  majorité  parlementaire  prête  à  toutes  les  complaisances!  La 
majorité  gouvernementale  qui  a  porté  le  socialisme  d'État  en  Alle- 
magne à  son  degré  le  plus  intense,  il  est  vrai,  se  trouve  déjà  ren- 
versée. Conformément  à  nos  prévisions,  la  création  des  rentes  à 
servir  par  l'État  aux  invalides  du  travail  a  été  suivie  d'une  formi- 
dable recrudescence  des  voix  socialistes,  lors  des  élections  du 
20  février  dernier  pour  le  renouvellement  du  Reichstag.  Bien  plus, 
les  progrès  du  socialisme  inquiètent  le  gouvernement  impérial  à 
tel  point  que  Guillaume  II  convoque  ou  invite  les  gouvernemens 
européens  à  une  conférence  internationale  pour  aviser  aux  moyens 
de  donner  satisfaction  aux  revendications  des  ouvriers  excités  par 
les  chefs  de  la  démocratie  socialiste. 

I. 

Ce  n'est  pas  le  fait  même  de  l'assurance  contre  l'invalidité  et  la 
vieillesse  qui  rend  cette  institution  si  dangereuse  pour  l'avenir.  On 
pouvait  organiser  le  service  des  pensions  aux  vieillards  et  aux  inva- 
lides sans  aucun  risque,  comme  les  caisses  de  malades  et  les  cor- 
porations professionnelles  obligatoires  (1)  pour  indemniser  les  vic- 
times des  accidens  du  travail.  Le  point  ciitique  de  l'institution 
nouvelle  se  trouve  dans  l'engagement  pris  par  l'État  de  se  charger 
du  service  des  rentes,  avec  des  subventions  de  l'empire,  comme 
d'un  service  à  lui  propre.  Déjà  le  simple  fait  de  l'insuffisance  des 
rentes,  telles  que  la  loi  en  a  provisoirement  fixé  le  montant,  pour 
assurer  aux  sujets  pensionnt;s  une  existence  convenable,  amènera 
ceux-ci  à  demander  des  augmentations.  Ces  augmentations  pouvant 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  15  février  1888,  l'étude  sur  les  assurances  ouvrières  et 
la  loi  de  répression. 


600  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

être  fournies  par  la  caisse  de  l'empire  à  la  suite  d'un  simple  vote 
du  Reichstag,  les  démocrates  socialistes  entraîneront  naturellement 
la  masse  des  électeurs,  en  exigeant  des  députés  la  promesse  de 
pensions  plus  élevées  au  compte  de  l'État.  Si  le  gouvernement  im- 
périal résiste  à  ces  exigences,  nous  verrons  s'ouvrir  entre  lui  et 
les  représentans  des  ouvriers  une  ère  de  conflits  auxquels  la  nation 
allemande  n'a  rien  à  gagner.  Au  lieu  d'assurer  la  paix  sociale,  l'in- 
stitution qu'une  politique  autoritaire  et  exclusive  attendait  pour 
l'affermissement  de  l'empire  deviendra  fatalement  un  brandon  de 
discorde. 

Une  entente  était  possible  pour  établir  le  service  des  pensions 
aux  ouvriers  invalides,  de  manière  à  compléter  l'œuvre  des  secours 
aux  malades  et  des  indemnités  en  cas  d'accident,  afm  de  garantir 
les  familles  sans  ressource  contre  la  misère  imméritée.  Il  suffisait 
de  renoncer  au  principe  de  la  subvention  de  l'État,  en  laissant 
l'administration  des  caisses  de  retraite  obligatoires  aux  intéressés 
directs,  patrons  et  ouvriers,  chargés  d'en  supporter  tous  les  frais. 
L'assurance  contre  la  maladie  et  contre  les  accidens  a  été  organi- 
sée ainsi  et  fonctionne  bien,  comme  nous  l'avons  montré  ici  même. 
A  l'origine,  le  prince  de  Bismarck  voulait  inaugurer  son  régime  de 
socialisme  d'Etat  en  faisant  également  de  l'assurance  contre  les 
accidens  un  office  de  l'empire,  subventionné  par  lui.  Pourtant,  la 
majorité  du  Reichstag  d'alors  repoussa  le  principe  de  la  subvention, 
et  le  chancelier  consentit  à  modifier  le  premier  projet,  renvoyé  au 
gouvernement  à  deux  reprises  pour  subir  des  remaniemens  com- 
plets. Tout  autrement  pour  le  projet  sur  l'assurance  contre  l'inva- 
lidité :  celui-ci  a  dû  être  voté  dans  le  cours  d'une  seule  session, 
sans  préparation  suffisante.  Non-seulement  le  prince  de  Bismarck 
a  tenu  à  imposer  la  subvention  de  l'Etat  et  à  laire  de  la  caisse  des 
retraites  une  institution  de  l'empire,  mais  il  a  encore  combattu  de 
toutes  ses  lorces  le  renvoi  du  projet  de  loi  à  une  autre  session  pour 
y  introduire  des  correctifs.  Ajourner  l'adoption,  c'était  enterrer 
l'aflah'e,  car,  disait  le  chancelier,  «  qui  vous  affirme  que,  dans  un 
an,  nous  pourrons  nous  occuper  de  cette  question,  pour  laquelle 
Dieu  nous  accorde  encore  en  ce  moment  le  loisir  nécessaire?  » 

Le  message  de  l'empereur  Guillaume  1",  adressé  au  Reichstag  le 
17  novembre  1881,  s'exprime,  sur  le  but  de  la  législation  sociale 
allemande,  en  ces  termes  :  «  La  guérison  des  maux  sociaux  ne  doit 
pas  être  cherchée  seulement  dans  la  répression  de  la  propagande 
socialiste,  mais  aussi  dans  l'amélioration  réelle  de  la  condition  des 
ouvriers.  Nous  considérons  comme  notre  devoir  impérial  de  recom- 
mander au  Reichstag  de  prendre  cette  obligation  à  cœur,  et  nous  ap- 
précierons avec  d'autant  plus  de  satisfaction  tous  les  succès  par  les- 
quels Dieu  a  visiblement  béni  notre  règne,  si  nous  pouvons  jamais 


^1 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  601 

réussir  à  emporter  la  conviction  de  laisser  à  la  patrie  des  garanties 
nouvelles  et  durables  de  sa  paix  intérieure,  et  aux  nécessiteux  une 
garantie  plus  large  de  l'assistance  à  laquelle  ils  ont  droit...  Trouver 
les  voies  et  moyens  de  cette  assistance  est  une  tâche  difficile,  mais  la 
plus  élevée  aussi  pour  toute  société  qui  s'appuie  sur  les  fondemens 
moraux  de  la  vie  chrétienne.  Un  accord  plus  intime  entre  les  forces 
de  cette  vie  et  leur  union  sous  la  protection  et  l'appui  de  l'État 
rendront  possible,  nous  l'espérons,  l'exécution  de  toutes  les  me- 
sures pour  lesquelles  la  puissance  de  l'État  ne  suffirait  pas  à  elle 
seule.  »  Avant  ce  message,  le  prince  de  Bismarck  avait  développé 
les  mêmes  principes,  dans  son  discours  du  2  avril,  lors  de  la  pré- 
sentation du  premier  projet  de  loi  sur  l'assurance  contre  les  acci- 
dens,  avec  subvention  de  l'empire.  Plus  récemment,  à  la  séance 
du  29  mars  1889,  au  Reichstag,  le  chancelier  a  réclamé  pour 
lui-même  la  paternité  et  la  première  initiative  de  toute  la  politique 
sociale,  qu'il  a  représentée  comme  une  nécessité  de  gouvernement 
pour  enrayer  les  progrès  de  la  démocratie  socialiste.  «  Il  m'est  per- 
mis de  revendiquer  la  première  initiative  de  toute  la  poHtique  so- 
ciale, s'est-il  écrié  aux  applaudissemens  de  la  majorité  du  parle- 
ment d'alors,  y  compris  le  dernier  terme,  qui  nous  occupe  encore 
maintenant.  J'ai  réussi  à  éveiller,  pour  cette  œuvre,  la  sollicitude 
du  défunt  empereur  Guillaume.  )> 

Ainsi  le  vrai  promoteur  du  socialisme  d'État  en  Allemagne  est 
le  prince  de  Bismarck,  qui  a  également  mis  aux  mains  de  la  nation 
unifiée  l'arme  dangereuse  du  suiïrage  universel  pour  la  réalisation 
de  ses  vues  politiques.  Aujourd'hui,  le  gouvernement  de  l'empire 
donnerait  déjà  beaucoup  pour  être  débarrassé  de  cet  appareil 
niveieur  de  la  démocratie.  Le«  rentes  sur  l'Etat,  promises  comme 
pension  de  retraite  à  tout  le  monde  des  prolétaires  électeurs,  pour 
étendre  l'action  de  l'assistance  pubhque,  ménagent  à  l'Allemagne 
bien  d'autres  difficultés.  C'est,  en  réalité,  comme  une  extension  de 
l'assistance  pubUque  que  le  gouvernement  allemand  nous  a  pré- 
senté les  difiérentes  mesures  relatives  aux  assurances  ouvrières. 
Voici  longtemps  que  l'assistance,  l'obligation  pour  l'État  de  venir 
en  aide  à  tous  ses  sujets  dans  le  besoin,  figure  sur  les  tables  du 
droit  public  en  Prusse.  Le  titre  xix  de  Y Allgemeine  Landrccht  pro- 
clame le  droit  à  l'assistance,  en  obligeant  l'État  de  garantir  la  nour- 
riture et  l'entretien  de  tous  les  sujets  qui  ne  peuvent  se  suffire  ou 
qui  manquent  des  ressources  nécessaires.  Pourtant,  avant  l'établis- 
sement de  l'unité  nationale,  chaque  Etat  allemand  avait,  sur  ce 
point,  sa  législation  particulière,  avec  des  différences  considérables 
d'un  pays  à  l'autre.  Aucun  ne  se  souciait  d'entretenir  les  pauvres 
du  pays  voisin  demeurant  sur  son  territoire.  Loin  de  favoriser  les 
déplacemens,  les  conventions  négociées  autrefois  entre  les  diUé- 


602  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

rens  États  s'appliquaient  à  rendre  les  changemens  de  domicile  plus 
difficiles.  Malgré  la  communauté  d'origine,  de  langage  et  de  mœurs, 
un  habitant  d'un  pays  allemand  ne  pouvait  à  son  gré  transférer 
son  domicile  dans  un  autre  pays  allemand,  en  dehors  du  territoire 
natal.  Subordonné  au  bon  plaisir  du  souverain,  le  changement 
n'était  pas  libre,  à  cause  des  charges  imposées  à  l'assistance  pu- 
bhque  par  l'admission  de  sujets  sans  ressources.  Un  Saxon^  établi 
en  Prusse,  n'acquérait  pas  par  le  fait  les  droits  d'un  sujet  prus- 
sien, pas  plus  qu'un  Prussien  allant  demeurer  en  Saxe  ne  jouis- 
sait, sans  autre  formalité,  des  droits  d'un  sujet  saxon. 

La  raison  politique  a  amené  les  promoteurs  de  l'unité  nationale 
à  effacer  les  différences  territoriales  et  à  remplacer  les  droits 
d'usage  locaux  par  une  législation  commune  à  l'Allemagne  entière, 
pour  l'assistance  ordinaire  comme  pour  les  assurances  ouvrières. 
En  l'espace  de  moins  de  quatre  années,  depuis  la  formation  de  la 
confédération  de  l'Allemagne  du  Nord  jusqu'à  la  guerre  de  France, 
le  gouvernement  prussien  a  hnposé  tout  d'abord  à  ses  confédérés, 
dans  cet  esprit  unitaire,  comme  préludes  de  la  reconstitution  de 
l'empire  :  la  loi  du  12  octobre  1867  sur  les  passeports  ;  la  loi  du 
l®""  novembre  1867  sur  la  liberté  de  domicile;  la  loi  du  k  mai  1868 
pour  l'abolition  des  mesures  de  poHce  entravant  le  mariage  ;  la  loi 
du  21  juin  1869  sur  le  code  industriel;  la  loi  du  3  juillet  1869  sur 
l'égalité  civile  de  différentes  confessions  rehgieuses;  la  loi  du 
1®"^  juin  1870  sur  la  perte  et  l'acquisition  de  la  nationalité  ;  enfin, 
la  loi  du  6  juin  1870  sur  le  domicile  de  secours.  A  quelques  faibles 
exceptions  près,  ces  lois  successives  ont  été  étendues  à  tout  le  res- 
sort de  l'empire  et  se  retrouvent  en  partie  dans  les  dispositions  de 
la  constitution  proclamée  le  16  avril  1871.  Quant  aux  lois  ou- 
vrières votées  par  le  Reichstag  depuis  la  proclamation  de  cette 
constitution,  elles  n'admettent  aucune  exception  pour  un  district 
quelconque  de  l'Allemagne. 

Secours  assurés  à  tous  les  sujets  de  l'empire  dans  le  besoin  ; 
intervention  du  district  administratif,  où  le  besoin  se  manifeste, 
pour  le  paiement  des  secours  quand  l'indigent  n'a  pas  de  domicile 
fixe,  tels  sont  les  principes  essentiels  de  l'assistance  pubHque  en 
Allemagne,  complétés  maintenant  par  les  institutions  d'assurances. 
C'est  là  le  droit  écrit,  la  doctrine  exprimée  par  la  loi  en  vigueur, 
suivant  laquelle  aucun  citoyen  allemand  ne  doit  manquer  du  né- 
cessaire, lorsque  les  ressources  personnelles  ou  celles  de  sa  famille 
lui  font  défaut.  Dans  la  pratique,  malheureusement,  les  mesures 
stipulées  pour  l'exécution  de  la  loi  ne  répondent  pas  à  ces  obliga- 
tions ou  restent  tout  au  moins  insuffisantes.  L'idée  unitaire  a  bien 
triomphé  des  résistances  des  petits  états  par  la  transformation  du 
droit  prussien  en  une  loi  d'empire.  En  faisant  abstraction  de  ce 


LE    SOCIALISME   d'ÉTAT.  603 

succès  politique,  nous  pouvons  nous  demander  quels  avantages 
les  nécessiteux  en  retirent.  Pour  secourir  les  gens  dans  le  besoin, 
ce  qui  importe  avant  tout,  c'est  d'avoir  les  ressources  indispen- 
sables. Or,  la  loi  sur  le  domicile  de  secours,  après  avoir  éta- 
bli des  distinctions  ingénieuses  entre  les  cas  où  les  secours  seront 
à  la  charge  de  la  commune  ou  du  district,  de  l'union  d'assistance 
locale  ou  de  l'union  régionale,  reste  muette  sur  les  moyens  de  pro- 
curer les  ressources  voulues  pour  satisfaire  aux  obligations  des 
diflérentes  corporations.  La  loi  d'empire  abandonne  ce  soin  à  la 
législation  des  états  particuliers  pour  l'assistance  ordinaire.  Pour 
les  nouvelles  institutions  d'assurances  en  laveur  des  ouvriers,  pour 
le  paiement  des  rentes  aux  invalides  du  travail  tout  particulière- 
ment, nous  avons  la  promesse  d'une  subvention  de  l'État  et  les 
primes  à  acquitter  par  les  assurés.  Aux  yeux  de  ses  promoteurs, 
l'institution  des  caisses  de  retraite  subventionnées  et  administrées 
par  l'État  doit  diminuer  considérablement  les  charges  de  l'assis- 
tance publique  pour  les  communes  et  les  districts. 

II. 

Que  l'assurance  contre  l'invalidité  diminue  dans  une  mesure 
considérable  les  charges  de  l'assistance  ordinaire,  rien  ne  le 
prouve.  L'expérience  des  caisses  de  secours  des  associations  de 
mineurs,  qui  accordent  des  pensions  de  retraite  à  leurs  sociétaires 
invahdes,  n'attribue  pas  un  grand  effet  à  ces  pensions  pour  l'allége- 
ment des  dépenses  de  l'assistance  dans  les  communes.  Suivant  les 
termes  de  son  premier  article,  la  loi  nouvelle  dit  :  «  Sont  assurés, 
conformément  aux  dispositions  de  cette  loi,  à  partir  de  la  seizième 
année  d'âge  :  les  personnes  occupées,  contre  salaire  ou  traite- 
ment, comme  ouvriers,  aides,  compagnons  de  métier,  apprentis  ou 
domestiques;  les  employés  d'exploitation,  ainsi  que  les  commis  et 
apprentis  de  commerce  qui  touchent  un  salaire  ou  un  traitement 
ne  dépassant  pas  2,000  marcs  par  année.  »  De  plus,  en  vertu  de 
l'article  2  :  «  Par  décision  du  conseil  fédéral,  l'obligation  de  l'as- 
surance stipulée  à  l'article  1"  pour  des  professions  déterminées 
peut  être  étendue  aux  entrepreneurs  d'exploitations  qui  n'occupent 
pas  régulièrement  au  moins  un  ouvrier  salarié,  ainsi  qu'aux  indus- 
triels ou  artisans  établis  à  leur  compte,  sans  égard  au  nombre  des 
ouvriers  salariés  qu'ils  emploient,  occupés  dans  leurs  propres  ate- 
liers à  fabriquer  ou  à  travailler  des  produits  industriels  sur  com- 
mande et  pour  compte  d'autres  fabricans.  »  L'assurance  donne 
droit  à  une  rente  d'invalidité  ou  de  vieillesse  proportionnée  aux 
contributions  des  assurés,  payable  en  termes  mensuels  par  l'admi- 
nistration des  postes  de  l'empire. 


60ll  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Composée  de  cent  soixante-deux  articles,  la  loi  sur  l'assurance 
contre  l'invalidité  et  la  vieillesse  paraît  très  compliquée  de  prime 
abord.  Une  étude  approfondie  est  nécessaire,  pour  la  bien  com- 
prendre, car  la  clarté  n'est  pas  la  qualité  maîtresse  des  législateurs 
allemands.  Voulant  tout  prévoir,  tout  régler  à  l'avance,  les  rédac- 
teurs de  ces  textes,  aux  phrases  sans  fin,  ne  doivent  pas  être  sûrs 
d'avoir  toujours  saisi  eux-mêmes  le  sens  précis  de  leurs  intentions. 
La  multiplicité  des  détails  d'exécution  laisse  difficilement  dégager 
les  principes.  Tout  observateur  réfléchi  demeure  également  frappé 
de  l'insuffisance  des  données  statistiques  indispensables  pour  assu- 
rer l'application  de  la  loi  sans  secousses,  sans  mécomptes,  sans 
remaniemens  fréquens.  Quoi  qu'en  puissent  dire  les  patrons  officiels 
de  cette  œuvre,  on  se  trouve  en  présence  de  mesures  arrêtées  avec 
trop  de  précipitation,  qui  manquent  de  la  cohésion  voulue  pour  un 
édifice  appelé  à  durer.  Avec  des  conséquences  beaucoup  plus  graves 
que  l'assurance  contre  la  maladie  et  contre  les  accidens  du  travail, 
l'assurance  contre  l'invalidité,  telle  qu'elle  est  réglée  par  la  loi  du 
22  juin  1889,  ne  présente  pas  le  caractère  d'une  institution  viable, 
comme  les  deux  services  qu'elle  doit  compléter,  et  dont  l'applica- 
tion pratique  atteste  la  vitalité. 

Suivant  les  termes  de  la  loi,  «  a  droit  à  une  rente  d'invalidité, 
à  n'importe  quel  âge,  tout  assuré  atteint  d'une  incapacité  perma- 
nente de  travail.  L'incapacité  résultant  d'un  accident  ne  donne  droit, 
sous  réserve  des  dispositions  de  l'article  76,  à  une  rente  d'invali- 
dité qu'autant  que  la  rente  n'est  pas  due  déjà  en  vertu  des  dispo- 
sitions des  lois  d'empire  sur  l'assurance  contre  les  accidens.  »  On 
admet  l'incapacité  de  travail  quand  l'assuré,  en  raison  de  son  état 
de  santé,  ne  gagne  plus,  par  un  travail  répondant  à  ses  forces,  un 
salaire  équivalant  au  sixième  du  montant  d'après  lequel  ont  été 
fixées  ses  contributions  à  la  caisse  d'assurance  pendant  les  cinq 
dernières  années  de  participation.  De  son  côté,  «  la  rente  de 
vieillesse  est  donnée,  sans  preuve  de  l'incapacité  de  travail,  à| 
l'assuré  qui  atteint  l'âge  de  soixante-dix  ans  révolus,  à  condition] 
d'avoir  payé  ses  primes  ou  ses  cotisations  pendant  trente  années  au , 
moins.  Les  rentes  de  vieillesse  varient  de  106  marcs  (133  fr.)  dans- 
la  première  classe  jusqu'à  190  marcs  (238  Ir.)  dans  la  classe  la 
plus  élevée.  Les  rentes  d'invahdité  atteignent  115  marcs  (l/i3  fr.) 
au  moins  et  293  marcs  (367  fr.)  au  plus,  après  trente  ans  de  par- 
ticipation, suivant  les  classes  de  salaires  dans  lesquelles  les  assurés 
sont  inscrits  pour  le  paiement  des  contributions.  Ces  classes  sont 
au  nombre  de  quatre,  depuis  un  salaire  annuel  moyen  de  300  marcs 
jusqu'à  850  marcs  et  plus  par  année.  La  caisse  de  l'État  contribue 
à  chaque  pension,  une  fois  liquidée,  par  une  subvention  annuelle 
de  50  marcs  au  compte  de  l'empire.  Quand  un  assuré  a  payé  ses 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  605 

contributions  dans  plusieurs  classes  différentes,  il  lui  en  est  tenu 
compte.  De  même,  si  les  versemens  ont  été  continués  pendant  plus 
de  trente  années.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  le  sujet  assuré  admis  à 
toucher  la  rente  de  vieillesse  a  le  droit  de  faire  liquider  sa  pension 
d'après  la  taxe  des  classes  les  plus  élevées  où  il  a  figuré  pendant 
cette  période.  S'agit-il  de  régler  la  pension  des  invalides,  le  compte 
de  liquidation  comprend,  outre  la  subvention  de  50  marcs  fournie 
par  l'État,  une  taxe  fixe  de  60  marcs,  un  supplément  de  2  à 
13  pfennigs  par  semaine  de  contribution,  suivant  la  classe  de  sa- 
laire, jusqu'au  maximum  de  l,/ilO  semaines. 

Ce  maximum  de  1,A10  semaines  de  contributions  à  porter  en 
compte  pour  la  fixation  des  rentes  répond  à  trente  années  de  par- 
ticipation à  l'assurance,  l'année  contributive  étant  comptée  à  hl  se- 
maines au  lieu  de  52,  afin  de  faire  la  part  des  chômages  pour  cause 
de  maladie  ou  autre.  Les  primes  d'assurance  ou  les  cotisations  des 
assurés  ont  été  fixées  de  \h  à  30  pfennigs  par  semaine,  soit  8,22  à 
17,62  francs  par  an,  suivant  la  classe,  pour  une  première  période  de 
dix  années.  Si,  au  bout  de  ce  temps,  la  recette  est  insuffisante  pour 
balancer  les  charges,  on  augmentera  les  cotisations,  payables,  dans 
tous  les  cas,  moitié  par  les  patrons,  moitié  par  les  ouvriers.  Bien 
plus,  l'article  98  de  la  loi  autorise  les  offices  d'assurance  à  préle- 
ver dans  leur  ressort  particulier,  sauf  approbation  de  l'office  central 
de  l'empire,  d'autres  cotisations  que  celles  déterminées  ci-dessus. 
Gela  afin  d'éviter  les  déficits  et  de  suffire  aux  frais  d'administration, 
aux  versemens  pour  le  fonds  de  réserve,  aux  dépenses  pour  les 
paiemens  remboursables,  en  sus  des  capitaux  [)lacés  pour  le  service 
des  rentes  pendant  la  période  en  cours.  Les  assurés  ainsi  ne  savent 
pas  au  juste  quelles  charges  l'assurance  contre  l'invalidité  et  les 
pensions  de  retraite  leur  imposent.  Pareilles  incertitudes  sont  bien 
regrettables.  Très  probablement  les  frais  d'administration  dépasse- 
ront les  prévisions  indiquées  dans  Y  Exposé  des  jnotifs  du  projet 
officiel.  D'après  l'article  21  de  la  loi,  le  fonds  de  réserve  doit  s'éle- 
ver, à  la  fin  de  la  première  période  décennale,  au  cinquième  de  la 
valeur  capitalisée  des  rentes  à  servir  par  l'office  d'assurance  pen- 
dant cette  période.  Quant  aux  paiemens  remboursables,  ils  com- 
prennent la  moitié  des  contributions  reçues  pour  les  femmes  qui 
sortent  de  l'assurance  après  cinq  années  au  moins  de  participation 
par  suite  de  mariage  ou  pour  tout  autre  motif.  De  même  dans  le 
cas  où  un  ouvrier  marié,  assuré  pendant  cinq  années,  meurt  sans 
avoir  joui  d'une  rente,  sa  veuve  ou  ses  enfans  légitimes  ont  droit 
à  la  restitution  de  la  moitié  des  versemens  effectués  en  son  nom. 

Tandis  que  le  paiement  des  rentes  doit  se  faire  par  l'intermé- 
diaire de  l'administration  des  postes,  servant  de  banquier  comme 
dans  l'assurance  contre  les  accidens,  les  patrons  sont  chargés  du 


^06  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

paiement  des  cotisations  hebdomadaires  au  moyen  de  marques  col- 
lées sur  une  carte-quittance.  11  suffit,  pour  toucher  les  pensions, 
de  présenter  au  bureau  de  poste  du  ressort  où  l'assuré  pensionné 
a  son  domicile,  le  mandat  délivré  par  l'office  d'assurance.  Le  bu- 
reau de  poste  fait  le  paiement  au  porteur  sur  la  présentation  d'un 
certificat  de  légitimité,  Berechtigungsausweia.  En  cas  de  change- 
ment de  domicile,  l'ayant-droit  obtient,  sur  sa  demande,  du  bureau 
qui  a  fixé  la  rente,  une  autorisation  pour  toucher  sa  pension  dans 
le  ressort  de  sa  nouvelle  résidence.  Toutes  les  avances  de  l'admi- 
nistration des  postes  se  remboursent,  suivant  le  procédé  en  vigueur 
pour  les  syndicats  professionnels  d'assurance  contre  les  accidens 
du  travail,  après  un  décompte  annuel  fourni  aux  ofTices  d'assurance. 
Jusqu'à  présent,  le  service  des  rentes  par  l'administration  des  postes 
pour  les  syndicats  professionnels  n'a  soulevé  aucune  difficulté.  En 
ce  qui  concerne  le  versement  des  contributions  pour  les  assurés, 
les  marques  représentant  les  primes  hebdomadaires,  pareilles  à  des 
timbres-poste,  doivent  être  collées  sur  des  cartes  -  quittances  au 
nom  des  assurés.  Émises  par  les  offices  d'assurance,  ces  marques 
portent  l'indication  de  leur  valeur  avec  une  couleur  différente  pour 
les  diverses  classes  de  salaires.  L'office  central  de  l'empire  à  Berlin 
détermine  leurs  signes  distinctifs  et  la  durée  de  leur  validité. 

Primitivement,  le  gouvernement  avait  proposé,  au  lieu  des  cartes- 
quittances  annuelles,  l'emploi  de  livrets  pour  recevoir  les  marques. 
La  commission  du  Reichstag,  chargée  de  l'examen  du  projet  de  loi, 
décida  de  rempla<!erles  hvrets  parles  cartes  annuelles,  parce  que  le 
code  industriel  allemand  interdit  les  livrets  d'ouvriers.  Les  députés 
socialistes  n'en  combattirent  pas  moins  avec  violence  l'emploi  des 
cartes,  qu'ils  désignaient  comme  des  livrets  déguisés  donnant  la 
chronique  des  déplacemens  des  ouvriers  et  permettant  aux  patrons 
de  suivre  ceux-ci  dans  leurs  pérégrinations.  Un  de  ces  députés 
demanda,  en  place  des  cartes-quittances,  d'ouvrir  à  l'office  d'assu- 
rance un  compte  au  nom  de  chaque  assuré.  Or,  le  nombre  des 
ofïïces  d'assurance  pour  toutes  les  provinces  de  l'empire  allemand 
ne  dépassera  pas  une  trentaine  pour  environ  12  milUons  de  sujets 
assurés,  ce  qui  donne  en  moyenne  ZiOO,000  assurés  pour  chaque 
office.  A  raison  de  livres  contenant  500  folios,  il  faudrait  ainsi 
800  li\Tes  de  comptes,  tout  au  moins  par  office  régional,  ce  qui 
exigerait  un  travail  énorme.  L'ouvertm'e  d'un  compte  particulier  à 
chaque  sujet  assuré  n'était  donc  pas  praticable.  On  se  décida  pour 
la  carte-quittance ,  valable,  dans  la  règle,  pour  une  année,  mais 
renouvelable  avant  ce  terme  au  gré  de  l'assuré.  Aucune  inscrip- 
tion sur  les  services  de  l'assuré  n'est  tolérée  sur  les  cartes  ;  les 
patrons  ne  peuvent  y  appliquer  aucun  signe  de  nature  à  porter 
préjudice  aux  ouvriers  titulaires.  C'est  le  gouvernement  particu- 


II 


LE    SOCIALISME   d'ÉTAT.  607 

lier  de  chaque  pays  qui  détermine  les  localités  pour  l'émission  et 
l'échange  des  cartes-quittances.  Les  bureaux  chargés  de  cette  opé- 
ration constatent,  au  moment  de  l'échange,  la  valeur  des  marques 
collées  sur  les  cartes  à  remplacer,  afin  de  reconnaître  combien  de 
semaines  de  contribution  sont  à  porter  au  profit  du  titulaire  dans 
les  différentes  classes  de  salaire.  En  même  temps,  il  faut  indiquer 
la  durée  des  maladies  et  du  service  militaire  dont  le  porteur  peut 
justifier.  Celui-ci  reçoit  un  certificat  qui  reproduit  les  totaux  résul- 
tant de  l'examen  de  la  carte  précédente  arrivée  à  terme.  Une  carte- 
quittance  devient  nulle,  si  elle  n'a  pas  été  échangée  dans  un  délai 
de  trois  ans.  Les  cartes  perdues  ou  détruites  sont  remplacées  par 
des  cartes  nouvelles  où  s'inscrit  le  montant  des  versemens  déjà 
efiectués.  Pour  que  l'inscription  soit  valable,  le  titulaire  doit  prou- 
ver que  le  montant  spécifié  a  été  versé  réellement.  A  défaut  de 
preuves  suffisantes,  la  perte  de  la  carte-quittance  entraîne  l'aban- 
don des  droits  de  l'assuré  au  règlement  de  la  part  de  rentes  cor- 
respondant au  montant  des  quittances  perdues. 

Les  cartes-quittances  échangées  contre  des  cartes  nouvelles  doi- 
vent être  transmises  par  l'office  régional  du  ressort  où  l'assuré 
demeure  actuellement  à  l'office  d'où  vient  la  première  inscription 
et  dont  elles  portent  le  nom  en  tête.  Un  chef  d'établissement  ne 
peut  conserver  chez  lui  les  cartes  de  ses  ouvriers  sans  le  consen- 
tement de  ceux-ci.  Si  la  retenue  a  lieu  contre  la  volonté  des  assu- 
rés, les  autorités  communales  doivent  en  ordonner  la  restitution. 
En  revanche,  le  patron  est  autorisé  à  retenir  sur  le  salaire  des  ou- 
vriers la  moitié  du  prix  des  marques  collées  sur  la  carte-quittance 
pour  la  prime  d'assurance.  Quand  les  ouvriers  assurés  ne  tra- 
vaillent pas  d'une  manière  permanente  chez  le  même  patron, 
les  statuts  de  l'office  d'assurance  de  leur  ressort,  ou  bien  encore 
une  décision  du  conseil  fédéral,  peuvent  les  autoriser  à  appliquer 
les  marques  sur  la  carte  au  lieu  du  patron.  Alors  les  ouvriers  de- 
mandent aux  différons  patrons,  qui  les  emploient  successivement, 
le  remboursement  de  la  moitié  du  prix  des  marques.  Si  l'assuré 
travaille  pour  le  compte  d'autrui  seulement  un  jour  ou  deux  par 
semaine,  il  supporte  seul  la  charge  de  l'assurance  pendant  les  au- 
tres jours  où  il  reste  à  son  compte.  Une  disposition  de  la  loi  qui 
soulèvera  inévitablement  des  contestations  fréquentes,  c'est  l'obli- 
gation, imposée  au  patron  qui  emploie  un  ouvrier  le  lundi,  de  four- 
nir la  marque  de  cotisation  pour  la  semaine  entière,  sauf  à  se  faire 
rembourser  la  part  de  prime  fournie  pour  les  autres  jours.  D'autres 
prescriptions  encore,  soumises  au  consentement  du  gouvernement 
des  Etats  particuliers,  peuvent  conférer  à  l'administration  des  caisses 
de  malades  ou  aux  autorités  communales  le  recouvrement  des  con- 
tributions des  sociétaires  de  ces  caisses  ou  des  habitans  de  la  com- 


608  KEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mune.  Alors  les  mêmes  administrations  peuvent  être  chargées  aussi 
de  la  remise  et  de  l'échange  des  cartes-quittances  périmées  au  nom 
des  assurés. 

Plus  on  considère  de  près  les  détails  d'application,  plus  se  ma- 
nifeste la  complication  de  l'œuvre.  Les  difficultés  se  multiplient 
dans  le  cas  où  les  ouvriers  assurés  travaillent  à  façon,  comme  dans 
les  exploitations  forestières  ou  pour  la  culture  des  vignes  à  forfait, 
sans  temps  bien  déterminé  pour  la  durée  du  travail.  Ailleurs  encore, 
dans  les  contrées  agricoles  ou  pour  les  domestiques,  où  le  travail 
se  rétribue  en  nature,  il  faudra  également  évaluer  le  montant  des 
salaires  d'après  le  prix  variable  des  objets,  pour  la  fixation  des 
primes  d'assurance.  Que  des  contestations  fréquentes  surgiront  à 
propos  de  ces  évaluations,  cela  ne  laisse  point  de  doute.  Aux  auto- 
rités communales  incombe  la  tâche  souvent  difficile  de  régler  les 
différends.  Ils  ne  manqueront  pas  d'occupation,  nos  maires  de  vil- 
lages, pas  moins  que  ceux  des  centres  industriels  !  Beaucoup  d'entre 
eux  abandonneront  leurs  fonctions  honorifiques  pour  faire  place  à 
des  maires  de  carrière,  rétribués  à  la  charge  des  communes  et  dont 
le  corps  des  sous-oiïiciers  de  l'armée  assure  le  recrutement.  Quelle 
aubaine  pour  l'administration  militaire,  qui  trouve  ainsi  de  nouvelles 
positions  pour  ses  sous-oiïiciers  mis  à  la  retraite  ou  en  disponibi- 
lité ! 

A  propos  des  fournitures  en  nature,  l'article  13  de  la  loi  sti- 
pule que,  dans  les  localités  où  les  ouvriers  agricoles  et  forestiers 
sont  payés  sous  cette  forme,  ils  recevront  également  leur  rente  en 
nature,  au  lieu  d'argent,  jusqu'à  concurrence  des  deux  tiers.  Dans 
ce  cas,  «  la  valeur  des  fournitures  en  nature  se  calcule  d'après  la 
moyenne  des  prix  et  ceux-ci  sont  fixés  par  l'autorité  administra- 
tive supérieure.  »  Suivant  le  même  article  :  «  Les  personnes  se 
livrant  à  l'ivrognerie  habituelle  et  contre  lesquelles  les  autorités 
compétentes  ont  pris  la  mesure  d'interdire  aux  débits  pubhcs  de 
leur  délivrer  des  boissons  spiritueuses,  toucheront  leur  rente  en- 
tière en  nature  dans  la  commune  où  cette  mesure  est  en  vigueur.  » 
Là,  le  droit  à  la  rente  du  sujet  pensionné  passe  à  la  commune  pour 
le  montant  représenté  par  les  fournitures  en  nature,  quitte  à  la 
commune  de  faire  ces  fournitures  à  l'ayant-droit.  Sous  ce  régime 
paternel  de  l'État-Providence,  arrivé  au  point  d'empêcher  les  ivro- 
gnes pensionnés  de  boire  leurs  rentes  au  cabaret,  les  bonnes  mœurs 
doivent  être  assurées  d'un  éclatant  renouveau. 

Pour  l'organisation  de  l'institution,  la  loi  ordonne  la  création  d'of- 
fices d'assurance  régionaux  embrassant,  soit  le  ressort  d'une  pro- 
vince dans  les  grands  pays  comme  la  Prusse  et  la  Bavière,  soit  un 
pays  entier  comme  l'Alsace-Lorraine  ou  le  duché  de  Baden,  soit 
plusieurs  pays  réunis  pour  les  petits  états  voisins.  Sont  assurées 


LE    SOCIALISME   d'eTAT.  609 

dans  l'ofiice  régional  toutes  les  personnes,  soumises  à  l'assurance 
obligatoire,  dont  le  domicile  se  trouve  dans  le  ressort  de  cet  office. 
Le  gouvernement  des  états  particuliers  fixe  le  siège  des  offices 
d'assurance,  sauf  approbation  du  conseil  fédéral  pour  la  délimitation 
des  ressorts.  L'office  régional  «  peut  sous  son  nom  acquérir  des 
droits,  contracter  des  obligations  et  ester  en  justice.  »  L'adminis- 
tration des  affaires  de  chaque  office  est  confiée  à  un  comité  direc- 
teur, dont  les  membres  sont  fonctionnaires  de  l'état,  nommés  par 
le  gouvernement  du  pays  et  rétribués  aux  frais  de  l'office.  A  côté 
du  comité  directeur,  vor^tand,  il  y  a  un  conseil  d'administration, 
an^schiiss,  composé  de  représentans  des  patrons  et  de  représen- 
tans  des  ou\Tiers,  en  nombre  égal,  cinq  au  moins,  élus  par  les 
conseils  d'administration  des  caisses  de  malades  établies  dans  le 
ressort.  L'élection  des  représentans  des  patrons  et  celle  des  repré- 
sentans des  ouvriers  se  font  séparément,  d'après  un  règlement 
émis  par  le  gouvernement  du  pays.  Leurs  fonctions  durent  cinq 
ans,  et  chaque  membre  du  conseil  a  deux  suppléans.  De  plus,  les 
statuts  des  offices  d'assurance  peuvent  prescrire,  outre  le  conseil 
d'administration,  l'institution  d'un  conseil  de  surveillance,  chargé 
de  surteiller  la  gestion  de  la  direction,  quand  les  ouvriers  assurés 
et  les  patrons  ne  sont  pas  représentés  dans  le  comité  directeur.  Le 
conseil  de  surveillance  a  le  droit  de  demander  la  convocation  du 
conseil  d'administration  chaque  fois  qu'il  en  reconnaît  l'opportu- 
nité. Ce  n'est  pas  tout.  Pour  sauvegarder  les  intérêts  de  l'empire 
et  ceux  des  autres  offices  d'assurance,  les  gouvernemens  des  états 
particuliers  instituent  ou  délèguent  auprès  de  chaque  office  ré- 
gional un  commissaire,  staatskommissar,  agréé  par  le  chancelier  de 
l'empire.  Le  commissaire  d'état  a  le  droit  d'assister,  avec  voix  con- 
sultative, aux  délibérations  de  tous  les  organes  de  l'office  d'assu- 
rance, ainsi  qu'aux  débats  devant  les  tribunaux  d'arbitrage.  Ces 
tribunaux  d'arbitrage,  établis  dans  le  ressort  de  chaque  office  ré- 
gional, se  composent  d'un  président  inamovible  et  d'assesseurs,  au 
nombre  de  deux  au  moins  pris  dans  la  classe  des  patrons  et  autant 
parmi  les  ouvriers  assurés.  Ils  jugent  les  litiges,  les  différends  entre 
le  comité  directeur  et  les  assurés  touchant  la  fixation  des  rentes. 
Le  président  du  tribunal  est  un  fonctionnaire  de  l'administra- 
tion judiciaire,  étranger  à  l'office  d'assurance,  afin  de  présenter 
plus  de  garantie  d'impartialité.  A  part  les  fonctionnaires  de  la  di- 
rection, nommés  par  le  gouvernement,  les  membres  des  différens 
conseils  d'administration  et  de  surveillance,  ainsi  que  les  assesseurs 
des  tribunaux  d'arbitrage,  ne  touchent  aucun  traitement  et  peu- 
vent obtenir  tout  au  plus  le  remboursement  de  leurs  frais  au  ser- 
vice de  l'institution.  Quiconque  est  élu  représentant  des  ouvriers 
lOME  xcviTi.  —  1890.  39 


610  REVUE  DES    DEUX  MONDES. 

OU  des  patrons  dans"*  l'un  ou  l'autre  conseil  est  tenu  d'accepter  et 
de  remplir  consciencieusement  ces  fonctions  honorifiques. 

Ainsi  le  travail  courant  des  offices  d'assurance  est  fait  par  des 
fonctionnaires  de  l'état  rétribués  et  un  comité  de  direction,  as- 
sistés et  contrôlés  par  les  délégués  des  contribuables,  élus  en 
nombre  égal  parmi  les  ouvriers  assurés  et  les  chefs  d'établisse- 
mens,  afin  de  sauvegarder  les  intérêts  de  chacun.  Au-dessus  des 
offices  régionaux  s'étend  la  juridiction  de  l'office  impérial  des  as- 
surances, Reî'chsrersîcherwigsimil,  dont  le  siège  est  à  Berlin.  Chargé 
de  veiller  à  l'observation  des  prescriptions  légales  et  statutaires, 
cet  office  central  décide  en  dernier  ressort  sur  toutes  les  questions 
touchant  les  assurances  ouvrières.  Il  statue,  «  sous  réserve  des 
droits  des  tiers,  sur  les  litiges  relatifs  aux  droits  et  aux  obhgations 
des  diflférens  organes  des  offices  d'assurance,  ainsi  que  des  membres 
de  ces  organes,  sur  l'interprétation  des  règlemens  et  sur  la  vali- 
dité des  élections.  »  Au  lieu  des  offices  régionaux  autonomes  des 
états  particuliers,  le  prince  de  Bismarck  et  les  partisans  de  la  cen- 
trahsation  auraient  certainement  préféré  une  institution  unique, 
dépendant  directement  de  l'empire,  sans  ingérence  des  états  par- 
ticuliers, susceptible  de  réunir  sous  une  administration  commune 
l'assurance  contre  l'invalidité,  contre  les  accidens  et  contre  la  ma- 
ladie. Mais  la  résistance  des  états  particuliers  mettait  en  doute  le 
succès  de  l'idée  unitaire,  centralisatrice  à  l'excès,  au  point  de  com- 
promettre l'œuvre  de  réforme  sociale  entreprise  par  le  chan- 
celier, s'il  persistait  à  vouloir  imposer  une  organisation  propre  à 
l'ejiipii'e.  Remarquons  aussi  que,  malgré  des  affinités  et  des  points 
de  contact  entre  les  trois  ser\'ices  essentiels  de  la  prévoyance, 
ceux-ci  représentent  pourtant  dans  certains  cas  des  intérêts  dis- 
tincts et  même  opposés.  Par  exemple,  quand  il  s'agit  de  décider 
si  des  assurés,  souvent  malades,  sont  à  traiter  comme  invalides, 
les  administrateurs  des  caisses  de  malades  et  des  caisses  de  retraite 
peuvent  être  portés  à  se  renvoyer  réciproquement  les  sujets  à  se- 
courir, sans  arriver  à  une  entente.  Les  caisses  de  malades  et  les 
syndicats  professionnels  pour  l'assurance  contre  les  accidens  fonc- 
tionnent convenablement  d'ailleurs,  avec  leur  organisation  actuelle. 
Rien  ne  prouve  que  la  réunion  des  institutions  d'assurance  contre 
les  accidens  et  contre  la  maladie  avec  l'assurance  contre  l'invalidité 
sous  une  administration  unique,  au  compte  de  l'empire,  donnerait 
des  résultats  meilleurs. 

La  procédure  à  suivre  pour  obtenir  la  rente  d'invalidité  ou  de 
vieillesse  est  exposée  au  titre  iv  de  la  loi.  L'ayant-droit  adresse  sa 
demande  à  l'autorité  administrative  inférieure,  c'est-à-dire  au  maire 
de  la  commune  où  il  a  son  domicile.  A  la  demande  doivent  être 
joints  la  dernière  carte-quittance  et  les  autres  titres.   S'il  s'agit 


LE    SOCIALISME    DETAT.  611 

d'une  rente  d'invalidité,  le  maire  de  la  commune  consulte  les 
hommes  de  confiance  compétens  pour  la  localité  et  prend  l'avis  de 
l'administration  de  la  caisse  des  malades,  à  laquelle  appartient  le 
requérant.  Ces  informations  sont  ensuite  transmises  avec  la  de- 
mande à  l'oftice  d'assurance  à  laquelle  les  dernières  cotisations  de 
l'assuré  ont  été  versées,  d'après  la  carte-quittance.  Après  examen 
de  la  demande  et  revision  des  cartes-quittance  antérieures  pour  la 
vérification  des  comptes  de  versemens  par  la  direction  de  roffice 
d'assurance,  le  montant  de  la  rente  est  fixé  immédiatement,  si  la 
demande  est  reconnue  fondée.  Dans  le  cas  où  les  documens  de  vé- 
rification paraissent  insuffisans,  il  faut  procéder  à  un  supplément 
d'enquête,  avant  de  formuler  une  décision.  Aussitôt  la  décision  ar- 
rêtée et  le  bien-fondé  de  la  demande  reconnu  parle  comité  direc- 
teur de  l'oirice  régional ,  l'avant-droit  reçoit  un  certificat  indi- 
quant  le  montant  de  la  rente  à  toucher  au  bureau  de  poste  de  son 
domicile.  Un  avis  du  comité  directeur  informe  le  bureau  de  ctilcril 
de  l'office  impérial  de  Berlin  des  nouvelles  rentes  à  payer,  afin  d'en 
régler  la  répartition  entre  l'empire  et  les  offices  régionaux  où  les 
assurés  pensionnés  ont  versé  leurs  primes  d'assurance. 

Soit  qu'il  s'agisse  de  rentes  d'invalidité,  soit  de  rente  de  vieil- 
lesse, l'empire  contribue  à  chaque  pension  par  une  subvention 
fixe.  Cette  subvention  s'élève  à  50  marcs;  tandis  que  la  part  des 
offices  d'assurance  augmente  en  proportion  des  contributions  on 
des  primes  versées  par  les  assurés.  Les  fonds  perçus  par  les  offices 
régionaux  doivent  être  placés  en  titres  de  la  dette  de  l'empire  ou 
des  dettes  des  états  particuhers,  des  provinces,  des  cercles  ou 
des  communes  autorisés  légalement  à  contracter  des  emprunts, 
comme  pour  les  fonds  de  réserve  des  caisses  de  malades  et  les 
capitaux  des  syndicats  professionnels  conti'e  les  accidens.  Dans 
l'exposé  des  motifs  de  la  loi,  le  gouvernement  allemand  estime  que 
tous  les  capitaux  des  caisses  de  retraite  produiront  3.5  pour  100 
d'intérêt  annuel.  Du  moins  le  taux  des  primes  pour  assurer  le  ser- 
vice des  rentes  de  vieillesse  et  d'invalidité  a  été  calculé  sur  cette 
base.  Or,  aucun  gouvernement,  si  puissant  qu'il  soit,  ne  se  trouve 
en  état  de  garantir  un  taux  d'intérêt  de  3,5  pour  100  pour  des 
sommes  aussi  énormes,  sans  exposer  les  contribuables  à  de  lourdes 
charges.  N'oublions  pas  que  l'exposé  des  motifs  de  la  loi  nouvelle 
évalue  à  plus  de  80  millions  de  marcs  le  montant  annuel  des  pri- 
mes à  payer  pour  l'assurance  contre  l'invalidité,  en  sorte  que  le  capi- 
tal à  placer  par  les  offices  régionaux  atteindra  2,314  millions  de 
marcs  ou  près  de  3  milliards  de  francs,  au  bout  de  quatre-vingts  ans, 
même  en  ne  tenant  pas  compte  de  l'augmentation  de  la  population. 
Ce  n'est  pas  tout  à  fait  l'équivalent  des  dépôts  dans  les  caisses 
d'épargnes  en  ce  moment,  dépôts  que  le  Reichsanzeiger  porte  à 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

2,672,697,693  marcs  à  la  fin  de  l'année  de  1888,  pour  l'ensemble 
des  états  confédérés  de  l'empire  allemand.  Le  premier  milliard  de 
placemens  pour  l'assurance  doit  être  atteint  au  bout  de  dix-sept 
ans,  avec  un  effectif  de  11,018,000  personnes  assurées  payant  en- 
semble 80,216,000  marcs  de  cotisations  annuelles.  Quant  au  mon- 
tant des  rentes  à  payer  aux  invalides  pensionnés,  les  auteurs  du 
mémoire  sur  les  charges  de  l'assurance,  joint  au  projet  de  loi  dis- 
tribué au  Reichstag,  le  portent  à  7  millions  pour  la  première  année, 
avec  un  montant  annuel  de  238  millions  dans  quatre-vingts  ans, 
quand  l'institution  fonctionnera  en  plein.  Alors  le  nombre  des  in- 
valides pensionnés  s'élèverait,  d'après  les  mêmes  évaluations  offi- 
cielles, à  1,251,000  environ,  à  raison  de  113  invalides  sur  1,000 
assurés  en  activité. 

Toutes  ces  évaluations,  il  faut  le  dire,  reposent  sur  des  calculs 
approximatifs  et  des  données  hypothétiques.  Suivant  toute  proba- 
bilité, le  taux  des  salaires  individuels  ira  en  augmentant,  de  même 
que  la  population  continuera  à  s'accroître,  tandis  que  le  pouvoir 
de  l'argent  ira  dmiinuant.  Qui  peut  affirmer  aussi  que  la  proportion 
de  113  invalides  à  pensionner  sur  100  assurés  en  activité  ne  sera 
pas  dépassée  lorsque  la  loi  produira  tout  son  effet?  Ne  faut-il  pas 
présumer  au  contraire  que  beaucoup  d'assurés  céderont  à  la  tenta- 
tion de  se  faire  déclarer  invalides  prématurément,  parce  que,  dans 
le  cas  d'invalidité  à  soixante-cinq  ans,  ils  auront  droit  à  une 
rente  de  moitié  supérieure  au  montant  de  la  pension  de  vieillesse 
à  soixante-dix  ans  ?  Si  la  proportion  des  invalides  dépasse  les  prévi- 
sions, une  élévation  des  charges  devient  inévitable,  surtout  si  les 
capitaux  placés  donnent  un  rendement  inférieur  par  suite  de  la 
baisse  du  taux  de  l'intérêt.  Au  siècle  dernier,  les  caisses  de  retraite 
en  Allemagne  adoptaient  la  base  de  3  pour  100  seulement  pour 
l'intérêt  des  capitaux  placés  dans  la  fixation  des  pensions.  L'orga- 
nisation de  l'institution  nouvelle  admet  un  revenu  de  3,  5  pour  ces 
placemens  à  venir.  Baser  sur  ce  taux  les  obligations  de  l'assurance 
contre  l'invalidité,  en  présence  de  l'accroissement  des  capitaux 
disponibles,  sous  l'effet  de  l'épargne,  c'est  exposer  à  de  grands 
risques  le  service  régulier  des  pensions.  Aujourd'hui,  les  déposans 
aux  caisses  d'épargne  allemandes  obtiennent  à  peine  3  pour  100 
d'intérêt  sur  leurs  dépôts.  En  Alsace-Lorraine,  les  titres  de  rente 
sur  l'état  à  3  pour  100  sont  cotés  dès  maintenant  98  et  ne  tarde 
ront  pas  à  arriver  au  pair,  dépassé  déjà  par  les  ConsoUdés  anglais 
En  Angleterre,  le  taux  de  l'intérêt  est  descendu  à  3  pour  100  sous 
le  règne  de  George  II,  pour  les  placemens  sûrs,  contre  2  pour  100 
en  Hollande,  du  temps  de  Louis  XIV.  Sous  les  guerres  du  premier 
empire,  selon  Stuart  Mill,  sans  l'émigration  des  capitaux  européens 
en  Amérique,  sans  l'expansion  du  commerce  international  à  la  suite 


4 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  C13 

des  chemins  de  1er  et  des  téléphones  électriques,  le  taux  de  l'intérêt 
serait  descendu  à  1  pour  100  dans  les  pays  d'outre-Manche.  M.  Paul 
Leroy-Beaulieu,  dans  son  h ssai  sur  la  répartition  des  richesses,  a 
démontré  la  baisse  graduelle  du  taux  de  l'intérêt  par  suite  de  l'ac- 
cumulation de  capitaux  disponibles,  A  moins  de  guerres  destructives, 
l'épargne,  de  plus  en  plus  abondante,  aura  abaissé  à  3  pour  100 
le  revenu  des  placemens  sûrs  vers  la  fin  du  siècle  actuel.  Un  taux 
plus  élevé  est  inadmissible  pour  l'institution  de  l'assurance  contre 
l'invalidité  en  Allemagne  d'ici  cinquante  ans  seulement. 

Une  fois  l'insuffisance  des  ressources  constatée  sous  l'efïet  du 
fonctionnement  des  offices  d'assurance,  les  cotisations  des  assurés 
pourront  être  augmentées  sans  trop  de  peine  à  cause  de  la  hausse 
probable  des  salaires.  Plus  difficile  deviendra  la  situation  des  in- 
valides pensionnés  par  suite  de  la  diminution  du  pouvoir  de  l'ar- 
gent, dont  l'expérience  nous  oblige  à  tenir  compte.  Dans  les  con- 
ditions actuelles,  la  rente  annuelle  de  106  marcs,  accordée  aux 
vieillards  assurés  dans  la  classe  la  plus  basse,  ne  suffit  pas  pour 
l'entretien  d'un  individu  vivant  seul.  Les  secours  accordés 
aux  indigens  invalides  par  l'administration  de  l'assistance  pu- 
blique à  Elberfeld  atteignent  aujourd'hui  3  marcs  par  semaine  ou 
156  marcs  par  an.  C'est  sensiblement  plus  que  la  moyenne  des 
rentes  de  vieillesse  avec  l'assurance  obligatoire,  moyennant  des 
contributions  annuelles  de  6,58  à  l/i,10  marcs,  à  verser  depuis 
l'âge  de  seize  ans  jusqu'à  soixante-dix  ans  par  les  ouvriers  assurés. 
Avons-nous  besoin,  dès  lors,  de  formuler  la  conclusion  qui  découle 
naturellement  des  faits  par  la  comparaison  des  deux  cas  ?  Du  mo- 
ment où  l'ouvrier  prévoyant,  celui  qui,  pendant  toute  sa  vie  labo- 
rieuse, porte  chaque  semaine  ses  contributions  à  la  caisse  de  re- 
traite, doit  toucher  une  rente  inférieure  au  montant  des  secours 
accordés,  en  vertu  de  la  loi,  au  sujet  imprévoyant  tombé  dans  la 
misère,  sans  s'être  imposé  la  moindre  privation  pour  réaliser  quel- 
ques économies  pour  ses  vieux  jours,  la  masse  des  prolétaires  ne 
considérera  pas  les  caisses  de  retraite,  ainsi  organisées,  comme  un 
bienfait  social.  Voici  d'ailleurs  comment  l'institution  nouvelle  se 
résume  en  cliifïres  : 

Classes  d'assurance.  Première.  Deuxième.  Troisième.  Quatrième. 

Salaire  annuel  en  marcs. ..  Jusqu'à  350.  De  350  à  650.  De  G50  à  850.  De  830  et  plus. 

Contribution  hebdomadaire.          0,14  0,20                    0.2i                    0,30 

Rente  de  vieillesse,  par  an..     106,40  134,60                162,80               191,00 

Rente  d'invalidité,  minimum     114,70  124,10                131.15                140,35 

Augmentation  par  semaine..         0,02  0,06                    0.09                    0,13 

Rente  d'invalidité,  maximum     138,20  194,60               236,90               293,30 


614  EE^TE   DES   DEUX   MONDES. 


in. 

Nous  Tenons  de  montrer  les  dispositions  essentielles  de  il 'insti- 
tution appelée  aux  y€nx  de  ses  promoteurs  à  assurer  la  paix  sociale 
dans  l'empire  allemand.  Sur  les  cent  soixante-deux  articles  dont  se 
compose  la  loi  organique  sur  l'assurance  des  omTiers  contre  l'in- 
Talidité,  quatorze  sont  consacrés  aux  dispositions  pénales,  en  cas 
de  contravention.  Ces  détails  ne  nous  intéressent  pas  assez  pour 
nous  an-êler  davantage.  Pour  discerner  les  efTets  de  cette  institu- 
tion, il  n'est  pas  nécessaire  d'attendre  son  application  prolongée. 
Ses  eflets  ne  donneront  pas  satisfaction  aux  mécontens  et  n  'appa- 
raissent pas  comme  une  panacée  contre  la  misère.  La  misère  favo- 
rise le  développement  du  socialisme  révolutionnaire,  sans  en  être 
la  cause  unique.  Sans  croire  à  l'existence  d'une  panacée,  et  malgré 
une  méfiance  invincible  pour  les  guérisseurs  de  la  société  humaine 
nous  croyons  à  la  possibilité  de  diminuer  la  misère  dans  le  monde 
au  moyen  des  institutions  de  prévoyance.  C'est  pour  ce  motif  que 
nous  avons  contribué  à  introduire  l'assurance  obligatoire  contre  la 
maladie  et  contre  les  accidens  du  travail,  comme  nous  aurions 
voulu  assurer  une  retraite  aux  invalides.  Nous  avons  combattu 
l'organisation  des  caisses  de  retraite  subventionnées  et  adminis- 
trées par  l'Etat  uniquement  pour  la  raison  que  l'organisation  pro- 
posée au  Reichstag  allemand  présente  plus  de  dangers  que  d'avan- 
tages pour  la  paix  sociale. 

Volontiers,  nous  reconnaissons  les  bonnes  intentions  qui  ont 
inspiré  les  promoteurs  des  assurances  ouvrières,  instituées  sous  le 
patronage  de  l'Etat.  Supprimer  la  misère  dans  son  pay's,  assurer 
des  ressources  suffisantes  pour  une  existence  convenable  aux  su- 
jets devenus  incapables  de  travailler  par  suite  d'accident,  de  ma- 
ladie ou  de  vieillesse,  quel  idéal  digne  d'un  prince  généreux, 
secondé  par  des  ministres  éclairés  !  Quel  stimulant  surtout  pour  des 
hommes  politiques  auxquels  la  réalisation  do  cette  œuvre  apparaît 
comme  un  moyen  de  consolider  l'ordre  existant  !  Ainsi  compris,  le 
socialisme  d'état  du  prince  de  Bismarck  répondrait  à  des  intentions 
iovt  bonnes,  et  dignes  d'assentiment,  si  de  bonnes  intentions  l'en- 
fer n'était  pavé.  L'illusion  invétérée  du  chancelier  est  qu'en  assu- 
rant aux  sujets  allemands  sans  ressources  une  rente  servie  par 
l'État,  tout  ce  peuple  de  rentiers  en  perspective  sera  intéressé  à 
conser^^er  le  régime  établi  sous  sa  forme  actuelle.  En  France,  a-t-il 
dit,  dans  son  dernier  discours  au  Reichstag,le  18  mai  1S89,  l'atta- 
chement du  grand  nombre  pour  le  gouvernement  établi,  même 
quand  le  gouvernement  est  mauvais,  s'explique  par  le  fait  que  la 


LE    SORIALISME    DETAT.  615 

plupart  des  Français  touchent  des  rentes  sur  l'Etat.  Die  Leute 
sagen:  ivemi  der  Staat  zu  Schaden  ge/i/,  danii  verliere  ich  meine 
Rente;  und  wenn  es  jikt  40'  Franken  sind,  so  mtig  er  sie  nicht  ver- 
lieren,  und  er  hat  Interesse  fur  den  Staat.  Malheureusement 
pour  cet  argument,  malgré  la  multiplicité  des  rentiers,  nulle  part 
la  forme  du  gouvernement  n'est  moins  stable  qu'en  France.  En  Alle- 
magne, l'exiguïté  de  la  pension  ofïerte  aux  invalides,  après  de  lon- 
gues années  de  contribution  à  la  caisse  d'assurance,  aura  pour  elïet 
inévitable  d'amener  les  ouvriers  assurés  à  exiger  une  augmentation 
dos  rentes,  moyennant  une  participation  plus  large  de  l'État.  Cette 
augmentation  sera  réclamée  avec  d'autant  plus  de  force  que  le 
gouvernement  a  présenté  la  subvention  de  l'empire  comme  une 
mesure  d'intérêt  public  et  une  garantie  de  conservation  sociale. 
Les  déclarations  formelles  des  députés  démocrates  socialistes  ne 
lussent  subsister  aucun  doute  à  cet  égard. 

Un^majorité  de  185  contre  165  voix  a  donné  force  de  loi  au  pro- 
jet du  gouvernement,  sans  modification  importante.  Malgré  cette 
majorité,  bien  faible  d'ailleurs  pour  une  institution  de  pareille  por- 
tée, personne  n'a  été  réellement  satisfait  du  vote,  sinon  le  gouver- 
nement même.  Parmi  les  députés  qui  ont  donné  leur  voix  au  projet 
officiel,  il  en  est  assurément  beaucoup  dont  l'intelligence  n'a  pas  été 
éclairé  suffisamment.  On  a  bien  parlé  de  l'accord  de  la  commis- 
sion chargée  de  l'examen  du  projet  arrêté  à  la  chancellerie  impé- 
riale. Mais  cet  accord,  suivant  la  remarque  très  fine  d'un  orateur 
de  l'opposition,  a  été  surtout  a  un  accord  dans  la  résignation  : 
Ubereimtimmiinfj  ïn  der  Résignation.  )>  La  résignation  en  regard 
d'une  loi  de  cette  importance,  et  qui  engage  dans  une  si  forte 
mesura  les  intérêts  vitaux  de  la  nation,  ne  doit  pas  suffire  ce- 
pendant pour  justifier  le  vote  émis.  Lue  complaisance  sans  convic- 
tion n'afïermit  ni  les  gouvernemens  ni  les  intérêts  conservateurs, 
que  cette  complaisance  veut  servir.  Mieux  valent  les  résistances 
d'une  opposition  loyale  bien  éclairée.  Or,  cette  opposition,  en  butte 
aux  reproches  les  plus  amers  du  chancelier  de  l'empire,  a  rallié 
des  partisans  parmi  toutes  les  fractions  du  Reichstag,  jusque  dans 
les  rangs  des  conservateurs  les  plus  dévoués  à  la  monarclue.  Ceux- 
là  ont  particulièrement  froissé  et  aigri  l'humeur  du  maître  par 
leurs  velléités  d'indépendance.  Tour  à  tour  impératif  ou  insinuant, 
le  prince  de  Bismarck  a  supplié  ses  fidèles  de  ne  pas  le  contra- 
rier par  des  sauts  pareils  :  Machen  sie  solche  Sprilnge  nicht  !  Voter 
avec  les  Polonais,  les  Guelfes  hanovriens,  les  Français  d'Alsace, 
pour  ne  pas  parler  des  démocrates  sociafistes  et  des  progressistes,, 
n'est-ce  pas  une  défection? 

Grâce  à  cet  effort  suprême,  le  gouvernement  regagna  une  majo- 
rité hésitante.  L'appoint  de  voix  nécessaire  a  été   donné  par  mie 


616  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

partie  de  la  noblesse  de  la  fraction  du  centre,  conduite  par  le  baron 
deFrankenstein,  président  de  la  chambre  des  seigneurs  en  Bavière. 
Ces  dissidens  acceptaient  la  subvention  de  l'empire  et  l'administra- 
tion des  caisses  d'assurance  par  l'État,  en  contradiction  avec  les 
principes  qu'ils  soutenaient  quelques  années  auparavant,  lors  de  la 
discussion  des  projets  sur  l'assurance  contre  les  accidens.  Leur 
défection  n'entraîna  pas  cependant  le  gros  de  la  fraction,  qui  resta 
groupée  autour  de  son  chef,  M.  Windthorst,  dans  les  rangs  de  l'op- 
position, fidèle  à  ses  tendances  démocratiques.  M.  de  Hertling,  un 
des  orateurs  du  centre  catholique  et  particulariste,  un  de  ses  chefs 
luturs,  actuellement  professeur  de  philosophie  à  l'université  de 
Munich  et  rapporteur  de  la  commission  chargée  de  l'examen  des 
premiers  projets  sur  l'organisation  des  assurances  ouvrières,  dé- 
veloppa, dans  un  discours  nourri  de  faits  et  fort  applaudi,  les 
objections  de  l'opposition  contre  l'administration  des  caisses  de  re- 
traites par  l'État  et  contre  la  subvention  de  l'empire.  Pénétrés  de 
la  nécessité  d'améliorer  dans  la  mesure  du  possible  la  condition  des 
ouvriers,  les  députés  de  la  fraction  du  centre  avaient  dès  l'origine 
accepté  le  principe  de  l'obligation  pour  l'assurance  contre  l'invali- 
dité, comme  pour  l'assurance  contre  la  maladie  et  contre  les  acci- 
dens. Seulement,  à  leur  sens,  les  intéressés  directs,  patrons  et  ou- 
vriers, devaient  supporter  seuls  les  charges  des  institutions  de 
prévoyance  à  créer,  administrées  par  eux.  A  aucun  prix,  ils  ne 
voulaient  du  socialisme  d'état,  dans  le  sens  propre  du  mot,  tout  en 
admettant  le  contrôle  du  gouvernement  sur  la  gestion  des  caisses 
obligatoires.  Mais  l'État  ne  devait,  il  ne  doit  pas  être  l'ange  gar- 
dien, qui  pourvoit  aux  besoins  de  tous  les  faibles  et  de  tous  les 
nécessiteux.  Il  ne  doit  pas  trop  s'immiscer  dans  les  familles  pour  se 
charger  de  leurs  obligations  intimes.  Exagérer  le  rôle  de  l'État  dans 
les  rappiTts  sociaux,  c'est  s'engager  dans  une  voie  dangereuse; 
c'est  courir  à  de  grands  périls  que  de  vouloir  changer  les  devoirs 
de  la  charité  en  articles  de  lois. 

Avec  M.  Hitze,  secrétaire  général  du  Verband  kalholischer  In- 
dmtrieller  imd  Arbeiterfreiinde,  M.  de  Hertling  a  déposé  un  amen- 
dement à  l'article  premier  du  projet  de  loi  présenté  par  le  gouver- 
nement. Cet  amendement  proposait  de  limiter  l'assurance  contre 
l'invalidité  aux  personnes  assurées  contre  les  accidens,  en  vertu  de 
la  loi  du  6  juillet  1884,  sans  subvention  de  l'État,  avec  des  primes 
payées  moitié  par  les  ouvriers,  moitié  par  les  patrons.  Les  arti- 
sans, les  ouvriers  agricoles,  du  moins  ceux  occupés  dans  les  pe- 
tites exploitations,  où  la  propriété  est  très  divisée,  auraient  été  ainsi 
affranchis  de  l'assurance  obligatoire,  parce  que  leur  condition  dif- 
fère peu  de  celle  des  patrons,  qui  travaillent  avec  eux,  dans  la  plu- 
part des  cas.  Au  lieu  des  offices  d'assurance  régionaux,  institués 


LE    SOCIALISME    DETAT.  617 

au  nom  de  l'État,  on  aurait  eu  ainsi  des  caisses  de  retraite  admi- 
nistrées par  des  syndicats  professionnels  réunissant  les  ouvriers  de 
la  même  profession  comme  pour  l'assurance  contre  les  accidens. 
Ces  syndicats  fonctionnent  à  la  satisfaction  des  intéressés,  depuis 
plusieurs  années  déjà,  sans  rien  coûter  à  l'État,  sans  ingérence 
importune  des  autorités  publiques.  L'État  n'accordant  pas  de  sub- 
vention et  n'étant  pas  chargé  du  service  des  renie»,  les  assurés  ne 
pouvaient  pas  lui  réclamer  des  pensions  plus  élevées,  avec  des 
subventions  plus  larges.  Les  agitateurs  socialistes  ne  se  trouvaient 
pas  en  mesure  de  faire  leur  plate-forme  électorale  de  l'augmenta- 
tion des  rentes  aux  frais  de  l'empire,  comme  le  projet  du  gouver- 
nement, adopté  par  la  majorité  du  Reichstag,  va  le  leur  permettre 
désormais,  en  entraînant  par  l'appât  de  leurs  promesses  des  mil- 
lions et  des  millions  de  gens,  tous  intéressés  à  grossir  le  montant 
des  rentes  en  expectative.  En  vérité,  l'aveuglement  des  gouver- 
nans,  qui  ont  attribué  à  l'État  l'obligation  de  servir  des  rentes  et 
d'assurer  les  moyens  d'existence  de  tous  les  travailleurs  invalides, 
est  incompréhensible  pour  les  esprits  réfléchis. 

Ni  la  fusion  des  caisses  de  retraite  avec  les  caisses  de  malades, 
ni  leur  gestion  par  les  syndicats  professionnels  pour  l'assurance 
contre  les  accidens,  n'ont  trouvé  l'assentiment  du  gouvernement.  En 
présentant  au  Reichstag  le  projet  officiel,  adopté  en  définitive  sans 
modification  considérable,  le  ministre  d'état,  M.  de  Boetticher,  a 
bien  déclaré  accepter  volontiers  toute  organisation  reconnue  meil- 
leure que  les  offices  administrés  par  l'État.  A  la  même  séance  du 
Reichstag,  le  6  décembre  1888,  le  représentant  du  chancelier  de 
l'empire  a  affirmé  les  préférences,  ou  tout  au  moins  le  penchant 
du  ministère  prussien  pour  l'organisation  syndicale.  Mais  le 
29  mars  1889,  à  trois  mois  d'intervalle,  M.  de  Boetticher  reparut  au 
banc  des  ministres  pour  dire  que,  si  le  Reichstag  chargeait  les  syn- 
dicats professionnels  ou  les  corporations  d'assurance  contre  les  ac- 
cidens du  service  des  rentes  aux  invalides,  hmitées  aux  personnes 
soumises  à  l'assurance  obligatoire,  en  vertu  de  la  loi  du  0  juillet 
188/i,  le  conseil  fédéral  repousserait  cette  décision.  Or,  le  conseil 
fédéral,  tout  entier  à  la  dévotion  du  chancelier,  adhère  à  ses  ordres 
avec  une  soumission  complète  pour  toutes  les  afiaires  d'impor- 
tance. Gomme  raison  de  l'exclusion  des  syndicats  professionnels, 
M.  de  Boetticher  alléguait  l'impossibifité  de  traiter  difleremment 
les  ouvriers  allemands  pour  les  pensions  de  retraite  :  un  trahe- 
ment  diiTérentiel  deviendrait  une  source  de  mécontentement,  sus- 
ceptible de  provoquer  la  révolution  sociale,  que  la  loi  actuelle 
doit  empêcher.  Par  suite  des  déplacemcns  continus  amenés  par  la 
liberté  de  domicile,  les  ouvriers  d'aujourd'hui  changent  souvent  de 
résidence  et  d'occupation.  En  passant  d'une  profession  où  l'assu- 


618  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

rance  est  obligatoire,  dans  une  autre  où  l'obligation  n'existe  pas, 
ils  ne  doivent  pas  perdre  leurs  droits  à  la  pension  d'invalidité. 
Contrairement  à  cette  thèse,  soutenue  à  la  tribune  du  parlement, 
ne  faut-il  pas  plutôt  chercher  le  motif  inavoué  des  résistances  contre 
l'administration  des  caisses  de  retraite  par  les  ouvriers  et  les  patrons 
intéressés,  dans  l'illusion  qui  fait  croire  au  gouvernement  impérial 
que  les  rentes  servies  par  l'État  à  tant  de  millions  de  sujets  garan- 
tiront le  pouvoir  établi  contre  tous  les  risques  de  renversement? 
On  reste  maître  des  hommes  que  l'on  tient  par  le  ventre,  dit  une 
ancienne  maxime  orientale.  Disposer  de  l'avenir,  être  le  nourricier 
reconnu  de  tout  un  peuple,  le  jour  où  ses  propres  ressources  lui 
manqueront,  aux  yeux  du  restaurateur  de  l'unité  nationale,  c'est 
intéresser  ce  peuple  entier  à  la  conservation  du  régime  dont  dépend 
son  existence. 

Reste  à  savoir  si  le  peuple  allemand,  ou  seulement  la  masse  des 
prolétaires  soumis  à  l'assurance  contre  l'invalidité,  se  contentera 
pour  l'avenir  des  rentes  promises  aux  invalides.  L'attitude  et  les 
déclarations  des  députés  démocrates  socialistes  ne  sont  pas  de  na- 
ture à  laisser  sous  ce  rapport  de  grandes  espérances.  A  entendre 
les  hommes  qui  se  donnent  comme  représentans  attitrés  des  ou- 
vriers, les  rentes  promises  sont  trop  minimes  «t  les  contributions 
exigées  trop  élevées  ;  les  pensions  accordées  en  vertu  de  la  loi 
ne  suffisent  pas  aux  besoins  de  la  vie,  les  primes  d'assurance 
dépassent  les  moyens  des  assurés.  Sans  partager  aucunement  les 
doctrines  sociahstes,  des  membres  de  toutes  les  fractions  du 
Reichstag  attestent  de  même  la  disproportion  entre  les  charges  et 
les  avantages  de  l'assurance  contre  l'invalidité  pour  les  petits  cul- 
tivateurs et  les  artisans  ordinaires.  Si  la  mutualité  est  la  mise  en 
commun  de  ressources  auxquelles  tous  les  contribuables  ont  un 
droit  égal,  mais  auxquelles  tous  ne  font  pas  appel  dans  la  même 
mesure,  la  masse  des  ouvriers  comprend  ce  procédé  pour  l'assu- 
rance contre  la  maladie  :  pour  l'assurance  contre  la  vieillesse  et 
l'invalidité,  elle  y  répugne  parce  que  l'époque  de  la  jouissance  est 
trop  éloignée  pour  des  sacrifices  immédiats.  La  perspective  de 
toucher  une  petite  rente  servie  par  l'état,  après  quarante  ou  cin- 
quante ans  de  contributions,  ne  séduit  pas  les  assurés,  à  cause  de 
son  éloignement.  La  plupart  vont  répétant,  avec  le  bonhomme  La 
Fontaine  :  d'ici  quarante  ou  cinquante  ans, 

Le  roi,  l'âne  ou  moi  nous  mourrons. 

Terme  trop  lointain  de  la  jouissance,  insuffisance  de  la  pension 
promise,  élévation  relative  des  primes,  autant  de  griefs  des  sujets 
soumis  à  l'assurance  obligatoire  contre  l'organisation  des  caisses  de 


LE    SOCIALISME   d'ÉTAT.  619 

retraite,  telle  que  la  prescFÏt  ou  l'ordonne  la  loi  alleminde.  Ajoutez 
à  ces  reproches  des  démocrates- socialistes  les  objections  des  es- 
prits réiléchis  de  tous  les  partis  contre  les  subventions  de  l'empire 
et  la  pratique  définitive  du  socialisme  d'Etat  :  ce  concert  de  remon- 
trances et  de  plaintes  élevées  sur  l'institution  en  question  ne  porte 
pas  précisément  la  marque  d'un  témoignage  de  satisfaction.  Seul, 
le  gouvernement  se  montre  satisfait  des  résultats  obtenus  et  pro- 
clame sa  trilogie  sociale  «  une  grande  œuvre^,  jusqu'ici  sans  précé- 
dent dans  l'histoire,  une  des  pages  les  plus  glorieuses  de  l'his- 
toire de  la  patrie  allemamie.  » 

€e  dithyrambe  du  ministre  chargé  de  soutenir  le  projet  officiel, 
qu"il  a  défendu  avec  un  réel  talent,  trouva  de  nombreux  contradic- 
teurs. Au  heu  d'une  institution  magnifique  et  d'une  panacée  de  la 
misère,,  ceux-là  appellent  les  rentes  offertes  par  l'assurance  contre 
i'invahdité  «  une  aumône  de  mendiant,  une  assistance  pour  les 
forts  au  détriment  des  faibles  !  »  Les  plus  modérés  auraient  désiré 
avec  M.  de  Kardoff,  champion  décidé  de  la  monarchie,  tout  au 
iiiioins  un  ajournement  de  la  décision  du  Reichstag  à  une  session 
ultéi'ieure  pour  des  informations  plus  complètes.  D'autres  députés 
conservateurs,  comme'  le  comte  de  Mirbach  et  M.  de  Staudy,  dont 
l'un  a  voté  contre  la  loi  tandis  que  l'autre  s'est  abstenu,  ont  com- 
battu l'institution  projetée  parce  qu'elle  impose  aux  grands  proprié- 
taires fonciers  des  charges  allant  jusqu'à  l/iO  pour  100  de  l'impôt 
sui'  les  terres.  M.  Lohren,  membre  du  parti  de  l'empire,  reproche 
aux  propositions  du  conseil  fédéral  de  reposer  sur  des  données 
tout  à  fait  fausses,  sur  des  calculs  insuffisans,  en  sorte  que  les  dé- 
cisions prises  hâtivement  exposent  le  pays  aux  plus  grands  dangers 
sociaux  et  financiers.  Suivant  toute  probabihté,  la  somme  annuelle 
des  rentes  à  payer  d'après  le  tai'if  admis  dépassera  300  millions  de 
marcs  au  lieu  de  240  indiqués  dans  les  prévisions  officielles.  Les 
calculateurs  du  ministère  ont  oublié  de  compter  qu'aux  11  millions 
d'ouvriers  soumis  à  l'assurance  obligatoire  pomTont  s'ajouter  A  à 
5  millions  de  vieilles  gens  assurés  de  leur  propre  gré,  non  sans 
hnposer  de  lourdes  charges  aux  offices  d'assurance.  Une  autre  er- 
reur des  mêmes  calculateurs  tient  à  l'hypothèse  que  tous  les  assurés 
verseront  lem-s  primes  pendant  quarante-sept  semaines  annuelle- 
ment,, depuis  l'âge  de  seize  ans  jusqu'au  moment  de  leur  admis- 
sion à  la  retraite.  (Dr,  pendant  des  années  et  des  années,  les  assurés 
volontaires  autorisés  à  profiter  de  l'assuraince  ne  paieront  pas  de 
prime,  tout  en  ayant  droit  à  la  subvention  de  l'empire,  avec  une 
rente  relativement  élevée.  Par  suite,  le  nombre  de  personnes  au- 
dessus  de  soixante  ans  à  pensionner,  au  lieu  de  s'élever  à  595,000 
dans  quelques  années,  d'après  l'évaluation  officielle,  atteindra  peut- 
être  le  triple.  La  plupart  des  gens  âgés,  dont  lie  revenu  reste  au- 


620  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

dessous  de  /»'20  marcs,  seront  tentés  de  se  procurer  par  l'assurance 
contre  l'invalidité  une  rente  supplémentaire  de  150  à  200  marcs, 
en  se  faisant  assurer  très  tard.  Alors  les  cotisations  primitives  ne 
suffiront  plus  pour  balancer  les  dépenses  obligatoires  des  offices 
d'assurance,  et  une  augmentation  du  taux  des  primes  pour  tous  les 
assurés  du  même  office  régional  deviendra  inévitable. 

Les  pensions  de  retraite  données  par  l'assurance  n'ont  pas  été 
instituées  en  faveur  des  assurés  volontaires  de  la  dernière  heure 
dont  nous  venons  de  parler.  Seulement  ceux-ci  profiteront  plus 
de  l'institution  que  les  ouvriers  soumis  à  l'assurance  obligatoire 
toute  leur  vie  durant.  Il  y  a  là  un  abus  qui  ne  devrait  pas  être 
favorisé  par  la  loi.  La  loi  concède  en  eflet  le  droit  à  la  rente  d'in- 
validité, à  la  condition  d'avoir  fourni  les  cotisations  pendant  cinq 
années  au  moins,  d'après  l'article  17.  Suivant  l'article  32,  si  pendant 
quatre  années  l'assuré  cesse  de  verser  ses  cotisations  ou  paie  ses 
primes  pendant  moins  de  quarante-sept  semaines,  les  droits  don- 
nés par  l'assurance  s'éteignent.  Mais  ces  droits  rentrent  en  vigueur 
aussitôt  que  l'assurance  est  reprise,  soit  que  le  sujet  intéressé  re- 
trouve une  occupation  entraînant  l'obligation  à  l'assurance,  soit  qu'il 
offre  de  payer  volontairement  les  cotisations  sans  y  être  obligé. 
Tout  au  plus,  l'article  117  exige-t-il,  en  sus  des  cotisations  fixées 
pour  la  seconde  classe  de  salaires,  une  contribution  supplémen- 
taire représentée  par  un  timbre  additionnel  de  8  pfennigs  par  se- 
maine. Ainsi  un  garçon  épicier,  qui  a  payé  la  contribution  obliga- 
toire pendant  cinq  ans   dans   la  troisième  classe  de  salaires,  a 
droit,  par  ce  fait,  à  une  rente  d'invalidité  de  131  marcs  15  pfen- 
nigs par  an.  Devenu  chef  de  maison,  cet  homme  peut  cesser  ou 
interrompre  le  versement  de  son  ancienne  prime  pendant  trente  à 
quarante  ans.  Si  à  l'âge  de  cinquante  à  soixante  ans,  il  se  décide  à 
rentrer  dans  l'assurance  par  le  paiement  volontaire  des  taxes  exi- 
gibles, il  a  de  nouveau  droit  au  bout  de  cinq  années  à  une  rente 
annuelle  non  pas  de  131  marcs  15  pfennigs,  mais  de  161  marcs 
80  pfennigs,  sans  avoir  versé  plus  de  122  marcs  20  pfennigs  de 
contributions  en  tout.  Fùt-illeplus  riche  négociant  de  sa  résidence, 
la  loi  lui  reconnaît  le  droit,  valable  en  justice,  de  toucher  la  rente 
indiquée.  En  revanche,  un  journalier  de  la  campagne,  travaillant, 
sans  interruption,  depuis  l'âge  de  seize  ans  jusqu'à  l'âge  de  soixante- 
six  ans,  contre  un  salah-e  imposé  dans  la  classe  la  plus  basse,  ver- 
sera pendant  ces  cinquante  années  d'assurance  obligatoire  364  marcs 
de  primes,  en  retour  desquelles  il  obtiendra  162  marcs  de  pen- 
sion, soit  à  peine  20  pfennigs  ou  25  centimes  en  plus  que  le  négo- 
ciant réassuré  avec  des  contributions  totales  beaucoup  moindres. 

Certes,  une  augmentation  du  taux  des  primes  d'assurance,  par 
suite  de  ces  dispositions,  ne  sera  pas  accueillie  favorablement  par 


LE    SOCIALISME   d'ÉTAT.  621 

les  contribuables.  Dès  maintenant,  la  charge  des  contributions  im- 
posées est  lourde  pour  les  petits  cultivateurs  et  les  artisans.  Admet- 
tons qu'un  petit  cultivateur  occupe  deux  valets  de  ferme  et  deux 
servantes,  assurés  dans  la  première  classe  de  salaires  :  il  aura 
ainsi  à  acquitter  annuellement  29  marcs  12  pfennigs  de  primes,  la 
moitié  à  sa  charge.  Un  artisan  qui  occupe  une  servante  et  un  apprenti 
à  assurer  dans  la  classe  inférieure,  plus  deux  compagnons  tombant 
dans  la  classe  la  plus  élevée  en  raison  de  leur  salaire,  devra  ver- 
ser par  an  à  rofïïce  d'assurance  contre  l'invalidité  hb  marcs  76  pfen- 
nigs, sans  compter  la  contribution  à  la  caisse  des  malades.  Eh 
bien,  des  gens  de  condition  modeste,  comme  nos  artisans  et  nos 
petits  propriétaires  ruraux,  ne  considèrent  pas  ces  charges  comme 
des  quantités  négligeables.  Que  si  l'artisan  en  question  a  commencé 
par  être  ouvrier  et  sa  femme  servante,  s'il  trouve  bon  de  conser- 
ver son  droit  à  une  pension  de  vieillesse  par  une  assurance  volon- 
taire, il  aura  à  payer  chaque  année  'àli  marcs  22  pfennigs  en  sus 
pour  sa  femme  et  pour  lui,  soit  79,98  marcs  de  contributions  sous 
l'effet  de  la  loi  nouvelle.  Encore  n'est-ce  pas  tout.  Il  faut  aussi 
tenir  compte  de  la  part  contributive  de  cette  famille  d'artisans  ou 
de  cultivateurs  à  la  subvention  de  l'empire  pour  les  rentes  de  vieil- 
lesse et  d'invalidité,  subvention  bel  et  bien  supportée  par  les  con- 
tribuables sous  forme  d'impôts  indirects.  Aucun  document  officiel 
ne  fait  connaître  lapartdes  ouvriers,  soumis  à  l'assurance  obligatoire, 
dans  les  impôts  indirects  nécessaires  pour  couvrir  les  subventions 
de  l'État.  Ces  impôts  consistent,  en  Allemagne,  en  taxes  de  consom- 
mation sur  la  bière,  l'eau-de-vie,  le  tabac,  le  sucre  et  le  sel.  Ils 
atteignent  en  moyenne  203  millions  de  marcs  pour  tout  l'empire 
allemand,  d'après  les  rendemens  des  trois  dernières  années,  soit 
annuellement  /i,33  marcs  par  tête  d'habitant  ou  17,32  par  famille 
de  quatre  individus,  avec  une  charge  à  peu  près  égale  pour  les 
droits  de  douanes.  Les  millions  indispensables  pour  la  subvention 
de  l'empire  et  le  service  des  rentes  d'invalidité  ne  pourront  être 
fournis  que  par  des  impôts  nouveaux,  en  sorte  que  l'Etat  prend 
dans  une  poche  ce  qu'il  verse  dans  l'autre.  Si  l'on  considère,  d'un 
autre  côté,  que  les  dépenses  courantes  pour  l'armée  et  la  marine 
ont  augmenté  de  120  millions  de  marcs  par  an  depuis  l'annexion  de 
l'Alsace-Lorraine ,  on  trouverait  bien  dans  cette  somme  de  (juoi 
accorder  une  rente  annuelle  de  100  marcs  à  tous  les  sujets  alle- 
mands âgés  de  soixante-dix  ans  et  plus,  à  condition  de  réduire  les 
dépenses  militaires.  Cette  éventualité,  pourtant,  n'est  pas  à  la  veille 
de  se  réahser,  et  les  impôts  de  consommation  continueront  à  s'ac- 
croître, jusqu'au  jour  où  les  démocrates-socialistes  et  autres  se 
sentiront  assez  forts  pour  remplacer  ces  impôts  de  consoinmation 
par  un  impôt  sur  le  revenu  ou  sur  les  capitaux.  Les  mesures  de 


622  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

socialisme  d'État  du  gouvernement  actuel  seront  invoquées  comme" 
précédens  par  les  socialistes  révolutionnaires,  aux  yeux  desquels  le 
droit  de  propriété,  tel  que  nous  l'entendons,  a  tout  au  plus  une 
valeur  historique,  que  les  majorités  législatives  à  venir  changeront 
suivant  les  besoins  du  temps. 

.  Au  moment  même  où  le  gouvernement  allemand  décidait  la  ma- 
jorité actuelle  du  Reichstag  à  accepter  l'assurance  contre  l'invali- 
dité, par  IfÉtat  comme  une  garantie  de  paix  sociale,  les  grèves  des 
mineurs  en  Westphalie,  en  Silésie  et  dans  le  pays  de  la  Sarre  écla- 
taient comme  une  ironie  du  sort,  comme  un  démenti  jeté  à  la  lace 
des  assureurs  du  salut  public.  Les  caisses  des  mineurs  accordent  ai 
leurs  sociétaires  invalides  des  pensions  plus  élevées  que  les  rentes 
promises  par  les  offices  de  l'empire,  sans  empêcher  parmi  eux  les^ 
manifestations  de  mécontentement»  Tout  en  reconnaissant  l'utilité 
des  institutions-  de  prévoyance,  on  ne  peut  donc  les  considérer 
comme  l'unique  moyen,  de  résoudre  la  question  sociale.  Sensibles 
aux  bons  Uaitemens,  les  ouvriers  les  plus  paisibles,  les  plus  recon- 
naissans  pour  les  sacrifices  faits  en  vue  de  les  garantir  contre  la 
misère,  rechercheront  toujours  l'augmentation  des  salaires  comme 
moyen  préféré  pour  améliorer  leur  con-iition.  En  ce  qui  concerne 
l'assurance  contre  l'invalidité  et  la  vieillesse,  les  députés  socialistes 
ont  repoussé  le  projet  officiel,  parce  que  les  rentes  promises  sont 
insuffisantes  et  les  contril)uîions  exigées  trop  élevées.  Leurs  pré- 
férences, leurs  aspirations  iront  à  la  création  d'une  caisse  de  re- 
traite unique,  commune  à  toutie  l'Allemagne,  dotée  de  subventions 
de  l'État  assez  larges  pour  que  les  ouvriers  soient  dispensés  de 
versemcns  personnels,  tout  en  ayant  droit  à  des  rentes  plus  élevées 
en  cas  d'incapacité  de  travail. 

Accorder  davantage  aux  travailleurs,  sans  rien  leur  demander, 
tel  est  l'idéal  prêché  par  les  orateurs  démocrates-socialistes.  En  ré^ 
clamant  des  pensions  de  retraite  plus  fortes,  accordées  à:  un  âge 
moins  avancé,  sans  paiement  de  primes,  les  députés  sociahstes  ont 
soutenu  ces  prétentions  par  le  motii  que  les  classes  pauvres,  les 
ouvriers,  paient  à  la  caisse  de  l'empire  la  majeure  partie  des  im- 
pôlsde  consommation  et  les  droits  de  douanes.  Celui  d'entre  eux 
qui  a  le  premier  répondu  au  ministre  d'État,  M.  Grillenberger, 
dans  une  critique  acerbe  des  assurances  ouvrières,  telles  qu'elles^ 
sont  organisées  par  le  gouvernement  et  la  bourgeoisie,  a  repoussé 
avec  dédain  les  pensions  promises  en  vertu  du  projet  officiel.  Les 
rentes  offertes  par  l'assurance  restent  au-dessous  des  secours  légaux 
donnes  par  l'assistance  publique  dans  beaucoup  de  contrées.  Elles 
sont  un  ti'ompe-l'oeil,  une  misérable  aumône,  des  pierres  au  lieu 
do  pam,  eiu  Bcltclgcld,  Sieiiie  ansialt  Brod.  Mieux  vaut  encore 
l'assistance,  pour  les  indigens,  que  l'assurance  comme  les  gens  au- 


LE    SOCIALISMÏ   d'ÉTAT.  623 

jourd'hui  au  pouvoir  proposent  de  la  pratiquer.  Suivant  l'article  10 
de  la  loi  des  pauvres,  Armengesetz,  du  29  avril  1869,  en  Bavière, 
l'assistance  publique  est  obligée  «  d'accorder  aux  personnes  deve- 
nues incapables  de  tra^ailler  la  nourriture  nécessaii*e  pour  entre- 
tenir la  vie,  les  vêtemens,  le  logement,  le  chauiïage,  de  procurer 
aux  malades  les  secours  dont  ils  ont  besoin,  les  soins  médicaux  et 
les  remèdes  voulus,  de  pourvoir  à  l'enterrement  des  morts,  et  de 
veiller  à  l'éducation  et  à  l'instruction  des  enfans  pauvres.  » 

Dans  une  étude  très  remarquée  sm*  la  vie  et  les  salaires  à  Paris, 
M.  le  comte  Othenin  d'Haussonville  (1)  fixe  le  coût  de  la  vie,  pour 
l'ouvrier  parisien,  de  850  à  1 ,200  francs  par  an,  dont  550  à  750  fr. 
pour  la  nourriture.  C'est  l'équivalent  d'un  salaire  de  2  fr.  75  à 
!x  francs  par  jour  ouvrable,  avec  la  misère,  même  pour  un  individu 
isolé,  quand  son  gain  reste  au-dessous  de  cette'  somme.  En  Alle- 
magne, la  moyenne  des  salaires  portés  en  compte  pour  l'assurance 
contre  les  accidens,  à  raison  de  3,861,560  ouvriers  assurés,  avec 
un  gain  de  2,389  millions  de  marcs,  atteint  619  marcs  par  an,  soit 
environ  2  fr.  60  cent,  par  jom*  ouvrable  et  par  tête.  Gomme  les 
familles  ouvrières  allemandes  sont  très  chargées  d'enfans,  le  re- 
venu ou  les  dépenses  d'entretien  par  tête  restent  nécessairement 
beaucoup  au-dessous  de  la  somme  admise  pour  le  coût  de  la  vie  à 
Paris.  Une  enquête  minutieuse  et  approfondie,  faite  à  Mulhouse, 
sous  les  auspices  de  la  Société  industrielle,  nous  fournit  des  ren- 
seignemens  précis  sur  les  conditions  d'existence  de  notre  popula- 
tion ouvrière  en  Alsace.  D'après  les  comptes  détaillés  que  j'ai  sous 
les  yeux,  portant  sur  un  ensemble  de  16  ménages  de  professions 
diverses,  composés  chacun  de  5  individus,  soit  le  budget  de  80  per- 
sonnes, choisis  sur  un  nombre  beaucoup  plus  considérable,  les  frais 
d'entretien,  par  tête  et  par  an,  atteignent  ici  365  francs  ou  1  franc 
par  jour  en  moyenne.  Il  s'agit,  bien  entendu,  d'individus  vivant  en 
famille  et  non  pas  isolément,  ce  qui  entraînerait  une  dépense  plus 
élevée.  Pour  les  16  ménages  en  question,  composés  chacun  du 
père,  de  la  mère  et  de  trois  enfans,  les  dépenses  totales  pendant 
l'année  ont  été  de  29,132  francs,  à  savoir  :  Zi,367  francs  pour  le 
logement,  Zi,800  francs  pour  des  vêtemens,  17,591  francs  pour  la 
nourriture,  2,367  francs  pour  menues  dépenses.  La  nourriture 
prend  ainsi  61  pour  100  de  l'ensemble  des  dépenses,  les  vêtemens 
16  pour  100,  le  logement  15  pour  100,  les  menus  frais  8  pour  100. 
Ces  menus  frais  comprennent  bien  des  choses,  mélangées  d'un  peu 
de  coulage,  suivant  l'expression  populaire.  Ne  recommandons  pas 
d'en  éliminer  une  modeste  mesure  de  superflu,  sous  prétexte  d'éco- 
nomie stricte.  Notre  avis  est  celui  de  M.  Jules  Simon  :  «  Qui  ne  sait 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  avril  1883. 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  faire  la  part  du  coulage,  celui-là  est  indigne  de  dresser  le 
budget  d'une  petite  bourse.  »  Nous  n'entrerons  pas  dans  des 
détails  plus  complets  ou  plus  approfondis  sur  la  manière  de 
vivre  des  ouvriers  allemands.  Pour  nous  en  tenir  à  l'mslitution 
des  caisses  de  retraite  à  établir  par  l'État,  nous  constatons  seule- 
ment l'insuffisance  d'une  rente  d'invalfdité  ou  de  "vieillesse  infé- 
rieure à  200  marcs  par  an.  Un  revenu  si  minime  couvre  à  peine  les 
besoins  les  plus  pressans  d'un  individu  vivant  en  famille.  Un  vieil- 
lard ou  un  invalide,  obligé  de  vivre  seul,  ne  peut  se  tirer  d'afïaire 
avec  une  pension  si  exiguë,  sans  invoquer  la  charité. 

Aussi  longtemps  que  l'ouvrier  assuré  a  assez  de  lorces  pour  ga- 
gner plus  du  sixième  de  son  salaire  normal,  il  n'a  pas  droit  à  une 
rente  d'invalidité.  La  rente  de  vieillesse  ne  peut  être  accordée  non 
plus  avant  l'âge  de  soixante-dix  ans  accomplis.  Comment  feront 
pour  vivre  des  hommes  gagnant  seulement  20  pfennigs  par  jour 
dans  la  première  classe,  et  dans  la  deuxième  classe  30  plennigs? 
C'est  ce  que  les  promoteurs  de  la  loi  sur  l'assurance  obligatoire  ne 
nous  disent  pas.  En  motivant,  au  nom  des  députés  démocrates- 
socialistes,  un  amendement  abaissant  à  cinquante-cinq  ans  la  limite 
d'âge  pour  la  rente  de  vieillesse,  M.  Grillenberger  qualifie  d'inhu- 
manité éhontée,  kn/sse  Inhummiitiit ,  le  relus  d'une  pension  quand 
l'assuré  gagne  encore  30  pfennigs  dans  la  classe  dont  le  salaire 
mo^en  est  fixé  à  500  marcs  par  an.  Deviennent-ils  malades,  les 
pensionnaires  en  expectative  des  offices  d'assurance  impériaux  tom- 
bent à  la  charge  de  l'assistance  publique,  comme  les  ouvriers  assu- 
rés contre  la  maladie,  quand  celte  maladie  se  prolonge  au-delà  de 
treize  semaines.  Sous  ce  rapport,  les  caisses  libres  fondées  par 
l'initiative  privée,  maintenant  condamnées  à  disparaître,  étaient  plus 
libérales.  La  caisse  nationale  des  retraites,  en  France,  autorise  ses 
assurés  à  liquider  leur  pension  dès  l'âge  de  cinquante  ans,  sans 
produire  un  certificat  d'invalidité.  En  ce  qui  concerne  la  Umite  de 
soixante-dix  ans  prescrite  pour  obtenir  la  rente  de  vieillesse,  peu 
d'ouvriers  se  trouvent  encore  en  état  d'exercer  leur  profession  à 
cet  âg^^,  en  dehors  des  travaux  agricoles.  D'après  le  recensement 
des  professions  du  5  juin  1882,  il  y  avait  alors  en  Allemagne 
1,187,035  individus  des  deux  sexes  âgés  de  soixante-dix  ans  et 
au-dessus.  Or  la  limite  moyenne  de  l'âge  auquel  arrivent  les  ou- 
VTiers  allemands  atteint  seulement  trente-deux  ans  pour  les  polis- 
seurs de  verre,  trente-si^  ans  pour  les  tailleurs  de  pierre,  qua- 
rante ans  pour  les  meuniers,  cinquante-six  ans  pour  les  terrassiers, 
soixante  et  un  ans  pour  les  tanneurs. 

Jamais  proposition  de  loi  n'a  trouvé  autant  de  contradicteurs  que 
ce  projet  pour  l'assurance  contre  l'invalidité.  Sur  tous  les  points  de 
l'empire,  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  les  protestations  se 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  625 

sont  élevées  innombrables,  comme  au  sein  du  parlement.  Les  so- 
ciétés d'agricultuie  des  provinces  orientales ,  si  éminemment 
conservatrices,  se  sont,  la  plupart,  prononcées  contre  l'insti- 
tution proposée ,  à  cause  du  trouble  qu'elle  menace  d'intro- 
duire dans  les  conditions  sociales  des  populations.  Pour  les 
grands  propriétaires  fondiers  de  cette  région,  l'application  de  la 
loi  nouvelle,  loin  d'améliorer  les  relations  entre  ouvriers  et  pa- 
trons, deviendra  au  contraire  une  source  de  mécontentement  et 
de  conflits.  De  même  les  réunions  d'ouvriers,  qui  ont  discuté  le 
programme  officiel,  lui  contestent  le  caractère  d'une  réforme  so- 
ciale digne  de  ce  nom.  Montrer  dans  cette  loi  le  couronnement  de 
la  réforme  sociale,  répètent  sur  tous  les  tons  leurs  orateurs,  c'est 
avouer  l'impuissance  de  la  société  actuelle  pour  des  réformes  sé- 
rieuses. Toute  la  législation  protectrice  des  ouvriers  n'est  qu'un 
leurre  :  Die  (janze  Arbeiterschuizgesetzgebunfj  isi  Schivùidel.  Aussi 
bien  les  mesures  comme  l'assurance  pour  les  rentes  d'invalidité 
favorisent  l'agitation  socialiste  au  sein  des  masses  au  lieu  de  l'en- 
rayer. Démocrates  et  conservateurs  se  rencontrent  dans  une 
attaque  commune,  quoique  fondée  sur  des  motifs  divers  et  souvent 
contraires.  Mais  ce  sont  les  agitateurs  socialistes  qui  retirent  de  l'en- 
treprise les  avantages  positifs.  Avec  une  audace  inouïe,  ils  décla- 
rent que  la  seule  présentation  du  projet  de  loi  constitue  pour  eux 
un  triomphe,  quand  même  ils  sont  obligés  de  le  rejeter  comme 
inacceptable  sous  sa  forme  actuelle.  Plus  tard,  ils  sauront  bien  pro- 
curer des  rentes  convenables  aux  travailleurs  invalides  au  moyen 
d'un  impôt  approprié  sur  le  revenu  des  classes  fortunées.  D'ici-là, 
le  rôle  des  députés  socialistes  est  de  rendre  les  ouvriers  attentifs 
aux  dispositions  de  la  législation  hostiles  aux  prolétaires.  Quand  le 
gouvernement  de  l'empire  refuse  de  donner  suite  aux  votes  réité- 
rés du  Reichstag  pour  l'interdiction  du  travail  du  dimanche  et  de 
l'emploi  des  enfans  dans  les  fabriques,  quand  les  gouvernemens 
confédérés  refusent  de  consentir  à  la  fixation  d'une  journée  de  tra- 
vail normale,  on  jette  de  la  poudre  aux  yeux  du  peuple  lorsqu'on 
prétend  vouloir  améliorer  son  sort! 

Sans  la  démocratie  socialiste,  affirmait  un  jour  le  prince  de  Bis- 
marck, il  n'y  aurait  pas  de  réforme  sociale  en  Allemagne.  Les  dé- 
putés mandataires  du  parti,  en  rappelant  ces  paroles  à  la  tribune 
du  parlement,  proclament  haut  et  net  que  leur  attitude  amènera 
le  gouvernement  au  pouvoir  à  leur  faire  de  plus  larges  conces- 
sions. M.  Bebel  assure  remplir  une  mission  civilisatrice  en  excitant 
le  mécontentement  au  sein  des  masses.  Point  de  mobile  plus  efli- 
cace  du  progrès  dans  l'humanité.  Le  mécontentement  n'est-il  pas 
la  source  de  tout  progrès  humain?  Sans  lui  l'humanité  ne  serait 
TOME  xcviii.  —  1890.  /jO 


626  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

pas  sortie  de  ses  langes  et  se  trouverait  encore  aux  premières 
phases  de  son  évolution.  Toute  réforme,  chaque  innovation  a  com- 
mencé par  une  lutte  et  ne  s'est  accomplie  que  par  la  lutte.  Au  dé- 
but, le  mouvement  engagé  trouve  peu  de  partisans.  Pour  lui  ga- 
gner des  adliérens,  il  laut  exciter  le  mécontentement  des  masses 
contre  l'ordre  étabh.  Après  une  glorification  de  la  révolution  fran- 
çaise, en  réponse  à  un  discours  fulminant  du  chancelier  de  l'em- 
pire à  la  séance  du  20  mai  1889,  le  chef  du  parti  socialiste,  qui 
compte  au  nombre  des  orateurs  les  plus  éloquens  du  Reichstag,  a 
montré  comment  les  promoteurs  du  parti  national,  M.  de  Bennigsen 
et  M.  Miquel,  ont  engagé  et  entretenu  l'agitation  d'où  est  sortie 
l'unité  de  l'Allemagne.  Sans  cette  agitation,  l'empire  allemand  n'exis- 
terait pas  :  le  prince  de  Bismarck  lui-même  a  dû  provoquer  dans 
toutes  les  parties  du  pays  le  trouble  et  l'irritation  contre  l'ordre 
ancien,  afin  d'arriver  à  la  confédération  du  nord  et  à  la  constitu- 
tion de  l'empire  actuel.  Dès  lors,  après  les  exemples  venus  de  si 
haut,  la  logique  ne  permet  pas  de  reprocher  aux  démocrates  socia- 
listes d'employer  pour  la  réalisation  de  leur  idéal  les  moyens  mis 
en  œuvre  par  les  autres  partis.  Ces  partis  n'ont  pas  le  droit  de  ju- 
ger si  les  socialistes  ont  tort  ou  raison  dans  leurs  aspirations,  €t 
ceux-ci  poursuivront  leur  mission  morale,  «  quoi  qu'en  puissent 
dire  l'empereur,  le  chancelier  et  vous  lous.  » 

((  Les  démocrates  socialistes  allemands  ne  sont  pas  des  barbares 
et  ils  ne  pensent  pas  le  moins  du  monde  à  amener  l'anéantisse- 
ment de  la  civilisation  et  de  la  culture  modernes.  »  Loin  de  vouloir 
détruire  la  civilisation,  ajoute  M.  Bebel  dans  son  très  remarquable 
discours  du  24  mai  1889,  qui  peut  être  considéré  comme  la  phi- 
losophie delà  doctrme  du  parti,  ils  prétendent  au  contraire  la  laire 
avancer  en  mettant  à  la  portée  d'un  plus  grand  nombre  d'hommes, 
à  toute  la  masse  du  peuple,  sans  considération  de  naissance  ni  de 
condition  sociale,  les  ressources  d'une  culture  plus  haute  créée  par 
les  progrès  du  temps  et  le  développement  naturel  des  choses.  De 
même  doit  tomber  l'accusation  élevée  contre  les  démocrates  socia- 
listes d'être  ennemis  de  la  patrie,  car  la  patrie  ne  doit  pas  être 
confondue  avec  ses  institutions  du  moment.  «  Nous  sommes  des 
Allemands  aussi  bien  que  vous,  et  nous  sommes  attachés  à  cette 
Allemagne  avec  autant  d'affection  que  vous.  »  Seulement  aux  yeux 
de  la  démocratie  socialiste,  l'état  des  choses  en  Allemagne  ne  doit 
pas  se  perpétuer  indéfiniment  tel  qu'il  est  aujourd'hui.  Si  l'on  con- 
sidère l'évolution  de  la  nation  et  du  pays  depuis  deux  mille  ans,  on 
voit  que  pas  un  siècle  ne  s'est  écoulé  sans  y  amener  des  changemens 
poUtiques  et  sociaux  considérables.  Des  monarchies  sont  venues  et 
ont  péri,  des  organisations  politiques  et  sociales  des  formes  les 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  627 

plas  diverses  se  sont  développées  et  ont  disparu,  suivies  de  trans^ 
fonnations  incessantes.  Nous  sommes  loin  d'arriver  au  dernier 
terme  de  l'évolution.  Personne  ne  peut  dire  :  nous  voilà  au  terme 
linal,  au-delà  duquel  il  n'y  a  rien  de  mieux  à  atteindre  et  qu'il  est 
impossible  de  dépasser.  «  Non,  messieurs,  vous  serez  forcés  d'aller 
en  avant,  et  c'est  nous,  justement,  les  démocrates  socialistes,  qui 
vous  y  contraindrons.  Nous  sommes  en  Allemagne,  comme  Alle- 
mands de  naissance,  —  et  nous,  qui  parlons  la  langue  allemande, 
qui  avons  participé  à  l'œuvre  civilisatrice  du  peuple  allemand  aussi 
bien  que  vous,  peut-être  dans  une  plus  large  mesure  que  la  plu- 
part d'entre  vous,  nous  avons  les  mêmes  droits  que  vous  dans  notre 
patrie,  dans  notre  pays  natal!  Mais  vous  ne  nous  pouvez  pas  obli- 
ger de  tenir  pour  bonnes  et  justes  les  institutions  que  vous  avez 
créées  dans  votre  intérêt.  Ici  entre  en  considération  notre  libre 
droit  de  citoyen  et  nos  convictions  qu'aucun  empereur,  aucun 
chancelier,  aucun  parlement  ne  peut  nous  ravir,  quelques  lois 
qu'ils  fassent.  » 

On  ne  saurait  affirmer  ses  convictions  et  ses  di'oits  avec  plus 
d'énergie  ni  de  décision.  Ce  que  ces  dernières  déclarations  de 
M.  Bebel  ont  de  caractéristique,  c'est  que  le  tribun  socialiste  se 
place  maintenant  au  point  de  vue  national  comme  aucun  autre  chef 
de  parti  ne  l'a  fait  auparavant.  Les  meneurs  du  parti  ont,  au  con- 
traire ,  constamment  affirmé  jusqu'ici  des  tendances  internatio- 
nales, d'ailleurs  inséparables  de  son  esprit  et  de  son  programme. 
Pourtant  les  divergences  de  vues  du  moment  s'expliquent  ainsi  : 
«  Comme  parti,  nous  ne  sommes  d'accord  que  sur  ce  que  nous  vou- 
lons atteindi'e;  mais  nous  ne  sommes  pas  d'accord  sur  la  manière, 
pom*  le  simple  motif  que  la  réalisation  de  notre  programme  ne  se; 
laisse  pas  exécuter  d'un  tour  de  main,  que  cela  exige  une  longue 
évolution,  et  qu'il  y  aurait  témérité  de  lutter  contre  cette  évolutiou 
et  de  penser  qu'on  peut  amener  mi  état  de  choses  selon  son  idée, 
malgré  l'opinion  et  les  intérêts  réels  ou  supposés  de  la  grande  ma- 
jorité d'un  peuple.  »  Suivant  ces  déclarations  faites  à  la  tribune  du 
Reichstag,  la  démocratie  socialiste  allemande  actuelle  se  distingue 
des  mouvemens  politiques  d'autrefois  par  cela  qu'elle  se  tient  sur 
le  terrain  de  l'évolution  et  reconnaît  la  nécessité  de  cet  état  de 
choses.  «  On  ne  peut  pas  créer,  au  moment  voulu,  un  état  social  ou 
un  gouvernement  à  sa  convenance  ;  au  contraire ,  il  est  nécessaire 
que  la  société,  comme  telle,  en  reconnaisse  le  besoin,  et  ce  be- 
soin, nous  cherchons  naturellement  à  le  provoquer.  Cela  est  juste, 
nous  travaillons  dans  ce  dessein  ;  mais  cela  n'est  pas  un  crime,  c'est 
un  droit  que  chaque  citoyen  doit  avoir.  »  Appliqué  à  persuader  le 
peuple   allemand    de    la  nécessité   des   transformations   sociales, 


628  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

M.  Bebel  ne  veut  pas  arriver  à  ses  fins  par  l'émeute  et  par  les 
moyens  violens,  sachant  bien,  en  réalité,  que  le  moment  n'en  est 
pas  venu  et  que,  dans  la  phase  actuelle,  ces  moyens  seraient  promp- 
tement  réprimés.  Les  émeutes,  la  provocation  à  la  révolte,  il  faut 
les  abandonner  maintenant  au  zèle  des  agens  du  gouvernement 
royal,  doi  koniglich  preussischen  Lockspitzel.  En  revanche,  le 
régime  d'exception  appliqué  aux  socialistes  n'a  pas  nui  au  parti, 
malgré  ses  rigueurs.  Sous  l'effet  des  lois  d'exception,  la  démocra- 
tie socialiste  a  vu  ses  idées  se  répandre  et  gagner  au  point  que  le 
gouvernement  de  l'empire  les  a  fait  pénétrer  jusque  dans  les  pro- 
jets de  loi  soumis  au  Reichstag  depuis  dix  ans.  «  Ainsi  je  voudrais 
savoir  si  jamais  un  parti  politique  a  remporté  un  plus  grand  suc- 
cès moral  que  celui  que  nous  avons  obtenu.  Nous  pouvons  regar- 
der avec  la  plus  grande  satisfaction  le  passé  ;  et  si  nous  considé- 
rons toutes  les  circonstances,  qui,  dans  l'état  de  développement 
actuel  des  choses,  exerceront  dans  l'avenir  une  influence  décisive, 
nous  pouvons  être  assurés  que,  conformément  à  l'évolution  pro- 
gressive, les  idées  socialistes  se  répandront  et  doivent  se  répandre 
progressivement,  parce  que  celles-ci  sortent  et  émanent  de  la  na- 
ture des  choses,  de  l'état  des  conditions  sociales.  »  Tout  travaille 
à  l'avènement  du  socialisme,  le  progrès  des  idées,  le  mouvement 
économique,  l'accroissement  des  capitaux,  la  transformation  de  la 
production  qui  substitue  les  agglomérations  manufacturières  aux 
ouvriers  travaillant  à  domicile,  le  morcellement  du  sol  et  les  exi- 
gences d'une  culture  intensive,  l'instruction  exagérée  donnée  à  un 
nombre  excessif  de  sujets,  la  législation  contemporaine  et  le  gou- 
vernement étabh.  «  Dès  lors,  comment  n'envisagerions-nous  pas 
l'avenir  avec  joie  et  confiance,  et  serions-nous  assez  insensés  pour 
essayer  si  nous  n'arriverions  pas  à  nos  fins  par  des  moyens  violens! 
Non,  messieurs,  nous  laissons  tranquillement  les  choses  suivre  leur 
cours.  Si  les  choses  continuent  à  marcher  comme  elles  ont  marché 
jusqu'ici,  nous  n'aurons  qu'à  nous  en  féliciter.  Nous  sommes  les 
seuls  qui,  en  dépit  de  toutes  les  persécutions,  ayons  raison  d'être 
satisfaits  de  leur  marche...  La  démocratie  sociahste  existe,  la  dé- 
mocratie socialiste  prospère  et  la  démocratie  sociahste  triomphe 
en  définitive,  —  avec  vous  ou  malgré  vous  !  » 


IV. 


Cette  conclusion,  jetée  à  la  face  du  Reichstag  comme  un  défi 
ou  un  cri  de  victoire,  en  dit  plus  sur  les  effets  du  sociahsme 
d'état  dans  l'empire  allemand  que  de  longs  commentaires.  Le  gou- 


LE    SOCIALISME    d'ÉTAT.  629 

vernement  établi  a  proclamé  la  nécessité  des  assurances  ouvrières 
et  a  présenté  le  service  de  rentes  par  l'Etat  aux  sujets  invalides 
comme  une  mesure  de  salut  public,  comme  une  garantie  de  l'ordre 
existant,  comme  le  moyen  le  plus  sûr  d'enrayer  les  progrès  du  so- 
cialisme révolutionnaire.  Aux  élections  parlementaires  du  20  fé- 
vrier 1890,  les  démocrates  socialistes,  au  lieu  d'une  diminution  du 
nombre  de  leurs  adhérons,  ont  emporté  un  nombre  de  voix  presque 
double  du  chiffre  atteint  aux  élections  précédentes,  trois  ans  au- 
paravant. Leurs  suftrages,  au  premier  tour  du  scrutin,  se  sont  éle- 
vés à  1, 341, 000  au  lieu  de  763,000  en  1887,  et  au  lieu  de  11  sièges 
qu'ils  occupaient  au  Reichstag  pendant  la  précédente  législature, 
ils  vont  en  avoir  36  pendant  la  session  prochaine.  Quelques  se- 
maines avant  les  élections,  le  Reichstag  avait  repoussé  un  projet 
de  loi  qui  autorisait  la  police  à  exiler  hors  du  territoire  allemand 
les  sujets  suspects  de  menées  socialistes.  La  majorité  ne  voulait 
pas  de  cette  mesure  d'exception,  parce  qu'elle  lui  paraissait  ineffi- 
cace, les  mesures  de  rigueur  contre  les  socialistes  ayant  seulement 
pour  effet  d'augmenter  les  forces  du  parti.  A  la  veille  du  scrutin, 
l'empereur  déclara  aussi  que  ses  préférences  étaient  acquises  au 
succès  de  la  coalition  des  conservateurs  et  des  nationaux-libéraux, 
désignée  sous  1ô  nom  de  parti  du  cartel.  Or  les  électeurs  ont  écrasé 
le  parti  du  cartel,  de  même  que  les  rescrits  impériaux  du  h  février 
dernier,  proclamant  la  nécessité  d'améliorer  la  condition  des  ou- 
vriers, sont  restés  sans  efïet  sur  le  résultat  des  élections. 

Dans  le  premier  de  ces  rescrits,  adressé  au  chancelier  de  l'em- 
pire, l'empereur  Guillaume  II  dit  :  «  Je  suis  décidé  à  prêter  la 
main  à  l'amélioration  de  la  condition  des  ouvriers  allemands 
autant  que  le  permettra  la  nécessité  de  conserver  à  l'industrie 
nationale  la  faculté  de  concourir  sur  le  marché  universel,  et  de 
garantir  ainsi  son  existence  et  celle  de  ses  ouvriers.  Un  recul  des 
exploitations  indigènes,  par  suite  de  la  perte  de  leurs  débouchés  à 
l'étranger,  n'enlèverait  pas  seulement  leurs  bénéfices  aux  patrons, 
mais  aussi  le  pain  à  leurs  ouvriers.  Les  difficultés  que  la  concur- 
rence internationale  suscite  à  l'amélioration  du  sort  de  la  classe 
ouvrière  ne  peuvent  être,  sinon  surmontées,  du  moins  amoindries 
que  par  une  entente  internationale  des  pays  participant  au  marché 
universel.  Persuadé  que  d'autres  gouvernemens  sont  également 
animés  du  désir  de  soumettre  à  un  examen  commun  les  tendances 
déjà  soumises  à  des  transactions  internationales  par  les  ouvriers 
de  ces  pays,  je  veux  que  la  France,  l'Angleterre,  la  Belgique  et  la 
Suisse  soient  consultées  tout  d'abord  par  mes  représentans  afin  de 
savoir  si  les  gouvernemens  sont  disposés  à  entrer  en  rapport  avec 
nous  à  propos  d'une  entente   internationale  sur  la  possibilité  de 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

répondre  aux  besoins  et  aux  vœux  des  travailleurs  qui  se  sont  ma- 
nifestés dans  les  grèves  des  dernières  années.  Aussitôt  que  sera 
gagnée,  en  principe,  l'adhésion  à  mon  initiative,  je  vous  charge 
d'inviter  les  cabinets  de  tous  les  gouvernemens  qui  prendront  le 
même  intérêt  à  la  question  ouvrière,  à  discuter,  dans  une  confé- 
rence internationale,  les  questions  en  suspens.  » 

Le  second  rescrit,  à  l'adresse  du  ministre  du  commerce,  déclare 
que  les  mesures  prises  jusqu'à  présent  pour  améliorer  lai  condition 
des  ouvriers  n'ont  pas  rempli  entièrement  leur  but.  Tout  particu- 
lièrement, les  prescriptions  du  code  industriel  relatives  aux  ouvriers 
de  fabriques  doivent  être  révisées  afin  de  tenir  compte  des  plaintes 
et  des  revendications  des  ouvriers,  en  tant  que  ces  revendications  et 
ces  plaintes  sont  fondées.  Il  est  du  devoir  des  pouvoirs  publics  de 
régler  la  durée  du  travail  et  les  heures  pendant  lesquelles  il  s'ac- 
complit, de  manière  à  garantir  la  santé  des  ouvriers,  l'observation 
des  règles  de  la  morale,  les  besoins  économiques  et  la  légitime 
prétention  des  classes  laborieuses  à  un  traitement  égal  devant  lai 
loi.  Dans  l'intérêt  des  bons  rapports  entre  ouvriers  et  patrons,  le 
gouvernement  a  le  devoir  de  fixer  les  règles  pour  la  participation 
des  ouvriers,  par  des  délégués  possédant  leur  confiance,  à  la  dis- 
cussion des  intérêts  communs,  les  mettant  en  mesure  de  faire 
valoir  leurs  droits  dans  les  débats  avec  les  patrons  et  avec  les 
organes  du  gouvernement.  Les  dispositions  à  prendre  doivent  per- 
mettre aux  ouvriers  d'exprimer  librement  leurs  vœux  et  leurs  griefs 
et  de  fournir  aux  autorités  administratives  le  moyen  de  se  tenir  au 
courant  de  la  situation  deS'  travailleurs  en  restant  en.  contaxît  per- 
manent avec  eux.  L'empereur  désire  notamment  que  les  mines  du, 
domaine  public  deviennent  des  établissemens  modèles,  susceptibles 
de  servir  d'exemple,  par  leurs  institutions,  pour  favoriser  et  déve- 
lopper le  bien-être  des  ouvriers  employés  dans  ces  exploitations. 
Toutefois,  les  difficultés  que  soulèvent  les  réformes  en  vue,  pour 
conserver  à  l'hidustrie  nationale  ses  débouchés  à  l'étranger,  pour 
soutenir  la  concurrence  sur  le  marché  universel,  rendent  désirable 
une  entente  avec  les  gouvernemens  des  autres  grands  pays  indus- 
triels, afin  de  régler,  si  possible,  les  difficultés  au  m^yen  de  con- 
ventions internationales. —  Le  chancelier  de  l'empire  a  été  chargé,  à, 
cet  elïet,  d'inviter  les  cabinets  des  états  industriels  à  prendre  part 
à  une  conférence  analogue  à  celle  dont  le  gouvernement  suisse  a 
pris  l'initiative  l'an  passé.  En  attendant,  le  conseil  d'état  prussien 
a  été  réuni  pour  délibérer,  sous  la  présidence  même  de  l'empereur 
Guillaume,  sur  les  questions  à.  soumettre  à  la  conférence. 

Telle  est,  en  substance,  la  teneur  des  deux  rescrits  impériaux 
publiés  à  la  veille  des  récentes  élections  pour  le  Reichstag.  Que  ceS' 


LE    SOCIALISME    DETAT.  631 

rescrits  aient  été  sans  effet  sur  le  résultat  des  élections,  les  succès 
inouïs  des  démocrates  socialistes  le  prouvent  jusqu'à  l'évidence. 
A  l'ouverture  du  conseil  d'état,  le  ih  lévrier  dernier,  l'empereur  a 
répété  dans  son   discours   les  termes  de   ses  rescrits.  Pourtant, 
ajoutait  le  jeune  souverain,  l'action  de  l'État  ne  suffit  pas  pour 
réaliser  à  elle  seule  .les  améliorations  désirables  et  pour  résoudre 
la  question  sociale.  Une  large  part  revient,  dans  cette   œuvre,  à 
l'intervention  de  l'église  et  de  l'école,  en  raison  de  leur  influence 
sur  les  mœurs.  Le  programme  des  questions  que  le  conseil  d'état 
vient  d'examiner  touche  la  réglementation   du   travail  dans   les 
mines,  la  réglementation  du  dimanche,  la  réglementation  du  tra- 
vail des  enfans,  des  adolescens  et  des  fennnes.  Gomme  les  délibé- 
rations du  conseil,  auquel  l'empereur  a  adjoint   des  spécialistes 
choisis  dans  les  ministères  et  des  hommes  de  dillérentes  profes- 
sions, n'ont  ,pas  été  publiées,  nous  ne  savons  encore  quelles  réso- 
lutions ont  pu  être  arrêtées  dans  ces  débats.  En  ce  qui  concerne 
les  mines,  on  devait  examiner  si  le  travail  dans  les  houillères  pom*- 
rait  être  soumis  à  une  réglementation  internationale,  limitant  la 
durée  ou  le  nombre  d'heures  pour  l'occupation  des  équipes,  avec 
exclusion  des  femmes  et  des  enlans  dans  le  travail  souterrain.  Le 
programme  impérial  demande  ensuite  si  le  travail  du  dimanche  est 
à  interdire  dans  la   règle,  sauf  dans  les  cas  de  besoin  urgent. 
Quelles  sont  les  exceptions  admissibles,  et  si  ces  exceptions  sont  à 
fixer  par  une  convention  internationale,  pai'  une  loi  ou  par  voie 
administrative?  Touchant  les  enîans,  le  conseil  de\ait  examiner  si 
les  enfans  doivent  être  exclus  du  travail  industiiel  jusqu'à  un  cer- 
tain âge,  quel  est  cet  âge,  et  s'il  doit  rester  le  même  pour  toutes 
les  industries;  enfin,  comment  la  durée  du  travail  et  le  mode  d'oc- 
cupation des  enfans  seront  fixés.  De  même  pom-  les  adolescens  : 
Faut-il  soumettre  le  travail  industriel  à  des  restrictions,  et  quelles 
seront  ces  restiictions'?  Enfin,  en  ce  qui  concerne  les  femmes  ma- 
riées, y  a-t-il  heu  de  Ihniter  leur  travail  le  jour  ou  la  nuit,  faut-il 
établir  certaines  restrictions  à  l'emploi  hidustriel  des  jeunes  filles, 
quelles  sont  les  restrictions  à  fixer  dans  ce  cas  et  les  dilïérences 
à  admettre   suivant   la   natm'e  des  industries?  Pour  l'ensemble 
des  prescriptions  sur  lesquelles  une  entente  interviendi'a,  le  conseil 
d'état  devait  décider  encore  si  de  nouvelles  conférences  de  reprè- 
sentans  des  états  participans  devraient  se  réunir  afin  d'assurer  l'exé- 
cution des  mesures  arrêtées  d'un  commun  accord. 

La  France  et  l'Angleterre,  la  Suisse,  la  Belgique  et  l'ItaUe,  l'Au- 
triche-Hongrie,  d'autres  états  encore  ont  adhéré  à  la  conférence 
convoquée  pour  le  15  mars  de  cette  année,  à  Berlin,  par  le  chan- 
ceher  de  l'empire.  Cet  acte  d'adhésion  ne  signifie  pas  que  l'entenlfC 


632  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

soit  établie  dès  maintenant  sur  les  mesures  à  prendre.  Au  con- 
traire, la  plupart  des  états  participant  à  la  contérence  ont  formulé 
des  réserves  sur  leur  attitude  relativement  aiix  questions  à  exami- 
ner. Dans  son  ensemble,  le  programme  soumis  au  conseil  d'état 
embrasse  les  propositions  déjà  votées  au  Reichstag  sur  l'initiative 
des  fractions  du  centre  et  des  conservateurs,  mais  qui  n'ont  pas 
encore  obtenu  la  sanction  du  Bundesrath.  C'est  la  moindre  partie 
du  minimum  des  revendications  du  parti  socialiste  sur  lesquelles 
le  Reichstag  a  déjà  délibéré.  M.  Liebknecht  n'en  déclare  pas  moins 
que  les  démocrates  socialistes  acceptent  le  programme  impérial 
pour  les  concessions  en  perspective,  quittes  à  exiger  davantage 
quand  ces  concessions  seront  laites.  Mieux  vaut  avancer  lentement 
que  de  compromettre  l'avenir  par  des  écarts  intempestifs.  Qui- 
conque suit  de  près  le  mouvement  socialiste  ne  peut  caresser  l'es- 
poir de  le  voir  enrayé  de  sitôt,  tout  en  applaudissant  aux  efforts 
du  jeune  empereur  pour  s'éclairer  sur  les  moyens  de  porter  re- 
mède au  mal  social.  Aussi  bien  n'attendons-nous  pas,  dès  mainte- 
nant, des  résultats  pratiques  importans  de  la  conférence  réunie  à 
Berlin.  Mais  il  était  bon  de  poser  la  question  des  mesures  protec- 
trices en  faveur  des  ouvriers  à  régler  par  voie  de  convention  interna- 
tionale entre  les  gouvernemens  intéressés,  alors  que  la  démocratie 
socialiste  invoque  de  son  côté  des  mesures  internationales  pour 
arriver  à  ses  fins.  Par  malheur,  la  loi  sur  l'assurance  contre  l'inva- 
lidité, qui  donne  droit  à  des  millions  d'hommes  à  une  rente  servie 
par  l'Etat,  ajoute  à  l'agitation  révolutionnaire  un  nouveau  lerment 
pour  développer  le  mécontentement  des  masses.  Si  M.  Liebknecht 
a  pu  dire,  lors  du  vote  des  premières  lois  ouvrières  :  «  Le  chancelier 
de  l'empire  croit  nous  tenir  par  ces  mesures,  quand  c'est  au  con- 
traire nous  qui  le  menons,  »  il  considérera  également  les  rescrits 
impériaux  comme  des  moyens  de  propagande  pour  sa  cause.  Pré- 
tention d'autant  plus  fondée  que  les  promoteurs  du  parti  ne  man- 
quent pas  d'exploiter  contre  les  autorités  au  pouvoir  les  menaces 
de  répression  dont  est  accompagnée  toute  concession  nouvelle. 
Rappelons,  en  terminant,  que,  le  matin  des  élections  pour  le  Reichs- 
tag, l'empereur  Guillaume  a  fait  battre  la  générale  pour  mettre  sur 
pied  toute  la  garnison  de  Berhn,  qu'il  a  conduite  ensuite  au  champ 
de  manœuvre  du  Tempelhof,  puis  ces  derniers  jours  encore  à  la 
clôture  de  la  diète  de  Brandebourg,  après  avoir  manifesté  le  désir 
de  soutenir  les  revendications  des  ouvriers  paisibles,  il  a  déclaré 
être  prêt  à  écraser  quiconque  serait  contre  lui  :  We?^  nicht  mil 
mir  ist,  zerschmettere  ich  ! 

Charles  Gkad. 


LE    JAPON 


L'ÉVEIL  D'UN  PEUPLE   ORIENTAL  A  LA   CIVILISATION 

EUROPÉENNE. 


Tlie  indiistrial  transition  in  Japan,  hy  Yeijiro  Ono,  Ph.  D.  (University  of  Michigan). 
American  Economie  Association,  january  1890. 

L'extrême  Orient  et  l'Occident  s'étudient  et  se  contemplent  de- 
puis vingt  ans.  Vont-ils  se  pénétrer  l'un  l'autre?  L'uniformité  des 
institutions,  des  lois,  des  mœurs,  des  méthodes  de  travail,  doit- 
elle  s'étendre  au  monde  entier?  Ces  Orientaux,  qui  nous  paraissent 
endormis  depuis  tant  de  siècles,  sont-ils  à  la  veille  de  nous  em- 
prunter nos  arts,  nos  procédés,  notre  structure  mentale?  Quels 
changemens,  quelles  douleurs  ou  quelles  jouissances,  en  résultera- 
t-il  pour  eux  et  aussi  pour  nous  ?  Gomment  en  seront  modifiées 
les  conditions  de  vie,  de  production  et  d'échange  de  l'Occident? 
L'inlatuation  européenne,  l'orgueil  démesuré,  les  aspirations  illimi- 
tées, les  exigences  chaque  jour  croissantes  des  «  civilisés,  »  comme 
les  appelait  dédaigneusement  Fourier,  trouveront-ils  dans  le  déve- 
loppement industriel  de  l'extrême  Orient  matière  à  triomphe  ou 
matière  à  regret?  Voilà  des  questions  qui  intéressent  la  curiosité 
et  aussi  la  politique.  Tous  les  rescrits  de  l'empereur  d'Allemagne 
et  tous  les  débats  des  pays  constitutionnels  deviennent  des  vétilles 
auprès  de  ce  grand  problème,  pour  l'équilibre  et  la  direction  du 
monde  :  la  Chine  et  le  Japon  vont-ils  se  faire  nos  concurrens  et  nos 
rivaux? 


634  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

C'est  la  Chine  surtout  qui  nous  intéresserait  :  sa  population  et  ses 
ressources  naturelles  peuvent  égaler  celles  de  l'Europe  entière, 
moins  la  Russie,  qui  est  un  monde  à  part.  Mais  la  Chine  aime  le 
silence  et  le  mystère  :  elle  ne  parle  que  de  temps  à  autre,  sur  un 
mode  ironique,  par  la  bouche  d'un  fin  lettré,  qui  habite  depuis  si 
longtemps  les  bords  de  la  Seine  qu'on  peut  se  demander  s'il  n'est 
pas  aussi  Parisien  que  Chinois. 

Le  Japon,  au  contraire,  réfléchit  tout  haut.  Non-seulement  il 
parle,  mais  il  écrit,  avec  un  accent  de  sincérité  profonde,  avec 
l'anxiété  de  la  recherche  et  du  doute.  Ces  Japonais,  dont  il  est  con- 
venu qu'ils  sont  légers  et  frivoles,  nous  livrent  des  études  que  le 
plus  méditatif  et  le  plus  érudlt  docteur  de  Leipzig  ou  de  Berlin  au- 
rait peine  à  égaler  en  profondeur,  et  dont  il  ne  saurait  en  aucun  cas 
atteindre  la  netteté.  Le  Japon  a-t-il  trouvé  définitivement  sa  voie, 
il  y  a  vingt-deux  ans,  en  1868,  quand  il  surprit  l'univers  par  cette 
soudaine  révolution  qui  abattit  le  pouvoir  usurpateur  du  shogoun, 
restaura  dans  tous  ses  droits  le  mikado,  détruisit  la  féodalité  et 
prit  à  la  fois  quelques-unes  des  lois  et  toutes  les  modes  extérieures 
des  Européens?  Cette  voie  nouvelle,  où  il  est  entré,  avec  la  préci- 
pitation des  peuples  en  révolte,  doit-il  y  persévérer?  Du  moins, 
par  quelles  étapes,  avec  quelles  précautions  convient-il  qu'il  y 
avance  désormais  ?  Pratiquement  ou  théoriquement,  tous  au  Japon 
aujourd'hui  se  posent  cette  question  qui  comporte  tant  d'aspects 
divers. 

Hommes  d'état  ou  publicistes  ont  la  conscience  de  la  gravité  et 
des  difficultés  du  problème.  L'année  1890  s'ouvre,  pour  eux, pleine 
de  perplexités.  Elle  va  inaugurer  un  nouveau  régime  politique, 
peut-être  aussi  un  nouveau  régime  économique.  Sous  la  pression 
des  chefs  impérialistes  qui  ont  gouverné  le  pays  de  1868  à  ce  jour, 
le  mikado  avait  solennellement  promis,  par  un  décret  impérial 
d'octobre  1881,  que  l'empire  serait  doté  d'un  parlement  en  1890. 
Les  lois  constitutionnelles  furent  promulguées  en  février  1889  :  le 
peuple  leur  souhaita  la  bienvenue  par  trois  jours  de  fête  où  la  ville 
de  Tokio,  l'ancienne  Yédo,  donna  le  spectacle  de  féeriques  réjouis- 
sances. Les  élections  sont  fixées  au  mois  de  novembre  prochain  : 
un  an  auparavant,  en  novembre  1889,  comme  pour  afïermir  la 
monarchie  au  moment  où  elle  va  affronter  cette  épreuve,  on  pro- 
clama solennellement  héritier  de  la  couronne  le  prince  impérial 
Harounomya,  fils  adoptit  de  l'empereur.  La  constitution  nouvelle 
ne  repose  pas,  à  proprement  parier,  sur  le  principe  populaire, 
puisque,  pour  être  électeur,  il  faut  posséder  environ  4,000  francs 
de  revenu.  Les  paiiis  politiques  n'ont  pas  attendu,  pour  se  former, 
que  le  parlement  fût  ouvert  ;  il  s'en  est  constitué  trois  :  le  parti' 


LE    JAPON.  635 

progressiste  qui  est  aux  affaires  depuis  la  révolution;  le  parti  libé- 
ral, dont  le  comité  directeur  a  été  dissous  et  qui  semble  surtout 
se  caractiz-riser  par  une  certaine  défiance  à  l'égard  des  étrangers; 
enfin  un  troisième  parti,  moins  bien  délimité,  qui  fait  principale- 
ment des  recrues  dans  la  jeunesse. 

Cette  transition  politique  se  complique  d'un  problème  écono- 
mique des  plus  ardus,  la  revision  des  traités  avec  les  nations  civi- 
lisées. Il  s'agit  pour  le  Japon  de  reconquérir  sa  liberté  judiciaire 
et  sa  liberté  économique;  mais  ces  biens,  il  les  devra  aclieterpar 
quelques  concessions  concernant  l'ouverture  du  pays  aux  'étran- 
gers. Cette  question  passionne  plus  les  Japonais  que  celle  de  la 
constitution.  Elle  a  déjà  provoqué  une  tentative  d'assassinat  poli- 
tique. Le  comte  Okouma,  ministre  des  affaires  étrangères  et  parti- 
san d'une  revision  des  traités  qui  ouvrirait  l'intérieur  du  pays  aux 
Européens,  fut  frappé  d'une  bombe  de  dynamite  par  un  fana- 
tique, lequel,  croyant  l'avoir  tué,  se  coupa  la  gorge  immédiate- 
ment. Le  comte  Gkouma  en  fut  quitte  pour  l'amputation  d'une 
jambe,  mais  ses  projets  ont  été  peut-être  aussi  atteints  que  lui  par 
la  bombe.  Le  ministère  en  est  devenu  indécis  et  chancelant. 

Pour  apprécier  les  difficultés  de  la  situation  actuelle  au  Japon, 
il  faut  s'élever  au-dessus  des  menus  incidens  de  la  politique  cou- 
rante. 11  convient  d'étudier  les  réformes  déjà  accomplies,  l'état  réel 
du  peuple,  les  transformations  qu'il  a  subies  et  celles  qui  se  prépa- 
rent, soit  par  les  intentions  du  gouvernement,  soit  par  la  force 
des  choses. 

Nous  avons  pour  cet  examen  un  guide  précieux,  un  Japonais 
dont  l'éducation  s'est  complétée  aux  États-Unis,  M.  Yeijiro  Ono, 
docteur  en  philosophie  de  l'université  de  Micliigan.  Dans  un  tra- 
vail étendu,  plein  de  faits  et  de  pensées.  Vie  Industrial  Transition 
in  Japan,  M.  Yeijiro  Ono  décrit  la  situation  actuelle  des  classes 
rurales  et  industrielles  dans  son  pays,  l'état  de  l'agriculture,  des 
■manufactures  et  des  moyens  de  transport;  puis,  avec  toute  la 
science  d'un  véritable  scholar,  versé  profondément  dans  l'histoire 
•économique,  il  déduit  les  lois  du  développement  industriel,  il  fait 
l'apphcation  de  ces  lois  à  son  pays;  il  indique  les  écueils  à  éviter, 
les  réformes  à  accomplir.  On  serait  étonné  de  l'érudition  de  l'au- 
teur, si  l'on  ne  connaissait  l'esprit  de  Y  American  Economie  associa- 
tion qui  a  édité  cet  important  travail  :  toutes  les  pubhcations  de 
cette  Société,  fondée  il  y  a  une  demi-douzaine  d'années,  se  signa- 
lent à  la  fois  par  la  solidité  des  connaissances  doctrinales  et  par 
l'étendue  des  investigations  historiques.  M.  Yeijiro  Ono  déclare 
qu'il  est  -très  redevable  à  deux  professeurs  de  l'université  de 
Michigan,  MM.  Henry  C.  Adam  et  Frederick  C.  Hicks,  ainsi  qu'au 


636  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

professeur  K.  Mitsukuri,  de  l'université  impériale  du  Japon,  pour 
diverses  informations  ou  suggestions.  Son  livre  offre  un  intérêt 
sans  égal,  non-seulement  par  un  exposé  exact  de  l'état  intime  du 
Japon  et  par  des  conseils  judicieux  pour  la  solution  des  difficultés 
présentes  ou  piochaines,  mais  surtout  par  la  révélation  des  impres- 
sions et  des  anxiétés  d'une  âme  d'extrême  Orient,  eût-elle  été  pen- 
dant plusieurs  années  imprégnée  des  enseignemens  des  États-Unis, 
devant  l'imminence  de  l'introduction  en  Asie  de  la  civilisation  occi- 
dentale. Les  hésitations  et  les  craintes  d'un  Japonais,  hôte  et  élève 
de  l'Amérique  du  Nord,  nous  feront  mieux  comprendre  les  appré- 
hensions et  les  répugnances  des  Chinois  à  adopter  ce  que  nous 
appelons  si  fièrement  nos  progrès. 

I. 

En  lisant  l'ouvrage  de  M.  Yeijiro  Ono,  avec  l'attention  que  méri- 
tent et  le  sujet  et  l'auteur,  on  est  frappé  à  la  fois  du  sens  historique 
et  de  la  faculté  d'abstraction  de  l'écrivain  oriental.  Le  Japon, 
d'après  lui,  traverse  une  pha!«e  analogue  à  celle  qu'a  parcourue 
l'Occident  de  l'Europe,  particulièrement  l'Angleterre,  au  xviii'^  siè- 
cle. Pour  justifier  cette  conception,  il  s'étend  en  rapprochemens 
ingénieux.  Fort  au  courant  de  la  littérature  économique,  il  cite  Ar- 
thur Young,  Quesnay,  d'autres  encore.  A  ce  dernier,  il  donne  le 
rang  d'un  homme  d'état.  La  tâche  qui  s'impose  au  Japon,  écrit-il, 
c'est,  au  point  de  vue  législatif  et  administratif,  de  réaliser  les  ré- 
formes des  gTdinds  states?nen  du  xvm®  siècle  ou  du  commencement 
du  xix%  Walpole,  Quesnay,  Turgot  et  Stein  ;  c'est  aussi,  au  point 
de  vue  économique,  œuvre  infiniment  plus  dangereuse,  de  préci- 
piter dans  le  cours  de  quelques  années  l'introduction  des  machines, 
qui  a  exigé  en  Europe,  depuis  le  premier  métier  à  filer  d'Ark- 
wright  en  1771,  notablement  plus  d'un  siècle.  Enfin,  le  troisième 
terme  du  problème^  c'est  l'évolution  morale  :  un  nouvel  idéal  de 
vie  a  été  conçu,  et  chaque  jour,  quoique  inconsciemment,  il  se  déve- 
loppe au  fond  du  cœur  de  la  nation.  Fréquemment,  M.  Yeijiro  Ono 
revient  à  cette  observation  :  la  transition  industrielle  va  néces- 
siter une  révolution  dans  l'éthique  sociale,  un  nouveau  code  de 
l'éthique. 

La  transformation  accomplie  si  rapidement  au  Japon  n'est  en- 
core qu'une  ébauche  ;  elle  n'a  presque  qu'un  caractère  politique. 
Le  régime  féodal  a  été  détruit;  mais  il  n'est  pas  remplacé.  Les  lois 
politiques  récentes  ne  peuvent  se  soutenir  sans  industrie;  c'est 
seulement  parmi  les  peuples  industriels,  dit  notre  auteur  avec  une 
légère  exagération,  oubliant  les  anciens  petits  cantons  suisses,  que 


LE    JAPON.  637 

peuvent  fonctionner  les  institutions  libres;  c'est  l'industrie  qui  a 
développé  le  principe  de  l'individualisme.  En  vain,  sont  ouvertes 
30,000  écoles  chez  un  peuple  qui  a  toujours  eu  de  la  curiosité  et 
le  goût  de  s'instruire  ;  en  vain  l'on  a  construit  quelques  chemins 
de  fer  et  quelques  filatures,  la  force  qui  domine  la  société  japo- 
naise est  encore  la  force  féodale  et  anticommerciale. 

Les  régimes  sociaux  s'offrent,  dans  le  même  ordre  de  succession 
et  avec  des  traits  identiques,  chez  des  nations  qui  n'ont  eu  entre 
elles  aucun  rapport.  De  tous  ces  régimes,  celui  qui  a  été  le  plus 
universel  et  dont  on  retrouve  partout  le  plus  de  traces,  c'est  le 
régime  féodal.  M.  Yeijiro  Ono  nous  le  décrit  tel  qu'il  a  subsisté  au 
Japon  jusqu'à  la  révolution  de  1868.  Jetons  à  sa  suite  un  coup 
d'oeil  sur  le  pays  et  sur  la  population. 

L'empire  japonais  se  compose  d'une  très  grande  île  oblongue,  au 
climat  tempéré,  appelée  Hondo,  qui  forme  le  centre  de  l'archipel, 
d'une  autre  île  septentrionale,  assez  vaste,  de  forme  presque  car- 
rée et  de  climat  hyperboréen,  Yéso,  de  deux  îles  méridionales 
de  moyenne  étendue,  Shikoku  et  Kiushiii,  situées  la  première  en  face 
de  la  partie  sud  de  Hondo  et  formant  avec  elle  une  sorte  de  mer 
intérieure,  la  seconde  au-dessous  de  Hondo,  enfin  d'un  très  grand 
nombre  d'îles  minuscules  éparses,  à  proximité  des  côtes  des  îles 
principales.  Le  développement  de  ces  côtes  est  énorme  ;  aucune 
autre  contrée  civilisée  n'en  présente  un  semblable.  La  Grande-Bre- 
tagne, dans  sa  partie  centrale  et  méridionale,  est  beaucoup  plus 
massive.  Ce  sont  là  des  conditions  très  propices  à  l'essor  de  la  po- 
pulation, du  commerce  et  des  arts.  Le  seul  obstacle  est  que  la 
grande  île  de  Hondo  se  trouve  coupée  dans  toute  sa  longueur  par 
une  chaîne  de  montagnes  qui,  sur  un  assez  long  parcours,  offre 
une  certaine  élévation.  C'est  un  léger  inconvénient  au  milieu  de 
tant  d'avantages.  Si  le  Japon  avait  la  bonne  fortune  de  posséder, 
comme  la  Grande-Bretagne,  des  mines  de  houille  et  de  métaux,  — 
et  nous  verrons  qu'il  n'en  semble  pas  dépourvu,  —  on  lui  pourrait 
prédire  un  avenir  industriel  et  maritime  assuré. 

La  côte  orientale  du  Japon,  celle  sur  le  Pacifique,  est  exposée  à 
l'action  bienfaisante  des  courans  tropicaux;  la  côte  occidentale,  au 
contraire,  est  soumise  au  courant  arctique,  qui  y  produit  des  orages 
et  des  tempêtes.  Toute  la  partie  du  sud  est  découpée  par  d'innom- 
brables baies,  qui  servent  d'abri  aux  pêcheurs  et  aux  mariniers  ; 
puis  une  véritable  mer  intérieure,  avec  les  précieux  avantages  de 
cette  disposition  topographique,  est  formée  par  les  deux  îles 
moyennes  méridionales,  Shikoku  et  Kiushiu,  avec  le  sud  de  l'île 
principale  Hondo.  On  a  fait  beaucoup  de  recherches  sur  les  origines 
du  peuple  japonais.  On  admet  qu'une  conquête  fut  effectuée  par 


638  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  Aïnos,  qui  descendirent  du  nord  du  continent  asiatique  par  ks 
îles  Saghalien.  Ces  Aïnos,  restés  barbares,  sont  aujourd'hui  relé- 
gués dans  la  grande  île  du  nord,  Yéso,  qui  n'a  qu'une  population 
très  clairsemée.  Ceux  qui  s'établirent  dans  le  sud  eurent  à  lutter 
contre  des  tribus  d'une  nature  plus  fine  et  plus  apte  à  la  civilisa- 
tion. Sur  la  côte  orientale,  sur  la  mer  intérieure  que  nous  avons 
décrite,  grâce  aux  précieux  avantages  du  climat  et  de  la  topogra- 
phie, la  population  devint  dense,  des  villes  se  fondèrent  et  prirent 
une  importance  considérable. 

La  lutte  contre  les  Aïnos  envahisseurs,  et  pendant  plusieurs  siè- 
cles maîtres  du  pays,  semble  d'après  M.  Yeijiro  Ono  avoir  déve- 
loppé la  conscience  nationale  et  uni  des  groupes  d'hommes  jusque-là 
isolés.  Osaka,  sur  la  mer  intérieure,  devint  vers  le  commencement 
de  notre  moyen  âge  le  principal  centre  du  commerce  à  la  fois  ma- 
ritime et  terrestre;  la  cour  impériale  se  tenait  à  Kioto,quise  trouve 
à  proximité,  mais  dans  les  terres.  Après  des  séries  de  guerres,  qui 
durèrent  des  siècles,  les  barbares  Aïnos  furent  repoussés  dans  l'île 
du  nord.  Due  fois  affranchi,  le  Japon  tomba  dans  le  morcellement 
administratif",  malgré  l'unité  politique  qu'y  maintint  le  shogoun  (taï- 
koun),  lieutenant  de  l'empereur,  ayant  usurpé  les  pouvoirs  réels, 
mais  non  le  titre  et  la  dignité  de  son  maître,  et  transmettant  héré- 
ditairement pendant  deux  siècles  et  demi  à  sa  famille  cette  usur- 
pation. C'est  un  spectacle  étrange  qu'une  usurpation  héréditaire 
qui,  pendant  un  si  long  cours  de  temps,  ne  se  transforme  pas  en 
légitimité  et  laisse  subsister  le  souverain  nominal.  Politique  singu- 
lièrement avisé,  lyeyasu,  fondateur  de  la  famille  Tokugawa,  qui  a 
possédé  le  shogounat  ou  taïkounat  depuis  la  fm  du  xvi*'  siècle  jus- 
qu'à la  révolution  de  1868,  avait  établi  le  siège  de  son  pouvoir  à 
Tokio,  autrefois  appelé  Yédo,  situé  sur  la  côte  orientale,  au  fond 
d'un  golfe,  et  à  peu  près  au  milieu  de  l'île  principale.  C'était  un 
simple  hameau  dans  un  château  féodal  :  la  famille  Tokugawa  trans- 
forma le  château-fort  en  palais,  et  à  la  longue  le  hameau,  qui  de- 
vint le  rendez-vous  de  toute  la  classe  militaire,  en  une  ville  de 
500,000  habitans  à  la  fin  du  xvii*^  siècle.  11  prit  toutes  les  précau- 
tions pour  assurer  son  pouvoir  contre  toute  révolte. 

Les  grands  feudataii-es  des  provinces,  au  nombre  de  268,  étaient 
attachés  au  shogoun,  soit  par  des  hens  de  parenté,  soit  tout  au 
moins  par  la  crainte.  La  famille  Tokugawa  s'arrangeait  pour  que 
jamais  deux  chefs  de  provinces  voisines  n'eussent  l'un  pour  l'autre 
des  sentimens  d'amitié.  Tous  les  seigneurs  féodaux  étaient  tenus 
de  laisser  comme  otages  une  partie  de  leur  famille  dans  la  métro- 
pole, Tokio,  résidence  du  shogoun,  et  ils  devaient  s'y  rendre  eux- 
mêmes  avec  une  suite  brillante,  une  année  sur  deux,  pour  payer 


LE   JAPON.  639 

leur  tribut  d'hommage  à  sa  hautesse  [Ih's  Ilinhnean).  En  dehors 
de  ces  gages  et  de  ces  marques  d'obéissance,  chaque  seigneur 
de  province  jouissait,  au  point  de  vue  administratif,  judiciaire,  mi- 
litaire et  financier,  d'une  complète  indépendance.  Tout  comme  ses 
confrères  du  plus  lointain  Occident,  le  seigneur  féodal  au  Japon 
vivait  dans  un  château-fort,  entouré  de  hauts  remparts  de  terre, 
flanqué  de  tours,  défendu  en  avant  par  de  profonds  fossés.  Atte- 
nant au  château  vivaient  les  principaux  tenanciers  [retainers)  qui, 
en  temps  de  paix,  remplissaient  les  divers  offices  civils.  La  partie 
de  la  ville  qu'ils  habitaient  était  enserrée  de  portes  massives  et  nul 
n'y  entrait  sans  un  permis  spécial.  En  dehors  des  portes  s'étendait 
le  marché  fréquenté  par  toutes  sortes  de  marchands  et  d'artisans. 
L'ensemble  de  la  cité  était  entouré  de  fortifications,  et  tout  étranger 
qui  y  pénétrait  se  trouvait  soumis  à  une  attentive  surveillance. 

Dans  cette  organisation  toure  militaire,  aucune  force  économique 
ne  pouvait  se  développer  en  liberté  et  produire  ses  naturels  effets. 
Les  routes,  sauf  quelques-unes  qui  conduisaient  à  Tokio,  étaient 
dans  le  plus  déplorable  état.  Le  peu  de  commerce  qui  existait  entre 
les  différentes  provinces  offrait  plutôt  le  caractère  du  commerce 
étranger  que  du  commerce  intérieur,  entravé  qu'il  était  par  des 
péages  et  des  barrières  de  toutes  sortes.  La  migration  ou  le  chan- 
gement de  domicile,  ce  trait  si  caractéristique  de  la  moderne  so- 
ciété occidentale,  ne  pouvait  se  produire.  La  cellule  de  la  société 
était  la  famille  plutôt  que  l'individu,  la  propriété  était  familiale  et 
dirigée  par  le  chef  de  famille.  Pour  s'étabhr  dans  une  autre  localité 
que  celle  de  sr>n  origine,  il  n'y  avait  guère  d'autre  procédé  que  l'en- 
trée par  adoption  dans  une  famille  dudit  lieu.  Si,  par  accident  ou 
par  goût  d'aventure,  on  se  trouvait  au-delà  des  limites  de  sa 
propre  province,  on  était  exposé  au  soupçon,  même  à  la  haine,  et 
sans  sécurité  pour  sa  vie  ou  ses  biens.  La  noblesse,  dont  le  droit 
de  propriété  reposait  sur  le  germent  d'allégeance  au  suzerain  féo- 
dal, remplissait  avec  orgueil  le  rôle  de  détenseur  de  la  société, 
pendant  que  la  classe  commerçante  et  la  classe  qui  cultivait  le  sol 
n'avaient  aucune  autre  ambition  que  celle  de  réussir  dans  le  cercle 
étroit  des  travaux  et  des  devoirs  qui  formaient  le  cadre  de  leur 
tranquille  existence.  La  multiplicité  des  dialectes,  les  provincia- 
lismes,  toutes  les  coutumes  particulières  qui  marquent  une  société 
localisée,  foisonnaient  au  Japon  et  en  faisaient  comme  une  bigar- 
rure. 

La  description  de  M.  Yeijiro  Ono  nous  montre  un  Japon  fort 
semblable  à  notre  moyen  âge.  Cependant,  malgré  toutes  ces  con- 
traintes extérieures,  la  société  n'était  pas  complètement  cristalli- 
sée :  notre  auteur  explique  avec  clarté   les   causes  qui,   dans  le 


640  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lointain  Orient,  comme  dans  notre  Europe,  devaient  à  la  longue 
faire  éclater  le  régime  féodal.  La  population  se  développait  rapide- 
ment dans  les  provinces  situées  sur  la  mer.  On  y  trouvait  deux 
industries,  la  pêche  et  la  navigation,  qui  variaient  les  travaux, 
étendaient  l'horizon,  développaient  la  richesse.  Des  ports  s'y  ton- 
daient, l'agriculture  environnante  était  plus  perfectionnée  et  plus 
prospère,  la  division  du  travail  s'y  trouvait  poussée  plus  loin.  Sur 
cette  mer  intérieure  principalement  que  forment,  avec  le  sud  de  la 
grande  île  Hondo,  les  deux  îles  méridionales  de  Shikoku  et  de 
Kiushiu,  les  agglomérations  se  pressaient. 

Les  provinces  qui  avoisinaient  les  grandes  routes  conduisant 
à  Yédo  ou  Tokio  profitaient,  d'autre  part,  du  passage  inces- 
sant des  grands  feudataires,  avec  leur  innombrable  suite,  allant, 
une  année  sur  deux,  rendre  leurs  hommages  au  shogoun.  Ces  pé- 
régrinations officielles  et  régulières  jouaient  un  rôle  important  dans 
la  distribution  de  la  richesse  et  de  la  population  du  Japon  féodal. 
Le  médecin  d'une  ambassade  hollandaise,  Engelbertus  Kempfer, 
qui  fit  deux  voyages  en  1691  et  1695,  de  Yédo  (Tokio)  le  long  de  la 
côte  orientale,  s'émerveillait  de  la  fréquentation  des  voies  publi- 
ques. «  Je  puis  assurer  comme  témoin  oculaire,  écrit-il,  que  la  prin- 
cipale de  ces  routes  sur  laquelle  je  me  suis  trouvé  à  quatre  reprises 
est,  à  certains  jours,  plus  encombrée  de  monde  que  les  rues  de  la 
plus  populeuse  ville  de  TEurope.  »  Un  passage  de  la  description  de 
ce  Hollandais  de  la  fin  du  xvii°  siècle  mérite  d'être  reproduit  : 
«  Le  train  de  quelques-uns  des  premiers  princes  de  TEmpire  rem- 
plit la  route  pendant  plusieurs  jours.  Quoique  nous  voyagions 
nous-mêmes  d'un  pas  accéléré,  nous  étions  souvent  atteints  par 
les  bagages  et  l'avant-garde,  constituée  des  serviteurs  et  des  offi- 
ciers inférieurs,  qui  défilaient  devant  nous  pendant  deux  jours,  en 
diverses  troupes  et  en  ordre  admirable  ;  puis  le  troisième  jour 
nous  étions  rejoints  par  le  prince  lui-même  avec  une  cour  nom- 
breuse. La  suite  d'un  des  chefs  daïmios,  comme  on  les  appelle, 
est  évaluée  à  vingt  mille  hommes  environ,  celle  d'un  sjomio  à  dix 
mille,  celle  d'un  gouverneur  de  ville  impériale  ou  de  terres  de  la 
couronne  à  une  ou  plusieurs  centaines  d'hommes,  suivant  leur 
rang  et  leurs  revenus  respectifs.  » 

Les  seigneurs  des  princi[)ales  provinces  agrandissaient  et  or- 
naient leur  château-fort,  qui  tendait  à  devenir  un  palais.  Sous  ses 
murs,  la  cité  se  remplissait  d'artisans  et  de  manufactures  ;  les  arts 
élégans  qui  ont  fait  en  Europe  la  renommée  du  Japon  doivent  leur 
origine  au  goût  raffiné  de  la  société  féodale.  C'est  une  des  méprises 
de  la  plupart  des  économistes,  et  il  est  regrettable  qu'ils  s'y  entê- 
tent, de  méconnaître  le  rôle  éminemment  civilisateur  du  luxe.  Une 


LE    JAPON. 


Qhi 


société  policée  n'a  pu  se  constituer  et  les  arts  et  métiers  se  perfec- 
tionner et  se  varier  que  dans  les  pays  où  le  luxe  est  éclos,  soit  pour 
les  temples  et  le  culte,  soit  pour  des  chefs  riches  et  curieux  des 
objets  rares.  Si  le  centre  de  l'Afrique  reste  voué  à  une  barbarie 
toute  primitive  et  stationnaire,  c'est  en  partie  que  ni  le  culte  ni 
les  goûts  des  chefs  n'y  ont  suscité  les  métiers  qui  entretiennent 
le  luxe. 

Ainsi  des  germes  se  multipliaient  au  Japon  de  dissolution  de 
la  société  féodale,  sur  les  côtes,  dans  les  villes  maritimes,  le  long 
des  sept  grandes  routes,  sous  les  murs  mêmes  des  châteaux  féo- 
daux des  principaux  chefs.  Les  provinces  étaient  soumises  au  sort 
le  plus  inégal  ;  la  taxe  foncière,  principale  ressource  des  pouvoirs 
publics  à  tous  les  degrés,  absorbait  parfois  70  pour  100  du  produit 
de  la  terre  et  tombait  rarement  au-dessous  de  30.  La  condition  des 
paysans  était  misérable  et  précaire,  quoiqu'un  pouvoir,  plus  pater- 
nel parfois,  dans  sa  sévérité,  que  notre  inflexible  bureaucratie,  fît 
des  remises  de  taxes  en  cas  de  disette  et  quelquefois  s'approvision- 
nât de  grains  pour  parer  à  l'insuffisance  des  voies  de  transport. 
Les  monnaies  variaient  d'une  province  à  l'autre  et  aussi  la  mon- 
naie de  papier,  que  les  Orientaux,  Japonais  et  Chinois,  connurent 
bien  avant  les  Européens.  Lors  de  la  chute  de  la  féodalité,  en 
1868,  il  y  avait  en  circulation  29  sortes  de  papier-monnaie  et 
^9  types  de  monnaie  métallique,  dont  23  en  or,  19  en  argent, 
5  en  cuivre  et  2  en  fer.  Les  salaires  variaient  dans  d'énormes  pro- 
portions d'une  province  à  l'autre,  étant  souvent  dans  une  localité 
la  moitié  ou  le  tiers  du  taux  usité  dans  la  voisine. 

Telle  était  la  société  où  a  éclaté  la  révolution  de  1868,  dé- 
truisant le  grand  chef  féodal,  le  shogoun,  restaurant  l'empereur, 
le  mikado,  établissant  au  moins  nominalement  la  centrahsation  et 
abolissant,  sauf  des  titres  honorifiques,  toute  différence  de  rang. 
Notre  révolution  de  1789,  préparée  par  plusieurs  siècles  d'admi- 
nistration centralisée  et  de  vie  intellectuelle  intense,  n'est  qu'un 
jeu  auprès  de  celle  du  Japon  ;  et  cependant,  en  ce  dernier  pays,  à 
la  transformation  politique  se  joint  une  révolution  économique  qui 
doit,  dans  quelques  années,  doter  le  Japon  de  tout  l'outillage  mé- 
canique qu'il  a  fallu  plus  d'un  siècle  pour  constituer  en  Occident. 

Quelques-uns  des  chefs  des  provinces  du  sud-ouest,  au  risque 
de  leur  vie,  prêtèrent  serment  de  fidélité  au  mikado  oublié  dans  sa 
résidence  de  Kioto,  et  partant  en  guerre  contre  le  shogoun,  dé- 
truisirent l'usurpation  de  la  famille  Tokugawa  et  rétablirent  l'em- 
pereur dans  tous  ses  pouvoirs.  C'est  la  restauration  du  souve- 
rain légitime  qui  a  mis  fin  à  la  féodalité.  Que  la  féodalité  soit 
morte  en  tant  qu'organisme  gouvernemental,  cela  est  certain  ;  mais 

TOME   XGVIII.    —    1890.  /fi 


Qll'2  EEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  se  survit  en  quelque  sorte  par  les  mœurs,  par  l'état  d'esprit. 
L'autonomie  des  provinces  n'existe  plus;  les  droits  féodaux  sont 
abolis;  la  classe  féodale,  sans  avoir  été  l'objet  d'aucune  violence  ou 
cruauté,  a  perdu  toute  force.  En  1872,  les  grands  feudataircs  ont 
été  appelés  à  Tokio  et  astreints  à  y  vi\Te  comme  une  classe  de 
simples  nobles.  Les  conseillers  du  mikado  imitaient  ainsi  Louis  XIV; 
ils  transformaient  des  seigneurs  locaux  en  des  courtisans.  On  ne 
les  dépouilla  pas  de  leurs  biens,  mais  on  convertit  ceux-ci  :  les 
grands  domaines  seigneuriaux  ou  les  droits  et  redevances  fondés 
sur  la  terre  furent  transformés  en  des  obligations  à  terme  [fenni- 
nable  honch)  émises  par  le  gouvernement.  La  destinée  de  la  plus 
grande  partie  de  cette  classe  féodale  inspire  la  pitié.  C'était,  nous 
dit  M.  Yeijiro  Ono,  en  tant  que  classe  dirigeante,  une  catégorie 
d'hommes  tout  à  fait  accomplis,  ayant  le  sens  raffiné  du  devoir  et 
de  l'honneur  ;  mais  leur  éducation  et  leur  vie  les  avaient  préparés  à 
l'insouciance,  à  la  prodigalité,  même  à  l'extravagance.  N'ayant  plus 
pour  fortune  que  des  obligations  portant  intérêt,  beaucoup  la  gas- 
pillèrent par  légèreté  ou  furent  v'ctimes  de  rusés  marchands.  On 
citait  dernir'rement  l'un  des  principaux  daïmio?.  qui,  prenant  phi- 
losophiquement parti  de  sa  nouvelle  pauvreté,  vend  des  légumes 
dans  les  rues  de  Tokio.  Les  demeures  féodales  qui  ornaient  les 
anciennes  capitales  de  pro'snnces  ou  de  districts  ont  été  souvent 
détruites  et  remplacées  par  des  plantations  de  thés  ou  de  mûriers. 
En  même  temps  que  s'abaissait  ainsi  la  classe  des  anciens  grands 
feudataires,  les  villes  que  leur  résidence  animait  autrefois  tombaient 
en  décadence.  Quelques-unes  furent  prises  pour  sièges  des  nou- 
veaux gouvernemens  locaux  et  s'ajustèrent  sans  trop  de  souffrances 
ni  de  peines  au  nouveau  régime  ;  quelques  autres  furent  sauvées 
par  l'excellence  de  leur  situation.  Mais  un  grand  nombre  de  ces 
cités  féodales  [ca^lle-toivrni),  sinon  la  plupart,  s'étiolèrent  avec  une 
rapidité  dont  l'Europe,  aux  changemens  graduels,  ne  nous  offre 
aucun  exemple.  Les  statistiques  de  la  population  de  1879  à  1886 
témoignent  de  ce  dépérissement  de  beaucoup  de  villes.  Les  grandes 
cités  commerçantes  et  surtout  les  ports,  à  l'exception  de  Kioto, 
l'ancienne  capitale  abandonnée  du  mikado,  et  de  Kanazawa,  virent 
considérablement  s'accroître  le  nombre  de  leurs  habitans.  La  po- 
pulation de  Tokio,  la  capitale  régulière  du  Japon  nouveau,  de 
même  qu'elle  avait  été  celle  du  shogoun  ou  taïkoun,  passa  de 
799,000  âmes  à  1,121,000;  Osaka,  de  287,000  à  361,000;  Kobe 
ou  Hiogo,  chétive  bourgade  naguère,  s'éleva  de  13,000  âmes  à 
80,000.  Mais,  comme  contre-partie  à  ce  prodigieux  développe- 
ment, Kioto  tomba  en  sept  années  de  331,000  âmes  à  245,000. 
Sur  3Zi  villes  plus  obscures,  comptant  au  temps  récent  de  la  féo- 
dalité de  20,000  à  40,000  habitans,  17,  soit  la  moitié,  sont  en  dé- 


LE   JAPON.  6/l3 

din  marqué  et  certaines  perdent  jusqu'à  20,000  âmes.  Trait  carac- 
téristique, qui  ne  se  voit  plus  en  Europe,  la  population  quitte  les 
villes  pour  les  campagnes.  Sur  un  ensemble  de  38  millions  d'âmes 
en  188(5  pour  tout  le  Japon,  3,52^,000  seulement,  moins  de 
10  pour  100,  habitent  les  villes  de  plus  de  20,000  âmes.  M.  Yei- 
jiro  Ono  rapproche  cette  distribution  de  celle  des  États-Unis  et  de 
l'Angleterre,  où  25  pour  100  de  la  population,  pour  les  premiers, 
et  60  pour  100,  pour  la  seconde,  habitent  les  villes.  Le  Japon  est 
donc  aujourd'hui  une  contrée  purement  agricole. 

On  prétend  que  la  population  s'y  est  beaucoup  accrue  depuis 
le  commencement  du  siècle.  En  rassemblant  les  registres  des  pro- 
vinces, on  trouve  qu'en  1815,  en  pleine  féodalité,  la  nation  japo- 
naise ne  comptait  que  25,020,000  âmes.  Des  reccnsemens  faits  à 
la  moderne  chaque  année  depuis  1872  lui  ont  découvert  un  chiffre 
d'habitans  beaucoup  plus  considérable  :  33,600,000  en  1876  et 
plus  de  39  millions  en  1886.  On  est  peut-être  en  droit  de  n'accor- 
der qu'une  confiance  restreinte  à  ces  dénombremens  dont  les 
écarts  sont  trop  sensibles  pour  s'expliquer  sans  l'intervention  de 
quelques  erreurs.  M.  Yeijiro  Ono  admet  que  la  population  dans  ces 
dernières  années  augmente  de  360,000  âmes  environ  par  an. 

Comme  la  superficie  des  quatre  grandes  îles  et  des  milliers 
d'îlots  qui  composent  le  Japon  ne  paraît  pas  atteindre  380,000  kilo- 
mètres carrés  (la  Grande-Bretagne  et  l'Irlande  en  comptent  31/i,000 
et  la  France  528,000),  on  a  une  moyenne  de  plus  de  100  habitans 
par  kilomètre  carré,  soit  de  àO  pour  100  s-aipérieure  à  la  densité 
moyenne  de  la  population  française  et  l'équivalent  approximatif  de 
la  densité  de  la  population  italienne.  Cette  forte  population  du  Japon 
est  d'autant  plus  remarquable  que  la  grande  île  septentrionale, 
la  seconde  en  étendue  et  la  plus  massive  de  l'archipel,  Yéso  ou 
Hokkaido,  n'a  pas  5  habitans  par  mille  carré,  environ  2  habitans  par 
kilomètre  carré.  Toute  la  partie  septentrionale  de  la  principale  île, 
Hondo,  ne  possède  aussi  qu'une  population  assez  disséminée,  moins 
de  100  habitans  par  mille  carré,  ou  de  liO  par  kilomètre  carré.  11  faut 
donc  que  la  population  foisonne  dans  certaines  parties  de  l'archipel  ; 
et,  de  fait,  dans  diverses  provinces,  qui  ne  contiennent  pas  de  grandes 
villes  commerciales,  on  compte  plus  de  500  habitans  par  mille  ou 
de  200  par  kilomètre  carré.  Cependant,  le  Japon,  jusqu'ici  du 
moins,  n'a  pas,  pour  entretenir  sa  population,  les  ressources  d'un 
riche  sous-sol  en  exploitation  comme  celui  de  la  Belgique  ou  du 
nord  de  l'Angleterre,  non  plus  que  les  débouchés  d'un  vaste  com- 
merce international.  Il  faut  donc  ou  que  le  sol  japonais  soit  très 
productif,  ou  que  la  population  japonaise  ait  beaucoup  de  sobriété: 
l'une  et  l'autre  conditions  contribuent  à  cette  densité  delà  popula- 
tion de  l'archipel. 


6 M  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Elle  est,  disions-nous,  presque  toute  agricole  :  d'après  le  recen- 
sement de  1876,  que  cite  M.  Yeijiro  Ono,  le  nombre  des  adultes 
engagés  dans  la  production  était  évalué  à  19,010,000,  dont 
li,870,000  agriculteurs  (^?/-wm«),  701,000  artisans,  1,309, OOOmar- 
chands  ou  commerçans  et  2,129,000  hommes  adonnés  à  des  pro- 
fessions diverses.  La  classe  des  nobles,  qui  est  encore  reconnue  par 
la  loi,  quoique  sans  privilège  politique  ou  économique,  comprenait 
/|2^,326  ménages  en  1886  [numbered  424,326  househoîds).  Il  est 
temps  d'examiner  ce  qu'est  cette  agriculture  qui  miraculeusement, 
sans  le  secours  des  machines,  ni  presque  du  commerce,  fait  vivre 
tant  de  gens  sur  un  si  étroit  territoire. 


II. 


Les  campagnes  japonaises  sont  en  train  de  s'émanciper  du 
régime  féodal  (1).  Celui-ci  a  été  détruit  en  1868;  mais  ce  n'est 
pas  en  une  génération  que  les  mœurs  se  transforment,  que 
les  esprits  s'ouvrent  et  que  les  méthodes  se  succèdent.  L'écri- 
vain japonais  n'a  pas  pour  l'agriculture  de  son  pays  l'admi- 
ration et  la  tendresse  que  manifestent  à  l'endroit  de  la  leur, 
quand  ils  daignent  nous  communiquer  leurs  impressions,  les  Chi- 
nois. Le  paysan  n'est  encore  émancipé  que  par  la  loi,  non  par  l'es- 
prit :  «  le  paysan  est  stupide,  »  cette  dure  sentence  revient  fréquem- 
ment sous  la  plume  de  M.  Yeijiro  Ono.  Dans  certaines  provinces,  les 
trois  quarts  des  terres  sont  des  terres  publiques  et  restent  incultes  ; 
l'agriculture  japonaise  offre  le  type  le  plus  extrême  de  la  petite 
exploitation,  sjnall  farming-  et  l'auteur,  impressionné  par  les 
États-Unis  et  l'Angleterre,  apprécie  surtout  l'agriculture  scienti- 
fique et  industrielle  et,  sinon  les  énormes,  du  moins  les  grandes 
fermes.  Peut-être  oublie-t-il  trop  que,  sans  parler  des  merveilles 
problématiques  de  la  culture  chinoise,  la  petite  exploitation,  même 
sans  la  petite  propriété,  arrive  dans  les  Flandres  à  des  résultats 
prodigieux  que  M.  Emile  de  Laveleye  a  décrits  dans  son  Rapport 
mr  V agriculture  belge.  L'auteur  japonais  considère  le  système  des 
petites  exploitations  comme  transitoire  et  aspire  à  sa  transforma- 
tion. 11  nous  déclare  que  le  blé  japonais  est  le  plus  mauvais  blé  du 
monde.  Il  ajoute  qu'on  croit  généralement  que  la  productivité  du 
sol  a  diminué  depuis  le  x®  siècle.  On  ne  saurait  vraiment  lui  re- 
procher de  trop  vanter  son  pays. 

La  terre  se  trouvait  soumise,  il  y  a  moins  d'un  quart  de  siècle 


(1)  Voir,  à  ce  sujet,  les  études  que  M.  George  Bousquet  a  publiées  dans  la  Revue 
de  1874  à  1878. 


LE    JAPOX.  645 

encore,  au  régime  féodal  :  quantité  énorme  de  terres  publiques, 
propriété  familiale  assujettie  à  des  redevances  diverses,  tenure  in- 
certaine et  précaire,  poids  écrasant  des  impôts  ou  charges  diverses. 
Le  gouvernement  s'est  préoccupé  de  constituer  la  propriété  privée 
à  la  mode  occidentale,  d'uniformiser,  et,  quand  il  le  pouvait,  d'al- 
léger la  taxation.  Une  loi  de  réforme  de  la  taxe  foncière  fut  édic- 
tée en  1873,  complétée  en  1880  ;  d'autres  dispositions  en  1876, 
tout  récemment  encore,  en  juin  1889,  s'efforcent  de  mettre  l'agri- 
culteur plus  à  l'aise.  Il  n'y  est  guère  aujourd'hui.  On  lui  a  accordé 
le  droit  d'acheter  et  de  vendre  la  terre,  excepté  aux  étrangers. 
L'impôt  en  nature  a  été  converti  en  un  impôt  en  argent  gradué  sur 
la  valeur  vénale  de  la  terre.  C'est  le  système  que  voulait  propager 
en  Europe  feu  Ménier  et  qui  ne  paraît  pas  supérieurement  réussir 
au  Japon.  Le  socialiste  américain  Henri  George  pourrait  se  rendre 
aussi  dans  cet  archipel  pour  y  étudier  l'application  d'un  système  qui 
ne  s'éloigne  guère  du  sien.  Le  taux  de  la  taxe  nationale  fut  fixé 
à  3  pour  100  de  la  valeur  de  la  terre,  et  celui  de  la  taxe  locale  à 
1  pour  100,  soit  ensemble  à  h  pour  100.  Quelques  années  après, 
on  dut  réduire  à  2  1/2  pour  100  de  la  valeur  de  la  terre  le  mon- 
tant de  la  taxe  nationale  et  à  1/2  pour  100  celui  de  la  taxe  locale  : 
l'agriculteur  ne  paie  plus  ainsi,  et  c'est  encore  énorme,  que 
3  pour  100  de  la  valeur  de  la  terre.  11  faut  que  le  taux  de  l'in- 
térêt soit  élevé  et  que  le  denier  auquel  on  capitalise  la  terre  soit 
très  bas  pour  que,  dans  ces  conditions,  l'agriculteur  puisse  en- 
core cultiver.  Des  dispositions  furent  prises  par  la  loi  pour  l'esti- 
mation, en  dehors  de  tout  arbitraire,  de  la  valeur  légale  du  sol, 
laquelle  servait  ainsi  d'assiette  à  la  taxe  foncière.  Tous  les  six  ans, 
il  devait  y  avoir  une  évaluation  nouvelle. 

Quelque  rigoureux  que  fût  tout  ce  système,  il  avait  du  moins 
une  base  permanente  et  fixe  :  le  paysan  labourait  son  propre  champ, 
il  savait  d'avance  la  somme  qu'il  devrait  abandonner  au  fisc,  ce  fut 
assez  pour  qu'il  ne  tombât  pas  dans  le  désespoir.  La  petite  pro- 
priété, même  la  très  petite,  est  le  régime  terrien  du  Japon.  Néan- 
moins, la  plus  grande  partie  des  terres  est  encore  publique.  Le  rapport 
du  ministère  de  l'intérieur,  en  1888,  indique  46,669,000  acres  (envi- 
ron 18,700,000  hectares)  de  terres  publiques  contre  32, 91/i, 000  acres 
(13,200,000  hectares  environ)  de  terres  privées.  Il  est  vrai  qu'une 
grande  partie  des  premières  est  située  dans  l'île  septentrionale  et 
encore  barbare  de  Yéso  ou  d'Hokkaido,ou  bien  dans  le  nord,  encore 
peu  florissant,  de  la  principale  île,  Hondo.  Néanmoins,  même  dans 
les  districts  très  peuplés  du  sud,  on  trouve  encore  fréquemment 
les  deux  tiers  du  sol  non  cultivés.  D'après  une  autre  statistique  mi- 
nistérielle, la  culture  du  riz,  la  plus  productive  de  toutes,  n'oc- 


646  REYUE   DES   DEUX   MONDES. 

cuperait  que  6,714,000  acres  ou  environ  3  millions  d'hectares; 
l'étendue  des  autres  terres  en  culture  atteindrait  seulement  k  mil- 
lions 812,000  acres,  à  peu  près  2  millions  d'hectares.  Contraire- 
ment à  l'opinion,  dit  M.  Yeijiro  Ono,  qu'il  n'y  a  pas  un  pouce  de 
sol  au  Japon  qui  ne  soit  utilisé,  on  constate  que  la  culture  n'occupe 
qu'une  petite  partie  du  territoire.  La  valeur  de  l'acre  de  terre  à  riz 
monte,  en  moyenne,  à  ISO  ye?is,  soit  environ  900  francs,  ou  un  peu 
plus  de  2,200  francs  l'hectare;  celle  des  autres  terres  cultivées 
ne  dépasse  pas  moyennement  55  yens  20  sens,  ou  700  francs  ap- 
proximativement l'hectare.  Les  forêts  et  les  terres  incultes  ne 
valent  que  1  yen  20  sens  l'acre,  soit  l'hectare  une  douzaine  de 
francs.  Les  vastes  étendues  de  terres  en  dehors  de  la  culture  et 
l'énormité  des  taxes  expliquent  la  valeur  restreinte  du  sol. 

Pour  qu'une  population  si  nombreuse  vive  sur  cinq  millions  en- 
viron d'hectares  en  culture,  il  faut  une  production  relativement 
abondante  de  chaque  parcelle,  ensuite  une  sobriété  assez  remar- 
quable des  habitans  :  on  doit  ajouter  que,  les  animaux  de  travail 
étant  peu  nombreux,  et  de  même  ceux  de  boucherie,  presque  tout 
ce  sol  cultivé  l'est  directement  pour  la  nourriture  de  l'homme.  Il 
n'est  pas  rare  qu'il  produise  deux  récoltes  par  an  :  c'est  le  cas  gé- 
néral dans  les  deux  îles  méridionales,  Kiushiu  et  Shikoku,  et  dans 
les  parties  moyennes  et  côtières  de  la  principale  île,  Hondo.  Voici, 
dans  ce  cas,  l'assolement  :  on  plante  le  riz  à  la  fin  de  mai  ou  en 
juin  ;  on  le  recueil'e  au  début  de  l'automne  ;  la  terre  se  repose 
ju'^qu'au  commencement  de  l'hiver;  on  y  sème  alors  du  blé  ou  de 
l'orge,  qui  est  mûre  vers  le  milieu  du  printemps.  Un  tiers  environ 
des  terres  cultivées  appartient,  d'après  M.  Yeijiro  Ono,  à  cette  classe 
si  favorisée.  Quelques  cultivateurs  trouvent  même  le  moyen  d'in- 
tercaler entre  ce  riz  et  cette  orge  une  troisième  récolte  de  légumes, 
notamment  de  fèves. 

La  terre  japonaise,  sur  ces  étendues  restreintes  de  culture,  pro- 
duit ainsi  186  millions  approximativement  de  boisseaux  (51  mil- 
lions d'hectolitres)  de  riz,  64  milhons  de  boisseaux  (17  millions  et 
demi  d'hcctohtres)  de  deux  yariétés  différentes  d'orge,  16  millions 
de  boisseaux  (4,400,000  hectohtres)  de  froment;  enfin,  12  millions 
de  boisseaux  (3,350,000  hectolitres)  de  fèves.  On  n'arrive  ainsi 
qu'à  un  ensemble  de  76  millions  environ  d'hectolitres  de  nourri- 
ture végétale.  Cela  semble  bien  peu  à  côté  des  110  millions  d'hec- 
tolitres de  notre  récolte  moyenne  de  blé,  auxquels  se  joignent 
approximativement  17  millions  d'hectohtres  de  seigle,  en  laissant 
de  côté  l'orge,  qui,  en  France,  est  accessoire.  Or  la  population  du 
Japon  est  presque  exactement  égale,  peut-être  même  un  peu  supé- 
rieure, à  celle  de  la  France  ;  mais  outre  que  le  riz  contient  beau- 


iîi, 


LE   JAPON.  6'l7 

coup  plus  de  substance  alimentaire  que  le  froment,  il  s'agit  là 
d'une  petite  race  qui  se  recommande  par  sa  sobriété.  Il  faudra 
sans  doute  un  jour,  dans  le  commerce  international,  compter  avec 
cette  frugalité  de  l'ingénieux  et  actif  peuple  japonais. 

Dans  certaines  province.'*,  l'acre  planté  en  riz  produit  en  moyenne 
M  boisseaux  (environ  15  hectolitres)  par  acre,  soit  37  par  hectare; 
dans  d'autres,  la  moyenne  s'abaisse  à  18  ou  24  boisseaux  par 
acre,  ou  par  hectare  16  à  21  hectolitres  et  demi.  La  moyenne 
générale  parait  être,  à  en  juger  par  la  récolte  de  1886,  dont 
M.  Yeijiro  Ono  nous  donne  le  chilïre,  supérieure  à  27  boisseaux  et 
demi  par  acre  ou  25  hectolitres  et  demi  par  hectare.  C'est  un  ren- 
dement autrement  considérable  que  notre  moyenne  de  1  5  hecto- 
litres environ  pom'  un  hectare  ensemencé  en  froment.  On  conçoit 
que,  si  la  culture  s'étend  dans  l'archipel  asiatique,  la  population 
pourra  y  devenir  formidable  relativement  au  territoire.  Toutes  les 
terres,  il  est  vrai,  ne  sont  pas  propices  à  la  production  du  riz. 

L'agriculture  japonaise  réalise  le  type  extrême  de  la  petite 
exploitation.  Peu  de  fermes,  qu'elles  appartiennent  ou  non  à  l'ex- 
ploitant ,  dépassent  10  acres  ou  h  hectares  ;  beaucoup  n'ont  que 
2  acres  et  demi,  juste  1  hectare,  encore  sont-elles  composées  de 
parcelles  très  dispersées,  dont  l'étendue  ne  dépasse  pas  souvent 
un  demi-acre  ou  20  ares.  Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  ne  se  trouve 
pas  de  grands  propriétaires  terriens  au  Japon  :  certains  possèdent 
200  ou  300  acres  (80  à  120  hectares),  et  ceux  qui  ont  àO  à  50  acres 
(16  à  20  hectares)  ne  sont  pas  rares  dans  la  classe  aisée  ;  mais  ils 
morcellent  leurs  biens  entre  un  nombre  notable  de  tenanciers.  C'est 
un  système  analogue  à  celui  des  Flandres  ou  de  la  célèbre  Terra 
di  lavoro,  dans  l'Italie  méridionale. 

On  peut  regarder  comme  le  type  le  plus  répandu  du  propriétaire 
japonids  celui  qui  possède  5  acres  de  terre  (2  hectares).  M.  Yeijiro 
Ono  s'appUque  à  nous  faire  connaître  son  sort.  Il  habite  une  maison 
confortable  de  trois  ou  quatre  petites  pièces,  avec  une  vaste  grange 
attenante.  Il  tient  un  travailleur  à  gages  toute  l'année  et  peut-être 
un  cheval  dans  son  écurie.  Dans  les  jours  ensoleillés  de  mai,  il 
commence  à  retourner  la  teiTe  avec  sa  charrue  à  un  cheval  qui 
pénètre  le  sol  à  une  profondeur  de  8  ou  9  pouces  ;  ensuite  tout  le 
champ  est  minutieusement  pulvérisé  et  raclé  de  façon  qu'il  n'y 
reste  pas  une  seule  motte.  On  introduit  alors  l'eau  dans  le  champ, 
qu'elle  couvre  d'une  hauteur  de  7  à  8  pouces;  puis  les  femmes 
transplantent  de  la  pépinière  les  petites  tiges  de  riz,  qu'elles  pla- 
cent en  lignes  distantes  de  5  pouces  environ.  Pendant  toute  la 
saison  on  arrache  avec  soin  les  herbes,  on  répand  des  engrais 
liquides,  des  composts  de  paille  et  de  chaux.  Le  riz  pousse  splen- 


648  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

didement;  quand  il  mûrit,  on  met  le  champ  à  sec  et  la  récolte  se 
fait  entre  le  milieu  de  septembre  et  la  fin  d'octobre.  Par  cette  mé- 
thode de  jardinage,  les  fermiers  intelligens  et  industrieux  obtien- 
nent parfois  d'énormes  rendemens,  jusqu'à  50  ou  60  boisseaux  par 
acre,  soit  de  hb  h  bli  hectolitres  à  l'hectare. 

La  variété  de  riz  dont  on  vient  de  décrire  la  culture  se  nomme 
low-land  rice  (riz  des  marais),  et  la  culture  en  est  considérée  comme 
la  plus  profitable.  Toutes  les  terres  d'alluvion,  tous  les  bords  de 
la  mer,  dans  les  vallées  ou  dans  les  cuvettes  des  montagnes,  lui 
sont  consacrées.  Il  est  une  autre  variété  de  riz  qu'on  appelle  the 
upland  variety  (le  riz  de  montagne).  11  croît  sur  les  sols  élevés  et 
secs,  ne  demande  que  peu  de  labeur  et  aucun  travail  coûteux 
d'irrigation.  Le  rendement  en  dépasse  rarement  15  boisseaux  à 
l'acre,  ou  13  hectolitres  et  demi  à  l'hectare.  A  peine  2  pour  100  de 
la  totahté  des  terres  en  riz  sont  consacrés  à  cette  variété,  mais 
c'est  sans  doute  la  réserve  de  l'avenir,  les  sols  profonds  et  sub- 
mersibles étant  Hmités  en  quantité,  et  probablement  déjà,  pour  la 
plupart,  soumis  à  la  culture,  tandis  qu'il  reste  encore  à  délricher 
des  espaces  indéfinis  de  terres  à  riz  de  montagne. 

Le  paysan  japonais  jouit  d'un  peu  de  repos  pendant  l'automne, 
après  la  récolle  du  riz.  Il  se  remet  bientôt  à  l'œuvre,  laboure 
et  pulvérise  de  nouveau  ses  petits  champs,  les  divise  en  planches 
et  y  sème  du  froment  ou  de  l'orge  ;  il  y  apporte  encore  un  soin  mi- 
nutieux, mais  il  s'entend  moins  à  la  culture  des  grains  durs  que  du 
riz,  où  il  excelle.  La  production  moyenne  n'en  dépasse  pas  12  bois- 
seaux à  l'acre,  ou  une  dizaine  d'hectohtres  à  l'hectare;  comme 
récolte  accessoire,  c'est  encore  un  rendement  fort  acceptable. 

M.  Yeijiro  Ono  fait  le  compte  de  ce  que  gagne  ce  petit  proprié- 
taire de  2  hectares  de  sol.  Il  a  pu  récoller  62  à  63  hectolitres  de 
riz,  qui,  à  2  yens  un  tiers  (une  dizaine  de  francs)  l'hectolitre, 
font  liO  yens,  ou  environ  720  francs,  plus  une  vingtaine  d'hecto- 
litres de  blé,  qui  représentent  hh  yens,  soit  280  francs  environ  ; 
avec  une  dizaine  de  yens  (50  fr.)  de  recettes  diverses,  il  obtient 
un  revenu  brut  de  20/i  yens,  ou  1,050  francs  en  chiffres  ronds.  Il 
en  doit  déduire  une  quarantaine  de  yens  (206  fr.)  pour  les  gages  de 
ses  ouvriers,  qui  sont  en  outre  nourris,  puis  la  somme  énorme  de 
30  yens,  plus  de  150  francs,  d'impôts  (pour  2  hectares),  une  ving- 
taine de  yens  (100  fr.j  pour  frais  divers.  Il  lui  reste  iik  yens,  ou 
586  francs  environ,  pour  s'entretenir  luietses  serviteurs.  Sa  femme, 
il  est  vrai,  et  ses  filles  filent  au  rouet,  ou  plutôt,  comme  depuis 
une  quinzaine  d'années  cet  instrument  primitif  tend  à  disparaître, 
elles  tissent  des  étofies  avec  des  fils  de  coton  importés  des  fila- 
tures du  Bengale  ou  de  Manchester,  ou  enfin  elles  élèvent  des  vers 


LE  JAPON.  6/i9 

à  soie.  Avec  cet  ensemble  de  ressources,  ce  petit  propriétaire  de 
2  hectares  mène  une  vie  paisible  et  satisfaite  :  il  envoie  ses  gar- 
çons à  l'école,  et  il  passe,  aux  yeux  des  hommes  de  sa  classe,  pour 
un  homme  aisé,  a  ?mm  of  fortune.  Beaucoup  d'autres  ne  pos- 
sèdent que  des  domaines  plus  petits  :  beaucoup  aussi  ne  les 
exploitent  que  comme  tenanciers.  Ainsi  que  dans  tous  les  pays  de 
petite  culture  et  de  population  dense,  la  location  de  la  terre  est 
très  élevée  :  le  fermage  monte  jus:[u'à  2/i  boisseaux  de  riz  par 
acre,  ou  21  hectolitres  par  hectare,  plus  des  deux  cinquièmes,  près 
des  deux  tiers  de  la  production,  mais  alors  le  propriétaire  prend  à 
sa  charge  les  impôts,  qui,  on  l'a  vu,  sont  énormes.  Quant  aux 
salaires  des  ouvriers  à  la  journée,  ils  varient  considérablement 
d'une  province  à  l'autre,  le  Japon  étant  encore,  au  point  de  vue 
économique,  un  ensemble  de  petites  sociétés  localisées.  La  moyenne, 
toutefois,  d'après  M.  Yeijiro  Ono,  peut  être  évaluée  à  18  sens 
(0  fr.  90)  pour  les  meilleurs  ouvriers,  et  à  12  sens  (0  fr.  60)  pour 
les  meilleures  ouvrières,  la  nourriture  en  plus,  mais  une  nourri- 
ture très  sommaire  et  bien  peu  coûteuse.  L'ouvrier  agricole  loué  à 
l'année  gagne  en  moyenne  30  yens,  ou  155  francs.  Les  gages  agri- 
coles, dont  on  peut  apprécier  cependant  la  modicité,  sont,  paraît-il, 
plus  élevés  que  ceux  des  autres  professions. 

Les  grains  ne  sont  pas  les  seuls  notables  produits  de  l'agricul- 
ture japonaise;  outre  les  fruits  et  les  légumes  divers,  il  faut  signa- 
ler, comme  articlts  de  première  importance,  la  feuille  de  mûrier, 
qui  nourrit  le  précieux  ver  à  soie,  le  thé,  le  coton  et  le  sucre.  Les 
deux  premiers  importent  surtout  à  toute  l'économie  du  Japon  :  ce 
sont  eux  qui  déterminent,  en  quelque  sorte,  le  commerce  extérieur 
du  pays.  En  1S87,  l'exportation  de  la  soie  du  Japon  a  valu,  en 
chifïres  ronds,  22  millions  de  yens  ou  110  millions  de  francs,  ap- 
proximativement ;  celle  du  thé  atteint  7,000,000  yens  ou  38  mil- 
lions de  francs,  ces  deux  articles,  à  eux  seuls,  constituant  une 
exportation  de  1/18  millions  de  francs,  environ  58  pour  100  de  toute 
l'exportation  japonaise.  Le  mûrier  réussit,  à  des  degrés  divers, 
dans  presque  toutes  les  provinces  de  l'archipel  ;  son  lieu  d'élection 
est  entre  le  trentième  et  le  quarantième  degré,  ce  qui  emlrasse 
presque  toute  l'île  principale  de  Ilondo.  On  plante  les  arbuste.^  dans 
les  sols  secs  et  légers,  en  lignes  espacées  de  dix  à  douze  pieds. 
Dès  la  troisième  année,  ils  commencent  à  donner,  et  sont  en  pleine 
production  de  huit  à  neuf  ans;  c'est  une  précocité  plus  avantageuse 
que  celle  des  mûriers  du  midi  de  la  France.  On  estime  la  récolte  à 
100  ou  150  yens  par  acre,  environ  1,200  à  1,800  francs  par  hec- 
tare, rémunération  singulièrement  abondante  si,  comme  il  est  pro- 
bable, elle  n'est  pas  ici  surélevée.  Entre  les  lignes  d'arbres,  on  fait 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

encore  quelques  récoltes  accessoires.  Les  agriculteurs,  dans  les  dis- 
tricts à  mûrier,  élèvent  en  même  temps,  pour  la  plupart,  les  vers 
et  dévident  la  soie.  L'aspect  de  ces  campagnes,  qui  occupent  les 
plaines  et  les  plateaux  de  médiocre  élévation  de  la  principale  île, 
est  tout  autre  que  celui  des  campagnes  à  riz.  La  propriété  y  est 
moins  divisée.  On  y  rencontre  d'assez  vastes  domaines  et  une  orga- 
nisation plus  développée  du  travail  manuel.  Dans  la  saison  des 
vers  à  soie,  de  mai  à  juillet,  il  est  beaucoup  de  propriétés  qui  em- 
ploient quarante  à  cinquante  hommes,  femmes  ou  filles,  à  cueillir  les 
feuiiies  de  mûrier,  les  couper,  nourrir  les  vers,  et,  quand  les  cocons 
sont  à  leur  plein  développement,  les  faire  bouillir  et  les  dévider. 
Les  instrumens,  nous  dit  M.  Yeijiro  Ono,  sont  de  l'ordre  le  plus 
primitif,  et  les  travailleurs  eux-mêmes  médiocrement  habiles.  Peut- 
être,  dans  ce  jugement  sévère,  y  a-t-il  un  peu  du  préjugé  de 
l'Américain,  qui  dédaigne  tout  travail  où  la  machine  compHquée  ne 
joue  pas  un  rôle.  L'élève  des  vers  à  soie,  dans  les  conditions  pré- 
sentes, reste  toutelois,  suivant  notre  auteur  japonais,  une  occupa- 
tion accessoire  de  la  classe  rurale. 

Moins  importante  que  celle  du  mûrier,  la  culture  du  thé  s'oUre 
encore  comme  très  lucrative  et  gagnant  beaucoup  de  teiTain 
dans  l'archipel.  Nous  autres,  hommes  du  Midi  de  l'Europe,  nous 
nous  sommes  imaginé  que  la  grande  boisson  du  genre  humain  est 
ou  doit  être  le  vin  ;  l'erreur  est  manifeste  :  la  boisson  qui,  chaque 
jour,  tend  à  se  répandre  davantage  dans  l'humanité,  c'est  le  thé. 
Les  Asiatiques,  les  Russes,  les  Anglo-Saxons,  toutes  races  qui  pul- 
lulent et  qui  émigrent,  sont  les  adeptes  du  thé.  Or  la  moitié  des 
consommateurs  de  cet  article  habitent  des  contrées  qui  sont  re- 
belles à  sa  production.  11  s'ouvre  ainsi  un  avenir  presque  sans 
hmites  à  la  culture  du  thé.  Ce  sera  pour  l'Asie,  —  non-seulement  la 
Chine,  mais  l'Inde,  mais  notre  Tonldn,  mais  le  Japon,  —  une  source 
abondante  de  richesses.  Un  jour  peut-être  on  s'efforcera  d'intro- 
duire le  précieux  arbuste  dans  quelques  contrées  de  l'Afrique  et  de 
TAméiique  :  il  s'en  est  fait  quelques  timides  mais  insuffisans  essais. 
L^'Asie  en  tient  encore  pour  longtemps  le  monopole. 

L'action  stimulante  du  commerce  étranger  a  fait  plus  que  dou- 
bler, de  1878  à  1886,  la  production  du  thé  au  Japon,  la  portant  de 
23  millions  de  livres  à  près  de  57  millions  et  demi.  Les  sols  les  plus 
recherchés  pour  l'arbuste  sont  les  coteaux  abrités,  quoiqu'il  fleu- 
risse aussi  dans  les  plaines,  le  long  de  la  mer.  L'arbuste,  haut  de 
quatre  ou  cinq  pieds,  est  planté  en  lignes,  soigneusement  élagué 
et  taillé;  le  sol  est  fumé  avec  des  plantes  marines  ou  des  tour- 
teaux. Il  faut,  dans  toutes  les  saisons,  un  soin  assidu  pour  cette 
plante  délicate.  Les  feuilles  tendres  qui  paraissent  à  la  fm  du  prin- 


LE   JAPON.  651 

temps  sont  cueillies  par  les  femmes  et  les  filles.  On  les  porte  dans 
des  chambres,  on  les  passe  à  la  vapeur,  on  les  roule  entre  des 
nattes  et,  finalement,  on  les  fait  chauiïer  dans  des  poêles.  Les  pro- 
cédés sont  simples  ou  compliqués,  suivant  la  qualité  du  thé  et 
l'habileté  du  travailleur.  Une  récolte  de  2,500  livres  de  ieuilles  par 
acre,  environ  6,200  livres  par  hectare,  paraît  fort  belle  ;  quelque- 
fois, ce  rendement  est  légèrement  dépassé.  Quatre  livres  de  feuilles 
fraîches  en  fournissent  une  de  thé  achevé;  ce  serait  donc  environ 
1,500  livres  de  ce  dernier  à  l'hectare  qui  représenteraient  une 
bonne  récolte.  Les  gains  nets,  pour  le  planteur,  dépassent  ceux  de 
l'agriculteur  ordinaire.  Aussi  vit-il  dans  une  maison  confortable, 
entretenant  des  serviteurs  à  gages  et  des  chevaux  de  bat  {pack- 
horses).  L'arbuste  se  plaît  surtout,  au  Japon,  dans  la  grande  île 
d'Hondo,  entre  le  trente-quatrième  et  le  trente-sixième  degré. 
Beaucoup  de  terrains  encore  incultes  lui  sont  propices,  et  c'est 
dans  l'extension  de  ces  plantations  que  M.  Yeijiro  Ono  voit  le  déve- 
loppement le  plus  prochain  de  l'agriculture  japonaise. 

Le  coton  et  le  sucre  sont  aussi  des  produits  du  Japon,  mais  se- 
condaires jusqu'ici  :  l'ouest  et  le  centre  de  la  principale  île  sont 
assez  favorables  au  premier,  dont  le  rendement  en  coton  égrené  est 
d'environ  360  livres  par  acre,  900  livres  par  hectare.  En  188/i,  la 
production  atteignit  IZh  millions  et  demi  de  livres;  ce  n'était  que 
le  tiers  de  la  consommation  intérieure  du  pays.  Avec  la  primauté 
qu'ont  pour  cette  denrée  les  États-Unis  et  l'Inde,  le  Japon  paraît 
devoir  ne  pas  porter  actuellement  ses  principaux  eflorts  sur  cette 
culture. 

La  canne  à  sucre  réussit  dans  les  parties  de  l'empire  inférieures 
au  trente-cinquième  degré,  c'est-à-dire  dans  l'extrême  sud  de  la 
principale  île  Hondo  et  dans  les  deux  îles  méridionales,  Kiushiu  et 
Shikoku.  Il  y  faut  des  sols  secs  et  assez  élevés,  beaucoup  de  tra- 
vail et  d'engrais,  en  un  mot  une  culture  coûteuse.  La  production 
du  sucre  s'est  élevée  à  111  millions  et  demi  de  hvres  anglaises,  une 
cinquantaine  de  millions  de  kilogrammes,  contre  149  millions  en- 
viron de  livres  importées. 

Tels  sont  les  principaux  traits,  actuellement,  de  l'agriculture 
japonaise.  Les  ressources  en  réserve  sont  considérables,  puisqu'une 
grande  partie  du  sol  est  à  l'état  de  terres  pubUques  sans  culture, 
et  que  le  riz,  d'une  part,  cet  aliment  si  substantiel,  le  mûrier  et 
l'arbuste  à  thé,  de  l'autre,  ces  deux  producteurs  de  denrées  si  ap- 
préciées dans  le  monde  entier,  peuvent  s'étendi'e  sur  des  surfaces 
énoniies  encore  en  friche.  Par  un  opiniâtre  travail,  le  paysan  japo- 
nais obtient  des  récoltes  assez  belles,  du  moins  en  riz,  mais  il 
manque  de  toute  connaissance  scientifique.  La  production  herba- 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gère  est  négligée,  le  bétail  presque  absent  ;  le  pays  ne  se  prête  pas, 
paraît-il,  à  la  race  ovine,  l'engrais  manque.  11  n'y  a  que  peu  de 
spécialisation  de  la  culture  et  de  division  du  travail  ;  la  main- 
d'œuvre  est  gaspillée.  Tels  sont  les  reproches  de  M.  Yeijiro  Ono, 

Ce  n'est  pas  au  gouvernement  qu'ils  s'adressent;  celui-ci  prend 
beaucoup  de  peine  pour  introduire  dans  l'archipel  les  méthodes 
occidentales.  Dans  presque  tous  les  districts,  il  a  fondé  des  lermes 
modèles  ou  des  jardins  d'essai  ;  il  achète  des  semences  étrangères 
et  les  fait  venir  ou  les  alloue  en  subvention  aux  cultivateurs  ;  il  mul- 
tiplie les  expositions  et  les  concours.  Il  a  institué  des  collèges  et 
des  écoles  d'agriculture.  Il  engage  des  étrangers  comme  profes- 
seurs agricoles  ou  comme  contre-maîtres  de  cultures.  Il  fait  traduire 
les  ouvrages  théoriques  et  les  répand.  Près  de  Tokio,  on  a  institué 
une  ferme  modèle  de  215  acres  (90  hectares  environ).  Le  général 
Capron,   un   Américain,    semble-t-il,    y  a  fait  planter    beaucoup 
d'arbi^es  à  fruit  d'Amérique,  en  même  temps  qu'il  y  introduisait  et 
y  multipliait  d'excellens  échantillons  de  chevaux,  de  taureaux  et 
vaches,  de  porcs  et  de  moutons.  Les  riches  citoyens  s'intéressent 
aussi  à  ces  sujets  et  quelques-uns  imitent  les  lords  anglais  du 
xviii''  siècle,  qui  transformèrent  à  ce  moment  l'agriculture  britan- 
nique. Les  journaux  qui  se  consacrent  aux  questions  de  commerce 
ou  d'agriculture  sont  au  nombre  de  plus  de  cent.  Bref,  les  encoura- 
gemens  officiels,  de  grands  efforts  didactiques  s'appliquent  à  l'amé- 
lioration des  méthodes   culturales.  Les  résultats  sérieux  doivent, 
toutefois,  être  attendus  d'autres  causes  :  l'allégement  des  taxes 
foncières,  énormes,  puisqu'elles  vont  jusqu'à  75  francs  par  hec- 
tare en  culture,  le  perfectionnement  des  voies  de  communication 
et  le  développement  même  du  commerce  extérieur.  M.  Yeijiro  Ono 
espère  beaucoup  d'un  autre  facteur,  la  substitution  de  la  grande 
culture  à  la  petite  ;  mais  peut-être  va-t-il  trop  loin.  La  petite  cul- 
ture n'est  pas  si  méprisable,    quoiqu'il   lui    faille  l'aiguillon    et 
l'exemple  de  la  culture  moyenne  et  de  la  grande.  M.  Yeijiro  Ono 
devrait  un  instant  quitter  les  États-Unis  pour  les  Flandres. 

III. 

L'industrie  existe  au  Japon,  comme  dans  toute  société.  Elle  y 
prend  des  formes  particulières  :  elle  s'est  épanouie,  conformément 
au  génie  national,  dans  deux  ou  trois  branches.  Mais  les  modernes 
ne  veulent  plus  considérer  comme  industries,  à  proprement  parler, 
que  certaines  productions  gigantesques,  faites  dans  de  vas i es  exploi- 
tations et  destinées  à  satisfaire,  directement  ou  indirectement,  les 
besoins  les  plus  communs  de  la  vie.  Le  Japon  peut-il  devenir  une 


LE    JAPON.  653 

nation  industrielle  dans  ce  sens,  et,  s'il  ne  le  peut  ou  si  son  essor 
y  est  borné,  trouvera-t-il  des  compensations  dans  ces  arts  raffinés 
où  il  a  atteint  un  si  rare  degré  de  perfection?  Il  en  coûterait  à 
M.  Yeijiro  Ono  de  se  résigner  à  cette  seconde  alternative.  Élève 
des  États-Unis,  les  grandes  manufactures  le  tentent. 

En  industrie,  comme  en  politique,  le  Japon  s'est  développé  à 
l'abri  des  influences  extérieures  :  c'est  une  nation  solitaire,  une  na- 
tion ermite.  Lasse  de  son  isolement,  elle  va  se  mêler  au  vaste 
monde  et  s'interroge  pour  la  conduite  qu'elle  y  doit  tenir.  Le  sol 
du  Japon,  nous  venons  de  le  voir,  est  très  bien  doué  pour  la  cul- 
ture ;  l'est-il  aussi  pour  l'industrie?  Jusqu'ici,  il  n'y  a  guère  eu  de 
grandes  nations  industrielles  que  celles  qui  possèdent  des  matières 
premières  abondantes  ou  des  mines.  L'Angleterre  eut  les  deux  à  la 
lois,  et  aussi  les  Flandres  ou  la  Belgique,  aujourd'hui  également 
les  États-Unis.  Comme  matière  première,  le  Japon  en  possède  une, 
non  pas  la  plus  importante,  il  s'en  faut  de  beaucoup,  la  soie.  L'ave- 
nir montrera  si  le  coton  y  peut,  par  des  perfectionnemens  de  cul- 
ture, rivaliser  avec  celui  des  États-Unis  ou  de  l'Inde.  Quant  à  la 
laine,  elle  lui  manque  complètement  :  le  climat  ne  lui  paraît  pas 
propice.  Mais  l'Australie,  la  grande  fournisseuse  de  laines  fines,  est 
beaucoup  plus  près  du  Japon  que  de  l'Europe. 

Si  le  Japon  possède  des  mines,  du  charbon  surtout,  son  avenir, 
au  point  de  vue  de  la  grande  industrie,  est  assuré.  Les  transports, 
en  effet,  seront  à  peu  de  frais  aisément  établis  et  peu  coûteux  dans 
cet  archipel  oblong,  dont  aucun  point  n'est  à  une  bien  forte  dis- 
tance de  la  mer. 

L'histoire  prouve  que  le  Japon  n'est  pas  dépourvu  de  métaux,  de 
métaux  précieux  notamment  ;  l'or  y  fut  abondant,  il  n'en  a  pas 
disparu.  Marco  Polo,  le  célèbre  voyageur  vénitien  du  xiii®  siècle, 
dans  sa  relation  sur  Zipangu  (Japon),  s'exprime  ainsi  :  «  Us  ont  de 
l'or  dans  la  plus  grande  abondance,  la  source  en  étant  inépuisable. 
Le  roi  ne  permet  pas  qu'on  l'exporte.  A  cette  circonstance  l'on  doit 
attribuer  l'extrême  richesse  du  palais  du  souverain.  Le  toit  entier 
est  couvert  d'un  placage  d'or...  Les  lambris  des  pièces  sont  du 
même  précieux  métal.  Beaucoup  d'appartemens  ont  des  tables  d'or 
d'une  certaine  épaisseur,  et  les  fenêtres  aussi  ont  des  ornemens 
d'or.  »  On  se  croirait  dans  le  palais  du  Soleil  décrit  par  Ovide. 
M.  Yeijiro  Ono  cite  des  témoignages  d'où  il  résulterait  que  les 
marchands  portugais  ont,  de  1550  à  1639,  rapporté  du  Japon  pour 
300  millions  de  dollars  (1,500  milhons  de  h'ancs)  de  métal  pré- 
cieux, surtout  d'or.  Ce  ne  serait  toutefois  là  qu'un  apport  moyen 
d'une  vingtaine  de  millions  par  an.  En  vhigt-deux  ans,  de  1649 
à  1671,  les  marchands  hollandais  auraient  lire  du  Jupon  200  mil- 


654  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

lions  de  dollars  (1  milliard  de  francs)  d'espèces  métalliques,  dont 
les  deux  tiers  d'argent.  L'abondance  relative  de  l'or  ressortirait  de 
sa  relation  de  valeur  beaucoup  plus  faible  avec  l'argent  dans  l'ar- 
chipel asiatique  qu'en  Europe.  Dans  les  années  que  nous  venons 
d'indiquer,  un  poids  d'or  s'échangeait,  au  Japon,  contre  six  poids 
d'argent,  tandis  qu'en  Europe  il  s'échangeait  contre  douze  poids 
d'argent,  et  aujourd'hui  contre  vingt. 

Le  temps  présent  n'offre  pas  au  Japon  cette  productivité  des 
mines  de  métaux  précieux.  Soit  qu'elles  aient  été  épuisées  par  une 
exploitation  hâtive,  soit  que  l'art  de  l'ingénieur  au  Japon  soit  en- 
core insuffisant  et  que  la  fermeture  du  pays  aux  étrangers  laisse 
beaucoup  de  richesses  de  ce  genre  ignorées,  la  production  de  l'or 
et  de  l'argent  y  est  devenue  très  faible.  Elle  se  relève  un  peu  de- 
puis quelques  années,  mais  elle  reste  encore  insignifiante.  En  1885, 
elle  atteignit  9,616  onces  d'or,  moins  de  900,000  francs,  et 
83,634  onces  d'argent,  moins  d'un  demi-million.  On  ne  doit  que 
modérément  regretter  cet  épuisement,  soit  réel  et  définitif,  soit  ap- 
parent et  passager.  L'or  et  l'argent,  surtout  le  premier,  ont  parti- 
culièrement de  l'importance  pour  les  pays  neufs,  parce  qu'ils  y 
attirent  la  population  et  les  capitaux.  Pour  les  vieux  pays,  ce  sont 
des  industries  beaucoup  plus  secondaires. 

Autrement  utiles  et  efficaces,  pour  l'économie  générale  d'une 
contrée,  sont  les  métaux  communs,  surtout  quand  ils  se  rencon- 
trent avec  la  houille.  Toute  nation  qui  possède  à  la  fois  celle-ci 
et  le  fer  peut  être  assurée  d'un  grand  avenir.  On  prétend  que  le 
Japon  a  d'importans  gisemens  de  sable  de  fer  magnétiques,  dans 
le  nord  et  le  sud-ouest  de  la  principale  île,  Hondo.  Jusqu'ici  l'ex- 
traction en  est  minime  :  11,766  tonnes  en  1884,  dont  4,775  dans 
une  mine  appartenant  au  gouvernement,  située  sur  la  mer  inté- 
rieure que  forment  avec  la  grande  île  les  deux  îles  méridionales. 
Le  cuivre  serait  très  abondant  dans  l'archipel  ;  plus  de  cinq  cents 
mines  de  ce  métal  y  seraient  en  exploitation,  dont  quatre,  à  elles 
seules,  auraient  fourni  plus  de  la  moitié  du  produit  total  qui, 
pour  1885,  fut  de  10,457  tonnes. 

La  grande  richesse,  celle  qui  vaut  beaucoup  mieux  que  le  cuivre, 
que  le  fer,  que  le  plomb,  que  l'argent,  que  l'or,  celle  qui  marque 
définitivement  les  nations  pour  la  prédominance  industrielle,  c'est  le 
charbon  :  M.  Yeijiro  Ono  affirme  qu'il  abonde  dans  toute  la  contrée. 
S'il  en  était  ainsi  et  qu'il  fût  d'assez  bonne  qualité,  le  Japon  pourrait 
devenir  une  nouvelle  Angleterre.  Dans  l'île  septentrionale  de  Yéso,  on 
a  exploré  quatre  gisemens  principaux,  dont  l'un  occupe  plus  de 
2,400  milles  carrés,  environ,  5,000  kilomètres  carrés,  et  présente  des 
couches  exploitables  de  10  pieds  d'épaisseur.  Dans  la  principale  île, 


LE   JAPOX.  655 

Hondo,  dix-huit  mines  sont  exploitées,  on  en  a  aussi  découvert  une 
dans  l'ile  SidJi.oku  ;  mais  c'est  surtout  la  plus  méridionale  des  îles  im- 
portantes du  Japon,  Iviusliiu,  qui  paraît  olîrirdes  richesses  houillères. 
M.  Yeijiro  Ono  l'appelle  la  Pensylvanie  japonaise,  et  dit  qu'elle  est 
entièrement  recouverte  de  gisemens  de  charbon  ;  comme  le  port 
de  Nagasaki  se  trouve  précisément  dans  cette  île,  il  s'y  en  écoule 
des  quantités  importantes.  Il  faudrait  seulement  savoir  si  le  char- 
bon est  de  bonne  qualité.  En  1884,  l'extraction  du  charbon  au 
Japon  a  atteint  870,382  tonnes,  dont  807,000  pour  la  seule  île  de 
Kiushiu.  Et  elle  s'accroît,  nous  dit-on,  rapidement.  On  en  exporte 
en  Chine,  dans  l'Asie  russe  et  jusqu'aux  Indes.  C'est  encore  un 
chiftre  bien  mesquin  que  870,000  tonnes  de  charbon,  auprès  des 
170  millions  de  tonnes  de  l'Angleterre,  des  60  millions  de  l'Alle- 
magne et  même  des  23  milhons  de  la  France.  Mais,  les  capitaux, 
les  connaissances  techniques,  les  voies  de  transport  manquant  au 
Japon,  il  est  probable  que,  lorsque  le  temps  et  une  politique  intel- 
hgente  auront  procuré  au  pays  ces  trois  facteurs  essentiels  de  l'in- 
dustrie, les  870,000  tonnes  de  l'heure  présente  pourront  décupler, 
peut-être  vingtupler,  sinon  se  multiplier  encore  davantage,  et  avec 
cette  étendue  de  côtes,  cette  population  dense,  à  l'esprit  ingénieux, 
novateur  et  hardi,  avec  cette  abondance  de  main-d'œuvre  habile 
et  peu  coûteuse,  qui  peut  prévoir  les  destinées  industrielles  de  ce 
peuple  qui  se  fait  aujourd'hui,  avec  tant  de  souplesse  et  de  pa- 
tience, l'écolier  de  l'Europe  et  de  l'Amérique? 

A  chaque  instant  revient  chez  M.  Yeijiro  Ono  cette  expression, 
qui  sonne  comme  un  avertissement  aux  Européens  un  peu  gâtés, 
l'abondance  du  cheap  and  skilled  labour  au  Japon,  la  main- 
d'œuvre  habile  et  à  bon  marché.  Jusqu'ici  elle  s'est  surtout  exercée 
à  ces  métiers  déhcats,  gracieux,  qui  ornent  la  vie  et  qu'on  appelle 
les  arts  décoratiis.  L'Exposition  de  Londres,  en  1862,  révéla  le 
Japon  à  l'Occident,  du  moins  aux  classes  moyennes  et  bourgeoises 
de  l'Occident.  Aujourd'hui,  dans  cette  année  1890,  s'ouvre  l'Expo- 
sition de  Tokio.  On  y  verra  les  produits  où  le  Japon  a  toujours 
excellé  et  ceux  où  il  fait,  avec  ardeur  et  ténacité,  son  apprentis- 
sage. Le  Japonais  est  surtout  épris  de  menus  objets.  L'aspect  de  la 
nature  l'inspire  pour  embellir  et  varier  les  articles  de  soie,  de 
laque,  de  céramique  et  de  bronze.  C'est  un  peuple  d'artisans  plu- 
tôt que  d'ouvriers.  Le  patronage  des  barons  féodaux,  nous  dit 
notre  écrivain,  a  suscité  et  développé  ces  talens  décoratifs,  ce  qui 
confirme  notre  thèse  sur  l'utihté  civilisatrice  du  luxe.  L'industrie 
de  la  poterie  et  de  la  porcelaine  a  été  rapportée  de  l'expédition  de 
Corée  en  1598,  quand  beaucoup  de  généraux  ramenèrent  avec  eux 
des  artistes  coréens  pour  fonder  des  manufactures  dans  leurs  pro- 


656  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vinces.  L'industrie  de  la  laque  paraît  avoir  atteint  son  plus  haut 
degré  de  perfection  à  la  fin  du  xvii^  siècle,  quand  le  gouvernement 
du  shogoun  (taïkoun)  brillait  de  toute  sa  splendeur.  L'ébranlement, 
puis  la  destruction  de  la  feodahté,  ont  mis  à  l'épreuve  ces  arts  dé- 
licats qui  vivaient  des  commandes  de  la  classe  élevée  :  divers  pro- 
cédés se  sont  perdus.  Dernièrement  l'ouverture  du  commerce  du 
monde  a  olïert  un  débouché  compensateur  :  les  Expositions  uni- 
verselles d'Europe  et  d'Amérique,   et  les  demandes  des  peuples 
européens  ont  réveillé  les  productions  japonaises  de  céramique,  de 
métal  et  de  soie.  Celle  de  la  laque  paraît  avoir  plus  soufïert.  Kioto, 
l'ancienne  capitale  du  mikado,  surpasse  toutes  les  autres  cités  pour 
les  industries  de  la  soie  et  des  métaux.  Tokio,  capitale  ancienne- 
ment du  shogoun  et  aujourd'hui  du  gouvernement  impérial,  avec 
le  port  voisin  de  Yokohama,  sont  les  principaux  centres  de  l'indus- 
trie de   la  laque  et  de  l'ébénisterie.  On  trouve  aussi  à  Kioto  des 
manufactures  de  poterie  et  de  porcelaine.  Cette  dernière  industrie 
est  en  ce  moment  très  florissante.  Pour  le  premier  trimestre  de  1889, 
l'exportation  s'en  est  élevée  à  520,000  yens,  plus  de  2  millions  et 
demi  de  francs  ;  ce  sont  les  Américains  qui  sont  les  meilleurs  chens 
pour  cet  article,  les  Anglais  et  les  Français  viennent  après,  et 
beaucoup  plus  loin  les  Allemands.  L'industrie  de  la  laque,  quoique 
encore  assez  animée,  a  pâti  des  articles  défectueux  que  l'on  avait 
faits  depuis  quelques  années.  Les  objets  de  bronze,  les  cloisonnés, 
dont  la  demande  s'était  alanguie  il  y  a  quelque  temps,  par  suite 
aussi  d'une  fabrication  plus  négligée,  ont  regagné  la  faveur  de  l'Eu- 
rope, après  des  elïorts  pour  un  retour  aux  objets  plus  finis  ;  les 
prix  ont  augmenté  en  1889  de  30  pour  100.  Ici,  c'est  l'Angleterre 
et   la  France   qui    sont   les  principales    clientes.    L'Amérique   ne 
vient  qu'après  (1).  Le  Japon  a  éprouvé  que  son  intérêt  est  de  con- 
server à  ses  menus  produits  artistiques  toute  leur  élégance,  toute 
leur  perfection,  et  qu'en  en  rabaissant  la  quahté  il  éloigne,  sans 
compensation,  les  amateurs  éclairés. 

Une  forte  discipline  industrielle  a  contribué  depuis  plusieurs 
siècles  à  l'habileté  de  l'ouvrier  japonais.  Il  travaille  en  général  chea 
un  maître  artisan  :  ce  sont  de  petites  manufactures  domestiques 
qui  n'occupent  jamais  plus  de  vingt  ou  trente  personnes,  dont 
beaucoup  sont  des  apprentis.  Longue  est  la  période  d'apprentis- 
sage. Dans  l'industiie  de  la  peinture  sur  laque,  elle  se  prolonge 
huit  à  neuf  ans.  Même  dans  le  métier  commun  de  charpentier, 
l'apprentissage,  en  ceriames  provinces  du  sud,  prend  cinq  à  sept 


(1)  Nous  extrayons  ces  reEseigne.Hens  des  Lettres  du  Japon,  la  Situation  politique 
et  économique,  publiées  par  un  Japonais,  M.  T.  Ouiakami,  dans  VÊconomiste  français. 


I 


LE   JAPON.  657 

années.  11  n'y  a  pas  de  lois  qui  règlent  l'organisation  industrielle; 
les  coutumes  y  pourvoient.  Dans  beaucoup  de  métiers  exis- 
tent des  associations,  comme  les  corporations  [guilcls)  du  moyen 
âge.  Certaines  même,  comme  récemment  dans  l'industrie  de  la 
soie,  ont  réclamé  que  le  gouvernement  prêtât  main-forte  à  leurs 
règlemens.  En  général,  c'est  pour  conserver  la  qualité  des  produits 
ou  pour  en  limiter  la  quantité  que  les  associations  font  des  efTorts 
plus  ou  moins  légaux.  Sous  tous  les  climats  et  dans  toutes  les  zones, 
la  petite,  de  même  que  la  grande  industrie,  est  semblable  à  elle- 
même.  Celle-là  se  montre  défiante  et  exclusive  à  l'excès.  Les  procé- 
dés particuliers  sont  gardés  avec  jalousie,  comme  des  secrets,  et 
tiansmis  de  père  en  fils.  On  dit  que  certaines  sortes  des  célèbres 
porcelaines  de  Satsuma  ne  sont  produites  que  par  une  seule 
famille,  et  que  les  articles  en  bronze  de  Kioto  sont  monopolisés  par 
un  petit  nombre  d'artisans.  Ces  conditions  sont  très  favorables  ù 
une  production  de  grand  luxe  ;  elles  ne  peuvent  permettre  une  vé- 
ritable expansion  industrielle. 

Transtbrmera-t-on  ce  peuple  d'artisans  en  un  peuple  d'ouvriers  ? 
A  côté  de  tous  ces  petits  ateliers,  épris  de  l'œuvre  finie,  s'élève- 
ra-t-il  des  manulactures  géantes  lançant  dans  le  monde  par  millions 
des  œuvres  ébauchées  ?  Le  Japon  possède  déjà  et  depuis  plusieurs 
siècles,  nous  assure  M.  Yeijiro  Ono,  un  type  de  grandes  usines, 
correspondant  absolument  à  celles  de  l'Occident.  Ce  sont  les  bras- 
series de  saké  :  ce  breuvage  est  fait  de  la  fermentation  de  difiérentes 
denrées  dont  les  principales  sont  le  riz  et  le  blé.  La  fabrication  s'en 
fait,  de  temps  immémorial,  dans  de  vastes  établissemens,  aux  toits 
élevés,  aux  épais  murs  de  plâtre,  où  souvent  deux  ou  trois  cents 
hommes  sont  occupés.  On  trouve  là  l'antagonisme  moderne  du  tra- 
vailleur manuel  et  du  capitaliste.  Le  brasseur,  au  temps  de  la  féo- 
daUté,  avait  une  suite  brillante  et  une  belle  demeure  ;  il  laisait  sou- 
vent de  riches  dons  pour  les  dépenses  publiques,  et  jouissait  du 
privilège  de  porter  l'epée,  ce  qui  était  alors  une  grande  distinction 
sociale. 

Depuis  quelques  années,  la  manufacture  tend  au  Japon  à  faire 
de  nouvelles  conquêtes.  Elle  commence  par  l'industrie  la  plus  na- 
tionale, la  soie.  Les  ateliers  de  dé  vidage  ou  de  moulinage  se  mul- 
tiplient et  se  rapprochent  chaque  jour  davantage  de  ceux  d'Europe. 
C'est  dans  les  provinces  centrales  et  montagneuses  de  la  grande 
île,  Hondo,  qu'ils  se  sont  surtout  étabhs.  On  en  compte  190  dans 
la  province  de  Kai,  et  plus  de  250  dans  celles  de  Mino  et  de 
Hida.  Ils  recourent  à  la  force  hydraulique  qui  abonde  dans  ces 
districts.  Le  capital  est  le  plus  souvent  modique,  mais  parfois  il 
devient  notable,  oscillant  entre  100  yens  (500  fr.)  et  75,000  yens 
TOME  xcviii.  —  1890.  42 


658  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

(375,000  fr.),  la  moyenne  étant  de  1,500  yens  environ  (7,500  fr.). 
Ces  installations  constituent  la  transition  entre  l'atelier  domestique 
et  la  manufacture  occidentale.  Pour  la  première  fois,  les  femmes 
et  les  enlans,  qui,  d'ailleurs,  forment  le  plus  grand  nombre,  sont 
employés  côte  à  côte  avec  les  hommes,  et  la  rémunération  se  règle 
d'après  le  temps  du  travail.  Le  nombre  des  heures  d'ouvrage  varie 
de  9  à  ih;  12  heures  forment  la  journée  la  plus  habituelle;  les  dé- 
fenseurs de  la  journée  de  8  heures  en  Europe  et  aux  États-Unis 
feront  bien  d'ouvrir  les  yeux  sur  l'extrême  Orient.  Yu  la  nature  de 
leurs  opérations,  ces  établissemens  ne  travaillent  qu'une  partie  de 
l'année,  en  général  160  jours.  En  1885,  la  soie  produite  dans  des 
usines  représentait  une  valeur  de  1,185,000  yens,  environ  6  mil- 
lions de  francs,  ce  qui  n'était  pas  encore  une  proportion  de  10 
pour  100  delà  soie  exportée,  qui  était  évaluée  à  là  millions  et  demi 
de  yens  (72 millions  de  francs).  L'ateHer  domestique  se  défend  en- 
core au  Japon,  mais  la  manufacture  a  fait  son  apparition,  il  est  dans 
sa  destinée  d'êlre  une  accapareuse. 

Le  Japon  ne  prépare  pas  seulement  la  soie  brute,  il  la  tisse  aussi 
et  en  fait  de  johes  étoffes.  L'industrie  des  soieries  japonaises  a,  ce- 
pendant, perdu  du  terrain  par  l'ouverture  du  pays  au  commerce 
étranger.  Autant  la  production  de  la  soie  en  a  été  surexcitée  par  les 
facilités  d'exportation,  autant  celle  des  soieries  dut  souffrir  de  la 
concurrence  des  lainages  ou  des  cotonnades  européennes  à  bas 
prix.  L'exportation,  soit  de  la  graine,  soit  des  cocons,  fit  renchérir 
la  soie  dans  le  pays  depuis  1859  dans  la  proportion  de  1  à  10  ou 
16  ;  le  Japonais  des  classes  mférieures  et  moyennes  dut  abandonner 
ses  vêtemens  soyeux  pour  revêtir  le  coton  banal.  M.  Yeijiro  Ono 
pense  que,  avec  leur  abondance  de  main-d'œuvre  habile  et  peu 
coûteuse,  les  Japonais  pourraient  aisément  regagner  leur  marché 
intérieur  et  même  lutter  sur  les  marchés  étrangers  avec  les  soieries 
européennes;  mais  il  faudrait,  selon  lui,  remplacer  les  métiers  à 
la  main  par  des  métiers  mécaniques,  le  travail  domestique  par  le 
travail  en  ateher;  graduellement^  mais  sûrement,  ajoute-t-il,  cette 
transformation  va  s'opérer. 

Dans  l'industrie  de  la  porcelaine,  on  saisit  les  germes  de  la  même 
évolution  que  dans  celle  de  la  soie.  Les  argiles  à  poterie  abondent 
au  Japon,  et  les  qualités  les  plus  pures  et  les  plus  variées  se  ren- 
contrent les  unes  à  côté  des  autres,  et  toutes  près  de  la  mer  ou  des 
rivières.  La  demande  extérieure  développe  rapidement  cette  pro- 
duction. Dans  beaucoup  de  districts,  la  manufacture  domestique 
cède  pour  ces  articles  la  place  à  de  véritables  usines.  L'exportation 
des  porcelaines  a  dépassé,  en  1886,  1  million  de  yens  (5  millions 
de  francs),  ayant  doublé  en  deux  ans.  M.  Yeijiro  Ono  pense  que, 


1 


LE   JAPON.  659 

grâce  à  cette  rencontre  des  excellentes  terres  à  poterie  et  de  cet 
autre  élément,  le  cheap  and  skillful  labour^  les  Japonais  devien- 
dront, pour  la  céramique,  le  premier  fournisseur  du  marché 
universel.  Il  faut  encore  triompher,  toutefois,  de  l'outillage  défec- 
tueux, des  préjugés  des  artisans,  et  développer  ce  commencement 
d'évolution  de  l'atelier  domestique  aux  grandes  usines. 

La  hberté  des  communications  dans  le  monde  entier  omTe,  en 
même  temps,  de  nouvelles  voies  à  l'ingéniosité  japonaise.  Par  des 
concessions  de  terres  à  un  taux  de  rente  presque  nominal  et  par 
des  prêts  de  capitaux  à  faible  intérêt,  le  gouvernement  s'efforce 
de  susciter  des  manufactures  pour  de  nouvelles  branches  de  pro- 
ductions. Il  fonde  lui-même  et  gère  quelques  établissemens  :  un 
moulinage  de  soie,  une  papeterie,  deux  filatures  de  coton.  L'impul- 
sion gouvernementale  trouve  un  public  et  un  milieu  favorables.  Les 
entreprises  d'éclairage  au  gaz  ou  à  l'électricité,  de  travaux  hydrau- 
liques et  de  tramw^ays  se  multiplient.  Les  machines  à  vapeur,  mal- 
gré l'abondance  des  forces  hydrauliques  dans  le  pays,  commencent 
à  se  répandre  dans  les  industries  privées.  Ln  1886,  on  y  recensait 
311  appareils  à  vapeur,  pour  une  force  nominale  de  A,09/i  chevaux. 
On  comptait  82  de  ces  appareils  dans  l'industrie  delà  soie,/i7  dans 
les  mines  de  houille,  hh  dans  l'écortissage  du  riz,  13  dans  la  fila- 
ture de  coton,  6  dans  l'imprimerie.  Bien  autrement  répandu  est 
l'usage  de  la  force  hydraulique.  On  comptait,  en  1886,  365  usines 
mues  par  cette  force  suivant  des  procédés  modernes.  En  ajoutant 
250  usines  où  l'on  produit  divers  objets  sans  le  secours  de  la  va- 
peur ni  de  l'eau,  on  arrive,  pour  représenter  les  industries  nou- 
velles, à  un  ensemble  de  832  usines  [factories]  au  capital  de 
3,661,000  yens,  environ  18  millions  de  francs. 

Le  succès  est  très  variable  pour  ces  branches  diverses  de  la  pro- 
duction. Les  plus  beaux  bénéfices  se  rencontrent  dans  les  mines 
de  houille,  où  ils  atteignent  souvent  50  pour  100  ;  les  verreries  sont 
en  général  rémunératrices.  Il  en  va  de  même  des  filatures  de  soie. 
Pour  les  articles,  au  contraire,  qui  ont  à  lutter  directement  avec  la 
concurrence  européenne,  notamment  la  filature  de  coton  et  la  raf- 
finerie de  sucre,  les  échecs  sont  fréquens.  Les  deux  filatures  de 
oton  gouvernementales  ont  perdu  20,000  yens  en  188/i.  Cepen- 
dant, il  est  quelques  manufactures  privées,  même  pour  la  filature 
de  coton,  qui  réussissent.  M.  Yeijiro  Ono  nous  donne  les  comptes 
de  deux  de  ces  établissemens  :  la  filature  d'Osaka,  qui,  pour  une 
production  totale  de  311,000  yens,  environ  1,500,000  francs,  a 
réalisé  un  gain  de  plus  de  65,000  yens  (325,000  fr.)  ;  et  la  filature 
d'Okayama  qui,  au  contraire,  pour  une  production  de  50,000  yens 
(250,000  fr.)  a  subi  une  perte  de  6,79/j  yens  ou  environ  3i,000  fr. 
On  sait  que,  en  Europe  aussi,  les  petites  filatures  ont  bien  du  mal  à 


660  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

végéter  OÙ  les  grandes  réussissent.  Ce  qui  frappe  dans  ces  comptes, 
c'est  la  très  faible  proportion  des  salaires  au  total  de  la  production. 
Dans  la  filature  d'Osaka,  par  exemple,  pour  une  production  de  plus 
de  1,500,000  francs,  les  principaux  articles  de  dépenses  sont: 
27,000  francs  de  traitemens  {salaries),  26,000  francs  de  salaires 
(irages)  pour  les  ouvriers  hommes,  2i,000  francs  de  salaires  pour 
les  femmes,  1,100,000  francs  de  matières  premières,  une  dizaine 
de  mille  francs  de  dépenses  diverses  et  environ  23,000  francs  de 
charbon.  Ainsi  les  salaires  d'ouvriers  ne  représentent  que  50,000  fr. 
en  chiflres  ronds  pour  une  production  de  1,500,000  francs.  C'est 
ici  le  terrible  secret  du  Japon  ;  quand  il  se  révélera  à  l'Europe  et 
aux  États-Unis,  ces  contrées  en  seront  consternées.  Les  salaires, 
dans  les  filatures  japonaises,  pour  un  travail  de  12  heures,  varient 
entre  9  et  12  yens  (^5  et  60  centimes)  pour  un  homme  et  n'attei- 
gnent que  6  yens  et  demi  pour  une  femme  (32  centimes  et  demi.) 
M.  Yeijiro  Ono  néglige  de  nous  apprendre  si  ces  ouvriers  sont 
nourris,  ce  qui  peut  être  le  cas  ;  mais,  le  fussent-ils,  ce  serait  avec 
quelques  poignées  de  riz,  ce  qui  ne  changerait  guère  la  situation. 
Voilà  ce  que  l'on  devrait  dire  à  la  conférence  de  Berhn  ;  la  plupart 
des  délégués  sans  doute  l'ignorent.  En  face  de  cette  Asie  renais- 
sante, pleine  de  ressources  naturelles  et  de  forces  humaines  aux 
prétentions  modestes,  l'outrecuidance  des  législateurs  européens 
et  des  masses  profondes  européennes  donne  le  frisson. 

Heureusement  pour  l'Europe  et  les  Etats-Unis,  qui  autrement 
verraient  leur  commerce  extérieur  singulièrement  compromis,  toutes 
les  ressources  naturelles  des  nations  asiatiques  sont  encore  en  gé- 
néral inexploitées  et  souvent  même  inexplorées.  Le  capital  manque, 
les  connaissances  techniques,  l'expérience  aussi,  qui  est  distincte 
des  connaissances,  enfin  les  moyens  de  transport.  Contrairement 
à  l'évolution  économique  européenne,  ce  sont  les  moyens  de  trans- 
port qui  se  développeront  le  plus  vite  en  Asie.  Le  Japon  a  la  mer, 
toutes  les  terres  aisément  cultivables  en  étant  médiocrement  dis- 
tantes. Les  Japonais  ont  le  don  d'imitation.  Dès  1870,  deux  ans 
après  la  révolution  qui  renversa  le  shogoun  (taïkoun)_,  une  ligne 
régulière  de  bateaux  à  vapeur  relia  Yokohama,  le  grand  port  du 
centre,  près  de  la  capitale  de  Tokio,  à  Kobe  ou  Hiogo,  le  port  de 
l'ancienne  capitale  du  mikado,  Kioto,  pour  être  bientôt  après  pous- 
sée jusqu'à  Nagasaki,  le  plus  méridional  des  grands  ports  du 
Japon,  situé  dans  l'Ile  de  Kiusliiu.  En  187/i,  une  compagnie  indi- 
gène reçut  une  charte  et  établit  des  relations  maritimes  non-seule- 
ment avec  tous  les  points  importans  de  l'archipel,  mais  encore  avec 
Shanghaï,  Fousan  et  diverses  villes  du  continent.  D'immenses  for- 
tunes furent  acquises  par  les  fondateurs  de  cette  ligne.  En  1885, 
cependant,  cette  compagnie  (ut  nominalement  dissoute  et  remplacée 


LE   JAPON.  661 

par  thc  Japanese  Mail  steamers  C°,  qui  est  sous  le  contrôle  du 
gouvernement  ;  en  même  temps  diverses  petites  compagnies 
créaient  des  services  nouveaux.  En  1886,  le  tonnage  de  la  marine 
marchande  japonaise  tout  entière  adonnée  au  petit  ou  au  grand 
cabotage  atteignait  117,303  tonnes  de  vapeurs  ou  de  voiliers,  en 
outre  727,000  jonques.  En  même  temps  les  télégraphes  s'étendaient 
sur  16,000  milles  ou  environ  26,000  kilomètres  en  1887,  et  le  ser- 
vice postal  se  développait  dans  l'archipel,  sur  le  modèle  de  celui 
des  États-Unis. 

Les  communications  intérieures  ont  toujours  fait  beaucoup  plus 
déiaut.  Il  y  avait  autrefois  trois  routes  superbes  au  Japon  :  la  prin- 
cipale, celle  de  Tokio  à  Kioto,  les  deux  capitales,  s'étendait  sur  une 
longueur  de  307  milles  (environ  500  kilomètres).  La  largeur  en 
était  de  36  pieds  ;  le  sol  était  couvert  d'un  gravier  fin  et  ombragé 
d'une  double  rangée  d'arbres.  Mais  l'on  ne  connaissait  guère  d'autre 
véhicule  que  les  porteurs  humains  ou  le  cheval  de  bât.  Puis,  dès 
qu'on  sortait  de  ces  voies  magistrales,  on  tombait  dans  de  simples 
pistes,  souvent  interrompues.  Les  Japonais  de  quarante  ans  se  rap- 
pellent le  temps  où  il  fallait  trente  ou  quarante  jours  pour  se  rendre 
de  Yédo,  maintenant  Tokio,  à  l'île  méridionale  de  Kiushiu,  soit  une 
distance  de  600  milles  (moins  de  900  kilomètres),  la  lenteur  des 
jonques  ne  le  cédant  pas  à  celle  des  porteurs. 

A  l'assemblée  générale  des  préfets  de  départemens,  en  1875,  on 
adopta  un  système  vicinal  qui  semble  copié  sur  le  système  fran- 
çais et  qui  classe  les  voies  en  routes  nationales,  routes  de  préfec- 
tures et  routes  de  villages. 

Dans  un  pays  neuf  ou  un  vieux  pays  qui  se  réveille,  il  est  infini- 
ment plus  important  de  construire  des  chemins  de  fer  que  des  routes. 
Les  habitans  trouvent  toujours  le  moyen  de  se  confectionner  un  tracé 
passable  pour  se  rendre  à  la  station  voisine.  Il  ne  faut  donc  pas  se 
conformer  à  l'ordre  historique  des  communications,  mais  le  renver- 
ser pour  commencer  par  la  voie  la  plus  perfectionnée.  A  l'heure 
actuelle,  sur  la  meilleure  route  du  Japon,  les  transports  se  faisant 
par  chevaux  de  bât  ou  par  voitures  à  porteurs,  coûtent  30  sens, 
environ  i  fr.  50,  la  tonne  par  mille  ou  plus  de  0  fr.  90  par  kilo- 
mètre. Le  chemin  de  fer  réduira  ce  prix  des  neuf  dixièmes  et 
même  ultérieurement  des  dix-neuf  vingtièmes  et  transformera 
ainsi  de  petites  sociétés  localisées  en  un  véritable  organisme  indus- 
triel. Les  variations  de  prix  des  denrées  qui  oscillent  du  simple  au 
double  ou  au  triple  dans  des  provinces  assez  voisines  s'atténueront, 
et  la  culture  des  sols  riches  set'a  singulièrement  stimulée  dans  les 
bonnes  parties  de  l'arcliipel,  tandis  que,  aujourd'hui,  faute  de  dé- 
bouchés pour  leurs  produits,  beaucoup  de  terres  fertiles  restent 
incultes.  On  ne  s'est  mis  qu'assez  lentement  à  la  construction  de 


662  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chemins  de  fer  au  Japon.  En  1872,  on  construisit  la  ligne  entre 
Tokio  et  Yokohama,  deux  grandes  villes  voisines,  dont  la  seconde 
sert  en  quelque  sorte  de  port  à  la  première,  puis  une  autre, 
de  peu  de  longueur,  entre  Kobe  (Hiogo),  autre  port  important, 
et  Otsu.  Gela  ne  faisait  en  tout  que  80  milles  ou  130  kilomètres. 
Après  cet  essai,  on  fit  des  études  et  des  plans.  Puis,  en  1881,  on 
constitua  la  Japanese  Railroad  C°,  au  capital  de  20  millions 
de  yens,  une  centaine  de  millions  de  francs,  somme  énorme  pour 
le  Japon.  En  même  temps ,  le  gouvernement  construisait  lui- 
même  quelques  lignes,  notamment  au  cœur  de  la  grande  île  sep- 
tentrionale et  massive,  Yéso.  Le  public  se  prit  de  passion  pour  les 
chemins  de  fer  :  le  Japon  eut  sa  railway  mania,  comme  l'Angle- 
terre, cinquante  ans  plus  tôt.  En  1886-1887,  on  londa  treize  com- 
pagnies nouvelles.  M.  Yeijiro  Ono  paraît  croire  que  la  première  pé- 
riode d'exploitation  des  lignes  ferrées  donnera  dans  son  pays  des 
déceptions  à  cause  surtout  des  habitudes  aujourd'hui  très  séden- 
taires de  la  population  rurale,  et,  il  eût  pu  ajouter,  de  la  concur- 
rence de  la  voie  maritime,  le  Japon  étant  déchiqueté  de  tous  côtés 
par  la  mer  qui  y  entre  sous  forme  de  golfes,  de  baies,  de  criques 
ou  d'anses. 

Un  autre  écrivain  japonais,  qui  écrit  à  une  date  plus  récente  et 
entre  dans  plus  de  détails,  M.  T.  Ourakami,  envoyait,  il  y  a  quel- 
ques semaines,  à  VÉconomiste  françah  une  correspondance  qui 
respirait  beaucoup  plus  la  confiance.  A  l'heure  présente,  le  Japon 
possède  905  milles  (plus  de  1,^50  kilomètres)  de  chemins  de  fer  en 
exploitation,  sur  lesquels  Zi86  milles  (785  kilomètres)  sont  des 
lignes  d'état  ;  les  voies  ferrées  en  construction  atteignent  520  milles 
(environ  850  kilomètres)  et  celles  en  projet  3A1  milles  (550  kilo- 
mètres approximativement).  Le  réseau  approcherait  ainsi  de 
3.000  kilomètres. 

M.  T.  Ourakami  présente  les  1,450  kilomètres  existans  comme 
une  bonne  affaire  au  point  de  vue  financier  :  «  Les  compagnies  sont, 
dit-il,  dans  une  situation  très  prospère.  La  moyenne  des  dividendes 
qu'elles  distribuent  aux  actionnaires  est  de  6  à  10  pour  100  par  an. 
Bien  souvent  ils  dépassent  10  pour  100;  aussi  les  actions  de  ces 
compagnies  sont-elles  fort  recherchées.  »  Le  gouvernement  japo- 
nais, à  notre  sens,  fera  bien  de  laisser  le  réseau  se  développer  en 
quelque  sorte  spontanément  sans  s'engager,  au  moins  actuellement, 
comme  certains  gouvernemens  des  pays  neufs,  dans  de  ruineuses 
garanties  d'intérêts.  Les  premiers  5,000  ou  6,000  kilomètres  de 
voies  ferrées,  dans  un  pays  de  près  de  AO  millions  d'âmes,  même 
malgré  la  concurrence  maritime,  doivent,  si  l'économie  préside  à 
la  construction  et  à  l'exploitation,  pouvoir  payer  l'intérêt  et  l'amor- 
tissement des  capitaux  engagés.  Le  gouvernement  japonais  parait 


LE   JAPON.  663 

se  fier  désormais  plus  aux  concessions  à  des  compagnies  qu'à  l'ac- 
tion directe  de  l'état  ;  nous  l'en  félicitons  ;  il  a  plus  à  gagner  à 
l'imitation  des  États-Unis  et  de  l'Angleterre  que  de  l'Allemagne  ou 
de  la  Hongrie.  Nous  remarquons  que  les  lignes  en  construction  ou 
en  tracé  oilrent  une  moins  forte  part  de  lignes  d'état  que  le  réseau 
déjà  construit  (1).  Le  gouvernement  pourrait,  toutefois,  stipuler 
dans  ces  concessions  une  participation  dans  les  bénéfices  au-delà 
de  8  ou  10  pour  100  de  revenu  pour  les  actionnaires  en  se  réser- 
vant la  moitié  de  l'excédent.  Cela  lui  permettrait  d'obliger  les  com- 
pagnies très  prospères  à  entreprendre  quelques  lignes  secondaires, 
financièrement  moins  fructueuses.  x\I.  T.  Ourakami  complète  sa 
description  des  chemins  de  fer  du  Japon  par  la  réflexion  suivante  : 
«  Il  faut  noter  que,  depuis  les  travaux  de  construction  jusqu'à  la 
direction  de  la  locomotive,  tout  se  fait  par  les  ingénieurs  et  les 
mécaniciens  japonais.  Les  étrangers  qui  avaient  été  nos  maîtres 
dans  cette  science  et  qui  avaient  été  appelés  par  le  ministère  des 
travaux  publics  sont  aujourd'hui,  à  l'exception  de  quelques-uns 
d'entre  eux,  remerciés  à  l'expiration  de  leur  contrat.  » 

Ces  lignes,  tout  aussi  bien  que  l'attentat  contre  le  comte  Okouma, 
peignent  l'esprit  pubhc  au  Japon.  Les  Japonais  sont  les  admira- 
teurs de  la  civihsation  occidentale,  mais  ils  n'entendent  pas  laisser 
les  Occidentaux  les  envahir.  L'assimilation  des  procédés  n'empêche 
pas  l'exclusivisme  à  l'égard  des  personnes.  Cette  nation  orientale 
tient  à  demeurer  encore  fermée.  Les  dissensions  au  sujet  du  re- 
nouvehement  des  traités  entre  le  Japon  et  les  contrées  étrangères 
en  fournissent  la  preuve. 

IV. 

Avant  d'aborder  ce  grave  sujet  qui  passionne  aujourd'hui  son 
pays,  M.  Yeijiro  Ono  se  livre  à  une  longue  étude,  toute  théorique,  et 
qui  ne  manque  pas  d'intérêt,  sur  les  lois  du  progrès  industriel.  Il 
y  montre  à  la  fois  des  connaissances  scientifiques  et  de  la  perspi- 
cacité. La  civilisation  a  pour  caractéristique  l'extension  des  be- 
soins humains;  il  faut  éveiller  dans  cette  masse  japonaise  le  goût 
de  satisfactions  qu'elle  n'a  pas.  En  même  temps,  on  lui  doit  fournir 
de  nouvelles  méthodes  et  de  nouveaux  inslrumens  de  travail.  Tout 
cela  ne  va  pas  sans  une  perturbation  matérielle  et  morale.  L'intro- 
duction des  machines  a  été  graduelle,  successive  en  Europe  : 
néanmoins,  elle  y  a  suscité  beaucoup  de  souiïrances;  au  Japon, 
elle  va  être  soudaine,  instantanée;  le  milieu  n'y  est  pas  préparé, 


(1)  Voir  la  correspondance  de  M.  T.  Ourakami  sur  la  Situation  poUlique  et  écono- 
mique du,  Japon  dans  l'Économiste  français  du  28  décembre  1889. 


ÔQk  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  le  mal  peut  y  avoir  plus  d'intensité  et  de  durée.  Ces  réflexions 
sont  justes;  il  est  probable  que  les  Chinois  se  les  font  avec  encore 
plus  d'appréhension  et  d'anxiété.  Il  s'agit  d'un  prodigieux  change- 
ment non-seulement  dans  l'ordre  matériel,  mais  dans  les  mœurs, 
toute  une  transformation  de  l'éthique  sociale,  comme  le  dit  à  diverses 
reprises  notre  auteur.  11  y  a  chez  lui  comme  un  écho  des  plaintes  de 
Sismondi  au  commencement  du  siècle. 

11  ne  se  contente  pas  de  gémir  ;  il  recherche  les  termes  de  com- 
paraison et  s'ingénie  à  indi  juer  les  étapes  que  le  progrès  industriel 
doit  suivre.  Ses  rapprochemens  entre  le  Japon  actuel  et  l'Angleterre 
de  1760  à  1770  telle  que  nous  la  décrit  Arthur  Young  témoignent 
de  son  érudition.  Il  voudrait  que  les  nobles  japonais,  ceux  qui  ont 
encore  des  ressources,  et  les  riches  bourgeois  s'intéressassent  à 
l'agriculture,  comme  les  lords  delà  fin  du  dernier  siècle.  Quelques- 
uns,  parait-il,  commencent  à  le  faire.  11  demande  l'allégement  de 
ces  énormes  taxes  foncières  qui,  on  l'a  vu,  atteignent  jusqu'à 
75  francs  par  hectare.  Quoi  qu'en  disent  les  collectivistes  d'Eu- 
rope et  d'Amérique,  Colins  ou  Henri  George,  un  impôt  foncier 
considérable  n'existe  que  dans  les  pays  primitifs,  comme  la  Turquie, 
l'Egypte,  le  Japon,  naguère  les  Indes,  et  il  y  est  un  insurmontable 
obstacle  à  l'extension  des  cultures.  La  réduction  des  charges  fon- 
cières à  5  ou  6  pour  100  du  revenu  brut,  à  10  ou  15  pour  100 
du  revenu  net  est  l'une  des  premières  conditions  du  développe- 
ment de  la  civilisation.  Le  gouvernement  japonais  s'en  avise;  une 
loi  du  28  juin  1889  exempte  pour  dix  ans  de  toute  taxe  les  nou- 
velles terres  mises  en  culture  dans  la  grande  île  septentrionale  de 
Yédo  ou  Hokkaido  ;  la  même  mesure  devrait  être  étendue  à  tout 
le  territûu'e  sans  exception  ;  on  arriverait  ainsi  en  quelques  années 
à  doubler  les  surfaces  cultivées.  On  s'y  essaie  déjà,  dans  une 
proportion  coûteuse  pour  le  trésor  japonais,  mais  encore  insuffi- 
sante :  ainsi  une  loi  d'août  1889  a  réduit  l'impôt  foncier  de  3  mil- 
hons  2/iO,000  yens  (16  milhons  de  francs) ,  à  peu  près  la  somme  dont 
M.  Rouvier  propose  de  décharger  notre  impôt  sur  les  propriétés 
non  bâties.  M.  Yeijiro  Ono  se  fait  l'avocat  de  ces  rélormes;  il  ne 
prête,  sur  ce  point,  à  la  critique  que  par  sa  mésestime,  d'origine 
tout  américaine,  pour  la  petite  propriété  ;  il  oublie  que  les  Etats- 
Unis  sont  fort  éloignés  de  la  culture  intensive  et  définitive;  les 
Flandres  offrent  un  modèle  bien  plus  normal  et  plus  humain. 

Le  développement  de  l'agriculture  se  rattache  à  celui  de  l'indus- 
trie ;  M.  Yeijiro  Ono  se  demande  comment  les  manufactures  mo- 
dernes peuvent  s'établir  au  Japon.  II  discute,  avec  une  rare  perspi- 
cacité, le  problème  du  libre  échange  et  de  la  protection.  Au  premier 
abord,  l'instinct,  l'exemple  des  Etats-Unis  et  de  la  Russie,  pour- 
raient porter  les  pays  neufs  vers  ce  dernier  système  ;  c'est  la  ten- 


LE   JAPON.  665 

(lance  et  le  préjugé  du  temps  présent.  L'ouvrier  japonais  consacre 
dix  jours  à  produire  le  thé  qu'il  échange  contre  du  calicot  qui 
n'aura  coûté  que  deux  jours  de  travail  à  l'ouvrier  de  Manchester  ; 
il  semble  à  l'observateur  superficiel  qu'il  y  ait  dans  un  commerce 
de  cette  nature  une  infraction  aux  règles  de  la  loyauté  et  de 
l'équité.  Notre  auteur  japonais,  avec  une  rare  pénétration,  n'aboutit 
pas  à  cette  conclusion ,  il  expose  les  conditions  nécessaires 
pour  qu'une  politique  protectionniste  atteigne,  du  moins  en  partie, 
les  résultats  qu'en  attend  une  contrée  neuve  :  il  y  a  trois  de  ces 
conditions  :  il  faut  en  premier  lieu  que  la  nation  possède  une  très 
grande  population  et  un  énorme  territoire,  au  point  de  s'offrir  à 
elle-même  un  marché  très  étendu  et  très  varié,  de  réunir  en  quelque 
sorte  plusieurs  climats  et  une  très  abondante  diversité  de  res- 
sources; en  second  lieu,  les  matières  premières  des  industries 
protégées,  comme  le  combustible, les  métaux,  les  plantes  textiles, 
doivent  être  produites  dans  le  pays  même  en  très  grandes  quan- 
tités ;  enfin  l'intelligence  et  la  demande  effective  du  peuple  pour 
les  produits  de  la  civilisation  doivent  être  aussi  développées  que 
chez  les  nations  étrangères.  On  ne  saurait  mieux  raisonner:  bien 
des  fois  nous  avons  indiqué  ces  conditions,  surtout  les  deux  pre- 
mières, comme  essentielles  pour  atténuer  les  inconvéniens  de  la 
politique  protectionniste.  Nous  avons  été  charmé  de  les  re- 
trouver avec  des  complômens  sous  la  plume  d'un  écrivain  ja- 
ponais. De  ce  que  les  70  millions  d'hommes,  nouveaux  venus, 
épris  de  fortune,  d'une  dévorante  activité,  et  les  8,500,000  kilo- 
mètres carrés  des  Etats-Unis,  ou  bien  encore  les  100  millions 
d'hommes  et  les  22  millions  de  kilomètres  carrés  de  l'empire  russe 
peuvent  pratiquer,  sans  trop  en  souffrir,  une  politique  ultra-pro- 
tectionniste, les  esprits  sont  bien  superficiels  qui  en  concluent 
qu'une  nation  de  38  millions  d'âmes,  à  population  stationnaire  et 
un  peu  amollie  par  un  héréditaire  bien-être,  vivant  sur  un  mesquin 
territoire  de  530,000  kilomètres  carrés,  pourrait  appliquer,  sans 
notablement  y  perdre  en  activité  et  en  ressources,  un  régime  du 
même  genre. 

M.  Yeijiro  Ono,  par  des  observations  générales,  conclut  donc 
contre  l'introduction  au  Japon  du  système  protectionniste  rigoureux. 
L'examen  attentif  des  importations  dans  son  pays  le  confirme  dans 
son  jugement.  Sur  un  total  d'importations  de  32  millions  de  yens 
(environ  160  millions  de  francs)  en  1886,  les  fils  de  coton  entrent 
pour  6  millions  de  yens  (30  millions  de  francs),  le  sucre  pour  plus 
de  5  millions  et  demi  de  yens  (27  millions  de  francs),  les  tissus  de 
coton  pour  2,300,000  yens  (Il  millions  et  demi  de  francs),  le  pé- 
trole pour  2,600,000  yens  (13  millions  de  francs),  les   lainages 


666  REVUE   DES    DEUX   MONDES 

pour  2,300,000  yens  (11  millions  et  demi  de  francs),  le  1er  travaillé 
pour  2,235,000  yens  (11  millions  et  quart)  :  ce  sont  là  les  deux 
tiers  de  l'importation.  Or,  le  Japon  ne  produit  qu'une  quantité  in- 
suffisante de  coton  et  de  sucre  ;  il  n'élève  pas  de  troupeaux  de 
moutons,  le  pays  ne  paraissant  pas  propice  à  ces  animaux;  il  n'a 
pas  de  pétrole.  Ce  serait  charger  inutilement  le  peuple  que  d'éta- 
blir des  droits  prohibitifs  ou  très  élevés  sur  ces  denrées.  Elles  pré- 
parent, au  contraire,  la  civilisation  en  éveillant  les  besoins  et  les 
désirs.  La  véiitable  politique  du  Japon  est  d'étendre  son  commerce 
étranger  et  son  industrie  maritime,  particulièrement  dans  les  deux 
Amériques,  l'Australie  et  les  îles  du  Pacifique,  et  non  pas  d'arrêter 
par  des  droits  prohibitifs  des  relations  à  peine  naissantes. 

Ce  n'est  pas  que  M.  Yeijiro  Ono  soit  partisan  des  traités  qui  lient 
encore  le  Japon  avec  les  puissances  de  civilisation  européenne  et 
que  ce  pays  fait,  à  l'heure  présente,  tant  d'efïorts  pour  reviser.  Ces 
traités,  il  les  veut  complètement  modifier.  Il  considère  comme  indis- 
pensable au  développement  de  sa  nation  son  affranchissement  d'une 
sujétion  qui  est  à  la  fois  humiliante  et  gênante.  Cette  question  des 
traités  intéresse  en  même  temps  les  personnes  et  les  marchandises. 
Accordera-t-on  aux  étrangers  le  droit  de  circuler  dans  tout  le  pays, 
de  s'y  établir,  d'y  posséder?  C'est  à  ce  sujet  cpie  se  passionne  la 
population  japonaise,  et  le  sentiment  populaire  paraît  être  opposé  à 
des  concessions  importantes  en  cette  matière.  Cinq  ports  seulement 
sont  fixés  par  les  traités  pour  les  relations  de  commerce  entre  les 
étrangers  et  le  Japon;  une  nouvelle  loi,  du  mois  d'août  1889,  a 
ouvert  neuf  nouveaux  ports  pour  l'exportation  de  cinq  importans 
articles  :  le  riz,  le  blé,  la  larine,  le  charbon  et  le  soufre.  Doit-on 
aller  plus  loin?  Le  Japon  y  éprouverait  beaucoup  de  répugnance; 
mais  peut-être  y  consentirait-il,  s'il  pouvait  regagner  ainsi  sa 
hberté  fiscale.  Les  droits  établis  à  l'importation,  sous  le  régime  des 
traités,  sont  insignifians;  ils  ne  rapportent  que  1,398,000  yens  (en- 
viron 7  millions  de  francs),  pour  une  importation  totale  de  près  de 
32  millions  de  yens  (160  millions  de  francs)  ;  ils  ne  représentent 
ainsi  que  4  1/2  pour  100  environ.  Pour  compenser  cette  stérilité 
de  la  douane  à  l'importation,  le  gouvernement  est  obligé  de  main- 
tenir pour  plus  de  1,200,000  yens  (6  millions  de  francs)  de  droits 
de  douane  à  l'exportation,  et  néanmoins  le  revenu  total  des 
douanes  reste  misérable  (13  millions  de  francs  environ). 

On  ne  saurait  blâmer  les  Japonais  de  vouloir  s'émanciper  d'une 
aussi  gênante  entrave.  M.  Yeijiro  Ono  calcule  que  des  droits  d'im- 
portation de  30  pour  100,  qui  ne  seraient  pas  prohibitifs,  sur  les 
articles  de  luxe  et  de  demi-luxe  produiraient  un  surcroît  de  res- 
sources de  6  millions  de  yens  (30  millions  de  francs),  qu'on  pour- 


LE    JAPON.  667 

rait  afïecter  à  la  suppression  des  droits  d'exportation  et  au  dé- 
grèvement des  énormes  taxes  terriennes.  Ce  plan  paraît  bien  conçu, 
dut  le  droit  nouveau  être  réduit  à  20  ou  25  pom*  100  de  la  valeur, 
au  lieu  du  taux  un  peu  excessif  de  30  pour  100  que  propose  notre 
auteur. 

La  question  du  régime  à  faire  aux  étrangers  est  plus  délicate.  Il 
est  incontestable  que  le  Japon,  s'il  veut  développer  ses  ressources, 
doit  rester  moins  fermé  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui  aux  Européens. 
D'autre  part,  on  s'exposerait  à  une  perturbation  trop  violente  et 
que  ne  supporterait  pas  le  sentiment  national,  si  l'on  accordait  aux 
étrangers,  qui  ne  sont  pas  uniquement  les  Européens  et  les  Améri- 
cains, mais  aussi  les  Chinois,  une  pleine  hberté  de  circulation,  de 
domicile  et  le  droit  de  posséder  le  sol.  Que  le  Japon  prenne  des 
précautions  pour  empêcher  qu'une  grande  quantité  de  ses  terres  ne 
soient  achetées  par  des  hommes  d'une  autre  race,  pour  éviter  chez 
lui  une  sorte  de  dépossession  ou  de  subordination,  aucun  esprit 
réfléchi  n'y  pourra  contredire.  Entre  la  quasi-fermeture  actuelle,  la 
localisation  de  l'élément  étranger  sur  cinq  points,  et  la  liberté  abso- 
lue de  voyager,  de  s'étabhr  et  d'acquérir,  il  y  a  bien  des  degrés. 
On  pourrait  recourir  à  un  système  de  passeports,  comme  celui  qui 
existait  naguère  dans  tous  les  États  d'Europe,  et  qui  procurerait 
quelques  ressources  au  trésor  japonais  ;  on  pourrait  hmiter  à  quinze 
ou  vingt  le  nombre  des  villes  où  les  étrangers  pourraient  résider 
de  plein  droit;  on  pourrait  exiger  une  autorisation  gouvernementale 
pour  l'achat  de  propriétés  et  ne  donner  cette  autorisation  que  dans 
des  cas  vraiment  utiles,  comme  celui  d'installation  d'industries; 
être  plus  large,  au  contraire,  pour  les  simples  locations.  Le  Japon, 
non-seulement  sur  les  côtes  et  dans  quelques  grandes  Ailles,  mais 
dans  l'intérieur,  pour  la  mise  en  valeur  de  ses  mines,  de  ses  forêts, 
pour  la  création  d'mdustries,  a  besoin  d'un  certain  afflux  d'intelli- 
gens  et  entreprenans  étrangers.  S'il  les  repousse,  il  est  à  craindre 
que  ses  récens  efTorts  n'aboutissent  qu'à  une  pâle  copie  de  la  civi- 
lisation européenne. 

Nous  comprenons,  néanmoins,  que  la  perspective  d'un  change- 
ment soudain,  profond,  non-seulement  dans  l'ordre  matériel,  mais 
aussi  dans  les  mœurs  et  les  habitudes  sociales,  ait  exaspéré  quel- 
ques fanatiques  comme  celui  qui  tenta  d'assassiner  le  comte  Okouma, 
qu'elle  entretienne  encore  aujourd'hui  les  appréhensions  populaires, 
qu'elle  suggère  même  à  des  hommes  aussi  éclairés,  aussi  impré- 
gnés de  lecture  européenne  et  de  civilisation  américaine  que  l'est 
M.  Yeijiro  Ono,  quelques  réflexions  d'une  cruelle  anxiété. 

C'est  une  terrible  crise  de  croissance  que  celle  qui  fait  parcourir 
en  vingt  ans  à  un  peuple  d'Orient  toutes  les  étapes  politiques  et 


668  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

économiques  que  l'Europe,  déjà  graduellement  préparée  par  toute 
son  évolution  historique  et  scientifique,  n'a  franchies  qu'en  près 
d'un  siècle  et  demi.  Ce  n'est  pas  les  moyens  matériels  qui  feront 
le  plus  défaut.  Le  Japon  aura  tous  les  instructeurs  qu'il  voudra  : 
savans,  ingénieurs,  contre-maîtres.  Il  paraît  aujourd'hui  plutôt  les 
redouter  que  les  désirer.  Les  capitaux  lui  arriveront  en  quantités 
considérables,  s'il  daigne  leur  faire  appel.  Ils  sont  si  embarrassés 
de  s'employer  aujourd'hui,  les  capitaux  européens,  et  demain  les 
capitaux  américains  du  Nord.  La  Chine  et  le  Japon  ont  emprunté 
en  Europe,  il  y  a  déjà  un  certain  nombre  d'années,  et  leur  crédit 
se  cote  à  la  Bourse  de  Londres.  On  y  négocie  quatre  emprunts  chi- 
nois, dont  deux  en  7  pour  100  et  deux  en  6  pour  100,  pour  une 
somme  totale  d'un  peu  plus  de  3,700,000  livres  sterling,  ou 
93  millions  de  francs.  Les  emprunts  6  pour  100  furent  émis  au 
cours  de  98,  et,  quoique  remboursables  en  1895  au  prix  de  100, 
se  cotent  jusqu'à  110,  ce  qui,  déduction  faite  du  prélèvement  né- 
cessaire pour  amortir  la  prime,  ne  représente  qu'un  intérêt  de 
4.65  pour  100.  Le  gouvernement  japonais  a  émis  à  Londres,  il  y 
a  de  nombreuses  années,  au  cours  de  92  l/'2,  un  emprunt  7 
pour  100  de  l,/i23,000  livres  sterling,  ou  36  millions  de  francs;  il 
est  remboursable  au  pair  en  1898,  et  il  se  négocie  entre  110  et  112, 
ce  qui,  déduction  faite  du  prélèvement  à  opérer  pour  amortir  la 
prime,  constitue  un  intérêt  de  5.60  pour  100  environ.  Ainsi  le 
Japon  pourrait  emprunter  à  moins  de  6  pour  100  en  Europe,  le 
taux  des  emprunts  français  après  la  guerre  ;  la  Chine  pourrait  em- 
prunter à  moins  de  5  pour  100.  Nous  sommes  convaincus  que  l'Eu- 
rope, si  ces  deux  États,  pour  des  entreprises  industrielles  et  com- 
merciales, lui  faisaient  appel,  leur  enverrait  non  pas  des  centaines 
de  millions,  mais  des  milliards.  Or  dans  ces  pays,  on  vient  de  le 
voir,  la  population  travaille  jusqu'à  douze  ou  quatorze  heures  par 
jour;  les  salaires  agricoles  sont  de  0  fr.  90  pour  l'homme  et  de 
0fr.60  pour  la  femme;  dans  l'industrie,  ils  tombent  beaucoup  plus 
bas,  0  fr.  lib  h  0  fr.  60  pour  l'homme,  0  fr.  32  1/2  pour  la  femme. 
En  vérité,  les  Occidentaux  ont  peu  de  prévoyance  :  il  faudra  réunir 
bientôt  une  nouvelle  conférence  de  Berlin  et  y  inviter  ces  deux 
grands  oubliés,  le  Chinois  et  le  Japonais;  ou  bien,  dans  quelques 
dizaines  d'années,  ces  deux  méconnus,  pourvus  enfin  de  nos  con- 
naissances techniques  et  de  nos  machines,  montreront  aux  nations 
européennes  amollies  ce  que  peuvent  les  peuples  qui  n'ont  pas 
perdu  la  tradition  du  travail. 


Paul  Leroy -Beaulieu. 


LA 


DÉMISSION  DE  M.  DE  BISMARCK 


ET 


L'OPINION    ALLEMANDE 


La  retraite  inopinée  de  M.  de  Bismarck  a  causé,  dans  tous  les  pays 
étrangers,  une  vive  émotion  mêlée  d'un  grand  étonnement.  A  vrai 
dire,  personne  n'a  été  surpris  qu'une  fois  de  plus  le  chancelier  de 
l'empire  allemand  eût  offert  sa  démission;  c'est  un  jeu  auquel  il  avait 
accoutumé  l'Europe.  Ce  qui  a  surpris  tout  le  monde,  et  lui-même  peut- 
être,  c'est  que  cette  démission  ait  été  acceptée.  Jadis,  en  mainte  cir- 
constance, il  avait  imposé  ses  volontés  à  l'empereur  Guillaume  F""  en 
lui  mettant  le  marché  à  la  main,  en  le  menaçant  de  s'en  aller,  et  tou- 
jours l'empereur  avait  répondu  :  «  Jamais  !  »  Au  mois  de  novembre  1879, 
il  eut  un  long  entretien  confidentiel  avec  notre  ambassadeur  à  Berlin, 
M.  le  comte  de  Saint-Vallier,  à  qui  il  prit  la  peine  d'expliquer  les  rai- 
sons qui  l'avaient  déterminé  à  se  rendre  à  Vienne  pour  y  concerter  un 
accord  avec  l'Autriche.  —  «  Nous  avions  décidé,  Andrassy  et  moi, 
ajouta-t-il,  que  nous  donnerions  connaissance  de  notre  accord  au  ca- 
binet de  Saint-Pétersbourg;  mais  nous  avions  compté  sans  les  accès 
de  sentimentalisme  irréfléchi  de  mon  vénéré  maître  et  seigneur.  11  crut 
que  cette  notification  serait  regardée  comme  une  provocation  et  une 
offense  par  l'empereur  Alexandre  II,  et  plusieurs  jours  durant  il  s'est 
refusé  à  la  faire.  J'ai  dû  recourir  aux  grands  moyens  et  donner  ma 
démission.  Il  l'a  refusée,  mais  il  y  a  répondu  par  l'offre  de  son  abdi- 
cation. J'ai  refusé  à  mon  tour,  et  nous  avons  fini  par  nous  entendre  ; 


670  BEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  notification  a  eu  lieu,  et  huit  jours  plus  tard,  comme  je  l'avais  pro- 
phétisé, on  devenait  beaucoup  plus  doux  à  Saint-Pétersbourg.  » 

Cette  fois  encore,  M.  de  Bismarck  a  recouru  aux  grands  moyens,  et 
selon  toute  apparence,  il  comptait  que  Tempereur-roi  Guillaume  II 
s'arrêterait  au  bord  du  fossé,  que  ses  conditions  seraient  acceptées, 
qu'on  finirait  par  s'entendre.  Le  conseil  des  ministres  qu'il  avait  réuni 
fit  son  possible  le  lundi  17  mars  pour  ménager  un  raccommodement. 
Un  des  journaux  auxquels  le  prince  envoie  des  communications  an- 
non^^a  qu'on  exagérait  la  gravité  de  la  crise,  qu'en  tout  cas  les  choses 
demeureraient  dans  l'état  jusqu'à  la  fin  de  la  conférence  ouvrière  ou 
même  de  la  session  du  Reichstag,  qu'alors  peut-être,  aux  termes 
d'un  arrangement  à  l'amiable,  M.  de  Bismarck  renoncerait  à  ses  fonc- 
tions dans  le  ministère  prussien,  mais  qu'il  resterait  chancelier.  Ce 
journal  et  celui  qui  l'inspire  s'étaient  trompés.  Depuis  le  20  mars  1890, 
date  mémorable  de  l'histoire,  M.  de  Bismarck  n'est  plus  président  du 
ministère  prussien,  ni  ministre  des  affaires  étrangères,  ni  chancelier 
de  l'empire  allemand;  il  n'est  plus  rien  que  M.  de  Bismarck.  A  la  vé- 
rité, c'est  encore  quelque  chose. 

Ce  qui  a  semblé  étrange,  extraordinaire,  c'est  que  le  jeune  souve- 
rain n'a  éprouvé  dans  cette  grave  occurrence  ni  hésitation,  ni  scrupule. 
Ce  dénoûment  ne  lui  a  point  fait  peur,  il  l'a  cherché.  Il  n'a  pas  ba- 
lancé à  se  priver  des  conseils  de  l'homme  d'état  hors  de  pair  qui  a 
créé  l'Allemagne  nouvelle  et  qui,  pendant  plus  d'un  quart  de  siècle, 
avait  mis  au  service  de  son  pays  et  de  ses  souverains  sa  prodigieuse 
activité  et  les  ressources  inépuisables  de  son  génie  politique.  La  Gazette 
de  VAllemagne  du  Nord  s'est  chargée  de  nous  apprendre  qu'aucune  dé- 
marche n'a  été  tentée  pour  faire  revenir  M.  de  Bismarck  sur  sa  réso- 
lution. «  Il  m'est  échu  d'être  l'officier  de  quart  sur  le  vaisseau  de  l'Etat, 
écrivait  l'autre  jour  Guillaume  II  au  grand-duc  de  Saxe-Weimar.  La 
route  reste  la  même,  et  maintenant  à  toute  vapeur,  en  avant!  » 

Louis  XIV  s'était  soumis  patiemment  jusqu'à  la  mort  de  Mazarin  à 
une  tutelle  despotique  qui  lui  pesait.  Le  lendemain,  on  lui  demanda  : 
«  A  qui  nous  adresserons-nous  ?  »  Il  répondit  :  «  A  moi  !  »  Comme  l'a 
remarqué  un  historien,  la  reconnaissance  l'empêcha  de  secouer  le  joug, 
et  s'il  avait  remporté  une  grande  \1ctoire  sur  sa  passion  en  consentant 
à  se  séparer  de  Marie  Mancini,  il  en  remporta  une  plus  forte  et  plus  dif- 
ficile encore  en  laissant  le  cardinal  maître  absolu.  Guillaume  II  n'a  point 
remporté  cette  victoire  sur  lui-même.  Il  est  vrai  que  Louis  XIV  n'avait 
alors  que  vingt-trois  ans,  et  qu'il  lui  échappa  de  dire  :  «  Je  ne  sais 
ce  que  j'aurais  fait  s'il  avait  vécu  plus  longtemps.  »  Au  surplus,  ce 
n'était  pas  un  mystique;  quand  son  orgueil  ne  l'aveuglait  pas,  il  se 
laissait  gouverner  par  son  bon  sens  naturel.  Debout  sur  le  pont  du 
navire  qui  l'emmenait  au  Pirée,  Guillaume  II,  dans  ses  rêveries  noc- 
turnes, a  longuement  causé  avec  les  étoiles;  il  l'a  raconté  lui-même 


LA    DÉMISSION    DE   M.    DE    BISMARCK.  671 

à  la  diète  de  Brandebourg.  Ce  que  les  étoiles  lui  ont  dit  a  peut-être 
plus  d'influence  sur  sa  conduite  que  ce  que  les  hommes  peuvent  lui 
dire.  11  a  des  raisons  d'agir  dont  son  cœur  a  le  secret  et  que  son  esprit 
ne  connaît  pas. 

Si  l'Europe  s'est  étonnée  de  la  promptitude  qu'a  mise  le  jeune  em- 
pereur à  se  décider,  elle  n'a  pas  été  moins  surprise  de  la  facilité  avec 
laquelle  l'Allemagne  a  pris  son  parti  d'un  événement  qui  devait,  pen- 
sait-on, la  remuer  jusque  dans  ses  entrailles.  On  s'attendait  à  la  voir 
inquiète,  perplexe,  anxieuse,  troublée  comme  l'équipage  d'un  bâtiment 
dont  le  maître-pilote  vient  de  tomber  à  la  mer.  Elle  a  fait  preuve,  tout 
au  contraire,  d'une  placidité  vraiment  philosophique.  Son  émotion,  si 
elle  en  a  eu,  n'a  point  paru  sur  son  visage  ;  mais  tout  porte  à  croire  qu'elle 
n'était  point  émue;  que,  comme  on  l'a  dit,  «  elle  est  restée  froide 
jusque  dans  le  fond  du  cœur,  Jiiïhl  bis  ans  Herz  hinan.  »  Quelques  jour- 
naux, dont  on  connaît  les  aitaches  gouvernementales,  ont  poussé  un 
cri  d'alarme  et  d'angoisse.  L'un  d'eux  disait  :  «  Ce  que  nous  a  donné 
l'homme  qui  s'en  va  est  inscrit  en  lettres  ineffaçables  dans  l'histoire; 
ce  qui  viendra  après  lui,  c'est  l'inconnu.  En  vérité,  la  question  sociale 
nous  coûte  cher.  »  Ce  même  journal  flétrissait  l'indigne  indifférence, 
die  unwûrdige  Gleiclrgûltigheit,  d'une  partie  de  la  nation  et  sa  noire  ingra- 
titude. —  «  La  bourgeoisie  allemande,  lisait-on  dans  une  feuille  socia- 
liste, a  assisté  sans  s'émouvoir  à  la  chute  de  son  idole.  La  reconnais- 
sance n'a  jamais  compté  au  nombre  de  ses  vertus,  et  dans  ces  der- 
nières années,  Bismarck  n'avait  plus  la  main  heureuse.  »  —  «  Les 
gens  qui  tremblaient  jadis  devant  le  grand  homme  et  adoraient  ses  ca- 
prices, a  dit  un  autre  journaliste,  secouent  la  poussière  de  leurs  genoux, 
redressent  la  tête  et  se  frottent  les  mains.  En  recouvrant  leur  fierté,  ils 
recouvreront  la  parole,  et  nous  pouvons  nous  attendre  à  de  piquantes 
révélations.  »  Les  uns  étaient  enchantés,  ravis  de  l'aventure,  et  pous- 
saient un  soupir  de  soulagement;  ceux  qui  n'avaient  pas  sujet  de  se 
réjouir  se  sont  inclinés  devant  l'arrêt  du  destin  :  «  Après  tout,  disaient- 
ils,  cela  devait  arriver.  On  faisait  mauvais  ménage,  on  a  rompu;  un 
raccommodement  n'eût  été  qu'un  replâtrage.  Peut-être  le  moment 
était-il  venu  d'essayer  d'autre  chose;  nous  n'en  mourrons  pas.  Es  will 
ein  Neues  werden;  es  gehl  auch  so.  » 

Cette  résignation  presque  enjouée  de  l'Allemagne  a  semblé  d'autant 
plus  singulière  qu'on  se  souvenait  de  la  violente  agitation  qu'elle  avait 
ressentie  assez  récemment,  lorsque  à  propos  d'un  mariage  projeté,  le 
chancelier  rompit  en  visière  à  l'empereur  Frédéric  et  lui  offrit  sa  dé- 
mission. La  presse  ouvrit  aussitôt  une  campagne,  les  adresses  succé- 
daient aux  adresses,  et  l'empereur  moribond  eut  la  main  forcée.  Ce 
contraste,  si  étonnant  qu'il  puisse  paraître,  s'explique  aisément.  Le 
projet  de  mariage  que  combattait  alors  le  chancelier  pouvait,  selon 
lui,  amener  des  difTicultés  avec  la  Russie.   «  Je  me  suis  fait  garant  de 


672 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


la  paix  du  monde,  disait-il  ;  si  vous  la  troublez,  si  vous  dérangez  mes 
savantes  combinaisons,  je  n'entends  pas  répondre  des  conséquences,  et 
je  m'en  vais.  »  C'était  sa  politique  étrangère  qui  était  en  jeu,  et  cette  po- 
litique s'est  fait  agréer  de  toute  l'Allemagne.  Après  avoir  agrandi  la  Prusse 
par  des  conquêtes  et  fondé  l'unité  allemande,  M.  de  Bismarck  ne  s'est 
plus  occupé  que  de  conserver  à  son  pays  les  glorieux  avantages  que  lui 
avaient  procurés  son  habileté  et  son  audace,  et  il  a  employé  son  guer- 
royant génie  à  maintenir  le  statu  quo  envers  et  contre  tous.  Ses  vues 
s'accordaient  pleinement  avec  les  désirs  de  la  nation,  qui,  résolue  à 
garder  tout  ce  qu'elle  a  acquis  sans  en  rien  abandonner,  est  disposée 
aussi  à  ne  pas  courir  de  nouvelles  aventures  et  à  jouir  en  paix  de  sa 
gloire  et  de  son  bonheur. 

Si  c'était  un  dissentiment  sur  la  politique  étrangère  qui  eût  causé  la 
rupture  du  souverain  avec  son  grand  ministre,  l'Allemagne  se  serait 
émue  sans  doute  autant  qu'il  y  a  deux  ans.  Mais  l'empereur  a  protesté 
plus  d'une  fois  de  ses  intentions  pacifiques,  et  le  dissentiment  n'a 
porté,  en  apparence  du  moins,  que  sur  la  politique  intérieure.  Guil- 
laume II  et  M.  de  Bismarck  n'avaient  pas  la  même  façon  d'envisager 
la  question  sociale,  ils  ne  s'entendaient  pas  sur  la  conduite  à  tenir 
avec  les  partis,  sur  la  méthode  à  suivre  pour  procurer  au  gouverne- 
ment une  majorité  parlementaire.  Or  dans  les  dernières  élections, 
l'Allemagne  a  condamné  la  politique  intérieure  du  chancelier.  Les  par- 
tis qu'il  patronnait  ont  essuyé  de  cruelles  défaites,  ceux  qu'il  frappait 
d'anathème  ont  obtenu  d'éclatans  succès.  L'heure  et  l'occasion  ont 
paru  bonnes  au  jeune  empereur  pour  reconquérir  sa  liberté.  Sous  le 
règne  si  court  de  l'empereur  Frédéric,  la  nation  s'était  prononcée  pour 
le  ministre  contre  le  souverain;  aujourd'hui,  elle  se  prononce  pour  le 
souverain ,  et  tout  en  se  réservant  le  bénéfice  d'inventaire,  elle  ne 
demande  pas  mieux  que  de  lui  donner  carte  blanche.  La  vieille  pièce 
qu'on  jouait  devant  elle  depuis  vingt  ans  lui  paraissait  usée  et  médio- 
crement récréative  ;  on  lui  a  fait  plaisir  en  renouvelant  l'affiche.  Si 
avant  d'exécuter  son  coup  de  théâtre  et  de  choisir  son  moment  et  son 
prétexte,  Guillaume  II  a  consulté  les  étoiles,  il  faut  convenir  qu'elles 
l'ont  heureusement  conseillé. 

Appliquée  aux  choses  du  dedans,  la  politique  très  réaliste  de  M.  de 
Bismarck  a  toujours  consisté  à  sacrifier  les  principes  aux  affaires  et 
toutes  les  questions  à  la  raison  d'état,  et  son  procédé  constant  a  été 
de  se  créer  une  majorité  par  un  marchandage  perpétuel  avec  les  par- 
tis. Toujours  il  a  dit  :  «  Donnant  donnant,  »  et  toujours  il  a  donné  très 
peu  pour  recevoir  beaucoup.  Il  y  a  un  parti  auquel  il  n'a  jamais  fait 
l'honneur  de  négocier  avec  lui  ;  c'est  celui  des  progressistes,  qui  pré- 
tendent introduire  en  Allemagne  le  vrai  régime  parlementaire.  Hors 
de  là.  sa  grande  indifférence  lui  a  permis  de  traiter  avec  tout  le  monde; 
mais  il  n'y  avait  que  les  forts  qui  comptassent  à  ses  yeux. 


LA    DÉMISSION    DE    M.    DE    BISMAECK.  673 

Les  alliés  avec  lesquels  il  avait  fait  campagne,  qui  s'étaient  compro- 
mis pour  lui,  qui  pensaient  avoir  acquis  des  titres  à  sa  reconnaissance 
et  à  sa  fidélité,  tombaient  dans  sa  disgrâce  ou  dans  son  mépris  et 
n'étaient  plus  qu'une  quantité  négligeable  le  jour  où  la  fortune  du 
scrutin  leur  était  contraire;  les  abandonnant  à  leur  triste  destinée, 
il  faisait  des  propositions  à  ses  ennemis  de  la  veille.  On  l'a  vu  jadis, 
après  avoir  rudement  malmené  l'église,  renoncer  du  jour  au  lende- 
main au  kuHurkampf  et  se  réconcilier  avec  le  centre  catholique,  en  qui 
il  cherchait  son  appui  pour  faire  triompher  sa  politique  douanière.  Cette 
année,  les  partis  du  cartel,  qui  se  réclamaient  de  lui,  ont  éprouvé  de 
grands  mécomptes  électoraux,  et  il  a  vu  le  parti  du  centre  catholique 
revenir  de  la  bataille  plus  nombreux,  plus  compact  que  jamais.  11  y  a 
quelques  jours  à  peine,  il  proposait  un  marché  à  M.  Windthorst,  et  à 
la  vive  satisfaction  des  libéraux  nationaux,  l'empereur  y  a  mis  bon 
ordre.  «  Les  services  rendus,  disait  la  Gazette  de  Cologne,  ne  suffiraient 
pas  pour  faire  accepter  à  la  nation  une  politique  clérico-conservatrice  ; 
le  génie  du  peuple  allemand  se  voilerait  la  tête.  »  Si  les  progressistes, 
à  qui  l'ex-chancelier  prodiguait  les  sarcasmes  et  les  mépris,  ont 
bruyamment  applaudi  à  sa  chute,  si  M.  Eugène  Richter  respire  à  l'aise 
et  fait  éclater  sa  joie,  faut-il  s'étonner  que  les  libéraux  nationaux 
n'aient  ressenti  qu'un  faible  chagrin  en  perdant  un  patron  qui  leur  fai- 
sait payer  très  cher  ses  faveurs  intermittentes  et  leur  tournait  le  dos 
quand  ils  étaient  malheureux?  M.  de  Bismarck  a  toujours  considéré  le 
malheur  comme  un  vice  rédhibitoire,  ou  comme  une  tache,  ou  comme 
une  maladie  contagieuse. 

Les  grands  politiques  réalistes  ne  professent  qu'une  médiocre  es- 
time pour  la  nature  humaine,  et  ils  sont  peu  enclins  à  l'optimisme. 
M.  de  Bismarck  s'est  vanté  souvent  d'être  un  bon  chrétien  ;  il  l'est  sur- 
tout par  sa  foi  profonde  et  immuable  dans  la  déchéance  et  la  corrup- 
tion originelle  de  l'homme.  11  regarde  les  peuples  comme  de  méchans 
animaux,  qui  demandent  à  être  sans  cesse  surveillés,  contenus,  matés, 
et  dont  les  instincts  pervers  ne  peuvent  être  comprimés  que  par  l'ac- 
tion mystérieuse  de  la  grâce  et  par  la  puissance  coercitive  des  gouver- 
nemens.  Le  chancelier  de  l'empire  avait  une  trop  haute  intelligence 
pour  concevoir  la  politique  conservatrice  à  la  façon  de  M.  de  Metter- 
nich  et  pour  vouloir  condamner  le  monde  à  l'immobilité  ou  au  piéti- 
nement sur  place.  Résolu  à  ne  rien  concéder  au  libéralisme,  à  n'oc- 
troyer aux  chambres  aucun  droit  dangereux,  il  a  reconnu  la  nécessité 
de  faire  quelque  chose  pour  les  déshérités,  pour  les  classes  travail- 
leuses et  souffrantes.  Mais  son  socialisme  d'état  était  fort  autoritaire, 
et  dans  le  même  temps  qu'il  s'occupait  d'améliorer  le  sort  des  ouvriers, 
il  proposait  et  faisait  voter  des  lois  de  rigueur,  des  mesures  d'ex- 
ception contre  la  démocratie  sociale.   Les   menaces  accompagnaient 

TOME  xcviii.  —  1890.  kS 


674 


KEATJE    DES    DEUX   MONDES. 


les  bienfaits,  et  c'est  la  verge  à  la  main  qu'il  entendait  faire  le  bonheur 
du  peuple. 

Il  avait  recommandé  sa  méthode  à  Guillaume  I",  qui  l'avait  comprise 
et  goûtée.  II  a  rencontré  plus  d'opposition  dans  Guillaume  II.  Le  jeune 
souverain  se  fait  une  si  noble  idée  de  la  mission  des  rois,  du  secours 
qu'ils  reçoivent  d'en  haut,  qu'il  leur  attribue  le  pouvoir  de  désarmer 
par  des  moyens  doux  les  rébellions  et  les  passions  perverses.  La  sou- 
veraineté, telle  qu'il  la  comprend,  ressemble  à  ce  Dieu  de  Platon,  qui 
comme  un  aimant  attire  invinciblement  à  lui  par  une  secrète  influence 
les  actions  et  les  pensées  de  toutes  les  créatures,  lesquelles  reconnais- 
sent en  lui  leur  fm  suprême.  Guillaume  II  aime  à  parler,  et  il  croit  à 
la  puissance  magique  de  sa  parole.  Depuis  quelque  temps  déjà,  il  avait 
condamné  dans  son  cœur  les  lois  d'exception  contre  les  socialistes.  Il 
a  dit  un  jour,  paraît-il,  «  que  des  lois  si  rigoureuses  ne  sont  bonnes 
que  si  on  ne  compte  qu'avec  les  mauvais  élémens  sociaux,  que  mieux 
vaut  compter  sur  le  concours  empressé  de  la  partie  honnête  de  la  na- 
tion, et  que  la  confiance  qu'on  accorde  est  le  gage  de  celle  qu'on  ré- 
clame. »  M.  de  Bismarck  l'accusait  sans  doute  d'avoir  l'esprit  chimé- 
rique, de  se  bercer  d'illusions,  de  prendre  ses  rêves  pour  des  réalités, 
et  toute  utopie  lui  fait  pitié.  On  prétend  qu'il  n'attendait  rien  de  bon 
de  la  conférence  internationale,  qu'il  en  a  parlé  plus  d'une  fois  sur  un 
ton  cavalier,  qu'il  a  même  agi  secrètement  pour  la  faire  avorter,  et 
que  l'empereur  l'a  su.  On  ne  doit  pas  s'étonner  que  la  nation  ait  pris 
parti  pour  le  souverain  contre  le  ministre.  Rassasiée  de  politique  réa- 
liste, elle  a  cru  trouver  un  peu  d'idéalisme  dans  'son  nouveau  maître, 
et  cette  rosée  tombant  dans  son  désert  lui  a  paru  bonne  à  boire.  Elle 
était  lasse  de  la  verge  de  fer;  au  risque  de  se  préparer  des  repentirs, 
il  lui  plaît  de  croire  quelque  temps  à  la  vertu  miraculeuse  de  la  ba- 
guette des  magiciens,  qui  fait  jaillir  l'eau  du  rocher. 

Dans  sa  politique  étrangère,  M.  de  Bismarck  a  montré  souvent  au- 
tant de  souplesse  que  de  modération  relative.  Plus  d'une  fois  il  s'est 
donné  l'air  de  consulter  quand  il  pouvait  commander.  Il  s'abstenait  de 
toute  provocation  inutile,  il  évitait  d'offenser  et  de  blesser.  Il  a  eu 
quelques  ménagemens  pour  ses  voisins,  même  pour  ceux  qu'il  aimait 
le  moins.  Dans  les  incidens  survenus  sur  notre  frontière,  il  a  paru  ac- 
commodant, il  est  allé  au-devant  de  nos  justes  réclamations.  Dans  son 
démêlé  avec  l'Espagne,  il  a  réclamé  l'arbitrage  du  saint-père  et  s'est 
soumis  à  la  sentence  d'un  juge  sans  états  et  sans  armée.  Mais  dans  sa 
politique  intérieure,  il  n'a  ménagé  personne,  ni  senti  le  besoin  de  sau- 
ver les  apparences,  de  faire  accepter  son  pouvoir  exorbitant  en  met- 
tant quelque  grâce  dans  ses  procédés,  en  conciliant  l'air  de  grandeur 
avec  les  égards.  Il  a  ressemblé  à  ces  gens  qui,  courtois  envers  les  étran- 
gers, sont  des  tyrans  domestiques,  traitent  leurs  proches  de  haut  en 
bas,  les  désobligent  par  la  rudesse  de  leur  humeur  et  remplissent  leur 


LA    DÉMISSION    DE    M.    DE   BISMARCK.  675 

maison  du  bruit  de  leur  tonnerre.  Comme  ministre  des  affaires  exté- 
rieures, il  observait  les  formes  ;  comme  chancelier  de  l'empire  et  pré- 
sident du  ministère  prussien,  il  faisait  tout  plier  sous  son  impérieuse 
et  intlexible  volonté,  ne  souffrait  aucune  représentation.  11  exigeait 
que  rien  ne  se  fît  que  par  ses  ordres,  et  son  contrôle  s'étendait  aux 
moindres  choses.  Les  grandes  affaires  n'absorbaient  pas  les  petites, 
aucun  détail  ne  lui  semblait  indifférent,  les  peccadilles  étaient  des  pé- 
chés, les  péchés  étaient  des  crimes. 

Tant  qu'il  a  été  en  pleine  possession  de  ses  forces,  il  a  pu  suffire  à 
son  prodigieux  labeur.  Mais,  si  robuste  qu'on  soit,  le  jour  vient  où  les 
forces  déclinent.  Depuis  bien  des  années  déjà,  M.  de  Bismarck,  pour 
se  reposer  l'esprit  et  l'humeur,  faisait  de  longues  retraites  à  Varzin  ou 
à  Friedrichsruhe  et  restait  des  mois  entiers  sans  se  montrer  à  Berlin. 
Du  fond  de  ses  forêts,  cet  éternel  absent  gouvernait  par  procuration,  et 
il  était  rarement  content  de  ses  procurateurs  fondés  :  il  se  plaignait 
que  ses  ordres  étaient  mal  exécutés  ou  mal  compris.  Tout  récemment, 
c'était  M.  de  Bôtticher  qui  remplissait  le  rôle  peu  enviable  d'intermé- 
diaire entre  l'empereur  et  le  chancelier,  et  plus  d'une  fois  il  a  maudit 
son  sort  :  le  marteau  était  lourd,  l'enclume  était  dure.  Le  chance- 
lier s'en  prenait  à  lui  de  tous  les  incidens  fâcheux  qui  se  produisaient, 
l'empereur  lui  en  voulait  de  n'oublier  jamais  qu'il  avait  reçu  un  man- 
dat impératif  et  de  répéter  une  leçon  soufflée.  Aussi  assure-t-on  que 
cet  homme  jovial  et  d'abondante  conversation  en  était  venu  à  ne  plus 
oser  rien  dire.  Il  est  bien  difficile  de  concilier  l'absentéism.e  avec 
Tomnipotence.  La  machine  se  détraquait  par  les  frottemens  et  l'Alle- 
magne le  sentait.  «  Le  chancelier  des  Berlinois,  disait  un  paysan  fran- 
conien, veut  mettre  son  nez  partout,  et  il  n'est  jamais  là.  » 

Ce  chancelier,  qui  voulait  tout  faire,  était  infiniment  jaloux  de  son 
autorité  ;  il  avait  pour  devise,  a-t-on  dit  :  «  Rien  au-dessus  de  moi, 
rien  à  côté  de  moi.  »  Ce  chêne  gigantesque  répandait  sur  la  terre  une 
ombre  si  épaisse  qu'aussi  loin  que  s'étendaient  ses  branches,  aucun 
brin  d'herbe  ne  pouvait  pousser.  Il  estimait  que  la  responsabilité  repo- 
sant tout  entière  sur  sa  tête,  son  souverain  ne  devait  consulter  que  lui, 
ne  s'entendre  qu'avec  lui,  et  quiconque  passait  pour  avoir  l'oreille  du 
maître  était  un  ennemi  qu'il  s'appliquait  à  détruire.  L'aigreur  et  la 
violence  qu'il  a  déployées  dans  certains  procès  politiques  ont  fait  tort 
à  sa  popularité;  ks  petits,  qui  sont  candides,  s'étonnent  de  découvrir 
des  petitesses  dans  leurs  grands  hommes. 

Au  cours  de  l'entretien  qu'il  eut,  en  1879,  avec  le  très  intelligent  et 
très  regrettable  comte  de  Saint-Vallier,  il  s'épancha  librement  et 
s'avança  jusqu'à  dire  :  «  J'ai  un  grand  respect,  un  profond  attache- 
ment pour  l'empereur,  et  je  crois  lui  avoir  prouvé  mon  dévoûment 
plus  souvent  qu'il  ne  m'a  montré  sa  reconnaissance  Mais  je  dois  dire 
que  si  j'ai  dépensé  mes  forces,  ma  santé,  ma  vie  pour  son  service,  il 


676  REVUE   D2S    DEUX   MOjNDES. 

ne  m'épargne  pas  aujourd'hui  las  secousses  pénibles  et  les  causes  d'ir- 
ritation. Je^me  porterais  beaucoup  mieux  sans  les  petites  lettres  écrites 
de  sa  main  dont  il  m'honore.  Je  supporte  bien  la  lutte  contre  des  ad- 
versaires déclarés,  contre  une  assemblée,  contre  des  partis  hostiles  ; 
elle  est  inévitable,  elle  rentre  dans  les  prévisions  naturelles.  Ce  qui 
me  brise,  c'est  la  lutte  secrète,  ignorée  et  continuelle  contre  des  ini- 
mitiés traîtresses,  soigneusement  dissimulées,  contre  des  influences 
sans  valeur  s'exerçant  sur  un  esprit  naturellement  honnête,  mais 
timoré,  têtu  et  imbu  de  préjugés.  C'est  une  toile  d'araignée  à  refaire 
chaque  jour,  c'est  l'œuvre  nocturne  de  Pénélope.  Mes  nerfs  s'en  res- 
sentent et  ma  patience  est  mise  à  une  rude  épreuve.  »  Il  a  toujours 
fait  une  guerre  implacable  aux  conseillers  occultes,  il  n'a  jamais  admis 
que,  dans  les  afi'aires  de  l'état,  un  homme  qui  ne  répond  de  rien  jouisse 
de  quelque  crédit,  ait  voix  au  chapitre. 

Quoique  ce  ne  soit  pas  écrit  dans  la  constitution,  M,  de  Bismarck  posait 
en  principe  qu'un  roi  de  Prusse,  empereur  d'Allemagne,  n'a  pas  le  droit 
d'avoir  des  amis.  L'empereur  Guillaume  P', dont  il  se  plaignait  injuste- 
ment, se  Tétait  tenu  pour  dit.  Ce  vieillard  pensait  qu'un  souverain,  qui, 
par  une  insigne  faveur  de  la  fortune,  a  un  grand  homme  pour  premier 
ministre,  ne  peut  payer  trop  cher  un  si  précieux  et  si  rare  avantage, 
que  pour  le  conserver,  il  doit  prendre  sur  son  humeur,  sur  ses  habi- 
tudes, sur  ses  aises,  s'imposer  des  assujettissemens,  des  privations, 
et  il  s'était  fait  une  règle  de  sacrifier  ses  amitiés  aux  ombrageuses 
jalousies  du  chancelier.  Son  petit-fils  a  l'humeur  beaucoup  moins  sou- 
ple, beaucoup  moins  accommodante.  Il  prétend  s'entourer  des  gens 
qu'il  aime  et  demander  des  conseils  à  ceux  qui  possèdent  sa  confiance. 
Dès  les  premiers  jours  du  nouveau  régne,  M.  de  Bismarck  s'est  trouvé 
aux  prises  avec  des  irresponsables,  avec  des  influences  occultes,  et  il 
a  pu  répéter  ce  qu'il  disait  à  M.  de  Saint-Vallier  :  «  Ma  patience  est 
mise  à  une  rude  épreuve.  »  On  affirme  que  les  fameux  rescrits  avaient 
été  composés  et  rédigés  par  M.  Hinzpeter,  et  que  c'est  aussi  à  l'insti- 
gation et  par  le  conseil  de  cet  ancien  précepteur  que  M.  de  Berlepsch 
a  été  nommé  ministre  du  commerce.  Depuis  ce  moment,  la  crise  était 
ouverte. 

Il  est  un  autre  point  sur  lequel  M.  de  Bismarck  n'a  jamais  transigé. 
Il  s'est  toujours  arrogé  le  droit  de  choisir  à  son  gré  ses  instrumens, 
ses  outils,  et  de  considérer  ses  collègues  comme  ses  subordonnés.  Un 
ordre  de  cabinet,  datant  de  1852,  porte  que  les  ministres  prussiens, 
avant  de  faire  un  rapport  au  roi,  doivent  en  conférer  avec  le  président 
du  conseil.  L'empereur  Guillaume  II  voulait  modifier  ou  supprimer  ce 
règlement  et  limiter  les  attributions  de  la  présidence.  C'était  le  plus 
sûr  moyen  d'acculer  M.  de  Bismarck,  de  le  mettre  en  demeure,  de 
l'obliger  à  offrir  sa  démission. 

En  théorie,  M.  de  Bismarck  donnait  une  grande  latitude  aux  droits 


LA    DÉMISSION    DE    M.    DE   BISMARCK.  677 

de  son  souverain.  En  mainte  occasion,  il  a  déclaré  bien  haut  qu'un  roi 
de  Prusse  règne  et  gouverne.  Mais  dans  la  pratique,  il  avait  singuliè- 
rement réduit  l'exercice  et  le  champ  de  cette  souveraineté  illimitée.  11 
entendait  que  le  roi-empereur  se  désintéressât  d'une  foule  de  choses, 
que  son  office  propre  fût  de  s'occuper  de  son  armée,  qu'il  s'en  remît  à 
son  chancelier  du  soin  d'administrer  le  reste.  On  put  croire  au  début 
du  nouveau  règne  que  Guillaume  II  se  prêterait  complaisamment  à  ces 
exigences.  Il  commença  par  passer  des  revues,  après  quoi  il  voyagea, 
et  les  voyages  sont  encore  une  de  ces  occupations  innocentes  qu'on 
peut  permettre  aux  rois.  Sans  doute  le  chancelier  a  lu  sans  froncer  ses 
orageux  sourcils  les  dépêches  où  ce  touriste  couronné  lui  vantait  les  dou- 
ceurs du  ciel  de  l'Attique  et  les  merveilles  du  Parthénon.  Mais  on  ne 
peut  voyager  toujours.  Après  avoir  couru  le  monde,  Guillaume  II  chassa 
avec  fureur.  Tout  allait  bien  encore  quand  tout  à  coup  il  s'avisa  que  la 
question  sociale  était  digne  de  l'intéresser  et  que  Dieu  lui  commandait 
d'être  l'empereur  des  ouvriers  aussi  bien  que  des  soldats. 

M.  de  Bismarck  voulait  que  son  souverain  fût  très  discret,  fort 
réglé  dans  le  choix  de  ses  occupations,  et  il  n'est  rien  dont  Guillaume  II 
ne  désire  s'occuper.  M.  de  Bismarck  défend  aux  rois  d'avoir  des  amis 
et  il  leur  interdit  aussi  d'avoir  des  idées.  Guillaume  II  se  réveille  tous 
les  matins  avec  une  idée  fixe,  qu'il  entend  appliquer.  Dans  sa  tête  à 
compartimens  il  y  a  place  pour  tout,  et  les  contraires  s'y  assemblent 
quelquefois.  Un  jour  il  prend  feu  pour  la  question  sociale,  le  lendemain 
il  tient  un  conseil  de  généraux.  Il  convoque  à  Berlin  des  délégués  fran- 
çais pour  y  conférer  sur  le  travail  des  femmes  et  des  enfans,  et  il  les 
reçoit  à  merveille.  Mais  il  profite  de  leur  séjour  pour  porter  au  prince 
de  Galles  un  toast  où  il  rappelle  "Waterloo,  le  sang  prussien  mêlé  au 
sang  anglais  et  la  défaite  de  l'ennemi  commun. 

Son  imagination  est  une  lanterne  magique,  dans  laquelle  les  tableaux 
se  succèdent  avec  une  rapidité  étonnante.  Il  a  toutes  les  curiosités, 
et  il  est  passionné  dans  tous  ses  goûts.  Il  fera  bientôt  une  retraite  à  la 
Wartbourg,  il  ira  se  recueillir  dans  la  chambre  de  Luther,  en  face  d'une 
muraille  tachée  d'encre,  qui  témoigne  qu'une  nuit  le  grand  réforma- 
teur lança  sa  lourde  écritoire  à  la  tête  du  diable.  Après  s'être  recueilli, 
il  chassera  le  coq  de  bruyère,  et  après  avoir  chassé  le  coq,  il  se  pas- 
sionnera pour  quelque  problème  politique  ou  social,  qu'il  pense  être 
seul  en  état  de  résoudre.  De  l'humeur  dont  il  est,  pouvait-il  s'accommo- 
der longtemps  de  la  tutelle  d'un  maire  du  palais?  Il  tient  à  ses  amis  et 
il  tient  encore  plus  à  ses  idées  ;  aussi  n'a-il  pas  balancé  un  moment  à 
accepter  la  démission  de  M.  de  Bismarck.  C'est  une  opinion  très  répan- 
due en  Allemagne  qu'il  pensait  au  chancelier  lorsqu'il  a  dit  à  la  diète 
de  Brandebourg  :  «Celui  qui  se  mettra  sur  mon  chemin,  je  l'écraserai  : 
Wer  mich  in  meinem  Werke  hindert,  den  zerschmcitere  ich.  »  La  ques- 
tion, disent  les  Allemands,  était  de  savoir  qui  devait  gouverner  du 


678  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

souverain  ou  du  chancelier.  Le  chancelier  gouvernait  depuis  vingt-huit 
ans  ;  si  grand  que  soit  leur  fonds  de  patience,  les  Allemands  ont  comme 
tous  les  peuples  l'amour  des  nouveautés. 

u  Le  lion  est  mort,  m'écrivait-on  l'autre  jour  de  Berlin,  et  les  roquets 
sont  en  fête.  »  11  y  a  cependant  une  catégorie  d'Allemands  qui  auraient 
bien  tort  d'être  en  fête  :  ce  sont  les  princes  régnans,  et  je  ne  doute 
pas  que  le  prince-régent  de  Bavière  ne  fût  très  sincère  quand  il  expri- 
mait à  M.  de  Bismarck  le  chagrin  que  lui  causait  sa  mise  à  pied.  €'est 
en  diplomate  que  M.  de  Bismarck  a  fait  la  constitution  allemande,  et 
s'il  a  mené  à  bien  ce  travail,  aussi  compliqué  que  délicat,  c'est  qu'il 
s'est  souvenu  que  la  modération  dans  la  violence  était  la  marque  dis- 
tinctive  de  sa  politique  étrangère.  Il  s'est  appliqué  à  concilier  le  prin- 
cipe de  l'unité  nationale  avec  les  ménagemens  dus  à  la  d'gnité  des 
petits  souverains.  Il  a  voulu  que  la  maison  ne  leur  fût  pas  trop  désa- 
gréable, qu'elle  ne  ressemblât  pas  trop  à  une  prison,  qu'ils  s'y  trou- 
vassent à  leur  aise,  et  à  plusieurs  reprises  il  a  défendu  leurs  préroga- 
tives contre  les  unitaires  à  outrance,  tout  en  ajoutant  qu'il  ne  savait 
pas  trop  ce  qu'il  en  adviendrait  quand  il  ne  serait  plus  là.  «  Ce  serait 
une  grave  erreur,  a  dit  M.  Bryce  dans  son  beau  livre  sur  le  saint-em- 
pire germanique,  que  de  regarder  l'œuvTe  d'unification  comme  ter- 
minée et  le  nouvel  empire  allemand  comme  un  Etat  centralisé.  Il 
convient  plutôt  de  le  considérer  comme  une  fédération  d'un  genre 
particulier,  étroite  pour  les  petits  États,  mais  pour  les  deux  plus  consi- 
dérables, la  Bavière  et  le  Wurtemberg,  extrêmement  élastique.  Jusqu'à 
quel  point  le  fonctionnement  d'une  telle  constitution  peut  être  facile, 
c'est  ce  que  l'expérience  seule  nous  révélera.  » 

Cette  constitution,  somme  toute,  a  bien  fonctionné  parce  que  le  mé- 
canicien qui  l'avait  construite  était  là  ipour  la  faire  marcher.  Mais  il  est 
possible  qu'une  machine  où  la  symétrie  n'a  pas  été  observée,  où  la 
beauté  des  formes  a  été  sacrifiée  à  certaines  convenances,  ne  plaise 
qu'à  moitié  à  un  souverain  idéaliste,  qui  aime  à  toucher  à  tout,  et  les 
princes  allemands,  pour  peu  qu'ils  réfléchissent,  doivent  se  demander 
avec  quelque  inquiétude  si,  parmi  les  amis  qui  le  conseillent,  il  n'en 
est  pas  qui  le  pousseront  à  reviser  la  constitution  ;  si,  parmi  les  idées 
qui  lui  sont  chères,  il  n'en  est  point  d'inconciliables  avec  leur  dignité 
et  leur  repos.  Guillaume  II  n'a  jamais  médité  le  proverbe  afghan 
qui  dit  :  «  N'enfonce  pas  ton  doigt  dans  tous  les  trous.  » 

M.  Bryce  a  fait  un  remarquable  et  mélancolique  portrait  du  jeune 
empereur  qui,  sous  le  nom  d'Otton  LU,  gouverna  le  saint-empire  dans 
les  dernières  années  du  x*"  siècle,  et  M.  de  Vogué  a  cru  trouver  quelque 
ressemblance  entre  Guillaume  II  et  ce  jeune  mystique,  à  l'âme  géné- 
reuse, mais  dont  l'esprit  de  visionnaire,  comme  le  dit  M.  Bryce,  était 
trop  ébloui  par  les  magnifiques  créations  de  sa  pensée  pour  voir  le 
monde  tel  qu'il  est.  Otton  III  était  fort  attaché  à  son  précepteur,  l'il- 


LA   DÉMISSION    DE   M.    DE   BISMARCK.  679 

lustre  Gerbert,  archevêque  de  Reims,  qui  passait  pour  un  magicien. 
Lui-même  avait  quelque  foi  dans  les  opérations  de  la  magie  blanche; 
il  croyait  qu'un  coup  de  baguette  fait  sortir  de  terre  tout  ce  qu'on  veut, 
et  il  aspirait  à  tout  rajeunir,  à  tout  renouveler,  à  tout  réformer.  Il 
voulait  gouverner  un  empire  «  victorieux  comme  celui  de  Trajan,  ré- 
glementé comme  celui  de  Justinien,  sacré  comme  celui  de  Constan- 
tin. »  Pénétré  du  sentiment  de  sa  mission,  il  s'intitulait  le  serviteur 
de  Jésus-Christ,  A  des  curiosités  d'antiquaire,  il  joignait  une  imagina- 
tion ardente  et  le  souvenir  toujours  présent  de  la  glorieuse  puissance 
dont  il  était  l'héritier.  Le  texte  de  ses  lois  témoignait  de  l'étrange 
confusion  de  ses  idées.  «  Nous  avons  ordonné  ceci,  disait  un  de  ses 
édits,  afin  que,  l'Église  de  Dieu  étant  librement  et  fortement  établie, 
notre  empire  puisse  faire  des  progrès  et  la  couronne  de  notre  cheva- 
lerie triompher.  Puissions-nous,  de  la  sorte,  après  avoir  vécu  juste- 
ment dans  I3  taber.iacle  de  ce  monde,  être  jugé  digne  de  sortir  de 
la  prison  de  cetts  vie  et  de  régner  très  justement  avec  le  Seigneur 
tout-puissant  !  » 

Toutes  les  ressemblances  sont  imparfaites,  toutes  les  comparaisons 
sont  boiteuses  ;  mais  comme  Otton  III,  Guillaume  II  croit  fermement  à- 
sa  mission  de  réformateur;  comme  lui,  il  aspire  à  tout  renouveler,  et 
s'inspirant  à  la  fois  des  besoins  du  temps  présent  et  des  glorieux  sou- 
venirs qu'il  a  reçus  en  héritage,  sa  méthode  est  d'employer  des  maté- 
riaux antiques  pour  faire  du  neuf.  On  parle  d'organiser  à  Berlin  une 
Exposition  universelle,  dont  la  merveille  sera  une  montagne  de  fer 
surmontée  d'un  château  féodal  ;  cette  montagne  sera  un  symbole.  Les 
princes  allemands  connaissent  trop  leurs  intérêts  pour  goûter  beaucoup 
les  réformes  ;  ils  n'ont  rien  à  y  gagner,  et  grâce  à  M.  de  Bismarck,  il  leur 
reste  quelque  chose  à  perdre.  San&  doute  ils  se  défient  des  projets  de 
Guillaume  II,  sa  fié\Teuse  activité  leur  donne  du  souci.  N'y  a-t-il  pas 
quelque  danger  à  remuer  les  eaux  tranquilles,  à  faire  des  promesses 
qu'on  n'est  pas  certain  de  remplir,  à  poser  des  questions  inquiétantes 
que  les  sages  désespèrent  de  résoudre,  à  évoquer  les  démons  sans 
être  sûr  qu'on  a  le  pouvoir  de  les  exorciser  ?  M.  de  Bismarck  n'a  jamais 
fait  que  de  la  politique,  et  les  petits  souverains  comprenaient  sans 
peine  la  langue  très  nette  et  un  peu  sèche  qu'il  leur  parlait.  Réus- 
siront-ils à  apprendre  celle  qu'on  leur  parlera  désormais?  Au  surplus, 
quelle  figure  feront  les  rois  de  Bavière  et  de  Wurtemberg  en  présence 
d'un  empereur  qui  rêve  d'exercer  sur  tout  le  monde  civilisé  une  sorte 
d'hégémonie  morale?  Ils  disparaîtront  comme  des  insectes  dans  le 
rayonnement  de  sa  gloire,  et  leurs  jours  ne  seront  qu'un  néant. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  certaines  petites  cours  allemandes  que 
le  grand  homme  d'état  a  laissé  des  regrets;  on  trouverait  facilement 
hors  d'Allemagne  des  capitales  où  sa  chute  a  été  regardée  comme  un 


680  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

malheur  par  des  gens  qui  pourtant  ne  l'aimaient  guère.  Un  homme 
était  parvenu,  contre  toute  attente,  à  se  guérir  de  ses  rhumatismes; 
mais  l'effet  des  remèdes  fut  de  lui  procurer  une  maladie  de  foie,  et  il 
regrettait  son  premier  mal  :  «  Mes  rhumatismes  et  moi,  disait-il,  nous 
nous  connaissions  de  vieille  date  ;  ils  me  causaient  mille  ennuis  et  je 
les  maudissais;  mais  avec  eux  j'étais  à  l'abri  des  surprises.  »  L'Europe 
avait  fini  par  s'accoutumer  à  M.  de  Bismarck,  par  le  connaître  et  le  com- 
prendre. Pendant  ces  quinze  dernières  années,  il  lui  avait  donné  par 
intervalles  de  vives  alertes,  lui  avait  fait  passer  de  mauvais  momens. 
A  la  longue  elle  s'était  aperçue  que  ses  incartades  n'étaient,  le  plus 
souvent,  que  des  manœuvres  destinées  à  influencer  les  électeurs  ou  les 
votes  du  parlement,  que  son  éloquence  était  plus  noire  que  son  âme, 
que  tant  qu'il  vivrait  et  gouvernerait  il  n'y  aurait  plus  de  grande  guerre 
européenne.  Aujourd'hui  tout  est  remis  en  question.  Personne  ne  doute 
des  excellentes  et  généreuses  intentions  de  Guillaume  II.  Mais  s'il  ve- 
nait à  échouer  dans  ses  tentatives  de  réforme,  dans  ses  expériences  d'al- 
chimie politique;  si,  au  lieu  d'apprivoiser  ou  de  dompter  la  démo- 
cratie sociale,  il  ne  réussissait  qu'à  l'exaspérer;  si,  ayant  semé  lèvent, 
il  récoltait  la  tempête,  peut-être  se  souviendrait-il  que  la  guerre  est 
un  dérivatif  auquel  recourent  dans  l'occasion  les  gouvernemens  em- 
barrassés. 

Un  publiciste  berlinois  s'écriait,  il  y  a  quelques  jours,  dans  un  trans- 
port d'allégresse,  que  l'Allemagne  venait  d'en  finir  avec  le  gouverne- 
ment personnel.  C'était  pousser  bien  loin  la  candeur.  Il  serait  plus  vrai 
de  dire  que  le  gouvernement  personnel  d'un  homme  de  génie  et 
d'une  prodigieuse  expérience  vient  d'être  remplacé  par  celui  d'un 
jeune  roi,  entreprenant  et  agité,  impatient  de  montrer  tout  ce  qu'il 
peut  faire  et  de  gagner  ses  éperons.  On  assure  qu'il  sera  dans  le  fait 
son  propre  chancelier,  son  président  du  conseil,  son  ministre  des 
affaires  étrangères,  que  désormais  il  traitera  lui-même  avec  les  chefs 
des  partis,  qu'il  se  propose  d'instituer  un  régime  d'autocratie  libérale, 
en  amalgamant  le  vieux  système  du  gouvernement  de  cabinet  avec  un 
parlementarisme  de  sa  façon.  C'est  ce  que  lui  disent  aujourd'hui  les 
étoiles;  que  lui  diront-elles  demain?  Il  écrivait  au  grand-duc  de  Saxe- 
Weimar  :  «  Mon  cœur  souffre  comme  si  je  venais  de  perdre  une  seconde 
fois  mon  grand-père.  Mais  Dieu  l'a  voulu  ainsi.  J'ai  donc  à  m'y  con- 
former, dussé-je  y  périr  !  »  Dieu  est,  de  tous  les  grands  personnages 
de  ce  monde,  celui  qu'il  est  le  plus  facile  de  faire  parler,  et  voilà  pour- 
quoi l'Europe  est  inquiète. 

G.  Valbert. 


REVUE    MUSICALE 


Théâtre  de  l'Opéra  :  Ascanio,  opéra  en  5  actes  et  6  tableaux,  d'après  le  drame  Ben- 
venuto  Cellini  de  M.  Paul  Meurice,  paroles  de  M.  L.  Gallet,  musique  de  M.  C. 
Saint-Saëns. 


S'il  faut  tourner  sept  fois  sa  langue  avant  de  parler,  combien  de  fois 
tournera-t-on  sa  plume  avant  d'écrire,  avant  de  formuler,  je  ne  dis  pas 
avec  certitude,  mais  avec  assurance,  une  opinion,  même  la  plus  modeste 
et  la  plus  respectueuse  de  toute  opinion  différente  ou  contraire? Que  ne 
peut-on,  avant  d'apprécier  une  œuvre  nouvelle,  attendre  un  peu,  et  par 
un  peu  c'est  seulement  une  dizaine  d'années  que  je  veux  dire  !  Je  sais 
bien  que  beaucoup  d'œuvres,  elles,  n'attendraient  pas.  Ce  serait  tant 
pis  pour  celles-là  et  tant  mieux  pour  nous.  A  l'égard  des  autres  du 
moins,  la  tâche  nous  deviendrait  facile  et  le  temps,  maître  de  notre 
goût  aussi  bien  que  de  notre  cœur,  le  temps,  qui  nous  aide  à  souffrir, 
nous  aiderait  à  comprendre. 

Nous  nous  disions  tout  cela  après  la  répétition  générale  d^Ascanio. 
Le  public  n'avait  pas  fait  au  nouvel  opéra  d'un  grand  musicien  l'ac- 
cueil que  nous  lui  souhaitions  et  que,  selon  nous,  il  mérite.  Des  juge- 
mens  autorisés  avaient  démenti  le  nôtre,  et  alors,  nous  défiant  d'au- 
trui,  nous  défiant  de  nous-même,  nous  craignions  que  notre  opinion 
personnelle  se  heurtât  vainement  et  se  brisât  peut-être  à  l'opinion 
de  tous.  Celle-ci,  par  bonheur,  semble  avoir  changé  :  la  représentation 


rQS2  REVDE   DES    DEUX   MONDES. 

a  sauvé  l'œuvre  un  instant  compromise.  Plus  on  avait  craint  un  échec, 
plus  on  a  joui  d'un  succès  ;  nous,  particulièrement,  heureux  d'avoir  à 
justifier  seulement  le  sentiment  presque  général  au  lieu  de  le  dis- 
cuter et  au  besoin  d'y  contredire. 

Rappelons  sommairement  un  livret  que  tous  nos  confrères  ont 
pris  avant  nous  la  peine  d'analyser.  Véritable  peine  en  effet,  les 
drames  historiques,  les  drames  sinon  d'intrigue,  au  moins  d'action, 
n'étant  pas  faciles  à  raconter  clairement.  Voici  les  faits  :  d'une  part,  la 
duchesse  d'Étampes  aime  l'élève,  presque  l'enfant  de  Benvenuto  Cel- 
iini,  Ascanio,  lequel  aime  Colombe,  la  tille  de  d'Estourville,  le  prévôt 
de  Paris.  D'autre  part,  la  Florentine  Scozzone  aime  ardemment  Ben- 
Tenuto,  dont  elle  est  depuis  longtemps  et  la  maîtresse  et  le  modèle. 
Mais  Benvenuto,  lui  aussi,  s'éprend  de  Colombe  et  tout  le  drame  est 
fait  du  conflit  de  ces  divers  amours  :  les  uns,  méchans  et  qui  se  ven- 
gent; les  autres,  généreux  et  qui  s'immolent.  Benvenuto,  le  premier, 
sacrifie  son  bonheur  à  celui  de  Colombe  et  d'Ascanio.  Touchée  à  son 
tour  par  cet  héroïque  exemple,  Scozzone,  qui  d'abord  avait  juré  avec  la 
duchesse  d'Étampes  la  perte  de  leur  commune  rivale,  Scozzone,  pour  sau- 
ver la  jeune  fille,  donne  plus  que  son  bonheur,  sa  vie,  et  voici  de  quelle 
manière.  Colombe,  enlevée  par  Ascanio,  s'est  réfugiée  avec  lui  dans  l'ate- 
lier de  Benvenuto,  où  elle  est  poursuivie  et  sur  le  point  d'être  surprise. 
Heureusement,  un  grand  reliquaire  d'or  est  là,  qui  doit  être  envoyé  par 
Benvenuto  au  couvent  des  Ursulines.  Colombe  se  cachera  dans  le  re- 
liquaire ;  la  supérieure  du  couvent,  sa  marraine,  la  délivrera  et  la  met- 
tra sous  la  protection  de  la  reine.  Mais  la  duchesse  d'Étampes,  qui  sait 
l'enlèvement  de  Colombe,  la  complicité  de  Benvenuto  et  la  ruse  ima- 
ginée pour  faire  évader  la  jeune  fille,  a  donné  ses  instructions  à  Scoz- 
zone :  ce  n'est  pas  au  couvent  qu'ira  le  reliquaire,  mais  au  Louvre, 
chez  la  duchesse.  Il  y  restera  trois  jours,  assez  longtemps  pour  ne  se 
rouvrir  que  sur  un  cadavre.  Au  dernier  moment,  Scozzone  recule  de- 
vant le  crime;  c'est  elle-même  qui  s'ensevelit  vivante  à  la  place  de 
Colombe,  et  au  lieu  de  tuer,  elle  meurt. 

Devons-nous  décider  tout  d'abord  si  la  partition  écrite  par  M.  Saint- 
Saëns  sur  ce  canevas  qui  en  vaut  bien  d'autres,  est  un  opéra  ou  un 
drame  lyrique?  Non,  parce  qu'il  faudrait  auparavant  s'entendre  sur  la 
signification  respective  des  deux  termes  et  que  l'entente  n'est  pas  faite. 
Des  mots,  des  mots  !  —  Autre  question  préalable,  non  moins  stérile,  et 
non  moins  obligatoire  :  celle  des  leitmotive.  J'aime  mieux  vous  le  dire 
tout  de  suite  :  plusieurs  thèmes  caractéristiques  des  personnages  et 
des  sentimens  reviennent  dans  le  cours  de  la  partition,  non-seulement 
rappelés,  mais  variés,  nuancés  avec  beaucoup  d'habileté  et  de  finesse 
par  des  altérations  significatives  de  rythme,  d'harmonie  ou  d'instru- 
mentation. Mille  exemples  viendraient  à  l'appui  de  notre  affirmation. 


REVUE   MUSICALE.  683 

11  y  a  donc  dans  Ascanio  des  Icitmotive  véritables;  libre  aux  Jacobins 
de  s'en  réjouir.  Mais  il  y  a  aussi  pour  les  conservateurs  des  duos,  des 
trios,  des  quatuors,  voire  des  romances.  Depuis  longtemps  et  de  plus 
en  plus,  M.  Saint-Saëns  siège  au  centre  gauche.  Ne  croyez-vous  pas 
que  là  est  la  vérité,  que  là  pourrait  encore  être  le  salut,  même  en 
musique  ? 

Et  l'orchestre,  dira-t-on  enfin  !  —  L'orchestre  de  M.  Saint-Saëns  est, 
comme  M.  Saint-Saëns  lui-même,  centre  gauche.  11  joue  dans  Ascanio 
un  rôle  important,  prépondérant  parfois,  mais  non  le  rôle  unique.  Il  ac- 
compagne, au  sens  véritable,  éternel  du  mot;  il  ne  précède  pas.  Comme 
disait  je  ne  sais  plus  quel  musicien,  il  sert  à  la  mélodie  de  garde-du- 
corps  et  non  de  gendarme.  Il  soutient,  il  aide  les  voix,  au  lieu  de  les 
écraser  ;.  collaborateur,  allié  du  chanteur,  il  n'en  est  jamais  le  tyran, 
ni  le  valet,  ni  le  complice.  Quant  à  l'orchestration  de  M.  Saint-Saëns 
(je  ne  parle  plus  de  l'orchestre),  c'est  tout  simplement  une  merveille. 
Elle  unit  toute  la  richesse,  toute  la  fantaisie  moderne  à  la  tenue,  à  la 
santé  classique.  Elle  brille  sajis  clinquant  ;  elle  a  la  force  sans  bruta- 
lité, la  grâce  sans  mièvrerie  et  l'aplomb  sans  lourdeur..  M.  Saint-Saëns 
notamment  use  du  quatuor,  écrit  pour  lui  comme  les  grands  maîtres. 
Il  en  fait  l'assise  inébranlable  de  son  instrumentation;  il  en  obtient 
les  sonorités  les  plus  savoureuses  et  les  timbres  les  plus  variés.  Des 
instrumens  de  tout  le  monde,  il  se  sert  comme  personne.  Des  harpes 
même,  si  aisément  prétentieuses  ou  banales,  il  tire  des  effets  nou- 
veaux, et  l'orchestre  (ï' Ascanio  s'ennoblit  et  se  fortifie  par  elles  au  lieu 
de  s'affadir.. 

Je  ne  m'étonne  pourtant  qu'à  demi  que  la  partition  de  M.  Saint-Saëns 
ait  causé  d'abord  au  public  une  surprise,  voire  une  déception.  L'œuvre, 
que  peut-être  on  attendait  puissante  et  grandiose,  n'est  que  touchante 
parfois,  toujours  intime  et  presque  familière.  WHenry  VIII,  on  se 
rappelait  surtout  le  quatuor  hnal  qui  avait  enlevé  la  salle,  et  d'Ascmiio 
l'on  espérait  au  moins  une  pareille  secousse  ;  on  ne  l'a  pas  ressentie. 
C'est  que  M.  Saint-Saëns,  le  plus  libre  parmi,  tous  nos  musiciens  en- 
-core  jeunes,  le  plus  impatient  des  systèmes  et  des  formules,  a  com- 
posé son  œuvre  dans  un  esprit  singulier,  avec  un  parti-pris  absolu  et 
fait  pour  dérouter  les  prévisions  d'un  auditoire  accoutumé  au  régime 
contraire  :  le  parti-pris  de  la  discrétion  et  de  la  simplicité.  Un  livret 
historique  pouvait  prêter  et  porter  à  l'enflure,  à  l'emphase  et  au  mé- 
lodrame. François  I",  la  duchesse  d'Étampes,  le  grand  et  le  petit 
Nesle,  sans  parler  du  Louvre  et  de  Fontainebleau,  que  d'excuses,  que 
d'invites  même  à  de  grosse  et  tapageuse  musique,  à  des  couleurs 
criardes,  à  l'imagerie  et  à  la  chromolithographie,  à  tout  un  bric-à-brac 
Renaissance  de  convention  et  de  pacotille!  Et  dans  un  pareil  décor, 
quels  personnages  poncifs,  empanachés,  auraient  pu  parler,  chanter. 


684  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

crier  au  besoin  la  langue  du  boulevard  du  Temple,  car  elle  existe  en 
musique  comme  en  littérature  I  Mais  le  compositeur  a  senti  le  péril  et 
s'en  est  garé.  Craignant  de  grossir  et  de  vulgariser  son  sujet, 
il  a  cherché  surtout  à  l'affiner,  quitte  à  l'amincir.  Plutôt  que  de 
brosser  une  ébauche,  il  a  dessiné  d'un  trait  élégant  et  pur,  coloré  de 
touches  claires  et  fines  un  tableau  de  chevalet,  une  œuvre  de  style 
moyen  et  de  demi-caractère.  Pour  la  goûter  parfaitement,  il  faut  l'exa- 
miner de  très  près,  et  le  malheur  à  l'Opéra,  c'est  qu'on  ne  voit  et 
n'entend  rien  que  de  très  loin,  et  encore  à  la  condition  qu'on  regarde 
et  qu'on  écoute.  Ah  !  le  fâcheux  théâtre,  funeste  à  toute  musique,  je  ne 
dis  pas  même  intime,  mais  seulement  tempérée,  où  compositeurs  et 
interprètes  ont  besoin  de  toujours  crier.  L'auteur  d^Ascanio  n'a  pas 
crié  ;  il  n'a  pas  forcé  une  seule  note  de  sa  voix  ;  il  nous  a  épargné  (qu'il 
en  soit  béni!)  le  bruit,  l'odieux  bruit  dont  tant  de  gens  nous  étourdis- 
sent. Sans  prétendre  faire  grand,  il  a  su  ne  jamais  faire  gros,  et  dans 
ces  quatre  heures  de  musique  il  n'y  a  pas  cinq  minutes  de  tapage. 
L'œuvre  est  de  celles  qui  détendent  et  délassent.  J'accorde,  passez- 
moi  l'expression,  qu'elle  n'empoigne  pas;  mais  elle  séduit,  elle  touche 
et  elle  pénètre.  M.  Saint-Saëns  écrivait  récemment  à  son  collaborateur: 
«  Le  charme,  hélas  !  disparaît  du  monde.  »  S'il  disparaît  du  monde 
musical,  ce  n'est  pas  à  l'auteur  d^Ascanio  que  nous  irons  nous  en 
prendre. 

Notez  bien  que  celte  douceur  n'est  pas  faiblesse,  et  que  par  discré- 
tion et  sobriété  nous  ne  voulons  entendre  ni  la  maigreur  ni  l'indigence. 
La  musique  d^Ascanio,  comme  toute  musique  de  M.  Saint-Saëns,  est 
très  dense;  sa  vertu,  sa  force  ou  sa  grâce,  se  concentre  en  un  très  pe- 
tit volume,  et  c'est  par  des  moyens  simples  qu'elle  arrive  à  l'intensité 
de  l'effet.  Il  n'y  a  guère  dans  Ascanio  qu'une  scène  tout  à  fait  drama- 
tique: l'enlèvement  de  la  châsse  où  s'est  enfermée  Scozzone.  Nous  tâ- 
cherons de  montrer  tout  à  l'heure  que,  si  le  compositeur  a  seulement 
esquissé  cette  situation  capitale,  il  ne  l'a  pas  esquivée,  et  que  pour 
frapper  juste  la  musique  de  M.  Saint-6aëns  n'a  jamais  besoin  de  frap- 
per fort.  Songez,  par  exemple,  aux  deux  premiers  actes  d^Ascanio. 
Demandaient-ils  plus  de  puissance?  Fallait-il  faire  plus  grands  des 
tableaux  comme  ceux-ci  :  une  visite  du  roi  de  France  à  l'atelier  de  Gel- 
Uni,  la  rencontre  devant  l'église  d'un  adolescent  et  d'une  enfant  qui 
s'aiment,  l'assaut  inoffensif  et  le  facile  enlèvement  du  grand  Nesle  par 
des  gamins  et  des  apprentis?  Ne  suffisait-il  pas  de  ce  style  toujours  pur 
et  toujours  clair,  de  cette  distinction  et  de  cette  aisance,  de  cette  écri- 
ture artiste,  comme  disaient  les  de  Concourt,  pour  nous  montrer  Fran- 
çois P'  galant  avec  sa  maîtresse  et  la  duchesse  d'Étampes  provocante 
avec  le  jeune  élève  de  Cellini  ? 

Le  premier  tableau  :  l'atelier  de  Benvenuto,  nous  a  paru  charmant 


REVUE    MUSICALE,  685 

comme  exposition  musicale,  traité  avec  autant  de  désinvolture  et  de 
naturel  que  de  goût.  Deux  thèmes  légers  et  naïfs  voltigent  constam- 
ment à  la  surface  de  l'orchestre  et  caractérisent  finement  l'activité 
juvénile  et  joyeuse  des  élèves  et  des  ouvriers.  L'orchestre  jase  à 
mi-voix,  comme  un  compagnon  encore  plus  gai  que  les  autres.  Et 
pourtant  que  de  nuances  il  sait  marquer!  N'en  citons  qu'une,  indi- 
quée dans  une  lettre,  récemment  publiée,  du  compositeur  lui-même. 
Quand  Benvenuto,  corrigeant  les  dessins  de  ses  élèves,  arrive  au  des- 
sin fautif  de  l'un  d'eux  :  «  L'orchestre,  dit  M.  Saint-Saëns,  joue  à  l'en- 
vers le  motif  du  travail.  »  C'est  un  rien  sans  doute,  et  qui  nous  eût 
échappé,  mais  un  rien  spirituel  et  ingénieux.  Aucun  danger,  d'ailleurs, 
que  M.  Saint-Saëns  abuse  jamais  de  ces  vétilles  et  tombe  dans  le  ma- 
niérisme et  la  chinoiserie.  Il  revient  tout  de  suite  à  la  franchise  et  au 
naturel,  témoin  le  chant  d'Ascanio  confiant  à  son  maître  son  amour 
naissant.  Il  y  avait,  au  début  à^ Henry  VIII,  également  une  confidence 
d'amour:  La  beauté  que  je  sers  est  blonde,  mais  qui  ne  valait  pas  celle-ci. 
Après  Ascanio,  Scozzone,  «  après  l'ami,  l'amie,  »  comme  dit  Benvenuto 
avec  une  note  de  passion  plus  vive,  avec  un  accent  de  profonde  ten- 
dresse. Pour  rassurer  l'ombrageuse  fille,  quels  élans  spontanés  et  sin- 
cères! Pour  chasser  du  front  de  la  jeune  Florentine  la  dernière  ombre 
de  jalousie,  quelle  clarté  rayonne  dans  la  magnifique  période  :  Tu  n'as 
qu'une  rivale:  L'éternelle  beauté  qui  fait  l'art  immor^tel!  Pour  la  première 
fois,  l'enthousiasme  esthétique,  l'amour  immatériel  de  l'idéal  apparaît 
dans  le  rôle  de  Benvenuto.  Pour  la  première  fois  également,  la  mélo- 
die de  M.  Saint-Saëns,  très  facile,  très  abondante,  effleure  la  vulgarité, 
mais  l'évite  avec  une  merveilleuse  adresse.  Un  instant,  quand  vien- 
nent les  dernières  mesures  :  «  Puisque  c'est  toi  que  j'aime  sur  la 
terre,  Laisse-moi  librement  l'adorer  dans  le  ciel,  »  on  craint  une  ter- 
minaison banale,  une  rosalie.  Mais  par  l'imprévu  d'une  modulation 
très  simple,  comme  un  pilote  par  le  moindre  coup  de  barre,  la  phrase 
musicale  tourne  la  difficulté,  ou  plutôt  la  facilité  qui  la  menaçait,  et 
s'achève  avec  une  originalité  qu'on  n'osait  plus  espérer. 

Nous  avons  aimé  beaucoup  la  fin  de  ce  premier  tableau  :  les  compli- 
mens  du  roi,  accompagnés  d'un  élégant  dessin  de  flûte,  allongé  comme 
une  arabesque  renaissance.  Voilà  bien  la  couleur  du  temps,  telle  qu'il 
suffisait  de  l'indiquer  :  gracieuse  et  sobre.  Quelques  notes  de  harpes, 
vibrant  sous  des  appels  de  trompettes  adoucies,  donnent  à  certaine 
phrase  de  François  P""  annonçant  la  visite  de  Charles-Quint  une  al- 
lure chevaleresque  et  princière.  Dans  le  dialogue  de  la  duchesse  et  d'As- 
canio, quelle  coquetterie!  Tandis  que  le  gentil  orfèvre  essaie  le  cercle 
d'or  au  bras  docile  de  la  favorite,  quelle  insistance  à  l'orchestre  d'un 
petit  motif,  pour  ainsi  dire  oblique,  insidieux,  plein  de  sous-entendus, 
de  provocations  et  de  promesses  de  femme  !  Signalons  encore  dans  ce 


68(5  REVUE,  DES   DEUX   MONDES. 

tableau  la  phrase  de  François  1"'  devant  le  modèle  du  Jupiter  de  Gel- 
lini.  Le  roi  regarde  la  statue  olympienne  tout  autrement  que  la  du- 
chesse regardait  tout  à  l'heure  le  bracelet  ciselé  par  Ascanio.  Voilà 
bien  avec  quelle  ampleur,  avec  quelle  chaleur  devait  parler  à  un  Ben- 
venuto  un  prince  qui  savait  le  comprendre  et  daignait  le  protéger. 

On  souhaitait  jadis  que  M.  Saint-Saëns  écrivît  un  jour  tout  un  ou- 
vrage dans  le  style  tempéré  du  second  acte  de  Proserpine.  11  l'a  écrit 
cette  fois.  A  la  douce  Angiola  il  a  donné  pour  sœur  Colombe,  et  le  mu- 
sicien qu'on  accuse  le  plus  de  sécheresse  et  de  raideur  a  créé  deux 
charmantes  figures  de  jeune  fille.  Le  talent  de  M.  Saint-Saëns,  dit-on, 
manque  de  grâce.  Est-il  pourtant  rien  de  plus  gracieux  que  l'entrevue, 
gru  seuil  de  l'église,  de  Colombe  et  d'Ascanio  ?  Est-il  beaucoup  de  plus 
poétiques  rencontres,  de  dialogues  plus  mélodieux?  Et  comme  c'est 
bien  d'être  clair,  d'être  simple,  quand  en  pourrait,  quand  on  saurait 
mieux  que  personne  être  obscur  et  compliqué,  brouiller  ou  déchaîner 
tout  un  orchestre  pour  accompagner  quelques  paroles  d'amour!  Comme 
c'est  bien  aussi  de  ne  pas  se  refuser,  de  ne  pas  nous  refuser  un  trio 
finement  écrit,  harmonieux  et  touchant  :  celui  du  mendiant,  de  Co- 
lombe et  d'Ascanio!  Comme  c'est  bien  enfin,  et  comme  c'est  rare, 
même  en  musique,  d'avoir  de  l'esprit  !  Il  y  a  beaucoup  d'esprit  dans 
Ascanio.  Il  y  en  a  dans  certain  motif  des  apprentis  qui  revient  à  chaque 
instant,  il  y  en  a  dans  la  courte  scène  de  l'assaut  du  Nesle.  Le  prévôt 
de  Paris,  M.  d'Estourville,  refuse,  malgré  l'ordre  du  roi,  de  rendre  le 
INesle  à  Benvenuio  et  à  ses  élèves.  Que  vont-ils  faire,  alors?  Le  prendre, 
et  le  prendre  gaiment.  Le  prévôt  leur  a  bien  envoyé  une  arquebusade, 
mais  elle  n'a  blessé  personne.  C'est  la  guerre,  mais  la  guerre  pour 
rire.  Quelques  cailloux  jetés  aux  vitres,  une  nuée  de  petits  polissons 
criant  sous  les  fenêtres  :  «  D'Estour\^lle  !  D'Estourville  !  »  comme  ils 
crieraient  :  «  Les  lampions!  »  et  rien  de  plus.  Cette  note  de  bonne  hu- 
meur, de  gaminerie,  le  compositeur  l'a  donnée  très  sobre  et  très  juste. 
Un  autre  n'aurait  pas  manqué  de  faire  ici  de  la  musique  pour  le  siège 
de  Troie. 

De  l'esprit  !  En  voici  encore  au  tableau  suivant.  Dans  ce  Nesle,  de- 
venu leur  atelier,  les  élèves  de  Benvenuto  mettent  la  dernière  main  à 
la  fameuse  châsse.  Soudain  Scozzone  entonne  une  chanson  de  son 
pays  et  du  leur,  du  beau  pays  bleu.  Elle  chante  à  pleine  voix,  la  brune 
Florentine,  assise  sur  une  table,  renversant  en  arrière  sa  chevelure 
noire  et  piquée  d'épingles  d'argent.  Elle  chante,  et  le  travail  cesse,  et 
l-es  marteaux  se  taisent,  et  tous  ces  enfans  de  Florence,  gagnés  par  la 
gaité  de  Scozzone,  sentant  leur  Italie  leur  battre  dans  le  cœur,  excitent 
encore  et  fouettent  d'un  refrain  endiablé  la  chanson  qui  les  met  en 
joie.  Il  y  a  dans  cette  réponse  étincelante,  populaire,  triviale  même 
(le  mot  est  un  éloge  ici),  un  véritable  coup  de  soleil  italien. 


REVUE   MUSICALE,  687 

Rien  ne  manque  à  ce  second  acte  :  ni  la  gaîté,  ni  la  poésie,  ni  la 
passion.  Oh  !  la  délicieuse  romance  que  soupire  Ascanio,  rêvant  à  Co- 
lombe entrevue  !  Oui,  romance  ;  le  mot  peut  être  ridicule;  mais  il  s'en 
faut  que  la  chose  le  soit  ici.  A  l'ombre  des  noires  tours,  dans  le  jardin 
plein  de  roses!  11  semble  qu'on  n'ait  pas  compris  cette  mélodie  d'un 
sentiment  vaporeux  et  d'une  forme  arrêtée  cependant  et  définie.  On 
lui  a  reproché  (défendons-la  même  en  pédant,  puisqu'on  l'a  attaquée 
ainsi)  de  finir  sur  la  tierce.  Mais  la  valeur  expressive  et  musicale  de 
cette  fin  tient  précisément  à  son  incertitude.  Là-bas  passent  mes  amours! 
Voilà  les  dernières  paroles  du  jeune  homme.  Ces  amours  qui  passent, 
Ascanio  ne  doit-il  pas  les  suivre  d'un  regard  qui  se  prolonge  et  se 
perd  ? 

Ici,  dans  cet  atelier  de  Benvenuto,  près  de  cette  fenêtre  ouverte  aux 
rayons  et  aux  parfums  du  printemps,  devant  la  statuette  ébauchée  de 
la  déesse  de  la  Jeunesse,  nous  sommes  au  cœur  même  de  l'œuvre.  Là 
fleurissent,  en  des  pages  exquises  comme  les  roses  de  la  terrasse 
voisine,  des  sentimens  délicats  et  purs.  Voici  pour  Benvenuto  l'heure 
de  la  solitude  et  du  travail  fécond.  Il  a  renvoyé  même  son  ami,  même 
sa  maîtresse.  Il  n'appartient  plus  qu'à  la  maîtresse  idéale,  l'invisible 
et  pourtant  la  plus  aimée.  C'est  d'elle  que  ce  matin  il  parlait  magnifi- 
quement à  Scozzone,  et  tandis  qu'il  médite,  qu'il  s'absorbe  dans  son 
rêve  d'artisxe,  c'est  le  beau  motif  déjà  signalé  et  admiré  plus  haut,  le 
motif  pour  ainsi  dire  esthétique  de  Benvenuto  qui  revient,  qui  monte 
dans  le  silence,  effluve  impalpable,  mystérieux  avant-coureur  de  l'inspi- 
ration prochaine.  Mais  il  faut  au  génie  un  modèle,  et  ce  modèle,  cette 
Hébési  longtemps  cherchée,  celle  que  ne  pouvait  être  la  fière  Scozzone, 
Benvenuto  l'a  vue  sortir  un  jour  de  l'église:  c'est  Colombe  d'Estourville, 
et  de  ce  logis,  voisin  de  celui  qu'elle  habite,  il  l'a  souvent  contemplée. 
En  ce  moment  encore  il  l'attend,  il  l'évoque;  à  l'orchestre  on  dirait 
que  peu  à  peu  des  voiles  se  dissipent,  qu'une  clarté  se  dégage  et  se 
répand,  et  dans  l'atmosphère  harmonieuse,  la  voici,  la  jeune  déesse; 
elle  tient  à  la  main  quelques  Heurs  d'avril  et  sur  ses  lèvres  flotte  une 
mélancolique  chanson.  De  la  vision  lumineuse,  les  rayons  glissent 
jusqu'à  Benvenuto;  ils  l'inondent,  ils  réchauffent;  l'enthousiasme  en- 
vahit son  àme,  et  si  dans  ce  crescendo  haletant,  dans  le  cri  de  triomphe 
qui  le  couronne,  on  ne  trouve  ni  la  passion  ni  le  cœur,  je  ne  sais  guère 
oîi  on  les  trouvera. 

Les  refusera-t-on  encore,  ces  dons  qui  font  une  œuvre  vivante,  aux 
deux  ardens  duos  qui  suivent  :  l'un  entre  Benvenuto  et  Scozzone, 
l'autre  entre  Benvenuto  et  Ascanio?  Quelle  insouciance,  quelle  brus- 
querie dans  l'entrée  de  Scozzone,  et  commele  motif  joyeux  et  tout  en 
dehors  qui  l'accompagne,  nous  ramène  par  sa  tonalité  claire  et  ses 
brillantes  sonorités,  du  rêve  idéal  à  la  passion  humaine,  aux  réelles  et 


688  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

vivantes  amours!  Comme  les  mélodies  changent,  et  non-seulement  les 
mélodies,  mais  les  rythmes  et  les  timbres,  avec  les  personnages  divers 
et  même  avec  les  divers  sentimens  des  personnages  !  La  progression 
de  tout  cet  acte  est  très  bien  conduite.  On  arrive  au  sommet  avec  le 
duo  chaleureux  des  deux  hommes,  avec  la  phrase  entraînante  de  Ben- 
venuto  :  Un  divin,  mais  fol  amour  est  dans  mon  âme,  surtout  avec  la 
strophe  lyrique  qui  met  une  flamme  à  la  fin  de  ce  duo  :  0  beauté,  j'ai 
compris  ta  puissance.  Vulgaire,  dit-on,  cette  mélodie.  Non  pas.  Elle  est  à 
certain  moment  tout  près  de  le  devenir,  mais  cette  fois  encore,  quand 
viennent  les  deux  vers  :  Sois  le  but  de  ma  jeune  espérance.  Paradis  que 
je  croyais  farmé,  il  suffit  d'une  modulation  mineure,  d'une  résolution 
simple,  presque  naïve,  qui  surprend  et  qui  charme  par  sa  naïveté 
même,  pour  écarter  le  péril  et  relever  l'inspiration. 

Le  quatrième  acte  se  passe,  comme  le  second,  dans  l'atelier  de  Ben- 
venuto.  Ici  encore  le  musicien  a  traité  sans  effort  et  sans  prétention  des 
situations  capitales  :  la  découverte  par  Benvenuto  des  amours  d'Asca- 
nio  et  de  Colombe,  son  généreux  sacrifice,  le  dévoûment  plus  héroïque 
encore  de  Scozzone  et  l'enlèvement  du  reliquaire  où  vient  de  s'enfer- 
mer la  jeune  femme.  Le  quatuor  entre  Benvenuto,  Ascanio,  Scozzone 
et  Colombe  n'a  pas  et  ne  devait  pas  avoir  l'envergure  du  quatuor 
A^Henrij  VII f;  de  dimensions  plus  modestes  et  d'un  style  plus  tempéré, 
il  n'est  ni  moins  bien  écrit  ni  moins  mélodique.  Le  motif  est  tout  près 
de  rappeler  à  la  fois  (singulière  coïncidence)  un  motif  de  r Éclair  et  un 
autre  du  Pardon  de  Plo'érmel;  mais,  comme  toujours,  un  rien,  un  rythme 
en  syncope,  ravive  l'originalité  de  l'idée.  Mélodique  aussi  le  cantabile  de 
Benvenuto  :  Allez,  je  ne  vous  en  veux  pas,  et  les  intransigeans  ne  pou- 
vaient manquer  de  crier  au  scandale.  Elle  est  pourtant  bien  en  situa- 
tion, pleine  à  la  fois  de  douleur  et  de  bonté,  cette  phrase  simple,  accom- 
pagnée simplement  et  tout  bas.  Mais  parce  que  le  musicien  s'est  permis 
quelques  mesures  de  pizzicato,  voilà  son  orchestre,  l'orchestre  d'un 
Saint-Saëns,  traité  de  guitare.  Oublierait-on  qu'il  y  a  dans  la  musique 
des  exemples  de  pizzicato  plus  que  touchans,  sublimes?  Témoin  le 
scherzo  de  la  symphonie  en  ut  mineur. 

La  fin  de  ce  quatrième  acte  est  la  page  la  plus  émouvante  à^ Ascanio. 
Elle  nous  émeut,  comme  tant  d'autres  nous  ont  charmé,  par  la  discré- 
tion et  la  sobriété.  Dans  la  décision  de  Scozzone,  dans  l'arrêt  de  mort 
prononcé  tout  bas  sur  elle  et  par  elle,  dans  le  sanglot  qu'elle  étouffe, 
pas  un  accent  insuffisant  et  pas  un  accent  superflu.  Voici  la  châsse  où 
la  pauvre  fille  vient  de  se  coucher.  Couverte  d'une  mante  et  voilée, 
cette  femme  qui  marche  à  côté  des  porteurs,  nous  savons,  nous,  que 
c'est  Colombe;  mais  Benvenuto  la  prend  pour  Scozzone.  Voilà  pour- 
quoi la  plainte  de  l'orchestre  est  si  discrète  ;  voilà  pourquoi  cette 
marche  funèbre  fait  si  peu  de  bruit,  confidente  d'un  terrible  secret 


REVUE   MUSICALE.  689 

qu'elle  ne  trahit  pas.  S'il  y  a  des  larmes  dans  la  voix  de  Benve- 
nuto,  s'il  regrette  Scozzone,  il  croit  la  regretter  partie,  mais  non  pas 
morte.  Et  pourtant,  quand  la  forme  voilée  a  passé  près  de  lui,  rien 
qu'à  l'adieu  qu'il  lui  adresse,  à  cet  adieu  demeuré  sans  réponse,  à  l'ac- 
cablement de  ces  quelques  notes  tombées  lentement  de  ses  lèvres  sur 
deux  accords  lugubres,  glacés,  nous  sentons  qu'on  meurt  dans  ce  reli- 
quaire et  que  la  pauvre  Florentine  s'en  va  pour  ne  jamais  revenir. 

La  place  nous  manque,  et  nous  aurions  beaucoup  à  dire  encore  ;  du 
dernier  acte,  il  est  vrai,  rien  que  nous  n'ayons  déjà  dit.  M.  Saint-Saëns 
est  resté  jusqu'au  bout  dans  la  concision  et  la  simplicité,  et  des  scènes 
telles  que  la  veillée  de  la  duchesse  auprès  du  reliquaire  dont  elle  a  fait 
un  cercueil,  ou  l'apparition  de  Colombe,  je  dirais  volontiers  sa  résur- 
rection, tant  il  y  a  de  lumière  et  de  vie  dans  ce  retour  de  la  jeune  fille 
échappée  à  la  mort,  tout  cela  mérite  qu'on  écoute  sans  négligence  ni 
^listraction  une  œuvre  faite  de  même. 

Si  nous  n'avons  pas  encore  parlé  du  ballet,  c'était  pour  ne  pas  inter- 
rompre le  récit  du  livret,  comme  le  ballet  en  interrompt  la  marche.  11 
ne  tient  et  ne  sert  pas  beaucoup  à  l'action;  peut-être  aimerait-on  mieux 
l'entendre  au  commencement  ou  à  la  hn  plutôt  qu'au  milieu  du 
drame,  qu'il  partage  en  deux.  Mais  il  était  impossible  de  le  placer  ail- 
leurs. L'économie  de  la  pièce  le  commandait,  et  aussi  la  tradition,  qui 
veut  qu'on  danse  non -seulement  dans  tous  les  opéras,  mais  qu'on  y 
danse  à  une  certaine  heure  :  ni  trop  tôt,  ni  trop  tard.  Et  puis  le  ballet 
d^Ascanio  se  danse  sur  une  si  adorable  musique,  qu'on  lui  pardonne 
tout,  sauf  les  pirouettes  du  jeune  baladin  juponné  en  Bacchus,  Ce  ballet 
est  le  plus  charmant  du  répertoire  contemporain,  avec  celui  de  Faust, 
à  coup  sûr,  et  peut-être  celui  du  Cid.  Il  comprend  une  dizaine  de  petits 
morceaux,  tous  très  courts  et  presque  tous  parfaits,  écrits  le  plus  sou- 
vent dans  un  style  un  peu  archaïque,  dans  la  couleur  de  l'antiquité, 
mais  d'une  antiquité  vue  à  travers  la  renaissance.  Citons  surtout  le 
n"  k,  Bacchus  et  les  Bacchantes  ;  le  n"  5,  apparition  d'Apollon  et  des 
Muses;  le  n°  7,  l'Amour  et  Psyché,  ces  deux  derniers  parmi  les  plus 
exquis,  l'un  et  l'autre  dignes  de  Gluck  par  leur  noblesse  et  leur  séré- 
nité; la  variation  de  flûte,  que  murmure  M.  Taffanel  avec  une  vélocité 
et  une  limpidité  à  rendre  jaloux  le  dieu  Pan  lui-même;  enfin,  la  valse 
finale,  étonnamment  rythmée  et  plaisamment  attaquée  par  un  cornet 
à  pistons  tout  en  dehors,  vulgaire  à  dessein  et  un  peu  effaré,  comme 
s'il  avait  le  sentiment  de  son  extravagance,  presque  de  son  excen- 
tricité. 

Quant  aux  interprètes  d'Ascanio,  l'un  :  M.  Lassalle,  est,  selon  son 
habitude,  de  premier  ordre,  et  cela  non-seulement  dans  l'ensemble  de 
son  rôle,  mais  dans  les  plus  fins  détails.  Les  autres,  aussi  selon  leur 

TOME  xcvm.  —  1890.  kh 


690  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

habitude,  sont  d'ordres  divers,  depuis  le  second  jusqu'au  dernier,  et 
au-delà.  M"''  Eames  a  gentiment  chanté  le  rôle  de  Colombe;  elle  y  est 
ingénue  et  dit  d'une  voix  très  pure  sa  ballade  sans  accompagnement. 
M'"''  Bosman  fait  de  son  mieux  dans  un  rôle  qu'on  a  dénaturé  pour  elle. 
Le  personnage  de  Scozzone  perd,  à  cette  transposition,  l'ampleur, 
l'étoffe  que  lui  aurait  donnée  le  timbre  du  mezzo-soprano  ou  du 
contralto.  M.  Saint-Saëns  le  savait  peut-être;  il  savait  aussi  que  trois 
soprani  produiraient  un  ensemble  trop  mince  et  trop  aigu,  et  ce  n'est 
pas  à  sa  requête,  sans  doute,  que  pour  monter  un  ouvrage  compor- 
tant un  mezzo-soprano,  on  a  attendu  le  départ  de  M'"  Richard.  Ah  !  si 
elle  revenait,  M'^*^  Richard!  Si  sa  rentrée  à  Covent-Garden,  annoncée 
pour  le  printemps,  lui  donnait  la  nostalgie  du  théâtre,  ce  théâtre  fût-il 
l'Opéra  !  On  lui  rendrait  le  rôle  de  Scozzone  ;  peut-être  se  déciderait-on 
enfin  à  représenter,  avec  elle  et  M.  Jean  de  Reszké,  Samson  et  Dalila,  le 
chef-d'œuvre  de  M.  Saint-Saëns.  On  le  donne  en  ce  moment  à  Rouen, 
et  pas  trop  mîd,  ma  foi,  ce  Samson,  encore  plus  puissant  qu'Ascanio 
n'est  aimable...  Mais  non!  M'"' Richard  ne  reviendra  pas;  MM.  de  Reszké 
s'en  iront,  et  il  nous  restera  M.  Cossira  et  M"'*'  Adiny.  Je  m'aperçois 
que  je  n'ai  pas  parlé  d'eux,  ni  de  M.  Plançon.  Pour  M.  Plançon,  j'ai  eu 
tort  :  il  fait  des  progrés  et  n'a  pas  mal  chanté  du  tout  François  F''. 
Quant  aux  autres,  hélas!  hélas!  iMais  puisque  de  ce  faible  ténor  et  de 
cette  forte  chanteuse  je  n'ai  rien  dit,  je  ne  m'en  dédis  pas. 


C.\MILLE   BeLLAIGUE 


REVUE    LITTÉRAIRE 


LA  REFORME  DU  THEATRE. 


Pour  la  troisième  ou  la  quatrième  fois  depuis  quatre-vingts  ans,  il 
est  question  de  réformer  le  théâtre.  Les  «  jeunes,  »  avec  une  vivacité 
mêlée  d'aigreur,  accusent  les...  autres,  d'encombrer  ou  d'accaparer  la 
scène,  et  ainsi  d'immobiliser  l'art.  Ils  reprochent  aux  directeurs,  en 
fait  de  nouveautés,  de  n'en  accueillir  et  de  n'en  «  monter  »  que  de 
vieilles.  Et  ils  en  veulent  enfin  à  la  critique,  au  lieu  d'applaudir  à  leurs 
tentatives,  d'en  détourner,  d'en  décourager,  d'en  dégoûter  le  public? 
Ont-ils  tort?  ont-ils  raison?  Pour  ce  qui  est  des  directeurs,  ils  nous 
permettront  de  [n'en  rien  dire.  Un  directeur  de  théâtre  a  derrière 
lui  des  actionnaires,  comme  au  Gymnase;  il  a  au-dessus  de  lui,  comme 
à  rOdéon  ou  comme  à  la  Comédie  française,  une  administration  ;  ses 
intérêts  ne  sont  donc  pas  seulement  les  siens;  et,  quand  ils  le  se- 
raient, on  ne  peut  pas  exiger  de  lui  que,  par  amour  de  l'art,  il  brave 
les  risques  de  la  faillite  ou  de  la  liquidation  judiciaire.  Quant  aux  au- 
teurs, ce  n'est  pas  cette  année,  je  pense,  qu'on  pourra  décemment 
reprocher  à  M.  Feuillet,  à  M.  Dumas,  à  M.  Sardou,  à  M.  Pailleron,  à 
M.  Halévy,  d'avoir^"  accaparé  »  la  scène.  Mais,  pour  la  critique,  je  con- 
viens que  c'est  une  autre  affaire;  et,  si  c'est  une  de  ses  fonctions  que 
d'éclairer,  que  de  préparer,  que  de  devancer  quelquefois  le  goût  du 
public,  les  jeunes  gens  n'ont  peut-être  pas  tort  de  la  trouver  lente, 
paresseuse  même,  et  un  peu  rebelle  à  s'en  acquitter. 

J'en  sais  bien  un  motif  :  c'est  qu'en  vérité  les  jeunes  gens,  pressés 
de  parvenir,  ne  négligent  rien  aujourd'hui  de  ce  qu'il  faut  faire  pour 


692  REVOE  DES  DEUX  MONDES. 

s'aliéner  ceux  qui  les  ont  précédés  dans  la  vie.  Ils  n'exigent  pas  seule- 
ment de  nous  des  applaudissemens  ou  des  louanges;  ils  veulent  des 
abjurations  solennelles;  ils  nous  somment  de  reconnaître  avec  eux 
qu'il  n'y  a  qu'un  comédien  dans  Paris,  —  c'est  Antoine  ;  et  qu'il  n'y 
a  qu'un  auteur,  —  c'est  M.  Léon  Hennique,  à  moins  que  ce  ne  soit 
M.  Jean  Jullien,  ou  encore  M.  George  Ancey.  Ce  qu'il  y  a  d'ailleurs  de 
plus  irritant  dans  ce  dédain  de  leurs  aînés,  c'est  ce  qu'il  trahit  chez 
les  jeunes  gens  d'étrange  confiance  en  eux-mêmes.  Quoi  qu'ils  aient 
voulu  faire,  on  dirait  qu'ils  le  prennent  pour  fait,  comme  si  toute  la 
difficulté  de  Tart  n'était  pas  là,  précisément,  dans  la  difficulté  même  de 
faire  ce  que  l'on  voudrait!  On  a  une  idée,  et  l'on  sait,  ou  l'on  croit 
savoir,  on  entrevoit  plutôt  comment  il  faudrait  la  traduire,  par  quels 
mots  il  faudrait  l'exprimer,  et  on  ne  les  trouve  point,  et  ceux  qu'on 
réussit  à  trouver  ne  rendent  que  la  moitié  de  ce  qu'on  voudrait  dire, 
quand  encore  ils  n'en  sont  pas  la  caricature  ou  l'involontaire  parodie. 
Nos  jeunes  gens,  pour  eux,  ne  connaissent  point  ces  doutes  ni  ces 
angoisses.  Comme  les  choses  leur  viennent,  elles  leur  semblent  bonnes  ; 
puisqu'elles  sont  leurs;  et  qu'en  résulte-t-il?  Il  en  résulte  que,  de  se 
conformer  aux  lois  élémentaires  de  leur  art,  ils  y  voient  une  abdication 
de  leur  personne,  une  concession  aux  préjugés,  une  complaisance, 
une  lâcheté.  Aussi  faut-il  les  entendre  parler  de  ceux  qui  leur  disent 
que  leurs  pièces  ne  sont  point  «  faites,  »  ou  que  leurs  romans  sont 
«  mal  écrits.  »  Mal  écrits?  Est-ce  que  quelqu'un  aurait  la  prétention 
d'apprendre  le  français  à  l'auteur  du  Termite?  et  point  faites?  leurs 
pièces  ?  Ah  !  les  prenez-vous  donc  pour  l'auteur  d'une  Chaîne  ou 
d'' Advienne  Lecouvreur?  Qu'on  les  ramène  plutôt  à  Poinsinet  de  Sivry, 
l'auteur  du  Cercle,  ou  à  Fagan,  celui  des  Originaux.  —  Si  je  parle  ici 
des  Originaux,  c'est  que,  comme  on  le  sait,  la  Comédie  française  les 
a  récemment  exhumés  de  l'oubli  pour  que  M.  Coquelin,  dans  cinq  rôles 
différens,  avant  de  partir  pour  l'Amérique,  nous  fît  sentir  tous  les  re- 
grets de  sa  perte. 

Ce  n'est  pas,  au  surplus,  que  les  jeunes  gens  aient  tout  à  fait  tort  ;  et 
on  est  tenté  d'incliner  vers  eux,  quand  on  voit  ce  que  la  plupart  des 
théâtres  nous  donnent.  Je  ne  voudrais  détourner  personne  d'aller  voir 
Paris  fin  de  siècle  au  Gymnase,  ou  Feu  Toupinel  au  Vaudeville.  Bien  au 
contraire!  et  s'il  n'est  question  que  de  rire,  allez  au  Vaudeville  et  allez 
au  Gymnase.  Feu  Toupinel,  surtout,  vous  amusera  presque  autant  que 
les  Surprises  du  divorce.  C'est  le  vaudeville  classique;  ou  plutôt,  non, 
c'est  le  vaudeville  contemporain,  le  vaudeville  mathématique,  si  je 
puis  ainsi  dire.  Étant  donné  que  Toupinel,  en  son  vivant,  comme  le 
courrier  de  Strasbourg,  avait  deux  femmes  :  l'une  à  Paris,  la  légitime, 
et  l'autre  à  Toulouse,  la  préférée,  si  l'on  suppose,  maintenant,  que  la 
première  s'étant  remariée,  les  amis  de  son  nouvel  époux,  M.  Duper- 
ron,  la  prennent  pour  la  seconde,  il  est  question  de  trouver  des  moyens 


I 


[ 


REVUE    LITTÉRAIRE.  693 

pour  prolonger  pendant  trois  actes,  et  ne  dénouer  qu'à  la  dernière 
scène,  un  quiproquo  qui  n'a  de  raison  d'être  que  dans  la  fantaisie  de 
M.  Alexandre  Bisson.  C'est  un  problème,  on  le  voit,  et  cela  pourrait  se 
mettre  en  équations.  Puisque  d'ailleurs  on  y  rit;  puisque  le  rire  y 
jaillit  de  la  drôlerie  des  situations;  puisque  M"*  Magnier,  dans  le  rôle 
de  M""^  Duperron,  et  M.  Jolly  dans  celui  de  Duperron  lui-même,  touchent 
presque  à  la  perfection  de  la  caricature  ;  et  puisqu'il  faut,  enfin,  des 
amusemens  pour  tous  les  goûts,  nous  n'avons  garde  de  nous  plaindre, 
et  nous  ne  demandons  point  qu'on  renonce  à  ce  genre  de  vaudeville. 
Mais  c'est  pourtant  à  la  condition  que  l'on  le  prendra  pour  ce  qu'il  est; 
et  il  faut  qu'on  avoue  qu'il  n'est  rien  de  très  littéraire. —  Ainsi  fait-on, 
direz-vous  peut-être.  —  Mais  je  vous  réponds  qu'au  contraire  c'est  ce 
qu'on  ne  fait  point;  et  la  réputation  de  Labiche  en  est  la  preuve; 
Labiche,  dont  on  met  couramment  la  Cagnotte  ou  le  Voyage  de  M.  Per- 
richon  à  côté  du  Demi-Monde  ou  du  Gendre  de  M.  Poirier.  Les  jeunes 
gens  ont  le  droit  de  s'en  plaindre,  et  nous  celui  de  nous  en  la- 
menter. 

Et  que  veut-on  qu'ils  disent  encore  quand  ils  voient  qu'on  accueille, 
et  qu'on  applaudit  même,  hélas  !  à  la  Comédie  française,  la  Camille 
de  M.  Philippe  Gille  ?  Oui,  que  veut-on  qu'ils  disent,  et  quelle  confiance 
veut-on  qu'ils  aient  au  feuilleton  lui-même  du  Journal  des  Débats, 
quand  ils  y  lisent  l'éloge  d'une  invention  que  sa  nature  destinait  si 
manifestement  au  répertoire  du  Palais-Royal  ou  des  Variétés  ?  — Qu'im- 
porte comment  on  s'amuse,  pourvu  que  l'on  s'amuse,  nous  répondent 
ici  les  amis  de  l'auteur.  M.  Pierre  Véron,  M.  Jules  Lemaître;  et,  ce  qui 
vous  divertirait  sur  les  planches  du  Palais-Royal,  quel  est  ce  pédantisme 
d'y  bouder  quand  on  vous  l'offre  sur  la  scène  du  Théàtre-Fran(;ais?  — 
Mais,  c'est  que  je  doute  que  Camille  divertisse  personne,  ou  plutôt,  quant 
à  moi,  j'y  aurais  volontiers  pleuré  l'autre  soir.  Une  erreur  sur  le  sexe 
dans  la  rédaction  d'un  acte  de  naissance,  la  vingt-septième  variété  des 
Mormons,  une  Américaine  qui  devient  un  Américain,.,  ni  la  grâce  mutine 
de  M'^^  Mùller,  ni  tout  le  talent  de  M.  de  Féraudy,  ni  les  mines  de 
M.  Coquelin  cadet  n'ont  pu  faire  que  Camille  ne  fût  ce  qu'on  appelle 
une  chose  navrante.  Et  si  j'y  avais  ri,  je  protesterais  encore  que  ce 
n'est  pas  pour  y  rire  de  cette  qualité  de  rire  que  nous  donnons  à  la 
Comédie  française  250,000  francs  de  subvention  annuelle.  Les  plai- 
santeries qui  peuvent  être  excellentes  au  fumoir  ne  le  sont  pas  tou- 
jours dans  un  salon  ;  la  qualité  du  rire  n'est  pas  plus  indifférente  au 
théâtre  ou  en  littérature  que  celle  des  manières  ou  de  l'éducation  dans 
la  vie;  et  tous  les  jours  on  voit  de  fort  bonnes  choses  cesser  de  l'être 
pour  la  seule  raison  qu'elles  ne  sont  pas  à  leur  place.  Camille  n'est 
point  à  sa  place  à  la  Comédie  française,  et  si  c'est  cela  que  les  jeunes 
gens  veulent  dire,  ils  ont  encore  raison. 

Je  vais  plus  loin  ;  et  s'ils  veulent  qu'il  soit  temps  enfin  d'émanciper 


Q9h  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'art  dramatique  de  certaines  contraintes,  il  faut  encore  être  avec  eux. 
Ni  la  littérature  ni  l'art,  quoi  que  l'on  en  dise  quelquefois,  ne  sont  en 
effet  incapables  de  quelque  progrès  ou  de  quelque  perfectionnement, 
an  moins  dans-  leurs  procédés  matériels  ;  et  on  en  pourrait  donner  de 
mémorables  exemples.  C'est  ainsi  que  la  reconnaissance,  dont  nos 
tragiques  du  xvni"  siècle,  sur  la  foi  d'Aristote,  et  depuis  eux  nos  roman- 
tiques, ont  abusé  sans  mesure,  est  devenue  de  nos  jours  un  moyen 
uniquement  ou  exclusivement  propre  au  mélodrame.  Ce  n'est  plus 
qu'au  théâtre  de  l'Ambigu-Comique  ou  de  la  Porte-Saint-Martin  qu'un 
personnage,  pris  pour  un  autre  pendant  quatre  actes,  reconnaît,  au 
cinquièmev  sa  fille  dans  sa  victime,  ou  son  père  dans  son.  assassin.  De 
même  encore,,  la  méprise  ou  le  quiproquo,  —  que  Molière  lui-même, 
dans  VÈcole  des.  femmes,  et  Beaumarchais,  dans  le  Mariage  de  Figaro, 
n'ont  pourtant  pas  dédaigné  d'employer,  — est  devenue  de  nos  jours  le 
moyen  ordinaire  et  à  peu  près  constant  du  vaudeville.  Ce  n'est  plus 
que  sur  la  scène  du  Palais-Royal  ou  des  Variétés  que  l'on  prend  en- 
core un  accordeur  de  pianos  pour  un  ministre  plénipotentiaire,  ou  la 
fausse  M?"®  Toupinel  pour  la  vraie.  Non  pas  précisément  que  ces  moyens 
ne  puissent  encore  quelquefois  réussir;  mais  enfin, ils  sont  ce  que  l'on 
appelle  aujourd'hui  démodés,  pour  l'espèce  de  facilité  courante  qu'il 
y  a  de  s'en  servir,  et  pour  la  vulgarité  de  l'emploi  qu'on  en  a  fait- 
Est-ce  un  progrès  d'ailleurs  ?  Oui,  sans  doute,,  si  la  part  de  la  con- 
vention et  de  l'artifice  en  est  d'autant  réduite,  si  l'abandon  de  ces 
procédés  a  pour  effet  d'approcher  l'art  d'une  imitation  plus  fidèle  de 
la  vie.  C'est  un  mouvement;  c'est  un  changement,  en  tout  cas;  et  je 
ne  vois  pas  ti^op  à  quel  titre  on  le  condamnerait. 
-  Mais  toutes  les  conventions  sont-elles  également  vaines  ?  et  quand 
les  jeunes  gens  nous  parlent  aujourd'hui  de  mettre  la  vie  tout  entière, 
et  telle  quelle,  sur  la  scène,  cela  signiûe-t-il,  peut-être,  à  leur  avis, 
que  l'art  du  théâtre  n'a  ^ni  règles  qui  le  limitent,  ni  lois  qui  le  défi- 
nissent, ni  principes  enfin  qui  le  guident?  Les  romanciers  aussi  le 
disaient  de  leur  art,  il  y  a  quinze  ou  vingt  ans  ;  et,  pour  voir  comme 
ils  s'y  sont  tenus,,  à  cette  unique  loi,  qui  serait  qu'il  n'y  a  plus  de 
lois,  lisez  la  Terre,  lisez  la  Bêle  humante,  où  vous  trouverez  en  cinq 
cents  pages  plus  d'événemens  entassés  que  dans  la  légende  entière 
des  Atrides.  Mais  ne  parlons  pas  de  «  règles,  »  si  ce  mot  offusque 
q:uelqu'un,  et  puisque  d'ailleurs  il  ne  peut  servir  qu'à  perpétuer  un 
long  malentendu.  Disons  au  contraire  qu'il  n'y  a  pas  de  «  règles  »  du 
théâtre,  pas  plus  qu'il  n'y  en  a,  si  l'on  veut,  de  l'art  de  parler  ou 
d'écrire.  Seulement,  si  l'on  n'est  un  écrivain  ou  un  orateur  qu'à  de  cer- 
taines conditions,  c'est-à-dire  s'il  y  a,  je  ne  dis  point  une  «  idée,  »  mais 
une  «  définition  »  de  l'éloquence  ou  du  style, —  et  qui  peut  douter  qu'il 
y  en  ait  une? —  c'est  ainsi  qu'en  prose  ou  qu'envers,  qu'en  cinq  actes, 
en  trois  actes  ou  en  un,  triste  ou  gaie,  naturaliste  ou  idéaliste,  une 


REVUE   LITTÉRAIRE.  695 

«  machine  »  n'est  du  théâtre  qu'autant  qu'elle  répond  à  des  conditions 
définies. 

îS'est-ce  pas  un  peu  ce  qu'oublient  les  jeunes  gens?  Et,  tout  d'abord, 
comme  aux  romanciers  naturalistes,  leurs  maîtres,  ne  peut-on  pas  leur 
reprochei"  qu'ils  manquent  d'une  certaine  franchise  ou  probité  d'obser- 
vation? Voici,  par  exemple,  Monsieur  Betsij,  de  MM.  Paul  Alexis  et  Oscar 
Météniei';  —  puisque  ausei  bien  M.  Paul  Alexis,  quoique  ses  débuts 
remontent  à  plus  de  dix  ans,  est  encore  et  toujours  «  un  jeune.  »  —  Si 
vous  la  prenez  comme  un  vaudeville,  je  veux  dire  comme  une  fantai- 
sie dans  le  genre  de  Feu  Toupinel  ou  de  Paris  fin  de  siècle,  la  pièce, 
quoique  d'ailleurs  assez  mal  faite  sans  art  et  sans  adresse,  est  assez 
amusante.  Je  crois,  au  surplus,  l'avoir  fait  jadis  observer  :  il  y  a  dans 
tout  naturaliste  un  vaudevilliste  qui  sommeille,  ou  plutôt  qui  s'ignore. 
Mais  si  vous  la  prenez  peut  être  pour  une  étude  de  mœurs,  alors  le 
sujet  en  est  parfaitement  irépugnant;  et,  de  plus,  nous  qui  ne  connais- 
sons point  les  mœurs  qu'on  y  prétend  peindre,  je  me  plains  qu'on  nous 
ôte,  pour  commencer,  les  moyens  de  vérifier  la  justesse  de  l'observa- 
tion. Est-il  dans  la  vérité  qu'une  écuyère  de  cirque,  une  étoile,  à  qui  l'on 
donne  cinquante  ou  soixante  mille  francs  d'appointemens  par  an,  ayant 
besoin  d'un  mari,  le  prenne  au  hasard  parmi  les  garçons  du  café  voisin, 
avec  autant  de  facilité  qu'elle  ferait  d'un  bock?  Je  n'en  sais  rien;  et 
il  me  semble,  à  moi,  que  cela  n'est  pas  dans  la  vérité  humaine;  mais 
peut-être  que  cela  est  dans  la  vérité  du  cirque.  Ce  que  je  dis  seule- 
ment, c'est  que  l'observation  manque  ici  de  la  preuve  de  sa  vérité; 
c'est  qu'ainsi  restreinte  à  un  monde  spécial,  elle  manque  également 
de  largeur;  c'est  enfm  qu'elle  ne  manque  pas  moins  de  franchise. 
Car,  si  c'est  le  «  ménage  à  trois  »  que  vous  avez  voulu  peindre,  que 
signifient  ces  oripeaux?  pourquoi  les  bottes  à  l'écuyère  de  M''""  Réjane? 
et  que  nous  veulent  tous  ces  détails  qui,  bien  loin  d'étendre  la  portée 
de  l'observation,  ne  peuvent,  au  contraire,  que  la  diminuer?  C'est  du 
romantisme  encore  que  ce  naturalisme- là  !  A  moins  qu'effrayé  vous- 
même  de  la  nature  de  votre  observation,  vous  ne  l'ayez  déguisée 
pour  la  faire  passer  ?;Et  n'est-ce  pas  un  signe,  en  ce  cas,  qu'en  dehors 
du  milieu  où  vous  l'avez  prise,  vous  ne  sauriez  vous  porter  garans  de 
sa  justesse  et  de  son  exactitude? 

J'insiste  sur  ce  point.  Comme  le  théâtre  est  un  lieu  public,  et,  comme 
le  plaisir  qu'on  y  prend,  on  l'y  prend  en  commun,  il  faut  que  l'obser- 
vation y  soit  large,  y  soit  générale.  Mais,  à  plus  forte  raison,  si  l'on 
veut  qu'il  soit  une  imitation  sufTisamment  exacte  de  la  vie.,  devra- 
t-on  renoncer  à  nous  montrer  sur  la  scène  des  personnages  d'exception. 
Plus  d'écuyéres  de  cirque,  comme  dans  Monsieur  Belsy  ;  plus  de  for- 
çats, comme  dans  les  Deux  Tourtereaux,  du  même  M.  Paul  Alexis;  plus 
de  Ménages  d'artistes,  comme  M.  Eugène  Brieux  nous  en  montrait. 


696  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

l'autre  soir,  au  Théâtre-Libre;  plus  d'Italiennes  de  la  renaissance,  de 
chevaliers  ou  de  soudards  du  temps  de  Louis  XII,  comme  dans  Amour, 
de  M.  Léon  Hennique.  Mais  des  paysans,  comme  dans  le  Maître,  de 
M.  Jean  JuUien,  mais  des  personnages  comme  ceux  de  l'École  des  veufs 
ou  de  Grand^  Mère,  de  M.  George  Ancey,  —  j'entends  dont  la  condition 
soit  plus  approchée  de  la  nôtre,  et  qui  ne  diffèrent  sensiblement  ni  de 
ceux  de  l'orchestre,  ni  de  ceux  du  «  paradis.  »  A  la  vérité,  ce  sont  les 
plus  difficiles  à  faire  marcher,  à  faire  parler,  à  faire  vivre  sur  la  scène. 
On  n'a  pas,  avec  eux,  la  ressource  de  mettre  au  moins  dans  le  décor 
l'intérêt  qu'ils  n'offrent  pas  eux-mêmes.  Leurs  costumes  seront  les 
nôtres.  Mais,  si  c'est  affaire  au  roman,  —  qui  s'en  est  d'ailleurs  assez 
mal  acquitté  jusqu'ici, —  qued'étudier  les  «conditions  »  ouïes  «  états,» 
le  magistrat  ou  le  prêtre,  le  militaire  ou  le  professeur,  l'ingénieur  ou  le 
financier,  l'industriel  ou  le  commerçant,  tel  n'est  point  l'objet  du 
théâtre.  11  ne  s'adresse  point  à  des  curieux,  mais  à  la  foule,  et  ce  qu'il 
faut  qu'il  touche,  qu'il  intéresse,  et  qu'il  remue,  c'est  l'âme  commune 
des  foules.  Parmi  les  moyens  de  n'y  pas  réussir,  il  y  en  a  plusieurs 
autres,  mais  il  n'y  en  a  pas  de  plus  sûr  que  de  mettre  à  la  scène  des 
sujets  singuliers;  et,  conséquemment,  on  peut  dire  qu'il  n'y  en  a  pas 
de  moins  dramatique. 

Ce  qui  ne  paraît  pas  moins  nécessaire  que  la  vérité  de  l'observation, 
c'est  la  clarté  du  sujet;  et,  malheureusement,  presque  dans  toutes  ses 
pièces:  Monsieur  Betsy,  Amour,  Ménages  d'artistes,  le  Maître  ou  Grand'- 
Mlre,  rien  n'est  plus  obscur  ou  plus  douteux  que  l'intention  des  au- 
teurs. Veulent-ils  nous  faire  rire?  Veulent-ils  nous  faire  penser?  Veu- 
lent-ils nous  faire  pleurer  peut-être?  Je  n'en  sais  rien  ;  et,  s'il  faut  être 
franc,  je  crains  qu'ils  ne  le  sachent  pas  eux-mêmes.  Qu'est-ce  que 
cette  histoire  que  M.  Léon  Hennique,  l'auteur  à^ Amour,  nous  contait 
donc  à  l'Odéon  l'autre  soir?  Un  chevalier  français  épouse  une  Véni- 
tienne dont  on  vient,  au  lendemain  du  sac  de  Brescia,  de  décapiter  le 
père.  Elle  trompe  ce  brave  homme  avec  son  propre  frère.  Il  les  chasse 
tous  les  deux.  Et  voici  que,  par  un  soir  d'hiver,  s'introduisant  dans  ce 
château  où  ils  se  sont  passionnément  aimés,  ils  assassinent  leur  mari 
et  leur  frère.  Si  je  la  lisais  dans  Marguerite  ou  dans  Bandello,  cette 
histoire  m'intéresserait  peut-être,  sans  compter  qu'à  cette  occasion,  ni 
l'un  ni  l'autre,  mais  surtout  Marguerite,  ils  n'oublieraient  de  moraliser 
et,  en  moralisant,  de  m'instruire  de  leur  intention.  Mais  à  l'Odéon,  je 
n'ai  pas  pu  discerner  ce  que  M.  Hennique  pouvait  bien  avoir  voulu 
faire?  Est-ce  un  tableau  de  mœurs,  un  drame  historique?  Est-ce  un 
drame  de  passion,  une  étude  psychologique?  Est-ce  peut-être  un  drame 
symbolique?  Je  l'ignore.  On  n'y  voit  pas.  Bien  loin  de  s'expliquer, 
comme  il  faudrait,  les  uns  les  autres,  les  actes,  et  dans  chaque  acte 
les  scènes,  se  succèdent  sans  raison  nécessaire,  ou  seulement  appa- 


REVUE    LITTÉRAIRE.  697 

rente:  l'ombre  s'épaissit  à  mesure  qu'on  avance;  et  ce  qu'il  y  a  de 
plus  obscur  enfin  que  tout  le  reste,  c'est  le  dernier  mot  de  la  pièce  : 
«  Amour,  c'est  folle  haine  !  » 

Étant  plus  moderne,  et  même  contemporain,  le  sujet  de  la  pièce  de 
M.  Eugène  Brieux  :  Ménages  d'artistes,  est  plus  clair.  Un  pauvre  diable 
de  poète,  enflé  de  son  génie,  a  quitté  femme  et  fille,  après  dix-sept 
ans  de  ménage,  pour  vivre  aux  dépens  d'une  jeune  femme  qui  l'a 
fait  directeur  et  gérant  d'une  petite  Revue  littéraire.  Cette  jeune 
femme,  autrefois  amie  de  la  sienne,  et  accueillie,  puis  chassée  par 
elle,  se  venge  ainsi  du  bienfait  et  de  l'injure  à  la  fois.  La  Revue  meurt 
après  quelques  mois  d'existence,  et  le  poète,  qui  voit  venir  la  fail- 
lite et  le  déshonneur,  nous  quitte  pour  aller  se  faire  écraser  par  un 
omnibus.  Qu'est-ce  encore  que  cela  veut  dire?  Est-ce  un  tableau  de 
mœurs,  aussi  lui,  que  M.  Brieux  a  voulu  nous  donner?  ou  plutôt  n'est- 
ce  pas  un  drame  qu'il  a  prétendu  faire,  un  drame  de  la  vie  réelle, 
une  vengeance  de  femme  à  laquelle  il  a  cru  nous  intéresser?  A  moins 
encore  qu'au  détriment  de  l'un  comme  de  l'autre  il  n'ait  voulu  mêler 
deux  sujets  ensemble  dans  sa  pièce,  et  même  trois,  si  l'on  comptait 
bien.  Mais  le  fait  est  que  nous  n'en  savons  rien.  Et  M.  Brieux  ou  M.  Hen- 
nique  savent-ils,  eux,  l'impression  que  le  public  remporte  d''Amoiir 
ou  de  Ménages  d'artistes?  Le  public,  irrité  de  deux  heures  d'attention 
inutile,  remporte  Timpression  qu'on  s'est  moqué  de  lui;  et,  sans  doute, 
il  a  tort,  quant  aux  intentions  des  auteurs;  mais  il  faut  bien  avouer 
qu'il  a  raison,  s'il  croit  que  M.  Ilennique  et  M.  Brieux  ne  savent  pas  en- 
core leur  métier. 

La  clarté  suffit-elle?  et  d'autres  qualités,  ou  d'autres  conditions 
encore  ne  sont-elles  pas  nécessaires?  l'action?  le  mouvement?  je  ne 
sais  quoi  de  successif  ou  de  progressif,  qui  ne  se  répète  pas,  qui 
s'ajoute,  qui  se  complique  sans  s'obscurcir,  qui  s'accélère  de  sa  vitesse 
acquise?  Ou,  en  d'autres  termes,  si  le  roman,  comme  on  le  dit,  peut 
se  passer  d'intrigue  ou  d'aventure,  le  théâtre,  lui,  peut-il,  sans  cesser 
d'être  le  théâtre,  s'en  passer,  comme  le  roman  ?  A  quoi  d'abord  on 
pourrait  répondre  que  c'est  une  question  de  savoir  si  le  roman  peut 
se  passer  d'intrigue;  qu'il  y  a  une  intrigue,  — lâche  et  mal  conduite,  il 
est  vrai,  —  mais  une  intrigue  enfin  jusque  dans  l'Éducation  sentimentale, 
ce  modèle  du  roman  sans  intrigue;  et  qu'au  surplus  nous  voyons  bien, 
dès  qu'il  se  sent  capable  d'en  inventer  ou  d'en  développer  une,  qu'au- 
cun romancier  n'en  fait  le  sacrifice  à  ses  théories...  Mais,  en  fait  de 
théâtre,  je  crains  qu'ici  l'horreur  d'Eugène  Scribe  n'emporte,  et  n'en- 
traîne, et  n'égare  un  peu  loin  la  jeunesse. 

Non  pas  assurément  que  je  veuille  prendre  ici  contre  les  jeunes  gens 
la  défense  de  Scribe.  Ils  ne  lui  refusent  point  d'avoir  connu  le  théâtre, 
et  ils  rendent  justice  à  la  fertilité  de  son  invention  dramatique  :  l'au- 
teur d'une  Chaîne  et  de  Bataille  de  dames  en  pourrait-il  vraiment  de- 


698  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mander  davantage  ?  Mais  ce  qu'ils  lui  reprochent,  et  ce  qu'ils  déplo- 
rent, c'est  l'abus  ou  plutôt  c'est  l'emploi  qu'il  a  fait  de  sa  facilité..  Ni 
caractères,  ni  passions,  ni  peintures  de  mœurs,  disent-ils,  on  ne  trouve 
rien  dans  son  théâtre;  et  son  habileté  de  prestidigitateur  n'a  pour 
objet  que  de  nous  éblouir  sur  cette  absence  de  mœurs,  de  passions 
et  de  caractères.  Or,  il  a  fait  école.  Ses  successeurs,  en  introduisant 
après  lui  dans  la  comédie  contemporaine  ce  qu'il  s'était  montré  tout 
à  fait  incapable  d'y  mettre,  des  caractères,  des  passions,  des  mœurs, 
ont  hérité  de  lui  cette  maxime  fâcheuse  que  la  représentation  des 
mœurs,  des  passions,  des  caractères,  avait  besoin  d'être  soutenue  par 
des  intrigues  aussi  savamment  ou  aussi  artificieusement  combinées 
que  les  siennes.  Ils  n'ont  point  imité  l'auteur  de  l'École  des  femmes, 
de  l'Avare,  du  Malade  imaginaire,  chez  qui  l'intrigue  est  habituelle- 
ment nulle,  n'existe  pas  en  elle-même,  pour  elle-même,  ne  semble  pas 
avoir  d'autre  utilité  que  d'amener  ou  d'enchaîner  les  situations  les  plus 
propres  à  faire,  comme  on  disait,  sortir  le  caractère.  Mais,  du  carac- 
tère, ils  n'ont  retenu  que  les  traits  qui  pouvaient  s'ajuster  aux  exi- 
gences d'une  ingénieuse  intrigue  ;  et  pour  vouloir  demeurer  fidèles  à 
une  tradition  qui  n'est  au  fond  que  l'expression  du  talent  personnel 
d'Eugène  Scribe,  qui  n'a  pas  de  justification  théorique,  ils  ont  trans- 
mis à  la  critique,  aux  directeurs  de  théâtre,  et  finalement  au  public, 
la  superstition  de  la  pièce  «  bien  faite.  » 

Ces  raisonnemens  sont-ils  bien  solides?  sont-ils  surtout  conformes  à 
la  vérité  des  faits?  n'abuse-t-on  pas  du  nom  de  Molière?  Scribe  est-il 
bien  le  grand  coupable?  et,  Beaumarchais  avant  lui,^  Marivaux  avant 
Beaumarchais,  Begnard  avant  Marivaux,  n'ont-ils  pas  essayé  de  mettre 
dans  la  comédie  de  Molière  cet  intérêt  d'intrigue  et  de  curiosité  dont 
le  xviii^  siècle  a  généralement  trouvé  qu'elle  manquait?  Mais,  inver- 
sement, —  et  nous  le  voyons  aussi  souvent  qu'on  remet  son  chef- 
d'œuvre  à  la  scène,  —  il  n'en  a  pas  bien  pris  à  Fauteur  de  Turcaret  de 
vouloir  imiter  l'indifférence  de  Molière  sur  l'agrément  de  l'intrigue  et 
sur  la  qualité  du  dénoûment.  Qu'est-ce  à  dire?  sinon  qu'en  s'efforçant 
d'unir  au  mérite  plus  rare  d'une  peinture  fidèle  des  caractères  et  des 
moeurs,  le  mérite  plus  vulgaire,  mais  non  pas  méprisable,  d'une  action 
bien  liée,  les  auteurs  n'ont  pas  uniquement  suivi  leur  caprice  ou'  la 
liberté  de  leur  inspiration,  mais  ils  ont  tâché  de  conformer  leur  art 
à  de  nouvelles  exigences  du  goût.  Et  si  tous  les  genres,  si  tous  les  arts, 
dans  leur  évolution,  nous  apparaissent  comme  soumis  à  une  loi  de 
complexité  croissante  ;  si,  par  exemple,  nous  goûtons  en  musique  ou 
en  peinture  des  combinaisons  de  sons  ou  de  couleurs  qui  sans  doute 
eussent  blessé  les  oreilles  ou  offensé  les  yeux  de  Raphaël  et  de  Pales- 
trina;  si  personne  aujourd'hui,  parmi  ceux  qui  l'admirent  le  plus,  n'ose- 
rait proposer  de  ressusciter  la  tragédie  de  Corneille  ou  de  Racine, 
est-on  bien  sûr  qu'en  demandant  au  théâtre  de  se  passer  désormais 


REVUE   LITTÉRAIRE.  699 

d'intrigue,  ce  soit  un  progrès  qu'on  propose?  une  réforme  urgente, 
utile,  ou  seulement  désirable  ?  C'est  ce  que  l'on  a  quelque  peine  à  croire 
d'abord,  et  c'est  ce  que  l'on  croit  d'autant  moins  qu'on  y  réfléchit  da- 
vantage. 

Il  y  a,  en  effet,  tout  au  fond  de  la  définition  même  de  l'art  drama- 
tique, si  je  puis  ainsi  dire,  une  nécessité  contre  laquelle  on  ne  prévau- 
dra pas.  C'est  que  le  théâtre  vit  d'action,  et  qu'il  faut  qu'il  en  vive,  ou 
que,  tôt  ou  tard,  perdant  sa  raison  d'être,  il  se  confonde  avec  le  roman. 
Le  spectacle  d'une  volonté  qui  se  déploie,  voilà  l'objet  du  drame;  et 
voilà  d'ailleurs,  si  l'on  y  veut  bien  songer  un  moment,  ce  que  nous 
allons  chercher  au  théâtre.  Que,  d'ailleurs,  cette  volonté  soit  aux 
prises  avec  le  destin,  c'est-à-dire,  comme  de  nos  jours,  avec  la  nature, 
avec  la  loi,  avec  l'état  social,  avec  les  mœurs  environnantes  ;  ou,  qu'elle 
ait  à  combattre  une  volonté  contraire  ;  ou  qu'enfin,  embarrassée  de  ses 
propres  contradictions  et  comme  entravée  dans  les  liens  qu'elle  s'est  à 
elle-même  donnés,  on  nous  la  montre  en  lutte  avec  elle-même,  ce  n'est 
pas  là  le  point,  mais  il  faut  qu'elle  agisse.  Et  pourquoi  le  faut-il?  Parmi 
d'autres  raisons  qu'on  en  pourrait  donner,  je  n'en  indiquerai  qu'une 
seule.  C'est  que  toutes  les  autres  définitions  qu'il  y  ait  de  l'art  drama- 
tique, ne  lui  convenant  pas  uniquement,  ne  le  définissent  donc  pas  non 
plus  dans  ce  qu'il  a  d'essentiel,  de  propre,  et  de  spécifique.  «  Divertir 
les  honnêtes  gens?  »  Il  y  en  a  vingt  autres  moyens  que  le  théâtre, 
et  si  c'est  la  fin  de  la  comédie,  n'est-ce  pas  celle  aussi  de  la  nouvelle 
et  du  conte?  «  Peindre  les  hommes  d'après  nature?»  Mais  Bourdaloue 
dans  ses  Sermons  et  La  Bruyère  dans  ses  Caractères,  s'ils  l'ont  fait  au- 
trement, ne  l'ont-ils  pas  fait  aussi  bien  que  Molière?  «  Corriger  les 
mœurs  en  châtiant  les  ridicules  ?  »  C'est  l'affaire  de  la  satire,  à  moins 
que  ce  ne  soit  celle  des  moralistes.  «  Représenter  les  passions?  »  Le 
roman  y  pourrait  suffire,  dont  même  l'on  doit  dire  que  c'est  le  prin- 
cipal objet.  Tout  cela  peut  donc  bien  entrer  dans  la  définition  de 
l'œuvre  dramatique;  et,  selon  les  temps,  selon  les  hommes,  tout  cela 
y  est  effectivement  entré.  Mais  ce  qui  n'appartient  qu'au  théâtre  ;  ce  qui 
fait  à  travers  les  âges  l'unité  permanente  et  continue  de  l'espèce  dra- 
matique, si  j'ose  ainsi  parler;  ce  que  l'histoire, ce  que  la  vie  même  ne 
nous  montrent  pas  toujours,  c'est  le  déploiement  de  la  volonté  ;  —  et 
voilà  pourquoi  l'action  demeurera  la  loi  du  théâtre,  parce  qu'elle  est 
enveloppée  dans  son  idée  même,  quoi  que  l'on  en  dise  et  quoi  que 
l'on  en  ait. 

On  simplifiera  donc,  si  l'on  veut,  une  action  que  je  consens  qu'Eugène 
Scribe  et  ses  successeurs  aient  plus  d'une  fois  inutilement  compliquée. 
On  aime  à  faire  ce  que  l'on  fait  bien  ;  et,  quand  on  sait  «  faire  »  une 
pièce,  on  se  donne  volontiers  le  plaisir  de  la  «  faire,  »  seulement  pour 
la  «  faire.  »  Tout  art  a  ses  virtuoses,  dont  il  faut  savoir  reconnaître  et 
louer  le  mérite.  On  nous  donnera  donc  des  actions  plus  simples,  plus 


700  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

nettes,  plus  agiles,  et  ainsi  plus  naturelles  et  plus  conformes  à  la  vérité. 
On  n'emploiera  plus  deux  actes,  et  quelquefois  la  moitié  du  troisième, 
à  nous  tendre  des  pièges,  pour  se  procurer  le  plaisir  de  nous  en  déli- 
vrer. On  ne  nous  posera  pas  de  véritables  énigmes,  et  on  ne  fera  pas 
consister  le  triomphe  de  l'art  à  les  résoudre  d'une  manière  neuve  et 
inattendue.  Mais,  d'un  autre  côté,  si  l'auteur  de  Bertrand  et  Eaton  a 
perfectionné  les  procédés  matériels  de  son  art,  on  ne  l'avouera  pas 
seulement,  et  on  se  fera  comme  un  devoir  ou  une  obligation  d'en  pro- 
fiter. C'est  en  effet  ainsi  qu'on  peut  bien  discuter,  dans  l'histoire  et 
théoriquement,  si  le  vers  de  Corneille,  de  Racine,  de  Boileau  n'a  pas 
eu  quelques  qualités  que  n'aurait  pas  celui  de  Lamartine  ou  d'Hugo, 
mais  on  ne  s'aviserait  pas  cependant  de  remettre  en  honneur  aujour- 
d'hui l'alexandrin  du  xv!!*^  siècle.  «  Les  anciens  sont  les  anciens,  »  di- 
sait Molière  lui-même,  «  et  nous  sommes  les  gens  d'aujourd'hui.  »  Ce 
qui  veut  dire  que  nous  pouvons  bien  préférer  les  anciens  aux  mo- 
dernes, mais  non  pas  exiger  des  modernes  qu'ils  ressemblent  aux  an- 
ciens ;  et,  encore  bien  moins,  qu'ils  affectent,  pour  mieux  leur  ressem- 
bler, d'ignorer  tout  ce  qui  s'est  fait  et  tout  ce  qui  s'est  passé  depuis 
les  anciens  jusqu'à  eux. 

Si  nous  voulions  maintenant  approfondir  ou  pousser  plus  avant, 
nous  ne  manquerions  pas  de  bonnes  raisons  pour  protester  contre 
l'abus  que  l'on  fait  du  nom  de  Molière  dans  ce  débat.  11  n'y  a  pas  d'in- 
trigue, au  sens  où  l'on  prend  aujourd'hui  le  mot,  dans  le  Misanthrope 
ou  dans  le  Do7i  Juan,  mais  ce  n'est  peut-être  pas  ce  qui  en  fait  le  mé- 
rite. Si  le  dénoûment  de  rÈcole  des  femmes  ou  celui  de  l^Avare  étaient 
moins  artificiels,  je  n'oserai  certes  pas  dire  que  l^Avare  ou  l'École  des 
femmes  en  vaudraient  mieux,  mais  on  aura  quelque  peine,  je  pense,  à 
nous  démontrer  qu'ils  en  vaudraient  beaucoup  moins.  Et  parce  que 
les  procédés  de  Molière  convenaient  admirablement  à  la  peinture  des 
ridicules,  ou  des  caractères  très  généraux,  qu'il  a  pris  pour  la  matière 
habituelle  de  sa  comédie,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'ils  conviennent  à  la 
peinture  des  caractères  plus  complexes,  ou  des  ridicules  plus  particu- 
liers, qui  sont  la  matière  de  la  nôtre.  On  nous  donne  donc  le  change, 
et  on  le  prend  soi-même  quand  on  oppose  ici  à  la  critique  l'exemple 
et  le  nom  de  Molière. 


Quand  sur  une  personne  on  prétend  se  régler 
C'est  par  les  beaux  côtés  qu'il  lui  faut  ressembler, 


c'est  par  les  côtés  éternels  de  sa  comédie,  si  je  puis  ainsi  dire;  ce  n'est 
point  par  les  côtés  qui  la  datent,  qui  en  font  une  œuvre  de  son  temps; 
ce  n'est  point  enfin  par  ses  défauts,  s'il  en  a  ;  —  et  qui  doute,  aussi 
lui,  qu'il  en  ait? 


REVUE   LITTÉRAIRE.  701 

Mais  ce  qu'on  pourrait  lui  emprunter,  ou  ce  qu'on  pourrait  apprendre 
de  lui,  c'est  un  art  qui  n'est  pas  moins  indispensable  à  l'auteur  drama- 
tique qu'à  l'orateur  lui-même,  c'est  l'art  de  développer.  11  n'y  a  rien 
encore  qui  semble  manquer  davantage  à  nos  jeunes  auteurs.  Quelques 
indications  ou  plutôt  quelques  notations  sommaires  leur  suflisont;  et 
l'on  dirait  que  ceux  mêmes  d'entre  eux  qui  ont  de  réelles  qualités  de 
dialogue  ne  savent  pas  la  manière  ou  l'art  de  s'en  servir.  Je  songe, 
en  écrivant  ceci,  à  la  pièce  de  M.  Jean  JuUien,  le  Maître,  «  étude  en 
trois  tableaux,  »  où,  si  l'on  ne  voit  pas  très  clairement  ce  que  l'au- 
teur a  voulu  faire,  je  crois  pourtant  qu'il  le  savait  lui-même,  mais 
il  est  admirable,  pour  n'avoir  pas  plus  tôt  commencé  de  développer  une 
idée  ou  une  situation,  qu'il  la  quitte  pour  passer  à  une  autre.  Est-ce  au 
«  maître  »  qu'il  a  prétendu  nous  intéresser,  au  père  de  famille  volon- 
taire et  absolu?  Mais  il  faudrait  alors  que  ce  «  maître  »  en  fût  un,  et 
quiconque  a  trouvé  la  manière  de  s'y  prendre,  il  fait  ce  qu'il  veut  de 
ce  tyran  domestique.  Est-ce  à  l'avidité  de  sa  femme  et  de  son  fds,  qui 
le  croyaient  déjà  mort,  et  qui  ne  peuvent  se  consoler  de  le  voir  re- 
prendre, avec  la  santé,  le  gouvernement  de  ses  biens,  de  ses  étables, 
de  sa  cave,  et  de  sa  bourse?  Est-ce  à  l'ingratitude  inattendue  dont  il 
fait  preuve  envers  le  pauvre  diable  de  vagabond  qui  l'a  sauvé  de  la 
mort?  Ou  bien  encore  est-ce  aux  amours  de  Pierre  Boudas  et  de  Fran- 
çoise Fleutiaut  ?  Faute  d'explications  ou  de  développemens,  c'est-à- 
dire  pour  n'avoir  pas  eu  l'art  de  trouver  dans  un  seul  de  ces  quatre 
sujets  de  quoi  remplir  ses  «  trois  tableaux  »,  M.  Jean  Jullien  les  a 
mêlés  tous  les  quatre  ensemble.  Un  seul  pourtant  eût  pu  suffire,  mais 
il  eût  fallu  savoir  en  tirer  ce  qu'il  contenait. 

C'est  ce  que  semblait  s'être  proposé  M.  George  Ancey,  dans  Grande- 
Mère.  Une  bonne  dame,  à  qui  ses  filles  n'avaient  donné  que  des  petites- 
filles,  attendait  avec  impatience  la  naissance  d'un  petit-fils.  Elle  avait 
compté  sans  son  fils  qui  prétend,  lui,  garder  l'enfant  pour  lui  tout  seul, 
et  qui,  pour  le  soustraire  à  l'envahissante  affection  de  l'excellente  grand'- 
mère,  n'imagine  rien  d'autre  ni  de  mieux  que  de  déménager.  Mais  à 
peine  a-t-il  visité  quelques  appartemens  que  la  bonne  dame,  plus 
subtile,  loue,  pour  l'habiter  «  en  famille,  «  l'hôtel  même  qu'avait  choisi 
ce  fils  d'humeur  trop  indépendante,  et,  moyennant  la  promesse  d'un 
cheval  et  d'une  voiture,  on  se  réconcilie.  Sujet  bizarre;  vaudeville  pes- 
simiste, que  quelques  traits  d'observation  juste  et  quelques  qualités  de 
dialogue  n'ont  pas  pu  préserver  de  tomber;  sujet  insignifiant,  dont 
l'auteur  du  Roman  chez  la  portière  eût  bien  tiré  trois  ou  quatre  scènes; 
et  sujet  cependant  dont  M.  George  Ancey  n'a  pas  voulu,  lui,  tirer  moins 
de  trois  actes.  Mais  comment  les  en  a-t-il  tirés?  D'une  manière  si  simple 
qu'elle  en  parut  ce  soir-là  puérile,  ou  écolière.  Car,  la  situation  étant 
donnée  tout  entière  dans  le  premier  acte,  il  ne  pouvait  qu'y  revenir 
dans  le  second,  et  l'ayant  épuisée  dans  le  second,  il  fallait  bien  encore 


702  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'il  recommençât  dans  le  troisième.  Aussi  la  vraie  pièce  était-elle 
dans  la  salie,  où,  de  scène  en  scène,  avec  une  curiosité  bien  naturelle 
on  s'attendait  à  voir  le  sujet  avancer  d'un  pas.  Mais  la  toile  est  tombée 
sans  que  personne  pût  discerner  où  l'auteur  en  voulait  venir,  et  nous  cher- 
chons encore  ce  qu'il  a  prétendu  faire  en  écrivant  Grand' Mère.  Pas  plus 
que  M.  Jean  Jullien,  M.  George  Ancey  ne  sait  encore  développer:  ou 
plutôt,  il  en  confond  l'art  avec  celui  de  se  répéter,  comme  l'auteur  du 
Maître  avec  celui  de  s'agiter. 

On  en  voit,  je  crois,  la  raison  :  c'est  que  leurs  sujets  n'en  sont 
point.  Déjà  dans  le  roman,  mais  surtout  au  théâtre,  il  faut  que  les 
sujets  enveloppent  quelque  intérêt  plus  général  qu'eux-mêmes.  S'il  se 
peut  que  la  peinture  nous  intéresse  par  la  ressemblance  des  choses 
dont  les  originaux  ne  nous  intéressent  point,  et  au  besoin  nous  cho" 
queraient,  c'est  qu'elle  est  muette,  je  veux  dire,  c'est  qu'elle  ne  se 
sert  point  de  mots.  Et  s'il  est  possible  que  l'imitation  de  la  réalité  fami- 
lière suffise  quelquefois  à  nous  plaire  dans  le  roman,  c'est  que  nous  le 
lisons  seul  à  seul.  Mais  au  théâtre,  c'est  au  public,  encore  une  fuis, 
c'est  à  la  foule  que  l'on  s'adresse,  et  conséquemment  ce  ne  peut  être 
qu'à  ce  qu'il  y  a  de  plus  commun,  j'entends  de  plus  général  en  elle. 
Le  théâtre  est  une  action  publique  ;  et  il  en  résulte  cette  double  obli- 
gation, pour  le  drame  et  pour  la  comédie,  d'abord  qu'ils  ne  sauraient  rien 
traiter  de  trop  exceptionnel, —  nous  le  disions  plus  haut, —  et  ensuite, 
que,  les  parties  de  la  vie  qu'ils  imitent,  ils  doivent  encore  les  interpré- 
ter. Non  pas,  évidemment,  que  l'on  y  doive  soutenir  ce  qu'on  appelle 
des  thhes,  quoique  d'ailleurs  il  y  ait  des  thèses  proprement  et  éminem- 
ment dramatiques.  Non  pas  même  qu'il  s'y  agisse  de  prouver  quelque 
chose,  quoique  l'on  pût  discuter  encore  sur  ce  point,  et  que  cela  dé- 
pende après  tout  de  ce  que  l'on  entendrait  par  prouver  :  VEcole  des 
femmes  et  Tartuffe,  comme  la  Darne  aux  Camélias  et  les  Lionnes  pauvres, 
ont  bien  l'intention  de  prouver  quelque  chose.  Mais  il  faut  enfin  que 
douze  ou  quinze  cents  personnes  assemblées,  de  toute  condition,  de 
tout  sexe,  et  de  tout  âge,  y  retrouvent  ce  qui  fait  d'elles  les  parties 
d'une  même  société.  Toutes  les  fois  donc  que  le  drame  ou  la  comédie, 
plus  ou  moins  indirectement,  ne  toucheront  pas  à  ces  questions  com- 
munes, ils  manqueront  du  genre  d'intérêt  qui  leur  est  propre,  et,  quel- 
ques qualités  qu'on  y  puisse  déployer,  ils  seront  ce  que  l'on  voudra, 
mais  non  pas  du  théâtre.  Voilà  pourquoi  la  peinture  des  conditions 
spéciales  y  pourra  bien  amuser  quelques  dilettantes,  mais  non  pas  in- 
téresser toute  une  salle.  Voilà  pourquoi  l'analyse  d'un  cas  psycholo- 
gique rare  ou  extraordinaire  témoignera  sans  doute  en  faveur  de  la 
subtilité  d'esprit  ou  du  talent  de  l'auteur,  mais  ne  remplira  pas  l'at- 
tente du  spectateur.  Et  voilà  pourquoi,  drame  ou  comédie,  nous  de- 
manderons qu'ils  roulent  toujours  sur  quelqu'une  de  ces  relations  ou 
de  ces  questions  qui  intéressent  tous  les  «  états.  » 


REVUE   LITIÉRAIRE.  703 

Ce  sont  peut-être  encore  ici  les  théoriciens  de  l'art  pour  Fart  qui  ont 
égaré  nos  jeunes  auteurs.  Ils  semblent  croire  que  des  mœurs  bien 
observées  ou  des  caractères  bien  tracés,  sont  l'œuvre  entière,  l'œuvre 
totale,  l'œuvre  complète  et  achevée  dont  ils  ne  sont,  en  réalité,  que 
la  préparation  nécessaire.  Ils  prennent  des  «  études  »  pour  des  œu- 
vres, ou,  si  l'on  veut  encore,  ils  confondent,  je  ne  dis  pas  l'échafau- 
dage, mais  «  l'épure  »  avec  l'édifice.  On  ne  loge  point  pourtant  dans 
une  «  épure.  »  Pareillement,  les  moyens  de  l'art  ne  sauraient  être  ainsi 
séparés  de  sa  destination.  Là  est  l'explication  ou  la  raison  de  la  vivacité 
des  critiques  dont  ils  se  plaignent,  et  là  aussi  l'explication  de  quelques 
succès  qui  les  étonnent,  qui  les  affligent,  qui  les  scandalisent.  C'est  que 
l'homme  n'est  point  fait  pour  l'art,  ni  la  vie  pour  être  imitée  ou  sati- 
risée  par  les  auteurs;  la  vie  est  faite  pour  être  vécue,  et  l'imitation  de 
la  vie,  comme  l'art  même,  sont  faits  pour  l'homme.  Et  si  cela  n'est 
pas  entièrement  vrai  de  la  peinture  ou  de  la  poésie,  —  des  genres  so- 
litaires, pour  ainsi  parler,  qui  sont  pour  l'artiste  l'expression  de  son 
rêve  de  beauté,  — cela  est  vrai,  absolument  vrai  des  genres  communs, 
dont  on  pourrait  dire,  comme  du  théâtre,  qu'ils  n'existent  qu'avec  la 
complicité  du  public. 

Une    autre  manie  ou  une  autre  erreur,  contre  laquelle  les  jeunes 
gens  ne  sauraient  trop  se  tenir  en  garde,  c'est  de  croire  qu'il  suffise 
qu'ils  s'intéressent  à  l'art  pour  que  nous  nous  intéressions  à  eux.  On 
entend  bien  ce  que  nous  voulons  dire.  «  Messieurs,  de  la  douceur, 
disait  Chardin  aux  critiques  d'art  de  son  temps,  et  à  Diderot  en  parti- 
culier, qui  nous  le  raconte.  Entre  tous  les  tableaux  qui  sont  ici,  cher- 
chez le  plus  mauvais,  et  sachez  que  deux  mille  malheureux  ont  brisé 
entre  leurs  dents  le  pinceau,  de  désespoir  de  faire  jamais  aussi  mal.  » 
Mais  la  critique  n'est  pas  tenue  de  prendre  le  parti  de  ces  deux  mille 
malheureux,  si  même  ce  n'est  son  devoir  de  leur  dire  qu'au  lieu  défaire 
de  la  peinture,  ils  feraient  mieux  d'auner  de  la  toile.  Et  combien  cela 
n'est-il  pas  plus  vrai,  quand,  animés,  comme  ils  paraissent  l'être  quel- 
quefois, d'une  fureur  de  dénigrement  sans  mesure,  les  «  deux  mille 
malheureux,  »  pour  faire  triompher  leur  peinture,  s'efforcent  d'insi- 
nuer, ou  de  démontrer  que  personne  avant  eux  n'a  su  peindre!  Eh! 
qu'ils  aient  donc  du  talent  d'abord!  Qu'ils  y  joignent  un  peu  de  mo- 
destie ensuite;  qu'ils  ne  nient  pas  les  principes  de  l'art  pour  justifier 
les  maladresses  qui  sont  souvent  tout  leur  art,  à  eux;  qu'ils  laissent 
d'ailleurs  à  la  critique  une  liberté  qui  ne  sera  profitable  qu'à  eux; 
et,  se  rendant  compte,  enfin,  de  la  distance  qu'il  y  a  partout,  mais 
surtout  en  art,  de  l'intention  à  l'exécution,  qu'ils  en  croient  ceux  qui, 
n'ayant  en  portefeuille  ou  en  projet  ni  roman,  ni  comédie,  ni  drame, 
ni  poème,  n'ont  donc  aucune  raison  personnelle  d'exalter  ou  de  dé- 
précier les    œuvres  de  M.  Jean  Jullien   ou  de  M.  George  Ancey,  de 
M.  Léon  Hennique  ou  de  M.  Paul  Alexis. 


704  REVUE   DES    DEUX   MONDES, 

Est-ce  à  dire,  toutefois,  que  parmi  leurs  erreurs  il  ne  se  glisse  quel- 
ques idées  justes;  et,  pour  en  louer  la  justesse,  attendrons-nous  qu'un 
chef-d'œuvre  l'ait  rendue  publique?  Non,  sans  doute;  et  s'ils  sont  sin- 
cères, nous  les  féliciterons  en  premier  lieu  d'une  admiration  un  peu 
confuse  encore  qu'ils  témoignent  pour  les  classiques.  Toutes  les  fois 
que  M.  George  Ancey  juge  les  pièces  des  autres,  il  se  réclame  de  Mo- 
lière ;  et  je  me  rappelle  que  l'an  dernier  M.  Charles  Morice,  dans  un 
livre  bizarre,  que  j'ai  plusieurs  fois  cité,  n'hésitait  point  à  rendre  aux 
grands  écrivains  du  passé  la  justice  que  naturalistes  et  romantiques 
leur  ont  constamment  refusée.  Voilà  qui  va  le  mieux  du  monde!  à  la 
condition  pourtant  qu'on  les  entende,  ces  classiques  dont  on  parle; 
qu'on  ne  les  admire  point  pour  ce  qui  leur  manque,  mais  pour  ce  qu'ils 
ont  ;  et  qu'on  ne  croie  pas  qu'ils  aient  épuisé,  ni  peut-être  connu  toutes 
les  ressources  de  leur  art. 

Félicitons  également  les  jeunes  gens  de  vouloir,  même  au  théâtre,  une 
observation  à  la  fois  plus  précise  et  plus  large,  plus  scrupuleuse  et  plus 
aiguë.  Ils  n'ont  pas  tort,  quand  ils  demandent  qu'on  subordonne  l'inté- 
rêt des  situations  à  la  peinture  des  caractères;  qu'on  simplifie  d'autant 
l'intrigue;  et,  —  à  la  condition  de  ne  pas  oublier  que  l'action  demeure 
la  loi  fondamentale  du  théâtre,  —  ils  n'ont  pas  tort,  quand  ils  demandent 
qu'on  ne  sacrifie  pas  tous  les  autres  plaisirs  que  le  théâtre  comporte  au 
seul  plaisir  de  la  curiosité.  Depuis  soixante  ou  quatre-vingts  ans,  nous 
en  convenons  volontiers  avec  eux,  les  moyens  du  vaudeville  ont  em- 
piété sur  ceux  de  la  comédie;  et,  combien  connaissons-nous  de  drames, 
dont  une  inutile  complication  romanesque  a  gâté  les  plus  belles  par- 
ties! Je  n'en  citerai  qu'un  seul  exemple  :  c'est  celui  de  Maître  Guérin, 
dont  nous  avions  l'occasion  de  parler  ici  même,  l'année  dernière,  à 
pareille  époque,  et  qui  résistera  peut-être  à  la  lecture,  mais  qui  cer- 
tainement ne  durera  pas  à  la  scène.  Voilà  des  réformes  utiles,  et  celui 
qui  les  fera  triompher,  nous  pouvons  lui  répondre  que  le  public  le 
suivra. 

Et  en  voici,  je  pense,  une  autre,  qu'on  ne  s'étonnera  pas  que 
nous  approuvions  :  c'est  la  séparation  plus  rigoureuse  des  genres.  On 
ne  veut  plus  de  parties  tragiques  dans  la  comédie,  ni  dans  la  tragédie 
de  parties  comiques  ou  grotesques.  Et,  en  effet,  est-il  bien  vrai  que 
dans  la  vie  le  comique  et  le  tragique  se  mêlent  aussi  communément 
qu'on  le  disait  jadis?  C'est  une  question;  et  nous  avons  bien  aisément 
adopté  la  réponse  que  le  romantisme  y  a  faite.  Tragique  ou  comique, 
selon  l'aspect  sous  lequel  on  la  considère,  la  vie  est  rarement  à  la  fois 
l'un  et  l'autre.  Voyez  plutôt,  partout  où  l'on  a  essayé  de  mêler  l'un  à 
l'autre  ces  deux  èlémens  disparates  ou  contradictoires,  comme  il  serait 
facile  d'en  ôter  l'un  ou  l'autre.  A  quoi  riment,  par  exemple,  dans  le 
Mariage  de  Figaro,  les  deux  ou  trois  scènes  de  mélodrame  qu'y  a  in- 
tercalées Beaumarchais  ?  Et  croyez-vous  encore  que  Ruy  Blas  y  perdît, 


REVUE    LITTÉRAIRE.  705 

si  vous  en  retranchiez  ce  quatrième  acte,  à  la  Scarron,  dont  on  dirait 
en  vérité  qu'Hugo  l'y  a  surajouté?  Mais,  quand  la  vie  serait  ainsi  per- 
pétuellement mêlée  de  comique  et  de  tragique,  ce  serait  affaire  au 
roman  de  la  représenter  dans  sa  complexité,  non  pas  au  théâtre,  qui 
en  est  bien  moins  une  imitation,  à  vrai  dire,  ou  une  reproduction,  qu'une 
interprétation  :  parodie,  comme  dans  le  vaudeville  ;  satire,  comme 
dans  la  comédie  ;  idéalisation  enfin  comme  dans  le  drame.  On  remar- 
quera que  c'est  pour  cela  qu'ayant  fait  si  souvent  un  reproche  à  nos 
romanciers  naturalistes  de  manquer  dans  le  roman  de  pitié,  d'indul- 
gence et  de  sympathie,  c'est  pour  cela  que  nous  ne  faisons  point  la 
même  critique  aux  auteurs  dramatiques,  et  nous  ne  les  chicanons 
point  sur  leur  affectation  de  pessimisme.  Il  ne  paraît  pas  effectivement 
prouvé  que  la  comédie  ne  soit  pas  avant  tout  la  satire  des  ridicules 
ou  des  vices,  et,  conséquemment,  qu'il  ne  soit  pas  de  son  essence  ou 
de  sa  définition  de  nous  peindre  la  nature  en  laid.  Ne  craignons  donc 
pas  de  le  dire  :  quand  ils  essaient  de  réagir  contre  ce  genre  mixte  ou 
plutôt  bâtard,  dont  La  Chaussée,  l'auteur  de  Mélanide,  fut  l'inventeur 
au  dernier  siècle,  avec  sa  comédie  larmoyante,  les  jeunes  gens  ont  rai- 
son. Et  s'ils  ne  réussissaient  un  jour  qu'à  en  débarrasser  la  scène 
française,  il  faut  dire  dès  à  présent  que  ce  n'est  pas  un  médiocre  ser- 
vice qu'ils  nous  auraient  rendu. 

Mais  s'ils  parvenaient  surtout,  fût-ce  au  prix  de  quelques  «  paysan- 
neries, »  à  nous  débarrasser  de  ce  «  parisianisiue,  »  dont  la  plupart 
des  auteurs,  depuis  une  vingtaine  d'années,  se  croient  obligés  de  faire 
montre,  c'est  encore  de  quoi  nous  ne  les  remercierions  jamais  trop. 
Évidemment,  ce  ne  sera  pas  en  traitant  des  sujets  comme  celui  de 
Monsieur  Betsy,  ou  comme  encore,  nous  l'avons  dit,  celui  de  Ménages 
d'arlistes.  Aux  yeux  des  bons  juges  du  «  parisianisme,  »  si  cela  n'est 
qu'à  moitié  parisien,  cela  l'est  trop  encore  pour  nous.  Rien  n'a  plus 
contribué,  ne  contribue  davantage  à  rétrécir  le  domaine  du  roman  et 
celui  du  théâtre.  Il  s'agit  d'emporter  le  suffrage  du  public  des  «  pre- 
mières, »  ce  public  parisien  par  exo  Uence,  dont  je  ne  dirai  jamais 
autant  de  mal  qu'en  pensent  les  auteurs  dramatiques  eux-mêmes, 
auquel  je  conviens  qu'il  n'est  pas  facile  de  plaire;  mais,  en  revanche, 
à  qui  l'on  ne  plaît  qu'au  détriment  de  la  nature  et  de  la  vérité.  J'en 
faisais  encore  la  remarque  à  l'Odéon,  il  y  a  plus  d'un  mois,  et  l'autre 
soir,  au  Théâtre-Libre.  Chaque  fois  qu'il  passait  dans  Grand'Mere  un 
souffle  de  vérité  vraie,  —  oh  !  bien  léger  sans  doute,  —  on  sentait  le 
public  prêt  à  se  révolter,  mais,  en  revanche,  tout  ce  qu'il  y  avait  dans 
le  Maître  de  plus  superficiel  et  de  moins  observé,  c'était  précisément 
ce  que  l'on  applaudissait.  Avez-vous  aussi  remarqué  ce  qu'on  a  le  plus 
loué  de  Monsieur  Belsy?  C'est  une  scène  du  troisième  acte,  au  café  du 
Cirque,  où  M.  Dupuis  et  M.  Baron,  à  la  fin  d'une  longue  dispute,  étant 
TOME  xcvm.  —  1890.  ko 


706  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  le  point  d'en  venir  aux  mains,  le  gérant  s'avise  d'éteindre  brus- 
quement le  gaz  et  de  les  plonger,  avec  leur  querelle,  dans  une  profonde 
obscurité.  Il  paraît  que  rien  n'est  plus  parisien. 

Il  faut  conclure.  Quand  ils  affectent,  pour  ceux  qui  les  ont  précédés 
au  théâtre,  un  dédain  où  leur  propre  impuissance  a  presque  autant 
de  part  que  leurs  «  aspirations  vers  un  art  nouveau,  »  les  jeunes  gens 
font  preuve  d'autant  de  présomption  que  d'injustice.  Deux  ou  trois  gé- 
nérations d'hommes  ne  sauraient  s'être  entièrement  trompées  sur  leur 
plaisir,  ni  même  sur  la  qualité  de  leur  plaisir;  et  il  n'est  pas  jusqu'aux 
contemporains  de  Scribe  qui  ne  nous  aient  rendu  parfaitement  raison 
de  ce  qu'ils  goûtaient  en  lui.  Quand  les  jeunes  gens  demandent  que 
l'on  débarrasse  la  scène  de  quelques  conventions  surannées,  je  crois 
qu'il  faut  le  demander  avec  eux;  et  nous  le  demandons.  Mais,  sous  le 
nom  trompeur  de  conventions,  il  leur  faut  prendre  garde  à  ne  pas 
envelopper  les  principes  mêmes  de  l'art.  Je  n'insiste  pas,  à  ce  propos, 
sur  la  part  indispensable  de  métier  que  comporte  tout  art,  sur  ce  qu'on 
en  pourrait  appeler  la  grammaire  ou  l'orthogaphe,  et  |qui  n'en  est 
pas  assurément  le  tout  ni  la  fin.  mais  qui  ne  laisse  pas  d'en  faire  une 
condition  nécessaire.  Il  y  aurait  de  l'enfantillage,  —  et  de  la  paresse 
aussi,  —  à  vouloir  s'en  passer.  Je  ne  fais  même  pas  observer  que  c'est 
dans  le  métier  même,  et  rien  que  dans  le  métier,  qu'on  peut  ap- 
prendre ou  trouver  les  moyens,  non  pas  de  s'en  passer,  mais  de  le 
faire  avancer.  Je  liens  seulement  que,  quand  on  mesurerait  encore 
plus  étroitement  la  part  du  procédé  dans  l'art,  et  quand  on  réussirait 
presque  à  la  réduire  à  rien,  il  resterait  toujours  qu'un  art  n'en  est  pas 
un  autre,  que  la  peinture  n'est  pas  la  musique,  qu'une  ode  n'est  pas 
un  vaudeville,  et  qu'une  comédie  n'est  pas  un  roman.  Ce  qui  revient  à 
dire  qu'en  tant  qu'un  genre  est  défini  par  des  limites  précises,  qui  le 
distinguent  de  celui  qui  lui  ressemble  le  plus,  il  a  ses  lois,  sinon  ses 
règles,  dont  on  ne  peut  se  dispenser  qu'en  sortant  de  l'art  même.  Et 
j'accorde  enfin  que  ces  règles  ou  ces  lois  ne  sont  point  si  nombreuses 
qu'on  le  croit;  qu'en  raison  même  de  leur  origine,  elles  se  réduisent  à 
deux  eu  trois  pour  chaque  genre,  dont  il  y  en  a  bien  la  moitié  qui  lui 
sont  communes  avec  le  genre  le  plus  voisin.  Mais  d'autant  qu'elles  sont 
moins  nombreuses,  ce  n'est  qu'en  s'y  conformant  qu'on  réformera  le 
théâtre.  Il  en  est  de  l'art  comme  de  la  nature,  que  nous  ne  pouvons 
asservir  à  nos  fins  qu'en  commençant  nous-mêmes  par  entrer  dans  ses 
vues,  et  par  feindre,  pour  ainsi  parler,  d'en  être  d'abord  les  dupes,  si 
nous  voulons  en  devenir  les  maîtres. 


F.  Brunetière. 


fl 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  mars. 


Ce  premier  mois  de  printemps,  mois  souvent  redouté  pour  la  paix  de 
l'Europe,  est  décidément,  cette  année,  fertile  en  curieux  et  intéressans 
spectacles.  11  nous  montre  les  affaires  humaines,  les  jeux  de  la  poli- 
tique dans  leur  infinie  diversité.  Rarement  on  a  vu,  à  un  si  court  inter- 
valle, en  si  peu  de  jours,  se  succéder,  se  presser  et  se  confondre  tant 
d'événemens,  de  surprises,  de  coups  de  théâtre,  de  changemens  à  vue 
sur  cette  scène  pourtant  si  mobile  de  notre  monde  contemporain.  Son- 
gez donc!  Une  crise  ministérielle,  à  la  vérité  peu  émouvante,  en 
France,  une  crise  profonde  de  gouvernement  à  Berlin,  l'éclipsé  sou- 
daine d'un  homme  qui,  depuis  un  quart  de  siècle,  a  passé  pour  l'ar- 
bitre des  nations,  les  agitations  d'un  jeune  prince,  remuant  son  empire 
et  le  monde  d'une  main  impatiente,  évoquant  en  même  temps  autour 
de  lui  les  plus  redoutables  problèmes  de  la  société  européenne,  le 
drame  et  la  comédie,  tout  s'est  réuni.  Tout  concourt,  assurément,  à 
créer  une  situation  des  plus  extraordinaires.  On  ne  sait  pas,  par 
exemple,  on  ne  peut  pas  même  prévoir  ce  qui  sortira  de  cet  ensemble 
de  choses,  ce  qui  en  résultera  pour  la  paix  sociale  et  politique  des 
peuples,  où  tout  cela  conduira.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  événe- 
mens  vont  vite,  se  poussant  les  uns  les  autres,  et  que,  devant  ces 
spectacles  nouveaux  qui  se  succèdent  depuis  quelques  jours,  il  y  a  eu, 
il  y  a  encore  une  assez  indéfinissable  impression  d'étonnement  et  d'at- 
tente. On  s'intéresse  à  tout  ce  qui  arrive,  atout  ce  qu'on  voit,  sans  être 
toujours  bien  sûr  de  le  comprendre.  On  sent  un  peu  qu'on  va  vers 
l'inconnu  et  qu'on  ne  peut  néanmoins  s'arrêter. 

Il  faut  marcher  et  agir!  il  faut  suivre  le  mouvement,  et  la  première 
condition  d'une  marche  plus  assurée,  pour  une  nation  comme  la  France, 
serait  peut-être  de  commencer  par  avoir  un   gouvOraemeht  pour  la 


708  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

conduire.  Ce  gouvernement  qu'elle  a  perdu,  comme  Pierre  Schlemihl 
avait  perdu  son  ombre,  et  qu'elle  cherche  depuis  longtemps,  elle  ne  l'a 
peut-être  pas  retrouvé  dans  cette  dernière  crise  où  a  disparu,  au  moins 
en  partie,  un  ministère,  d'où  est  sorti  un  autre  ministère,  plutôt  méta- 
morphosé et  rajusté  que  réellement  nouveau. 

A  dire  vrai,  cette  crise  ministérielle  française,  qui  s'est  un  peu  per- 
due dans  le  tourbillon  européen,  était  devenue  inévitable.  On  la  pré- 
voyait, on  ne  pouvait  avoir  un  doute  que  sur  l'heure  où  elle  éclaterait 
et  sur  la  manière  dont  elle  serait  dénouée.  Elle  existait  moralement 
depuis  trois  mois,  bien  sûrement  depuis  la  retraite  du  ministre  de 
l'intérieur,  M.  Constans,  qui  avait  hâte  de  quitter  une  maison  en  ruine. 
Le  chef  du  cabinet,  M.  Tirard,  pouvait  seul  se  faire  illusion  sur  la  me- 
sure de  son  autorité  et  croire  qu'il  allait  prolonger  son  existence  minis- 
térielle en  payant  rançon  à  l'esprit  de  parti  par  le  choix  d'un  nouveau 
ministre  de  l'intérieur  radical.  M.  Tirard,  dans  son  ingénuité,  n'a  pas 
compris  que  depuis  longtemps  on  ne  lui  demandait  que  de  s'en  aller. 
Mais  ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  qu'il  est  tombé  justement  dans  une 
discussion  où  il  avait  la  raison  pour  lui,  où  il  défendait  les  traditions 
extérieures  de  la  France,  —  et,  ce  qu'il  y  a  de  plus  bizarre  encore,  c'est 
qu'il  est  tombé  devant  un  vote  du  sénat,  qu'on  aurait  pu  croire  plus 
disposé  à  la  mesure  dans  le  jugement  d'une  question  de  diplomatie 
commerciale  des  plus  compliquées.  La  vérité  est  que,  dans  cette  affaire 
du  traité  de  commerce  avec  l'empire  ottoman  qui  était  agitée  l'autre 
jour  au  Luxembourg,   et  qui  a  décidé  la  chute  du   dernier  cabinet, 
M.  Tirard,  M.  SpuUer,  se  montraient  fidèles  aux  intérêts  supérieurs  du 
pays  en  prolongeant,  par  une  interprétation  libérale,  le  régime  de  la 
nation  la  plus  favorisée  pour  la  Turquie.  C'est  une  justice  à  leur  rendre, 
ils  sentaient  le  danger  de  compromettre  des  relations  séculaires  pour 
une  question  de  douane,  de  toucher  à  tout  un  ensemble  de  transac- 
tions qui  sont  pour  ainsi  dire  inséparables,  qui  sont  comme  la  sanc- 
tion persévérante  des  anciennes  capitulations,  qui  résument  le  passé, 
les  droits,  les  privilèges  de  la  France  dans  les  Échelles  du  Levant.  Les 
sénateurs,  quant  à  eux,  n'ont  voulu  voir  qu'une  affaire  de  tarifs  là  où 
il  y  avait  une  sérieuse  affaire  politique;  ils  ont  cru  que,  puisque  le  der- 
nier traité  de  commerce  avec  la  Porte  venait  d'expirer,  il  fallait  se 
hâter  d'en  profiter,  que  le  plus  pressé  était  de  sauver  les  vins  de  l'Aude 
et  de  l'Hérault  en  supprimant  la  concurrence  des  raisins  secs  de  Tur- 
quie par  l'application  du  tarif  général.  On  ne  peut  s'y  tromper,  cette 
discussion  sénatoriale  de  l'autre  jour  a  été,  ni  plus  ni  moins,  un  mou- 
vement offensif  de  cet  esprit  de  protectionnisme  ardent,  implacable, 
qui  règne  visiblement  dans  nos  chambres  et  qui,  si  l'on  n'y  prend  pas 
garde,  menace  de  compromettre  par  ses  excès  tout  notre  système  com- 
mercial. Le  ministère  s'est  trouvé  sur  le  chemin, —  il  a  été  culbute  pour 
les  raisins  secs  !  Seulement  il  est  bien  clair  que  ce  n'est  là  au'un  inci- 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  709 

dent,  que  les  raisins  secs  n'ont  été  que  la  cause  apparente  de  la  mé- 
saventure. En  réalité,  le  ministère  s'est  affaissé  ou  évanoui  pour  bien 
d'autres  raisons,  parce  qu'il  ne  pouvait  plus  vivre,  parce  que  depuis 
les  élections  il  n'a  su  ni  prendre  une  position,  ni  avoir  une  politique, 
ni  imprimer  une  direction  en  s'inspirant  des  sentimens  évidens  du 
pays.  11  est  tombé  parce  qu'il  a  laissé,  par  son  impuissance,  par  ses 
fautes,  s'altérer  une  situation  où  tout  était  encore  possible  il  y  a  cinq 
mois,  où  tout  est  devenu  difficile  aujourd'hui.  C'est  la  moralité  de  la 
dernière  crise  ! 

Ce  ministère  une  fois  disparu,  comment  allait-on  le  remplacer?  C'est 
ici  que  commence  une  comédie  à  laquelle  on  devrait  être  accoutumé, 
qui  se  réduit  depuis  dix  ans  à  essayer  de  jouer  le  même  air,  en  pré- 
tendant le  jouer  mieux.  M.  le  ministre  de  la  guerre  s'est  trouvé  là  fort 
à  propos  pour  épargner  les  ennuis  de  longues  négociations  à  M.  le  pré- 
sident de  la  république  et  devenir  ou  redevenir  d'un  coup  de  baguette 
chef  de  cabinet.  On  aurait  dû  s'en  douter,  à  voir  le  soin  que  M.  le  mi- 
nistre de  la  guerre  prenait,  depuis  quelque  temps,  à  ne  pas  se  compro- 
mettre dans  les  querelles  intimes  du  conseil,  à  être  malade  au  moment 
du  conflit  entre  M.  Tirard  et  M.  Constans.  M.  de  Freycinet  est  l'homme 
des  évolutions  savantes  et  des  solutions  équivoques.  Il  a  été  ministre 
de  la  guerre  avec  M.  Tirard,  il  sera  tout  aussi  bien  président  du  conseil 
à  la  place  de  M.  Tirard.  11  était,  pour  sûr,  déjà  prêt  quand  il  a  été  ap- 
pelé à  l'Elysée,  — et  sa  première  penséeja  été  de  réintégrer  au  ministère 
de  l'intérieur  un  homme  aussi  habile  que  lui,  peu  embarrassé  de  scru- 
pules, avec  qui  il  était  évidemment  d'intelligence,  M.  Constans.  C'était 
une  sorte  de  revanche  contre  M.  Tirard  :  on  ne  dit  pas  si  M.  le  président 
de  la  république  a  vu  avec  plaisir  rentrer  en  victorieux  au  pouvoir  le 
ministre  dont  il  s'était  séparé  sans  regret  quelques  jours  auparavant, 
M.  Constans  est  d'ailleurs  homme  à  avoir  le  triomphe  modeste,  et 
M.  de  Freycinet  n'est  pas  l'homme  des  combinaisons  trop  décisives, 
trop  tranchées.  En  rendant  le  ministère  de  l'intérieur  à  M.  Constans,  le 
nouveau  président  du  conseil  n'a  pas  voulu  exclure  son  successeur 
éphémère,  M.  Léon  Bourgeois,  qu'il  a  fait  passer  lestement  au  ministère 
de  l'instruction  publique.  11  a  gardé  de  l'ancien  cabinet  ceux  qui  ont 
voulu  rester;  il  a  choisi  quelques  autres  hommes: M,  Ribot,  qu'il  a  mis 
aux  affaires  étrangères,  M.  Jules  Roche,  qu'il  a  placé  au  commerce, 
M.  Develle,  qu'il  a  appelé  à  gouverner  l'agriculture.  Il  a  mêlé  tout  cela, 
radicaux  et  modérés,  d'une  main  habile  aux  préparations  savantes,  — 
et  voilà  l'affaire  faite!  Le  ministère  a  été  constitué  sans  peine  et  sans 
effort.  On  s'est  d'autant  mieux  entendu  qu'on  ne  s'est  sûrement  expli- 
qué qu'à  demi  :  on  n'a  été  d'accord  que  sur  le  bon  effet  que  ferait  né- 
cessairement un  cabinet  où  M.  de  Freycinet  figurerait  paternellement 
entre  M.  Ribot  et  M.  Yves  Guyot,  entre  M.  Constans  et  M.  Bourgeois. 


710  REVUE  DES    DEUX  MONDES. 

'  Au  fond,  que  représente-t-il,  ce  ministère  ainsi  fait  ?  C'est  justement 
ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  à  éclaircir.  Ce  n'est  plus  l'ancien  cabinet 
puisqu'il  a  perdu  M.  Tirard  et  même  M.  Spuller,  victime  des  raisins 
secs,  sans  compter  M.  le  garde  des  sceaux  Thévenet,  victime  de  son 
zèle  contre  la  presse  devant  le  sénat.  Ce  n'est  pas  non  plus  un  cabinet 
sensiblement  nouveau.  Il  n'est  pas  né  d'une  manifestation  parlemen- 
taire sérieuse  et  décisive,  puisqu'il  n'y  a  rien  eu  de  semblable.  Il  est,  si 
l'on  veut,  modéré,  avec  M.  Ribot,  avec  M.  Develle  ;  il  est  aussi  radical, 
si  l'on  y  tient,  avec  M.  Yves  Guyot,  avec  M.  Bourgeois.  Il  est  radical  et 
modéré  tout  à  la  fois  avec  M.  de  Freycinet.  C'est  une  représentation 
nouvelle  de  ce  qu'on  a  longtemps  appelé  la  concentration  républicaine. 
La  déclaration  que  M.  de  Freycinet  est  allé  porter  aux  deux  chambres 
pour  son  avènement  n'est,  en  définitive,  que  l'expression  nuancée  et 
artificieuse  de  cette  situation. 

I  Le  nouveau  président  du  conseil  s'est  hâté  de  rassurer  l'esprit  de 
parti  en  promettant  de  défendre,  non-seulement  les  institutions  répu- 
blicaines, mais  «  l'ensemble  de  l'œuvre  démocratique  »  accomplie  par 
les  dernières  législatures.  Il  a  en  même  temps  fait  un  cordial  appel  à 
toutes  les  fractions  républicaines,  à  toutes  les  forces,  à  toutes  les 
bonnes  volontés,  sans  distinction,  sans  esprit  d'exclusion.  Il  a  laissé 
entrevoir,  comme  une  terre  promise,  «  une  république  large,  ouverte, 
tolérante  et  paisible.  »  Jusque-là  on  n'était  pas  plus  avancé,  on  ne  sor- 
tait pas  de  l'ambiguïté.  Il  a  fallu,  à  la  suite  de  cette  déclaration,  une 
escarmouche  un  peu  vive,  sinon  pour  préciser  absolument  la  situation, 
du  moins  pour  mettre  à  nu  l'éternelle  et  irréparable  équivoque  cachée 
encore  une  fois  dans  la  combinaison  nouvelle.  D'un  côté,  M.  Lockroy, 
à  demi  satisfait,  à  demi  inquiet,  serrant  de  plus  près  ce  ministère 
naissant,  a  vivement  réclamé  des  explications;  il  a  nettement  de- 
mandé à  M.  le  président  du  conseil  de  déclarer  qu'on  ne  toucherait 
pas  aux  lois  scolaires,  qu'on  les  interpréterait  et  qu'on  les  exécuterait 
avec  fermeté,  —  qu'il  ne  serait  rien  ajouté  non  plus  à  la  loi  militaire, 
qu'il  n'y  aurait  aucun  amendement  en  faveur  des  séminaristes.  C'était 
le  point  vif! —  D'un  autre  côté,  M.  Léon  Say,  affectant,  non  sans  ironie, 
de  répondre  à  l'appel  cordial  que  M.  le  président  du  conseil  avait 
adressé  à  tous  les  républicains,  M.  Léon  Say,  prenant  position  au  nom 
des  modérés,  a  dit  à  peu  près  au  ministère  :  Nous  vous  entendons, 
nous  ne  demandons  pas  mieux  que  de  vous  croire;  vous  aurez  notre 
appui  si  vous  poursuivez  l'œuvre  d'apaisement  qui  est  dans  les  vœux 
du  pays,  si  vous  nous  donnez  la  république  libérale  et  tolérante  dont 
vous  parlez,  si  vous  interprétez  et  exécutez  les  lois  avec  modération; 
—  si,  en  un  mot,  vous  faites  tout  le  contraire  de  ce  que  vous  demande 
M.  Lockroy!  —  Entre  M.  Léon  Say  et  M.  Lockroy,  M.  le  président  du 
conseil  a  été  peut-être  un  instant  assez  embarrassé!  Au  fond,  par 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  711 

goût,  il  eût  élé  sans  doute  avec  M.  Léon  Say  ;  il  n'a  visiblement  pas 
osé  braver  les  fureurs  radicales!  Il  a  recommencé  ses  jeux  d'équilibre, 
—  pour  finir  par  tomber  du  côté  où  il  a  vu  le  danger  le  plus  immédiat 
pour  son  ministère,  du  côté  de  M.  Lockroy.  11  s'est  fait  l'otage  des  radi- 
caux, —  et  encore  une  fois  l'équivoque  a  été  percée  à  jour  ! 

Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  cette  arrogante  et  hypocrite  affectation 
des  partis  invoquant  la  nécessité  de  respecter  et  de  faire  respecter  des 
lois  régulièrement  votées,  parce  que  ce  sont  des  lois.  Or,  précisément, 
ces  lois  qu'on  invoque,  dont  on  prétend  faire  un  dogme  invariable, 
elles  ne  sont  pas,  le  plus  souvent,  exécutées  dans  quelques-unes  de 
leurs  parties  essentielles,  et  elles  ne  sont  même  pas  exécutables.  Le 
conseil  d'état  lui-même  s'y  perd  et  ne  sait  plus  comment  les  inter- 
préter. M.  le  ministre  de  la  guerre,  si  habile  qu'il  soit,  n'exécute  cer- 
tainement pas  la  loi  militaire  qu'il  a  contribué  à  faire  voter,  parce 
qu'il  ne  le  pourrait  pas,  parce  qu'il  serait  obligé  de  réclamer  des  crédits 
qu'il  n'ose  pas  demander,  parce  qu'il  se  heurte  à  tout  instant  contre 
de  véritables  impossibilités  morales  ou  matérielles;  il  en  est  quitte 
pour  se  dérober  à  ses  embarras  par  toute  sorte  de  subterfuges  qui  ris- 
quent de  mettre  la  confusion  dans  notre  organisation  militaire.  Ces  lois 
scolaires  qu'on  prétend  maintenir  dans  leur  intégrité,  auxquelles  on  in- 
terdit au  gouvernement  de  toucher,  elles  ne  sont  pas  mieux  exécutées; 
elles  deviennent  ce  qu'elles  peuvent  dans  la  pratique,  elles  restent 
livrées  à  un  arbitraire  indéfini,  et  M.  Léon  Say  n'a  eu  aucune  peine  à 
démontrer  que  la  dernière  loi  sur  les  instituteurs  ne  pourrait  pas  être 
appliquée,  qu'elle  présenterait  des  difficultés  inextricables.  Le  respect 
des  lois!  Mais  il  y  a  bien  d'autres  lois  violées  tous  les  jours,  notamment 
par  le  conseil  municipal  de  Paris,  et  on  ferme  les  yeux!  La  vérité  est 
qu'on  s'inquiète  fort  peu  de  l'exécution  ou  de  l'inexécution  des  lois,  que 
ce  qu'on  prétend  maintenir,  c'est  moins  les  lois  scolaires  ou  la  loi  mili- 
taire que  l'esprit  de  haine  et  de  secte  qui  les  a  inspirées,  qui  reste  un 
défi  permanent  à  une  partie  de  la  population  française.  On  est  prêt  à 
tout  accepter,  on  l'a  dit,  pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  un  amendement  en 
faveur  des  séminaristes,  —  et  le  gouvernement  ne  s'est  point  aperçu 
qu'en  se  prêtant  à  ces  passions,  en  s'engageant  à  exécuter  des  lois 
de  combat  dans  l'esprit  qui  les  a  inspirées,  comme  l'a  dit  le  chef  du 
cabinet,  il  se  créait  à  lui-même  une  fatalité  d'impuissance. 

Que  résulte-t-il,  en  effet,  de  la  position  qu'a  prise  M.  le  président 
du  conseil?  Le  nouveau  ministère  s'est  évidemment  mis  dans  l'impos- 
sibilité d'apaiser  les  divisions,  de  rallier  autour  de  lui,  par  une  pré- 
voyante conciliation,  les  forces  modérées  du  pays,  sans  lesquelles  après 
tout,  il  ne  peut  rien.  Il  s'est  réduit  à  cette  extrémité  de  ne  pouvoir  vivre 
qu'en  restant  en  bonne  intelligence  avec  le  radicalisme,  en  faisant 
chaque  jour  des  concessions  nouvelles,  de  peur  de  paraître  suspect  à 


712  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ses  alliés  qui  sont  ses  maîtres.  C'est  ni  plus  ni  moins  la  continuation 
du  régime  qui  dure  depuis  dix  ans,  qui  a  successivement  compromis 
les  finances  publiques,  la  paix  morale,  l'ordre  administratif.  Ce  n'est  pas 
un  gouvernement,  c'est  l'absence  de  tout  gouvernement,  sous  les  appa- 
rences d'un  cabinet  qui,  avec  des  noms  différens,  n'est  que  la  repro- 
duction des  cabinets  qui  se  sont  succédé.  On  a  laissé  échapper  l'occa- 
sion de  faire  un  énergique  et  utile  effort  pour  redresser  et  relever  la 
politique  du  régime.  Et  quel  est  le  moment  où  l'on  se  plaît  à  perpétuer 
ce  jeu  des  équivoques,  des  ministères  incohérens,  au  risque  de  perdre 
tous  les  fruits  d'une  situation  qui  aurait  pu,  certes,  avec  un  peu  de 
bonne  volonté,  devenir  facilement  meilleure  à  la  suite  des  élections 
dernières  ?  C'est  justement  l'heure  où  il  serait  le  plus  nécessaire 
d'avoir  un  gouvernement  éprouvé  et  vigilant,  appuyé  sur  la  raison  na- 
tionale, sur  l'ensemble  des  forces  du  pays,  puisant  en  lui-même  et 
dans  la  confiance  publique  assez  d'autorité  pour  en  imposer  aux  partis 
et  à  un  parlement  incertain.  C'est  le  moment  où  éclatent  des  événe- 
mens  qui  peuvent  avoir  les  plus  graves  conséquences  pour  l'Europe  et 
pour  la  France  elle-même,  que  notre  nation,  entre  toutes,  est  intéres- 
sée à  suivre  avec  une  attention  clairvoyante. 

Assurément  nos  crises  pâlissent  devant  cette  crise  bien  autrement 
grave  et  tragique  qui  se  déroule  depuis  quelques  semaines  à  Berlin. 
C'est  donc  un  fait  désormais  accompli  et  irrévocable  :  l'homme  qui,  à 
ce  déclin  du  siècle,  a  eu  le  rôle  le  plus  retentissant  dans  le  monde, 
M.  de  Bismarck  a  quitté  la  scène.  Celui  qui  a  remué,  bouleversé  l'Eu- 
rope pour  édifier  par  le  fer  et  le  feu  un  empire  allemand,  celui  qui  a 
tenu  dans  ses  mains  tous  les  fils  de  la  politique  du  continent,  qui  de- 
puis vingt  ans  s'est  appelé  le  chancelier  et  qui,  hier  encore,  était  tout, 
n'est  plus  rien  à  Berlin  !  On  s'était  accoutumé  à  le  croire  inébranlable 
dans  ce  poste  créé  pour  lui  et  où  il  exerçait  son  omnipotence,  on  pou- 
vait supposer  qu'il  mourrait  chancelier.  Il  a  disparu,  au  contraire,  par 
le  plus  soudain  et  le  plus  surprenant  des  coups  de  théâtre,  après  avoir 
été  obligé,  c'est  le  mot,  de  se  dépouiller  de  tous  ses  pouvoirs,  de  ses 
ministères,  de  la  présidence  du  conseil  de  Prusse,  du  titre  même  de 
chancelier.  Il  n'est  plus  aujourd'hui  qu'un  fonctionnaire  en  retraite 
rendu  au  repos  et  à  la  solitude.  Il  a  pu  être  escorté  par  les  ovations 
à  son  départ  de  Berlin;  mais  c'est  fini,  le  drame  est  joué!  Le  politique 
qui  entrait,  il  y  a  vingt-huit  ans,  sur  la  scène  en  brutalisant  un  parlement, 
qui,  depuis,  n'a  cessé  d'agiter  le  monde  par  sa  diplomatie  et  par  la 
guerre,  qui  a  fait  sentir  partout  en  Allemagne,  en  Europe  le  poids  de 
sa  rude  main  et  a  été  assez  heureux  pour  fonder  un  empire,  pour  im- 
poser son  alliance  même  à  des  vaincus,  ce  politique  n'est  plus  que  le 
solitaire  de  Friedrichsruhe!  Comment  est-il  tombé?  On  peut  chercher 
bien  des  causes  ou  en  imaginer.  La  plus  vraisemblable,  celle  qui  ex- 


REVUE.    —    GHP.OSIQUE.  713 

plique  peut-être  tout,  c'est  cette  incompatibilité  inévitable,  pour  ainsi 
dire  tout  bumaine,  entre  un  jeune  souverain  impatient  de  déployer 
son  activité,  arrivant  à  l'empire  avec  des  idées  nouvelles,  et  un  vieux 
serviteur,  gonflé  de  ses  succès,  jaloux  de  son  pouvoir,  prétendant 
dominer  même  du  fond  de  sa  retraite.  Le  jour  où  ces  deux  caractères 
se  sont  heurtés,  où  l'incompatibilité  irréparable  a  éclaté  dans  un  der- 
nier conflit  pour  quelque  prérogative  ministérielle  ou  pour  la  direction 
générale  de  la  politique,  c'est  l'empereur  qui  est  resté  le  maître  ! 

Que  cette  lutte  ait  eu  ses  intimes  péripéties,  que  le  jeune  Guil- 
laume II  entrant  déjà  dans  les  «  amères  expériences,  »  comme  il  Ta 
dit  dans  une  dépêche  des  plus  bizarres,  mais  résolu,  ait  voulu  décorer 
la  disgrâce  de  son  puissant  ministre  en  lui  donnant  le  titre  de  duc 
de  Lauenbourg;  que  le  chancelier,  de  son  côté,  après  avoir  cru  peut- 
être  qu'on  n'oserait,  ait  eu  des  frémissemens  d'orgueil  blessé  et  n'ait 
pas  toujours  gardé  le  secret  de  ses  ressentimens,  le  fait  ne  s'est  pas 
moins  accompli.  La  lutte  a  eu  son  dénoûment,  et  M.  de  Bismarck,  se- 
couant la  poussière  de  sa  botte  de  cuirassier,  a  pu,  lui  aussi,  se  dire 
comme  le  Wallenstein  de  Schiller  :  «  Un  nouveau  régime  amène  des 
hommes  nouveaux  et  met  bien  vite  en  oubli  les  anciens  services...  Ce- 
pendant que  l'on  batte  le  tambour,  il  se  trouvera  un  autre  général  pour 
servir  l'empereur.  »  C'est  son  histoire!  Vue  de  près,  à  part  les  raisons 
politiques,  cette  histoire  oITre  des  particularités  saisissantes  et  tragi- 
ques. Certes,  plus  d'une  fois,  dans  sa  carrière,  M.  de  Bismarck  a  frappé 
sans  pitié  ceux  qui  l'entouraient,  ceux  qui  n'avaient  d'autre  tort  que  de 
ne  pas  se  plier  à  ses  volontés  ou  d'exciter  ses  ombrages.  11  a  usé  de 
son  pouvoir  et  de  la  force  jusqu'à  la  brutalité.  Aujourd'hui  l'arme  s'est 
tournée  contre  lui,  et  c'est  lui  qui  est  brisé  !  11  y  a  mieux  :  l'ancien 
chancelier,  dans  ses  emportemens,  dans  ses  jalousies  d'autorité,  s'est 
montré  souvent  cruel  pour  ses  princes  eux-mêmes,  pour  l'infortuné 
Frédéric  111,  pour  l'impératrice  Frédéric,  comme  il  l'avait  été  autrefois 
pour  l'impératrice-reine  Augusta.  Il  avait  cru  voir  peut-être  dans  un 
jeune  prince  prêt  à  prendre  la  couronne,  un  souverain  à  souhait  fait 
pour  continuer  son  œuvre  en  écoutant  ses  conseils.  Aujourd'hui,  c'est 
le  petit-fils  et  le  fils  qui  est  pour  ainsi  dire  l'instrument  de  la  revanche 
des  Hohenzollern  humiliés  contre  le  ministre  qui  les  a  si  souvent  offen- 
sés par  ses  sarcasmes  ou  par  ses  rudesses.  Il  y  a  réellement  d'étranges 
Némésis  dans  les  affaires  humaines! 

Reste  maintenant  à  savoir  quelles  seront  les  conséquences  d'un  évé- 
nement qui  ne  date  encore  que  d'hier,  ce  que  sera  cette  évolution 
ou  cette  révolution  qui  commence  en  Allemagne.  Le  choix  même  que 
Guillaume  II  a  fait,  en  désignant  comme  nouveau  chancelier  le  général 
de  Caprivi,qui  peut  être  un  officier  de  mérite,  mais  qui  était  jusqu'ici 
peu  connu,  ce  choix  indique  assez  que  le  règne  des  chanceliers  omni- 


71 /i  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

potens  est  fini,  que  l'empereur  se  réserve  la  direction  de  la  politique 
de  l'empire.  Une  seule  chose  est  certaine.  C'est  qu'on  entre  dans 
une  ère  nouvelle,  qui  est  un  peu  l'inconnu,  et  que  la  disparition  d'un 
homme  comme  M.  de  Bismarck  qui  a  touché  à  tout,  qui  hier  encore 
était  maître  de  tout,  laisse  momentanément  une  assez  grande  incer- 
titude. Guillaume  II,  dans  cette  étrange  dépèche  qu'il  adressait  ré- 
cemment à  un  ami  de  Weimar,  disait  qu'il  était  désormais  l'officier  de 
quart  sur  le  vaisseau  de  l'État,  et  il  ajoutait  :  «  La  route  reste  la  même, 
et  maintenant,  eh  bien!  à  toute  vapeur,  en  avant!  »  C'est  fort  bien  de 
ne  pas  craindre  le  danger.  Malheureusement  cette  intrépidité  de  jeu- 
nesse ne  supprime  ni  ne  résout  les  questions  que  M.  de  Bismarck  en 
se  retirant  à  Friedrichsruhe  laisse  en  suspens  et  que  le  jeune  empe- 
reur, avec  ses  impatiences  agitées,  ne  simplifie  peut-être  pas. 

Quand  Guillaume  II,  par  ses  rescrits  et  par  ses  discours,  a  soulevé 
tous  ces  problèmes  sociaux  qui  sont  le  tourment  de  notre  temps  et  a 
cru  pouvoir  appeler  toutes  les  puissances  en  consultation  dans  une 
conférence  à  Berlin,  il  a  obéi  sans  doute  à  une  inspiration  spontanée 
et  généreuse.  Seulement,  il  n'a  pas  vu  qu'il  donnait  une  force  redou- 
table aux  revendications  ouvrières,  qu'il  proposait  des  questions  inso- 
lubles à  cette  conférence,  qui  s'est  réunie,  en  effet,  à  Berlin  pour  en- 
tendre des  discours  ou  émettre  des  vœux  platoniques,  et  qu'au  lendemain 
de  la  conférence,  il  se  retrouverait  en  face  de  ce  mouvement  socialiste, 
qui  se  traduit  plus  que  jamais  par  des  grèves,  par  des  projets  de  ma- 
nifestations. Que  fera-t-il  maintenant?  Il  est,  jusqu'à  un  certain  point, 
engagé  pm  ses  paroles,  par  ses  encouragemens;  il  a  traité  le  socia- 
lisme en  puissance  légitime,  reconnue  et  admise  dans  un  congrès.  Se 
laissera-t-il  aller  jusqu'au  bout  à  ce  courant,  qu'il  ne  pourra,  certes,  se 
flatter  de  diriger,  ni  de  maîtriser?  Cédera-t-il,  au  contraire,  à  l'impa- 
tience d'un  esprit  désabusé  et  irrité  ?  Reviendra-t-il  à  la  politique  de  la 
répression  et  de  la  force  contre  des  revendications  qu'il  a  lui-même 
sanctionnées  et  encouragées  par  ses  rescrits?  Dans  les  deux  cas,  le 
péril  serait  sans  doute  également  grand,  et  il  aurait  cela  de  grave  qu'il 
pourrait  ne  pas  rester  circonscrit  en  Allemagne.  —  D'un  autre  côté, 
quelle  sera  l'influence  des  derniers  changemens  accomplis  à  Ber- 
lin sur  la  politique  extérieure?  L'empereur,  il  est  vrai,  s'est  hâté 
de  déclarer  que  «  la  route  restait  la  même,  »  qu'il  n'y  avait  rien 
de  changé,  que  l'Allemagne,  aujourd'hui  comme  hier,  entendait 
maintenir  la  paix  et  ses  alliances.  C'est,  d'après  toutes  les  apparences, 
l'intention  de  l'empereur;  c'est  probablement  ce  que  le  nouveau 
chancelier  sera  chargé  de  déclarer  aux  cabinets  de  l'Europe.  Il  n'est 
pas  moins  assez  cVarc  que  la  disparition  soudaine  de  M.  de  Bismarck  a 
eu  pour  premier  résultat  de  dérouter  les  chancelleries,  de  mettre  plus 
vivement  à  nu  ce  qu'il  y  a  de  contraint  et  de  précaire  dans  ce  qu'on 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  715 

appelle  la  triple  alliance.  Évidemment,  la  situation  n'est  plus  la  même, 
on  le  sent  à  Rome  comme  à  Vienne.  L'entrée  en  scène  directe  et  per- 
sonnelle d'un  jeune  souverain  qui,  du  premier  coup,  parle  d'aller 
«  à  toute  vapeur,  en  avant,  »  n'est  pas  de  nature  à  simplifier  les 
rapports  et  à  inspirer  une  confiance  sans  réserve.  Bref,  ce  qu'il 
y  a  de  plus  clair  pour  le  moment,  c'est  que  dans  les  affaires  diplo^ 
matiques  de  l'Europe  comme  dans  les  affaires  intérieures  de  l'Alle- 
magne, une  ère  nouvelle  commence  avec  cette  révolution  de  pouvoir, 
œuvre  d'un  jeune  prince  qui  ne  sait  peut-être  pas  encore  lui-même  ce 
qu'il  fera  demain  de  sa  liberté  reconquise  et  de  sa  puissance. 

On  ne  peut  pas  dire  sans  doute  qu'il  y  ait  rien  de  changé  dans  l'état 
général  des  affaires  britanniques,  que  l'Angleterre  soit  menacée  d'une 
de  ces  crises  par  lesquelles  passent  à  l'heure  qu'il  est  d'autres  pays 
de  l'Europe.  11  n'y  a  ni  les  apparences,  ni  les  élémens  réels  d'une  crise 
immédiate  ou  prochaine  à  Londres.  Tout  suit  au  contraire  un  cours  as- 
sez paisible  pour  que  la  reine  Victoria  ait  cru  pouvoir  quitter  l'Angle- 
terre et  se  rendre  à  Aix-les-Bains,  où  elle  est  allée  déjà  plus  d'une  fois 
depuis  quelques  années.  Le  prince  de  Galles,  de  son  côté,  était,  ces 
jours  derniers,  à  Berlin,  où  il  était  allé  assister  à  une  assemblée  de 
l'Aigle  noir,  et  où  il  a  eu  la  chance  d'être  le  témoin  d'un  grand  drame, 
de  la  démission  retentissante  de  M.  de  Bismarck,  où  il  a  pu  aussi 
entendre  les  toasts  lyriques  de  son  impérial  neveu  à  Blùcher  et 
à  Wellington!  Le  chef  du  cabinet,  lord  Salisbury  lui-même  enfin, 
s'est  décidé  à  venir  prendre  quelques  semaines  de  repos  à  Cannes 
et  retremper  sa  santé  aux  bords  de  la  Méditerranée.  Puis  le 
parlement,  lui  aussi,  prend  ses  vacances  de  Pâques,  —  et  en  voilà 
pour  quelques  semaines  !  Ce  ne  sont  sûrement  pas  là  les  signes  d'une 
crise  imminente.  Lord  Salisbury  en  a  encore  pour  quelque  temps  et 
l'éclipsé  même  du  tout-puissant  d'hier,  du  chancelier  d'Allemagne, 
n'est  pas  faite  pour  diminuer  la  position  du  premier  ministre  de  la 
Grande-Bretagne  dans  les  conseils  diplomatiques  de  l'Europe. 

Les  voyages  d'agrément,  et  les  apparences  cependant  ne  prouvent 
rien.  Il  n'est  pas  moins  assez  visible  qu'il  y  a  depuis  quelque  temps 
un  certain  ébranlement  en  Angleterre,  qu'il  y  a  dans  l'opinion,  même 
dans  le  parlement,  un  travail  qui  ne  laisse  pas  d'être  menaçant  pour  le 
ministère  conservateur  dont  lord  Salisbury  est  le  chef,  dont  M.  Balfour 
et  M.  Goschen  sont  les  hommes  d'action.  De  quelque  façon  qu'on  juge 
les  choses,  il  est  certain  que  le  ministère  n'est  pas  sorti  triomphant 
de  la  dernière  campagne  dirigée  contre  M.  Parnell  et  ses  amis,  que 
même  après  l'enquête  et  les  discussions  parlementaires  qui  en  ont  été 
la  suite,  il  est  resté  fort  suspect  de  s'être  associé  à  des  manœuvres,  au 
moins  équivoques.  Lord  Salisbury  a  eu  beau  se  défendre  ces  jours  passés 
encore  et  récriminer  contre  les  conspirations  irlandaises,  contre  l'opposi- 


716  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  complice  des  révolutionnaires,  des  ennemis  de  l'intégrité  de  l'em- 
pire britannique  :  il  a  eu  le  vote  pour  lui  à  la  chambre  des  lords  comme 
à  la  cham.bre  des  communes,  il  n'est  pas  moins  sorti  affaibli,  quelque 
peu  éclaboussé,  de  ces  débats  qui  ne  cessent  d'agiter  le  parlement. 
A  peine  le  ministère  avait-il  échappé  à  ces  discussions,  il  a  éprouvé 
coup  sur  coup,  à  l'improviste,  ces  jours  derniers,  deux  échecs  à  la 
chambre  des  communes.  Il  n'a  pu  d'abord  empêcher  le  vote  d'une 
motion  du  général  sir  Edward  Hamley  au  sujet  des  volontaires  qui  for- 
ment une  véritable  armée  de  réserve  à  côté  de  l'armée  régulière. 
Jusqu'ici,  par  une  singulière  anomalie,  les  volontaires  sont  obligés  de 
s'équiper  à  leurs  frais.  Sir  Edward  Hamley,  sans  aucune  arrière-pen- 
sée d'opposition  d'ailleurs,  proposait  tout  bonnement  d'inscrire  la 
dépense  de  l'équipement  des  volontaires  au  budget  de  l'État.  C'était 
aussi  juste  que  simple.  Les  ministres  cependant,  par  un  assez  futile 
calcul  de  popularité,  pour  ne  pas  paraître  augmenter  les  dépenses  mi- 
litaires, ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour  arrêter  la  proposition  au  pas- 
sage; ils  l'ont  combattue  sans  succès.  La  motion  a  été  votée  malgré 
les  ministres,  malgré  sir  Edward  Hamley  lui-même,  qui  s'est  efforcé 
au  dernier  moment  de  la  retirer  pour  épargner  un  ennui  au  cabinet. 
Plus  récemment,  le  ministère  s'est  trouvé  encore  en  minorité  à  pro- 
pos des  chemins  en  Ecosse.  Ce  ne  sont  là,  si  l'on  veut,  que  de  simples 
accidens,  de  petits  échecs  qui  n'ont  rien  de  politique  et  de  décisif.  Si 
petits  qu'ils  soient,  ils  ne  révèlent  pas  moins  une  certaine  incohérence 
ou  une  certaine  indiscipline  de  majorité.  Ils  sont  peut-être  d'autant  plus 
significatifs  qu'ils  coïncident  avec  cette  série  d'élections  partielles  qui, 
depuis  quelque  temps,  attestent  un  mouvement  assez  marqué  dans  le 
pays,  un  retour  de  fortune  pour  les  libéraux  et  leur  vieux  chef, 
M.  Gladstone.  Un  autre  signe  qui  a  bien  quelque  gravité  enfin,  c'est 
le  discours  récent  par  lequel  lord  Randolph-Churchill  s'est  séparé  avec 
éclat  du  vieux  torysme  et  du  ministère,  à  l'occasion  de  l'enquête  Par- 
nell.  Lord  Randolph-Churchill  peut  être  traité  en  enfant  terrible  du 
torysme  et  même  être  excommunié  ;  il  n'a  pas  moins  son  action  sur 
les  masses  conservatrices,  et  sa  rupture  n'est  pas  sans  importance, 
d'autant  plus  que  les  unionistes  eux-mêmes,  de  leur  côté,  ne  sont  pas 
des  alliés  sans  conditions  et  sans  réserves  pour  le  gouvernement.  De 
là  un  certain  ébranlement,  qui  ne  menace  peut-être  pas  le  ministère 
dès  aujourd'hui,  qui  pourra  le  mettre  en  péril  avant  peu. 

Que  le  ministère  lui-même  commence  à  sentir  les  difficultés  de  la 
situation,  cela  n'est  guère  douteux.  Ces  jours  derniers,  lord  Salisbury, 
avant  son  départ  pour  le  continent,  a  probablement  voulu  avoir  une 
explication  avec  ses  amis  du  parti  conservateur  qu'il  a  réunis  un  peu 
solennellement  à  Garlton-Club.  Lord  Salisbury  s'est  hâté  de  déclarer 
qu'aucune  inquiétude,  aucune  circonstance  particulière  n'avait  motivé 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  7l7 

la  réunion.  II  s'est  plu  à  affecter  la  plus  grande  confiance,  le  plus  par- 
fait optimisme.  II  a  exposé  une  fois  de  plus  avec  complaisance  ses  pro- 
jets législatifs  sur  la  réforme  agraire  en  Irlande,  sur  la  dîme  dans  le 
pays  de  Galles,  et  n'a  point  négligé  de  réchauffer  le  zèle  de  ses  amis 
en  les  exhortant  à  l'union,  à  la  discipline.  Le  premier  ministre  de  la 
reine  a  beau  s'en  défendre  :  son  optimisme  ressemble  un  peu  à  une 
décoration  officielle,  et  ce  n'est  pas  sans  quelque  raison  inavouée  qu'il 
a  provoqué  la  réunion  de  Carlton-CIub.  Évidemment  lord  Salisbury  est 
inquiet  de  symptômes  qu'il  voit  se  multiplier,  et  peut-être  l'est-on  en- 
core plus  autour  de  lui.  Les  plus  hardis,  les  plus  habiles  de  ses  coopé- 
rateurs,M.  Goschen,  M.  Balfour  ne  seraient  pas,  à  ce  qu'il  paraît,  insen- 
sibles au  danger  d'un  affaiblissement  progressif  du  parti  conservateur 
et  de  la  situation  ministérielle;  ils  n'auraient,  dit-on,  songé  à  rien 
moins  qu'à  un  appel  au  pays  par  une  dissolution  anticipée  du  parle- 
ment. Les  projets  qui  semblent  avoir  été  agités  un  instant  dans  le 
monde  ministériel  indiqueraient  assez  qu'on  se  préocccupe  de  tous  ces 
faits,  des  progrès  des  libéraux  dans  les  élections  partielles,  des  incon- 
sistances de  la  majorité,  des  défections  qui  peuvent  se  produire,  —  qu'on 
sent  l'ébranlement.  Une  dissolution  prématurée  cependant  risquerait 
d'être  une  extrémité  périlleuse  ;  au  lieu  de  raffermir  le  ministère  de 
lord  Salisbury,  elle  pourrait  au  contraire  précipiter  un  mouvement 
d'opinion  qui  se  manifeste  déjà  sous  plus  d'une  forme. 

Aussi  bien  les  difficultés  ministérielles  ne  sont-elles  pas  rares  au 
moment  présent.  Elles  semblent  au  contraire  se  multiplier  de  toutes 
parts  en  Europe.  Il  y  en  a  sûrement  à  Rome  où  la  position  de  M.  Crispi 
paraît  devenir  assez  critique  au  milieu  des  malaises  qui  s'accroissent 
et  des  velléités  d'opposition  qui  se  manifestent.  Il  y  en  a  en  Hongrie 
où  M.  Tisza  a  été  obligé  de  se  retirer  et  où  un  nouveau  ministère  est  à 
peine  formé.  Il  y  en  a  à  Belgrade.  Il  y  en  aura  peut-être  demain  à  Ma- 
drid où  le  chef  du  cabinet,  M.  Sagasta,  qui  avait  déjà  assez  de  peine 
à  vivre,  voit  s'élever  et  s'organiser  contre  lui  une  opposition  militaire 
des  plus  dangereuses.  Presque  partout,  au  nord  et  au  midi,  on  va  vers 
une  crise  ou  l'on  en  sort  péniblement.  Puis  après  la  crise,  ce  sont  les 
explications,  les  déclarations,  les  discussions  qui  souvent  n'éclaircissent 
rien  et  ne  créent  pas  une  vie  facile  aux  gouvernemens.  Le  fait  est  que 
de  toutes  parts,  dans  tous  les  pays,  il  y  a  aujourd'hui  des  crises  ou  des 
commencemens  de  crises  et  que  la  paix  intérieure  comme  la  paix  ex- 
térieure des  peuples  reste  livrée  à  l'imprévu. 


Gh.  de  Mazade. 


718  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE. 


Les  valeurs  de  notre  marché  sont  restées  à  peu  près  immobiles  pen- 
dant la  seconde  moitié  du  mois  de  mars,  et  toute  l'attention  s'est  por- 
tée sur  les  péripéties  auxquelles  ont  donné  lieu,  sur  les  places  de 
Vienne,  de  Londres  et  de  Berlin,  des  embarras  de  spéculation  exces- 
sive, accrus  par  l'émotion  que  ne  pouvait  manquer  de  produire  un 
événement  comme  la  retraite  du  prince  de  Bismarck. 

L'annonce  de  la  démission  a  surpris  le  monde  politique  et  financier; 
on  ne  croyait  pas  si  prochaine  la  rupture,  reconnue  d'ailleurs  inévi- 
table, entre  l'empereur  Guillaume  II  et  l'illustre  conseiller  de  son 
grand-pére.  La  première  impression  a  été,  en  Autriche  et  en  Italie,  une 
très  vive  appréhension  pour  le  sort  de  la  triple  alliance,  et  par  consé- 
quent pour  les  chances  du  maintien  de  la  paix.  11  semblait  que  la  con- 
fiance dans  le  lendemain  dût  être  diminuée.  Des  protestations  ont  été 
publiées  en  vue  de  rassurer  l'opinion  ;  mais  les  cours  devaient  garder 
forcément  la  trace  du  sentiment  qui  s'était  si  rapidement  propagé.  Les 
fonds  internationaux  ont  baissé  assez  fortement,  et  il  ne  nous  paraît 
pas  que  ce  mouvement  ait  épuisé  encore  toute  sa  force. 

Les  fonds  russes,  malgré  le  succès  si  éclatant  obtenu  par  le  dernier 
emprunt,  ont  reculé  de  30  à  40  centimes.  Le  k  0/0  1880  était  arrivé  à 
95  francs,  il  reste  à  9/i.60  ;  les  obligations  consolidées  des  chemins  de 
fer  valent  94.30,  le  dernier  emprunt  94  fr. 

L'Italien  était,  deux  jours  avant  l'annonce  de  la  démission,  à  92.57. 
Des  ventes  précipitées  l'ont  fait  tomber  à  91.80.  Il  s'est  relevé  depuis 
à  92.40  et  finit  à  92.20. 

Le  Hongrois  a  été  le  fonds  le  plus  atteint.  De  87  1/2,  il  a  rétrogradé 
à  86  1/4,  et  on  l'a  même  vu  à  85  7/8.  L'Autriche-Hongrie  est  engagée 
par  la  politique  qu'elle  a  adoptée  à  l'égard  de  la  Bulgarie.  Elle  redoute 
quelque  éclat  du  petit  royaume  serbe,  inféodé  de  nouveau  à  la  poli- 
tique de  l'empire  russe.  La  retraite  de  M.  Tisza  avait  déjà  ébranlé  le 
marché  de  la  rente  hongroise.  Celle  de  M.  de  Bismarck  est  venue  ajou- 
ter une  nouvelle  cause  de  faiblesse. 

L'Extérieure  a  fléchi  de  73  1/2  à  73  1/4;  le  Turc,  de  18.30  à  18.05; 
l'obligation  argentine  5  pour  100,  de  450  à  435.  Tous  les  fonds  d'État 
oni  donc  abandonné  du  terrain,  sauf  le  Portugais,  à  63  3/8,  l'Unifiée  à 
478  et  les  Brésiliens,  4  1/2  et  4  pour  100  à  87  et  78. 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  719 

Les  plus  mauvaises  nouvelles  continuent  à  circuler  sur  la  situation 
des  affaires  dans  la  république  Argentine.  Loin  de  s'abaisser,  l'agio 
de  l'or  est  constamment  en  hausse.  Il  commence  à  atteindre  le  niveau 
où  le  papier-monnaie  ressemble  plutôt  à  l'assignat  qu'au  billet  de 
kanque.  Jamais  la  dépréciation  n'a  été  aussi  forte  dans  l'Amérique 
du  Nord,  même  en  pleine  guerre  civile,  au  plus  beau  temps  de  la  spé- 
culation sur  l'or. 

Il  est  fâcheux  que  des  capitaux  si  importans  aient  été  engagés  par 
l'épargne  française  dans  des  placemens  qui  paraissaient  à  la  fois  avan- 
tageux et  relativement  sûrs.  La  sécurité  est  en  voie  de  disparaître,  et 
il  est  à  craindre  que,  pour  la  plupart,  les  avantages  de  rémunération 
ne  suivent  à  leur  tour.  Les  Argentins,  dit-on,  ont  voulu  trop  embras- 
ser, c'est  un  moment  de  crise;  avec  de  la  patience  tout  s'arrangera. 
Tout  s'arrangerait,  en  effet,  si  l'assurance  pouvait  être  donnée  en 
Europe  que  les  choses  n'ont  périclité  là-bas  que  par  exubérance  et 
non  aussi  par  désordre  et  incurie. 

Trois  importantes  opérations  financières  ont  été  lancées  dans  cette 
quinzaine,  deux  emprunts  et  une  conversion. 

Le  royaume  de  Serbie  a  mis  en  souscription  publique,  en  France, 
par  l'intermédiaire  du  Crédit  lyonnais  et  de  la  maison  Hoskier,  un  em- 
prunt de  26,666,500  francs  capital  nominal,  divisé  en  53,333  obliga- 
tions de  500  francs  en  or,  dont  le  produit  est  destiné  à  payer  l'indem- 
nité due  à  la  compagnie  d'exploitation  des  chemins  de  fer  serbes,  et  à 
rembourser  une  dette  flottante.  La  souscription  a  suffisamment  réussi 
pour  que  les  demandes  aient  dû  subir  une  réduction. 

L'opération  était  à  peine  close  que  la  maison  Rothschild  publiait  les 
conditions  d'échange  des  titres  de  l'emprunt  russe  5  pour  100  de  1862 
contre  ceux  d'un  nouvel  emprunt  h  pour  100  or.  Le  5  pour  100  1862 
devait  disparaître  comme  l'ont  fait  tous  les  autres  emprunts  5  pour  100. 
Ce  qui  caractérise  particulièrement  la  conversion  actuelle  qui  devra 
être  close  le  3  avril,  c'est  que  non-seulement  elle  ne  donne  pas  lieu  à 
une  souscription  en  espèces,  mais  constitue  encore  un  véritable  amor- 
tissement exceptionnel  de  près  de  100  millions  de  francs.  Contre  cha- 
que obligation  ancienne  de  1,260  francs  5  pour  100,  il  est  remis,  en 
effet,  deux  obligations  nouvelles  de  500  francs/;  pour  100  et  une  soulte 
en  espèces  de  331  francs.  La  Russie  diminue  donc  sa  dette  à  la  fois  en 
intérêt  et  en  capital.  Celles  des  anciennes  obligations  5  pour  100  qui 
n'auront  pas  été  présentées  à  l'échange  seront  remboursées  à  partir 
du  !*"■  juillet  prochain. 

La  seconde  émission  de  la  quinzaine  est  celle  de  la  ville  de  Paris. 
Il  s'agit  de  la  dernière  portion  de  l'emprunt  de  250  millions  autorisé 
parla  loi  du  13  juillet  1886.  Le  public  a  été  invité  à  souscrire,  à  Paris, 
dans  la  journée  du  29   mars,  à  239,637  obhgations  remboursables  à 


720  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

kOO  francs,  produisant  12  francs  d'intérêt  annuel  et  participant  chaque 
année  à  quatre  tirages  de  lots.  L'emprunt  municipal  a  été  couvert 
trente-huit  fois. 

L'annonce  de  ces  diverses  opérations  et  la  prompte  solution  donnée 
à  la  crise  ministérielle  ouverte  par  la  démission  de  M.  Tirard  avaient 
bien  disposé  le  marché  de  la  rente  française.  Le  15  mars,  le  3  pour  100 
était  coté  88.67,  et  le  17,  après  le  détachement  du  coupon  trimestriel, 
il  atteignait  88.22.  Les  réalisations  qui  suivent  d'ordinaire  le  détache- 
ment du  coupon  auraient  sans  doute  ramené  le  cours  de  88  francs. 
Mais  sous  le  coup  de  l'efîet  produit  sur  les  marchés  étrangers  par  les 
événemens  de  Berlin,  les  vendeurs  ont  essayé  ici  d'accentuer  ce  mou- 
vement rétrograde.  Ils  ont  réussi  dans  une  certaine  mesure  et  la  rente 
a  été  cotée  pendant  quelques  jours  entre  87.60  et  87.70.  Des  rachats, 
à  l'approche  de  la  liquidation,  l'ont  relevée  ensuite  à  88  francs  et  même 
à  88.20.  Elle  reste  entre  ces  deux  cours,  ayant  gagné  d'un  mois  à  l'autre 
à  peu  près  la  valeur  de  la  moitié  du  coupon.  L'amortissable  a  été  re- 
cherché et  clôt  la  quinzaine  avec  une  hausse  de  50  centimes. 

L'argent  est  extrêmement  abondant  et  les  acheteurs  comptent  sur 
des  facilités  exceptionnelles  de  report.  La  Banque  d'Angleterre  n'a  pas, 
il  est  vrai,  abaissé  le  taux  de  son  escompte,  mais  sa  situation  reste 
très  forte,  et  son  encaisse  métallique  s'est  encore  accrue.  La  Banque  de 
France  a  abaissé,  le  jeudi  27,  de  4  à  3  1/2  pour  100  le  taux  d'intérêt 
des  avances  sur  titres  et  de  500  à  250  francs  le  montant  minimum  de 
ses  prêts. 

La  liquidation  s'annonce  donc  très  facile  chez  nous.  Elle  a  été  dure, 
à  Berlin  et  à  Londres,  pour  les  spéculateurs  à  la  hausse  pour  les  ac- 
tions de  mines  d'or,  de  mines  de  diamant,  de  charbonnages  et  d'en- 
treprises métallurgiques.  Pour  ne  parler  que  des  titres  de  ce  genre 
dont  s'occupe  notre  marché,  l'action  Robinson  a  reculé  de  91  à  75,  la 
De  Beers  de  hk^  à  IjOO  francs,  ex-coupon  de  12  fr.  30  ;  les  Alpines,  de 
218  francs  à  200. 

Les  titres  des  sociétés  de  crédit  ont  été,  en  général,  assez  lourds. 
La  Banque  de  France  a  baissé  de  25  francs  à  /i,185,  le  Crédit  foncier 
de  6  fr.  25  à  1,316.25,  le  Crédit  lyonnais  de  10  francs  à  710,  ex-coupon 
de  10  francs,  la  Banque  de  Paris  de  7.50  à  782.50,  le  Crédit  mobilier 
de  11  fr.  25  à  467.50,  la  Banque  parisienne  de  35  francs  à  335,  la 
Banque  ottomane  de  7.50  à  535,  la  Banque  nationale  du  Brésil  de 
12  fr.  50  à  600. 

Le  Gaz  a  rétrogradé  de  26  francs  à  1,400,  les  Voitures  de  10  francs 
à  740,  les  Allumettes  de  15  francs  à  530,  les  Chemins  lombards  de 
15  francs  à  278.75. 

Le  directeur-gérant  :  G.  Buloz. 


LA    RECONSTRUCTION 


DE 


LA    FRANCE    EN    1800 


LE   DÉFAUT   ET   LES    EFFETS    DU    SYSTÈME. 


I. 

LA    SOCIÉTÉ   LOCALE. 


I. 

Tant  qu'un  horame  ne  s'intéresse  qu'à  soi,  à  sa  fortune,  à  son 
avancement,  à  son  succès  personnel  et  propre,  il  s'intéresse  à  bien 
peu  de  chose  :  tout  cela  est  de  médiocre  importance  et  de  courte 
durée,  comme  lui-même.  A  côté  de  cette  barque  qu'il  conduit  avec 
tant  de  soin,  il  y  en  a  des  milliers  et  des  millions  d'autres,  de  struc- 
ture pareille  et  de  taille  à  peu  près  égale  :  aucune  d'elles  ne  vaut 
beaucoup,  et  la  sienne  ne  vaut  pas  davantage.  De  quelque  façon 
qu'il  l'approvisionne  et  la  manœuvre,  elle  restera  toujours  ce 
qu'elle  est,  étroite  et  fragile  ;  il  a  beau  la  pavoiser,  la  décorer,  la 
pousser  aux  premiers  rangs  ;  en  trois  pas  il  en  fait  le  tour.  C'est 
en  vain  qu'il  la  répare  et  la  ménage  ;  au  bout  de  quelques  années 

TOME  XCVIII.   —  15   AVRIL   1890.  46 


722  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

elle  fait  eau  ;  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  elle  s'effondre, 
elle  va  s'engloutir,  et,  avec  elle,  périra  tout  ce  travail  qu'elle  a 
coûté.  Est-il  raisonnable  de  tant  travailler  pour  elle,  et  un  si 
mince  objet  vaut-il  la  peine  d'un  si  grand  effort?  —  Heureuse- 
ment, pour  mieux  placer  son  effort,  l'homme  a  d'autres  objets 
plus  vastes  et  plus  solides,  une  famille,  une  commune,  une  église, 
une  patrie,  toutes  les  associations  dont  il  est  ou  devient  membre, 
toutes  les  entreprises  collectives  de  science,  d'éducation,  de  bien- 
faisance, d'utilité  locale  ou  générale,  la  plupart  pourvues  d'un 
statut  légal  et  constituées  en  corps  ou  même  en  personnes  civiles, 
aussi  bien  définies  et  protégées  que  lui,  mais  plus  précieuses  et 
plus  viables  :  car  elles  servent  à  beaucoup  d'hommes  et  durent 
indéfiniment  ;  même,  quelques-unes  ont  une  histoire  séculaire,  et 
la  longueur  de  leur  passé  présage  la  longueur  de  leur  avenir.  Dans 
l'innombrable  flottille  des  esquifs  qui  sombrent  incessamment,  et, 
incessamment,  sont  remplacés  par  d'autres,  elles  subsistent  comme 
des  vaisseaux  de  haut  bord  :  sur  ces  gros  bàtimens,  chaque  homme 
de  la  flottille  monte  de  temps  en  temps  pour  y  travailler,  et,  cette 
fois,  l'œuvre  qu'il  produit  n'est  pas  caduque,  éphémère,  comme 
l'ouvrage  qu'il  lait  chez  lui  ;  elle  surnagera,  après  qu'il  aura  dis- 
paru, lui  et  son  esquif;  elle  est  entrée  dans  une  œuvre  commune 
et  totale  qui  se  défend  par  sa  masse  ;  sans  doute,  ce  qu'il  y  insère 
pourra  plus  tard  être  remanié  ;  mais  la  substance  en  demeure,  et 
parfois  aussi  la  forme  :  tel  précepte  de  Jésus,  tel  théorème  d'Ar- 
chimède  reste  une  acquisition  définitive,  intacte  et  clouée  en 
place  depuis  deux  mille  ans,  immortelle  dès  le  premier  jour.  — 
Par  suite,  l'individu  peut  s'intéresser  non  plus  seulement  à  sa 
barque,  mais  encore  à  un  navire,  à  tel  ou  tel  navire,  à  telle  so- 
ciété ou  communauté,  selon  ses  préférences  et  ses  aptitudes, 
selon  l'attrait,  la  proximité  et  la  commodité  d'accès,  et  voilà  un 
nouveau  ressort  d'action,  antagoniste  au  premier.  Si  fort  que  soit 
le  premier,  parfois  le  second  prévaut;  c'est  que  l'âme  est  très 
généreuse  ou  préparée  par  une  longue  discipline  spéciale  :  de  là 
tous  les  sacrifices,  la  donation  de  soi-même  à  une  œuvre  ou  à  une 
cause,  le  dévoùment  de  la  sœur  de  charité  et  du  missionnaire, 
l'abnégation  du  savant  qui  s'ensevelit  pendant  vingt  ans  dans  les 
minuties  d'une  besogne  ingrate,  l'héroïsme  de  l'explorateur  qui 
risque  sa  vie  dans  le  désert  ou  parmi  les  sauvages,  le  courage  du 
•soldat  qui  se  fait  tuer  pour  défendre  son  drapeau.  Mais  ces  cas 
sont  rares  ;  chez  le  plus  grand  nombre  des  hommes  et  dans  le  plus 
grand  nombre  de  leurs  actes,  l'intérêt  personnel  l'emporte  sur 
I  l'intérêt  commun,  et,  contre  l'instinct  égoïste,  l'instinct  social  est 
faible.  —  C'est  pourquoi  il  est  dangereux  de  l'affaiblir;  l'individu 


LA    RECONSTRUCTION    DE   LA   FRANCE   EN    1800.  723 

n'est  que  trop  tenté  de  préférer  sa  barque  au  navire;  si  l'on  veut 
qu'il  y  monte  et  qu'il  y  travaille,  il  faut  lui  fournir  des  facilités  et 
des  motifs  pour  y  monter  et  y  travailler;  à  tout  le  moins,  il  ne 
faut  [)as  lui  en  ôter.  Or  cela  dépend  de  l'État,  sorte  de  vaisseau 
amiral  et  central,  seul  armé,  qui  tient  sous  ses  canons  tous  les 
navires  subordonnés  ;  car,   quelle  que  soit  la  société,  provinciale  • 
ou  municipale,  enseignante  ou  hospitalière,  religieuse  ou  laïque, 
c'est  l'État  qui  en  fabrique  ou  en  adopte  le  statut,  bon  ou  mau- 
vais, et   qui,  par   ses    lois,   ses  tribunaux  et  ses   gendarmes,  en 
procure  l'exécution,  stricte   ou  lâche.  Partant,  sur  cet  article,  il 
est  responsable  ;  à  lui  d'agréer  ou  d'imposer  le  bon  statut,  la  forme 
sociale  la  plus  propre  à  fortifier  l'instinct  social,   à  entretenir  le 
zèle   désintéressé,  à   encourager   le  travail  volontaire  et  gratuit.. 
Bien  entendu,  selon  les  différentes  sociétés,  cette  forme  diffère  ;  ' 
la  même  constitution  ne  convient  pas  à  une  Église  et  à  une  com- 
mune, à  une  Église  protestante  et  à  une  Église  catholique,  à  une 
ville  de  100,000  âmes  et  à  un  village  de  500  habitans.  Chaque  as- 
sociation a  ses  traits  distinctifs  et  propres  qui  la  rangent  dans  son. 
espèce,  selon  son  but  spirituel  ou  temporel,  selon  son  esprit  hbé-  ■ 
rai  ou  autoritaire,  selon  ses  dimensions  petites  ou  grandes,  selon- ■ 
la  simplicité  ou  la  complication  de   ses  affaires,  selon  la  capacité 
ou  l'incapacité  de  ses  membres  :  ce  sont  là,  chez  elle,  des  carac- 
tères  efficaces  et  permanens  ;  quoi  que  fasse  le  législateur,  ils  : 
subsisteront  et  agiront;  ainsi,  que  dans  chaque  cas  il  en  tienne-.' 
compte.  —  Mais,  dans  tous  les  cas,  son  office  est  pareil;  toujours, 
quand  il  rédige  ou  contresigne  un  statut,  il  intervient  dans  le  con- 
flit prochain  de  l'instinct  social  et  de  l'instinct  égoïste  ;  toutes  les  • 
dispositions  qu'il  édicté  contribueront,  de  près  ou  de  loin,  à  l'as- 
cendant final  du  second  ou  du  premier.  Or,  il  est  l'allié  naturel  du  i 
premier;  car  le  premier  est  son  auxiliaire  indispensable;  en  toute'' 
œuvre  ou  entreprise  utile  au  public,  si  le  législateur  est  le  promo- 
teur externe,  l'instinct  social  est  le  promoteur  interne;  et,  quand  i 
le  ressort  d'en  bas  faiblit  ou  se  casse,  l'impulsion  d'en  haut  rester 
sans  effet.  C'est  pourquoi,  si  le  législateur  veut  opérer  en  fait  et 
autrement  que  sur  le  papier,  il  doit,  avant  tout  autre  objet  ou  inté- 
rêt, se  préoccuper  de  l'instinct  social,  partant  le  préserver  et  le 
ménager,  lui  trouver  sa  place  et   son  emploi,  lui  laisser  tout  son 
jeu,  tirer  de  lui  tout  le  service  dont  il  est  capable,  surtout  ne  paso 
le  détendre  et  ne  pas  le  fausser.  —  A  cet  égard,  toute  méprise  serait; 
funeste,  et  dans  tout  statut,  pour  chaque  société,  pour  chacun  de 
ces  navires  humains  qui  groupent  et   emploient  un  cortège  deu 
barques  individuelles,  deux  erreurs  sont  capitales.  D'une  part,  si, 
en  fait  et  en  pratique,  le  statut  est.  ou  devient  trop  grossièrement,. 


724  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

injuste,  si  les  droits  et  avantages  qu'il  confère  ne  sont  pas  com- 
pensés par  les  devoirs  et  obligations  qu'il  impose,  s'il  multiplie  à 
l'excès  les  corvées  pour  les  uns  et  les  sinécures. pour  les  autres,  à 
la  fin,  le  corvéable  découvre  qu'il  est  grevé  au-delà  de  son  dû  : 
dès  lors,  il  refuse  d'ajouter  lui-même  et  volontairement  à  sa 
charge.  A  d'autres,  aux  favoris  du  statut,  aux  privilégiés,  les  sur- 
charges gratuites  ;  bien  loin  de  courir  au-devant  et  d'offrir  ses 
épaules,  il  s'écarte,  se  dérobe,  s'allège  autant  qu'il  peut  ;  même  il 
regimbe  quand  il  peut,  et  rejette  violemment  son  fardeau  légal, 
tout  impôt  ou  redevance  ;  c'est  ainsi  que  l'ancien  régime  a  péri.  — 
D'autre  part,  si  le  statut  retire  aux  intéressés  la  conduite  du  na- 
vire, si,  sur  ce  bâtiment  qui  leur  appartient,  il  installe  à  demeure 
un  équipage  étranger,  seul  commandant  et  agissant,  alors  l'homme 
des  barques,  réduit  à  l'humble  condition  de  simple  administré  et 
de  contribuable  passif,  ne  se  sent  plus  chez  lui,  mais  chez  autrui; 
puisque  les  intrus  ont  toute  l'autorité,  qu'ils  prennent  toute  la 
peine;  la  manœuvre  les  regarde,  et  non  pas  lui;  il  y  assiste  en 
spectateur,  il  n'a  ni  l'envie  ni  l'idée  d'y  donner  son  coup  de  main  ; 
il  se  croise  les  bras,  demeure  oisif  et  devient  critique.  —  Contre  le 
premier  défaut,  le  nouveau  régime  est  en  garde  :  plus  de  préférés 
ni  de  disgraciés,  plus  de  faveurs  ni  de  passe-droits,  plus  d'exemp- 
tions ni  d'exclusions,  plus  de  malversations,  grattages  et  voleries, 
non-seulement  dans  l'Etat,  mais  ailleurs  et  partout,  au  départe- 
ment, à  la  commune,  dans  l'Église,  dans  les  instituts  d'éducation 
et  de  bienfaisance  :  il  excelle  à  pratiquer  la  justice  distributive.  Le 
second  défaut  est  son  vice  intime  ;  introduit  par  le  législateur  dans 
tous  les  statuts  locaux  et  spéciaux,  il  a  des  eflets  difïérens  selon 
les  sociétés  différentes  ;  mais  tous  ces  effets  convergent  pour  para- 
lyser dans  la  nation  la  meilleure  moitié  de  l'âme,  bien  pis,  pour 
dévoyer  la  volonté  et  pervertir  l'esprit  public,  pour  transformer 
les  impulsions  généreuses  en  secousses  malfaisantes,  pour  insti- 
tuer à  demeure  l'inertie,  l'ennui,  le  mécontentement,  la  discorde, 
la  faiblesse  et  la  stériUté. 

II. 

Considérons  d'abord  la  société  locale,  province,  département 
ou  commune;  depuis  dix  ans,  le  législateur  n'a  pas  cessé  de  la 
violenter  et  de  la  déformer.  A  son  endroit,  il  refuse  d'ouvrir  les 
yeux;  préoccupé  de  théories,  il  ne  veut  pas  la  reconnaître  pour  ce 
qu'elle  est  en  fait,  pour  une  société  d'espèce  distincte,  différente 
de  l'État,  ayant  son  objet  propre,  ses  limites  tracées,  ses  membres 
désignés,  son  statut  dessiné,  toute  formée  et  définie  d'avance.  — 


J 


LA  RECONSTRUCTION  DE  LA  FRANCE  EN  1800.        725 

Puisqu'elle  est  locale,  elle  est  fondée  sur  la  proximité  plus  ou 
moins  grande  des  habitations.  Ainsi,  quand  on  veut  la  comprendre, 
il  laut  observer  le  cas  où  cette  proximité  est  la  plus  grande  ;  c'est 
celui  de  quelques  maisons  dans  nos  villes  du  sud-est,  par  exemple 
à  Grenoble  et  Annecy;  parfois,  une  même  maison  y  appartient  à 
plusieurs  propriétaires  distincts,  chacun  possédant  son  étage  ou 
son  appartement  dans  un  étage,  tel  la  cave  ou  le  grenier,  chacun 
d'eux  ayant  tous  les  droits  de  propriété  sur  sa  portion,  le  droit  de 
la  louer,  de  la  vendre,  de  la  léguer,  de  l'hypothéquer,  mais  tous  en 
communauté  pour  l'entretien  du  toit  et  des  gros  murs.  —  Mani- 
festement, leur  association  n'est  pas  libre  ;  bon  gré,  mal  gré, 
chacun  en  est  membre,  car,  bon  gré,  mal  gré,  chacun  jouit 
ou  pàtit  du  bon  ou  mauvais  état  du  toit  et  des  gros  murs  :  par- 
tant, tous  doivent  fournir  leur  quote-part  dans  les  frais  indispen- 
sables; même  à  la  majorité  des  voix,  ils  ne  sauraient  s'en  dis- 
penser; un  seul  réclamant  suffirait  pour  les  y  astreindre;  ils  n'ont 
pas  le  droit  de  lui  imposer  le  danger  qu'ils  acceptent  pour  eux- 
mêmes,  ni  de  se  dérober  aux  dépenses  dont  ils  profiteront  comme 
lui.  En  conséquence,  sur  le  rapport  d'un  expert,  le  magistrat  inter- 
vient et,  bon  gré  mal  gré,  les  réparations  s'exécutent  ;  puis,  bon 
gré  mal  gré,  de  par  la  coutume  et  la  loi,  chacun  paie  sa  quote- 
part,  calculée  d'après  la  valeur  locative  de  la  portion  qui  lui  appar- 
tient. —  Mais  ses  obligations  s'arrêtent  là  ;  en  fait  comme  en  droit, 
la  communauté  est  restreinte  ;  les  associés  se  gardent  bien  de 
l'étendre,  de  poursuivre  en  même  temps  un  autre  but,  d'adjoindre 
à  leur  objet  primitif  et  naturel  un  objet  difïérent  et  supplémentaire, 
d'arranger  dans  une  salle  une  chapelle  chrétienne  pour  les  habi- 
tans  de  la  maison,  dans  une  autre  salle  une  école  primaire  pour  les- 
enfans  de  la  maison,  dans  une  dernière  salle,  un  petit  hôpital  pour 
les  malades  de  la  maison  ;  surtout,  ils  n'admettent  pas  qu'on  les- 
taxe  à  cet  elïet,  qu'on  impose  à  chacun  d'eux  un  surcroît  propor- 
tionnel de  contributions,  tant  de  centimes  additionnels  par  franc. 
Car,  si  le  propriétaire  du  rez-de-chaussée  est  Israélite,  si  le  pro- 
priétaire d'une  chambre  au  second  étage  est  célibataire,  si  le  pro- 
priétaire du  bel  appartement  au  premier  étage  est  riche  et  fait 
venir  son  médecin  chez  lui,  ils  paieront  tous  les  trois  pour  un  ser- 
vice qu'on  ne  leur  rend  point.  —  Par  la  même  raison,  leur  société 
reste  une  chose  privée,  elle  ne  fait  pas  partie  du  domaine  public  ; 
elle  n'intéresse  qu'eux;  si  l'État  lui  prête  ses  tribunaux  et  ses 
huissiers,  c'est  comme  aux  particuliers  ordinaires.  Il  troublerait 
son  jeu  et  lui  ferait  tort,  s'il  l'excluait  ou  l'exemptait  du  droit  com- 
mun, s'il  l'enrôlait  dans  les  cadres  administratifs,  s'il  entamait  son 
indépendance,  s'il  ajoutait  à  ses  fonctions  ou  à  ses  charges  :  elle 


723  BS7UE  DES  DEUX  MONDES. 

n'est  pas  sous  sa  tutelle,  obligée  de  soumettre  ses  comptes  au  pré- 
fet ;  il  ne  lui  délègue  point  de  pouvoirs  et  ne  lui  confère  aucun  droit 
de  police  ou  de  justice:  bref,  elle  n'est  ni  sa  pupille,  ni  son  agent, 
—  Tel  est  le  lien  par  lequel  la  proximité  peraianente  associe  les 
hommes  ;  on  voit  qu'il  est  d'espèce  singulière  :  ni  en  fait,  ni  en 
droit,  les  associés  ne  peuvent  s'en  affranchir  ;  par  cela  seul  qu'ils 
sont  voisins,  ils  sont  en  communauté  pour  certaines  choses  indivi- 
sibles ou  indivises,  en  communauté  involontaire  et  obligatoire.  En 
revanche,  et  par  cela  même,  je  veux  dire  par  institution  et  par  na- 
ture, leur  communauté  est  limitée,  et  limitée  de  deux  façons,  bor- 
née à  son  objet  et  bornée  à  ses  membres,  réduite  aux  choses  dont 
la  propriété  ou  la  jouissance  est  forcément  commune,  réservée  aux 
halDÏtans  qui,  par  situation  et  résidence  fixe,  ont  cette  jouissance 
ou  cette  propriété. 

III. 

De  cette  espèce  sont  toutes  les  sociétés  locales,  chacune  d'elles 
circonscrite  dans  son  territoire  et  comprise  avec  d'autres  pareilles- 
dans  une  circonscription  plus  vaste,  chacune  d'elles  ayant  deux 
budgets,  selon  qu'elle  est  un  corps  distinct  ou  un  membre  d'un 
corps  plus  grand,  chacune  d'elles,  depuis  la  commune  jusqu'au 
département  ou  jusqu'à  la  province,  instituée  par  des  intérêts 
involontairement  solidaires.  —  H  y  a  deux  de  ces  intérêts  princi- 
paux qui,  comme  dans  la  maison  d'Annecy,  échappent  à  l'arbitraire 
humain,  commandent  l'action  commune  et  répartissent  la  dépense 
totale,  parce  que,  comme  dans  la  maison  d'Annecy,  ils  sont  les 
suites  inévitables  de  la  proximité  physique.  —  C'est  d'abord  le  soin 
de  la  voie  publique,  par  terre  et  par  eau,  rivières  navigables,  ca- 
naux, chemins  de  halage,  ponts,  rues,  places,  routes  de  moyenne  ou 
petite  communication,  avec  les  perfectionnemens  plus  ou  moins 
facultatifs  et  graduels  que  la. voie  publique  commande  ou  demande, 
alignemens,  trottoirs,  pavage,  balayage,  éclairage,  écoulement  des 
eaux,  égouts,  dragages,  écluses,  aplanissemens,  percemens  et 
autres  travaux  d'art,  pour  établir  ou  accroître  la  sûreté  et  la  corn-- 
modité  de  la  circulation,  la  facilité  et  la  célérité  des  transports.  — 
C'est  ensuite  la  défense  contre  les  fléaux  qui  se  propagent,  incen- 
dies, inondations,  contagions,  épidémies,  avec  les  précautions  plus 
ou  moins  facultatives  et  lointaines  que  cette  défense  exige  ou  con- 
seille, veilleurs  de  nuit  en  Russie,  digues  en  Hollande,  levées  de 
terre  dans  la  vallée  de  la  Loire  ou  du  Pô,  emplacemens  et  règle- 
mens  pour  les  sépultures,  propreté  des  rues,  assainissement  des 
quartiers  privés  de  soleil  et  d'air,  drainage  des  eaux  sales,  captage 


LA  RECONSTRUCTION  DE  LA  FRANGE  EN  ISOO,        727 

'et  conduite  de  l'eau  potable,  désinfection  des  lieux  contaminés  et 
autres  soins  d'hygiène  répressive  ou  préventive  contre  l'insalubrité 
-qui  naît  du  voisinage  ou  du  contact. 

Il  s'agit  de  pourvoir  à  cela,  et  l'entreprise,  sinon  tout  entière  et 
dans  ses  développemens,  du  moins  en  elle-même  et  dans  ce  qu'elle 
a  de  nécessaire,  s'impose  collectivement  à  tous  les  habitans  de  la 
circonscription,  à  tous,  depuis  le  premier  jusqu'au  deri)ier.  Car, 
faute  de  voie  publique,  aucun  d'eux  ne  peut  faire  sa  besogne  quo- 
tidienne, circuler  ou  même  sortir  de  chez  soi;  les  transports  ces- 
sent et  le  commerce  est  suspendu;  par  suite,  les  métiers  et  les 
professions  chôment,  l'industrie  s'arrête,  l'agriculture  devient  im- 
praticable ou  infructueuse;  les  champs  ne  sont  plus  desservis,  les 
provisions,  les  vivres,  y  compris  le  pain  (1),  tout  manque,  et  les 
habitations  deviennent  inhabitables,  plus  inhabitables  que  n'est  la 
maison  d'Annecy,  quand  le  toit  crevé  y  laisse  entrer  la  pluie. — 
D'autre  part,  faute  de  défense  contre  les  fléaux,  les  fléaux  se  don- 
nent carrière  :  demain,  une  marée  d'équinoxe  submergera  toute  la 
côte  plate,  le  fleuve  débordé  ira  dévaster  au  loin  les  campagnes, 
l'incendie  gagnera  de  proche  en  proche,  la  petite  vérole  et  le  cho- 
léra se  communiqueront,  et  les  vies  seront  en  péril  (2),  en  péril 
plus  grave  que  dans  la  maison  d'Annecy,  lorsque  les  gros  murs 
menacent  de  s'eflbndrer.  —  Sans  doute,  je  puis  accepter  pour  moi- 
même  cette  condition  misérable,  m'y  résigner,  consentir,  pour  mon 
propre  compte,  à  me  claquemurer  dans  mon  logis,  à  y  jeûner,  à 
courir  la  chance  plus  ou  moins  prochaine  d'être  noyé,  iricendié, 
empoisonné  ;  mais  je  n'ai  pas  le  droit  d'y  condamner  autrui,  ni  de 

(1)  Rocqiiain,  l'Etat  de  la  France  au  18  Brumaire  (rapport  de  Fourcroy),  p.  138, 
166)  :  «  Une  quantité  de  blô  valant  IS  francs  à  Nantes  coûte  une  égale  somme  pour 

'être  transportée  à  BTcst.  J';:i  vu  des  roulicrs,  ne  pouvant  marcher  que  par  caravar.es 
de  sept  ou  huit,  ayar;t  chacun  de  six  à  huit  forts  chevaux  attelés  à  leurs  voiture=, 
aller  les  uns  après  les  autres,  se  prêtant  alternativement  leurs  chevaux  pour  sortir  des 
ornières  où  leurs  roues  sont  engagées...  Dans  Leaucoup  d'endroits,  j'ai  vu  avec  dou- 
leur les  charrettes  et  les  voitures  quittant  la  grande  route  et  traversant,  dans  dos 
espaces  de  100  à  200  mètres,  les  terres  labourées,  où  chacun  se  fraie  un  chemin... 
Les  rouliers  ne  font  quelquefois  que  trois  ou  quatre  lieuos  entre  deux  soleils.  »  — 
Par  suite,  disette  à  Brest.  «  On  assure  qu'on  y  est  depuis  longtemps  à  demi-ration  et 
peut-être  au  quart  de  ration.  —  Cependant,  il  y  a  maintenant  en  rivière,  à  Nantes, 
quatre  cents  à  cinq  cents  vaisseaux  chargés  de  grains  ;  ils  y  sont  depuis  plusieurs 
mois  et  leur  nombre  augmente  tous  les  jours;  les  matières  qu'ils  renferment  se  dété- 
riorent et  s'avarient.  » 

(2)  Ib.,  préface  et  résumé,  p.  41  (sur  les  digues  et  ouvrages  de  défense  contre  l'inori 
dation  à  Dol  en  Bretagne,  à  Fréjus,  dans  la  Camargue,  dans  le  Bas-Rhin,  le  Nord,  le 
Pas-de-Calais,  à  Ostende  et  Blankenberg,  à  Rochefort,  à  la  Rochelle,  etc.).  —  A  Blan- 
kenberg,  il  suffisait  d'un  fort  coup  de  vent  pour  emporter  la  digue,  dégrader  et  ouvrir 
entrée  à  la  mer.  «  La  crainte  d'un  sinistre,  qui  eut  ruiné  en  grande  partie  les  dépar- 
temcns  de  la  Lys  et  de  l'Escaut,  tenait  les  habitans. dans  des  transes  continuelles.  » 


728  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

me  refuser  pour  ma  part  à  une  dépense  dont  je  bénéficierai  pour 
ma  part.  —  Quant  à  ma  part  dans  la  dépense,  elle  est  d'avance 
fixée,  et  fixée  par  ma  part  dans  les  bénéfices  :  Qui  î-eçoit  doit,  et 
en  proportion  de  ce  qu'il  reçoit;  tel  est  l'échange  équitable;  sans 
lui,  aucune  société  n'est  prospère  et  saine  ;  il  faut  que,  pour 
chaque  membre,  les  charges  compensent  exactement  les  avantages, 
et  que  les  deux  plateaux  de  la  balance  se  lassent  contre-poids. 
Dans  la  société  locale,  les  soins  que  l'on  donne  à  la  voie  publique 
€t  les  précautions  que  l'on  prend  contre  les  fléaux  naturels  ont 
deux  effets  utiles,  l'un  qui  améliore  surtout  la  condition  des  per- 
sonnes, l'autre  qui  améliore  surtout  la  condition  des  choses.  Le 
premier  est  égal  et  le  même  pour  tous  ;  autant  que  le  riche,  le 
pauvre  a  besoin  d'aller,  de  venir,  de  vaquer  à  ses  affaires  ;  il  use 
autant  de  la  rue,  du  pavé,  des  trottoirs,  des  ponts,  des  chaussées, 
de  la  fontaine;  il  jouit  autant  du  balayage,  de  l'éclairage  et  des 
jardins  publics.  On  peut  même  affirmer  qu'à  certains  égards  il  en 
profite  davantage  ;  car  il  souffre  plus  \ite  et  plus  à  fond  quand  la 
dégradation  des  chemins  suspend  les  transports,  arrête  le  travail 
et  renchérit  les  vivres;  il  offre  plus  de  prise  à  la  contagion,  aux 
épidémies,  à  tous  les  fléaux  physiques  ;  en  cas  d'incendie,  les 
risques  de  l'ouvrier  dans  son  grenier,  au  sommet  d'un  escalier 
étroit  et  raide,  sont  plus  grands  que  ceux  du  propriétaire  opulent 
au  premier  étage,  dans  un  hôtel  muni  de  larges  escaliers;  en  cas 
d'inondation,  le  danger  est  plus  subitement  mortel  pour  le  petit 
villageois,  dans  sa  chaumière  fragile,  que  pour  le  gros  cultivateur, 
dans  ses  bâtisses  massives.  Ainsi,  de  ce  chef,  le  pauvre  doit  autant 
que  le  riche  ;  du  moins,  le  riche  ne  doit  pas  plus  que  le  pauvre;  si, 
chaque  année,  le  pauvre  ne  peut  payer  qu'un  franc,  le  riche,  chaque 
année,  ne  doit  payer  que  vingt  sous.  —  Au  contraire,  le  second 
avantage  n'est  pas  égal  pour  tous,  mais  plus  ou  moins  grand  pour 
chacun,  selon  sa  dépense  sur  place,  selon  ses  bénéfices  industriels 
ou  commerciaux  et  selon  son  revenu  local.  En  effet,  plus  la  voie 
publique  est  parfaite,  plus  les  nécessités  et  les  commodités  de  la 
vie,  toutes  les  choses  agréables  ou  utiles,  même  distantes  et  loin- 
taines, sont  à  ma  portée  et  à  ma  disposition,  sous  ma  main;  j'en 
jouis  effectivement,  et  ma  jouissance  a  pour  mesure  l'importance 
de  mes  achats,  mes  consommations  en  tout  genre,  bref  ma  dé- 
pense à  domicile  (1).  Si  je  suis,  en  outre,  industriel  ou  commer- 
,çant,  l'état  de  la  voie  publique  me  touche  encore  de  plus  près;  car 

(1)  De  là  les  centimes  additionnels  à  l'impôt  des  portes  et  fenêtres,  dont  le  nombre 
indique  à  peu  près  le  chiffre  du  loyer.  De  là  aussi  ces  centimes  additionnels  à  l'impôt 
mobilier,  qui  est  proportionnel  au  chiffre  du  loyer,  le  chififre  du  loyer  étant  considéré 
comme  l'indice  le  plus  exact  de  la  dépense  sur  place. 


LA    RECONSTRUCTION    DE   LA   FRANCE   EN    1800.  729 

de  cet  état  dépendent  mes  transports,  plus  ou  moins  dispendieux, 
difficiles  et  lents,  par  suite  l'arrivée  de  mes  matières  ouvrables  et 
l'écoulement  de  mes  produits  ouvrés,  l'expédition  des  marchan- 
dises que  j'achète  comme  l'expédition  des  marchandises  que  je 
vends,  et  cet  intérêt  particulier,  si  direct,  si  vif,  a  pour  me- 
sure le  chiffre  annuel  de  mes  affaires,  plus  exactement  le  cliiffre 
probable  de  mes  bénéfices  (l).  Si  enfin  je  possède  un  immeuble, 
terre  ou  maison,  sa  valeur  locative  croît  ou  décroît  avec  la  salu- 
brité et  la  commodité  du  quartier,  avec  les  facilités  de  culture, 
d'exploitation  et  de  desserte,  avec  le  nombre  des  débouchés,  avec 
l'efficacité  de  la  défense  instituée  contre  l'inondation  et  l'incendie, 
partant  avec  l'amélioration  de  la  voie  publique  et  de  Tœuvre  col- 
lective qui  protège  le  sol  et  les  bâtisses  contre  les  fléaux  natu- 
rels ('2).  Ainsi,  de  ce  chef,  l'habitant  qui  reçoit  ces  services  doit 
une  seconde  contribution,  une  contribution  plus  ou  moins  forte, 
selon  les  profits  plus  ou  moins  grands  qu'il  perçoit. 

IV. 

Telle  est  la  société  locale,  avec  ou  sans  la  permission  du  législa- 
teur, en  elle-même,  et  l'on  voit  qu'elle  est  un  syndicut  privé,  ana- 
logue à  beaucoup  d'autres  (3).  Communal  ou  départemental,  il  ne 
concerne,  n'associe  et  ne  dessert  que  les  habitans  d'une  circon- 
scription :  son  succès  ou  son  insuccès  n'intéresse  pas  la  nation, 
sinon  indirectement  et  par  un  contre-coup  lointain,  analogue  à 
cette  faible  atteinte  par  laquelle  la  santé  ou  la  maladie  d'un  Fran- 


(1)  De  là  les  centimes  communaux  additionnels  à  l'impôt  des  patentes. 

(2)  De  là  les  centimes  additionnels  à  l'impôt  foncier. 

(3)  Des  syndicats  de  cette  espèce  sont  institués  par  la  loi  du  25  juin  1865  «  entre  les 
propriétaires  intéressés,  pour  IcACCution  et  l'entretien  des  travaux  :  \°  de  défense 
contre  la  mer,  les  fleuves,  les  torrens  et  les  rivières  navigables  ou  non  navigables; 
2"  des  ouvrages  d'approfondissement,  redressement  et  rc3;u]arisation  de  canaux  et 
cours  d'eau  non  navigables  ni  tlottables  et  des  canaux  de  dessèchement  et  d'irrigation; 
3°  des  travaux  de  dessèchement  des  marais;  4°  des  étiers  et  ouvrages  nécessaires  à 
l'exploitation  des  marais  salans  ;  5"  d'assainissement  des  terres  humides  et  insa- 
lubres. »  —  «  Les  propriétaires  intéressés  à  l'exécution  des  travaux  spécifiés  ci-dessus 
peuvent  être  réunis  en  association  syndicale  autorisée,  soit  sur  la  demande  d'un  ou  de 
plusieurs  d'entre  eux,  soit  sur  l'initiative  du  préfet.  »  —  (Au  lieu  à'autonsée,  il  faut 
lire  forcée,  et  l'on  voit  que  l'association  peut  être  imposée  à  tous  les  intéressés  sur  la 
demande  d'un  seul,  ou  même  sans  la  demande  d'aucun.)  —  Comme  la  maison  d'An- 
necy, ces  syndicats  nous  font  toucher  au  doigt  l'essence  de  la  société  locale.  —  Cf.  la 
loi  du  26  septembre  1807  (sur  le  dessèchement  des  marais)  et  la  loi  du  21  avril  1810 
(sur  les  mines  et  les  deux  propriétaires  de  la  mine,  celui  du  terrain  superficiel  et  celui 
du  tréfonds  minier,  tous  les  deux  associés  aussi  et  non  moins  forcément  par  une  so- 
lidarité physique). 


730  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

çais  profite  ou  nuit  à  l'ensemble  de  tous  les  Français.  Directement 
et  pleinement,  ce  qui  touche  une  société  locale  n'.est  senti  que  par 
elle,  comme  ce  qui  touche  un  particulier  n'est  senti  que  par  lui; 
elle  est  close  et  s'appartient  dans  son  enceinte  physique,   comme 
il  s'appartient  dans  la  sienne;  elle  est  donc,  comme  lui,  un  indi- 
vidu, un  individu  moins  simple,  mais  non  moins  réel,  un  composé 
humain  doué   de  raison  et  de  volonté,  responsable  de  ses  actes, 
capable  d'avoir  des  torts  et  de  subir  des  torts,  bref  une  jjersonne 
morale.  De  fait,  elle  est  telle,  et,  par  la  déclaration  expresse  du . 
législateur  qui  la  constitue  en  personne  civile,  capable  de  possé- 
der, d'acquérir,  de  contracter,  de  comparaître  devant  les  tribu- 
naux :  aux  quatre-"\dngt-six  départemens  et    aux  trente-six  mille 
communes,  il  confère  ainsi  toutes  les  capacités  et  obhgations  légales 
d'un  particulier  ordinaire.  Par  conséquent,  à  leur  endroit,  à  l'en- 
droit de  toutes  les  personnes  collectives,  l'État  est  ce  qu'il  est  à 
l'endroit  d'un  particulier  ordinaire,  ni  plus  ni  moins  ;  son  titre 
pour  intervenir  auprès  d'elles  n'est  pas  différent.  Étant  justicier,  il 
leur  doit  la  justice,  comme  aux  particuliers,  rien  de  moins  ni  de 
plus;  seulement,  pour  la  leur  rendre,  il  a  plus  à  faire;  car  elles 
sont  composées  et  complexes;  en  vertu  même  de  son  mandat,  il  est 
tenu  d'entrer  chez  elles  pour  y  remplir  son  emploi,  pour  y  instituer 
la  probité  et  arrêter  le  désordre,  pour  y  protéger,  non-seulement 
les  administrés  contre  les  administrateurs,  et  les  administrateurs 
contre  les  administrés,  mais  encore  lacomm.unauté,qui  est  perpé- 
tuelle, contre   ses  gérans,  qui   sont  temporaires,  pour  assigner  à 
chaque  membre  sa  quote-part  dans  les  obligations  ou  les  charges 
et  sa  quote-part  dans  l'influence  ou  l'autorité,  pour  régler  la  façon 
dont  la  société  devra  se  défrayer  et  se  régir,  pour  choisir  et  auto- 
riser le  statut  équitable,  pour  en  surveiller  et  en  imposer  l'exécu- 
tion, c'est-à-dire  en  somme  pour  maintenir  à  chacun  son  di'oit  et 
faire  payer  par  chacun  son  dû.  —  Gela  est  difficile  et  délicat;  mais, 
cela  fait,  la  personne  collective  est,  autant  qu'une  personne  indi- 
viduelle, complète  et  définie,  indépendante  et  distincte  de  l'État; 
au  même  titre  que  la  personne  individuelle,  elle  a  son  cercle  propre 
d'initiative  et  d'action,  son  domaine  à  part,  qui  est  sa  chose  privée. 
De  son  côté,  l'État  a  le  sien,  qui  est  la  chose  pubhque  ;  ainsi,  par 
nature,    les   deux  cercles   sont  séparés;  il  ne  faut  donc  pas  que 
l'un  des  deux  ronge  et  empiète  sur  l'autre.  —  Sans  doute,  les  so- 
ciétés locales  et  l'État  peuvent  s'entr'aider,  se  prêter  leurs  agens, 
éviter  ainsi  les  doubles  emplois,  réduire  leur  personnel,  diminuer 
leurs  dépenses,  et,  par  cet  échange  de  bons  offices  secondaires, 
laire  mieux  et  plus  économiquement  leur  service.  Par  exemple,  la 
commune  et  le  département  peuvent  laisser  à  l'État  le  soin  de  re- 


LA   RECONSTRUCTION    DE   LA   FRANCE   EN    1800.  731 

oeuvrer  et  d'encaisser  leurs  centimes  additionnels,  lui  emprunter  à 
cet  elïct  ses  percepteurs  et  autres  comptables,  et  toucher  ainsi 
leurs  revenus  sans  dilliculté,  au  jour  dit,  presque  gratis.  Pareille- 
ment, l'État  a  grandement  raison  de  confier  au  conseil  du  départe- 
ment le  soin  de  répartir  les  impôts  directs  entre  les  arrondisse- 
mens,  et  au  conseil  d'arrondissement  le  soin  de  répartir  les  impôts 
directs  entre  les  communes  :  de  cette  façon,  il  s'épargne  un  grand 
embarras,  et  il  n'y  a  pas  de  procédé  plus  efficace  pour  établir  la 
répartition  équitable;  pareillement  encore,  il  fait  très  bien  de  choi- 
sir le  maire  plutôt  que  tout  autre  pour  exécuter  les  petites  besognes 
publiques  que  nul  autre  ne  peut  faire  aussi  vite  et  aussi  correcte- 
ment, avec  aussi  peu  de  dérangement,  de  frais  et  d'erreurs,  consta- 
tations légales,  tenue  de  l'état  civil,  affichage  des  lois  et  règlemens, 
transmission  aux  intéressés  des  ordres  de  l'autorité  publique,  trans- 
mission à  l'autorité  publique  des  renseignemens  locaux  dont  elle  a 
besoin,  confection  et  revision  de  la  Uste  des  électeurs  et  de  la  liste 
des  conscrits,  coopération  aux  mesures  de  sûreté  générale.  Des 
collaborations  du  même  genre  sont  imposées  au  capitaine  d'un  na- 
vire marchand,  aux  administrateurs  d'un  chemin  de  fer,  au  direc- 
teur d'un  hôtel  garni  ou  même  d'une  usine,  et  cela  n'empêche 
pas  la  compagnie  qui  exploite  le  navire,  le  chemin  de  fer,  l'hôtel 
garni  ou  l'usine  d'avoir  la  pleine  propriété  et  la  libre  disposition 
de  son  capital,  de  tenir  des  assemblées,  de  voter  des  résolutions, 
d'élire  des  administrateurs,  de  nommer  son  gérant,  de  gouverner 
ses  affaires,  de  garder  intacte  cette  précieuse  faculté  de  posséder, 
de  vouloir,  et  d'agir,  qu'on  ne  peut  perdre  ou  aliéner  sans  cesser 
d'être  une  personne.  Rester  une  personne,  tel  est  le  premier  intérêt 
et  le  premier  droit  de  toutes  les  personnes,  individuelles  ou  collec- 
tives, partant,  des  sociétés  locales  et  de  l'État  lui-même;  il  doit 
prendre  garde  d'abdiquer  et  prendre  garde  d'usurper.  —  Il  abdique 
entre  les  mains  des  sociétés  locales  quand,  par  optimisme  ou  fai- 
blesse, il  leur  livre  une  portion  du  domaine  pubUc,  quand  il  les 
charge  de  recouvrer  ses  impôts,  de  nommer  les  juges  et  les  com- 
missaires de  police,  d'employer  la  force  armée,  quand  il  leur  dé- 
lègue chez  elles  des  fonctions  qu'il  doit  lui-même  exercer  chez  elles, 
parce  qu'il  en  est  l'entrepreneur  spécial  et  responsable,  seul  bien 
placé,  compétent,  outillé  et  qualifié  pour  les  remplir.  En  revanche, 
il  usurpe  au  préjudice  des  sociétés  locales,  quand  il  s'attribue  une 
portion  de  leur  domaine  privé,  quand  il  confisque  leurs  biens,  quand 
il  dispose  arbitrairement  de  leurs  capitaux  ou  de  leurs  revenus, 
quand  il  leur  impose  des  dépenses  excessives  pour  le  culte,  la  cha- 
rité, l'éducation,  pour  tout  service  qui  est  l'œuvre  propre  d'une 
société  différente,  quand  il  refuse  de  distinguer  dans  le  maire  le 


732  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

représentant  de  la  commune  et  le  fonctionnaire  public,  quand  il 
subordonne  le  premier  de  ces  deux  titres  au  second,  quand  il  s'ar- 
roge le  droit  de  donner  ou  d'ôter,avec  le  second  qui  lui  appartient, 
le  premier  qui  ne  lui  appartient  pas,  quand,  en  pratique  et  sous 
sa  main,  la  commune  et  le  département  cessent  d'être  des  compa- 
gnies privées,  pour  devenir  des  compartimens  administratifs.  — 
Selon  les  occasions  et  les  tentations,  il  glisse  sur  une  pente  ou 
sur  l'autre,  tantôt  vers  le  renoncement  qui  fait  de  lui  un  démission- 
naire, tantôt  vers  l'ingérence  qui  fait  de  lui  un  intrus. 

V. 

Depuis  1789,  à  travers  des  retours  et  des  accès  intermittens  de 
despotisme  brutal,  il  était  démissionnaire.  Sous  sa  souveraineté 
presque  nominale,  il  y  avait  en  France  quarante-quatre  mille  petits 
états  presque  souverains  en  droit,  et,  le  plus  souvent,  souverains 
en  fait  (1).  Non-seulement  la  communauté  locale  gérait  ses  affaires 
privées,  mais  encore,  dans  sa  circonscription,  chacune  d'elles  exer- 
çait les  plus  hautes  fonctions  publiques,  disposait  de  la  garde 
nationale,  de  la  gendarmerie  et  même  de  la  troupe,  nommait  les 
juges  au  civil  et  au  criminel,  les  commissaires  de  police  (2),  les 
percepteurs  et  receveurs  de  l'impôt;  bref,  l'État  central  lui  avait 
remis  ou  laissé  prendre  les  pouvoirs  dont  il  ne  doit  jamais  se  des- 
saisir, les  instrumens  terminaux  par  lesquels  seuls  il  opère  efîec- 
tivement  et  sur  place,  son  épée  pour  la  manier,  sa  balance  pour 
la  tenir,  sa  bourse  pour  la  remplir,  et  l'on  a  vu  avec  quel  dom- 
mage pour  les  particuliers,  pour  les  communes,  pour  lui-même, 
avec  quel  lamentable  cortège  de  conséquences  désastreuses  :  anar- 
chie universelle,  persistante,  incurable,  impuissance  du  gouverne- 
ment, "\dolation  des  lois,  anéantissement  des  recettes,  vide  du  tré- 
sor, arbitraire  des  forts,  oppression  des  faibles,  émeutes  dans  la 
rue,  brigandage  dans  les  campagnes,  dilapidations  et  concussions 
aux  hôtels  de  ville,  usurpations  ou  abdications  municipales,  ruine 

(1)  La  Révolution,  t.  i"',  passhn. 

(2)  Il  faut  distinguer  deux  sortes  de  police.  La  première  est  générale  et  appartient 
à  l'État  :  elle  entreprend  de  réprimer  et  de  prévenir,  au  dehors  et  au  dedans,  l'agres- 
sion contre  les  personnes  et  les  propriétés  privées  ou  publiques.  La  seconde  est  muni- 
cipale et  appartient  à  la  société  locale  :  elle  entreprend  de  pourvoir  au  bon  usage  de 
la  voie  publique  et  des  autres  choses  qui,  comme  l'eau,  l'air,  la  lumière  sont  com- 
munes; elle  entreprend  aussi  de  parer  aux  inconvéniens  et  aux  dangers  que  l'impru- 
dence, l'incurie,  la  saleté  ou  même  la  simple  agglomération  des  hommes  ne  manque 
jamais  d'engendrer.  —  Les  domaines  de  ces  deux  polices  sont  contigus  et  se  pénètrent, 
en  plusieurs  points,  l'un  l'autre;  c'est  pourquoi  chacune  des  deux  est  l'auxiliaire  et, 
au  besoin,  la  suppléante  de  l'autre. 


LA    RECONSTRUCTION    DE   LA.   FRANCE   EN    1800.  733 

de  la  voie  publique  et  de  toutes  les  œuvres  et  bâtisses  d'utilité  pu- 
blique (1),  ruine  et  détresse  des  communes.  —  Par  contraste  et 
par  dégoût,  c'est  de  l'autre  côté,  jusqu'à  l'autre  extrême,  que  le 
nouveau  régime  se  rejette,  et,  de  démissionnaire  qu'il  était,  l'État 
central,  en  1800,  devient  intrus.  Non-seulement  il  reprend  aux 
sociétés  locales  la  portion  du  domaine  public  qu'il  leur  avait  im- 
prudemment concédée,  mais  encore  il  met  la  main  sur  leur  do- 
maine privé,  il  se  les  rattache  en  qualité  d'appendices,  et  son  usur- 
pation systématique,  uniforme,  consommée  d'un  seul  coup,  étendue 
sur  tout  le  territoire,  les  replonge  toutes,  communes  et  départe- 
mens,  jusque  dans  un  néant  où,  sous  l'ancienne  monarchie,  elles 
n'étaient  jamais  descendues. 

Avant  1789,  il  y  av^ait  encore  des  personnes  collectives,  provin- 
ciales et  communales.  D'une  part,  cinq  ou  six  grands  corps  locaux, 
représentés  par  des  Assemblées  élues,  bien  vivans  et  spontané- 
ment actifs,  entre  autres  le  Languedoc  et  la  Bretagne,  se  dé- 
frayaient et  se  régissaient  encore  eux-mêmes  ;  les  autres  provinces, 
que  le  pouvoir  central  avait  réduites  en  circonscriptions  adminis- 
tratives, gardaient  au  moins  leur  cohésion  historique,  leur  nom 
immémorial,  le  regret  ou  du  moins  le  souvenir  de  leur  ancienne 
autonomie,  et  çà  et  là  quelques  vestiges  ou  lambeaux  de  leur  indé- 
pendance détruite;  bien  mieux,  dans  ces  vieux  corps  paralysés, 
mais  non  mutilés,  la  vie  venait  de  rentrer,  et  leur  organisme  re- 
nouvelé faisait  efïort  pour  pousser  le  sang  dans  leurs  veines;  sur 
tout  le  territoire,  vingt  et  une  assemblées  provinciales,  instituées 
de  1778  à  1787  et  pourvues  de  pouvoirs  considérables,  entrepre- 
naient, chacune  chez  elle,  de  gérer  les  intérêts  provinciaux.  —  A  la 
commune  urbaine  ou  rurale,  l'intérêt  communal  avait  aussi  ses 
représentans.  Dans  les  villes,  une  assemblée  délibérante,  compo- 
sée des  principaux  notables  et  de  délégués  élus  par  toutes  les 
corporations  et  communautés  de  l'endroit,  formait  un  conseil  mu- 
nicipal intermittent  comme  aujourd'hui,  mais  bien  plus  ample, 
qui  votait  et  prenait  des  résolutions  dans  les  occasions  majeures  ; 
à  sa  tête  était  un  gérant  collectif,  «  le  corps  de  ville  »,  qui  com- 
prenait les  divers  officiers  municipaux,  maire,  lieutenant  du  maire, 
échevins,  procureur  syndic,  trésorier,  greffier  {'!),  tantôt  élus  par 

(1)  Rocquain,  VÉtat  de  la  France  au  18  Brumaire,  passim. 

(2)  Raynouard,  Histoire  du  droit  municipal,  ii,  356,  et  Dareste,  Histoire  de  l'admi- 
nistration en  France,  i,  209,  222.  (Création  de  charges  de  maire  et  assesseurs  munici- 
paux par  le  roi  en  1692,  moyennant  finance.)  «  Ces  offices  furent  tantôt  acquis  par 
des  particuliers,  avec  titre  héréditaire,  tantôt  réunis  aux  communautés,  c'est-à-dire 
rachetés  par  elles,  a  ce  qui  les  remettait  en  possession  de  leur  droit  d'élire.  —  A  plu- 
sieurs reprises,  le  roi  reprend  ces  offices  qu'il  a  vendus  et  les  revend  de  nouveau. 


734  REVUE   DES   DEDX   MONDES. 

l'assemblée  délibérante,  tantôt  acquéreurs,  héritiers  et  proprié- 
taires légaux  de  leur  office,  comme  un  notaire  ou  un  avoué  l'est 
aujourd'hui  de  son  étude,  abrités  contre  les  caprices  administratifs 
par  la  quittance  du  roi,  et,  moyennant  finance,  titulaires  dans  leur 
ville  comme  un  parlementaire  dans  son  parlement,  par  suite  im- 
plantés ou  grelïés  à  perpétuité  dans  la  commune  comme  un  parle- 
mentaire dans  sa  compagnie,  et,  comme  lui,  défenseurs  de  l'intérêt 
local  contre  le  pouvoir  central.  —  Au  village,  les  chefs  de  famille, 
assemblés  sur  la  place  publique,  délibéraient  en  commun  sur  leurs 
afïaires  communes,  nommaient  le  syndic  et  aussi  les   collecteurs 
de  la  taille,  députaient  à  l'intendant;  d'eux-mêmes,  et  sauf  son 
approbation,  ils  se  taxaient  pour  entretenir  l'école,  pour  réparer 
l'église  ou  la  fontaine,  pour  intenter  ou  soutenir  un  procès.  — 
Tous  ces  restes  de  l'ancienne  initiative  provinciale  et  communale, 
respectés  ou  tolérés  par  la  centralisation  monarchique,  sont  écrasés 
et  anéantis  ;  dès  les  premiers  mois,   la  main  du  Premier  consul 
s'abat  sur  les  sociétés  locales  comme  une  grifle  ;  même  il  semble 
qu'aux  yeux  du  nouveau  législateur  elles  n'existent  pas;  pour  lui, 
point  de  personnes  locales;  la  commune  et  le  déparlement  ne  sont 
à  ses  yeux  que  des  circonscriptions  territoriales,  des  portions  phy- 
siques du  domaine  public,  des  ateliers  de  province  où  l'État  cen- 
tral transporte  et  applique  S3S  outils,  pour  travailler  efficacement 
et  sur  place.  Ici,  comme  ailleurs,  il  se  charge  de  toute  la  besogne; 
s'il  y  emploie  les  intéressés,  ce  ne  sera  qu'à  titre  d'auxiliaires,  de 
loin  en  loin,  pendant  quelques  jours,  pour  opérer  avec  plus  de 
discernement  et  d'économie,  pour  recevoir  des  doléances  et  des 
vœux,  pour  être  mieux  informé,  pour  mieux  répartir  les  charges  ; 
mais,  sauf  cette  petite  aide  intermittente  et  subordonnée,  les  mem- 
bres de  la  société  locale  resteront  passifs  dans  la  société  locale  ;  ils 
paieront  et  obéiront,  rien  de  plus.  Leur  société  ne  s'appartient 
plus,  elle  appartient  au  gouvernement;  elle  a  pour  chefs  des  fonc- 
tionnaires qui  dépendent  de  lui  et  ne  dépendent  pas  d'elle;  elle 
ne  confère  plus  de  mandat;  tous  ses  mandataires  légaux,  tous  ses 

En  1771,  notamment,  il  les  repi'cnd  et,  ce  semble,  pour  les  garder  définitivement;  mais 
il  se  réserve  toujours  la  faculté  de  les  aliéner  pour  de  l'argent.  Par  exemple  (Augustin 
Thierry,  Documens  sur  Phistoire  du  tiers  état,  ni,  319),  un  arrêt  du  conseil  du  roi, 
en  date  du  l"^""  octobre  1772,  accepte  de  la  ville  d'Amiens  70,000  livres  pour  le  rachat 
de  ses  magistratures  mises  en  office,  et  définit  ces  magistratures,  ainsi  que  le  mode 
d'élection  d'après  lequel  seront  nommés  les  futurs  titulaires.  —  La  Provence  a  plu- 
sieurs fois  racheté  de  la  même  façon  ses  libertés  municipales,  et,  depuis  cent  aiis, 
dépensé  à  cela  l^, 500, 000  livres.  En  1772,  le  roi  y  établit  encore  une  fois  la  vér-alité 
des  offices  municipaux;  mais,  sur  les  remontrances  du  Parlement  d'Aix,  en  1774,  il 
rend  aux  communautés  leurs  di-oits  et  franchises  anciennes.  —  Cf.  Guyot,  Répertoire 
de  jurisprudence  (1784),  aux  articles  Échevins,  Capitouls,  Conseillers. 


LA.  RECONSTRUCTION  DE  LA  FRANGE  EN  1800.        735 

représentans  et  gérans,  conseillers  municipaux  ou  généraux, 
maires,  sous-préfets  ou  préfets,  lui  sont  imposés  d'en  haut,  par 
une  main  étrangère,  et,  bon  gré  mal  gré,  au  lieu  de  les  choisir,  elle 
les  subit. 

VI. 

Au  commencement,  on  a  tâché  de  mettre  en  pratique  le  principe 
constitutionnel  que  Sieyès  avait  posé  :  à  l'avenir,  selon  la  formule 
admise,  le  pouvoir  devait  venir  d'en  haut,  et  la  confiance  d'en 
bas.  A  cet  eftet,  en  l'an  ix,  les  citoyens  assemblés  ont  désigné  un 
dixième  d'entre  eux,  environ  500,000  notables  communaux,  et 
ceux-ci,  assembles  de  même,  ont  aussi  désigné  un  dixième  d'entre 
eux,  environ  50,000  notables  départementaux;  sur  la  première 
liste,  le  gouvernement  a  choisi  les  conseillers  municipaux  de 
chaque  commune,  et,  sur  la  seconde  liste,  les  conseillers  gé- 
néraux de  chaque  département.  —  Mais  la  machine  est  bien 
lourde ,  difficile  à  mettre  en  branle ,  encore  plus  difficile  à 
manier ,  et  de  rendement  trop  incertain.  Selon  le  Premier 
Consul,  il  n'y  a  là  qu'un  système  absurde,  «  un  enfantillage,  de 
l'idéologie  ;  ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  organise  une  grande  na- 
tion (1).  »  Au  fond  (2),  <i  il  ne  veut  pas  de  notables  reconnus  par 
la  nation...  Dans  son  système,  c'est  à  lui  à  indiquer  les  notables  à 
la  nation  et  à  les  marquer  du  sceau  du  chef  de  l'État  ;  ce  n'est  pas 
à  la  nation  à  les  présenter  au  chef  de  l'Etat  en^  les  marquant  du 
sceau  national.  »  En  conséquence,  au  bout  d'un  an,  par  l'éta- 
blissement des  collèges  électoraux,  il  devient,  en  fait,  le  grand 
électeur  de  tous  les  notables  ;  avec  son  adresse  ordinaire,  il  a 
transformé  une  institution  libérale  en  un  instrument  de  règne.  Pro- 
visoirement, il  conserve  la  liste  des  notables  communaux,  a  parce' 
qu'elle  est  l'ouvrage  du  peuple,  le  résultat  d'un  grand  mouvement 
qui  ne  doit  pas  être  inutile,  et  parce  que  d'ailleurs  elle  contient  un 
grand  nombre  de  noms,.,  une  marge  suffisante  pour  faire  de  bons 
choix  (3).  »  Dans  chaque  canton,  il  assemble  ces  notables  et  les 
invite  à  lui  présenter  leurs  hommes  de  confiance,  les  candidats 
entre  lesquels  il  choisira  les  conseillers  municipaux.   Mais,   dans 

(1)  Tîiibaudeau,  p.  12  (paroles  du  Premier  consul  au  conseil  d'État,  14  pluviôse 
an  x). 

(2)  Rœderer,  m,  439  (Xote  du  28  pluviôse  an  vm),  ,26,  44^.  «  Le  sénatus-consulte 
prétendu  organique  du  4  août  1802  a  fait  la  fin  de  la  notabilitû  en  instituant  les  col- 
lèges électoraux...  Le  Premier  consul  fut  reconnu  réellement  grand-électeur  de  la  no- 
tabilité. » 

(3)  Thibaudeau,  72,  289  (paroles  du  Premier  consul  au  conseil  d'État,  16  thermidor 
an  x). 


736  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  campagnes,  il  y  a  peu  d'hommes  instruits,  et,  «  presque  tou- 
jours, c'est  l'ancien  seigneur  qui  se  ferait  présenter  (1);  »  il  ne 
faut  pas  que  le  gouvernement  ait  la  main  forcée,  que  sa  faculté  de 
choisir  soit  restreinte;  ainsi,  pour  les  conseillers  municipaux  de 
cette  catégorie,  plus  de  présentation,  plus  de  candidats  préalables  ; 
or,  d'après  le  sénatus-consulte,  la  catégorie  est  très  large,  car  elle 
comprend  toutes  les  communes  au-dessous  de  5,000  âmes,  partant 
plus  de  35,000  conseils  municipaux  sur  36,000;  leurs  membres 
sont  nommés  d'autorité,  sans  aucune  participation  des  citoyens 
qu'ils   représentent.    Restent   quatre    ou    cinq   cents  communes, 
moyennes  ou  grandes,  où,  pour  chaque  place  municipale,  l'assem- 
blée cantonale  désigne  deux  candidats  entre  lesquels  le  gouverne- 
ment choisit.  Voyons  cette  assemblée  en  fonctions  et  à  l'œuvre.  — 
Par  précaution  son  président  lui  est  imposé  ;  nommé  d'avance  par 
le  gouvernement  et   bien  instruit   de  ce    que  le  gouvernement 
souhaite,  il  a  seul  la  police  de  la  salle  et  la  conduite  de  toute  la  dé- 
libération. A  l'ouverture  de  la  séance,  il  tire  une  liste  de  sa  poche; 
sur  cette  hste,  fournie  par  le  gouvernement,  sont  inscrits  les  noms 
des  cent  plus  imposés  du  canton  ;  c'est  parmi  eux  que  l'assemblée 
est  tenue  de  prendi-e  ses  candidats  ;  la  Hste  est  exposée  sur  le  bu- 
reau, et  les  électeurs  tour  à  tour  s'approchent,  épellent  les  noms, 
tâchent  de  lire.  Le  président  serait  bien  maladroit  et  bien  peu 
zélé,  s'il  ne  les  aidait  pas  à  lire,  et  s'il  ne  leur  indiquait  point,  par 
un  geste,  un  ton  de  voix  ou  même  par  une  parole  expresse,  les 
noms  agréables  au  gouvernement  ;  or,  ce  gouvernement  qui  dis- 
pose de  cinq  cent  mille  baïonnettes  n'aime  pas  la  contradiction  : 
les  électeurs  savent  cela  et  y  regardent  à  deux  fois  avant  de  le  con- 
tredire ;  très  probablement  la  plupart  des  noms  suggérés  par  le 
gouvernement  se  trouveront  sur  leurs  bulletins;  n'y  en  eût-il  que  la 
moitié,  cela  suffirait  ;  des  deux  candidats  que  pour  chaque  place 
ils  présentent,   s'il  en    est   un    agréable,   c'est  celui-ci  qui  sera 
nommé  ;  après  l'avoir  fait  candidat,  le  gouvernement  le  lait  titu- 
laire. —  Le  premier  acte   de  la  comédie  électorale  est  joué,  et 
bientôt  on  ne  prendra  même  plus  la  peine  de  le  jouer.  A  partir  de 
janvier  1806,  en  vertu  d'un  décret  rendu  par  lui-même  (2),  c'est 
Napoléon  seul  qui  directement  nomme  à  toute  place  vacante  dans 
les  conseils  municipaux;  désormais  ces  conseils  recevront  de  lui 
tout  leur  être.  Les  deux  qualités  qui  les  constituent  et  qui  de- 
vaient, selon  Sieyès,  dériver  de  deux  sources  distinctes,  ne  déri- 
vent plus  que  d'une  source  unique.  L'empereur  seul  leur  confère 
à  la  fois  la  confiance  publique  et  le  pouvoir  légal. 

(1)  Jb.,  p.  293,  sénatus-consulte  du  16  thermidor  an  x  et  arrêté  du  19  fructidor 
an  X. 

(2)  Décret  du  17  janvier  1806,  article  40. 


LA    RECONSTRUCTION    DE    LA   FRANCE    EN    1800.  737 

Le  second  acte  de  la  comédie  commence  ;  celui-ci  est  plus  com- 
pliqué, et  comprend  plusieurs  scènes,  qui  aboutissent,  les  unes  à 
la  nomination  du  conseil  d'arrondissement,  les  autres  à  la  nomina- 
tion du  conseil  général  de  département.  Ne  prenons  que  ces  der- 
nières, plus  importantes  (1)  ;  il  y  en  a  deux,  successives  et  qui  se 
passent  en  des  lieux  différens.  —  La  première  (2)  est  jouée  dans  l'as- 
semblée cantonale  que  l'on  a  décrite  ;  le  président,  qui  vient  de  la 
diriger  dans  le  choix  des  candidats  municipaux,  tire  de  son  porte- 
feuille une  autre  liste,  fournie  aussi  par  le  préfet  et  sur  laquelle 
sont  imprimés  les  noms  des  six  cents  plus  imposés  du  départe- 
ment ;  c'est  parmi  ces  six  cents  que  l'assemblée  cantonale  est 
tenue  d'élire  les  dix  ou  douze  membres  qui,  avec  leurs  pareils, 
élus  de  même  par  les  autres  assemblées  cantonales,  formeront  le 
collège  électoral  du  département,  et  iront  siéger  au  chei-lieu.  Cette 
lois  encore,  le  président,  conducteur  responsable  du  troupeau  can- 
tonal, a  soin  de  le  conduire  ;  son  doigt  posé  sur  la  liste  indique 
aux  électeurs  les  noms  que  le  gouvernement  préfère  ;  au  besoin,  il 
ajoute  un  mot  à  son  geste,  et,  probablement,  les  votans  se  mon- 
treront aussi  dociles  que  tout  à  l'heure  ;  d'autant  plus  que  la  com- 
position du  grand  collège  électoral  ne  les  intéresse  qu'à  demi  ;  ce 
collège  ne  les  tient  pas  comme  le  conseil  municipal  par  l'endroit 
sensible  ;  il  n'est  pas  chargé  de  serrer  ou  relâcher  les  cordons  de 
leur  bourse;  il  ne  vote  pas  de  centimes  additionnels,  il  ne  s'oc- 
cupe pas  de  leurs  aftaires,  il  n'est  là  que  pour  la  montre,  pour 
offrir  aux  yeux  le  simulacre  du  peuple  absent,  pour  présenter  des 
candidats,  pour  jouer  la  seconde  scène  électorale  toute  pareille  à  la 
première,  mais  jouée  au  chef-heu  et  par  de  nouveaux  acteurs.  — 
Eux  aussi,  ces  figurans  ont  un  conducteur  en  titre,  nommé  par  le 
gouvernement  et  responsable  de  leur  conduite,  «  un  président  qui 
a  seul  la  police  de  leur  collège  assemblé,  »  et  doit  diriger  leur 
vote.  Pour  chaque  place  vacante  dans  le  conseil  général  du 
département,  ils  ont  à  présenter  deux  noms;  certainement,  d'eux- 
mêmes,  presque  sans  aide,  sur  la  plus  légère  suggestion,  ils  devine- 
ront les  noms  convenables.  Car  ils  ont  la  compréhension  plus 
prompte  et  l'esprit  plus  ouvert  que  les  membres  arriérés  et 
ruraux  d'une  assemblée  cantonale  ;  ils  sont  mieux  informés,  ils 
se  sont  mis  au  courant,  ils  ont  l'ait  visite   au  préfet,  ils   savent 

(1)  Aucoc,  Conférences  sur  l'administration  et  le  droit  administratif,  §§  101,  162, 
165.  Dans  notre  législation,  l'arrondissement  n'est  pas  devenu  une  personne  civile,  et 
le  conseil  d'arrondissement  n'a  guère  d'autre  emploi  que  la  répartition  des  contribu- 
tions ''irectes  entre  les  communes  de  l'arrondissement. 

(2)  Sénatus-consulte  du  16  thermidor  an  x. 

TOME  XGVIII.   —  1890.  kl 


738  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

son' opinion,  l'opinion  du  gouvernement;  là-dessus,  ils  votent.  In- 
failliblement sur  la  liste  qu'ils  présentent,  la  moitié  au  moins  des 
candidats  sont  bons,  et  cela  suffit,  puisque  les  présentations  sont 
en  nombre  double  des  vacances.  Pourtant,  aux  yeux  de  Napoléony 
cela  ne  suffit  pas.  Pour  la  nomination  des  conseillers  généraux  (1), 
comme  pour  celle  des  conseillers  municipaux,  il  supprime  la  can- 
didature préalable,  dernier  reste  de  la  représentation  ou  déléga- 
tion populaire.  Selon  sa  théorie,  il  est  lui-même  l'unique  repré- 
sentant et  délégué  du  peuple,  investi  de  tous  les  pouvoirs,  non 
seulement  dans  l'Etat,  mais  encore  au'  département  et  à  la^  com- 
mune, premier  moteur  et  moteur  universel  de  toute  la  machine-, 
non-seulement  au  centre,  mais  encore  aux  extrémités,  dispensa**- 
teur  de  tous  les  emplois  publics,  non-seulement  pour  y  suggérer 
le  candidat  et  y  nommer  le  titulaire,  mais  encore  pour  créer  di- 
rectement, du  même  coup,  le  titulaire  et  le  candidat. 

YII. 

Notez  les  choix  qu'il  s'impose  d'avance  ;  ce  sont  les  choix  aux-: 
quels  il  astreignait  les  corps  électoraux.  Substitué  à  ces  corps,  il 
prendra,  comme  eux,  les  conseillers  généraux  parmi  les  plus  im- 
posés du  département  et  les  conseillers  municipaux  parmi  les  plus 
imposés  du  canton  ;  d'autre  part,  en  vertu  de  la  loi  municipale, 
c'est  parmi  les  conseillers  municipaux  qu'il  choisit  le  maire.  Ainsi 
les  auxiliaires  et  agens  locaux  qu'il  emploie  sont  tous  des  notables 
de  l'endroit,  les  principaux  propriétaires,  les  plus  gros  industriels 
et  négocians  ;  par  système,  il  enrôle  dans  ses  cadres  les  distribu- 
teurs du  travail,  tous  ceux  qui,  par  leur  fortune  et  leur  résidence, 
par  leurs  entreprises  et  leur  dépense  sur  place,  ont  une  influence 
ou  une  autorité  sur  place.  Afm  de  n'en  omettre  aucun  et  de  pou- 
voir introduire  dans  les  conseils  généraux  tel  vétéran  de  l'ancien 
régime,  qui  est  riche,  ou  tel  parvenu  du  régime  nouveau,  qui  n'est 
pas  riche,  il  s'est  réservé  d'ajouter  à  la  hste  des  éligibies  vingt 
membres,  «  dont  dix  pris  parmi  les  citoyens  appartenant  à  la  Légion 
d'honneur  ou  ayant  rendu  des  services,  et  dix  pris  parmi  les  trente 
plus  imposés  du  département.  »  De  cette  façon,  aucun  des  notables 
ne  lui  échappe  ;  il  les  recrute  à  sa  guise  et,  selon  ses  besoins,  tantôt 
parmi  les  hommes  de  la  Révolution  qu'il  ne  veut  pas  laisser  tomber 
dans  le  discrédit  et  l'isolement  ("2),  tantôt  parmi  les  hommes  de  la 

(1)  Décret  du  13  mai  1806,  titre  m,  article  32. 

(2)  Thibaudeau,  ib.,  29i  (paroles  du  Premier  consul  au  conseil  d'État,  i6  thermidor 
an  x).  «  Que  sont  devenus  les  hommes  de  la  révolution?  Une  fois  sortis  de  place,  ils 
ont  été  entièrement  oubliés;  il  ne  leur  est  rien  resté;  ils  n'ont  aucun  appui,  aucun 


LA  RECONSTRUCTION  DE  LA  FRANCE  EN  1800.        7ù9 

vieille  monarchie  qu'il  veut  rallier  de  gré  ou  de  force.  Tel  le  baron 
de  YitroUes  (l)  qui,  sans  l'avoir  demandé,  devient  maire  de  Vitrolles 
et  conseiller  général  des  Basses-Alpes, puis,  un  peu  plus  lard,  à  son 
corps  défendant,  inspecteur  des  bergeries  impériales.  Tel  le  comte 
de  Villèle,  qui,  rentrant  dans  sa  terre  de  Morville  après  quatorze 
ans  d'absence,  tout  à  coup,  u  avant  même  d'avoir  lait  élection  de 
domicile,  soit  à  la  ville,  soit  à  la  campagne,  »  se  trouve  maire  de 
Morville.  Pour  lui  laire  place,  on  a  révoqué  son  prédécesseur,  et 
celui-ci,  «  qui,  depuis  le  commencement  de  la  Révolution  rem- 
plissait les  lonctions  de  maire,  »  est  rabaisse  au  poste  d'adjoint. 
Peu  de  temps  après,  le  gouvernement  nomme  M.  de  Yilièle  pré- 
sident de  l'assemblée  cantonale  ;  natuj  ellement  l'assemblée,  aver- 
tie sous  main,  le  porte  comme  candidat  au  conseil  général  de 
la  Haute -Garonne,  et  il  y  est  nommé  par  le  gouvernement.  — 
«  Tous  les  propriétaires  notables  du  département  faisaient  par- 
tie de  ce  conseil,  et  la  Restauration  nous  y  trouve  encore  sept  ans 
après.  Il  existait  évidemment  des  ordres  généraux  pour  enjoindre 
aux  prélets  de  choisir  de  préférence  les  anciens  propriétaires  les 
plus  considérables  du  pays.  »  De  même,  «  Napoléon  prend  partout  les 
maires  dans  la  classe  aisée  et  riche  ;  »  dans  les  villes  importantes, 
il  ne  fixe  son  choix  que  sur  u  les  gens  roulant  voiture  (2).  »  Beau- 
coup à  la  campagne  et  plusieurs  dans  les  villes  sont  des  légiti- 
mistes, au  moins  de  cœur, et  l'Empereur  ne  l'ignore  pas  ;  mais,  dit-il, 
«  ces  gens-là  ne  peuvent  vouloir  que  le  sol  tremble  ;  »  ils  sont  trop 
intéressés,  et  trop  personnellement,   au  maintien   de  l'ordre  (3). 


refuge  naturel.  Voyez  Barras,  Rewbell,  etc.  »  Cet  asile  qui  leur  manque  leur  sera  fourni 
par  les  collèges  électoraux.  «  C'est  aujourd'hui  qu'on  y  nommera  le  plus  d'hommes  de 
la  révolution;  plus  on  attendra,  moins  on  en  aura...  A  l'exception  de  quelques  hommes 
qui  ont  été  sur  un  grand  théâtre,.,  qui  ont  signé  un  traité  de  paix,.,  tout  le  reste  est 
dans  l'isolement  et  l'obscurité.  Voilà  une  lacune  importante  à  remplir...  c'est  pour 
cela  que  j'ai  fait  la  Légion  d'honneur.  » 

(1)  Baron  de  Vitrolles,  Mémoires,  préface  xxt.  Comte  de  Villèle,  Mémoires  et  cor- 
respondance, I,  189  (août  1807). 

(2)  Faber,  Notice  sur  l'intérieur  de  la  France  (1807),  p.  25. 

(3)  La  pièce  suivante  montre  le  sens  et  la  portée  du  changement  qui  s'opère  à  partir 
de  l'an  mu  et  le  contraste  des  deux  personnels  administratifs.  {Archives  nationales, 
F.  7,  3219;  lettre  de  M.  Alquier  au  premier  consul,  18  pluviôse  an  vin.)  M.  Alquier, 
en  mission  pour  Madrid,  s'était  arrêté  à  Toulouse  et  envoie  un  rapport  sur  l'adminis- 
tration de  la  Haute-Garonne  :  u  J'ai  voulu  voir  l'administration  centrale.  J'y  ai  trouvé 
les  idées  et  le  langage  de  1793.  Deux  personnages  y  jouent  un  rôle  actif,  les  citoyens 
Barreau  et  Desbarreaux.  Le  premier  a  exercé,  jusqu'en  1792,  le  métier  de  cordonnier, 
et  il  n"a  dû  sa  fortune  politique  qu'à  son  audace  et  a  son  délire  révolutionnaire.  Le 
second,  Desbarreaux,  a  été  comédien  à  Toulouse;  il  y  jouait  les  valets;  au  mois  de 
prairial  an  m,  il  a  été  forcé  de  demander  pardon  sur  la  scène,  à  genoux,  d'avoir  pro- 
noncé des  discours  incendiaires,  à  une  époque  antérieure,  dans  le  temple  décadaire.  Le 


740  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

D'ailleurs,  pour  représenter  son  gouvernement,  il  a  besoin  de  gens 
décoratifs;  or  il  n'y  a  que  ceux-ci  pour  l'être  gratis,  pour  faire 
figure  sans  appointemens,  à  leurs  propres  frais,  d'eux-mêmes  et 
sur  place.  En  outre,  ils  sont  les  plus  éclairés,  les  plus  capables 
d'entendre  un  compte,  d'examiner  article  par  article  les  budgets 
du  département  et  de  la  commune,  de  comprendre  la  nécessité 
d'une  route  et  l'utilité  d'un  canal,  de  présenter  des  observations 
pertinentes,  d'émettre  des  vœux  intelligens,  d'être,  en  sous-ordre, 
des  collaborateurs  discrets,  mais  utiles.  Ils  ne  s'y  refuseront  pas, 
s'ils  ont  du  bon  sens  ;  en  tout  régime,  il  vaut  mieux  être  avec  les 
gouvernans  qu'avec  les  gouvernés,  et,  dans  celui-ci,  où  le  balai, 
manié  d'en  haut,  passe  incessamment,  avec  tant  de  vigueur  et  de 
minutie,  sur  tous  les  hommes  et  sur  toutes  les  choses,  il  importe 
d'être  du  côté  du  manche. 

Bien  mieux,  ils  s'offriront,  surtout  dans  les  commencemens,  s'ils 
ont  du  cœur  ;  car,  au  moins  dans  les  premières  années,  l'un  des 
grands  objets  du  gouvernement  nouveau  est  le  rétablissement  de 
l'ordre  ;  dans  l'administration  locale  comme  dans  l'administration 
générale,  il  est  bienfaisant  et  réparateur,  il  entreprend  de  suppri- 
mer le  vol,  la  concussion  et  le  gaspillage,  les  usurpations  prémédi- 
tées ou  involontaires,  la  fantaisie,  l'incurie  et  la  faillite  :  «  Depuis 
1790  (i),  dit  le  premier  consul  au  ministre  de  l'intérieur,  les 
36,000  communes  représentent,  en  France,  36,000  orphelines,., 
filles  délaissées  ou  pillées  depuis  dix  ans  par  les  tuteurs  munici- 
paux de  la  Convention  et  du  Directoire.  En  changeant  de  maires, 
d'adjoints  et  de  conseillers  de  commune,  elles  n'ont  guère  fait  en 
général  que  changer  de  mode  de  brigandage  ;  on  a  volé  le  chemin 
vicinal,  on  a  volé  le  sentier,  on  a  volé  les  arbres  (2),  on  a  volé 

public,  Déjugeant  pas  la  réparation  suffisante,  refusa  de  l'entendre  et  le  chassa  du 
théâtre.  Aujourd'hui,  il  réunit  à  ses  fonctions  d'administrateur  du  département  l'em- 
ploi de  caissier  des  comédiens,  qui  lui  paient,  à  ce  titre,  1,200  francs  d'émolumens... 
On  ne  reproche  point  aux  municipaux  de  manquer  de  probité  ;  mais  ils  ont  été  tirés 
d'une  classe  trop  inférieure  et  ils  ont  trop  peu  de  considération  personnelle  pour 
atteindre  à  la  considération  publique...  La  commune  de  Toulouse  souffre  impatiem- 
ment d'être  gouvernée  par  des  hommes  faibles,  ignorans,  confondus  autrefois  dans  la 
foule  et  qu'il  est  pressant  peut-être  d'y  faire  rentrer...  C'est  une  chose  à  remarquer 
que,  dans  une  cité  importante,  qui  offre  un  grand  nombre  de  citoyens  recomman- 
dables  dans  tous  les  genres  de  talent  et  d'instruction,  on  n'ait  appelé  aux  fonctions 
publiques  que  des  hommes  qui,  sous  le  rapport  de  l'éducation,  des  connaissances 
acquises  et  des  formes  de  convenance,  n'offrent  aucune  garantie  au  gouvernement  et 
aucun  motif  à  l'estime  publique.  » 

(1)  Correspondance  de  Napoléon,  n°  4474,  note  dictée  à  Lucien,  ministre  de  l'inté- 
rieur, an  VIII. 

(2)  Cf.  les  Procès-verbaux  des  conseils  généraux  de  l'an  vin,  et  surtout  de  l'an  u. 
—  «  Nombre  de  chemins  vicinaux  ont  disparu  entièrement,  par  Tusurpation  des  pro- 


LA  RECONSTRUCTION  DE  LA  FRANCE  EN  1800.        741 

l'église,  on  a  volé  le  mobilier  de  la  commune  et  on  vole  encore 
sous  le  flasque  régime  municipal  de  l'an  viii.  »  Tous  ces  abus 
sont  recherchés  et  poursuivis  (1);  les  voleurs  restitueront  et  ne 
voleront  plus.  Chaque  année,  le  budget  de  chaque  commune  sera 
dressé  (2),  comme  celui  de  l'État,  avec  autant  de  méthode,  de  pré- 
cision et  de  clarté,  recettes  d'un  côté  et  dépenses  de  l'autre,  divi- 
sion de  chaque  titre  en  chapitres  et  de  chaque  chapitre  en  articles, 
état  du  passif  et  date  de  chaque  dette,  état  de  l'actif  et  tableau  énu- 
mératif  des  ressources  distinctes,  capitaux  disponibles  et  créances 
arriérées,  revenus  fixes  et  revenus  variables,  revenus  certains  et 
revenus  possibles  ;  en  aucun  cas,  «  la  fixation  de  la  dépense  pré- 
sumée ne  pourra  excéder  le  montant  du  revenu  aussi  présumé.  » 
En  aucun  cas,  la  commune  «  ne  pourra  demander  ni  obtenir  une 
imposition  extraordinaire  pour  ses  dépenses  ordinaires.  »  Comptabi- 
lité exacte  et  sévère  économie,  telles  sont  partout  les  deux  réformes 
indispensables  et  préalables  quand  on  veut  transformer  une  mai- 
son mal  tenue  en  une  maison  bien  ordonnée  ;  le  Preniier  consul  a 
ces  deux  réformes  à  cœur  et  il  y  tient  la  main.  Surtout  plus  de 
dettes  ;  or  plus  de  la  moitié  des  communes  sont  endettées.  «  Sous 
peine  de  destitution  (3),  le  préfet  devra  visiter  les  communes  au 
moins  deux  fois  l'an,  et  le  sous-préfet  quatre  fois  dans  l'année.  On 
me  proposera  un  prix  pour  les  maires  qui  auront  libéré  leur  com- 
mune dans  un  délai  de  deux  ans,  et  le  gouvernement  nommera  un 
commissaire  extraordinaire  préposé  à  l'administration  de  la  com- 
mune qui,  dans  le  délai  de  cinq  ans,  ne  se  sera  pas  libérée.  Chaque 
année,  les  cinquante  maires  qui  auront  le  plus  contribué  à  rame- 
ner leur  commune  à  l'état  de  libération  ou  de  ressources  disponi- 
bles seront  appelés  à  Paris  aux  frais  de  l'État  et  présentés  en 
séance  solennelle  aux  trois  consuls.  Une  colonne,  élevée  aux  Irais 
du  gouvernement  et  placée  à  l'entrée  principale  de  la  ville  ou  du 
village,  dira  à  la  postérité  le  nom  du  maire  :  on  y  lira,  en  outre, 
ces  mots  :  «  Au  tuteur  de  la  commune,  la  patrie  reconnaissante.  » 
Au  Heu  de  ces  honneurs  demi-poétiques  qui  conviennent  aux 
imaginations  de  l'an  viii,  mettez  les  honneurs  positifs  qui  con- 
viennent aux  imaginations  de  l'an  xii  et  des  années  suivantes,  bre- 

priétaires  voisins.  Les  grandes  routes  pavées  sont  elles-mêmes  en  proie.  »  (Par  exemple 
Vosges,  p.  429,  an  ix.)  u  Les  routes  du  déparlement  sont  dans  un  tel  état  de  dégra- 
dation que  les  riverains  enlèvent  les  pavés  pour  bâtir  leurs  maisons  et  pour  enclore 
leurs  héritages.  Chaque  jour,  les  riverains  empiètent  sur  les  routes;  les  berges  sont 
cultivées  par  eux  comme  leurs  propres  champs.  » 

(1)  Lois  des  29  févrler-9  mars  1804  et  des  28  février-10  mars  1805. 

(2)  Lois  du  23  juillet  1802  et  du  27  février  1811. 

(3)  Correspondance  de  Napoléon,  n"  4i74  (note  dictée  à  Lucien). 


742  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vets  et  grades,  décorations  de  la  Légion  d'honneur,  titres  de  che- 
valier, de  baron  et  de  comte  (1),  gratifications  et  dotations,  voilà 
les  prix  offerts  aux  représentans  de  !a  société  locale,  les  mêmes  prix 
qu'aux  autres  fonctionnaires,  mais  à  la  même  condition,  c'est  qu'ils 
seront  eux  aussi  des  fonctionnaires,  c'est  à-dire  des  outils  dans  la 
main  du  gouvernement.  A  cet  égard,  toutes  les  précautions  sont 
prises,  surtout  contre  ceux  qui,  formant  un  corps,  peuvent  être 
tentés  de  se  croire  une  assemblée  délibérante,  conseils  municipaux 
et  conseils  généraux,  moins  maniables  que  les  individus  isolés  et 
capables  à  l'occasion  d'une  docilité  moins  prompte  ;  aucun  d'eux 
ne  peut  siéger  plus  de  quinze  jours  par  an  ;  chacun  d'eux  reçoit 
de  la  préfecture  son  budget  presque  définitif  et  tout  dressé ,  re- 
cettes et  dépenses  ;  en  fait  de  recettes^  toute  son  autorité  consiste 
à  voter  certains  centimes  additionnels,  centimes  facultatifs  et  plus 
ou  moins  nombreux  à  sa  volonté,  «mais  dans  les  limites  établies  par 
la  loi  (2)  ;  »  encore,  même  dans  ces  limites,  sa  décision  n'est  exécu- 
toire qu'après  l'examen  et  l'approbation  de  la  préfecture.  Même 
procédé  pour  les  dépenses;  en  fait,  municipal  ou  général,  le  con- 
seil n'est  que  consultatif;  c'est  le  délégué  du  gouvernement,  maire, 
sous-préfet,  préfet,  qui  commande  ;  ayant  l'initiative  préalable, 
la  direction  continue  et  la  confirmation  terminale,  pendant  deux 
semaines,  il  régente  le  conseil  local,  puis,  pendant  onze  mois  et 
demi,  seul  administrateur,  seul  chargé  de  l'exécution  quotidienne 
et  consécutive,  il  règne  dans  la  société  locale.  —  Sans  doute,  ajant 
touché  et  déboursé  de  l'argent  pour  elle,  il  est  comptable  et  pré- 
sentera ses  comptes,  ceux  de  l'année,  dans  la  session  suivante  ;  à 
la  commune,  dit  la  loi  (3),  «  le  conseil  municipal  entendra  et  pourra 
débattre  le  compte  des  recettes  et  dépenses  municipales.  »  —  Mais 
lisez  le  texte  jusqu'au  bout  et  notez  le  rôle  qu'en  cette  occasion  la 
loi  assigne  au  conseil.  C'est  le  rôle  du  chœur  dans  une  tragédie 
antique  :  il  assiste,  écoute,  approuve  ou  blâme,  au  second  plan  et 
en  sous-ordre  ;  approuvés  ou  blâmés  par  lui ,  les  personnages 
principaux  de  la  pièce  restent  maîtres  d'agir  à  leur  guise  ;  ils  s'ac- 
cordent ou  ils  contestent  par-dessus  sa  tête ,  indépendamment, 

(1)  Décret  du  l'=''  mars  1808  :  Sont  comtes  de  plein  droit  les  ministre»,  les  séna- 
teurs, les  conseillers  d'Etat  à  vie,  les  présidens  du  corps  législatif,  les  archevêques. 
Sont  barons  de  plein  droit  les  évoques.  Peuvent  être  barons,  après  dix  ans  d'exercice, 
les  premiers  présidens  et  procureurs  généraux,  les  maires  des  trente-six  ville»  princi- 
pales. (En  1811,  au  lieu  de  trente-six  villes,  il  y  en  a  cinquante-deux.)  Peuvent  aussi 
devenir  barons  les  présidens  et  membres  des  collèges  électoraux  de  département  qui 
ont  assisté  à  trois  sessions  de  ces  collèges. 

(2)  Décret  du  4  thermidor  an  x. 

(3)  Loi  du  28  pluviôse  an  yiu. 


LA  RECONSTRUCTION  DE  LA  FRANCE  EN  1(S00.         743 

comme  il  leur  plaît.  Effectivement,  ce  n'est  pas  au  conseil  muni- 
cipal que  le  maire  rend  ses  comptes,  c'est  «  au  sous-préfet,  qui  les 
arrête  définitivement  »  et  lui  donne  décharge  ;  quoique  dise  le  con- 
seil, la  décharge  est  valable;  pour  plus  de  sûreté,  si  quelque  con- 
seiller se  montre  trop  récalcitrant,  le  préfet  «  peut  suspendre  de 
ses  fonctions  »  la  mauvaise  tête  et  rétablir  dans  le  conseil  l'unani-- 
mité  un  instant  troublée.  —  Au  département,  le  conseil  général 
«  entendra  »  de  même  les  comptes  de  l'année  ;  par  une  omission 
significative,  la  loi  ne  dit  pas  qu'il  pourra  les  débattre.  Néanmoins, 
une  circulaire  de  l'an  ix  l'invite  «  à  faire  sur  l'emploi  des  centmies 
additionnels  toutes  les  observations  qu'exige  l'importance  de  cet 
objet,  »  à  vérifier  si  chaque  somme  portée  en  dépense  a  reçu  l'em- 
ploi qui  lui  était  assigné,  et  même  «  à  rejeter,  en  énonçant  les  causes 
de  lu  décision,  les  dépenses  qui  ne  seraient  pas  suffisamment  jus- 
tifiées. »  Bien  mieux,  le  ministre,  qui  est  libéral,  adresse  aux  con- 
seils généraux  un  questionnaire  méthodique  (1);  sur  tous  les  objets 
importans,  «agriculture, commerce  et  fabriques, hospices  et  secours 
publics,  routes  et  travaux  publics,  instruction  publique,  adminis- 
tration proprement  dite,  tenue  de  l'état-civil,  chiffre  de  la  popula- 
tion, opinions  et  esprit  public,  »  il  recueille  et  imprime  leurs 
observations  et  leurs  vœux.  —  Mais,  après  l'an  ix,  cette  publication 
s'arrête  ;  elle  donnait  trop  d'importance  aux  conseils  généraux  ; 
elle  pouvait  rallier  autour  d'eux  la  population  de  leur  départe- 
ment et  même  toute  la  France  qui  lit;  elle  eût  pu  gêner  le  préfet, 
diminuer  son  ascendant.  Désormais,  c'est  le  préfet  seul  qui  répond 
au  questionnaire  et  dont  le  gouvernement  publie  ou  analyse  les 
statistiques  (2)  ;  puis  celte  seconde  publication  cesse  ;  décidément, 
en  matière  publique,  l'imprimé  a  toujours  des  inconvéniens,  le 
manuscrit  vaut  mieux  ;  les  aflaires  locales  ne  sortent  plus  des  bu- 
reaux ;  elles  s'y  traitent  à  huis-clos  ;  tout  bruit  qui  pourrait  retentir 
au-delà  du  cabinet  du  préfet  et  du  cabinet  du  ministre  est  soi- 
gneusement amorti,  étouffé  de  parti-pris,  et,  sous  la  main  du  pré- 
fet, le  conseil  général  devient  un  automate. 

Seul  à  seul  avec  le  représentant  direct  de  l'Empereur,  il  se  croit 
avec  l'Empereur  lui-même  ;  pesez  bien  ces  deux  mots  :  En  pré- 
sence de  l'Empereur 'y  dans  la  balance  dt-s  contemporains,  ils  sont 
un  poids  incommensurable.  Pour  eux,  il  a  tous  les  attributs  de  la 
Divinité,  non-seulement  l'omnipotence  et  l'omniprésence,  mais  en- 
core l'omniscience,  et,  s'il  leur  parle,  ce  qu'ils  éprouvent  surpasse 

(1)  Procès-verbaux  des  conseils  généraux  de  l'an  vm  et  de  l'an  ix.  (La  seconde  série, 
qui  a  été  dirigée  par  le  questionnaire  du  ministre  Chaptal,  est  bien  plus  complète  et 
fournit  un  document  historique  d'iniporlance  capitale.) 

(2)  Statistiques  des  préfets  (de  l'an  ix  à  l'an  xiii,  environ  40  volumes). 


7Zi4  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

encore  ce  qu'ils  imaginaient.  Quand  il  visite  une  ville  et  confère 
avec  les  autorités  du  lieu  sur  les  intérêts  de  la  commune  ou  du 
département,  ses  interlocuteurs  sont  éblouis  ;  il-  est  aussi  bien  in- 
formé qu'eux  et  plus  perspicace;  c'est  lui  qui  leur  explique  leurs 
afïaires.  La  veille  au  soir,  en  arrivant,  il  s'est  fait  remettre  des 
résumés  de  faits  et  de  chiffres,  tous  les  renseignemens  positifs  et 
techniques,  concentrés  et  classés  selon  la  méthode  qu'il  enseigne  et 
prescrit  à  ses  administrateurs  (1)  ;  pendant  la  nuit,  il  les  a  lus  et 
les  possède;  le  matin,  dès  l'aube,  il  a  fait  sa  tournée  à  cheval; 
avec  une  promptitude  et  une  justesse  extraordinaires,  son  coup 
d'œil  topographique  a  discerné  «  la  meilleure  direction  à  donner 
au  canal  projeté,  le  meilleur  emplacement  pour  une  usine  à  éta- 
blir, pour  un  port  ou  une  digue  à  construire  (2).  »  Aux  difficultés 
dans  lesquelles  s'embrouillaient  les  meilleures  têtes  du  pays,  aux 
questions  controversées  qui  semblaient  insolubles,  il  apporte  du 
premier  coup  la  solution  pratique  et  unique  ;  elle  était  là,  sous  la 
main,  et  les  membres  du  conseil  local  ne  l'avaient  pas  vue;  il  la 
leur  fait  toucher  du  doigt.  Devant  cette  compétence  universelle  et 
ce  merveilleux  génie,  ils  restent  confondus,  béans.  «  C'est  plus 
qu'un  homme,  »  disaient  à  Beugnot  les  administrateurs  de  Dussel- 
dorf(3).  «  Oui,  répond  Beugnot,  c'est  un  diable.  »  En  effet,  à  l'as- 
cendant de  l'esprit  il  ajoute  l'ascendant  de  la  force;  toujours,  à 
travers  le  grand  homme,  on  aperçoit  en  lui  le  dominateur  fou- 
droyant :  l'admiration  commence  ou  s'achève  par  la  peur  :  toute 
l'âme  est  subjuguée  ;  sous  son  regard,  l'enthousiasme  et  la  servi- 
lité se  confondent  en  un  sentiment  unique  d'obéissance  passionnée 
et  de  soumission  sans  réserve  [II).  Volontairement  et  involontaire- 
ment, par  conviction  et  avec  tremblement,  les  hommes  fascinés 
abdiquent  à  son  profit  leur  hbre  arbitre.  L'impression  magique 
subsiste  en  eux  après  qu'il  est  parti.  Même  absent,  même  sur  ceux 
qui  ne  l'ont  jamais  vu,  il  garde  son  prestige  et  il  le  communique 
à  tous  ceux  qui  commandent  en  son  nom.  Devant  le  préfet,  baron, 
comte,  conseiller  d'État,  sénateur,  en  habit  brodé,  doré  et  garni  de 
décorations,  tout  conseil,  municipal  ou  général,  perd  la  faculté  de 


(1)  Beugnot,  Mémoires,  i,  363. 

(2)  Faber,  iJ>.,  127.  —  Cf.  Charlotte  de  Sohr,  Napoléon  en  1811  (détails  et  anecdotes 
sur  le  voyage  de  Napoléon  en  Belgique  et  en  Hollande). 

(3)  Beugnot,  ib.,  i,  380,  384.  «  Il  accabla  sous  l'admiration  les  bons  Allemands,  qui 
ne  devinaient  pas  comment  leurs  intérêts  lui  étaient  devenus  si  familiers  et  avec 
quelle  supériorité  il  les  traitait.  » 

(4)  Beugnot,  ib.,  i,  395.  Partout,  sur  le  passage  de  l'empereur  (1811),  l'impression 
qu'on  éprouvait  était  «  l'espèce  de  saisissement  qu'impose  l'apparition  d'une  mer- 
yeille.  » 


LA   RECONSTRUCTION    DE   LA    FRANCE    EN    1800.  7/l5 

vouloir  et  devient  incapable  de  dire  non,  trop  heureux  quand  on 
ne  l'oblige  pas  à  dire  oui  hors  de  propos,  à  prendre  des  initiatives 
odieuses  et  douloureuses,  à  simuler,  aux  dépens  d'autrui  et  à  ses 
propres  dépens,  le  zèle  excessif  et  l'abnégation  spontanée,  à  voter, 
par  acclamations,  des  souscriptions  patriotiques  (1)  dont  il  paiera 
lui-même  la  plus  grosse  part,  et  des  conscriptions  supplémen- 
taires (2)  qui  saisiront  ses  fils  exempts  ou  rachetés  du  service  !  11  se 
laisse  manier,  il  n'est  qu'un  rouage  dans  une  machine  énorme,  un 
rouage  qui  reçoit  son  impulsion  d'ailleurs  et  d'en  haut,  par  l'inter- 
médiaire du  préfet.  —  Mais,  sauf  les  cas  rares  où  l'ingérence  du 
gouvernement  l'applique  à  des  besognes  violentes  et  oppressives,  il 
reste  utile  ;  engrené  à  sa  place,  s'il  se  réduit  à  tourner  régulière- 
ment et  sans  bruit  dans  son  petit  cercle,  il  peut,  à  l'ordinaire, 
rendre  encore  le  double  service  qu'un  ministre  patriote  lui  deman- 
dait en  l'an  ix;  selon  la  définition  que  Ghaptai  donnait  alors  aux 
conseils  généraux  pour  fixer  leurs  attributions  et  leur  compétence, 
ils  ont  deux  objets  et  seulement  deux  objets  (3)  :  ils  doivent  d'abord 


(1)  Thiers.  Histoire  du  Consulat  et  de  l'Empire,  xvi,  246  (janvier  1813).  «  II  suffi- 
sait de  dire  un  seul  mot  au  préfet,  qui  transmettait  le  mot  à  un  des  conseillers  muni- 
cipaux de  son  chef-lieu,  pour  qu'une  offre  fût  faite  par  une  grande  ville  et  imitée  à 
rinstant  par  tout  l'empire.  Napoléon  imagina  de  se  faire  offrir,  par  les  villes  et  les 
cantons,  des  cavaliers  armés  et  équipés.  »  —  Effectivement,  l'offre  fut  votée  par  accla- 
mation au  conseil  municipal  de  Paris;  puis,  par  contagion,  en  province.  Quant  à  la 
liberté  du  vote,  il  suffît  de  noter  les  offres  des  villes  annexées  qui,  six  mois  plus  tard 
vont  se  révolter.  Leurs  offres  ne  sont  pas  les  moindres.  Par  exemple,  Amsterdam  offre 
100  cavaliers,  Hambourg  100,  Rotterdam  50,  La  Haye  40,  Leyde  24,  Utrecht  20,  Dus- 
seldorf  12.  —  Les  cavaliers  fournis  sont  des  hommes  engagés  à  prix  d'argent;  on  en 
trouva  16,000,  et  l'argent  voté  suffit  pour  acheter  en  outre  22.000  chevaux  et 
22,000  équipemens.  —  Pour  toucher  cet  argent,  le  préfet  répartit  lui-même,  entre  les 
plus  imposés  de  son  département,  la  somme  requise,  de  600  à  1,000  francs  par  tête. 
Sur  ces  réquisitions  arbitraires  et  autres  très  nombreuses,  en  argent  ou  en  nature, 
et  sur  les  scntiraens  des  cultivateurs  et  propriétaires  dans  le  Midi,  surtout  à  partir 
de  1813,  cf.  les  Mémoires  de  M.  de  Villèle,  t.  i"",  passim. 

(2)  Comte  Joseph  d'Estourmel,  Souvenirs  de  France  et  d'Italie,  240.  «  Le  conseil 
général  de  Rouen  imagina  le  premier  de  voter  les  gardes  d'honneur.  Réunis  spontané- 
ment (on  est  toujours  réuni  spontanément),  ses  membres  firent  une  adresse  enthou- 
siaste. «  On  trouva  cela  d'un  fort  bon  exemple;  l'adresse  fut  insérée  au  Moniteur  et 
le  Moniteur  envoyé  à  tous  les  préfets...  On  fit  délibérer  les  conseils,  qui  disposèrent 
généreusement  des  enfans  d'autrui,  et  de  très  honnêtes  gens,  moi  tout  le  premier, 
crurent  pouvoir  concourir  à  cette  indignité,  tant  le  fanatisme  impérial  avait  fasciné  les 
yeux,  faussé  les  consciences  !  » 

(3)  Archives  nationales  (comptes  de  situation  des  préfets  et  rapports  des  commis- 
saires généraux  de  police,  F,  7,  3014  et  suivans.  —  Rapports  des  sénateurs  sur  leurs 
sénatoreries,  AF,  iv,  1051  et  suivans).  —  Ces  papiers  exposent  aux  différentes  dates 
l'état  des  choses  et  des  esprits  en  province.  Le  plus  instructif  et  le  plus  détaillé  de  ces 
rapports  est  celui  de  Rœderer  sur  la  sénatorerie  de  Caen  et  sur  les  trois  départemens 
qui  la  composent.  (Imprimé  dans  ses  Œuvres  complètes,  t.  m.) 


7 46  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

((  assurer  aux  administrés  l'impartialité  dans  la  répartition  de  l'im- 
pôt et  la  vérification  de  l'emploi  des  deniers  levés  pour  le  paiement 
des  dépenses  locales.»  Ils  doivent  en  outre,  avec  discrétion  et  mo- 
destie, «  procurer  au  gouvernement  des  lumières  qui,  seules,  peu- 
vent le  mettre  à  même  de  fournir  aux  besoins  de  chaque  départe- 
ment et  d'améliorer  l'ensemble  de  l'administration  publique.  » 

VIII. 

Tel  est  l'esprit  de  l'institution  et  telle  en  est  la  forme.  Après  181/i 
et  1815,  après  la  chute  de  l'Empire  et  la  Restauration,  l'institution 
subsiste  et  demeure  telle  qu'auparavant,  dans  sa  forme  et  dans  son 
esprit  :  c'est  toujours  le  gouvernement  qui  nomme  et  dirige  tous 
les  représentans  de  la  société  locale,  au  département,  à  la  com- 
mune et  dans  les  circonscriptions  interposées,  préfet,  sous-préfets, 
maires  et  adjoints,  conseillers  du  département,  de  l'arrondissement 
et  de  la  commune.  Quel  que  soit  le  pouvoir  régnant,  il  répugne  à 
s'amoindrir  ;  jamais  il  ne  restreint  de  lui-même  sa  faculté  de  con- 
férer ou  de  retirer  les  places,  l'autorité,  la  considération,  l'in- 
fluence, les  appointemens,  toutes  les  bonnes  choses  désirables  et 
désirées  ;  autant  qu'il  peut,  il  les  garde  dans  ses  mains  pour  les 
distribuer  à  son  gré  et  dans  son  intérêt,  pour  en  gratifier  ses  par- 
tisans et  en  priver  ses  adversaires,  pour  s'attirer  des  cliens  et  se 
faire  des  créatures.  Les  /i,000  places  de  préfets,  sous-prefets,  con- 
seillers de  préfecture,  de  département  et  d'arrondissement,  les 
400,000  places  de  maires,  adjoints  et  conseillers  municipaux,  outre 
cela,  les  innombrables  emplois  salariés  des  agens  auxiUaires  ou 
secondaires,  depuis  le  secrétaire-général  de  la  préfecture  jusqu'au 
secrétaire  de  la  mairie,  depuis  les  scribes  et  commis  de  !a  préfec- 
ture et  de  la  sous-préfecture  jusqu'au  personnel  de  la  police  muni- 
cipale et  de  l'octroi  dans  les  villes,  depuis  l'ingénieur  et  l'archi- 
tecte de  la  ville  et  du  département  jusqu'au  dernier  agent-voyer, 
depuis  les  gardiens  et  surveillans  d'une  écluse  ou  d'un  port  jus- 
qu'aux cantonniers  et  aux  gardes  champêtres,  directement  ou  indi- 
rectement, le  gouvernement  constitutionnel  en  dispose  de  la  même 
façon  que  le  gouvernement  impérial,  avec  la  même  ingérence  dans 
les  plus  minces  détails  de  la  plus  mince  affaire.  Commune  ou  dé- 
partement, chaque  société  locale  reste  sous  le  second  régime  ce 
qu'elle  était  sous  le  premier,  un  prolongement  de  la  société  cen- 
trale, un  appendice  de  l'État,  une  succursale  de  la  grande  maison 
dont  le  siège  est  à  Paris.  Dans  ces  succursales  dirigées  d'en  haut, 
rien  n'est  changé,  ni  l'étendue  et  les  limites  de  la  circonscription, 
ni  la  provenance  et  la  hiérarchie  des  pouvoirs,  ni  le  cadre  théo- 


I 


LA   RECONSTRUCTION    DE   LA    FRANCE    EN    1800.  7i7 

rique,  ni  le  mécanisme  pratique,  pas  même  les  noms  (1).  Après  les 
préfets  de  l'Empire,  voici  venir  les  préfets  de  la  Restauration,  avec 
le  même  titre  et  le  même  costume,  installés  dans  le  même  hôtel, 
pour  faire  la  même  besogne,  avec  un  zèle  égal,  c'est-à-dire  avec 
un  zèle  dangereux,  si  bien  qu'à  leur  audience  finale,  quand  ils 
partent  pour  leur  département,  M,  de  Talleyrand,  profond  connais- 
seur des  institutions  et  des  hommes,  leur  donne,  comme  dernière 
instruction,  ce  mot  d'ordre  admirable  :  a  Surtout,  pas  de  zèle  !  »  — 
Selon  le  conseil  de  Fouché,  les  Bourbons  «  se  sont  couchés  dans  le 
lit  de  Napoléon;  »  c'est  le  lit  de  Louis  XIV,  mais  plus  ample  et  plus 
commode,  élargi  par  la  Révolution  et  par  l'Empire,  adapté  à  la; 
taille  de  son  dernier  occupant,  agrandi  par  lui  jusqu'à  couvrir 
toute  la  Fr;juce.  Quand,  après  vingt-cinq  ans  d'exil,  on  rentre  dans 
sa  maison,  il  est  agréable  d'y  trouver  un  pareil  Ut  tout  dressé;  le 
défaire  et  refaire  l'ancien,  ce  serait  double  embarras  ;  d'ailleurs, 
dans  l'ancien,  on  était  moins  à  l'aise  :  profitons  de  ce  que  les  ré-- 
voltés  et  l'usurpateur  ont  lait  de  bon..  Sur  cet  article,  non-seule- 
ment le  roi,  mais  encore  les  Bourbons  les  plus  surannés,  sont 
révolutionnaires  et  bonapartistes  ;  autoritaires  par  tradition  et  acca- 
pareurs par  situation,  ils  accept'Ut  sans  regret  la  démolition  sys- 
tématique opérée  par  la  Constituante  et  la  centralisation  systéma- 
tique instituée  par  le  Premier  consul.  Promené  en  1815  parmi  les 
ponts,  les  canaux,  les  superbes  chaussées  du  Languedoc,  le  duc 
d'Angoulême,  à  qui  l'on  rappelle  que  ces  grands  travaux  ont  jadis 
été  faits  par  les  États  de  la  province,  répond  sèchement  :  «  Nous 
préférons  les  départemens  aux  provinces  (2).  » 

Sauf  quelques  royalistes  antiquaires  et  demi-ruraux,  personne  ne 
réclame  :  on  ne  songe  pas  à  reconstruire  la  machine  sur  un  autre 
pian;  c'est  que  les  gens,  en  somme,  ne  sont  pas  mécontens  de 
son  jeu.  Elle  fonctionne  bien,  avec  efficacité;  sous  la  Restauration 
comme  sous  l'Empire,  elle  rend  aux  intéressés  le  service  qu'ils  lui 
demandent;  elle  pourvoit  de  mieux  en  mieux  aux  deux  grands 
objets  de  la  société  locale,  au  soin  de  la  voie  publique  et  aux  trar- 
vaux  de  défense  contre  les  fléaux  naturels.   En  ISlli^  son  rende- 

(1)  Sur  l'administration  locale  et  sur  les  sentimens  des  différentes  classes  de  la 
population,  on  trouvera,  aux  Archives  nationales,  les  renseignemens  les  plus  abon- 
dans  et  les  plus  précis,  dans  la  correspondance  des  préfets  de  la  première  restaura- 
tion, des  Cent  jours  et  de  la  seconde  re-^tauration,  de  1814  à  1823.  (Cf.  notamment  la 
Haute-Garonne,  le  Rhône,  la  Côte-d'Or,  l'Ain,  le  Loiret,  l'Iudre-et-Loire,  l'Indre,  la 
Loire-Inférieure,  l'Aisne.)  Les  lettres  de  plusieurs  préfets,  M.  de  Chabrol,  M.  de  Toc- 
queville,  M-  de  Rémusat,  M.  de  Barante  mériteraient  souvent  d'être  publiées;  parfois, 
en  marge,  le  ministre  de  l'intérieur  a  fait  un  trait  au  crayon,  avec  cette  note  :  A  mettre 
sous  les  yeux  du  roi. 

(2)  M.  de  Villèle,  ib.,  i,  248. 


748  REVDE    DES    DEUX    MONDES. 

ment  net  est  déjà  très  beau  et  lui  fait  honneur  :  réparation  de 
toutes  les  ruines  accumulées  par  la  Révolution  (1),  continuation  et 
achèvement  des  entreprises  anciennes,  nouvelles  entreprises  grandes 
et  grandioses,  digues  contre  la  mer  et  les  fleuves,  bassins,  môles 
et  jetées  pour  les  ports,  quais  et  ponts,  écluses  et  canaux,  édifices 
publics,  27,200  kilomètres  de  routes  nationales  et  18,600  kilomètres 
de  routes  départementales  (2),  sans  compter  le  réseau  vicinal  qui 
s'ébauche  ;  tout  cela  conduit  avec  régularité,  précision,  économie  (3), 
par  des  fonctionnaires  compétens,  appliqués  et  surveillés,  qui, 
d'abord  par  crainte  et  prudence  forcée,  puis  par  habitude  et  par 
point  d'honneur,  sont  devenus  des  comptables  intègres  ;  point  de 
gaspillages,  de  vols  déguisés,  de  détournemens  arbitraires;  entre 
la  recette  et  la  dépense,  aucune  somme  ne  s'égare  pour  disparaître 
et  se  perdre  en  route,  ou  pour  couler  hors  de  son  lit  vers  un  autre 
emploi.  A  l'endroit  sensible,  le  contribuable,  petit  ou  moyen,  n'est 
plus  piqué  par  l'aiguillon  douloureux  qui  le  blessait  jadis  et  l'a  fait 
cabrer;  annexé  à  l'impôt  général,  l'impôt  local  se  trouve  réformé, 
allégé,  proportionné  de  même  et  par  contre-coup  ;  comme  le  prin- 
cipal, les  centimes  additionnels  sont  une  charge  équitable,  graduée 
d'après  le  montant  du  revenu  net;  comme  le  principal,  ils  sont 
répartis  d'après  le  montant  présumé  de  ce  revenu  net,  par  les 
conseils  généraux  entre  les  arrondissemens,  par  les  conseils  d'ar- 
rondissement entre  les  communes,  par  les  répartiteurs  communaux 
entre  les  habitans;  ils  sont  perçus  par  le  même  percepteur,  dans 
les  mêmes  formes,  et  tout  contribuable  qui  se  juge  trop  taxé  trouve 
dans  le  conseil  de  préfecture  un  tribunal  devant  lequel  il  peut  ré- 
clamer la  décharge  ou  la  réduction  de  sa  cote.  Ainsi,  point  d'ini- 
quité criante  ni  de  souffrance  vive;  en  revanche,  des  commodités 
infinies  et  la  jouissance  quotidienne  des  biens  dont  la  privation 
équivaut,  pour  un  homme  moderne,  au  manque  de  l'air  ambiant 
et  respirable,  sécurité  physique  et  protection  contre  les  fléaux  qui 
se  propagent,  facilité  de  la  circulation  et  des  transports,  pavage, 
éclairage  et  salubrité  des  rues  assainies  et  purgées  de  leurs  immon- 
dices, présence  et  vigilance  de  la  police  municipale  et  rurale  ;  tous 
ces  biens,  objets  de  la  société  locale,  la  machine  les  produit  à  bon 

(1)  Rocqiiain,  l'État  de  la  France  au  18  brumaire,  d'après  les  rapports  des  conseil- 
lers d'Etat  envoyés  en  mission.  (Résumé  et  introduction,  p.  40.) 

(2)  De  Foville,  la  France  économique,  248  et  249. 

(3)  Charles  Nicolas,  les  Budgets  de  la  France  depuis  le  commencement  du  xix«  siècle. 
En  1816,  les  quatre  contributions  directes  rendent,  en  principal,  249  millions,  et,  en 
centimes  additionnels,  89  millions  seulement.  Pendant  longtemps,  les  centimes  addi- 
tionnels, appliqués  au  service  local  et  votés  par  le  département  ou  par  la  commune, 
sont  très  peu  nombreux  et  ne  peuvent  dépasser  5  pour  100  du  principal. 


LA    RECONSTRUCTION    DE    LA    FRANCE   EN    1800.  749 

marché,  sans  défaillance  ni  chômage  prolongé  comme  tout  à  l'heure 
sous  la  République,  sans  extorsions  et  iroissemens  comme  au  temps 
de  l'ancien  régime.  Elle  marche  toute  seule,  presque  sans  le  con- 
cours des  intéressés,  et,  à  leurs  yeux,  ce  n'est  pas  là  son  moindre 
mérite  ;  avec  elle,  point  de  tracas,  de  responsabilité,  point  d'élec- 
tions à  faire,  de  discussions  à  soutenir,  de  résolutions  à  prendre  ; 
rien  qu'une  note  à  payer,  non  pas  même  une  note  distincte,  mais 
un  surplus  de  centimes  ajoutés  à  chaque  franc  et  inclus  avec  le 
principal  dans  la  cote  annuelle.  Tel  un  propriétaire  oisif,  à  qui  ses 
intendans  formalistes,  minutieux  et  un  peu  lents,  mais  ponctuels 
et  capables,  épargnent  le  soin  de  gérer  son  bien  ;  dans  un  accès  de 
mauvaise  humeur,  il  pourra  congédier  l'intendant  en  chef;  mais, 
s'il  change  les  régisseurs  de  son  domaine,  il  n'en  changera  pas  le 
régime  ;  il  y  est  trop  accoutumé,  sa  paresse  en  a  besoin  ;  il  n'est 
pas  tenté  de  se  donner  des  soucis  et  de  la  peine,  ni  préparé  à  de- 
venir son  propre  intendant. 

Bien  pis,  dans  le  cas  présent,  le  maître  a  oublié  que  son  domaine 
lui  appartient,  il  n'est  pas  même  sûr  d'avoir  un  domaine;  il  a  perdu 
conscience  de  lui-même,  il  se  souvient  à  peine  qu'il  est  un  indi- 
vidu. Large  ou  étroite,  département  ou  commune,  la  société  locale 
ne  sent  plus  qu'elle  est  un  corps  naturel,  composé  de  membres 
involontairement  solidaires  ;  ce  sentiment,  affaibli  déjà  et  languis- 
sant à  la  fin  de  l'ancien  régime,  a  péri  chez  elle  sous  les  coups 
multipliés  de  la  Révolution  et  sous  la  compression  prolongée  de 
l'Empire;  depuis  vingt-cinq  ans,  elle  a  trop  pâti;  elle  a  été  trop 
arbitrairement  fabriquée  ou  mutilée,  trop  souvent  refondue,  défaite 
et  refaite.  —  Dans  la  commune,  tout  a  été  bouleversé  à  plusieurs 
reprises,  la  circonscription  territoriale,  le  régime  interne  et  externe, 
la  propriété  collective.  Aux  /i 4,000  municipalités  improvisées  par 
la  Constituante  ont  succédé,  sous  le  Directoire,  6,000  ou  7,000  mu- 
nicipalités de  canton,  sorte  de  syndicats  locaux,  représentés  dans 
chaque  commune  par  un  agent  subalterne,  puis,  sous  le  Consulat, 
36,000  communes  distinctes  et  définitives.  Souveraines  au  début 
par  l'imprévoyance  et  l'abdication  de  la  Constituante,  les  communes 
sont  devenues,  sous  la  main  de  la  Convention,  des  sujettes  trem- 
blantes, livrées  à  la  brutalité  des  pachas  ambulans  et  des  agas  rési- 
dons que  la  tyrannie  jacobine  leur  imposait;  puis,  sous  l'Empire, 
des  administrées  dociles,  régies  d'en  haut  et  correctement,  mais 
sans  autorité  chez  elles,  partant  indifférentes  à  leurs  propres  affaires 
et  dépourvues  d'esprit  public.  D'autres  atteintes  plus  graves  les 
ont  blessées  encore  plus  à  vif  et  plus  à  fond.  Sur  un  décret  de  la 
Législative,  en  toute  commune  où  le  tiers  des  habitans  demandait 
le  partage  des  biens  communaux,  la  commune  a  été  dépouillée  et 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

son  patrimoine  immémorial,  dépecé  en  lots  égaux,  partagé  par 
iamilles  ou  par  tètes,  s'est  converti  en  petites  propriétés  privées. 
Sur  un  décret  de  la  Convention,  toute  la  fortune  communale,  actif 
et  passif,  a  été  englobée  dans  la  fortune  publique,  pour  s'anéantir 
avec  elle  par  la  vente  des  biens  fonciers,  par  le  discrédit  des  assi- 
gnats et  par  la  banqueroute  finale.  Après  cet  engloutissement  pro- 
longé, la  propriété  communale,  même  dégorgée  et  restituée  par  le 
fisc,  n'est  plus  telle  qu'auparavant;  une  fois  sorti  de  l'estomac  du 
monstre,  son  reliquat,  démembré,  gâté,  demi-digéré,  n'a  plus  sera- 
blé  inviolable  et  sacré  ;  une  liquidation  est  intervenue  ;  «  il  y  a 
beaucoup  de  communes,  dit  Napoléon  (1),  dont  les  dettes  ont  été 
payées  et  dont  les  biens  n'ont  pas  été  vendus;  il  en  est  beaucoup 
d'autres  dont  les  biens  ont  été  vendus  et  dont  les  dettes  n'ont  pas 
été  payées...  Il  en  résulte  que  les  propriétés  de  certaines  com- 
munes ne  sont  pas  très  respectables.  »  En  conséquence,  il  leur 
prend  à  toutes  d'abord  un  dixième  de  leur  revenu  foncier,  puis  le 
quart  du  produit  de  toutes  leurs  coupes  de  bois  extraordinaires  (2) , 
enfin  leur  capital,  tous  leurs  biens  fonciers  (3),  estimés  370  mil- 
lions; en  échange,  il  leur  donne  138  millions  en  inscriptions  de 
rente;  ainsi  la  perte  pour  elles,  comme  le  bénéfice  pour  lui,  est 
de  232  millions,  et  la  vente  à  l'encan  des  propriétés  communales, 
commencée  en  J813,  se  poursuit  sous  la  Restauration  en  1814,  en 
1815  et  jusqu'en  J816.  Une  société  humaine  traitée  de  la  sorte  et 
pendant  un  quart  de  siècle  cesse  d'être  une  personne,  elle  est  de- 
venue une  chose,  et,  là-dessus,  ses  membres  ont  fini  par  croire  que 
naturellement  elle  n'est  et  ne  peut  être  que  cela. 

Au-dessus  de  la  commune  presque  morte,  le   département  est, 
tout  à  tait  mort  :  là,  le  patriotisme  local  a  été  tué  du  premier  coup, 
à  l'origine,  par  la  destruction  des  provinces.  Parmi  tant  de  crimes 
politiques  et  tous  les  attentats  commis  par  la  Révolution  contre  la 
France,  celui-ci  est  un  des  pires  ;  la  Constituante  a  défait  des  grou- 

(1)  Pelet  de  la  Lozère,  Opinions  de  Napoléon  au  Comeil  d'État;  ]>.  277  (séance  du 
15  mars  1806).  —  Décret  dil.16  mars  1806  et  du  15  septembre  1807. 

(2)  Ibirl.,  276.  n  A  ceux  qui  objectaient  qu'un  impôt  ne  peut  être  établi  que.  par  un* 
loi,  Napoléon  répondait  que  ce  n'était  pas  un  impôt,  puisqu'il  n'y  a  d'impôts  que  ceux 
établis  par  la  loi,  et  que  ceci  (le  prélèvement  du  quart  des  coupes  extraordinaires) 
serait  établi  par  décret.  Il  faut  être  le  maître,  et  le  maître  absolu,  pour  employer  une 
telle  argumentation.  » 

(3)  Loi  du  20  mars  1813.  (Sont  exceptés  les  bois,  les  pâturages  et  pâtis  dont  Jes 
habitans  jouissent  en  commun,  les  édifices  affectés  à  un  service  public,  lespi'omenades 
et  jardins.)  —  Ce  que  la  loi  confisque,  ce  sont  les  biens  ruraux,  maisons  et  usines, 
affermés  et  produisant  un  revenu.  —  Thiers,  xvi,  279.  Le  5  pour  100  valait  alors 
75  francs,  et  13'<  millions  en  5  pour  100  donnaient  un  revenu  de  9  millions,  à  peu 
près  le  revenu  annuel  que  les  communes  tirarient  de  leurs  im-nscubles  confisqués. 


LA  RECONSTRUCTION  DE  LA  FRANCE  EN  1800.        751 

pemens  tout  faits  et  qui  étaient  l'œuvre  accumulée  de  dix  siècles, 
des  noms  historiques  et  puissans  dont  chacun  remuait  des  milliers 
de  cœurs  et  associait  des  milliers  de  volontés,  des  centres  de  col- 
laboration spontanée,  des  foyers  encore  chauds  de  générosité,  de 
zèle  et  de  dévoûraent,  une  école  pratique  de  haute  éducation  po- 
litique, un  beau  théâtre  offert  aux  talens  disponibles,  une  belle 
carrière  ouverte  aux  ambitions  légitimes,  bref  la  petite  patrie  dont 
le  culte  instinctif  est  un  premier  pas  hors  de  l'égoïsme  et  un  ache- 
minement vers  le  culte  réfléchi  de  la  grande  patrie.  Découpés  par 
des  ciseaux  de  géomètre  et  désignés  par  un  nom  géographique 
tout  neuf,  les  morceaux  de  la  province  ne  sont  plus  que  des  ag- 
glomérations factices  d'habitans  juxtaposés  ;  ces  assemblages 
humains  n'ont  pas  d'àme  ;  et,  pendant  vingt  ans,  le  législateur  ou- 
blie de  leur  communiquer  le  semblant  d'âme,  la  qualité  juridique 
dont  il  dispose;  c'est  en  1811  seulement  que  les  départemens 
deviennent  propriétaires  et  personnes  civiles;  au  reste  l'État  ne 
leur  confère  cette  dignité  que  pour  se  décharger  et  les  charger, 
pour  leur  imposer  des  dépenses  dont  beaucoup  ne  les  regardent 
pas  et  le  regardent,  pour  leur  faire  payer  à  sa  place  l'entretien  coû- 
teux de  ses  prisons,  de  ses  casernes  de  gendarmerie,  de  ses  palais 
de  justice,  de  ses  hôtels  de  préfecture  ;  même  à  cette  date  tardive, 
ils  ne  sont  pas  encore,  aux  yeux  des  jurisconsultes  et  devant  le 
conseil  d'Etat,  des  propriétaires  incontestés,  des  personnes  par- 
faites (1)  ;  cette  qualité  plénière  ne  leur  sera  donnée  que  par  la 
loi  de  1838.  —  Voici  donc  partout  sur  les  27,000  heues  carrées  du 
territoire,  au  département  et  à  la  commune,  la  société  locale  qui 
avorte  ;  elle  n'est  qu'une  créature  de  la  loi,  un  encadrement  artifi- 
ciel de  voisins  qui  ne  se  sentent  pas  liés  et  incorporés  par  le  voisi- 
nage ;  pour  que  leur  société  fut  viable  et  vivace,  il  faudrait  qu'à  la 
commune  et  au  département  ils  eussent  dans  le  cœur  et  dans  l'es- 
prit cette  pensée  qu'ils  n'ont  plus  :  «  Nous  sommes  ensemble,  dans 
le  même  bateau  ;  le  bateau  est  à  nous,  et  nous  en  sommes  l'équi- 
page. Nous  voici  tous  pour  le  manœuvrer  nous-mêmes,  de  nos 
mains,  chacun  à  son  rang,  dans  son  poste,  avec  sa  part,  petite  ou 
grande,  dans  la  manœuvre.  » 


H.  Taine. 


(1)  AuGOC,  tô.,  §§  55;  1,35. 


MARCELLE 


CORRESPONDANCE    DE     JEUNE     FILLE. 


Marcelle  à  sœur  Louise ,  au  couvent  des  dames  du  Saint-Sacrement. 

Ma  bonne  Louise, 

Pourquoi  rester  si  longtemps  sans  m'écrire?  —  Es-tu  malade?.. 
J'espère  bien  que  non,  —  et  que  je  ne  dois  accuser  que  ta  paresse, 

—  mais  il  y  a  des  circonstances  où  la  paresse  est  un  crime,  —  et 
si  tu  savais  combien  tu  me  manques,  —  comme,  privée  de  nos  cau- 
series, de  nos  joies  d'enfant,  je  me  sens  dépaysée  et  isolée  au  mi- 
lieu même  de  ma  tamille!  Je  suis  libre,  —  sans  sujétion  d'aucune 
sorte,  —  plus  de  travail  ni  d'étude,  —  et  pourtant  il  m'arrive  sou- 
vent de  regretter  ma  vie  de  couvent,  nos  récréations  et  nos  folies. 

—  Je  n'ai  à  me  plaindre  de  rien,  —  j'aime  tous  ceux  qui  m'entou- 
rent, tous  sont  alTectueux  pour  moi,  —  ce  sont  les  êtres  qui  me 
touchent  de  plus  près  au  monde,  —  et  cependant  je  ne  puis  pas 
dire  que  je  sois  heureuse.  Cette  vie  si  réglée,  si  uniforme,  me 
semble  monotone,  et  par  instant  me  pèse  au-delà  de  toute  idée.  Au 
couvent  c'était  aussi  réguher,  aussi  uniforme,  et  je  ne  m'ennuyais 
pas.  Mais  on  causait,  —  on  riait,  —  nous  disions  cent  sottises,  et 
c'était  une  distraction.  Ici,  tout  est  sérieux,  —  solennel.  —  Papa 
est  la  bonté  même,  mais  formaliste,  grave,  presque  sévère,  et  tout 
entier  à  des  idées  que  je  ne  crois  pas  celles  de  notre  temps.  — 
Maman,  bonne,  afïectueuse  à  l'occasion,  s'occupe  avant  tout  de  diri- 


MARCELLE.  753 

ger  la  maison,  —  et  cela  fait,  une  fois  les  ordres  donnés,  le  reste 
de  son  temps  se  passe  exclusivement  à  rendre  des  visites,  à  causer 
littérature  sacrée,  et  à  faire  des  tapisseries.  —  George  a  onze  ans  et 
est  en  pension  toute  la  journée.  —  Personne  avec  qui  causer,  avec 
qui  vivre.  —  Comprends-tu?  La  vie  de  province  est  si  calme,  si 
constamment  semblable  à  elle-même;  —  pas  un  incident,  —  un 
balancier  de  pendule  règle  tout,  et  il  semble  que  sa  course  soit  le 
seul  bruit  qu'on  entende. 

Depuis  trois  semaines  que  je  ne  t'ai  écrit,  il  ne  s'est  absolument 
rien  passé  qui  vaille  de  t'être  raconté.  Papa  a  eu  ses  douleurs,  ma- 
man a  fini  son  vingtième  coussin  (celui-ci  est  pourM-'d'Avranches). 
Ma  tante  La  Tremblaye  est  venue  passer  quatre  jours,  —  seule,  — 
mon  oncle  ayant  sa  goutte.  —  Maman  et  elle  se  sont  querellées 
tout  le  temps  à  propos  du  père  Passot,  dominicain,  —  qui  était 
venu  ici  avant  d'aller  à  Évreux.  —  Voilà,  rien  d'autre,  —  si,  l'hô- 
tel à  côté  du  nôtre  vient  d'être  loué.  Il  y  avait  dix  ans  qu'il  était 
"Vide,  —  personne  ne  voulait  l'habiter  depuis  le  suicide  du  dernier 
propriétaire.  —  François  assure  qu'on  entend  le  soir  des  bruits 
singuliers,  et  tout  le  monde  le  dit  à  ***.  Malheureusement  cela  ne 
donnera  pas  beaucoup  de  gaîté  à  la  rue.  Le  iutur  locataire  est  un 
vieux  garçon  qui  vit  seul,  retiré.  —  On  dit  qu'il  arrive  de  Paris. 
Cependant,  ma  tante  La  Tremblaye  prétend  l'avoir  vu  quand  il 
visitait  la  maison.  Et  lorsque  papa,  à  table,  a  dit  que  Paris  nous 
envoyait  une  de  ses  épaves,  elle  a  lait  un  «  par  exemple  !  »  —  et 
commencé  un  «  en  attendant  »,  qui  m'ont  fait  lever  les  yeux.  — 
J'ai  vu  qu'elle  faisait  des  signes  à  maman,  et  papa  l'a  arrêtée  en 
disant  :  «  Baronne,  vous  êtes  toujours  la  même.  »  Je  n'ai  rien  su 
de  plus. 

Au  revoir,  ma  bonne  Louise,  tu  vois  de  quelle  pauvreté  est 
cette  lettre.  Viens  à  mon  aide,  écris-moi  bien  vite,  et  surtout  parle- 
moi  longuement  de  toi. 

Marcelle  de  Bàvre. 

P.  S.  —  Quelle  folle  je  suis  de  n'avoir  pas  commencé  par  où 
j'aurais  dû  commencer!  Offre  mes  humbles  respects  à  notre  chère 
mère  supérieure,  et  dis-lui  que  je  la  remercie  encore  d'avoir  bien 
voulu,  quand  je  suis  partie,  me  donner  la  permission  de  corres- 
ponc"  -e  avec  toi. 

Le  comte  de  Bâvre  à  M.  Durand  aîné,  marchand  grainetier. 

Mon  cher  Durand, 

Envoyez-moi  une  provision  d'avoine  et  de  foin  pour  trois  mois. 
TOME  cxviii.  —  1890.  /i8 


754  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

La  récolte  en  foin  a  à  peu  près  manqué,  et  ce  qu'on  en  a  est 
resté  pour  la  ferme. 

Vous  êtes  lié,  je  crois,  avec  Guérin,  gérant  de  la  maison  à  côté 
de  chez  moi.  On  dit  qu'il  vient  de  la  louer.  —  Vous  m'obligeriez 
de  vous  informer  qui  va  venir  habiter  là.  —  On  aime  toujours  à 
savoir  qui  l'on  a  pour  voisin. 

Lettre  de  Durand  au  comte  de  Barre. 

Monsieur  le  comte, 

Bonne  note  est  prise  de  votre  commande,  et  j'espère  que  vous 
serez  satisfait  comme  d'habitude. 

Je  n'ai  pas  répondu  de  suite  à  monsieur,  parce  que  je  voulais 
pouvoir  lui  donner  le  renseignement  qu'il  demandait.  J'ai  reçu 
seulement  ce  matin  la  réponse  de  Guérin,  et  je  ne  puis  mieux  faire 
que  de  l'envoyer  à  monsieur  le  comte. 

Recevez,  monsieur  le  comte,  etc.,  etc. 

Lettre  de  Gucrîn  à  M.  Durand  aîné. 

Mon  cher  Durand, 

Je  ne  sais  même  pas  le  nom  du  locataire  de  l'hôtel.  C'est 
M*"  Germain,  notaire,  qui  a  loué  pour  lui.  Je  n'ai  vu.  le  monsieur 
qu'une  fois.  Il  a  Tair  d'un  homme  très  riche.  Il  est  jeune  et  arrive 
de  Paris.  Je  sais  qu'il  a  des  chevaux.  Il  a  beaucoup  ri  des  bruits 
de  revenans.  C'est  bien  heureux,  sans  cela  nous  n'aurions  jamais 
loué.  Maître  Germain  pourrait  vous  donner  tous  les  renseigne- 
mens,  moi  je  ne  sais  rien  de  plus. 

Tout  à  votre  service,  je  vous  salue  d'amitié. 

Sœur  Louise  à  Marcelle  de  Bâvre. 

f  Vive  Jésus  et  Marie! 

Ma  bonne  petite  Marcelle, 

Tu  as  raison  de  ne  pas  m'en  vouloir.  —  La  vérité  est  que  j'ai 
été  un  peu,  —  je  dirai  même  assez  malade  depuis  un  mois.  Je 
crois  que  j'ai  voulu  faire  un  peu  plus  que  mes  forces,  et  Dieu  m'a 
prouvé  qu'il  n'accepte  pas  les  grands  éclats  de  zèle  intempestif. 
J'ai  fini  par  avoir  un  refroidissement.  —  Je  ne  me  lève  que  depuis 
deux  jours,  et  suis  très  faible. 


MARCELLE.  755 

Je  t'aime  toujours  de  tout  mon  cœur.  —  Dès  que  je  pourrai,  je 
t'écrirai  longuement,  mais  aujourd'hui  je  n'en  ai  pas  lalorce. 

Notre  chère  mère  est  sensible  à  tous  tes  sentimens.  Elle  s'est 
contentée  de  fendre,  avec  un  coupe-papier,  l'enveloppe  de  ta 
lettre,  qu'elle  m'a  tendue,  en  disant  :  «  La  règle  est  sauve.  »  — 
A  bientôt,  il  faut  que  je  m'arrête. 

3P  Germain,  notaire,  à  M.  Guérin. 

Mon  cher  monsieur  Guérin, 

Veuillez  faire  faire  tout  de  suite  les  petites  réparations  dont  nous 
sommes  convenus.  Les  papiers  sont  frais,  on  les  accepte  quoiqu'ils 
ne  soient  pas  beaux.  Une  des  boiseries  du  salon  a  besoin  d'un  rac- 
cord. La  cour  devra  être  nettoyée  ainsi  que  le  jardin.  Ce  qu'il 
y  a  de  plus  pressé,  ce  sont  les  travaux  pour  aménager  les  écuries  en 
boxes.  Voyez  donc  le  menuisier.  Dans  dix  jours  juste,  le  loca- 
taire arrivera.  Faites  surtout  aérer  tous  les  jours  la  maison,  il  y  a 
partout  une  odeur  de  moisi. 

Marcelle  de  Bâvre  à  sœur  Louise, 

Ma  bonne  Lou'se, 

Je  n'y  tenais  plus,  maman  m'a  accordé  tout  de  suite  ce  que  je  lui  ai 
demandé.  Nous  partons  demain  pour  le  couvent,  elle  et  moi, —  et 
je  vais  te  voir,t'embrasser,  entends-tu?  Papa  lui-même  a  approuvé, 
et  quand  il  a  su  que  c'était  toi,  il  s'est  écrié  :  «  Un  des  beaux  noms 
de  nos  anciens  états,  il  faut  y  aller.  »  Tu  vois,  humble  sœur,  que, 
pour  une  fois,  noblesse  t'aura  servie. 

La  comtesse  de  Bâvre  au  comte. 

Mon  cher  Alfred, 

Nous  sommes  arrivées  avec  une  fatigue  énorme  et  dans  des  flots 
de  poussière.  Si  Victoire  ne  m'avait  pas  bien  garni  mon  néces- 
saire, —  je  ne  sais  pas  comment  j'aurais  fait  pour  supporter  le 
voyage.  Tout  le  couvent  est  venu  nous  recevoir,  l'abbesse  en  tête. 
C'est  une  femme  très  bien  et  qui  a  vraiment  du  monde.  Le  couvent 
est  agréable,  tout  a  un  air  de  propreté.  Les  jardins  sont  superbes, 
.et  par  ces  couchers  de  soleil  de  septembre,  les  arbres,  fort  vieux, 
ont  des  tons  à  peindre. 


756  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Vous  me  ferez  bien  plaisir  de  recevoir  samedi  l'abbé  Fleury  à 
dîner,  comme  d'habitude.  Vous  lui  ferez  les  honneurs  pour  moi. 
Recommandez  à  Victoire  de  laisser  la  fenêtre  de  ma  chambre  ou- 
verte tous  les  jours  jusqu'au  coucher  du  soleil  (sauf  les  temps  de 
pluie,  bien  entendu).  J'ai  commandé  un  chapeau  de  demi-saison  à 
Dupont,  avant  de  partir,  et  de  grosses  bottines  chez  Letellier. 
Faites  passer  chez  eux,  —  que  je  trouve  cela  à  mon  retour.  Je  suis 
très  bien  ici  et  y  passerai  une  huitaine  sans  ennui.  Étes-vous  con- 
tent de  George?  qu'il  ne  néglige  pas  son  histoire  de  France  sur- 
tout. Jamais  on  n'a  eu  autant  besoin  de  la  savoir. 

Au  revoir,  mon  cher  Alfred,  je  vous  embrasse  afîectueusement. 

De    LoRMOY,    COMTESSE  DE    BÂVRE. 

P.-S.  —  La  sœur  Louise  va  mieux.  Elle  est  vraiment  touchante 
et  intéressante.  Arrangez-vous  samedi  pour  avoir  un  gibier  d'eau 
quelconque.  Commandez-en  d'avance  chez  Guitron,  qui  s'en  procu- 
rera; il  sait  ce  que  je  prends  d'ordinaire. 

Le  comte  de  Bâvre  à  la  comtesse. 

Ma  chère  Sophie, 

Je  n'ai  rien  à  vous  dire.  Je  suis  content  de  George.  J'ai  noté 
toutes  vos  commissions.  On  dirait  que  le  temps  va  se  mettre  à  la 
pluie,  ma  jambe  me  donne  des  inquiétudes.  L'abbé  Fleury  est  ma- 
lade (une  indigestion  probablement)  et  ne  sort  pas  ;  —  il  ne  viendra 
donc  pas  samedi.  La  jument  boite,  ce  qui  m'ennuie  fort,  attendu 
que  je  n'aime  pas  à  atteler  l'alezan  tous  les  jours.  Notre  voisin  va 
bientôt  arriver  :  il  y  a  chez  lui  une  armée  d'ouvriers.  J'ai  passé 
la  soirée  hier  chez  les  d'Aubray.  Demain,  je  dîne  chez  le  Prési- 
dent. 

Roger  à  Maximilien. 

Mon  cher  Max, 

Votre  lettre  est  un  crève-cœur  pour  moi.  Quoi!  vous  allez  quitte 
Vienne  pour  deux  mois,  et  je  l'apprends  au  moment  où  je  viens, 
moi,  de  quitter  Paris.  Quelle  fatalité!  Se  voir  si  rarement  et  man- 
quer une  occasion,  je  ne  dis  pas  de  se  voir,  car  nous  nous  verrons, 
mais  de  passer  ses  journées  ensemble.  —  C'est  une  malchance  com- 
plète. Enfin,  vous  vous  enterrerez  ici  avec  moi,  ou  je  retournerai 
dans  ce  Paris  abhorré,  si  vous  ne  pouvez  venii*  à  la  montagne... 


MARGELLE.  757 

Yous  le  savez,  depuis  longtemps,  j'avais  pris  Paris  en  dégoût. 
Cette  vie  factice,  —  toute  d'extérieur,  dont  les  côtés  brillans  vous 
séduisent,  vous  étranger,  m'était  à  charge.  Quand  je  sortais  de 
Paris,  je  m'écriais  :  il  y  a  donc  encore  des  ioréts,  des  rivières,  des 
bois,  des  prairies  et  des  fleurs?  —  Quel  bonheur  que  tout  cela 
n'ait  pas  péri!  Et  je  m'enivrais  de  grand  air  et  d'espace  comme 
un  animal  qui  s'échappe.  Lorsque  dans  mes  excursions  en  pro- 
vince, je  rencontrais  de  beaux  visages  de  femmes,  je  pensais  aux 
créatures  étiolées,  aux  laces  pâlies  par  la  fatigue  des  veilles  et  que 
si  souvent  on  rencontre  dans  le  cher  Paris;  —  je  pensais  sur- 
tout aux  toilettes  absurdes,  sous  lesquelles  se  meut  tout  ce  monde 
maladif,  —  et  je  me  promettais  de  rompre  tôt  ou  tard  avec 
la  vie  fausse  où  nous  sommes  tous  arrivés.  Le  temps  est  enfm 
venu  :  j'ai  quitté  Paris.  —  Mon  cher  Max,  je  suis  un  amateur  de 
belles  fleurs,  de  grand  air  sam  et  pur,  et  de  beaux  visages 
de  femmes.  Quand  je  n'en  trouverai  plus  sur  la  terre,  je  passerai 
ma  vie  devant  les  toiles  du  Giorgione,  du  Véronèse  ou  du  Titien. 
—  Puisque  je  ne  puis  tuer  tout  à  fait  sa  Seigneurie  mon  âme,  le 
moins  que  je  puisse  faire  pour  elle,  c'est  de  la  mettre  dans  un 
miheu  où  elle  ne  souffre  pas  trop  !  c'est  ce  que  je  vais  faire. 

A  un  autre  jour,  cher  Max,  pour  vous  dire  plus  en  détail  où  je 
suis,  —  ce  que  j'y  fais,  —  ma  lettre  se  fait  longue  et  il  est  temps 
que  je  m'arrête. 

Votre  affectionné,  etc. 

La  comtesse  de  Bâvre  à  son  mari. 

Mon  cher  Alfred, 

Nous  restons  ici  jusqu'à  jeudi  matin.  Nous  arriverons  ce  jour- 
là  à  la  maison  à  trois  heures.  Je  vous  serai  obligé  de  faire  dire 
à  Annette  de  me  préparer  un  bon  consommé,  rien  ne  me  remet 
mieux  quand  je  suis  fatiguée.  Marcelle  aurait  voulu  emmener  la 
sœur  Louise  passer  une  quinzaine  avec  nous  pour  sa  convales- 
cence. J'ai  pensé  que  vous  ne  vous  y  opposeriez  pas  ;  l'abbesse  y 
consentait,  mais  le  médecin  refuse  pour  le  moment.  Nous  verrons 
dans  quelque  temps  si  tout  le  monde  est  toujours  dans  les  mêmes 
intentions.  Le  temps  est  toujours  très  beau,  mais  les  soirées  sont 
fraîches,  ce  qui  nous  oblige  à  rester  dans  notre  chambre  ou  au 
salon  avec  la  supérieure  et  ces  dames,  et  c'est  monotone.  J'ai  eu 
un  commencement  de  rhume.  Il  y  a  dans  le  parc  du  couvent  un 
étang  qui  donne  d'excellent  poisson.  La  cuisinière  en  fait  des 
pâtés  exquis.  —  J'ai  fait  écrire  sa  recette  par  Marcelle.  Si  vous  me 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

donnez   de  vos  nouvelles,   vous    n'avez   que   jusqu'à    mercredi 
pour  écrire. 

Au  revoir,  mon  cher  Alfred,  je  vous  embrasse  affectueusement. 

Le  comte  de  Bâvre  à  m  femme. 

Ma  chère  Sophie, 

Je  n'ai  aucune  objection  à  faire  au  voyage  de  la  sœur  Louise. 
Rien  à  vous  dire  d'intéressant. 

Votre  chapeau  est  arrivé.  L'abbé  Fleury  est  venu  hier  soir,  il 
allait  bien  et  est  resté  assez  tard.  Notre  voisin  est  installé  dans 
l'hôtel  d'à  côté.  —  11  sort  tous  les  matins  à  cinq  heures  et  demie 
avec  sa  voiture  et  fait  un  bruit  affreux.  —  Voilà  deux  jours  qu'il 
me  réveille.  A  jeudi,  ma  chère  Sophie.  —  Je  vous  embrasse. 

Marcelle  à  samr  Louise. 
Ma  bonne  Louise, 


I 


'? 


Nous  sommes  bien  arrivées.  Maman  était  un  peu  fatiguée,  mais  de 
fort  bonne  humeur.  Tu  as  eu  le  talent  très  appréciable  de  faire 
tout  à  fait  sa  conquête,  et  dès  que  le  médecin  le  voudra  bien,  tu 
seras  reçue  ici  à  bras  ouverts.  Papa  lui-même  me  l'a  dit.  Comme 
ces  dix  jours  ont  passé!  Que  nous  étions  bien  près  de  toi!  Si  je 
n'avais  pas  l'espérance  de  te  voir  arriver,  je  ne  sais  comment  je 
ferais  pour  supporter  ma  solitude  après  de  si  bons  jours.  Nous 
allons  faire  tantôt  des  visites  avec  maman.  Il  y  a  cependant  un 
élément  nouveau  dans  notre  existence.  C'est  un  commencement 
de  querelle  avec  notre  voisin  qui  est  fort  bruyant.  11  réveille  le  matin 
papa,  dont  la  chambre  est  sur  la  rue.  Mon  père  a  fait  parler  à 
son  cocher,  qui  naturellement  a  refusé  de  rien  rapporter  à  son 
maître.  Papa  a  envoyé  un  billet  qui  est  resté  sans  réponse.  —  En 
attendant,  la  voiture  continue  son  tintamarre.  Tout  le  monde  est 
furieux.  0  Montaigus  !  ô  Capulets  !  histoire  éternellement  neuve. 
Ma  bonne  Louise,  prends  donc  vite  des  forces.  —  Mange  de  doubles 
morceaux.  —  Viens  vite.  —  Si  tu  savais  comme  je  m'ennuie! 

Marcelle  à  la  même. 

-    Ma  bonne  Louise, 

Il  est  entendu  que  nous  serons  à  la  gare  pour  te  recevoir  de  de- 
main en  huit;  mais,  je  t'écrirai  d'ici  là,  et  d'ailleurs,  je  compte 
aussi  sur  une  lettre  de  toi. 


MAHCIÎLLE.  759 

Je  t'ai  parlé  de  riiritation  de  papa  à  propos  de  notre  nouveau 
Toi>in.  L'incident  prend  une  importance  considérable  et  di\dse  la 
maison  en  deux  factions,  celle  de  maman  (Montaigu)  et  celle  de 
papa  (Gapulet).  On  m'a  refusé  l'honneur  de  faire  partie  d'aucun 
camp  ;  lorsque  je  dis  que  l'incident  prend  de  l'importance,  cela  ne 
signifie  pas  que  la  chose  s'aggrave;  au  contraire,  tout  est  apaisé; 
mais  la  question  est  à  l'ordre  du  jour,  non  à  cause  de  ce  mon- 
sieur en  lui-même,  mais  à  cause  des  opinions  contraires  de  papa  et 
de  maman,  qui  semblent  en  faire  une  question  d'amour-propre. 

Papa  a  pris  ce  monsieur  en  antipathie,  —  maman  en  sympathie. 
11  n'est  pas  de  défaut  que  papa  ne  lui  prête,  maman  est  toute  dis- 
posée à  en  faire  grand  cas.  —  Voilà  un  sujet  de  discussion  tout 
trouvé  pour  cet  hiver. 

Au  revoir,  bonne  Louise,  —  écris,  —  parle  surtout  de  toi;  — moi, 
que  te  dirais -je  de  moi-même? 

Mille  embrassemens  afiectueux. 

Roger  a  Maximilien. 

Mon  cher  ami, 

J'ai  reçu  votre  aimable  lettre  et  la  promesse  consolante  qu'elle 
me  donne  que  vous  viendrez  vous  enterrer  quelque  temps  avec 
moi.  Je  tâcherai  de  vous  rendre  le  dévoûment  léger,  —  et  j'irai  à 
mon  tour  me  reciviliser  un  peu  à  Paris  avec  vous. 

Ma  nouvelle  existence  me  satisfait  entièrement.  Je  n'ai  pas,  je 
crois,  à  vous  exphquer  par  le  menu  les  raisons  qui  me  l'ont  fait 
embrasser.  Vous  connaissez  de  longue  date  mon  dégoût  pour  la 
société  de  notre  époque,  — pour  ses  plaisirs  vides,  sa  vie  absurde. 
Je  n'ai  nulle  prétention  à  la  misanthropie,  cependant  je  dois  m'avouer 
un  sauvage,  et  j'ai  enfin  mis  à  exécution  des  projets  longtemps  ca- 
ressés. A  Paris,  je  menais  une  vie  d'études  et  d'isolement,  confiné 
dans  la  société  de  mes  chiens  et  de  mes  chevaux  :  j'étais  à  l'étroit 
dans  un  air  concentré,  sans  belle  vue  ou  sites  agréables  dans  mes 
entours.  —  Ici,  j'ai  des  jardins  sous  les  yeux,  un  silence  que  ti'ou- 
blent  seules  les  cloches  de  la  cathédrale  qui  berceront  mélodieu- 
sement votre  sehnsucht  allemande,  —  d'admirables  promenades  à 
un  demi-kilomètre,  —  et  surtout  pas  un  fâcheux,  pas  un  impor- 
tun qui  me  puisse  venir  troubler,  car  je  ne  connais  pas,  —  je  ne 
dirai  pas  un  chien,  je  serais  très  flatté  de  sa  connaissance,  — 
mais  une  seule  âme  qui  vive.  N'est-ce  pas  délicieux?  Je  vais  pas- 
ser de  longues  heures  sous  les  voûtes  romanes  de  l'église.  Je  foule 
avec  déhces  ses  pierres  tombales  gravées  d'armoiries,  et  je  m'ou- 
blie parfois  en  extase  devant  les  vieux  tableaux  noircis  des  cha- 


760  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pelles.  —  Le  sacristain,  que  j'ai  soudoyé,  me  laisse  monter  dans 
les  galeries  de  la  tour.  J'ai  trouvé  au  haut  d'un  petit  escalier  tour- 
nant un  fragment  de  colonne  où  je  m'assieds.  De  là,  je  ne  dé- 
couvre que  la  campagne  et  le  ciel  !  Je  peux  m'y  croire  à  mille 
lieues  de  l'homme  de  Platon.  A  l'aube,  je  me  promène  à  travers 
les  rues  silencieuses,  absolument  désertes,  et  où,  sans  trop  cher- 
cher, je  puis  trouver  de  l'herbe  sous  mes  pas,  —  entre  les  pavés. 

—  Je  fais  des  excursions  à  perte  de  vue,  —  seul  avec  mes  bêtes, 

—  partant  à  l'aurore,  rentrant  à  la  nuit.  Je  dépiste  et  visite  toutes 
les  antiquailles  des  environs.  Tout  cela  peut  paraître  monotone,  — 
pour  moi,  c'est  plein  de  saveur,  et  j'ai  des  ravissemens  qu'on  ne 
saurait  soupçonner.  La  mer  n'est  pas  non  plus  très  loin.  Je  vais  de 
temps  en  temps,  quand  mes  chevaux  sont  reposés,  revoir  cette 
vieille  nourrice  qui  a  si  bien  bercé  mon  enfance,  tantôt  de  sa 
plainte  monotone,  tantôt  de  ses  hurlemens  sauvages.  Tout  me 
donne  lieu  d'espérer  que  cet  hiver  le  vent  gémira  dans  mes  corri- 
dors. Encore  un  souvenir  d'enfance  que  je  retrouverai  avec  bon- 
heur, —  et  qui  me  manque  depuis  bien  longtemps.  Et  à  propos 
de  mes  corridors,  il  faut  que  je  vous  dise  où  j'habite.  Ma  demeure 
est  l'hôtel  d'un  ancien  premier  Président  au  parlement  de...,  avant 
la  révolution.  Le  Président  était  à  la  fois  mondain,  chasseur  et 
grand  jurisconsulte.  Tout  cela  se  sent  dans  l'hôtel.  La  large  cour 
est  bordée  à  droite  par  de  superbes  écuries,  à  gauche  par  des 
chenils.  La  porte  cochère,  très  haute  et  de  bel  aspect,  annonce 
bien  le  premier  magistrat  de  la  province.  Le  salon,  tout  en  boise- 
ries d'un  gris  blanc,  a  des  dessus  de  portes  surmontés  de  tru- 
meaux où  gambadent  des  bergères  noircies,  sous  des  plafonds  de 
cinq  mètres  de  hauteur.  La  salle  à  manger  a  encore  ses  vieilles 
tapisseries,  sans  valeur,  mais  bien  meublantes,  et  une  cheminée 
que  devaient  orner  des  landiers  monstrueux.  Enfin,  le  cabinet, 
aménagé  en  bibliothèque,  a  des  rayons  tout  prêts  pour  des 
livres  innombrables.  Les  derrières  de  l'hôtel  sont  occupés  par  un 
grand  jardin  où  se  prolonge  bizarrement  une  aile  en  retour,  —  fort 
importante,  —  et  où  j'ai  choisi  ma  chambre  à  coucher  parce  qu'elle 
est  en  plein  midi.  L'aspect  général  du  bâtiment,  avec  ses  hautes 
fenêtres  aux  tout  petits  carreaux  verdàtres  et  ses  murs  noircis,  est 
triste,  sévère,  —  pour  ne  pas  dire  plus.  C'est  ce  que  je  voulais, 
c'est  bien  l'étui  où  mettre  ma  sombre  humeur.  Le  jardin  est  su- 
perbe, rempli  de  fleurs,  et  possède  sur  la  pelouse  du  milieu  un 
bassin  avec  un  vrai  jet  d'eau  qui  va,  et  deux  ou  trois  nymphes 
de  marbre  de  l'ancien  régime  auxquelles  il  ne  manque  guère  que 
le  nez,  les  mains  et  les  oreilles.  Que  puis-je  demander  de  plus? 

La  ville..,  je  dois  avouer  que  la  ville  est  absolument  triste  et 
déserte.  Peu   de  passans  dans  les  rues,  —  de  mon  côté  pas  de 


I 


MARCELLE.  761 

boutiques,  rien  que  des  hôtels,  entre  autres  celui  de  l'archevêché, 
inhabité  depuis  soixante  ans,  le  siège  du  diocèse  ayant  changé.  Les 
gens  m'ont  regardé  en  s'arrétant  les  premiers  jours.  Maintenant, 
ils  regardent  encore,  mais  ne  s'arrêtent  plus.  J'ai  eu  maille  à  partir 
avec  mon  voisin,  qui  habite  un  hôtel  à  lui,  parce  que  ma  voiture 
le  réveillait  le  matin.  J'ai  déféré  à  ses  désirs,  mais  il  ne  m'en  aime 
pas  plus  pour  cela,  et  me  regarde  d'assez  mauvaise  grâce  quand  il 
me  rencontre...  D'ailleurs,  nous  nous  rencontrons  rarement,  —  et 
c'est  une  garantie  de  plus  contre  les  tendances  à  voisiner.  Je  crois 
donc  que  je  serai  tranquille,  que  je  vais  pouvoir  vivre  comme  un 
liibou,  loin  du  tumulte,  loin  de  l'engeance  maudite  des  Philistins. 
—  Amen! 

A  vous,  bien  affectueusement. 

Soeur  Louise  à  Marcelle. 

+  Vive  Jésus  et  Marie  ! 

Ma  chère  Marcelle, 

Que  dirai-je  donc,  moi,  la  recluse,  dont  tu  es  venue  égayer, 
animer  la  solitude,  —  et  qui  reste  seule  dans  ce  désert  de  cam- 
pagne, sans  une  amie  à  qui  parler,  rien  qu'avec  des  compagnes 
bonnes,  aimables,  mais  forcément  hidifférentes?  J'ai  tort  de  dire 
que  je  suis  seule,  —  c'est  un  blasphème,  —  ne  me  reste-t-il  pas 
Celui  (jui  seul  remplit  tout  et  est  à  lui  seul  un  monde?  Et  n'est-ce 
pas  le  moment  de  m'écrier:  «Que  tous  les  docteurs,  que  toutes  les 
voix  se  taisent  devant  vous  !  Parlez-moi  vous  tout  seul  !  »  D'ail- 
leurs, «  la  cellule  qu'on  quitte  peu,  devient  chère,  »  et  comment 
en  goûterai-je  les  douceurs  si  je  ne  suis  un  peu  isolée? 

Mais  je  ne  suis  pas  encore  très  aguerrie,  très  forte  d'âme  ;  je 
me  plais  à  m'imaginer  que  c'est  ma  santé  un  peu  aliaibhe  qui  en 
est  cause,  —  que  je  ferai  mieux  plus  tard,  et  que  Dieu  me  par- 
donnera si,  en  ce  moment,  je  n'ai  pas  encore  l'esprit  de  détache- 
ment parlait. 

Ecris-moi  donc,  chère  petite  amie,  et  viens  un  peu  à  mon  aide. 
Toi  et  ta  mère  vous  me  manquez,  —  elle  était  bien  bonne  pour 
moi  sous  son  apparente  frivohté  (ce  mot  ne  te  blesse  pas?).  J^cris- 
moi  bien  longuement,  —  donne-moi  tous  les  détails  possibles  sur 
ta  vie,  —  les  plus  indifïérens  me  seront  chers  et  reni;, liront  ma 
propre  vie,  —  jusqu'à  la  semaine  prochaine  !  Mon  voya  .c  chez  toi 
sera  une  des  dernières  joies  du  monde  que  je  goûterai,  pt-ai  être  la 
dernière,  avant  de  dire  adieu  à  tout. 

Donc,  une  longue  lettre,   n'est-ce  pas,  bonne  chérie,  —  si  tu 
savais  avec  quelle  impatience  je  l'attends! 


762  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

Marcelle  à  sœur  Louise. 

Ma  bonne  Louise, 

Il  y  a  dans  ta  lettre  un  fond  de  tristesse  qui  m'inquiète.  —  J'es- 
père que  ce  n'est  qu'une  aiïaire  de  santé,  —  comme  tu  le  dis,  — 
mais  il  iaudra  que  nous  tirions  tout  cela  au-  clair,  et,  tu  le  sais, 
ce  n'est  pas  à  moi  que  tu  cacheras  la  vérité. 

Tu  veux  des  détails  ?  Je  vais  t'en  donner,  —  d'autant  mieux  qu'il 
se  prépare  peut-être  un  ou  plusieurs  gros  événemens,  —  et  que, 
par  extraordinaire,  j'ai  presque  quelque  chose  à  te  raconter.  Je 
commence  par  le  commencement. 

Il  y  a  trois  jours,  maman  a  reçu  le  matin  une  lettre  de  ma  tante 
La  Tremblaye.  J'étais  là  quand  elle  l'a  lue  :  elle  a  paru  préoccu- 
pée. Elle  est  montée  dans  le  cabinet  de  papa  et  est  restée  long- 
temps à  causer  avec  lui.  Au  déjeuner  de  onze  heures,  papa,  en  se 
mettant  à  table,  lui  a  rendu  la  lettre  de  ma  tante.  —  a  Eh  bien!  a 
dit  maman.  —  Soit,  a  répondu  mon  père,  —  répondez  comme  nous 
en  sommes  convenus.  »  Dans  l'après-midi,  maman  a  dit  à  Victoire 
de  préparer  la  chambre  bleue  que  ma  tante  occupe  toujours,  et  à 
François  de  préparer  \q  pavillon  du  jardin.  C'est  un  appartement 
séparé  qu'on  ne  donne  qu'aux  étrangers.  Ceci  m'a  intriguée,  et  je 
me  suis  recueillie  dans  l'attente  de  grandes  choses.  Les  grandes 
choses  sont  en  effet  venues.  Maman,  tout  en  triant  des  journaux, 
m'a  dit  :  «  Marcelle,  une  bonne  nouvelle  à  t'annoncer.  Ta  tante 
Adélaïde  va  venir  passer  quelques  jours.  Es-tu  contente?  »  Puis, 
elle  a  ajouté  :  «  Elle  amène  avec  elle  un  monsieur  de  ses  amis  qui 
va  à  ***  et  qui  nous  fera  l'amitié  de  passer  un  jour  ici.  Il  paraît 
que  c'est  un  jeune  homme  charmant  et  très  lié  avec  tes  cousins.  » 
J'ai  regardé  maman,  qui  m'examinait  d'un  air  singulier.  J'ai  rougi, 
maman  aussi.  Maman  m'a  regardée  encore,  puis  elle  m'a  pris  la 
tête  et  m'a  embrassée  sur  les  deux  joues  si  tendrement...  J'ai  senti 
que  je  devenais  ti'ès  pâle,  —  et  que  ma  figure  dansait,  —  je  me 
suis  jetée  au  cou  de  maman,  —  et  me  suis  mise  à  pleurer,  —  mais 
à  pleurer!  en  lui  disant  :  «  Ah!  maman,  si  vous  m'aimiez  toujours 
ainsi  !  »  Maman  s'est  dégagée,  —  a  repris  un  petit  ton  sec  et  m'a 
dit  :  «  C'est  bon  !  C'est  bon  !  »  —  Mais  il  me  semble  qu'en  s'en  allant 
elle  a  essuyé  une  petite  larme. 

Le  lendemain,  il  n'y  a  rien  eu.  Le  surlendemain,  papa,  en  dî- 
nant, a  parlé  de  l'étranger  qui  accompagne  ma  tante.  Il  a  dit  : 
«  J'ai  eu  un  camarade  de  promotion  qui  s'appelait  de  Saint-Pieire, 
—  Gustave,  je  crois.  —  Ce  doit  être  un  oncle,  —  sinon  le  père  de 
ce  monsieur.  La  famille  est  excellente,  très  ancienne.  Il  me  semble 
qu'ils  ont  dans  leur  écusson  une  clé  en  pal,  —  par  allusion  au 


MARGELLE.  763 

nom,  des  armes  parlantes.  »  C'a  été  tout...  Quand  j'ai  embrassé 
maman  le  soir,  elle  m'a  dit  :  «  Tu  t'habilleras  demain  pour  le  dé- 
jeuner de  onze  heures.  » 

Je  me  suis  habillée  en  effet.  La  vieille  Victoire,  en  passant,  s'est 
mise  à  rire,  et  a  dit  :  «  Comme  mademoiselle  est  belle  aujour- 
d'hui !  »  —  Papa  a  passé  l'inspection  de  ma  toilette,  comme  au 
réghnent.  —  Enfin,  il  n'y  a  pas  jusqu'à  ce  gamin  de  George  qui,  en 
me  voyant,  n'ait  jugé  à  propos  de  dire  son  mot  et  de  s'écrier  : 
«  Hum!  uarcelle.  —  Hum!  )>  Ce  qui  est,  à  ce  qu'il  paraît,  dans  le 
langage  du  collège,  le  nec  plus  ultra  des  termes  laudatifs.  A  dix 
heures,  pipa  est  parti  avec  George  dans  le  landau,  et  est  revenu 
au  bout  d  une  demi-heure  avec  ma  tante,  sept  cartons,  et  sous  les 
cartons  M.  Athanase  de  Saint-Pierre,  qui  y  faisait  encore  figure, 
car  il  est  grand,  gros,  liaut  en  couleur,  de  visage  plein  et  de  com- 
plexion  joyeuse.  Le  déjeuner  a  été  fort  gai.  C'est  l'oncle  de  M.  de 
Saint-Pierre  que  papa  a  connu.  Lui,  a  connu  mes  cousins  à  Paris 
chez  les  Pères,  où  il  a  été  élevé.  Il  est  très  aimable  et  très  amu- 
sant, avec  des  histoires  de  chasse  presque  croyables  et  qui  ont  fait 
rire  jusqu'à  papa.  On  avait  arrangé  une  visite  à  la  ferme  pour 
l'après-midi.  Nous  sommes  partis  en  char-à-bancs,  parce  que  nous 
étions  six.  Nous  sommes  arrivés  vers  trois  heures.  On  a  bu  du 
lait,  mangé  des  galettes,  qui  ont  été  improvisées  dans  le  four  de 
la  ferme.  Jusque-là  tout  allait  bien.  Mais  vers  six  heures,  le  ciel 
s'est  couvert,  les  arbres  du  jardin  ont  commencé  à  avoir  des  tres- 
saillemens.  On  a  vite  attelé,  et  nous  sommes  revenus  grand  train. 
Nous  étions  juste  à  moitié  chemin  quand,  crac!  voilà  un  trait  qui 
casse,  —  et,  par  une  fatalité,  pas  une  corde,  pas  même  une  ficelle 
pour  le  raccommoder,  et  la  route  monte  et  est  fraîchement  em- 
pierrée, ce  qui  oblige  les  chevaux  à  tirer  beaucoup.  —  a  Nous 
voilà  bien,  a  dit  papa,  —  l'orage  arrive,  —  il  n'y  a  pas  une  mai- 
son en  vue.  —  Nous  n'avons  pas  un  parapluie  à  nous  six.  Il  y  a 
une  heure  à  perdre  pour  aller  à  la  ferme  et  revenir,  —  pas  moyen 
de  bouger.  —  Mesdames,  vous  allez  être  trempées  jusqu'aux  os! 
C'est  gai!  »  —  Voilà,  ma  chère  Louise,  où  nous  en  étions; 
mais  le  ciel,  ma  chère,  veillait  sur  nous.  —  C'est  ici  que  l'intérêt 
devient  palpitant,  —  écoute  bien.  —  Nous  étions  donc  là  à  nous 
lamenter,  —  François  dételait  un  cheval  pour  courir  à  la  ferme, 
quand  tout  à  coup  :  Oiiah  !  Oiiah  !  Ouah  !  comme  dans  la  ballade 
du  féroce  chasseur,  —  deux  chiens  oranges,  —  deux  braques 
superbes,  —  la  langue  pendante,  la  queue  au  vent,  arrivent  à 
fond  de  train  ;  —  les  circonstances  étaient  graves.  Cependant 
M.  de  Saint-Pierre  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  :  —  a  Dieu  !  les 
belles  bêtes!  ce  sont  des  chiens  de  ChantiMy,  —  je  n'ai  jamais  rien 
vu  d'aussi  beau.  » 


764  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Papa  regarde,  fronce  le  sourcil  et  dit  :  —  «  Ce  sont  les  chiens 
de  notre  voisin,  ce  doit  être  lui  qui  arrive.  —  Dieu  soit  loué  ! 
s'écrie  maman.  —  Et  pourquoi,  ma  chère?  demande  papa  sévère- 
ment. —  Ma  foi,  dit  maman,  je  n'en  sais  rien,  mais  dans  les  mal- 
heurs publics  !..  »  En  effet, nous  entendons  le  bruit  d'une  voiture; 
et,  bien  assis  dans  une  charrette  anglaise,  attelée  d'une  splendide 
jument  baie,  un  monsieur  arrive-  d'un  train  d'enfer.  Nous  restoins 
stoïquement  immobiles.  —  Pas  un  geste  ne  trahit  l'horreur  de 
notre  situation,  —  nous  ne  voulons  même  pas  hisser  un  pavillon 
de  détresse,  —  et  cette  voiture,  c'est  tout  notre  espoir!  —  Nous 
allons  être  dépassés.  —  Heureusement  notre  voisin,  —  car  c'est 
lui,  —  notre  cher,  —  notre  bon,  —  notre  secourable  voisin  a  vu 
d'un  coup  d'oeil  notre  embarras.  —  Il  arrête  la  jument,  qui  fait 
mine  de  se  cabrer,  —  donne  un  ordre  à  son  cocher,  qui  ouvre  le 
coflre  de  la  charrette,  en  tire  deux  parapluies,  deux  manteaux  en 
caoutchouc  et  surtout...  un  trait  de  rechange,  un  cordeau  et  un 
paquet  de  courroies  garnies  de  boucles.  —  Le  cocher  donne  tout 
à  François.  —  Si  tu  avais  vu  nos  figures,  —  c'était  un  tableau 
digne  de  Géricault.  —  Le  ciel,  d'un  noir  violet;  —  le  jeune  in- 
connu, —  car  il  est  jeune,  —  et,  à  ce  qu'il  nous  a  semblé,  fort 
bien,  —  contenant  sa  jument  couverte  d'écume.  François  se  con- 
tondant en  salutations;  papa  saluant  aussi,  —  de  bonne  grâce 
cette  lois,  ainsi  que  M.  de  Saint-Pierre;  —  les  deux  beaux  chiens 
revenus  sur  leurs  pas,  et  au  milieu  de  la  route,  plantés  sur 
leurs  jarrets  nerveux,  regardant  de  tous  leurs  yeux  et  s'intéres- 
sant  à  la  circonstance  en  jouant  prodigieusement  de  la  queue;  et 
notre  sauveur,  s'inclinant  et  disant  : 

«  Monsieur,  excusez-moi  si  je  ne  m'arrête  pas  plus  longtemps, 
mais  la  jument  a  peur  du  tonnerre,  —  si  je  suis  pris  par  l'orage, 
je  ne  sais  pas  comment  je  m'en  th'erai.  » 

A  ces  mots,  son  cocher  saute  sur  le  marchepied,  —  lui,  rend  la 
main,  repart  au  grand  trot;  —  les  chiens  poussent  des  aboie- 
mens  forcenés,  —  et,  au  milieu  d'un  nuage  de  poussière,  le  groupe 
disparaît  sur  la  route.  —  Chère  Louise,  il  faut  s'être  trouvés  expo- 
sés à  un  orage  en  rase  campagne  pour  apprécier  ce  qu'il  y  a  de 
magique  dans  ces  deux  mots,  —  parapluies,  —  caoutchoucs.  — 
Nous  avons  pu  arriver  à  l'auberge  qui  est  à  l'entrée  de  la  ville 
avant  les  premières  gouttes.  —  On  a  remisé  la  voiture,  et  ma  foi, 
nous  avons,  comme  dit  ma  tante,  soupe  au  cabaret.  Gomme  tu  le 
penses,  il  a  beaucoup  été  question  de  notre  voisin.  Ses  faits  et 
gestes  et  dires  ont  été  commentés.  —  M.  de  Saint-Pierre  croit  con- 
naître sa  figure.  —  Papa  en  parle  avec  réserve,  —  maman  et  même 
ma  tante  avec  enthousiasme.  11  est  certain  qu'il  est  fort  bien,  au- 
tant qu'on  peut  en  juger  par  l'examen  rapide  de  quelques  mi- 


MARCELLE.  765 

nutes.  Si  tu  veux  que  je  te  fasse  son  portrait,  je  te  dirai  qu'il  est 
brun  de  cheveux  et  de  visage,  —  qu'il  semble  avoir  les  yeux 
noirs  —  et  porte  des  moustaches  d'officier.  —  11  a  tout  à  fait  l'air 
d'un  mihtaire  homme  du  monde.  —  ïu  ne  te  plaindras  pas,  j'es- 
père, que  je  ménage  les  détails. 

M.  de  Saint-Pierre  est  reparti  le  lendemain.  Il  nous  a  beaucoup 
plu  à  tous.  Ma  tante  est  restée.  Papa  a  renvoyé  les  harnais,  etc., 
avec  sa  carte  et  des  remercîmens  au  crayon.  Le  cocher  de  ce 
monsieur  est  venu  présenter  les  respects  de  son  maître.  —  Papa 
lui  a  demandé  le  nom  de  ce  monsieur.  Mais,  —  ô  désillusion!  ce 
monsieur  s'appelle  Roger  tout  court.  —  Ce  n'est  pas  un  nom,  a 
dit  papa,  —  mais  il  n'en  a  point  d'autre,  —  il  faut  en  prendre  son 
parti.  —  Quel  dommage!  a  dit  ma  tante,  —  il  est  si  bien!  —  Voilà 
M.  Roger  bien  tombé.  —  A  quoi  tiennent  les  choses! 

Pour  aujourd'hui,  je  m'arrête,  —  d'autant  mieux  que  je  n'ai  plus 
rien  à  te  dire. 

Sœur  Louise  à  Marcelle^ 

Ma  bonne  petite  amie, 

L'homme  propose,  dit  le  proverbe,  et  Dieu  dispose.  Qui  dit 
l'homme,  peut  bien  dire  une  novice  de  vingt  ans,  —  et,  pour  tout 
dke  en  un  mot,  j'ai  fait  une  petite  imprudence,  —  je  me  suis  uii 
peu  trop  fatiguée,  —  et,  pour  ma  punition,  j'ai  huit  jours  d'infirme- 
rie de  plus  à  faire  avant  d'aller  te  rejoindre.  Tu  vois,  chère  Mar- 
celle, qu'il  faut  reprendre  ta  plume,  —  et  m'envoyer  du  secours, 
—  et  de  quoi  prendre  patience.  Ta  dernière  lettre  m'a  fort  intéres- 
sée. Il  ne  faut  pas  de  grands  frais  d'imagination  pour  deviner  que 
ton  M.  de  Saint-Pierre  est  ce  que  nous  appelions  autrefois  un  futur 
prince  Charmant.  Quant  à  M.  Roger,  c'est  dommage  qu'il  ne  soit 
que  M.  Roger,  sans  quoi  il  eût  pu  donner  de  la  tablature  à  M.  de 
Saint-Pierre;  —  ceci  est  mon  impression,  et  vraiment  je  ne  saurais 
en  dire  la  raison.  Je  crois  qu'il  y  a  des  choses  qui  se  devinent  et 
ne  peuvent  s'  expliquer.  Maintenant,  je  suis  une  pauvre  recluse, 
et  il  doit  s'en  falloir  beaucoup  que  mes  idées  soient  justes.  Par- 
donne, s'il  y  a  Ueu,  —  écris,  —  et  aime  toujours  surtout 

Sœur  Louise. 
Marcelle  à  sœur  Louise. 

Chère  bonne  Louise, 

Tu  es  folle!  —  toi  qui  as  tant  de  sens,  tu  perds  l'esprit;  —  pour 
M.  de  Saint-Pierre,  il  est  clair  que  tu  es  dans  le  vrai.  Mais  pour 


766  REVUE   DES    DEUX   MO.NDES. 

M.  Roger,  rien  n«  justifie  ton  idée.  Je  ne  connais  pas  ce  monsieur,, 
je  l'ai  vu  cinq  minutes,  je  ne  sais  rien  de  lui,  je  ne  lui  ai  jamais 
parié,  et  voilà  que  tu  t'ima<?ines  qu'il  pourrait  être,  disons  le  mot, 
un  rival  pour  M.  de  Saint-Pierre  !  Et  à  quel  propos,  mon  Dieu?  Parce 
que  ce  chevalier  Amadis  nous  a  prêté  un  parapluie  et  un  trait  de 
rechange?  J'oubhais  un  manteau  en  caoutchouc  à  manches,  —  qui 
m'était  échu,  —  et  dans  lequel  je  dansais. —  Je  ne  partage  pas  les 
idées  de  papa.  —  De  ce  que  ce  monsieur  est  M.  Pioger  tout  court,  je 
ne  conclus  pas  à  son  indignité  absolue.  Cela  ne  lui  enlève  ni  sa 
figure  distinguée,  ni  l'élégance  de  sa  tenue,  ni  la  grâce  courtoise 
de  ses  manières.  Je  con^iens  même  qu'il  a  une  fort  jolie  voix.  Il 
chantait,  hier  soir,   chez  lui,  la  fenêtre  ouverte.  —  Je  pense  que 
c'était  lui,  —  et  vraiment  on  l'écoute  avec  plaisir.  Mais  qu'ai-je  à 
voir  dans  tout  cela?  —  D'ailleurs,  quand  j'aurais  quelque  raison 
pour  fixer  un  instant  ma  pensée  sur  ce  monsieur  ;  quand,  en  y  réflé- 
chissant, j'arriverais  à  trouver  qu'il  n'y  a  rien  en  lui  qui  déplaise, 
il  y  a  un  fait  qui  prime  tout.  Ce  monsieur  est  un  ours,  et  n'a  qu'un 
désir  :  celui  d'éviter  notre  connaissance.  J'en  ai  eu  aujourd'hui  la 
preuve  indéniable.  Voici  :  j'avais  accompagné  papa  à  la  gare  et 
nous  revenions  par  la  rue  du  Marché,  lorsque  papa  me  dit  :  «  Bon  ! 
voilà  notre  voisin.  —  Quelle  corvée!  Enfin,  il  n'y  a  pas  à  dh*e,  je  ne 
puis  pas  l'éviter.  —  11  laut  avaler  la  dragée  et  le  remercier.  C'est  à 
faire  une  fois,  —  puis  je  serai  quitte.  »  Et  voilà  papa  qui  apprête  un 
sourire  (et  j'en  jurerais,  une  phrase  de  politesse),  moi  je  me  sentais 
(pour  être  sincère)  un  peu  gênée.  M.  Roger  venait  tranquillement 
du  pas  d'un  flâneur,  —  les  mains  derrière  le  dos.  Ses  deux  chiens 
couraient  en  avant.  A  cent  cinquante  pas,  papa  me  dit  :  «  L'en- 
nemi nous  a  signalés,  .)  nous  avançons  toujours.  —  M.  Roger  avait 
les  yeux  fixés  droit  devant  lui,  —  tout  à  coup  il  tourne  brusque- 
ment à  gauche  et  disparaît  dans  une  porte.  Nous  étions  vraiment 
alors  assez  rapprochés.  Papa  me  dit  :  «  Nous  en  sommes  quittes 
pour  la  peur.  »  Mais  papa  n'avait  pas  l'air  joyeux  d'un  homme  qui  a 
évité  une  corvée.  Je  dois  mentionner  aussi  en  son  lieu  la  très  désa- 
gréable surprise  des  chiens  qui,  en  ne  voyant  plus  leur  maître,  se 
mirent  à  courir  comme  on  prétend  que  courent  les  dératés.  Nous 
passons  devant  la  maison  où  M.  Roger  était  entré,  —  vingt  pas  plus 
loin,  papa,  —  par  je  ne  sais  quelle  miagination,  se  retourne.   Il 
aperçoit  notre  voisin,  qui,  nous  passés,  avait  tranquillement  repris 
sa  promenade.  Il  n'avait  aucune  affaire  et  n'avait  pas  eu  d'autre  idée 
que  d'éviter  notre   rencontre.  C'était  parfLÙtement  correct  et  lait 
dans  des  conditions  irréprochables.  Mais  le  procédé  n'avait  rien 
de  gracieux.  C'est  ainsi  que  je  le  juge.  Je  pense  que  tu  seras  de 
mon  avis. —  Quant  à  papa,  il  est  furieux  derechef,  il  a  repris  toutes 


MARGELLE.  767 

ses  anciennes   antipathies,  d'autant  plus  qu'il  reste,  en  somme, 
l'obligé  et  n'a  aucun  moyen  de  s'acquitter. 

Maman  m'a  demandé  ce  que  je  pensais  de  M.  de  Saint-Pierre. 
Elle  a  beaucoup  causé  avec  ma  tante.  Mes  parens  trouvent  que  je 
suis  trop  jeune,  —  et  s'il  y  avait  un  mariage  en  l'air  (voilà  le  grand 
mot),  ce  ne  serait  que  pour  dans  un  an.  D'ici  là,  chère  Louise,  nous 
aurons  tout  le  temps  d'en  causer  ensemble.  Pour  le  moment,  je 
suis  au  bout  de  mes  récits,  —  plus  rien  à  le  dire,  —  qu'à  t'em- 
brasser  bien  fort,  bien  affectueusement,  en  te  recommandant  de  te 


soigner. 


La  coiiîlesse  de  Bdvre  à  sœur  Louise. 

Mon  enfant, 

Marcelle  me  dit  que  vous  avez  eu  une  petite  rechute.  J'espère 
que  ce  n'était  pas  sérieux  et  que  nous  pourrons  bientôt  vous  avoir. 
Puisque  vous  avez  cessé  d'être  sensible  au  froid  et  que  vous  ne 
souffrez  que  d'un  peu  de  fatigue,  qu'est-ce  qui  vous  pourrait  em- 
pêcher de  venir?  Vous  vous  reposerez  bien  ici  et  vous  ferez  plaisir 
à  tous,  y  compris  le  comte  qui  brûle  de  vous  connaître,  et  qui,  sans 
avoir  encore  ce  plaisir,  recourt  à  votre  obligeance  pour  vous  prier 
de  présenter  tous  ses  respects  à  votre  chère  mère  supérieure  dont 
je  lui  ai  dit  toutes  les  bontés  pour  moi.  Joignez-y,  ma  chère  enfant, 
mes  sentimens  affectueux  pour  elle,  pour  la  bonne  trésorière  et 
pour  la  chère  mère  Saint- Vincent.  Marcelle  se  joint  à  moi  pour 
tout,  même,  vous  le  croirez,  et  surtout  —  pour,  comme  moi,  vous 
embrasser  de  tout  son  cœur. 

De  Lormoy,  G'^^^'^  de  Bàvre. 
Sœur  Louise  à  la  comtesse  de  Bâcre. 

f  vive  Jésus  et  Marie! 

Madame  la  comtesse, 

Notre  chère  mère  abbesse  et  ces  dames  ont  été  profondément 
touchées  du  bienveillant  souvenir  que  vous  leur  faites  l'honneur 
de  leur  accorder.  Elles  me  chargent  d'être  auprès  de  vous  et  au- 
près de  M.  de  Bâvre  l'interprète  de  tous  leurs  sentimens. 

Mon  oncle,  le  comte  de  Bérinville-Labastye,  m'a  souvent  autre- 
fois parlé  de  M.  le  comte  de  Bâvre,  qu'il  avait  beaucoup  connu,  et 
j'avais  conçu  pour  lui,  dès  cette  époque,  un  respect  qui  s'est  aug- 
menté de  tout  celui  que  j'ai  pour  vous,  et  où  vient  contribuer  en- 


768  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

core,  si  c'est  possible,  l'affection  proionde  qui  m'unit  à  votre  chère 
Marcelle. 

Je  serai  trop  heureuse  de  jouir  de  votre  hospitalité  et  des  quel- 
ques jours  de  liberté  que  notre  chère  mère  accorde  à  la  haute  con- 
sidération toute  seule  qu'elle  a  pour  vous. 

Veuillez,  madame  la  comtesse,  présenter  mes  devoirs  à  M.  de 
Bâvre  et  embrasser  pour  moi  ma  chère  Marcelle,  en  me  croyant, 
en  particuher,  votre  très  humble  et  très  dévouée  servante, 

Louise -Marie  de  Bérinville, 

en  religion,  sœur  Louise. 

Marcelle  à  la  baronne  de  La  Tremblaye. 

Ma  chère  tante. 

C'est  un  devoir  et  un  plaisir  pour  moi  de  venir,  comme  tous  les 
ans,  vous  offrir,  pour  votre  fête,  tous  mes  vœux  de  bonheur, —  tous 
les  souhaits  exaucés,  si  vous  me  permettez  ce  mot,  qui  peuvent 
vous  agréer.  Je  dois  d'autant  plus  m'en  souvenir  en  ce  moment 
que  j'ai  su  par  maman  quel  intérêt  vous  preniez  à  mon  étabhsse- 
ment  et  combien  vous  songiez  avec  sollicitude  à  mon  avenir.  —  Si 
je  ne  suis  pas  heureuse,  plus  heureuse  que  je  ne  le  mérite,  ce  ne 
sera  pas,  chère  tante,  faute  de  tendres  soins  de  votre  part.  Mais 
qui  peut  tromper  sa  destinée?  Qui  peut  échapper  aux  épreuves  que 
la  Providence  lui  réserve?  Personne,  hélas!  Vous  le  savez,  et  le 
mieux  est  de  se  résigner  et  d'accepter  de  bonne  grâce  toutes  les 
épreuves. 

Présentez  bien  tous  mes  respects  à  mon  oncle,  que  nous  voyons 
maintenant  bien  rarement.  Je  ne  vous  dis  rien  pour  maman,  puis- 
qu'elle vous  écrit  de  son  côté.  J'embrasse  Germaine,  Edouard  et 
René,  et  suis,  chère  tante,  votre  nièce  bien  affectionnée  et  bien  res- 
pectueuse, 

Marcelle  de  Bàvre. 
La  baronne  de  La  Tremblaye  à  sa  sœur  la  comtesse  de  Bâvre. 

Ma  chère  Sophie, 

Je  te  remercie  de  tous  tes  bons  souhaits  et  du  petit  nécessaire 
qui  les  accompagne  et  qui  est  un  bijou  :  le  baron  en  est  aux  extases 
en  le  regardant.  Mon  but  aujourd'hui  est  de  te  parler  de  Marcelle. 
Elle  m'a  écrit,  comme  d'habitude,  une  très  gentille  et  très  bonne 
petite  lettre,  mais  il  y  règne  un  ton  de  tristesse,  on  y  trouve  des 
phrases  de  mélancolie  auxquelles   sa  nature  gaie  ne  nous  a  pas 


MARCELLE.  769 

habituées.  Elle  y  parle  d'une  destinée  à  subir,  d'épreuves  à  accep- 
ter avec  résignation.  Qu'est-ce  que  tout  cela  veut  dire?  Tu  feras 
bien  de  l'observer  et  de  veiller  sur  la  direction  de  son  imagination. 
Le  jour  de  notre  excursion  à  la  lerme,  j'ai  cru  remarquer  qu'elle 
écoutait  avec  grande  attention,  presque  avec  avidité,  ce  que  nous  di- 
sions de  votre  voisin,  de  ce  monsieur  Roger,  que,  entre  nous,  ma  chère 
sœur,  nous  avons  eu  le  tort,  deux  vieilles  têtes  comme  nous,  de  faire 
beaucoup  trop  valoir,  d'autant  plus  qu'il  faut  bien  reconnaître  que 
lui,  pour  sa  part,  ne  faisait  pas  du  tout  valoir,  en  revanche,  notre 
ami  de  Saint-Pierre,  du  moins  extérieurement  :  mais  je  suis  parfai- 
tement sûre  qu'il  y  a  chez  celui-ci  un  fond  de  bonne  éducation,  de 
manières  excellentes  et  d'idées  saines  que  ce  monsieur  ne  peut  pas 
avoir.  Gela  ne  s'achète  pas  comme  les  chevaux  et  les  chiens.  Sur- 
veille un  peu  Marcelle.  Ces  jeunes  têtes  prennent  feu  comme  des 
herbes  de  la  Saint-Jean,  et  si  cela  ne  dure  pas  longtemps  non  plus, 
c'est  parfois  très  vif.  J'aime  sincèrement  Marcelle,  qui  est  un  bon 
petit  cœur  et  un  joli  esprit  fort  lettré,  ma  foi,  et  rien  ne  me  ferait 
plus  de  peine  que  de  lui  voir  quelque  chagrin  sérieux. 

La  comtesse  de  BâiTe  à  sa  sœur. 

Ma  chère  Adélaïde , 

Merci  de  ce  que  tu  me  dis  pour  Marcelle.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y 
ait  au  fond  de  tout  cela  rien  qui  mérite  attention.  A  son  âge,  je 
buvais  du  vinaigre,  —  et  je  prédisais  ensuite  ma  fin  pour  la  chute 
des  feuilles.  Je  chantais  le  Lac  et  lisais,  —  je  m'en  accuse, — Jocelyn 
en  cachette,  —  Marcelle  est  à  l'âge  où  les  jeunes  filles  deviennent 
un  peu  romanesques,  et  elle  n'abuse  pas  de  la  permission.  Tu  en 
parles  en  termes  si  favorables  que  je  puis  t'avouer  que  c'est  en 
effet  un  bon  et  vaillant  petit  cœur, —  et  un  esprit  de  quelque  finesse, 
assez  cultivé  ;  mais  ce  n'est  pas  Elvire,  et  je  n'ai  rien  remarqué  chez 
elle  qui  puisse  me  faire  croire  qu'elle  ait  fait  la  moindre  attention  à 
notre  voisin.  Ce  monsieur,  d'ailleurs,  s'est  chargé  de  nous  délivrer 
de  tous  les  soucis  qu'un  commencement  de  relations  avec  lui  eût 
pu  nous  causer.  Il  a  rencontré  le  comte  l'autre  jour,  —  Marcelle 
accompagnait  son  père,  —  et  avec  plus  d'adresse  que  de  vraie  poli- 
tesse, ce  monsieur  Roger  est  entré  sous  une  porte  pour  ne  pas  les 
saluer.  Nous  n'en  parlons  plus  à  table,  et  voilà  qui  est  une  affaire 
réglée.  —  Marcelle  a,  du  reste,  en  ce  moment,  une  diversion  puis- 
sante. Marie-Louise  de  Bérinville,  dont  je  t'ai  parlé  et  qui  finit  son 
noviciat,  est  ici  pour  une  quinzaine.  C'est  une  nature  élevée  et  fine. 
Marcelle  l'aime  beaucoup.  Elle  déplore  au  fond  de  la  voir  entrer  en 
TOME  xcviii.  —  1890.  49 


770  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

religion.  —  C'est  un  parti  qu'elle  prend  parce  qu'elle  est  orpheline 
et  sans  iamille  et  que,  entre  nous,  sa  grosse  fortune  la  rend  peut- 
être  une  future  abbesse  très  désirable.  Marcelle, ne  songe  qu'à  \a 
distraire,  et  ce  sont  à  la  maison  des  éclats  de  rire  continuels.  En- 
core merci,  chère  sœur!  —  donne-moi  de  tes  nouvelles  bientôt. 

Mille  choses  alïectueuses  à  ton  mari,  et  embrasse  Germaine  et 
tes  fds. 

Le  comle  de  Bâvre  à  sa  belle-sœur  M^^  de  La  Tremblaye. 

Ma  chère  baronne, 

Je  vous  écris  tout  à  fait  intimement  pour  vous  demander  un 
petit  service.  Vous  connaissez  Guerin,  qui  s'occupe  de  la  location 
de  l'hôtel  à  côté  du  nôtre.  Tâchez  donc  d'aller  vou*  sa  femme  sous 
un  prétexte  quelconque  et  de  savoir  d'elle  ou  de  lui,  qui  est  ce 
M.  Roger,  notre  voisin.  Ce  personnage  me  préoccupe.  J'ajouteraii 
qu'il  ne  me  plaît  pas.  Je  sais  que  Guérin  ne  le  connaît  pas;  mais  il 
lui  sera  facile,  par  le  maître  clerc  de  M®  Germain,  d'avoir  des  ren- 
seignemens.  Je  ne  veux  pas  m'en  occuper  moi-même.  En  pro- 
vince, tout  se  sait  et  se  répète.  Guérin  est  un  homme  sûr  qui  vous 
a  des  obligations.  Germaine  est  si  jeune  qu'on  ne  pourra  vous  prê- 
ter aucune  intention,  et  vous  pouvez  attribuer  vos  questions  à  un 
motif  qui  déroute. 

Tout  à  fait  de  vous  à  moi,  j'ai  de  légères,  très  légères  préoccu- 
pations du  côté  de  Marcelle.  Je  la  trouve,  je  ne  dirai  pas  rêveuse, 
mais  sérieuse.  Une  lois  ou  deux,  le  nom  de  notre  voisin  a  été  pro- 
noncé et  l'a  rendue  très  attentive.  Enfin,  il  s'est  passé  un  petit  fait 
que  j'ai  voulu  tirer  au  clair  et  qui  m'a  donné  l'éveil.  Pour  que  vous 
appréciiez  mieux,  j'entre  dans  quelques  détails.  Nous  avons  ici 
M"®  de  Bérinville,  charmante  personne  qui  doit  prononcer  ses 
vœux  l'année  prochaine.  Gomme  elle  est  convalescente,  dès  qu'il  y 
a  un  rayon  de  soleil,  nous  Jaisons  en  voiture  un  tour  hors  de  k 
ville.  —  On  s'amuse  à  visiter  les  petits  villages  des  environs,  —  et 
tout  naturellement  les  églises.  Hier,  nous  sommes  allés  à  celle  de 
Villeneuve.  Le  temps  était  beau,  mais  froid.  —  Nous  avons  été 
tout  surpris  de  trouver  la  porte  et  toutes  les  fenêtres  de  l'église 
ouvertes.  Gomme  on  gelait,  je  suis  resté  à  me  promener  dehors  au 
soleil;  Sophie  n'a  pas  quitté  la  voiture,  et  nous  avons  laissé  ces 
demoiselles  faire  leurs  dévotions.  Au  bout  d'un  quart  d'heure,  ne 
les  voyant  pas  revenir,  et  inquiet  pour  M"®  de  Bérinville  à  cause 
du  Iroid,  je  suis  entré  et  j'ai  trouvé  Marcelle,  les  yeux  brillans, 
très  animée,  en  train  de  donner  la  chasse,  avec  son  amie,  George 
et  le  sacristain,  à  une  hirondelle  qui  était  dans  l'église  depuis  la 


MARCELLE.  771 

veille  et  qui  ne  pouvait  pas  retrouver  la  porte  pour  sortir.  On  m'a 
prié,  supplié.  Nous  ne  pouvions  pas  abandonner  ce  pauvre  oiseau, 
qui  allait  mourir  de  faim,  etc.  Bref,  tout  le  monde  s'y  est  mis,  y 
compris  votre  beau-frère  et  serviteur,  et  c'est  George  qui  a  eu  la 
gloire  de  l'attraper  avec  sa  casquette.  On  l'a  porté  en  triomphe 
dehors  et  on  lui  a  solennellement  donné  la  liberté.  J'ai  voulu  re- 
mettre la  pièce  au  sacristain,  qui  a  obstinément  refusé;  étonné  de 
ce  prodige,  j'en  ai  demandé  la  cause,  et  j'ai  su  qu'un  monsieur 
très  humain  (ce  sont  ses  termes)  l'avait  fort  largement  payé  pour 
laisser  portes  et  fenêtres  ouvertes;  que  ce  monsieur  était  venu 
deux  fois  la  veille  voir  si  la  petite  bête  était  partie,  et  que  certai- 
nement il  reviendrait  ce  jour-là  encore.  Je  ne  suis  qu'un  pauvre 
homme,  a  ajouté  le  sacristain,  mais  je  suis  bien  payé,  et  puisque 
ce  monsieur  dit  qu'il  y  a  un  grand  saint  qui  appelait  les  hiron- 
delles ses  sœurs,  je  veux,  moi  aussi,  contribuer  au  sauvetage  de 
celle-ci. 

Je  n'ai  pas  relevé  le  propos  ;  nous  sommes  remontés  en  voiture. 
J'ai  noté  que  Marcelle  avait  embrassé  George  avec  enthousiasme, 
et  qu'elle  lui  avait  donné  son  porte-monnaie  en  peau  de  crocodile, 
qui  lui  faisait  envie  depuis  longtemps. 

Au  moment  de  fermer  la  portière,  je  suis  redescendu  sous  pré- 
texte d'un  renseignement  à  demander  sur  la  route,  et  j'ai  dit  au 
sacristain  :  «  Vous  ne  m'avez  pas  dit  qui  était  ce  monsieur  ;  —  si 
vous  l'avez  dit  à  ces  demoiselles,  cela  suffit,  je  le  leur  deman- 
derai. »  —  Il  m'a  répondu  qu'il  n'avait  donné  à  ces  demoiselles 
aucun  détail  ;  qu'il  leur  avait  dit  seulement  que  ce  monsieur  avait 
attaché  ses  chiens  à  la  grille.  —  «  Et  de  fait,  monsieur,  a-t-il 
ajouté,  pour  de  beaux  chiens,  ce  sont  de  beaux  chiens.  —  De 
quelle  couleur?  —  Blancs,  —  de  grands  chiens  blancs.  —  Tache- 
tés d'orange?  —  Oui,  monsieur,  n 

Je  suis  donc  certain  que  c'était  notre  éternel  voisin,  tout  aussi 
certain  que  Marcelle  s'en  était  doutée,  et  que  de  là  venait  cet  in- 
térêt extraordinaire  qu'elle  prenait  à  la  poursuite. 

Je  vais  surveiller  Marcelle  ;  si  je  vois  quelque  chose  de  suspect, 
je  l'enverrai  au  couvent  pour  trois  mois.  Je  ne  parle  de  rien  à 
Sophie,  pour  ne  pas  la  tourmenter  d'avance.  —  Tâchez,  ma  chère 
baronne,  d'avoir  mes  renseignemens,  —  gardez-moi  le  secret.  — 
Si  ces  renseignemens  sont  mauvais,  je  les  communiquerai  à  ma 
femme  ;  —  s'ils  sont  bons,  je  verrai.  —  Elle  semble  voir  de  bon 
œil  ce  monsieur  qui  a  ensorcelé  tout  le  monde,  —  excepté  moi,  — 
je  vous  jure. 

Votre  bien  affectionné, 

G'®  DE  BAVRE. 


772 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


Roger  à  M.  de  Peniessùi. 


Mon  cher  Henri, 

La  poste  m'a  renvoyé  ici  votre  carte  et  les  mots  gracieux  qu'elle 
portait.  J'ai  été  tout  désolé  de  ne  pouvoir  vous  serrer  les  mains 
avant  mon  départ,  mais  vous  n'étiez  ni  chez  vous  ni  au  club  quand 
j'ai  pris  congé  de  nos  amis,  et  il  m'a  été  force  de  confier  à  un 
billet  tous  les  sentimens  que  j'eusse  été  heureux  de  vous  exprimer 
en  perF.onne.  Du  reste,  au  printemps,  j'irai  passer  un  mois  ou  deux 
à  Paris,  —  et  vous  êtes  certa^inement  un  de  ceux  sur  qui  je  compte 
pour  m'aider  à  m'encanailler  un  peu. 

Ma  vie  de  province  me  plaît  fort.  TranquilUté  absolue,  journées 
délicieuses  ;  des  heures  qui  ne  passent  pas,  mais  qui  s'écoulent.  Il 
V  a  naturellement  de  bien  curieuses  études  à  faire.  Études  de  rues 
silencieuses  avec  de  rares  passans,  des  maisons  fermées  aux  fenê- 
tres toutes  closes,  où,  lorsqu'une  voiture  fait  quelque  fracas,  une 
tête  de  femme  curieuse  et  effarée  vient  jeter  un  coup  d'oeil  à  la 
dérobée  par  un  coin  du  rideau  qui  retombe  ensuite  ;  —  puis,  pour 
des  heures,  —  parfois  pour  le  reste  de  la  journée,  tout  rentre 
dans  l'immobilité.  Études  de  physionomies...  Nous  perdons  à  Paris 
le  vrai  sentiment  de  la  race  française  ;  nous  prenons  l'habitude 
des  figures  d'homme  pàhes  et  creusées,  à  l'expression  mobile,  à 
l'air  affairé,  portées  sur  des  corps  maigres  et  osseux,  aux  mouve- 
mens  fébriles,  —  ou  apathiques,  au-dessous  ou  au-dessus  de  la 
règle  juste  du  mouvement.  Nous  acceptons  les  types  de  femmes 
aux  yeux  trop  grands,  fatigués  par  les  veilles,  au  teint  blafard,  au 
front  ridé  avant  le  temps,  parlant  trop  vite,  remuant  trop,  haus- 
sant la  voix  comme  si  elles  criaient  dans  un  désert,  s'étourdissant 
elles-mêmes,  parlant,  non  pour  ceux  à  qui  elles  s'adressent,  mais 
pour  ceux  qui  les  entourent,  qu'elles  ne  connaissent  pas,  mais  qui 
les  écoutent  ;  bruyantes  dans  leurs  allures,  ayant  au  plus  haut  de- 
gré le  cachet  de  l'énervement  que  cause  une  vie  artificielle,  et 
portant  avec  assurance  et  crânerie  des  vêtemens  excentriques  sous 
lesquels  se  dissimulent  mal  la  déplorable  maigreur  maladive  et  le 
manque  de  développement  des  formes.  Jadis  c'étaient  des  femmes 
qui  habillaient  les  femmes.  Élevées  elles-mêmes  dans  les  idées  de 
retenue  et  de  bienséance  de  leur  sexe,  elles  n'imaginaient  que  des 
modes  respectant  ces  idées.  Aujourd'hui,  les  modes  des  femmes 
sont  tombées  dans  les  mains  des  couturiers,  qui  cherchent,  avec 
leurs  idées  d'hommes  communs,  à  les  imaginer  indiscrètes  et  in- 
convenantes ;  de  là  tout  un  système  de  toilette  où  nos  yeux  se  sont 
habitués,  mais  contre  lequel  il  n'est  pas  une  femme  de  sens  qui 


MARCELLE.  773 

ne  proteste  intérieurement.  Mais,  fdites  quinze  lieues  hors  de  Paris, 
et  vous  retrouverez  ce  qui  constitue  le  fond  de  la  race  et  de  la  so- 
ciété françaises,  les  hommes  aux  larges  épaules,  au  teint  coloré, 
tous  vigoureux,  sinon  robustes,  l'œil  vif  ou  ferme,  la  voix  sonore 
et  naturelle;  —  les  femmes,  le  teint  beau,  le  visage  plein,  la  voix 
musicale,  la  taille  droite  et  svelte,  les  formes  développées,  les  mou- 
vemens  harmonieux,  avec  une  noblesse  et  une  grâce  naturelles,  et 
portant  sur  leur  Iront  calme  et  dans  leur  clair  regard  cette  sorte  de 
fierté  tranquille  et  de  gravité  chaste  qui  est  le  signe  des  créatures 
bien  équilibrées,  âmes  saines  dans  des  corps  sains.  En  province, 
quand,  à  l'heure  de  la  messe  ou  des  vêpres,  vous  parcourez  les  rues 
qui  mènent  à  l'église,  souvent,  au  détour  d'une  place  ou  à  la  sortie 
d'une  maison,  vous  croisez  des  femmes  vêtues  très  simplement 
d'étoffes  foncées,  qui,  avec  leur  physionomie  sérieuse,  leurs  beaux 
yeux  qui  regardent  droit  devant  elles  sans  aiïectation,  leur  dé- 
marche décente,  et  d'où  la  réserve  n'exclut  pas  la  grâce,  ont  enfin 
au  plus  haut  degré  cette  beauté  suprême  de  la  femme,  où  tout  le 
luxe  du  monde  ne  peut  faire  atteindre,  —  la  distinction. 

Du  reste,  comme  je  suis  venu  ici  avec  l'idée  bien  arrêtée  de  ne 
voir  personne,  de  ne  pas  faire  une  seule  connaissance,  comme 
j'entends  m'en  tenir  à  mes  livres  et  à  mes  bêtes,  sans  rien  de 
plus,  l'état  de  la  société  de  province  aurait  pour  moi  moins  d'im- 
portance que  pour  un  autre,  s'il  n'était  vrai  que  mieux  vaut,  après 
tout,  reposer  ses  yeux  sur  de  belles  que  sur  de  vilaines  choses. 

J'avais  eu  le  malheur  d'obliger  un  voisin.  Je  me  suis  arrangé  de 
façon  à  lui  faire  comprendre  que  je  ne  désirais  m'engager  dans 
aucune  liaison.  Eh  bien!  malgré  tout,  on  s'occupe  de  moi.  Je  sais 
qu'en  ce  moment  on  prend  des  renseignemens.  C'est  là  le  petit, 
le  mauvais  côté  de  la  province  ;  mais  cela  n'aura  qu'un  temps. 

A  part  votre  carte,  je  n'ai  encore  rien  reçu  de  Paris;  ma  mar- 
raine, M""®  de  Beauvoyer,  que  vous  connaissez,  ne  donne  pas  signe 
-de  vie.  C'est  le  seul  lien  qui  me  rattache  un  peu  au  monde,  avec 
mon  aimable  neveu,  qui  est  je  ne  sais  où,  avec  je  ne  sais  qui.  Je 
me  sens  un  peu  mal  à  l'aise  d'être  sans  nouvelles  de  ma  mar- 
raine. Elle  blâme  ma  fugue,  me  garde  rancune,  et  de  cela  et 
d'une  tentative  infructueuse  de  sa  part  pour  laire  mon  bonheur  en 
ce  monde  en  me  mariant,  —  ce  qui  selon  moi  était,  dans  tous  les 
•cas,  un  moyen  bien  plus  certain  de  m'assurer  un  jour  une  place 
distinguée  parmi  les  heureux  de  l'autre  monde,  en  plein  paradis. 

Faites  tous  mes  complimens  à  ces  messieurs,  —  Lamperrière, 
Du  Coatquen,  le  général.  Écrivez-moi,  —  vous  me  ferez  un  véri- 
table plaisir.  —  La  solitude  rend  écrivassier,  —  et  je  sens  que  je 
taille  mes  plumes.  Croyez  enfin,  mon  cher  ami,  à  mes  aftectueux 
sentimens. 


774  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Marcelle  à  sœu?^  Louise. 

Ma  bonne  Louise, 

Désillusion  complète  !  —  M.  Roger  n'est  pas  seulement  M.  Roger 
tout  court,  —  c'est  un  vil  saltimbanque,  un  détestable  histrion,  dit 
papa.  Voici  l'histoire.  (J'oubliais,  —  et  un  coureur  de  dots.) 

Papa  a  fait  prendre  des  renseignemens  sur  lui.  Gela  a  demandé 
un  peu  de  temps,  enfin  il  les  a  eus. 

M.  Roger  est  un  ancien  chanteur,  un  2^  ou  3^  rôle  à  l'Opéra.  Il  y 
a  gagné  un  peu  d'argent  et  a  quitté  le  théâtre  pour  tâcher  de  faire 
un  beau  mariage.  Gomme  il  est  connu  à  Paris,  il  essaie  en  province, 
après  avoir,  il  paraît,  essayé  à  l'étranger.  De  là,  ses  allures  roma- 
nesques, son  attitude  théâtrale,  et  sa  belle  voix. 

C'est  dommage  !  Maman  a  été  très  étonnée,  —  elle  a  demandé  à 
mon  père  s'il  tenait  ses  informations  de  bonne  source  et  s'il  y  ajou- 
tait foi. —  Papa  y  croit  absolument,  —  et  comme  papa  est  très  défiant 
et  qu'il  ne  dit  que  ce  qui  est,  il  faut  que  cela  soit  vrai.  Depuis  ton 
départ,  la  maison  me  paraît  un  désert.  Papa  semble  de  mauvaise 
humeur.  On  dirait  que  j'y  suis  p  ;ur  quelque  chose.  Maman  n'est 
pas  de  bonne  humeur.  Moi,  je  m'ennuie  à  mourir.  George  ne 
compte  pas.  Tu  es  regrettée  de  tout  le  monde.  Papa,  quand  il 
cause,  dit  que  c'est  un  meurtre  de  te  laisser  entrer  en  religion. 
Maman  ne  répond  rien  quand  il  dit  cela,  —  et  c'est  beaucoup.  Jus- 
qu'à Victoire  qui  répète  :  «  Ah  !  madame,  c'est  un  agneau  qu'on 
sacrifie.  Est-ce  que  vous  permettrez  cela?  » 

Brebis,  agneau  ou  colombe,  ma  bonne  Louise,  tu  me  manques  à 
un  point  que  tu  ne  peux  imaginer,  —  l'avenir  m'effraie,  —  quel  hiver 
de  tristesse  je  vois  poindre,  —  malgré  les  incontestables  plaisirs  des 
réunions  et  la  société  de  ***  ! 

C'est  étonnant!  — mais,  quand  je  m'interroge,  je  trouve  que  mon 
impression  sur  M.  Roger  ne  change  pas. 

Sœur  Louise  à  Marcelle. 

Chère  Marcelle, 

Tu  as  raison,  et  c'est  toi  qui  es  dans  le  vrai.  Je  ne  crois  pas  un 
mot  de  ce  qu'on  a  dit  à  M.  de  Bâvre  sur  votre  voisin.  Voici  pour- 
quoi. 

En  partant  de  chez  toi  avec  la  mère  supérieure  qui  a  été  ravie  de 
ton  père, —  de  son  accueil,  —  nous  avons  pris  le  trîiin  qui  bifurque 
à  Bonneville.  Là,  toutes  les  places  étaient  prises  quand  nous  avons 
dû  changer  de  train,  et  le  chef  de  gare,  qui  connaît  la  supérieure, 


MARGELLE.  7y  5 

explorait  toutes  les  caisses  pour  nous.  Enfin,  il  s'est  rappelé  qu'il 
y  en  avait  une  entièrement  vide.  11  y  court,  ouvre  la  portière.  J'étais 
derrière  lui,  —  et  que  vois-je?  Ton  voisin,  ma  chère  Marcelle,  qui  y 
était  déjà  installé,  et  fumait  en  regardant  la  campagne.  Au  bruit,  il 
se  retourne.  —  A  l'aspect  de  la  mère  supériem^e,  jeter  son  cigare 
par  la  fenêtre  et  se  précipiter  à  l'entrée,  sa  toque  de  voyage  à  la 
main,  —  pour  prendre  des  mains  de  l'employé  le  sac  de  voyage  de 
notre  mère,  —  c'a  été  tout  un. —  Puis,  toujours  debout  et  du  ton  le 
plus  respectueux ,  il  ofl're  de  nous  abandonner  la  caisse,  —  que 
nous  serions  plus  à  l'aise,  —  qu'il  craignait  de  nous  gêner. 
Notre  chère  mère,  qui  savait,  par  expérience,  que  tout  était  plein, 
a  refusé  d'accepter.  11  s'est  donc  rassis  après  avoir  exigé  que  nous 
choisissions  le  côté  qui  nous  plairait.  Il  était  d'une  politesse  si  par- 
faite et  de  si  bon  ton,  que  la  supérieure,  en  le  remerciant,  lui  a 
adressé,  forte  de  son  âge,  quelques  questions  aimables.  Il  y  a  ré- 
pondu avec  beaucoup  d'aisance  et  de  naturel,  —  que  la  province 
lui  plaisait,  —  qu'il  s'y  fixait,  —  il  a  trouvé  moyen  de  remercier  de 
ce  qu'on  lui  permettait  de  rester  dans  ce  compartiment,  —  du  reste, 
a-t-il  dit  en  riant,  je  ne  suis  pas,  madame  la  supérieure,  tout  à  fait  un 
réprouvé.  —  Nous  comptons  deux  évêques  dans  notre  famille,  — 
et  j'ai  des  relations  trc's  intimes  dans  l'épiscopat  actuel.  —  Puis, 
changeant,  il  a  demandé  le  nom  de  notre  couvent,  il  a  causé  de 
choses  indifférentes.  Il  allait  rejoindre  quelques  amis  de  son  ancien 
régiment  qui  l'avaient  invité  à  un  rallie-papier.  —  Il  a  été  officier 
de  cavalerie,  —  dans  les  chasseurs.  J'ai,  ma  chère  Marcelle,  \ti  un 
peu  le  monde  avant  mon  noviciat.  —  Eh  bien!  on  n'a  pas  ces  ma- 
nières à  la  fois  simples  et  nobles,  cette  élégance  de  tenue,  cette  po- 
litesse naturelle  et  si  pleine  de  respect  avec  des  femmes,  quand  on 
n'est  pas,  je  ne  dirai  pas  un  gentleman,  —  mais  un  gentilhomme  de 
naissance.  —  Je  n'avais  besoin  ni  des  détails  sur  sa  famille,  —  ni  de 
savoir  qu'il  avait  servi,  —  mon  opinion  était  faite.  —  M.  Roger  en  a 
donné  à  garder.  Pioger  ne  doit  pas  être  son  nom.  —  M.  Roger  n'a 
jamais  été  un  acteur,  les  personnes  qui  l'ont  dit  à  ton  père  ont 
inventé  ou  ont  été  dupes  d'une  mystification,  —  peut-être  est-ce 
lui-même  qui  fait  courir  ce  bruit,  afin  de  ne  voir  personne,  et  ce 
que  tu  m'as  dit  de  son  humeur  insociable  me  porterait  à  le  croire, 
—  il  est  purement  et  simplement  un  homme  de  très  bonne  maison, 
je  dirai  même  un  homme  de  très  grande  maison.  Il  n'y  a  qu'à  voir 
l'accueil  des  ofilciers  qui  l'attendaient  à  la  gare  de  Nortot  avec  une 
grande  voiture  à  quatre  chevaux.  Par  mon  oncle  Labastye,  je  con- 
nais les  grades.  —  Le  heutenant-colouel  faisait  partie  du  groupe,  et 
M.  Roger  a  été  fêté,  —  acclamé,  embrassé  même.  C'étaient  des  poi- 
gnées de  main,  —  des  éclats  de  rire,  —  on  l'a  hissé  positivement 


776  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

sur  le  siège,  —  à  la  place  d'honneur,  —  et  il  est  parti  comme  un 
triomphateur. 

Voilà,  chère  Marcelle,  ce  que  j'avais  à  te  dire,  et  puisque  tu 
regrettais,  ô  chère  mystérieuse,  que  votre  voisin  fût  un  simple 
M.  Roger,  —  et  un  ancien  acteur,  biiïe  tes  tristesses  et  mets  une 
plume  à  ton  bonnet,  —  il  n'est  rien  de  tout  cela! 

Tous  mes  respects  à  M™®  de  Bâvre  et  à  ton  père,  —  moi  aussi, 
je  m'ennuie  un  peu.  —  Cette  vie  de  lamille  que  j'ai  menée  chez 
vous  m'a  fait  plus  cruellement  sentir  encore  mon  isolement  et  le 
vide  de  la  terre  pour  moi.  —  Dieu  me  soutien dra-t-il?  Je  l'espère! 

Roger  à  sofi  ami  Max. 

Mon  cher  ami. 

Merci  de  votre  bonne  et  longue  lettre  et  de  tout  ce  qu'elle  con- 
tient de  réellement  affectueux.  J'en  avais  besoin,  car,  au  vrai,  tous 
les  diables  bleus  semblent  s'être  donné  rendez-vous  dans  ma  tête. 
Je  suis  hanté  par  de  tristes  idées,  —  dirai-je  plus, —  mille  souve- 
nirs désolans  se  sont  emparés  de  mon  cœur  et  lont  dans  ce  domaine 
peu  exploré  le  ménage  le  plus  singulier.  Vous  l'avez  peut-être  déjà 
deviné,  je  suis  sans  nouvelles  de  ma  marraine.  Elle  est  en  voyage^ 
sans  quoi  j'aurais  couru  à  Beauvoyer.  Elle  me  garde  toujours  ran- 
cune de  ce  mariage  manqué,  —  que  Dieu  confonde,  —  et  cette  ran- 
cune persistante  me  semble  inexplicable.  La  chose  n'en  valait  pas- 
la  peine  et  il  faut  qu'il  y  ait  au  fond  de  tout  cela  je  ne  sais  quel 
élément  inconnu  qui  m'échappe.  En  attendant,  je  me  sens  effroya- 
blement seul,  et  cet  isolement  fait  que  la  terre  m'est  un  désert.  On 
a  beau  faire,  le  cœur  a  ses  besoins  impérieux  auxquels  on  ne  peut 
se  soustraire.  Il  faut  aimer,  mon  cher  Max.  —  Là  seulement  est  la 
vie.  —  Or,  moi,  je  ne  suis  pas  bien  entouré  comme  vous;  je  n'ai^ 
—  il  ne  me  reste  à  aimer,  —  que  ma  marraine.  Ma  marraine,  qui 
m'a  élevé,  —  ma  marraine,  qui,  lorsque  j'ai  perdu  ma  mère  tout 
enfant,  a  pris  sa  place  comme  elle  s'y  était  engagée  devantDieu,  — 
ma  marraine  enfin  qui,  deux  ans  plus  tard,  a  dû  remplacer  aussi 
mon  père  et  m'a  suivi  dans  la  vie.  Tout  ce  peu  de  bonheur  que  j'y 
ai  connu  m'est  venu  d'elle.  —  Cette  sorte  de  foyer  domestique  pour 
ainsi  dire  que  mon  frère  et  moi  avons  eu  un  temps,  c'est  à  elle 
que  nous  en  étions  redevables, —  et  la  voilà  qui  s'éloigne  de  moi!.. 

Je  deviens  tout  à  fait  sentimental,  mais  c'est  plus  fort  que  moi. 
Mieux  vaut  m'arrêter,  vous  en  auriez  pour  huit  pages  sur  le  même 
ton  divertissant.  Je  comptais  aller  tous  les  mois  passer  quelques 
jours  près  d'elle  et  la  ramener  souvent  avec  moi  de  haute  lutte  ^ 


MARCELLE.  777 

puis  j'avais  ses  lettres,  —  mais  s'il  faut  que  je  renonce  à  tout  ! 
—  Tenez,  mon  cher  Max,  je  termine,  excusez-moi,  plaignez-moi  un 
peu  et  me  croyez  toujours,  etc. 


Marcelle  à  sœur  Louise. 

Chère  Louise, 

D'abord  je  ne  suis  pas  une  chère  myatèrieme.  —  Chère,  oui,  je 
l'espère  et  j'y  compte.  —  Mystérieuse,  non,  —  si  j'étais  mystérieuse, 
je  ne  te  dirais  pas  tout  ce  qui  passe  par  ma  tête,  —  et  pourquoi 
faire  du  mystère  ?  tu  es  de  ces  âmes  hautes  avec  qui  et  à  qui  on 
peut  tout  dire,  ai-je  jamais  eu  un  secret  pour  toi?  —  En  vérité,  je 
ne  le  crois  pas.  Et  ici,  il  n'y  a  pas  de  secret.  La  vie  de  province  est 
tout  unie,  toute  vide,  pas  un  incident,  pas  un  événement.  M.  Ro- 
ger, notre  voisin,  tranche  un  peu  sur  cette  monotonie  par  ses 
allures  vives,  presque  originales.  —  C'est  dans  le  tableau  de  ***, 
un  personnage  épisodique  qui  me  distrait,  et  j'en  parle  avec  plai- 
sir ;  pour  mon  imagination  rassasiée  des  fadeurs  de  la  nourriture 
quotidienne,  c'est  un  ragoût,  comprends-tu?  et  y  vois-tu  quelque 
mal?  moi,  je  n'y  en  vois  pas. 

Maintenant,  chère  Louise,  que  je  me  suis  mise  bien  en  règle  avec 
toi,  et  avec  moi,  je  me  hâte  de  te  dire  que  tu  as  raison,  et  que 
M.  Roger  n'est  pas  un  acteur  retiré,  ni  M.  Roger  tout  court.  J'en 
ai  la  con\iction  et  voici  l'affaire,  comme  dit  François,  —  et  il  lait 
bon  citer  François,  puisqu'il  va  entrer  en  scène. 

Donc,  la  semaine  dernière,  François,  qui  est  à  la  fois  cocher  et 
jardinier,  s'était  fait  à  la  main  une  forte  entaille  en  émondant  un 
rosier.  Là-dessus ,  diachylon ,  compresses ,  bandelettes ,  sous  ma 
haute  surintendance.  Ceci,  c'est  de  tradition  dans  la  famille.  — 
Tous  les  Bàvre  mâles  sont  soldats,  toutes  les  Bâvre  femmes  sont 
plus  ou  moins  garde-malades  —  et  savent  panser  les  blessures.  — 
C'est  logique,  d'ailleurs,  —  ce  que  l'un  a  délait,  l'autre  tâche  de  le 
refaire,  et  au  point  de  vue  matériel,  —  et  surtout  devant  Dieu,  — 
ne  vaudrait-il  pas  mieux  —  ne  rien  défaire  —  pour  n'avoir  rien  à 
refaire?  Mais  cela  pourrait  nous  entraîner  fort  loin,  —  et  quoique  je 
sois  en  train  de  causer,  je  trouve  le  sujet  trop  profond  pour  moi. 

—  Notons  cependant  en  passant  que  je  suis  une  barbare,  —  puisque 
j'emploie  le  mot  défaire  à  tort  et  à  travers,  —  surtout  à  tort,  —  et 
quel  dommage  qu'en  français  on  soit  limité  pour  l'interprétation  ! 

—  Vois  donc,  comme  en  italien,  le  même  mot  fait  bien.  —  Quelle 
concision,  —  quelle  énergie  d'expression  —  et  quelle  poésie  sobre 
de  langage  dans  la  réponse  de  cette  pauvre  Pia  dei  Tolomei  !  — 


778 


REVLE    DES    DEUX    MONDES. 


Sienna  mi  fece, 
Disfecemmi  maremma! 


Je  bavarde  comme  une  pie  !  —  (Quel  jeu  de  mot  stupide,  —  ma 
parole  d'honneur  sacrée,  —  je  n'ai  pas  cherché  cette  ineptie,  — 
mais  je  suis  de  bonne  humeur,  —  tous  les  oiseaux  du  printemps 
chantent  dans  ma  cervelle).  —  Où  en  étais-je?  —  je  me  relis  —  et 
ponctue. 

Le  lendemain,  je  lève  le  premier  appareil,  et  je  ne  suis  pas  sa- 
tisfaite, la  coupure  battait.  Je  fais  tout  ce  que  mon  expérience  me 
suggère,  et  j'attends.  Le  troisième  jour,  au  seul  aspect  des  bandes, 
je  dis  à  François  :  —  On  a  touché  à  mon  pansement.  —  François 
devient  cramoisi  et  dit  :  —  C'est  vrai,  mademoiselle.  Comment  ma- 
demoiselle voit-elle  cela? —  C'est  bien  facile;  du  reste,^ceux  qui  vous 
ont  pansé  s'y  entendent.  C'est  mieux  fait  que  moi.  Voilà  un  entrela- 
cement de  bandes  qui  est  admirable.  —  La  coupure  était  superbe, 
plus  de  chaleur,  plus  de  battement.  Rien  à  y  faire.  —  Qui  est-ce 
qui  vous  a  arrangé  cela?  Le  pharmacien?  — Non, mademoiselle.  — 
Lne  sœur  à  l'hôpital?  —  Non,  mademoiselle.  —  (Nuance  de  rouge 
de  plus  en  plus  prononcée  sur  la  figure,  frisant  le  violet).  Je  le  re- 
garde bien  en  face,  je  me  mets  à  rire.  — Allons,  François,  c'est  donc 
un  mystère!  —  Eh  bien!  mademoiselle,  je  suis  allé,  hier,  à  cinq 
heures,  à  la  forge,.,  j'y  ai  rencontré  Pierre,  le  cocher  du  monsieur 
d'à  côté,.,  j'avais  l'air  un  peu  ennuyé,  la  main  me  faisait  mal... 
Pendant  qu'on  ferrait  l'alezan,  Pierre  m'a  demandé  ce  que  j'avais, 
il  m'a  dit  alors  :  —  Venez  à  la  maison,.,  je  vous  donnerai  un 
baume,.,  j'ai  eu  bien  des  coupures  et  même  une  blessure,  ça  m'a 
toujours  guéri  tout  de  suite.  —  (Ici,  François  me  regarda,  —  et  il 
paraît  que  ma  figure  n'avait  rien  de  terrible^  car  il  continua  d'un 
air  plus  gaillard.)  Il  ajouta  que  c'était  son  maître  qui  le  lui  avait 
donné,  —  et  qu'au  régiment  et  en  campagne,  il  s'en  servait  pour 
les  soldats.)  —  Après  le  dîner,  je  vais  frapper  à  la  petite  porte  du 
jardin.  Pierre  me  dit  :  «  Entrez,  je  vais  le  chercher,  »  —  je  ne  vou- 
lais pas  entrer,  enfin,  j'entre  tout  en  restant  dans  la  cour;., 
comme  Pierre  insistait,  son  maître  arrive  :  «  A  qui  donc  parles- 
tu,  Pierre?  —  Monsieur,  c'est  un  homme  qui  a  une  coupure,., 
je  veux  lui  donner  du  baume,  mais  il  ne  veut  pas  entrer...  »  Ce 
monsieur  s'avance,  me  regarde  et  me  dit,  comme  un  homme  de 
bonne  humeur  :  «  C'est  très  bien,  mon  brave!.,  cela  prouve 
que  vous  êtes  discret,  mais  vous  pouvez  entrer,.,  cela  ne  me  dé- 
rangera pas.  )>  Il  allait  passer,  il  revient  et  dit  :  «  Et  qu'est-ce  que 
c'est  que  cette  coupure?  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  »  —  Je  le  lui  dis.  Il 
répond  :  «  Ah  !  voyons  donc  cela,.,  ce  n'est  pas  du  baume  qu'il  faut 
alors,  venez  par  ici.  »  —  J'entre  dans  son  cabinet...  Dieu!  que  c'est 


MARCELIE.  779 

beau!  des  armes,  des  portraits  des  gens  d'autrefois,.,  et  tout  cela 
c'est  antique,.,  c'est  antique,  mademoiselle!  Ce  monsieur,  tout  en 
fumant  son  cigare,  retire  lui-même  les  bandes  de  mademoiselle,., 
regarde,.,  se  fait  apporter  de  l'eau  tiède;  puis  met  un  peu  du  fameux 
baume,  et  attache  les  bandes  lui-même...  Je  le  remercie  de  mon 
mieux,  et,  comme  je  partais,  il  me  regarde  encore  :  «  Mais  où 
diable  vous  ai-je  donc  vu?..  Vous  avez  une  tête  que  je  connais!» 
—  Alors  Pierre  s'avance,  tout  gêné,  —  et  dit  :  «  Je  sais  que 
monsieur  n'aime  pas  qu'on  voisine,.,  mais  comme  c'était  pour 
rendre  service,.,  c'est  le  cocher  d'à  côté.  »  —  a  Ah!.,  c'est 
vrai!.,  je  n'aime  pas  qu'on  cause,  mais,  cette  fois,  tu  as  bien  fait, 
Pierre,  très  bien  fait;.,  revenez  me  voir  dans  deux  jours,  mon 
ami,  pour  me  montrer  comment  cela  va.  »  Et  voilà,  mademoiselle, 
toute  l'affaire. 

J'ai  dit  à  François  que  mon  père  n'aimait  pas  non  plus  qu'on  voi- 
sine, mais  qu'en  somme  il  n'y  avait  aucune  faute  dans  sa  conduite; 
qu'il  pouvait  retourner  encore  une  fois  montrer  l'effet  du  traite- 
ment, mais  une  fois  seulement,  et  je  suis  montée  dans  ma  chambre 
pour  t'écrire,  chère  Louise,  et  pour  penser  un  peu  à  la  façon  dont 
on  fait  l'histoire.  —  J'ai  pensé  beaucoup,  et  je  ne  t'ai  pas  écrit,  trou- 
vant que  je  n'en  savais  pas  assez,  puisque,  en  somme,  je  ne  savais 
de  nouveau  que  ce  que  tu  m'avais  appris,  que  M.  Roger  avait  été 
militaire.  Quant  au  reste,  il  n'y  avait  que  des  probabilités. 

Les  deux  jours  se  sont  passés.  Je  ne  te  dirai  pas  que  je  n'ai  pas 
songé  un  peu  parfois  à  ce  que  François  aurait  peut-être  encore  à 
raconter.  Et,  le  troisième  jour,  le  matin,  comme  j'étais  dans  la  bi- 
bliothèque, on  frappe,  et  François  entre  d'un  air  mystérieux  et  un 
peu  déconfit.  —  Qu'est-ce  qu'il  y  a  ?  —  C'est  qu'il  faut  que  je  demande 
à  mademoiselle  si  elle  voudrait  bien...  —  Voir  comment  tout  cela 
va?  —  Oui,  mademoiselle.  —  Je  croyais,  François,  que  ce  n'était 
plus  à  moi  à  vous  soigner.  —  Ah!  mademoiselle,.,  c'est  qu'il 
s'est  passé  bien  des  choses.  —  Voyons,  dis-je  en  l'interrompant. 
Montez  avec  moi  à  la  lingerie.  —  Une  fois  dans  la  lingerie,  je  com- 
mence à  enlever  les  fameuses  bandes  avec  toute  la  lenteur  que 
commandait  l'importance  de  l'opération  et...  On  sonne  la  cloche 
du  dîner.  Je  ferme.  A  demain  une  longue  lettre.  Ton  ami  George 
va  porter  celle-ci.  Je  t'embrasse. 

Marcelle  à  sœur  Louise. 

Chère  Louise, 

J'en  étais  restée  au  moment  où  j'étais  montée  à  la  lingerie  et  où 
je  défaisais  les  bandes  qui  enveloppaient  la  main  de  François. 
François,  voyant  que  je  ne  parlais  pas,  reprit  son  petit  récit. 


780  RETDE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Il  faut  donc  que  je  dise  à  mademoiselle  qu'hier  soir  je  suis 
allé  pour  parler  à  Pierre.  11  m'a  appris  que  son  maître  n'était  pas 
visible.  Il  paraît  que  ce  pauvre  monsieur  a  bien  de  la  peine,  ma- 
demoiselle. —  Bah!  Vraiment  !  —  Oui,  à  cause  de  sa  marraine.  Une 
marquise,  mademoiselle,  et  qui  l'aime  comme  son  fils.  Elle  était 
très  lâchée  après  lui,  et  est  restée  deux  mois  sans  lui  écrire.  Enfin  ! 
hier  on  apporte  une  lettre.  —  Pierre  ne  sait  pas  lire  et  ne  pouvait 
reconnaître  l'écriture,  mais  il  est  habitué  au  cachet  de  cette  dame, 
il  court  la  porter  dans  le  cabinet  de  son  maître,  —  puis,  comme  ii 
a  élevé  son  maître,  et  qu'il  connaît  bien  sa  marraine,  il  rentre  l'in- 
stant après  et  dit  :  «  Monsieur  est-il  content?  Madame  la  marquise 
va-t-elle  bien?  )> 

Ah  !  mademoiselle,  —  son  maître  était  blanc  comme  un  mort, 

—  il  avait  les  yeux  comme  un  homme  qui  va  pleurer,  —  mais  il 
pleurait  pas,  parce  qu'il  est  fier.  — Il  se  promenait  de  long  en  large 
d'un  air  agité  ;  il  a  regardé  Pierre  sans  le  voir  et  a  répondu  :  «  C'est 
bien,  Pierre,  c'est  bien,  mon  ami,  —  laissez-moi.  » 

C'est  la  première  fois  que  monsieur  me  dit  vous,  1  disait  Pierre, 

—  moi  qui  l'ai  élevé  !  —  la  première  fois,  —  savez-rvous,  c'est  dur  ! 
Heureusement  il  n'y  pensait  pas.  A  l'heure  de  la  poste,  il  a  écrit  à 
sa  marraine,  —  puis  il  a  à  peine  dîné,  —  et  toute  la  nuit,  Pierre  l'a 
entendu  marcher  dans  sa  chambre.  Ah  !  —  mademoiselle,  c'est  le 
pauvre  Pierre  qui  est  affligé  ;  il  craint  qu'il  n'arrive  un  malheur. 

—  Je  dois  te  dire,  chère  Louise,  que  je  me  sentais  devenue  fort 
sérieuse.  Je  n'ai  rien  trouvé  à  répondre  que  ces  mots  :  «  Tant  pis, 
car  ce  pauvre  monsieur  a  l'air  très  bon.  » 

Ah!  mademoiselle,  a  repris -François,  si  mademoiselle  savait,  — 
il  paraît  qu'il  est  si  bon,  —  si  charitable.  —  Pierre  dit  qu'il  n'y  en 
a  pas  deux  comme  lui  au  monde  ;  à  son  régiment  tous  ses  soldats 
se  seraient  fait  tuer  pour  lui.  Le  pansement  était  fini.  François 
traînait,  traînait,  comme  un  homme  qui  a  quelque  chose  à  dire, 
et  qui  n'ose  pas.  —  Il  a  mis  la  main  sur  le  bouton  de  la  porte  ;  puis, 
il  a  pris  son  courage  à  deux  mains,  est  rentré  d'un  pas,  et  m'a  dit  : 

—  Ah  !  si  mademoiselle  voulait  !  —  Quoi  donc,  François?  —  Made- 
moiselle est  si  bonne,  si  humaine.  —  Mais  encore  une  fois  qu'est- 
ce  que  vous  voulez?  —  Mademoiselle,  ce  monsieur  a  été  obligé 
de  recommencer  sa  lettre  à  sa  marraine,  en  la  cachetant,  il  allait 
si  vite,  il  l'a  brûlée  un  peu,  —  il  a  jeté  sur  son  bureau  la  lettre 
brûlée.  —  Pierre  m'a  dit  :  «  Si  je  pouvais  savoir  ce  qu'il  y  a  de- 
dans, —  je  suis  sûr  qu'il  va  arriver  un  malheur,  mais  je  ne  sais 
pas  lire,  —  et  je  l'aime  tant,  mon  pauvre  maître.  —  Ce  n'est  pas 
mal  de  lire  sa  lettre,  —  si  je  peux  le  sauver,  —  l'empêcher,  je  ne 
sais  pas,  je  le  connais,  jamais  je  ne  l'ai  vu  ainsi. 

Je  te  lais  grâce,  chère  Louise,  —  de  mon  refus  très  net,  —  des 


MARCELLE.  781 

supplications  de  François,  de  mes  réflexions  sur  les  conséquences 
possibles  de  mon  refus;  bref,  j'ai  lu  cette  lettre  à  demi  brûlée,  — 
la  voici,  telle  que  je  ne  l'oublierai  jamais,  —  écrite  d'une  main  trem- 
blante ;  chaque  mot  m'est  resté  gravé  dans  l'esprit,  et,  hélas  1  pour- 
quoi ne  pas  le  dire  ?  dans  le  cœur. 
«  —  Madame  la  Marquise  : 

J'avais  une  marraine, 
Que  mon  cœur,  mon  cœur  a  de  peine! 
J'avais  une  marraine 
Que  toujours  adorai  !.. 


Que  toujours  adorai! 


«  Ne  me  faites  pas  chanter  au  sérieux  cette  chanson  si  cruellement 
bouffonne  pour  moi,  madame  la  Marquise,  car  si  vous  m'y  rédui- 
siez, n'ayant  plus  rien  à  aimer  en  ce  monde,  au  lieu  d'un  accom- 
pagnement de  guitare,  j'y  mettrais    un  accompagnement  que  se 


chargerait  de  faire  la  détente  de  mon  revolver. 


((  Roger.  » 


J'ai  rendu  la  lettre  à  François  et  je  suis  montée  dans  ma  chambre. 
Maman  m'a  appelée,  je  me  suis  regardée  dans  la  glace,  —  il  me 
semblait  que  je  devais  être  toute  changée.  —  Et  seulement  alors 
je  me  suis  aperçue  que  des  larmes  coulaient  sur  mes  joues.  Je  ne 
les  avais  pas  senties  jaillir.  Heureusement  maman  était  très  affai- 
rée ;  elle  chiffonnait  dans  son  armoire  et  m'a  parlé  en  me  tournant 
le  dos.  En  sortant  de  chez  maman,  j'ai  rencontré  François  qui  rô- 
dait d'un  air  mystérieux.  Il  m'a  demandé  la  permission  de  me  par- 
ler, —  et,  arrivé  au  corridor  qui  précède  ma  chambre,  m'a  tendu 
une  dépêche  toute  ouverte.  Je  l'ai  prise  machinalement  et,  en  proie 
à  une  sorte  de  sm'excitation,  l'ai  lue  pour  ainsi  dire  d'un  seul  coup 
d'oeil.  La  voici  : 

A  Monsieur  Roger. 

Mon  enfant  bien-aimé,  je  t'aime  toujours  autant.  Pourrais-je  ne 
plus  le  faire  quand  je  le  voudrais  !  Viens  vite  m'embrasser  à  Beau- 
voyer. 

Marquise  de  Beauvoyer. 
J'avais  à  peine  fini  de  lire,  que  je  suis  rentrée  en  moi-même. 


7^2  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

J'ai  grondé  François  de  l'indiscrétion  qu'il  venait  de  me  faire  com- 
mettre, —  pas  bien  sévèrement  cependant,  car  j'avais  comme  un 
remords  de  conscience  à  le  faire  en  me  disant  qu'au  fond  j'avais 
été  enchantée  qu'il  me  iorçât  la  main,  —  et  j'ai  ouvert  ma  porte. 

—  François  avait  absolument  perdu  la  raison,  —  ne  voulait-il  pas 
aussi  que  je  lise  une  dépêche  que  le  cocher  Pierre  allait  porter  au 
télégraphe  pour  son  maître  qui,  disait-il,  partait  en  voyage  !  Pour 
le  coup,  j'ai  envoyé  François  à  tous  les  diables;  je  l'ai  prévenu  que 
s'il  me  parlait  encore  une  seule  fois  de  ce  monsieur,  j'avertirais 
mon  père,  et  je  suis  rentrée  dans  ma  chambre  sans  même  me  re- 
tourner. 

Et  maintenant,  — je  me  rends  compte  que,  malgré  tout,  j'ai  com- 
mis deux  indiscrétions  impardonnables,  —  que  chez  une  femme, 
c'est  beaucoup  moins  excusable  encore,  puisqu'il  s'agissait  de  la 
correspondance  d'un  homme,  et  d'un  homme  jeune...  et  cepen- 
dant, chère  Louise,  je  n'en  ai  pas  le  moindre  regret^  Je  me  sens 
transportée,  il  me  semble  que  le  monde  m'apparaît  avec  des 
splendeurs  jamais  entrevues,  que  la  vie  est  belle  !  J'ai  envie 
de  rire  sans  raison.  Pourquoi?  En  vérité,  je  voudrais  bien  le 
savoir,  comme  je  voudrais  savoir  pourquoi,  me  sentant  coupable 
et  dans  mon  tort,  je  ne  puis  faire  taire  cette  voix  extraordinaire 
qui  chante  au  dedans  de  moi-même.  Ne  me  gronde  pas.  —  Aime- 
moi,  écris,  et  pense  à 

Marcelle  de  Bâvre. 

Madame  de  Beauvoyer  à  son  frère  Monseigneur  de  Beauvoyer, 

Mon  cher  frère, 

Vous  m'avez  fait  commettre  une  grosse  imprudence.  —  Vos  in- 
tentions étaient  excellentes,  mais  vous  vous  rappellerez  ma  répu- 
gnance à  pousser  à  bout  mon  pauvre  Roger,  et  peu  s'en  est  fallu 
que  cela  n'ait  des  conséquences  irréparables.  Je  connais  mieux  que 
vous  ce  cœur  si  tendre,  si  généreux,  si  entier  dans  ses  affections, — 
et  qu'est-il  arrivé?  C'est  que,  lorsque  je  l'ai  menacé  de  me  retirer 
de  lui  tout  à  fait,  mon  pauvre  cher  enfant  m'a  menacé  lui...  de  se 
brûler  la  cervelle,  en  me  disant  :  je  n'ai  plus  que  vous  au  monde. 

—  Et  ne  croyez  pas  que  ce  fût  parole  en  l'air,  —  je  l'ai  vu  dans  les 
grandes  circonstances  de  sa  vie,  —  il  ne  vit  réellement  que  par  le 
cœur;  —  c'est  l'unique  ressort  chez  lui,  et  ce  ressort  brisé,  je  le 
sais  capable  de  mourir  comme  il  le  dit. 

J'aipassé  par  des  angoisses  que  vous,  homme  et  prêtre,  ne  com- 


MARCELLE.  783 

prendrez  pas.  Je  lui  ai  télégraphié  de  venir.  —  Je  ne  vivais  plus. 

—  En  vérité,  —  je  ne  sais  pas  si,  tout  compte  fait,  je  dois  rien  re- 
gretter, car  j'ai  eu  une  des  plus  douces  émotions  de  ma  vie.  Il 
m'annonce  son  arrivée.  —  Je  fais  tout  préparer.  —  J'envoie  à  la 
gare  une  voiture,  et  en  main,  le  cheval  qu'il  monte  ici. 

A  l'heure  de  l'arrivée  du  train,  mon  cœur  de  soixante-dix  ans 
s'est  mis  à  battre.  —  Si  le  pauvre  enfant  al'ait  ne  pas  venir.  —  S'il 
lui  était  arrivé  malheur. — Dieu  m'a  rehisé  le  bonheur  d'être  mère. 

—  Mais  je  viens,  je  crois,  de  passer  par  toutes  les  émotions  d'un 
cœur  de  mère.  —  La  vieille  Alexandrine  ne  me  quittait  pas,  —  et 
me  suivait  partout  avec  un  verre  d'eau  sucrée  et  je  ne  sais  quelle 
abominable  drogue.  —  Enfin,  elle  a  eu  une  idée  superbe.  —  «  Si 
madame  montait  à  la  lingerie,  —  on  voit  le  tournant  du  chemin.  » 

—  Me  voilà  dans  la  lingerie,  —  avec  une  lorgnette.  —  Je  vous 
assure,  mon  frère,  que  c'était  à  mourir  de  rire  de  nous  voir, 
Alexandrine  et  moi,  regarder  la  route  poudroyer  et  le  gazon  ver- 
doyer. —  C'est  pourquoi,  quand  tout  à  coup  Alexandrine  m'a  dit  : 
«  Madame,  le  voilà!  )■>  quand  en  me  penchant,  j'ai  aperçu  comme 
elle  un  cavalier  à  ce  fameux  tournant  du  chemin,  —  nous  nous 
sommes  mises  tout  sottement  à  pleurer.  —  Alexandrine  a  saisi  ma 
main  pour  l'embrasser,  —  et  moi,  je  lui  ai  dit  :  —  «  Non,  —  em- 
brasse-moi, ma  bonne,»  et  très  démocratiquement  nous  nous  sommes 
embrassées.  — Puis,  j'ai  essuyé  mes  yeux,  — je  suis  descendue; — 
au  moment  où  j'ouvrais  la  porte  du  vestibule  du  côté  de  l'avenue 
de  peupliers,  on  sonnait  la  grosse  cloche  de  la  grille,  la  grille  s'est 
ouverte,  —  un  cheval  a  passé  comme  un  éclair,  —  et  ma  foi,  mon 
cher  frère,  —  c'est  un  des  plus  saisissans  et  des  plus  beaux  spec- 
cles  que  j'ai  eus  de  ma  vie  que  celui  de  ce  brillant  cavalier  qui  vo- 
lait littéralement  sur  l'avenue.  —  A  deux  cents  mètres,  il  a  enlevé 
son  chapeau  et  m'a  envoyé  un  baiser.  —  Le  reste  s'est  passé  comme 
dans  un  rêve.  —  Leblanc  a  saisi  le  cheval.  —  Roger  s'est  précipité 
à  terre  au  risque  de  se  briser,  —  j'étais  sur  les  degrés,  —  et  par 
un  de  ses  mouvemens  qui  n'appartienn'^nt  qu'à  lui,  il  a  voulu  se 
jeter  à  mes  genoux,  —  je  n'ai  eu  que  le  temps  de  le  relever,  —  il 
m'a  dit  seulement  :  «  Marraine,  quel  mal  vous  m'avez  fait,  »  j'ai 
senti  sa  tête  sur  mon  épaule,  —  et  me  suis  mise  à  sangloter. 

Maintenant  notre  vie  est  réglée,  —  tous  les  soirs,  il  me  fait  la 
lecture,  —  assis  sur  une  petite  chaise  basse  près  de  moi,  —  puis 
nous  causons,  et  c'est  là  qu'est  son  grand  charme,  —  ce  sont  tou- 
jours les  mêmes  bons  yeux  caressans,  le  même  sourire  doux,  — 
des  petits  soins  de  femme  ;  —  tel  il  était  à  douze  ans,  confiant  et 
tendre,  tel  je  retrouve  mon  filleul  bion-aimé  à  trente-cinq  ans.  A  la 
mort  du  marquis,  j'étais  cruellement  privée  de  n'avoir  pas  d'entant 
à  cause  de  l'isolement.  En  ce  moment,  la  Providence  me  dédora- 


784  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

mage,  —  je  n'aurais  jamais  osé  espérer  un  pareil  fils,  —  Bien  des 
idées  occupent  mon  esprit.  —  Je  me  sens  seule  à  Beauvoyer,  — 
si  je  pouvais  décider  Roger,  —  puis  peut-être  un  jour  se  mariera- 
t-il  ?  Malgré  tout,  —  cela  demande  à  être  mûri.  —  En  attendant, 
Roger  m'a  promis  d'aller  passer  quelque  temps  chez  vous  en  par- 
tant d'ici.  —  Je  vous  l'enverrai  d'ailleurs  le  plus  tard  possible. 

Donnez-moi,  mon  frère,  de  vos  nouvelles.  —  Tous  mes  meilleurs 
complimens  au  bon  abbé  Ledoux,  —  et  croyez-moi,  etc. 

Marcelle  à  M"^^  de  Barre. 

Du  couvent  des  Daines  du  St-Sacrement. 

Ma  chère  maman, 

Je  continue  à  me  bien  porter,  et  ces  dames,  notre  chère  mère 
en  tête,  sont  pour  moi  pleines  de  bontés  et  d'attentions.  Louise, 
qui  vous  prie  d'agréer  ses  plus  humbles  respects,  ne  me  quitte 
pas,  et  je  serais  heureuse  si  je  connaissais  le  fin  mot  de  cet  exil 
ou  de  ce  temps  d'épreuves  qui  m'est  imposé,  —  par  papa,  — 
n'est-ce  pas,  chère  maman?  car  ce  n'est  pas  vous  qui  en  avez  eu 
l'idée? 

Nous  avons  eu  ici  un  grand  événement  et  de  bien  belles  fêtes,  — 
et  vous  allez  être  très  surprise,  —  et  un  peu  triomphante,  ma 
bien  bonne  maman,  de  ce  que  je  vais  vous  conter.  Je  procède  par 
ordre. 

M^  de  Saint-Lô  fait  en  ce  moment  sa  tournée  pastorale.  Dimanche 
notre  chère  mère  a  reçu  l'avis  que  Monseigneur  arriverait  mercredi 
à  deux  heures,  et  que  jeudi  il  célébrerait  l'office  dans  notre  petite 
chapelle.  Vous  pensez  le  bouleversement  et  le  remue-ménage  du 
couvent.  —  La  chambre  de  Monseigneur,  de  son  grand-vicaire,  — 
des  autres  vicaires,  peut-être.  Et  quel  dîner  pour  Monseigneur!  — 
Resterait-il  jusqu'à  vendredi,  —  et  pourrait-on  lui  servir  le  fameux 
pâté  au  poisson?  ou  partirait-il  jeudi,  et  fallait-il  en  faire  un 
d'avance  et  le  lui  servir  à  tout  hasard?  Grave  affaire,  —  et  pour 
laquelle,  malheureusement,  nous  n'avions  pas  de  Sénat  (pas  de 
pères  conscrits,  dirait  M.  Dubois)  à  consulter!  —  C'est  une  réputa- 
tion que  ces  pâtés  et  ce  poisson,  —  et  les  dames  de  Sainte-Marie, 
si  elles  ont  du  chasselas  incomparable  (dans  la  saison,  s'entend),  — 
n'ont  pas  ce  maigre  merveilleux.  —  Nous  avons  toutes  répété  un 
chœur,  un  Agnus  et  un  Salutaris;  —  nous  avons  épousseté,  paré 
la  chapelle  ;  —  on  a  renouvelé  toutes  les  bobèches  des  chande- 
liers, —  et  la  couronne  de  la  sainte  Vierge.  J'ai  refait  avec  de  la 
mie  de  pain  qui  durcira  un  coin  du  talon  de  saint  Christophe.  — 
—  On  a  repassé  à  l'encre  quelques  coutures  uu  peu  blanches  du 


MARCELLE.  785 

beau  tapis  d'autel  et  installé  le  fauteuil  de  Monseigneur  et  son 
coussin. 

Enfin,  tout  cela  terminé,  en  grand  état,  allégresse  de  cœur  et 
exaltation  d'âme,  nous  avons  attendu  mercredi.  J'oubliais  de  dire 
que  la  serre  a  été  dévastée,  et  que  pour  un  grand  mois  nous  se- 
rons sans  fleurs.  —  11  est  venu  enfin,  ce  bienheureux  jour,  et  pour 
quelques-unes,  en  particulier,  il  a  eu,  ma  chère  maman,  bien  des 
surprises. 

A  deux  heures  un  quart,  Monseigneur  est  arrivé  dans  sa  voiture, 

—  dans  son  carrosse,  dit  la  mère  Saint- Vincent.  —  M.  le  curé  de 
Villiers  et  celui  de  Noulleville  l'attendaient  déjà.  —  Monseigneur 
est  superbe,  —  c'est  un  prélat  de  grande  mine,  mais  très  bienveil- 
lant, très  bon  et  très  fin.  Après  les  premières  cérémonies,  on  l'a 
conduit  dans  ses  appartemens,  puis  il  est  descendu  au  grand  sa- 
lon, et  on  lui  a  fait  les  présentations.  —  J'ai  eu  l'honneur  de  lui 
être  présentée  particulièrement  et  de  baiser  son  anneau.  Il  m'a 
demandé  qui  nous  avions  à  ***  —  J'ai  nommé  l'abbé  Fleury.  — 
Monseigneur  le  connaît  et  l'apprécie  fort.  Il  m'en  a  dit  grand 
bien.  11  a  été  au  séminaire  avec  lui,  —  peu  de  temps.  —  Mon- 
seigneur est  parti  six  mois  après  l'entrée  au  séminaire  du  doyen, 
mais  il  l'y  a  vu  et  l'a  retrouvé  depuis.  Monseigneur  m'a  demandé 
des  nouvelles  de  sa  santé,  —  et  s'il  ne  souffrait  pas  d'un  «  amai- 
grissement inquiétant,,  »  —  avec  un  fin  sourire  qui  voulait  dire 
beaucoup.  —  Notre  chère  mère  lui  a  fait  voir,  —  je  pense  pour 
gagner  appétit,  —  un  bout  de  jardin,  puis  on  est  rentré.  Mon- 
seigneur a  demandé  si  cette  hospitalité  à  plusieurs  ne  gênait  pas. 

—  On  a  répondu  :  bien  au  contraire.  —  «  C'est  que,  a-t-il  dit,  j'ai 
laissé  du  monde  à  l'hôtel.  —  Est-il  possible?  Mais  qui  donc?  — 
Oh  !  le  filleul  de  ma  sœur,  M""®  de  Beauvoyer.  —  Quoi  !  vous  nous 
avez  fait  cette  injure!.,  il  faut  aller  le  chercher;.,  nous  n'avons 
pas  de  chambre,  naturellement,  mais  il  faut  au  moins  qu'il  dîne 
avec  vous.  Vite,  vite,  la  voiture!  Il  sera  ici  à  temps.  »  —  On 
réattelle  tout  de  suite,  la  voiture  part,  et  juste  cinq  minutes  avant 
l'heure  de  se  mettre  à  table,  la  porte  du  salon  s'ouvre  à  deux  bat- 
tans,  et  le  laquais  de  monseigneur  annonce  d'une  voix  retentis- 
sante et  avec  emphase:  —  «  M.  le  marquis  de  Ferrier!  »  Et  je 
vois  entrer,  —  devinez  qui  !!!  —  notre  voisin,  M.  Roger,  qui  s'ap- 
pelle bien  Roger,  mais  Roger  marquis  de  Ferrier,  —  Roger  de  son 
prénom.  Vous  triomphez,  maman,  —  et  moi!  ma  bonne  et  chère 
maman,  je  vais  vous  parler  comme  votre  fille  qui  ne  doit  pas  avoir 
de  secrets  pour  vous,  —  moi,  je  triomphais  aussi  un  peu,  et  cela 
ne  me  faisait  pas  de  peine  ! 

Ce  n'est  pas  tout,  —  il  avait  fallu  rajouter  un  couvert,  —  on  ne 
TOME  xcvin.  —  1890.  50 


786  BEVUE   DES   DEUX   MONDES. 

savait  où  mettre  le  nouveau  condve,  et  comme  je  suis  une  laïque, 
une  âme  qui  appartient  par  suite  absolument  à  Satan  et  au  monde, 
et  que  ma  damnation  immédiate  ou  future  ne, fait  pas  question, 
c'est  près  de  moi  qu'on  l'a  mis  ! 

Le  dîner  aété  très  gai, très  animé, M^"" de  Beauvoyer  amis  tout  de 
suite  tout  le  monde  à  son  aise.  Il  cause  fort  bien.  —  Son  grand- 
vicaire  est  très  instruit;  notre  chère  mère,  c'est  vous  qui  l'avez 
dit,  a  du  monde;  c'était,  je  vous  assure,  un  feu  roulant.  Et  moi? 
moi,  ma  chère  maman,  — j'ai  causé  un  peu  avec  mon  voisin,  — 
je  ne  pouvais  pas,  par  politesse,  ne  pas  répondre,  —  et  je  dois 
l'avouer,  il  est  charmant,  plein  d'entrain.  —  Monseigneur  lui  a  dit 
de  sa  place  :  —  ((  Ferrier,  tu  peux  causer  avec  M^^^  de  Bàvre, 
elle  habite  ***.  »  —  Là-dessus,  reconnaissance,  —  pas  bien  sincère, 
entre  nous,  —  car  je  crois  qu'il  m'avait  reconnue.  —  Il  m'a  parlé 
de  papa  et  de  vous,  maman,  avec  un  profond  respect,  combien  il 
était  heureux  d'être  votre  voisin,  bien  qu'il  n'ait  pas  l'honneur  de 
vous  connaître.  —  Je  lui  ai  parle  de  ce  service  qu'il  nous  a  rendu. 
Il  m'a  dit  qu'il  avait  été  bien  confus  de  ne  pas  faire  mieux,  —  mais 
sa  jument  est  très  peureuse,  —  elle  a  déjà  failli  tuer  son  cocher.  Il 
est  revenu  avec  Monseigneur  de  chez  la  marquise  sa  sœur,  qui  est 
sa  marraine.  Il  adore  sa  marraine.  Il  dit  que  c'est  le  seul  être  au 
monde  qui  lui  reste.  —  Aussi  comme  il  en  parle!  Elle  a  toutes  les 
grâces,  toutes  les  vertus,  toutes  les  perfections,  cette  marraine 
bien-aimée. 

Dans  le  feu  de  la  conversation,  il  s'est  oublié  plusieurs  fois,  di- 
sant :  «  Marraine -marquise  m'a  dit  ceci,  —  marraine-marquise  m'a 
dit  cela  ;  »  —  n'est-ce  pas  charmant?  A  la  troisième  fois,  j'ai  relevé 
le  mot  en  souriant,  —  il  s'est  trompé  sur  mon   sourire,  a  rougi 
jusqu'aux  cheveux,  et  s'est  excusé  en  disant  :  —  Vous  avez  rai- 
son, mademoiselle,  c'est  enfantin,.,  et  absurde  avec  mes  trente-cinq 
ans,.,  mais  je  m'oublie  par  moment,.,  puis  j'arrive  de  chez  elle,.. 
j'ai  repris  mes  habitudes,.,   c'est  si  bon,.,  et  il  y  avait  si  long- 
temps que  je  ne  l'avais  Mie.   —   A  ce   mot,  il   est  devenu  très 
sérieux,  —  presque  triste,  —  je  lui  ai  parlé  de  ses  chiens  pour  le 
remettre,  —  il  adore  les  bêtes.  —  Mais  il  m'a  dit  :  —  «  Vous-même, 
vous  les  aimez  fort,  pms4Ue  vous  avez  sauvé  une  hirondelle!  »  — 
J'ai  rougi  à  mon  tour.  —  Je  me  suis  rappelé  l'hirondelle  de  Ville- 
neuve, —  et  j'ai  voulu  dire  :   c'est  enfantin,  et  absurde,  —  mais 
il  m'a  arrêté,  et  a  ajouté   :    —    «  Vous  avez  sauvé  notre  sœur 
l'hirondelle.  Voilà  ce   qu'eût  dit  saint   François-d' Assise.  »  —  On 
est  resté  longtemps  à  table,  si  longtemps  que,  comme  Monseigneur 
est  dans  l'habitude  de  se  retirer  de  bonne  heure,  il  y  a  eu  à  peine 
de  soirée.  On  a  fait  un  peu  de  musique.  J'ai  joué  comme  une  pen- 
sionnaire, c'est  le  cas  de  le  dire,  et  je  n'ai  pas  osé  chanter.  Mon- 


MARCELLE. 


787 


seigneur  a  dit  à  la  supérieure  que  M.  de  Ferrier  était  bon  musicien, 
—  qu'il  avait  une  fort  belle  voLx,  —  mais  on  a  eu  beau  insister,  il 
n'a  jamais  voulu  chanter. 

Je  vous  dirai  demain,  chère  maman,  comment  se  sera  passée  la 
journée,  —  Monseigneur  célébrera  la  messe  avec  toute  la  pompe 
possible.  —  Nous  chanterons,  —  et,  pour  la  circonstance,  M.  de 
Ferrier,  malgré  tout,  d'ordre  de  Monseigneur,  chantera  un  O  salit- 
taris  ! 

Marcelle  à  sa  mère. 

Ma  chère  maman. 

Tout  s'est  bien  passé,  l'office  a  été  superbe,  —  et  il  n'y  aurait 
rien  eu  à  dire,  si  M.  de  Ferrier  ne  s'était  abstenu  de  venir,  ce 
qui  a  beaucoup  froissé  la  supérieure  ;  c'était  la  seule  voix  d'homme 
et  on  y  comptait.  11  s'est  excusé  par  une  lettre,  sur  une  afiaii'e  ur- 
gente. Mais,  après  la  façon  dont  il  avait  été  reçu  hier,  il  n'eût 
été  que  poli  de  ne  pas  manquer,  La  vérité,  à  ce  que  j'ai  cru  en- 
tendre, c'est  qu'il  y  a  à  la  ville  voisine  deux  ou  trois  monumens 
qu'il  a  voulu  aller  voir,  et  qu'il  n'est  pas  de  devoir  de  politesse  qui 
tienne  devant  lui  contre  de  vieilles  pierres. 

Nous  avons  eu  après  la  messe  un  fort  beau  déjemier.  —  Mon- 
seigneur est  resté  pour  faire  collation,  puis  il  est  parti  à  sept  heures 
pour  prendre  le  train  du  soir. 

P. -S.  —  M.  de  Ferrier  est  complètement  rentré  en  grâce  auprès 
de  ces  dames,  —  il  vient  de  leur  envoyer  un  superbe  crucifix  en 
vermeil  pour  la  chapelle  qui  n'en  avait  qu'un  en  cuivi'e  argenté. 

Roger  à  J/™^  la  marquise  de  Beauvoyer. 

Ma  chère  marraine. 

En  vous  quittant,  je  suis  allé  chez  votre  frère  comme  nous  en 
étions  convenus.  Monseigneur  alkut  partir  en  tournée  épiscopale. 
Il  a  exigé  que  je  l'accompagne,  et,  —  je  ne  sais  à  quel  titre,  — 
un  évéque  chrétien  est  parti  escorté  d'un  ancien  officier  de  cava- 
lerie en  guise  de  coadjuteur  ou  de  suiïragant. 

Monseigneur  était  en  veine  de  gaîté,  —  et  d'esprit.  Il  me  disait  : 
«  J'ai  bien  envie  de  te  faire  porter  sur  un  coussin  une  épée  et  des 
éperons.  Il  ne  manque  pas  de  prélats  dans  l'histoire  qui  portaient 
le  hoqueton.  »  Au  second  couvent  qu'il  a  ^^sité,  —  c'était,  mar- 
raine-marcpjise,  un  très  authentique  couvent  de  dames  nobles,  — 
comme  un  rameau  détaché  et  fleuri  de  l'Abbave-aux-Dames,  — 


788  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Monseigneur  m'a  dit  :  «  Je  ne  peux  pas  t'emmener,  mais  je  te  ferai 
inviter.  Si   tu  t'absentes,  dis  bien  où  tu  vas,   qu'on  sache  où  te 
trouver.  »  En  efïet,  vers  l'heure  du  dîner,  arrive  tra,  tra,  tra,  le 
landau  de  Monseigneur.  Je  n'ai  que  le  temps  de  sauter  dedans, 
—  et  une  demi-heure  après,  je  faisais  mon  entrée  dans  la  sainte 
maison, où  j'ai  trouvé  la  plus  aimable  compagnie  du  monde,  un  ac- 
cueil charmant  et  la  chère  la  plus  délicate.  J'ai  trouvé  de  plus  ce 
que  je  ne  cherchais  pas,  une  voisine  de***,  M^'^  de  Bâvre, fille  de 
mon  voisin,  le  comte  de  Bâvre,  si  bien  que  c'est  fait  de  mon  in- 
cognito, et  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  bien  pensant  comme  vieilles 
dames  à  ***,  va  se  mettre  en  campagne  pour  me  marier,  dans  le 
plus  grand  intérêt  de  mon  salut.  Du  reste,  M"*  de  Bâvre,  qui  était 
près  de  moi  à  table,  est  charmante,  —  fort  distinguée,  —  de  l'es- 
prit, —  et  même  de  l'esprit  original.  —  Vous  le  savez,  marraine, 
quand  je  suis  loin  de  vous,  j'ai  la  rage  de  parler  de  vous,  et  une 
fois  que  j'ai  enfourché  mon  hobby  favori,  je  ne  me  laisse  pas  facile- 
ment démonter.  J'ai  donc  parlé  de  vous  à  ma  jeune  voisine,  — 
qui  a  pris,  pour  écouter  vos  louanges  (ai-je  dit  vos  louanges?),  un 
petit  air  sérieux  et  attentif  qui  m'a  beaucoup  plu.  —  Le  mot  mar- 
raine-marquhe  m'ayant  échappé,  ce  qui  était  enfantin,  —  elle  a 
souri,  —  il  paraît  que  j'ai  eu  l'air  de  prendre  la  mouche  sur  le 
sourire,  —  et  elle  a  trouvé    pour  s'excuser  des  termes  si  heu- 
reux, —  expliquant  bien  la  différence  du  rire  au  sourire,  —  et  cela 
en    rougissant,   d'un   air  convaincu,  et  avec   un   si  joli  regard, 
devenu  subitement  sérieux,  que,  vous,  marraine,  vous  l'eussiez 
trouvée  adorable.  —  Moi,  vous  le  savez,  j'ai  renoncé  à  Satan  et  à 
ses  pompes  ;  mais,  en  ma  qualité  de  vieux  garçon,  je  puis  dire,  sans 
que  cela  tire  à  conséquence,  qu'elle  était  en  efïet  adorable.  J'avais 
promis  à  l'abbesse  de  chanter  le  lendemain  un  O  saluiaris.  —  Je 
me  suis  fait  excuser  par  monseigneur,  et  comme  cela  avait  fait 
mauvais  effet,  j'ai  pris  quittance  du  tout  en   envoyant  un  crucifix 
en  vermeil  présentable.   Monseigneur  m'a  repris  en  passant,  et 
nous  avons  continué  sa  tournée,  —  lui  bénissant  et  inspectant,  — 
et  moi,  prenant  sur  une  foule  de  vieilles  églises  des  notes  dont 
je  vous  fais  grâce.  Enfin,  au  bout  de  huit  jours  de  cette  heureuse 
vie,  monseigneur,  voulant  tirer  vers  ses  pénates,  m'a  congédié,  en 
m'engageant,  en  termes  galans,  à  aller  au  d..,  non,  marraine-mar- 
quise,  rien  du  mahn   esprit,   après  tout,  car  je  suis  parti  béni 
comme  le  reste. 

Je  suis  arrivé  hier  chez  moi,  et,  mes  chiens  embrassés,  mes 
chevaux  caressés,  la  première  chose  que  je  fais  est  de  vous  écrire. 
Cependant,  dois-je  vous  le  dire?  — je  suis  pris  d'une  vague  inquié- 
tude. Dans  un  ravissant  chef-d'œuvre  du  plus  grand  poète  des 
temps  modernes,  —  d'Alfred  de  Musset,  —  un  personnage  de  la  co- 


MARCELLE.  789 

médie  dit  à  son  valet  :  a  Personne  ne  passe  naturellement  devant 
ma  porte,  il  y  a  autour  de  ma  maison  une  odeur  d'amans  !  »  Je 
vous  dirai,  marraine  :  «Personne  ne  passe  naturellement  devant 
ma  porte,  il  y  a  autour  de  ma  maison  une  odeur  de  fille  à  ma- 
rier !  »  Vous  savez  que  mon  incognito  est  rompu,  qu'au  lieu 
de  M.  Roger,  ancien  chanteur,  mauvais  sujet,  et  coureur  de  dots, 
on  sait  qu'on  a  affaire  à  un  personnage  infiniment  plus  respectable. 
Hier,  je  suis  arrivé  d'assez  bonne  heure  pour  aller  à  la  grand'- 
messe.  A  mon  passage  dans  l'église,  au  milieu  de  la  nef,  j'ai  vu 
des  mouvemens  de  cou,  j'ai  entendu  des  frémissemens  et  de 
très  faibles  chuchotemens  qui  n'avaient  jamais  jusqu'alors  salué 
mon  arrivée.  M'"^  de..,  mère  de  trois  filles  taillées  en  planches,  a 
tait  un -mouvement  gracieux  pour  ranger  sa  chaise  quand  je  suis 
passé.  J'ai  vu,  à  ma  droite  et  à  ma  gauche,  rajuster  des  bandeaux 
qui  n'avaient  pas  à  être  rajustés  et  draper  des  robes  qui  n'étaient 
pas  sorties  de  leurs  plis.  Vous  me  direz  à  cela,  que  je  suis  un  fat 
abominable.  C'est  tout  le  contraire  qu'il  faudrait  dire,  et  je  ne 
saurais  me  montrer  plus  humble  qu'en  avouant  que  l'attention  dont 
je  suis  l'objet  ne  s'est  éveillée  que  depuis  ma  personnalité,  c'est- 
à-dire  ma  valeur  marchande,  découverte. 

Ce  serait  un  beau  moment,  marraine-marquise,  pour  traiter  avec 
vous  ce  fameux  sujet  du  mariage  qui  m'a  valu  de  vous  tant  de  du- 
retés. —  Le  mariage,  dit  Figaro,  étant  de  toutes  les  institutions  la 
plus  bouffonne...  Eh  bien!  non,  — je  m'abstiens. 

Je  sens  encor  des  coups  la  meurtrissure  fraîche, 

Vous  le  voyez,  marraine,  je  fais  des  vers,  je  vous  parle  comme 
aux  dieux,  —  en  vers.  Apaisez-vous,  et  surtout  écrivez-moi 
vite  et  longuement.  —  Gela  va  me  sembler  si  bon  de  vous  lire. 

Avec  le  respect  que  vous  connaissez  et  une  afiection  si  profonde 
que  vous  ne  la  connaîtrez  jamais  complètement,  je  baise  votre 
main,  chère  marraine,  et  suis,  etc.,  etc. 

Marcelle  à  sœur  Louise. 

Ma  bonne  Louise, 

Me  voici  dans  la  maison  paternelle  ;  je  suis  arrivée  à  sept  heures. 
Mon  voyage  s'est  très  bien  passé.  Les  deux  dames  à  qui  on  m'avait 
confiée  ont  été  charmantes.  Papa  m'attendait  à  la  gare.  Il  avait  son 
expression  de  visage  habituelle,  il  a  paru  seulement  m'examiner 
avec    quelque  curiosité.  Maman  a  été  très  bonne  pour  moi.  J'ai 


790  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

trouvé  à  la  maison  tout  comme  d'habitude.  i\i  papa,  ni  maman  ne 
m'ont  rien  demandé  ni  rien  dit;  — je  suis  donc  encore  à  chercher 
la  raison  de  l'ordre  barbare  qui  m'a  bannie  pendant  deux  mois  des 
états  du  Roy  mon  Père.  En  disant  qu'on  ne  m'a  rien  dit,  je  me 
trompe.  On  a  parlé  de  ma  tante,  —  et  maman  m'a  annoncé  que 
M.  de  Saint-Pierre  allait  arriver  et  que  mon  mariage  serait  avancé. 
«  —  Cela  doit  te  faire  plaisir,  Marcelle?  —  a  ajouté  maman  en  me 
regardant.  — Mais,  maman,  que  voulez- vous  que  cela  me  fasse?  » 
et,  en  parlant  ainsi,  j'ai,  sans  y  attacher  d'importance,  regardé 
mon  père,  qui  avait  de  son  côté  les  yeux  fixés  sur  moi  et  semblait 
très  attentif.  On  a  parlé  d'autre  chose,  et  l'incident  n'a  pas  eu  de 
suite. 

La  maison  ne  m'a  jamais  semblé  bien  gaie,  mais  maintenant  je 
m'y  ennuie  à  mourir.  Ma  seule,  mon  unique  distraction,  c'est 
d'aller  jouer  de  l'orgue  à  l'église  l'après-midi  quand  les  portes  sont 
fermées.  Le  doyen  a  donné  à  maman  pour  moi  une  clef  de  la  porte 
de  la  sacristie,  et  j'y  vais,  flanquée  de  Victoire,  dont  le  ravisse- 
ment ne  connaît  pas  de  bornes  et  qui  gagne,  avec  une  inconce- 
vable activité,  des  myriades  d'indulgences  à  tous  les  chemins  de 
croix  et  à  tous  les  autels  pendant  que  je  chante.  L^,  je  me  sens 
heureuse  et  tranquille,  car  il  n'y  a  jamais  personne,  pas  même  le 
sacristain.  Aujourd'hui  cependant,  et  je  ne  sais  comment  cela  a  pu 
se  faire,  — j'y  ai  fait  une  très  extraordinaire  rencontre,  —  il  me 
semble  que  je  te  vois  sourire  d'avance,  —  enfin  il  n'y  avait  pas 
de  ma  faute,  car  toutes  les  portes  étaient  bien  fermées. 

Je  venais  de  chanter  l'air  de  Stradella,  qui  n'est  pas,  tu  le  sais, 
d'une  gaîté  folle,  et,  pour  cette  raison,  s'harmonise  on  ne  peut 
mieux  avec  mes  pensées,  et  je  descendais  de  l'orgue  tout  en  remet- 
tant mes  gants  lorsque,  arrivée  au  milieu  de  l'escalier,  j'ai  aperçu 
un  monsieur  qui,  le  coude  appuyé  sur  l'extrémité  de  la  rampe,  le 
front  dans  la  main,  était  plongé  dans  une  méditation  si  profonde 
qu'il  ne  m'avait  pas  entendue  descendre.  Tu  devines  que  j'ai  re- 
connu tout  de  suite  M.  de  Ferrier.  Je  ne  voyais  que  son  profil  ;  il  m'a 
semblé  pâli  et  maigri,  —  il  était  très  absorbé.  J'ai  pu  le  regarder 
bien  à  mon  aise,  —  il  n'avait  pas  l'air  bien  gai  non  plus,  lui,  — 
j'ai  passé  un  instant  qui  m'a  paru  délicieux,  — je  ne  faisais  pas  un 
mouvement  ;  —  si  c'est  un  gros  péché,  tant  pis  !  Je  m'appliquerai 
des  indulgences  de  Victoire,  —  enfin,  j'ai  eu  peur  d'être  surprise, 
-—  j'ai  descendu  une  marche  qui  a  eu  l'esprit  de  craquer,  et  m'a 
ainsi  tirée  d'embarras.  M,  de  Ferrier  s'est  retourné;  ses  yeux,  qui 
venaient  de  regarder  dans  le  clair  de  l'église,  ne  distinguaient  pas 
très  bien  de  mon  côté.  Il  s'est  redressé  et  allait  s'éloigner  par  dis- 
crétion   quand   enfin  il  m'a  reconnue.  C'a  été,  bonne  Louise,  un 


i 


MARCELLE.  791 

coup  de  théâtre,  —  sa  figure  fatiguée,  car  il  est  très  fatigué,  — • 
s'est  illuminée;  —  s'il  s'agissait  d'une  autre  personne  que  moi,  je 
dirais  qu'elle  a  pris  une  expression  de  ravissement  pendant  qu'il 
me  regardait  d'un  air  qui  voulait  dire  :  «  Quoi,  c'est  vous  qui  chan- 
tiez, c'est  vous  que  j'écoutais?  »  Il  a  même  fait  un  mouvement  vers 
moi,  —  qu'il  aréprirnî  tout  de  suite  ;  —  puis  il  a  repris  son  sang- 
froid  et  s'est  éloigné  en  saluant.  Comme  je  descendais  la  dernière 
marche,  il  disparaissait  dans  la  petite  porte  qui  mène  aux  tours. 
C'est  probablement  là  qu'il  était  quand  nous  sommes  arrivées.  J'ai 
attendu  un  peu  avant  d'aller  retrouver  Victoire,  car  je  sentais  que 
les  joues  me  brûlaient,  et  j'ai  tenu  à  faire  une  petite  promenade 
avant  de  rentrer,  —  je  suis  montée  bien  vite  à  ma  chambre,  —  et 
je  viens  en  arrivant  de  me  mettre  à  t'ecrire.  Je  trouve,  comme 
Marc-Aurèle,  que  je  n'ai  pas  perdu  ma  journée.  —  Voilà,  je  l'es- 
père, une  longue  lettre.  A  ton  tour  de  m'écrire,  —  longuement 
surtout,  —  très  longuement. 

P.-S.  —  Je  suis  une  sotte,  —  ce  n'est  pas  Marc-Aurèle,  —  c'est 
Titus. 

Roger  à  madame  de  Beaiwoyer. 

Ma  bien  chère  marraine, 

Ma  vie  ici  est  toujours  la  même.  —  La  plus  grande  régularité 
préside  à  tous  les  détails  de  mon  existence.  —  Je  ne  m'en  plains 
pas,  —  tout  disposé  cependant  à  faire  mon  profit  des  incidens 
heureux  qu'un  Dieu  propice  peut  jeter  sur  ma  route.  J'ai  eu  aujour- 
d'hui une  aubaine  de  ce  genre,  et  vous  conterai  cela  tout  à  l'heure. 
Je  dois  d'abord  vous  dire  que  j'ai  reçu  ces  jours-ci  des  nouvelles  indi- 
rectes de  monsieur  mon  neveu.  Il  paraît  qu'il  se  prépare  encore  à 
faire  de  belle  besogne.  —  Vous  qui  aimez  tant  les  mariages,  mar- 
raine, je  vous  servirai  cela  en  temps  et  heu.  Monseigneur  de 
Beauvoyer  m'a  écrit  avant-hier  une  lettre  charmante  —  sans  le 
moindre  exorcisme;  —  il  compte  toujours  partir  le  17  pour  Beau- 
vover.  —  Mon  ami  Maximilien  est  dans  le  Tvrol  qui  chasse  le  cha- 
mois.  Dans  sa  dernière  lettre,  d'il  y  a  cinq  jours,  il  me  chargeait 
comme  toujours  de  mettre  à  vos  pieds  ses  hommages.  En  voilà  un, 
marraine,  qui  vous  adore.  —  C'est  le  seul  qui  ait  compris  quand 
j'ai  dit  que  je  ne  pouvais  vivre  en  me  sentant  loin  de  votre  grand 
cœur  (ce  n^est  pas  une  façon  indirecte  de  vous  rappeler  que  depuis 
huit  jours  vous  ne  m'avez  pas  écrit)  ! 

Je  vous  ai  parlé  d'un  incident,  —  le  voici. 

Cet  après-midi,   j'étais,   comme    cela  m'arrive   souvent,   assis 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  la  lenêtre  d'une  des  tours  de  la  cathédrale.  J'ai  cru  entendre  le 
son  de  l'orgue.  Gela  m'a  intrigué,  je  suis  descendu  et  j'ai  entendu 
la  plus  belle  voix  que  je  connaisse,  —  une  voix  d'un  timbre  ravis- 
sant, —  une  de  ces  voix  qui  prennent  le  cœur,  et  qui  montent  au 
ciel  comme  le  cri  d'une  âme  en  détresse; —  il  semblait  qu'on  en  en- 
tendît lesbattemens  d'ailes  désespérés,  — cela  avait  je  ne  sais  quoi 
de  délicieux  et  de  navrant,  et  mon  cœur  malgré  moi  s'est  mis  à 
battre  dans  ma  poitrine  cette  charge  assourdie  qu'un  poète  améri- 
cain compare  aux  sons  des  tambours  voilés  de  crêpes  de  deuil.  — 
Et  puis,  —  devinez,  marraine-marquise,  — j'entends  craquer  l'es- 
calier, je  me  retourne,  et  me  voilà  face  à  face  avec  M"®  de  Bâvre, 
ma  voisine  de  table  au  couvent  du  Saint-Sacrement,  —  celle  qui 
parle  si  bien  de  vous,  —  c'était  elle  qui  me  tenait  sous  le  charme 
depuis  une  demi-heure. 

Je  l'ai  trouvée  un  peu  changée,  —  légèrement  maigrie,  ce  me 
semble;  —  mais  ses  yeux  n'en  paraissent  que  plus  beaux,  et  avec 
son  teint  pâle,  ses  épais  bandeaux  de  cheveux  bruns,  et  son  joli 
regard  un  peu  voilé,  candide,  fier  et  doux,  c'était,  je  vous  jure, 
une  ravissante  apparition. 

J'ai  été  très  gauche,  —  ai  su  à  peine  saluer  ;  —  quelle  triste 
opinion  elle  a  dû  avoir  de  moi! 

Marraine,  écrivez-moi  ! 

Marraine,  je  vous  adore  !  —  et  merveilleusement  me  contriste  de 
n'ouïr  point  parler  de  votre  Seigneurie.  —  Je  baise  votre  main  et 
suis,  etc. 

Marcelle  à  sœur  Louise. 

Ma  chère  Louise, 

C'est  un  vrai  journal  aujourd'hui;  mais  aussi  que  d'événemens 
dans  ces  derniers  jours,  —  et  que  d'émotions!  il  me  semble  que 
j'ai  vécu  dans  un  rêve.  Mais  la  réalité  de  mes  souvenirs  est  là  qui 
me  rappelle  que  je  n'ai  pas  rêvé.  Parfois,  j'ai  peur  de  moi-même, 
peur  des  imaginations  qui  me  viendront  peut-être...  —  Il  me  faut 
une  volonté  ferme,  —  et  le  secours  de  Dieu.  Il  faut  que,  comme  les 
gens  qui  côtoient  un  abîme,  je  regarde  haut  devant  moi  et  jamais 
à  mes  pieds. 

iNous  étions  invités  mardi  chez  M™^  de  Montglars.  Il  y  avait  une 
grande  soirée.  —  M.  de  Saint-Pierre  nous  y  accompagnait,  —  il 
était  venu  passer  deux  jours,  —  et  repartait  le  lendemain  matin. 
Je  ne  sais  pourquoi,  je  m'attendais  à  quelque  chose.  Vers  onze 
heures,  —  on  annonçait,  —  on  a  annoncé  le  marquis  de  Ferrier. 


MARGELLE.  793 

—  Papa  et  maman  se  sont  regardés,  —  du  reste,  il  y  a  eu  silence 
général,  l'attente  de  l'inconnu,  car  personne  ne  connaissait  son 
nom  ici.  Il  m'a  paru  encore  plus  fatigué,  il  est  décidément  mai- 
gri et  a  les  traits  tirés.  Tout  le  monde  le  regardait  avec  curiosité. 
Pour  la  première  fois,  je  me  suis  aperçu  qu'il  est  décoré.  II  avait 
un  air  d'ennui,  —  je  ne  sais  quoi  de  raide,  —  comme  une  morgue 
qui  ne  lui  est  pas  habituelle.  —  Il  est  allé  saluer  M"'^  de  Montglars, 
puis  M.  de  Montglars  s'est  emparé  de  lui  ;  —  ils  se  sont  approchés 
de  la  cheminée.  M.  de  Ferrier  a  parcouru  le  salon  d'un  regard 
distrait,  tranquille  et  froid.  Arrivé  à  moi,  il  m'a  semblé  que  ce  re- 
gard s'animait.  Il  a  fait  un  de  ces  demi-saluts  comme  on  en  peut 
faire  de  loin.  M.  de  Montglars,  qui  l'a  remarqué,  lui  a  parlé.  — 
M.  de  Ferrier  a  désigné  maman  et  moi  du  regard.  —  M.  de  Mont- 
glars l'a  amené  à  nous,  —  il  y  a  eu  présentation  en  règle.  —  M.  de 
Ferrier  s'est  adressé  à  maman  avec  son  aisance  habituelle,  et  à  ce 
moment  on  a  joué  la  ritournelle  d'un  quadrille.  M.  de  Ferrier  m'a 
demandé  si  j'étais  engagée.  —  Fort  heureusement,  je  l'étais,  — 
mais  Yoilcà  que  Jules  de  Montglars,  à  qui  j'avais  promis,  accourt 
tout  essoufflé  ;  il  avait  invité  la  iille  du  Président  et  l'avait  oublié. 
Son  père  l'a  tancé,  en  ajoutant  :  —  u  Tant  mieux  pour  M.  de 
Ferrier,  qui  va  te  remplacer.  »  —  Maman  aurait  bien  voulu 
refuser,  —  papa  aussi,  —  qui  venait  d'arriver,  —  mais  le  moyen 
sans  faire  une  véritable  insulte  et  à  M.  de  Ferrier  et  à  M.  de  Mont- 
glars, qui  venait  de  le  présenter?  Moi,  bonne  Louise,  je  n'étais  pas, 

—  malgré  tout,  —  aussi  désolée.  J'ai  passé  ma  main  sous  son 
bras;  —  je  crois  que  cette  main  tremblait  un  peu,  —  et  nous 
sommes  allés  nous  mettre  eu  place.  A  peine  y  étions-nous  que 
M.  de  Ferrier  m'a  parlé  de  notre  rencontre  au  pied  de  l'orgue.  Puis 
me  regardant  bien  en  face,  avec  la  netteté,  le  ton  tranquille  et  ré- 
solu d'un  homme  que  les  convenances  ordinaires  n'arrêtent  pas, 
en  même  temps  avec  une  expression  d'intérêt  si  visible  que  je  lui 
ai  pardonné  son  coup  d'autorité,  —  il  m'a  dit  que  je  lui  avais  paru 
très  pâlie,  —  très  changée  même.  —  Avais-je  donc  été  malade?  — 
Au  couvent  de  **%  j'avais  l'air  d'avoir  une  si  belle  santé!  Chère 
Louise,  à  tout  autre  j'aurais  répondu  en  rendant  grâce  à  la  for- 
tune de  cette  faveur  inappréciable  de  voir  quelqu'un  s'intéresser 
ainsi  à  moi,  etc.  Mais  M.  de  Ferrier,  —  c'était  autre  chose.  Son 
œil  noir,  si  froid  tout  à  l'heure,  me  l'ogardait  avec  une  sorte 
d'anxiété  touchante,  —  je  ne  dirai  pas  fraternelle,  —  mais  presque 
paternelle,  —  quelque  étonnant  que  soit  le  mot.  Je  n'avais  envie 
ni  de  rire  ni  d'être  impertinente.  Je  me  sentais  dominée.  —  J'éprou- 
vais un  secret  plaisir  qui  me  semblait  délicieux  et  que  je  n'avais 
jamais  éprouvé  de  ma  vie.  J'ai  répondu  par  des  généralités,  puis, 


79A  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

que  j'étais  un  peu  faiiguée...  Nous  sortions  beaucoup...  11  y 
avait  en  ce  moment  à  la  maison  des  allées  et  venues,  et  qui  du- 
reraient encore  quelque  temps.  —  Il  a  paru  surpris.  —  J'espère, 
a-t-il  dit,  que  rien  de  fâcheux  n'existe  au  fond  de  tout  cela.  — 
Mon  Dieu,  non,.,  je  suis...  je  suis  fiancée  avec  un  monsieur 
que  vous  avez  dû  voir.  —  J'ai  rougi  en  disant  cela,  —  et  tout 
naturellement  je  l'ai  regardé.  J'ai  été  tellement  stupéfaite  de  son 
changement  de  physionomie  que  j'ai  laissé  voir  mon  étonnement 
et  que  je  me  suis  arrêtée  court.  —  Je  ne  dirai  pas  qu'il  a  pâli,  — 
cela  ne  s'appelle  pas  pâlir,  cela.  Il  est  devenu  livide,  —  et  tout  son 
visage  a  subi  une  contraction  efirayante.  Il  n'a  pas  répondu  un 
mot,  —  puis,  au  bout  de  quelques  instans,  s'est  incliné  et  m'a 
dit  qu'il  était  heureux  de  trouver  l'occasion  de  me  féhciter,  — . 
mais  de  quel  son  de  voix!  —  Ah!  Louise,  comme  alors  je  me  suis 
trouvée  malheureuse!  Un  monde  de  pensées  a  traversé  mon  esprit, 

—  je  me  suis  sentie  pâlir  à  mon  tour.  —  Oh  !  —   à  ce  moment, 

—  il  n'y  avait  plus  de  doute  à  avoir,  —  et  je  tremblais  tout  de 
bon!  Nous  n'avons  plus  échangé  que  quelques  mots,  —  des  bana- 
lités. —  Il  m'a  reconduite  à  ma  place  et  je  l'ai  vu  aller  inviter 
Glotilde  de  Montglars.  —  Je  me  sentais  tout  hébétée,  le  cœur 
serré,  —  je  n'avais  plus  la  force  de  sourire,  — j'écoutais  distraite 
ce  que  l'on  me  disait,  et  il  me  fallait  un  elTort  de  volonté  pour  ne 
pas  regarder  continuellement  du  côté  où  j'espérais  voir  M.  de  Fer- 
rier.  —  J'avais  toujours  devant  les  yeux  ce  pauvre  visage,  pâle  et 
contracté,  —  cette  expression  désespérée  du  regard,  qu'il  avait 
vite  réprimée,  —  mais  que  j'avais  vue  bien  distincte  un  instant. 
En  me  quittant,  il  était  redevenu  complètement  maître  de  lui- 
même.  —  C'était  l'aisance  froide  du  monde,  —  mais  il  n'avait  pas 
encore  repris  sa  voix  naturelle.  —  Je  te  le  jure,  chère  Louise,  je 
ne  me  demandais  pas  à  ce  moment  la  raison  de  cette  émotion  pro- 
fonde (j'avoue  que  j'y  ai  pensé  depuis).  Je  ne  songeais  qu'à  une 
chose,  —  au  chagrin  qu'il  avait  eu,  —  qu'il  avait  encore,  —  dont 
j'étais  la  cause  involontaire  et  inexphquée,  —  et  si,  au  fond,  — 
bien  au  fond  de  moi-même,  comme  un  sentiment  obscur  de  joie 
commençait  à  poindre  faiblement,  et  à  s'élever,  je  ne  m'y  ar- 
rêtais pas,  —  je  tâchais  de  m'en  abstraire,  et  j'aurais  donné 
tout  au  monde  pour  reprendre  ce  que  j'avais  dit,  —  ou  pouvoir 
réparer  ma  sottise.  —  M.  de  Ferrier  a  dansé  avec  Glotilde;  —  il  a 
paru  causer  d'un  air  indilïérent  :  —  de  temps  en  temps  un'^.sou- 
rire,  —  c'est-à-dire  une  contraction  musculaire,  —  car  ce  n'était 
pas  autre  chose,  —  toujours  une  pâleur  de  cendre  et  qu'il  a  con- 
servée tout  le  temps.  —  Du  reste,  il  est  parti  de  fort  bonne  heure. 
Nous  sommes  rentrés  à  trois  heures.  Tu  sais  que  d'une  des  deux 


m 


MARCELLE.  795 

lenètres  du  petit  corridor  qui  me  sert  d'antichambre,  et  où  j'ac- 
croche mes  robes  pour  la  femme  de  chambre  le  malin,  on  voit  dans 
l'hôtel  à  côté.  J'ai  eu^  —  je  m'en  accuse,  —  la  curiosité  coupable 
de  lever  le  rideau  en  passant;  —  lu  nuit  était  noire,  —  le  vent 
soufflait  dans  les  quelques  feuilles  restées  aux  arbres  dépouillés, 

—  et  dans  l'hôtel  voisin,  —  il  y  avait  une  fenêtre  éclairée  par  une 
lumièie  derrière  un  rideau  rouge;  —  la  fenêtre  de  sa  chambre, 
j'en  suis  sûre.  J'ai  entendu  sonner  les  heures  à  ia  cathédrale  sans 
pouvoir  m'endormir.  —  J'avais  soufflé  ma  bougie,  mais  une  bûche, 
qui  Unissait  de  se  consumer,  donnait  aux  meubles  des  teintes  fan- 
tastiques, —  j'entendais  la  bise  souffler  et  les  craquemens  des 
branches;  —  à  cinq  heures,  je  me  suis  levée  et  je  suis  allée,  pieds 
nus,  écarter  le  petit  rideau  blanc,  —  toujours  la  fenêtre  éclairée, 

—  il  veillait,  —  pourquoi? 

M.  de  Saint-Pierre  est  parti  dans  la  matinée,  —  papa  l'a  recon- 
duit au  chemin  de  fer;  —  après  le  déjeuner,  nous  sommes  sorties, 
maman  et  moi,  —  et  en  rentrant  je  suis  montée  me  défaire  dans 
ma  chambre.  —  En  passant  devant  la  fenêtre  du  corridor,  j'ai  eu 
la  curiosité  de  regarder  par  un  coin  du  rideau,  —  et  je  l'ai  vu  !  — 
11  se  promenait  dans  la  grande  allée  du  jardin,  —  la  tête  basse,  — 
comme  un  homme  préoccupé,  —  les  mains  derrière  le  dos,  —  et 
qui  tenaient  sa  cravache,  —  il  était  en  tenue  de  cheval.  Bess,  sa 
chienne  favorite,  le  suivait  pas  à  pas,  s'arrêtant  quand  il  s'arrêtait, 

—  le  museau  en  l'air,  —  quêtant  une  caresse,  —  et  ne  la  recevant 
pas.  Au  bout  de  l'allée,  il  s'est  laissé  tomber  sur  le  banc,  —  il 
s'est  mis  à  réfléchir,  le  menton  dans  la  mam.  La  chienne  est  venue 
se  poser  devant  lui.  —  Elle  a  mis  sa  tête  sur  le  genou  de  son 
maître  et  est  restée  immobile.  —  On  voyait  que  ses  yeux  cher- 
chaient son  regard,  —  comme  pour  dire  :  —  «  Qu'est-ce  que  tu 
as?  Tu  ne  me  vois  donc  pas?  Je  suis  là!  »  — Les  chiens  ont  vrai- 
ment des  instincts  admirables.  —  Ils  doivent  avoir  une  âme,  — 
j'aurais  embrassé  cette  bête  avec  plaisùM  Enfin,  il  a  fait  le  geste 
d'un  homme  qui  dit  :  «  Soit,  à  la  grâce  de  Dieu  !  »  Et  il  a  repris  sa 
promenade.  Au  même  moment,  son  cocher  l'a  rejoint  et  lui  a  dit 
quelques  mots,  —  probablement  que  son  cheval  était  prêt,  —  car 
il  s'est  dirigé  vers  la  maison.  —  J'ai  entendu  dans  la  cour  lepiafTe- 
Daent  d'un  cheval,  —  puis  le  bruit  de  la  grande  porte  que  l'on  ou- 
vrait, —  enfin,  le  son  des  fers  du  cheval  sur  le  pavé  de  la  rue.  — 
M.  de  Ferrier  était  sorti.  —  Maman  voulait  que  je  lui  joue  une 
valse  qu'on  avait  jouée  chez  M'^''  de  Montglars  et  qu'elle  trouve  jolie. 
Papa  est  venu  aussi  au  salon  et  a  écouté,  —  tout  en  commençant 
son  journal,  —  quand  j'ai  eu  fini,  il  a  dit  à  maman  :  «  Vous  êtes  ren- 
trée à  temps,  ma  chère,  car  nous  allons  avoir  de  l'orage.  —  De 
l'orage  en  février?  —  Eh  I  oui.  —  Ce  n'est  pas  sans  exemple.  »  — 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Je  n'ai  pas  fait  attention  à  ce  que  papa  disait,  —  puis  tout  à  coup 
je  me  suis  redressée.  «  —  De  l'orage,.,  vous  dites,  mon  père,  que 
nous  allons  avoir  de  l'orage?  —  Oui,.,  et. même  un  orage  très 
fort.  Qu'est-ce  que  cela  te  fait?  »  Et  il  m'a  regardée  d'un  air 
étonné,  — j'ai  rougi,  — balbutié,  —  et  répondu  que  j'allais  fermer 
les  fenêtres  de  ma  chambre.  En  arrivant  dans  ma  chambre,  je  me 
suis  mise  à  la  fenêtre.  Le  ciel  était  complètement  noir,  —  pas  un 
souffle  d'air,  —  cette  sorte  de  calme  sourd  qui  est  déjà  une  me- 
nace. —  J'ai  tourné  un  peu  sans  me  résoudre  à  rien,  puis,  je  me 
suis  laissée  tomber  à  genoux  sur  mon  prie-Dieu,  et  le  front  dans 
mes  mains,  il  a  fallu  que  je  subisse  ma  pensée,  —  que  je  m'avoue 
que  M.  de  Ferrier  était  sorti  à  cheval,  probablement  avec  sa  ju- 
ment, que  l'orage  allait  éclater  et  qu'il  lui  arriverait  malheur.  Là- 
dessus,  je  me  suis  mise  à  prier,  —  je  ne  sais  trop  comment,  — 
c'était  très  incohérent.  Puis,  j'ai  recommencé  à  penser.  Par  papa,  qui 
était  dans  la  cavalerie,  j'ai  entendu  raconter  tous  les  accidens  de 
chevaux  possibles.  Je  sais  que  les  pur-sang  ont  mauvais  caractère, 

—  et  je  me  suis  rappelé  en  outre  tout  ce  que  François  m'a  raconté 
sur  cette  jument,  —  une  bête  indomptable  dont  personne  n'a  voulu, 

—  et  qui  devient  folle  par  l'orage.  —  L'ordonnance  qu'elle  a  tué 
était  un  des  cavaliers  les  plus  solides  du  régiment.  —  Il  montait 
tous  les  chevaux.  Si  M.  de  Ferrier  veut  descendre  et  la  tenir  à  la 
main,  il  ne  court  aucun  danger,  —  mais  le  voudra-t-il?  Et  puis 
n'essaiera-t-il  pas  d'abord,  comme  l'autre  jour,  de  regagner  la  ville, 

—  et  s'il  est  surpris  par  un  éclair,  aura-t-il  le  temps  de  descendre? 
surtout  voudra-t-il  descendre?..  Il  doit  être  fatigué  d'une  nuit  sans 
sommeil,  —  peut-être  nerveux,  —  en  disposition  de  ne  rien  céder... 
Après  tout,  il  a  plusieurs  chevaux,  —  il  en  monte  peut-être  un 
autre.  Je  me  suis  remise  à  prier,  demandant  à  Dieu  que  cela  fût. 
J'ai,  au-dessus  du  prie-Dieu,  une  Vierge  finement  sculptée  en  bois 
de  noyer,  avec  une  couronne  d'argent.  Il  m'a  semblé  qu'elle  me 
regardait  avec  bonté  et  en  souriant.  Je  me  suis  sentie  toute  rassu- 
rée, —  j'ai  presque  ri  de  mes  terreurs  et  suis  redescendue  au  pre- 
mier. Je  suis  entrée  par  le  petit  salon.  Gomme  j'ouvrais  la  porte, 
j'ai  entendu  papa  qui  disait:  —  «  Il  faut  vraiment  être  endiablé  pour 
sortir  par  un  temps  pareil  quand  on  a  un  cheval  peureux.  Tout  à 
l'heure,  j'ai  aperçu  notre  voisin  qui  sortait  sur  sa  fameuse  jument. 
Ma  foi,  s'il  veut  des  émotions,  je  crois  qu'il  va  en  avoir.  » 

Ainsi,  il  n'y  avait  plus  d'incertitude  possible,  plus  d'espérance, 

—  et  c'était  la  terrible  Maida  que  montait  M.  de  Ferrier... 

Mon  courage  est  tombé  à  plat.  Je  suis  entrée  comme  une  poupée 
automate  ;  j'ai  pris  une  revue  sur  la  table,  je  me  suis  assise  le 
plus  près  possible  de  la  fenêtre,  et  j'ai  commencé  à  écouter  le  bruit 
de  la  pendule  et  les  battemens  de  mon  cœur,  car  on  n'entendait 


MARCELLE.  797 

rien  d'autre.  Papa  lisait  aussi;  et  maman,  la  tète  baissée,  travail- 
lait à  sa  tapisserie.  Je  ne  sais  pas  combien  de  temps  s'est  écoulé. 
Il  y  a  eu  un  petit  éclair,  —  puis  un  grondement  sourd  ;  et,  pen- 
dant que  le  bruit  durait  encore,  un  second  éclair,  blafard,  qui  a 
tout  illuminé,  suivi  d'un  coup  de  tonnerre  déchirant. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  a  demandé  maman.  —  Ce  sont 
deux  orages  qui  se  combinent,  a  répondu  mon  père,  —  je  n'ai  vu 
cela  que  bien  rarement,  et  c'est  très  effrayant. 

Les  détonations  ont  commencé  à  se  succéder  presque  sans  in- 
terruption. —  Quant  aux  éclairs,  il  n'y  avait  pas  d'interruption  du 
tout.  —  Les  lueurs  blafardes  éclairaient  le  salon,  la  rue,  les  mai- 
sons en  face,  le  ciel  ;  —  à  part  le  tonnerre,  un  silence  de  mort  sur 
la  ville,  —  pas  un  passant,  —  pas  un  bruit,  —  pas  même  celui  de 
la  pluie,  car  il  ne  tombait  pas  une  goutte  d'eau.  11  y  avait  déjà 
longtemps  que  résonnait  dans  ma  tête  le  galop  fantastique  d'un 
cheval.  —  Tout  à  coup,  —  ce  n'était  plus  un  rêve,  —  le  bruit 
lointain  d'un  galop  désordonné  s'est  fait  entendre  ;  —  je  me  suis 
redressée.  —  Papa  aussi  l'a  entendu  :  —  le  bruit  allait  en  se  rap- 
prochant, —  de  plus  en  plus  distinct,  —  un  galop  furieux,  — 
puis  un  nouveau  coup  de  tonnerre,  —  le  cheval  était  dans  notre 
rue,  —  la  porte  de  l'hôtel  à  côté  s'ouvre,  —  j'entends  un  grand 
cri,  —  un  piétinement;  —  sans  m'occuper  de  papa  ni  de  maman, 
je  me  suis  jetée  sur  la  fenêtre,  je  l'ai  ouverte  toute  grande.  — 
Maïda,  sans  cavalier,  couverte  de  sang  et  d'écume,  se  débattait 
entre  les  mains  du  cocher  Pierre,  qui  l'avait  saisie  à  pleins  na- 
seaux. —  Il  a  crié  :  «  Àh!  misère,.,  et  monsieur,.,  où  est-il?  — 
Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !»  —  Au  même  moment,  —  dans  le  silence 
de  mort  de  la  \ille,  le  hurlement,  très  affaibh,  très  éloigné, 
lugubre,  lamentable,  d'un  chien  est  parvenu  jusqu'à  nous.  Je  me 
suis  retournée.  —  J'ai  dit  à  mes  parens  :  «  Il  est  mort  !  Entendez- 
vous  les  hurlemens  de  son  chien  !  —  Maïda  l'a  tué  !»  —  Et  je  suis 
tombée  en  avant  comme  une  masse.  Sans  mon  père,  qui  m'a  reçue 
dans  ses  bras,  je  me  fendais  le  front  sur  le  coin  de  la  console. 

Quand  je  suis  revenue  à  moi,  j'étais  couchée,  le  front  entouré 
de  compresses.  —  Maman,  très  pâle,  assise  à  mon  chevet,  me 
regardait  d'un  air  triste  et  sévère.  On  voyait  qu'elle  avait  beau- 
coup pleuré.  —  «  Eh  bien!  Marcelle,.,  comment  cela  va-t-il?.. 
Que  ressens-tu?  «  —  Je  suis  restée  un  instant  à  rassembler 
mes  idées.  Puis,  j'ai  pris  les  mains  de  maman,  —  et  je  lui  ai  dit  : 
«  Chère  maman,  n'ayez  pas  l'air  fâché,.,  je  ne  le  mérite  pas,., 
je  n'ai  pas  pu  ne  pas  penser  quelquefois  à  M.  de  Ferrier,  mais  je 
ne  lui  ai  parlé  que  deux  fois  en  ma  vie,.,  au  couvent  et  chez  les 
Montglars.  —  Je  vous  le  jure,  maman,  je  vous  le  jure.  »  —  Ma- 
man a  paru  bien  joyeuse;  elle  m'a  embrassée.  —  Pauvre  maman, 


798  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

elle  pleurait,  —  elle  a  ouvert  la  porte  et  appelé  papa,  qui  atten- 
dait. —  «  Je  vous  le  disais  bien,  mon  ami,  a-t-elle  dit,  il  n'y  a  rien 
qu'un  enfantillage.  »  —  Papa  avait  l'air  très  sévère,  —  je  lui  ai 
répété  ce  que  j'avais  dit  à  maman,  —  il  n'y  avait  pas  à  se  tromper 
sur  ma  sincérité.  Il  a  paru  très  joyeux  aussi;  —  il  mordait  sa 
moustache  et  le  bord  de  sa  lèvre,  —  j'ai  bien  vu  des  larmes  dans 
le  coin  de  ses  yeux.  Je  me  suis  redressée.  J'ai  regardé  papa  bien 
en  face,  et  je  lui  ai  dit  d'une  voix  saccadée  par  l'émotion,  mais  très 
ferme  de  ton  :  «  Mon  père,  je  suis  votre  fille,.,  je  suis  digne  de 
notre  race,.,  je  suis  une  Bàvre;..  nous  tombons  debout,  nous 
autres...  Répondez-moi  comme  le  comte  de  Bà\Ye  doit  répondre 
à  sa  fille;.,  ne  pas  répondre  ne  servirait  de  rien...  Après  cela, 
je  serai  raisonnable,  et  vous  n'entendrez  plus  parler  de  quoi  que 
ce  soit,.,  je  vous  le  jure,  mon  père...  Est-ce  que  le  marquis  de 
Fermer  est  mort?  »  —  J'avais  rassemblé  mes  forces  pour  résister 
à  la  tempête.  A  ma  grande  surprise,  je  n'en  ai  pas  eu  besoin.  Papa 
m'a  regardé  d'un  air  attendri,  —  puis  a  regarde  maman  —  en  mur- 
murant quelque  chose  que  je  n'ai  pas  bien  saisi.  (Il  m'a  semblé 
entendre  :  «  Vaillant  petit  cœur!  »  )  —  Maman  a  essuyé  ses  yeux, 
et  m'a  pris  les  mains.  Papa  m'a  relevé  la  tête  avec  une  sorte  de 
douceur  à  la  fois  touchante  et  rude,  m'a  embrassée  sur  le  front 
avec  une  vraie  tendresse,  et  m'a  dit  :  —  «  Marcelle,  je  t'en  donne 
ma  parole,.,  le  marquis  de  Ferrier  n'a  rien  de  grave,.,  il  sortira 
dans  huit  jours.  »  —  J'ai  saisi  la  main  de  mon  père  et  celle  de  ma- 
man, —  je  les  ai  mises  sur  mes  lèvres;  —  et,  au  milieu  de  l'émo- 
tion générale,  je  n'ai  rien  trouvé  de  mieux  à  faire  que  de  m'éva- 
nouir  de  nouveau,  —  sans  doute  pour  n'en  pas  perdre  l'habi- 
tude. 

Mcn\-elle  à  sœur  Louise. 

Ma  bonne  Louise, 

Ma  fièvre  a  disparu  complètement,  et  depuis  deux  jours  je  puis 
sortir.  —  Suivant  ma  promesse,  je  n'ai  plus  même  prononcé  le 
nom  de  M.  de  Ferrier.  —  J'en  suis  récompensée;  car,  à  mon  grand 
étonnement,  à  table,  maman  parle  quelquefois  de  lui  et  demande 
à  papa  de  ses  nouvelles,  et  papa  répond  do  l'air  le  plus  naturel  et 
sans  hésitation.  C'est  ainsi  que  j'ai  appris  que  M.  de  Ferrier  sortait 
en  voiture,  et  que,  à  la  première  nouvelle  de  son  accident,  sa 
marraine.  M"""  de  Beauvoyer,  était  arrivée  pour  le  soigner  et  ne  le 
quittait  pas. 

Je  n'ai  rien  à  te  dire,  —  ou  plutôt  —  je  n'ai  pas  de  courage,  — 
je  suis  si  lasse,  —  et,  je  puis  te  l'avouer,  —  si  triste!  A  un  autre 


il 


MARCELLE.  790 

jour,  —  écris-moi,  et  surtout  aime-moi  toujours,  —  jamais  je  n'en 
ai  eu  plus  besoin. 

Marcelle  à  sœur  Louise. 

Ma  bonne  Louise, 

Pardon  de  ma  lettre  d'hier,  si  courte  et  si  découragée.  Je  suis 
bien  injuste  envers  la  destinée,  —  et  surtout,  je  le  crains,  bien 
ingrate  envers  Dieu,  qui,  il  me  semble,  me  prend  en  pitié. 

Écoute.  —  Hier,  je  suis  allée  à  la  messe  de  sept  heures  avec  Vic- 
toire. Après  la  messe,  elle  est  allée  laire  ses  prières  à  la  chapelle 
de  sainte  Anne,  où  elle  a  une  grande  dévotion.  Je  suis  restée  à  la 
chapelle  de  la  Vierge,  et,  au  bout  de  quelques  minutes,  je  me  suis 
levée  pour  la  rejoindre.  Comme  je  descendais  les  deux  marches, 
j'ai  vu  s'avancer  une  vieille  dame,  de  la  figure  la  plus  noble,  avec 
de  beaux  cheveux  gris,  —  presque  blancs,  encadrant  bien  un 
visage  ptàle,  illuminé  par  des  yeux  bleus  auxquels  l'âge  semble 
n'avoir  rien  enlevé  de  leur  beauté,  et  dont  l'expression,  mélangée 
de  hauteur  grave,  de  bonté  et  de  grâce,  a  produit  sur  moi  un  effet 
irrésistible.  —  J'étais  restée  comme  pétrifiée  ;  —  puis,  —  sans  ré- 
flexion, —  sans  penser  un  instant  à  l'inconvenance  de  ma  con- 
duite, je  me  suis  comme  jetée  vers  elle,  en  disant  :  «  Vous  êtes 
M"^^  de  Beauvoyer!  —  Et  vous,  Marcelle  de  Bàvre!  » 

J'ai  voulu  me  précipiter  sur  ses  mains,  —  elle  m'a  attirée  contre 
elle,  —  m'a  embrassée  sur  le  h^ont.  —  J'ai  perdu  la  tête;  —  j'ai 
poussé  un  gémissement  et  me  suis  mise  à  sangloter,  —  pendant 
qu'elle,  appuyant  ma  tête  sur  son  épaule,  essuyant  mes  larmes, 
m'apaisant  comme  un  enlant,  —  me  prodiguait  des  mots  de  ten- 
dresse maternelle  et  disait:  «  Taisez-vous!..  Si  on  vous  voyait,., 
que  dirait-on  ?»  —  Et  moi  :  a  Je  sais  que  c'est  honteux  de  pleurer 
ainsi,  madame;  mais  il  y  a  six  mois  que  je  renferme  tout!  »  — 
«Pauvre  petite,.,  pauvre  chère  mignonne!  »  —  Et  elle-même 
avait  les  joues  humides,  —  elle  m'a  fait  rentrer  dans  la  cha- 
pelle, —  nous  nous  sommes  agenouillées  ensemble,  —  je  me  suis 
remise,  —  elle  m'a  renvoyée  en  me  serrant  les  mains  avec  une 
force  singulière,  en  me  disant  :  «  Allez  en  pak,  Marcelle,.,  comp- 
tez sur  moi,.,  je  ne  vous  oublierai  pas,.,  je  ne  trompe  jamais  !  » 

Je  me  suis  retournée  quand  j'ai  été  à  dix  pas,  —  son  beau 
regard  me  suivait  encore  avec  je  ne  sais  quelle  expression  de  pitié 
céleste.  —  Quel  rêve  ! 

Aujourd'hui,  il  est  certainement  venu  une  visite  dans  la  jour- 
née, j.'ai  entendu  sonner  à  la  grande  porte,  et  il  y  a  eu  des  allées 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

et  venues  dans  le  salon.  Ce  devait  être  une  dame,  car  maman  a 
reconduit  jusque  dans  l'antichambre,  mais  on  ne  m'a  pas  fait  appe- 
ler. Je  suis  très  intriguée,  et  voudrais  bien  être  à  demain;  —  je 
t'écrirai  dès  que  je   saurai  quelque  chose. 

P. -S.  —  Je  rouvre  ma  lettre.  —  Tout  à  l'heure,  en  descendant, 
j'ai  trouvé  papa  et  maman  en  grande  conférence,  avec  un  air  de 
mystère.  Je  n'ai  pas  pu  entendre  ce  que  papa  avait  dit,  mais  il  m'a 
semblé  qu'il  venait  de  prononcer  le  nom  de  M.  de  Saint-Pierre. 

—  Que  ferez-vous?  a  demandé  maman. 

Mon  père  a  fait  un  geste  qui  signifiait  :  —  A  la  grâce  de  Dieu  ! 
—  et  a  répondu  : 

—  Il  y  a  des  choses  qu'on  est  vraiment  excusable  de  n'avoir 
pu  prévoir,.,  puis,.,  je  m'expliquerai  si  loyalement  ! 

Et  tous  deux  sont  entrés  dans  le  cabinet  de  papa.  Lui  et  maman 
ont  une  expression  de  figure  extraordinaire.  On  dirait  qu'il  y  a 
quelque  chose  d'heureux  dans  l'air!  J'espère  en  Dieu, —  prie  pour 
moi,  bonne  Louise,  —  prie  de  tout  ton  cœur! 

Roger  à  Maximilien. 

Cher  Max, 

Rien  qu'un  mot.  —  Hier,  j'étais  dans  ma  chambre.  Ma  marraine 
est  entrée  et  s'est  assise  devant  moi,  —  elle  m'a  regardé  d'un 
regard  profond  qui  ne  lui  est  pas  habituel. 

—  Eh  bien,  marraine,  à  quoi  pensez-vous  ? 

Pas  de  réponse,  —  toujours  ce  même  regard.  —  J'ai  baissé  les 
yeux. 

—  Roger  ! 

—  Marraine  ? 

—  Tu  aimes  Marcelle  de  Râvre  ? 

—  Moi,  marraine  !  —  Et  je  suis  tombé  à  ses  pieds. 

—  Eh  bien!  oui,.,  oui,.,  marraine,  je  suis  un  pauvre  insensé, 
mais  qu'y  laire? 

Ma  marraine  m'a  pris  la  tête  à  deux  mains,  —  j'ai  couvert  ses 
mains  de  baisers,  —  je  m'y  suis  caché  le  \isage  et  les  yeux,  — 
j'ai  senti  ses  lèvres  s'approcher  de  mon  oreille,  —  et  bien  bas,  elle 
a  murmuré  : 

Pauvre  fou  !  Grand  enfant!  qui  n'a  pas  deviné  qu'il  est  aimé 
aussi  ! 

Charles  de  Berkeley. 


CURIOSITES 


HISTORIQUES   ET   LITTÉRAIRES 


LA  DUCHESSE   ET    LE   DUC   DE    NEWGASTLE. 


I. 

LA     DUCHESSE. 


Très  haute  et  très  puissante  dame,  Marguerite  Lucas,  seconde 
épouse  de  William  Gavendish,  successivement  comte,  marquis 
et  duc  de  Nevvcastle,  gouverneur  du  prince  de  Galles,  futur 
Gharles  II,  général  en  chef  des  forces  de  sa  majesté  Gharles  I^'^ 
dans  les  régions  du  Nord  pendant  la  grande  rébellion^  fort  mali- 
cieusement ridicuhsée  par  ses  contemporains  et  fort  dédaigneuse- 
ment négligée  par  les  générations  suivantes,  a  eu  l'heureuse  for- 
tune, cent  cinquante  ans  environ  après  sa  mort,  d'inspirer  à  Gharles 
Lamb  une  admiration  si  particulière  qu'elle  allait  jusqu'à  une  ma- 
nière de  culte.  Il  en  a  parlé  trois  fois  dans  ses  délicieux  Essais 
(CElia,  et  toujours  avec  une  sorte  d'attendrissement  respectueux, 
comme  le  chapeau  à  la  main  et  le  genou  courtoisement  fléchi.  Les 
volumineux  écrits  de  la  duchesse  figuraient  dans  sa  bibliothèque 
TOME  xcvm.  —  1890.  51 


802  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sur  les  rayons  d'honneur,  et  de  même  que  les  dévots  jugent  qu'il 
ne  saurait  y  avoir  de  châsse  assez  précieuse  pour  les  reliques  de 
leurs  saints  préférés,  il  estimait  que  ces  œuvres  étaient  de  celles 
pour  lesquelles  les  reliures  soignées  et  luxueuses  doivent  être  ré- 
servées plus  particulièrement.  «  A  certains  égards,  plus  un  livre 
est  bon,  moins  il  réclame  de  la  reliure.  Fielding,  Smollett,  Sterne, 
toute  cette  classe  de  volumes  qui  se  reproduisent  pei'pétuellement, 
grands  stéréotypes  de  la  nature,  nous  les  voyons  périr  avec  moins 
de  regrets  parce  que  nous  savons  que  les  copies  en  sont  éternelles. 
Mais  lorsqu'un  livre  est  à  la  fois  bon  et  rare,  lorsque  l'individu  est 
presque  toute  l'espèce...  comme  Test,  par  exemple,  la  vie  du  duc 
de  Newcastle  par  sa  duchesse,  aucune  cassette  n'est  assez  riche, 
aucun  étui  suffisamment  durable  pour  honorer  et  tenir  en  sûreté 
un  tel  joyau  (1).  »  Ce  culte  allait  si  loin  qu'il  n'aimait  pas  à  en- 
tendre parler  de  la  duchesse  avec  moquerie,  et  qu'il  a  noté  avec 
quelque  vivacité  le  dissentiment  qui  le  séparait  sur  ce  sujet  de  sa 
cousine  Brigitte,  c'est-à-dire  Marie  Lamb,  sa  propre  sœur.  «  Ma 
cousine  a  une  native  antipatliie  pour  tout  ce  qui  sonne  singulier 
ou  bizarre.  Rien  de  ce  qui  est  précieux,  irréguher,  ou  hors  de  la 
commune  sympatliie  n'a  de  prise  sur  elle.  Elle  tient  que  la  nature 
est  plus  habile.  Je  puis  lui  pardonner  sa  cécité  à  l'endroit  des  belles 
obliquités  de  la  Religio  Medici  (2),  mais  elle  me  doit  des  excuses 
pour  certaines  insinuations  irrespectueuses  qu'elle  s'est  amusé 
dernièrement  à  jeter  sur  les  dons  intellectuels  d'une  chère  favorite 
à  moi  de  l'avant^dernier  siècle,  la  trois  fois  noble,  chaste  et  ver- 
tueuse, mais  je  l'accorde,  quelque  peu  fantastique  et  de  cerveau 
excentrique,  la  généreuse  Marguerite  de  Newcastle  (3).  »  Cela  ne 
vous  rappelle-t-il  pas  par  le  ton  et  le  tour  le  langage  des  anciens 
héros  des  romans  de  chevalerie,  et  depuis  don  Quichotte,  s'est-on 
jamais  exprimé  sur  une  noble  dame  avec  une  admiration  plus  res- 
pectueuse ?  Aussi,  comme  il  dérobait  son  trésor  à  la  vue  des  pro- 
fanes, comme  il  le  défendait  contre  ces  intimes  emprunteurs  de 
livres  qu'ils  ne  rendent  jamais,  au  nombre  desquels  était  son  illustre 
camarade  de  Christ's  hospifal,  Samuel  Taylor  Goleridge!  11  y  eut  un 
jour  cependant  où  une  partie  de  son  trésor  lui  fut  enlevée,  malgré 
toute  l'énergie  de  ses  résistances,  par  un  de  ces  chipeurs  familiers. 
Un  certain  James  Kenny,  auteur  de  farces  di'amatiques  alors  en 
vogue,  partant  pour  la  France,  eut  l'idée  passablement  bizarre 
d'emporter  avec  lui  la  volumineuse  collection  des  lettres  de  la  du- 

(1)  Essais  d'EIia  :  Pensées  détachées  sur  les  livres  et  la  lecture. 

(2j  Le  plus  important  et  le  plus  éloquent  des  écrits  de  sir  Tliomas  Browne. 

(3)  Essais  d'EIia  :  Mackery  end  dans  le  Hertfordshire. 


CURIOSITES   HISTORIQUES   ET    LITTERAIRES.  803 

chesse.  Au  souvenir  de  ce  rapt  amical,  de  cette  violence  à  ses  sen- 
tiniens  de  dilettante,  son  cœur  saigne  réellement,  et  sa  rancune 
s'exhale  en  reproches  comiques  presque  touchans.  «  Perdi-e  un 
volume  pour  l'avoir  prêté  à  C...  (Goleridge),  cela  a  quelque  sens 
et  quelque  intérêt.  Vous  êtes  sûr  qu'il  lera  un  cordicil  repas  de  vos 
viandes,  s'il  ne  peut  vous  donner  ensuite  aucune  nouvelle  du  plat. 
Mais  qu'est-ce  qui  te  poussait,  pervers,  malfaisant  K  (Kenny),  à  em- 
porter, en  dépit  de  mes  larmes  et  de  mes  supplications  pour  t'en 
empêcher,  les  lettres  de  cette  femme  princière,  la  trois  fois  noble 
Marguerite  de  Newcastle,  sachant  parfaitement,  lorsque  tu  as  fait  cela, 
et  sachant  aussi  que  je  savais,  que  jamais  tune  tournerais  une  page 
de  l'illustre  in-folio?  Qu'est-ce  qui  t'a  poussé  à  pareille  chose,  si  ce 
n'est  le  pur  esprit  de  contradiction,  et  le  plaisir  de  vaincre  la  ré- 
sistance de  ton  ami  (l)  ?  »  C'est,  dis-je,  un  véritable  triomphe  pos- 
thume que  d'avoir  inspiré  une  pareille  idolâtrie,  car  voilà  le  nom 
de  la  duchesse  de  Newcastle  assuré  de  vivre  maintenant  aussi  long- 
temps que  les  Essais  d'Elia,  ce  qui  est  une  promesse  de  longévité 
très  exceptionnelle.  Que  d'œuvres,  en  efïet,  à  prétentions  plus 
hautes  sont  moins  assurées  de  durer  que  cette  collection  unique 
de  légers  feuilletons,  bien  modestes  par  les  sujets  et  les  sentimens, 
mais  frappés  de  ces  qualités  d'exquisité  et  d'excellence  des  œuvres 
qui  ne  doivent  pas  périr  (2)  !  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  si  j'ai  eu 
le  désir  de  faire  connaissance  avec  les  écrits  de  la  duchesse  de 
Newcastle  et  si  j'en  viens  parler  aujourd'hui,  c'est  grâce  à  Charles 
Lamb. 

Longtemps  j'ai  cru  que  mon  désir  ne  pourrait  être  satisfait. 
Treize  tomes  in-foHo  de  comédies,  de  poèmes,  de  fantaisies, 
d'allégories,  d'élucubrations  philosophiques,  de  lettres  à  la  façon 

(1)  Essais  d'Elia:  Les  deux  races  d'hommes. 

(2)  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  beaucoup  d'exemples  d'une  fortune  littéraire  compa- 
rable à  celle  de  Cbarles  Lamb.  Apprécié  seulement  par  ses  amis  et  par  un  tout  petit 
public  de  dilettanti  pendant  sa  triste  vie,  tenu  longtemps  au  second  et  même  au  troi- 
sième rang,  sa  renommée  n'a  commencé  sérieusement  qu'après  sa  mort,  mais  alors 
grandissant  toujours  d'année  en  année,  il  y  a  eu  un  moment  où  elle  s'est  comme  pré- 
cipitée, avec  une  rapidité  quasi  vertigineuse.  A  l'heure  qu'il  est,  il  n'j'  a  pas  d'écrivain 
ou  de  poète  anglais,  aussi  illustre  soit-il,  pas  même  Shakspeare,  qui  soit  honoré  d'un 
plus  grand  nombre  d'éditions  simultanées.  Nous  en  comptons  huit  sur  les  catalogues 
en  petit  nombre  qui  sont  à  notre  portée;  c'est  dire  que  presque  toute  maison  impor- 
tante de  librairie  possède  la  sienne.  Les  Anglais  ont  fini  par  reconnaître  en  lui  leur 
plus  véritable  humoriste,  et  cela,  à  notre  avis,  avec  grande  justice;  car,  comme  les 
Allemands  l'ont  fait  pour  Jean-Paul,  mais  avec  beaucoup  plus  déraison,  ils  pourraient 
l'appeler  Yunique.  L'humour,  en  effet,  est  le  tout  de  Charles  Lamb,  tandis  que  chez 
tous  les  autres  écrivains  dits  humoristes,  il  n'est,  quelque  dominant  qu'il  soit,  qu'un 
auxiliaire  de  certaines  facultés  dramatiques,  Imaginatives,  poétiques  ou  philosophi- 
ques. 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'ancien  Balzac,  ne  se  réimpriment  pas,  et  à  moins  que  Kenny 
n'ait  oublié  dans  quelque  chambre  d'hôtel  garni  parisien  le 
volume  dérobé  à  Charles  Lamb,  il  est  douteux  que  beaucoup  de 
ces  in-folio  se  soient  égarés  hors  de  l'Angleterre.  A  la  vérité,  les  con- 
naisseurs érudits  avaient  depuis  longtemps  distingué  au  miheu  de 
ces  fatras  deux  œuvres  historiques  d'un  intérêt  considérable,  une 
courte  autobiograpliie  enfermée  dans  le  premier  in-folio  de  la  du- 
chesse (1656)  et  la  vie  de  son  mari,  William  Gavendish,  écrite  sous 
la  restauration,  pendant  ses  dernières  années,  et  publiée  en  1667  ; 
mais  ces  écrits  mêmes  n'avaient  jamais  été  sérieusement  séparés 
de  la  masse,  et  un  seul,  l'autobiographie  de  la  duchesse,  avait  ob- 
tenu les  honneurs  d'une  réimpression  grâce  à  une  circonstance 
assez  particulière.  En  ISlZi,  un  des  critiques  les  plus  distingués  du 
premier  tiers  de  ce  siècle,  sir  Egerton  Brydges,  avait  établi  une 
imprimerie  pour  son  usage  personnel  à  Priory  Lee,  dans  le  comté 
de  Kent,  et  son  bon  goût,  précédant  de  quelques  années  l'enthou- 
siasme de  Charles  Lamb,  lui  conseilla  de  consacrer  quelques 
journées  de  ses  presses  à  l'autobiographie  de  la  duchesse.  11  en 
donna  donc  une  édition,  volontairement  incorrecte,  par  respect 
peut-être  exagéré  pour  la  ponctuation  absolument  fantaisiste  de 
celte  noble  femme  de  lettres,  et  il  la  fit  précéder  de  quelques  pages 
où  se  révèle  un  jugement  sur,  exercé,  et  surtout  sans  emphase, 
qualité  rare  chez  les  éditeurs  qui  se  donnent  pour  tâche  de  ressus- 
citer les  morts  oubliés.  Cette  impression  que  tout  libraire  aurait 
probablement  refusé  d'entreprendre,  exécutée  dans  les  circonstances 
que  nous  venons  de  dire,  d'une  manière  toute  désintéressée,  sans 
aucune  arrière-pensée  mercantile,  par  un  éditeur  titré,  est  la  pre- 
mière réparation  qui  ait  été  faite  à  la  mémoire  de  la  duchesse, 
hommage  exactement  en  rapport  avec  le  caractère  et  la  condition 
d'une  personne  dont  les  choses  du  négoce  n'approchèrent  jamais. 
La  tentative  de  sir  Egerton  Brydges  ne  trouva  pas  d'imitateurs,  et 
sa  réimpression  était  elle-même  devenue  presque  introuvable,  en 
sorte  que  nous  désespérions  de  pouvoir  jamais  apaiser  notre  cu- 
riosité, lorsqu'enfm  en  1872  la  librairie  Russell  Smith  réunit  les 
deux  œuvres  historiques  de  la  duchesse  de  Newcastle  dans  un  des 
volumes  de  sa  collection  des  vieux  auteurs  que  les  curieux  étran- 
gers regrettent  de  voir  s'accroître  si  lentement.  La  loterie  des 
chances  heureuses  et  malheureuses  existe  pour  les  morts  comme 
pour  les  vivans,  et  il  y  a  des  momens  où  les  heureuses  se  multi- 
phent  sur  tel  ou  tel  nom  littéraire,  sans  qu'on  puisse  dire  pour- 
quoi :  l'année  1872  fut  pour  Marguerite  Lucas  un  de  ces  momens 
là.  En  même  temps  que  paraissaient  ces  œuvres  qui  nous  racon- 
tent la  vie  des  deux  nobles  époux,  un  de  ces  chercheurs  qui  rendent 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET   LITTÉRAIRES.  805 

à  chaque  génération  le  service  de  lui  faire  connaître  nombre  d'œu- 
vres  qu'elle  aurait  ignorées,  M.  Edouard  Jenkins,  publiait  pour 
les  Golden  séries  de  l'éditeur  Macmillan  un  charmant  volume  por- 
teur de  ce  joli  titre,  The  Cavalier  and  his  lady,  et  composé  de 
fragmens  poétiques  et  philosophiques  tant  de  la  duchesse  que  du 
duc,  qui  nous  permettent  de  juger  de  la  nature  de  leurs  esprits 
et  de  la  saveur  propre  de  leurs  productions.  Nous  tenions  enfin 
l'oiseau  rare  si  longtemps  poursuivi. 

y  a-t-il  eu  pour  nous  déception?  Nullement,  et  l'enthousiasme 
de  Lamb  est  loin  de  nous  sembler  aussi  extravagant  qu'ont  bien 
voulu  le  dire  quelques  critiques.  A  la  vérité,  les  œuvres  poétiques 
et  philosophiques  de  la  duchesse,  si  nous  en  jugeons  par  les  frag- 
mens considérables  qui  nous  en  ont  été  donnés,  peuvent  sans  in- 
convénient dormir  leur  sommeil  éternel  sous  cette  poudre  des 
bibliothèques  où  Pope  les  a  montrées  gisantes  dans  un  vers  cruel 
de  la  Dunciade ;  il  n'y  aurait  à  la  troubler  davantage,  je  le  crois,  ni 
grand  intérêt,  ni  grand  plaisir.  Il  n'en  va  pas  ainsi,  heureusement 
pour  sa  mémoire,  de  son  esquisse  autobiographique  et  de  la  vie  de 
son  mari.  Ce  sont  deux  documens  historiques  de  sérieuse  impor- 
tance, et  nous  nous  étonnons  qu'on  ait  hésité  si  longtemps  à  les  placer 
parmi  les  meilleurs  du  xvii®  siècle  anglais.  A  quiconque  les  lit  avec 
attention,  deux  personnages  de  Van  Dyck  apparaissent  encadrés 
dans  les  draperies  de  grandeur  et  entourés  de  tous  les  accessoires 
d'élégance  et  de  richesse  de  la  vie  noble  d'autrefois.  C'est  le  mo- 
ment où  cette  vie  noble  va  se  voir  contestée  pour  la  première  fois 
et  où  elle  va  subir  l'outrage  des  premières  mutilations;  mais  en 
dépit  de  l'orage  elle  reste  encore  entière,  car  ces  mutilations  n'ont 
atteint  que  sa  partie  matérielle,  et  elle  n'a  consenti  encore  au- 
cune humiliante  transaction.  C'est  de  ces  deux  portraits  que  nous 
voudrions  essayer  une  copie  réduite,  avec  impartialité,  mieux  en- 
core avec  neutralité,  sans  leur  demander  d'autres  leçons  que  celles 
qui  se  tirent  de  la  contemplation  de  deux  belles  toiles  de  Van  Dyck; 
mais  ces  leçons  sont  encore  fort  nombreuses,  et  nous  allons  voir 
qu'on  peut  en  tirer  un  cours  assez  complet  de  vieilles  opinions  et 
de  vieilles  mœurs. 


Le  père  de  la  duchesse,  Thomas  Lucas,  de  Saint-John's,  près 
Colchester,  appartenait  à  la  meilleure,  la  plus  riche  et  la  plus  an- 
cienne gentry  du  comté  d'Essex.  Un  fatal  accident  de  jeunesse  dé- 
cida de  sa  courte  existence.  A  peine  avait-il  fait  son  entrée  dans  le 


806  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

monde  qu'il  eut  querelle  avec  un  M.  Brooks  et  le  tua  loyalement  en 
duel.  Une  telle  aventure  n'était  point  rare  chez  les  gentilshommes 
de  cette  époque,  et,  quoique  les  lois  anglaises  sur  le  duel  fussent 
des  plus  sévères,  l'autorité  royale  fermait  volontiers  les  yeux  sur 
les  infractions  qui  leur  étaient  faites.  Malheureusement  pour  le 
délinquant,  sa  victime  se  trouvait  être  le  propre  frère  de  lord  Cob- 
ham,  ministre  et  favori  d'Elisabeth,  alors  à  son  déclin  ;  aussi, 
«  bien  qu'il  eût  défié  son  adversaire  par  honneur,  qu'il  l'eût  com- 
battu avec  valeur  et  tué  en  toute  justice,  »  eut-il  à  subir  un  exil 
dont  il  fut  délivré  peu  après  par  la  mort  de  la  reine.  Il  aurait  pu 
aisément  pousser  sa  fortune  sous  Jacques  P",  qui,  en  héritant  du 
trône  d'Elisabeth,  n'avait  point  hérité  de  ses  rancunes,  et  dont  le 
règne  fut  d'ailleurs  particulièrement  indulgent  aux  duelhstes  ;  mais 
cette  malignité  de  lord  Gobham  semble  l'avoir  guéri  d'emblée  de 
l'envie  des  grandeurs,  en  lui  faisant  connaître  certains  sentimens 
qui  furent  tellement  communs  et  forts,  pendant  cinq  ou  six  géné- 
rations, qu'ils  ont  rempli  la  moitié  des  œuvres  poétiques  de  près 
de  deux  siècles.  Renonçant  donc  à  toute  ambition,  il  se  retira  dans 
ses  domaines  de  l'Essex  et  y  resta  jusqu'à  sa  mort. 

Toute  époque  orageuse  connaît  un  certain  pessimisme,  et  la  forme 
que  prit  celui  du  xvi®  siècle  fut  l'horreur  de  la  vie  des  cours,  où 
toute  fortune  est  glissante,  où  la  vertu  est  un  acheminement  à  la 
ruine,  et  la  gloire  un  point  de  mire  pour  les  attaques  de  l'envieuse 
médiocrité;  de  là  cette  faveur  universelle  de  la  pastorale,  qui,  sous 
la  forme  du  drame  ou  du  roman,  présentait  la  vie  volontairement 
obscure,  au  sein  de  la  solitude,  comme  un  remède  souverain  aux 
innombrables  éclopés  de  l'ambition  et  victimes  de  l'implacable 
struggle  for  greatness  de  cette  tragique  période.  C'est  dans  les  deux 
plus  grands  poètes  de  la  fin  du  xvi^  siècle,  le  Tasse  et  Shakspeare, 
qu'il  faut  chercher  l'expression  immortelle  de  cette  sorte  de  boud- 
dhisme pastoral  partout  disséminé  à  cette  époque.  Se  rappeler, 
dans  la  Gerumlemme  liberata,  l'épisode  de  la  fuite  d'Herminie  et 
le  récit  du  vieux  berger,  qui  se  souvient  si  éloquemment  du  Vù'- 
gile  des  Gèorgiques  ;  se  rappeler  surtout  le  Cymbeline  de  Shaks- 
peare et  l'épisode  du  vieux  seigneur  Belarius  et  des  deux  frères 
chasseurs,  fils  de  roi.  Les  conseils  des  poètes  étaient  suivis,  car 
le  spectacle  quotidien  des  événemens  les  confirmait  avec  une  écra- 
sante éloquence.  Thomas  Lucas,  par  exemple,  ne  vécut-il  pas  assez 
pourvoir  son  ennemi,  lord  Gobham,  naguère  si  puissant,  tomber 
à  la  suite  de  noble  sir  Walter  Raleigh  et  finir  ses  jours  dans  la  plus 
extrême  indigence?  Il  était  tellement  fondé  sur  des  raisons  sé- 
rieuses, ce  bouddhisme  pastoral,  qu'il  va  prolonger  encore  son  exis- 
tence pendant  tout  le  cours  du  xvii®  siècle  sans  défaveur  mar- 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET    LITTÉRAIRES.  ?Ô7 

quée  (1%  si  bien  que,  cent  ans  après  Shakspeare  et  le  Tasse, 
quatre-vingts  ans  après  VA  si  ne,  notre  adorable  Fénelon  en 
donnera  dans  son  An'sfouo/is,  surtout  dans  son  Mélésichton,  une 
suprême  expression,  qui  n'est  inférieure  à  aucune  des  précédentes 
et  qui  leur  est  môme  supérieure  par  la  suavité  et  l'onction  persua- 
sive. C'est  que  les  causes  qui  lui  avaient  donné  naissance  à  l'ori- 
gine se  montrèrent  capables  d'une  telle  fertilité  de  métamorphoses 
qu'il  retrouvait  avec  chacune  un  recommencement  de  vie.  La  révo- 
lution d'Angleterre  sera  la  plus  prochaine  de  ces  métamorphoses, 
et  ses  conséquences  feront  connaître  à  la  fille  de  Thomas  Lucas 
les  mêmes  sentimens  qui  le  poussèrent  dans  la  soUtude  cinquante 
ans  plus  tôt. 

Une  fierté  aristocratique  d'un  genre  assez  particulier,  et  qui  pou- 
vait s'aUier  aisément,  ou  même  se  confondre  avec  le  sentiment  que 
nous  venons  d'indiquer,  trouvait  d'ailleurs  son  compte  à  cette  re- 
traite. «  Mon  père,  dit  Marguerite,  était  gentilhomme,  titre  qui  est 
donné  et  fondé  par  le  mérite,  et  non  par  les  princes;  c'est  l'œuvre 
du  temps,  non  de  la  faveur.  Quoiqu'il  ne  fît  pas  partie  de  la  pai- 
rie du  royaume,  il  y  avait  peu  de  pairs  qui  eussent  de  plus  grands 
domaines  et  y  vécussent  plus  noblement.  Cependant,  à  cette  époque, 
de  grands  titres  étaient  à  vendre,  et  le  prix  n'en  était  pas  si  haut 
que  sa  fortune  ne  lui  eût  permis  d'en  acheter  un;  mais  mon  père 
n'estimait  les  titres  qu'autant  qu'ils  étaient  gagnés  par  d'héroïques 
actions,  et  comme  le  royaume  était  alors  en  paix  avec  toutes  les 
autres  nations  et  qu'il  était  gouverné  par  un  sage  roi,  le  roi  Jacques, 
il  n'y  avait  pas  d'emploi  pour  les  esprits  héroïques.  »  Ne  lit-on 
pas  bien  nettement  dans  ces  lignes  le  dédain  du  gentilhomme  de 
vieille  souche  qui  de  la  noblesse  a  la  substance  plus  que  l'éclat, 
pour  l'homme  de  cour  qui  de  la  noblesse  a  l'éclat  plus  que  la  sub- 
stance, et  dont  on  tire  ces  favoris  auxquels  Thomas  Lucas  devait 
ses  années  d'exil? 

«  La  noblesse  est  l'œuvre  du  temps  et  non  de  la  faveur.  »  C'était 
l'opinion  du  plus  grand  des  contemporains  de  Thomas  Lucas  après 
Shakspeare,  lord  Bacon  de  Verulam,  et  si  Marguerite  la  répète,  ce 
n'est  pas  par  plagiat  ou  réminiscence,  mais  parce  qu'elle  exprimait 
le  mieux  l'état  propre  de  sa  iamille,  et  sm'tout  parce  qu'elle  était 
celle  des  anciennes  classes  nobles  sur  leur  propre  condition.  Pas 
plus  que  Marguerite,  elles  ne  niaient  que  le  mérite  individuel  fût 
le  germe  de  la  noblesse,  mais  elles  soutenaient  que  ce  germe  ne 
prenait  corps  que  dans  la  descendance  et  par  la  gestation  du  temps. 

(1)  Nous  le  trouvons  encore  en  Angleterre,  en  1681,  dans  l'Orpheline  de  Thomas 
Otway,  dont  les  personnages  du  noble  Acasto  et  de  ses  deux  lils  ne  sont  que  des  traaa- 
formations  ingénieuses  du  Belarius  et  des  frères  chasseurs  de  Cymbeline, 


808  REVUE   DES   DEUX  MONDES. 

Il  y  en  aurait  long  à  dire  sur  cette  opinion,  qui  intéresse  plus  qu'on 
ne  le  croit  les  sociétés  non  aristocratiques;  nous  ne  voulons,  pour 
le  moment,  nous  y  arrêter  que  pour  faire  remarquer  à  son  sujet 
l'incertitude  et  le  va-et-vient  des  doctrines  du  pauvre  esprit  hu- 
main. Il  y  a  quelque  quarante  ans,  à  l'époque  de  notre  jeunesse, 
cette  opinion  de  l'ancienne  noblesse  sur  elle-même  était  non-seule- 
ment tenue  pour  surannée,  gothique  et  superstitieuse,  mais  regar- 
dée comme  une  preuve  d'incorrigible  et  ridicule  infatuation.  Ah! 
que  de  bonnes  plaisanteries  se  débitaient  alors  sur  les  barons  à 
trente-six  quartiers!  Que  de  saillies  sarcastiques  sur  ce  prétendu 
droit  de  naissance,  plus  choquant  pour  le  bon  sens  que  ne  l'était 
même  le  prétendu  droit  divin  des  rois  !   Quelles  tirades  philoso- 
phiques indignées  contre  ce  qu'une  telle  prétention  avait  d'insul- 
tant pour  le  vrai  mérite!  Que  de  contrastes  éloquens  entre  l'indi- 
vidu qui  est  l'oumer  de  sa  propre  fortune  et  le  noble  qui,  pour 
tout  mérite,  ne  pouvait  montrer  qu'un  parchemin  rongé  des  vers  ! 
Mais  la  roue  du  temps  a  tourné  et  de  nouvelles  doctrines  ont  surgi 
avec  DarAvin  et  Herbert  Spencer,  avec  les  psychologues  à  toute  ou- 
trance et  les  physiologistes  intransigeans,  doctrines  qui  ont  si  bien 
remplacé  les  anciennes  et  les  ont  démontrées  si  insuffisantes  que 
ces  dernières  ont  perdu  toute  autorité  dans  le  monde  de  la  science, 
de  la  spéculation  philosophique  et  de  la  critique,  et  que,  pour  leur 
trouver  encore  quelques  adhérons,  il  faut  les  chercher  ailleurs  que 
dans  les  régions  où  l'on  pense  véritablement.  Cependant,  parmi 
ces   anciennes  doctrines  que  les   nouvelles  ont  rejetées  dans  le 
bric-à-brac    du  passé,  il   en  est   une  qui    est  restée  debout,   et 
j'ai   le  regret  de  révéler  à  MM.  les   darwiniens    et   spenceriens 
qui  se  réclament  de  la  démocratie,  —  le  nombre  de  ces  penseurs 
inconséquens  ou  médiocres  logiciens  est  encore  assez  considérable, 
—  que  c'est  précisément  cette  opinion  des  anciennes  classes  aris- 
tocratiques sur  la  manière  dont  la  noblesse  se  crée  et  se  perpétue. 
Elles  disaient  que  la  noblesse  s'attachait  à  certaines  lamilles  de 
préférence  à  certaines  autres  et  à  l'exclusion  du  plus  grand  nombre, 
c'est-à-dire  que  cette  vertu  ou  qualité  s'était  choisi  les  organes  qui 
pouvaient  le  mieux  lui  prêter  vie,  force  et  puissance.  Eh!  mais  il 
nous  semble  que  c'est  là  de  la  sélection  au  premier  chef,  car  que  dit 
de  plus  cette  doctrine  sur  les  méthodes  par  lesquelles  la  vie  se 
cherche  ses  expressions  les  plus  parfaites  par  la  concentration  de 
tous  les  élémens  de  force  et  de  santé  chez  certains  individus  privi- 
légiés et  certaines  espèces  mieux  armées,  et  par  l'éUmination  des 
faibles  au  profit  des  forts?  Elles  disaient  encore,   ces  anciennes 
castes,  que  l'individu  pouvait  bien  jeter  les  fondemens  de  la  no- 
blesse, mais  que  la  noblesse  n'existait  réellement  que  lorsqu'elle 
passait  de  l'individu  au  genre,  parce  qu'en  se  généralisant  ainsi 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET    LITTÉK AIRES.  809 

elle  cessait  d'être  une  qualité  morale  attachée  à  un  seul  pour  de- 
venir comme  une  fonction  vitale  inhérente  à  la  famille;  que,  loin 
d'être  plus  difficile  chez  les  descendans  que  chez  le  progéniteur 
premier,  elle  y  était,  au  contraire,  plus  aisée,  puisqu'elle  y  était  à 
l'état  d'habitude  innée  transmise  par  le  sang  ;  en  d'autres  termes, 
que  ce  n'étaient  pas  seulement  les  titres  constatant  sa  noblesse  que 
l'ancêtre  transmettait  à  ses  descendans,  mais  les  qualités  mêmes 
par  lesquelles  il  l'avait  fondée,  et  qui  se  perpétuaient  par  l'hérédité 
en  vertu  de  cette  loi  physique  qui  veut  que  les  enfans  ressemblent 
aux  pères.  Les  anciennes  castes  avaient-elles  tort  de  penser  ainsi? 
Eh  bien  !  alors,  que  les  docteurs  de  V atavisme  ramassent,  s'ils 
l'osent,  quelques-unes  des  pierres  qui  leur  furent  jetées  jadis  et  les 
en  lapident  encore!  Ils  disaient  enfin,  ces  hommes  d'autrefois,  que 
la  noblesse  est  d'autant  plus  certaine  qu'elle  s'éloigne  davantage 
de  son  origine,  comme  ces  fleuves  qui  s'élargissent  davantage 
à  mesure  qu'ils  s'éloignent  de  leur  source,  qu'elle  était  plus  forte 
à  la  dixième  génération  qu'à  la  troisième  ou  quatrième,  et  à  la 
troisième  ou  quatrième  que  chez  le  fondateur  même,  parce  que  le 
temps,  en  en  faisant  une  affection  héréditaire,  lui  avait  donné  l'in- 
faillibilité d'un  instinct,  et  qu'il  en  avait  purifié  graduellement  la 
substance  do  tous  ces  limons  d'âpre  ambition,  de  rapacité,  de  con- 
voitise et  de  dureté  qui  manquent  rarement  de  se  rencontrer  dans 
l'origine  des  grandes  fortunes;  mais,  en  pensant  ainsi,  n'étaient- 
ils  pas  des  précurseurs  inconsciens  de  l'évolutionisme?  De  ce  qui 
nous  semblait  naguère  le  plus  blessant  des  préjugés,  la  philosophie 
et  les  sciences  les  plus  modernes  sont  en  train  de  faire  une  vérité 
d'autant  plus  difficile  à  contester  qu'elles  la  présentent  comme  étant 
d'ordre  purement  naturel. 

Dans  sa  retraite  rustique  de  l'Essex,  Thomas  Lucas  travailla 
consciencieusement  à  réparer  le  dommage  qu'il  avait  fait  à  la  so- 
ciété par  son  duel  heureusement  malheureux,  comme  dit  sa  fille. 
De  sa  femme,  ÉUsabeth  Lcighton,  il  eut  huit  enfans,  dont  Margue- 
rite fut  la  plus  jeune,  trois  garçons  et  cinq  filles,  «  tous  sans  rien 
de  contrefait  ni  de  difforme,  ni  nains,  ni  géans,  mais  bien  propor- 
tionnés en  tout  ;  beaux  de  traits,  clairs  de  teint;  bruns  de  cheve- 
lure, les  dents  saines,  les  haleines  pures,  la  parole  nette,  les  voix 
bien  timbrées,  — j'entends  pour  le  discours  plus  que  pour  le  chant, 
—  sans  aucune  de  ces  défectuosités  si  fréquentes,  comme  bégaie- 
ment, grasseyement;  nasillement,  accent  criard,  et  les  voix  n'étaient 
d'un  ton  ni  trop  haut,  ni  trop  bas,  mais  dans  la  bonne  mesure  et 
dans  le  juste  accord.  »  Dès  qu'il  eut  mis  au  monde  cette  florissante 
postérité,  la  nature  jugea  que  cette  charmante  réparation  de  son 
péché  de  jeunesse  était  suffisante  ;  il  mourut  donc  et  fut  réuni  à  ses 


810  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

pères,  ainsi  que  ne  manque  jamais  de  dire  le  biblique  auteur  du 
Livre  des  rois. 

Sa  veuve,  quoique  très  belle  et  encore  fort  jeune,  ne  songea  pas 
à  se  remarier.  Ce  ne  fut  pas  seulement  par  regret  de  son  mari, 
bien  que  ce  regret  semble  avoir  été  très  profond,  ou  parce  qu'elle 
pensa  que  la  po-^térité  qu'elle  avait  déjà  mise  au  monde  ne  deman- 
dait aucun  accroissement.  C'est  qu'elle  était  protégée  contre  les 
faiblesses  propres  à  son  sexe  par  cette  ambition  que,  dès  les  âges 
les  plus  reculés,  leZend  Avesta  avait  reconnue  comme  la  plus  natu- 
relle à  toute  femme  d'un  esprit  sensé  et  d'un  cœur  pur,  que  la  com- 
mère de  Bath,  des  Contes  de  Cantorbéry,  a  présentée  comme  la 
secrète  passion  des  dames  dans  un  récit  où  la  crudité  des  vieux 
f-ibliaux  s'unit  de  la  manière  la  plus  amusante  aux  plus  bizarres 
subtilités  de  la  logique  scolastiqiie,  et  que  Voltaire,  modernisant 
Chaucer,  a  pris  à  son  tour  pour  sujet  d'un  de  ses  plus  jolis  contes. 
Le  portrait  que  trace  sa  fdle  de  cette  prude  veuve,  est  celui  d'une 
mistress  Poyser  aristocratique.  Elle  aimait  à  être  maîtresse  de  mai- 
son, et  elle  s'y  entendait  à  merveille.  Elle  était  experte  dans  l'art 
de  passer  des  baux  et  des  contrats,  se  connaissait  aux  choses  de 
la  volière,  des  basses-cours,  de  l'écurie  et  de  l'étable,  savait  or- 
donner à  ses  intendans,  et  s'entendait  si  bien  à  diriger  ses  hommes 
d'affaires  qu'elle  ne  se  laissait  jamais  induire  par  eux  en  procès 
coûteux  et  en  différends  interminables.  Elle  menait  haut  la  main  et 
haut  le  ton  ses  serviteurs,  sans  leur  faire  sentir  le  mors,  avec  un 
mélange  de  défiance  et  de  prudence  très  sensées,  se  refusant  à  être 
dupe  par  faiblesse  et  prenant  toutes  précautions  légitimes  contre 
les  dangers  de   leur  familiarité,  facilement  féconde   en  résultats 
fâcheux.  ('  Ma  mère  était  une  bonne  maîtresse  pour  ses  serviteurs, 
prenant  soin  d'eux  dans  leurs  maladies  et  n'épargnant  aucune  dé- 
pense pour  leur  guérison,  et,  dans  leur  bon  état  de  santé,  n'exi- 
geant jamais  d'eux  plus  qu'ils  ne  pouvaient  faire  avec  facilité.  Elle 
entrait  parfois  en  colère,  mais  seulement  lorsqu'elle  en  avait  juste 
cause,  par  exemple  contre  des  serviteurs  négligens  ou  coquins  qui 
gaspillaient  sans  nécessité  ni  mesure,  ou  qui  détournaient  les  choses 
par  larcins  subtils.  »  Là  où  cet  art  de  commander  se  montre  avec 
tous  ses  avantages,   c'est  dans  les  rapports  qu'elle  avait  établis 
entre  ses  enfans  et  ses  serviteurs  ;  la  page  où  Marguerite  explique 
ces  rapports  mérite  d'être  citée  et  proposée  aux  réflexions  de  toutes 
les  mères  en  tout  temps  et  en  tout  état  de  société. 

Nous  fûmes  accoutumés,  dès  l'enfance;  à  être  respectueusement 
sers'is,  chacun  de  nous  ayant  son  serviteur  particulier,  et  tous  ses  do- 
mestiques, en  général,  rendaient  à  ses  enfans,  même  les  tout  à  fait 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET    LITTERAIRES.  811 

jeunes,  les  mêmes  respects  qu'ils  lui  rendaient  à  elle-même,  car  elle 
ne  souffrait  pas  qu'ils  fussent  sans  gêne  devant  nous  ou  qu'ils  prissent 
empire  sur  nous,  ce  que  tous  les  vulgaires  serviteurs  sont  enclins  à 
faire,  et  ce  qu'on  leur  laisse  parfois  tolérance  de  faire.  Elle  ne  permit 
jamais  que  les  domestiques  mâles  fissent  compagnie  avec  les  bonnes 
dans  la  nursery ,  de  crainte  que  leur  grossière  façon  de  faire  l'amour 
ne  leur  lit  commettre  des  actions  inconvenantes  ou  prononcer  de 
vilains  mots  en  présence  de  ses  enfans,  sachant  que  la  jeunesse  est 
apte  à  gagner  infection  par  les  mauvais  exemples,  faute  de  raison  pour 
distinguer  le  bien  du  mal.  Il  ne  nous  était  pas  davantage  permis 
d'avoir  avec  les  bas  serviteurs  familiarité  ou  conversation  ;  toutefois, 
elle  nous  avait  instruits  à  nous  comporter  avec  eux  avec  une  humble 
civilité,  comme  elle  les  avait  dressés  envers  nous  à  une  déférence  res- 
pectueuse. Ce  n'est  pas  parce  qu'ils  étaient  serviteurs  que  nous  étions 
si  réservés,  car  nombre  de  nobles  personnes  sont  forcées  de  servir 
par  nécessité,  mais  parce  que  les  serviteurs  d'ordre  vulgaire  sont  aussi 
mal  élevés  que  bassement  nés,  et  donnent  aux  enfans  de  mauvais 
exemples  et  de  pires  conseils. 

Lady  Lucas  garda  jusqu'à  sa  mort  ce  gouvernement  domestique 
qu'elle  exerçait  avec  une  si  judicieuse  autorité.  Quelquefois  elle 
faisait  mine  de  vouloir  s'en  décharger  sur  son  fils  aîné,  prétextant 
que  c'était  trop  d'occupations  et  de  fatigue  pour  elle  ;  mais  ces  vel- 
léités de  retraite  n'étaient  que  feintes,  comme  sa  fille  nous  le  laisse 
entendre  assez  clairement.  La  famille  se  trouva  bien  de  cette  direc- 
tion ennemie  du  coulage,  qui  faisait  régner  chez  elle  l'abondance 
avec  l'ordre.  «  Nous  ne  menions  pas  une  vie  de  noces  et  festins, 
car  une  telle  vie,  même  dans  les  cours  des  rois  et  les  palais  des 
princes,  amène  la  ruine  sans  plaisir  ni  contentement,.,  en  sorte 
qu'avant  les  guerres,  loin  d'être  endettés,  nous  étions  toujours  en 
avance,  achetant  tout  au  comptant,  non  à  crédit.  »  N'allez  imagi- 
ner, cependant,  aucune  application  anticipée  de  la  grise  science 
du  bonhomme  Richard  ;  ce  talent  d'ordonner  les  dépenses,  fondé 
sur  des  principes  et  conduit  par  des  habitudes  tout  aristocratiques, 
visait  beaucoup  moins  à  l'économie  générale  qu'au  maintien  et, 
s'il  se  pouvait,  à  l'accroissement  du  superflu,  de  manière  à  per- 
mettre aux  enfans  la  satisfaction  de  leurs  goûts,  plaisirs  préférés  et 
caprices  même,  plutôt  qu'à  grossir  leurs  dots  particulières.  Ils 
furent  donc  élevés  aussi  richement  que  le  comportaieiit  leiu*  nais- 
sance et  leur  fortune,  sans  prodigalité  mais  sans  lésine,  avec  une 
juste  mais  large  dépense,  «  de  crainte,  dit  la  duchesse,  que  trop 
de  parcimonie  n'engendrât  chez  nous  des  vices  de  rapine,  de  viles 
pensées  et  de  basses  actions.  » 

Nous  manquons  de  renseignemens  pour  dire  jusqu'à  quel  point 


812  REVDE   DES    DEUX   MONDES, 

l'âme  de  cette  mère,  à  la  fois  prudente  et  fastueuse,  se  retrouvait 
chez  tous  ses  enfans;  mais  ce  qui  nous  apparaît  en  toute  évidence, 
c'est  qu'il  en  était  resté  beaucoup  chez  la  duchesse.  Elle  eut  bon 
nombre  des  qualités  vraiment  nobles,  de  la  libéralité  d'esprit, 
de  la  loyauté  de  cœur,  une  ferme  insouciance  des  sottises  de  l'opi- 
nion, une  rectitude  d'action  qui  la  rendait  incapable  de  tout  ma- 
nège et  de  toute  intrigue,  une  vertu  si  sérieuse  qu'elle  en  fut  à 
risée  et  à  scandale  aux  gais  mondains  et  aux  belles  dames  de  la 
cour  de  Charles  II;  je  crains  que  la  générosité  ne  lui  ait  quelque 
peu  manqué,  et  que  sa  main  n'ait  toujours  été  moins  ouverte  que 
sa  conduite.  Elle  aimait  la  vie  somptueuse,  cela  est  visible,  mais 
plutôt  pour  les  respects  qu'elle  pouvait  en  retirer  que  pour  la  faire 
partager  aux  autres.  C'est  elle-même  qui  en  a  fait  l'aveu  en  disant 
que,  bien  qu'elle  ne  fût  pas  prodigue,  elle  était  capable  de  l'être 
par  vaine  ambition  d'obtenir  les  marques  extérieures  de  la  consi- 
dération et  du  respect.  Elle  faisait  à  cet  égard  le  plus  complet  con- 
traste avec  son  mari,  qui  ne  sut,  une  seule  heure  de  sa  vie,  même 
dans  ses  jours  les  plus  sombres,  se  retenir  de  ses  habitudes  de 
magnificence,  et  qui  crut  toujours  que  la  fortune  n'avait  pas  de 
meilleure  manière  de  lui  conquérir  l'honneur  et  la  louange  qu'en 
se  répandant  sur  ceux  qui  l'approchaient.  Aussi  ne  mettons-nous 
pas  en  doute  qu'elle  n'ait  supporté  les  dures  privations  de  l'exil 
avec  beaucoup  d'égalité  d'humeur,  et  qu'ensuite  la  retraite  volon- 
taire sous  la  restauration  ne  lui  ait  été  un  plaisir  plutôt  qu'un  cha- 
grin. Ce  qui  est  absolument  certain,  c'est  qu'elle  savait  calculer 
avec  une  précision  capable  de  faire  l'admiration  des  arithméticiens 
les  plus  experts.  11  faut  voir,  dans  sa  Vie  du  duc  de  JSeivcastle,  avec 
quelle  exactitude  elle  dresse  le  compte  de  la  fortune  de  son  mari 
et  établit  le  chiffre  des  pertes  que  la  révolution  lui  a  fait  subir. 
Tout  y  est,  non-seulement  châteaux  détruits,  bois  coupés,  cheptels 
enlevés,  revenus  perdus,  mais  les  intérêts  composés,  les  accroisse- 
mens  gradués  d'une  fortune  en  parfait  équilibre,  les  profits  inévi- 
tables, les  économies  probables  ou  au  moins  possibles  ;  pas  un 
shilling  n'est  oublié,  pas  un  penny  n'est  dédaigné.  Certes,  ce  n'est 
pas  elle  qui  aurait  jamais  inventé  et  appliqué  cette  expression  de 
quantité  négligeable  si  fort  à  la  mode  aujourd'hui. 

Bien  décidément,  lorsque  la  nature  nous  a  prédestinés  à  jouer 
tel  ou  tel  rôle,  tout  nous  conduit  à  le  jouer,  et  les  obstacles  mêmes 
nous  y  sont  un  aide.  La  duchesse  de  Newcastle  fut,  en  date,  la 
première  de  ces  bas  bleus  qui  ont  formé  en  Angleterre  une  tribu 
si  nombreuse,  si  étendue,  si  mêlée,  et,  tous  comptes  faits,  si  glo- 
rieuse. Rien  cependant,  dans  son  éducation,  ne  la  prédisposait  à  ce 
personnage,  et  il  s'y  trouvait  même  une  certaine  particularité  qui 
était  plutôt  faite  pour  la  détourner  de  le  devenir  jamais.  Ecoutez 


\ 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET   LITTERAIRES.  813 

plutôt  :  «  Quant  à  nos  maîtres,  quoique  nous  eussions  toute  sorte 
de  virtuoses  (1)  pour  le  chant,  la  danse,  la  musique,  la  lecture, 
l'écriture  et  autres  choses  semblables,  nous  n'étions  pas  stricte- 
ment tenues  à  toutes  ces  études,  qui  étaient  beaucoup  plus  pour 
la  forme  et  les  convenances  que  pour  le  fond  et  le  profit  ;  car  ma 
mère  ne  se  souciait  pas  autant  de  notre  danse  et  de  notre  musi- 
querie,  de  notre  chant  et  de  notre  bredouillage  des  langues  étran- 
gères, qu'elle  ne  se  souciait  que  nous  fussions  élevées  vertueuse- 
ment, modestement,  civilement,  honorablement  et  dans  d'honnêtes 
principes.  »  Il  est  impossible  de  s'exprimer  avec  plus  de  dédain 
pour  tout  ce  qui  relève  purement  de  l'intelligence.  Ah!  que  ces 
quelques  lignes  nous  reportent  loin  de  la  moderne  omnipotence 
des  beaux-arts,  de  la  prééminence  des  peintres,  de  la  suprématie 
des  musiciens  et  de  l'apothéose  des  chanteurs  !  Sur  tous  ces  dons, 
talens,  acquisitions  de  la  culture  humaine  auxquels  nous  attachons 
tant  d'importance,  les  hommes  d'autrefois  n'étaient  pas  éloignés 
de  penser  ce  que  Platon  pensait  des  poètes  et  de  la  poésie  :  ils  les 
flétrissaient  élogieusement  du  nom  &'arts  d\igrément,  et  les  reje- 
taient ensuite  au  second  ou  au  troisième  plan  parmi  les  choses  de 
jeu  et  de  récréation  qu'il  est  indifférent  de  connaître  et  sans  profit 
de  pratiquer.  De  là  leur  manière  de  comprendre  l'éducation,  qui 
était  tout  à  l'inverse  de  la  nôtre.  Tandis  qu'ils  s'adressaient  sur- 
tout à  la  conscience  pour  en  obtenir  la  création  de  l'homme  moral, 
nous  nous  croyons  plus  sûrs  du  même  résultat  en  le  demandant 
exclusivement  à  l'intelligence.  Les  deux  méthodes  ont  leurs  parti- 
sans, entre  lesquels  nous  nous  garderons  bien  de  décider;  tout  ce 
que  nous  nous  permettrons  de  dire,  c'est  que,  l'intelHgence  visant 
avant  tout  et  presque  exclusivement  le  vrai,  et  la  conscience  visant 
avant  tout  et  presque  exclusivement  le  bon,  la  question  se  ramène 
peut-être  à  savoir  ce  qui  importe  réellement  le  plus  à  l'ordre  et  au 
maintien  des  sociétés,  de  la  connaissance  du  bien  et  du  mal  ou  de 
la  connaissance  du  vrai.  Que  chacun  réponde  à  cette  question  selon 
son  expérience  personnelle. 

Une  observation  avant  de  passer  outre.  Il  y  a  un  instant  nous 
remarquions  que  nos  doctrines  philosophiques  les  plus  modernes 
et  les  plus  avancées  justifiaient,  à  l'envi  les  unes  des  autres,  la 
vieille  opinion  des  régimes  périmés  sur  la  manière  dont  la  no- 
blesse se  créait  et  se  perpétuait  ;  eh  bien  !  malgré  les  différences 
qui  nous  séparent  des  siècles  passés  sur  le  sujet  de  l'éducation  et 
la  supériorité  que  nous  accordons  à  l'intelligence  sur  toutes  les 
autres  facultés,  il  est  curieux  de  constater  que  ces  mêmes  philoso- 

(1)  Dans  le  sens  de  gens  habiles  en  leur  métier. 


814  REVUE    DES   DEUX    xMONDES. 

phies,  tout  à  fait  modernes,  ne  sont  peiit-èlre  pas  si  loin  qu'on  le 
croit,  sur  le  chapitre  des  beaux-arts  et  belles-lettres,  de  penser 
absolument  comme  les  hommes  d'autrefois.  Lisez,  pour  vous  en 
convaincre,  le  dernier  chapitre  de  la  Psychologie  d'Herbert  Spen- 
cer, où  il  réduit  l'art  à  être  simplement  la  part  du  jeu  dans  le 
labeur  humain.  La  logique  des  faits  se  chargera  de  prouver  un  jour 
qu'en  tout  cas  il  ne  peut  guère  être  autre  chose  dans  les  sociétés 
démocratiques. 

Les  liens  de  la  parenté  étaient  singulièrement  étroits  et  puissans 
dans  les  anciennes  classes  nobles,  surtout  dans  les  noblesses  pro- 
vinciales, ce  qui  tenait  à  deux  causes  principales,  dont  la  première 
et  la  plus  importante  était  l'estime  qu'elles  avaient  d'elles-mêmes, 
et  la  seconde  la  demi-sohtude  où  elles  vivaient  et  qui  leur  épar- 
gnait les  occasions  où  cette  estime  pou\ait  recevoir  quelque 
atteinte.  La  famille  des  Lucas  présente  un  exemple  des  plus  IVap- 
pans  de  cette  puissante  étroitesse  des  parentés  nobles  d'au- 
trefois; aussi  bien  l'action  des  deux  conditions  que  nous  ve- 
nons de  dire  se  laisse -t-elle  lire  chez  eux  en  toute  évidence.  En 
quelle  estime  la  duchesse  tenait  le  sang  dont  elle  était  issue,  on  a 
pu  déjà  s'en  apercevoir,  et  cette  estime,  elle  ne  la  distribue  pas 
entre  les  divers  membres  de  sa  famille,  elle  la  porte  tout  entière 
sur  chacun  d'eux.  Tous  les  fils  furent  vaillans,  toutes  les  filles  ver- 
tueuses, dit  répitaphe  de  la  duchesse,  résumant  ainsi  les  juge- 
mens  qu'elle  porte  sur  tous  ses  frères  et  sœurs.  La  solitude  dans 
laquelle  ils  avaient  grandi  ensemble  leur  était  si  nécessaire  qu'ils 
trouvaient  moyen  de  la  reconstituer  partout  où  ils  allaient,  même 
au  sein  de  la  capitale.  C'est  pour  eux  et  entre  eux  exclusivement 
qu'ils  prenaient  ces  plaisirs  alors  en  vogue  :  promenades  équestres 
dans  les  rues  principales,  flâneries  à  Hyde-Park,  et  ces  soupers  et 
concerts  sur  l'eau  aussi  à  la  mode  dans  le  Londres  de  Charles  I'"^ 
qu'ils  l'étaient  dans  le  Paris  du  Menteur  de  Corneille.  Le  mariage 
ne  parvenait  pas  à  détruire  cette  intimité,  et  les  filles,  quittant  leurs 
foyers,  vivaient  la  plus  grande  partie  de  l'année  avec  leur  mère, 
empressées  qu'elles  étaient  de  retrouver  la  solitude  de  leur  en- 
fance. Gela  allait  plus  loin  encore  :  en  contractant  des  alliances 
matrimoniales,  les  enfans  changeaient  si  peu  de  famille  qu'ils  n'en- 
traient pas  en  rapports  avec  les  parens  de  leurs  conjoints  et  qu'ils 
les  connaissaient  à  peine  (1).  Marguerite,  qui  était  la  plus  jeune, 

(1)  Parmi  les  mariages  des  Lucas,  il  en  est  un  qui  conserve  encore  pour  nous  un 
certain  intérêt.  Le  frère  cadet  de  la  duchesse,  sir  Thomas  Lucas,  épousa  la  fille  de 
sir  John  Byron.  Ce  fut  la  sœur  de  l'ancêtre  direct  d'un  certain  poète  du  nom  de  Noël 
Byron,  fort  célèbre  sous  la  restauration,  mais  aujourd'hui  quoique  peu  passé  de 
mode,  paraît-il,  quoiqu'il  ait  accompli  le  tour  de  force  peu  commun  de  donner  à  des 


CURIOSITÉS    HISTORTQDES    ET    LITTERAIRES.  815 

note  elle-même,  avec  «ne  pointe  d'étonneraent,  cette  intimité  que 
n'ont  pu  relâcher  ni  les  intérêts  nouveaux,  ni  les  déplacemens  et 
l'absence. 

Lorsqu'ils  étaient  à  Londres,  ils  étaient  dispersés  dans  leurs  diverses 
demeures,  cependant  ils  se  réunissaient  presque  tous  chaque  jour,  se 
fêtant  les  uns  les  autres  comme  les  enfans  de  Job...  J'observais  qu'ils 
ne  faisaient  jamais  de  visite  et  qu'ils  ne  sortaient  jamais  en  compagnie 
d'étrangers,  mais  qu'ils  allaient  tous  ensemble  en  troupeau,  s'accor- 
dant  si  bien  qu'il  semblait  qu'ils  n'avaient  à  eux  tous  qu'une  seule 
âme.  Et  ce  n'étaient  pas  seulement  mes  frères  et  mes  sœurs,  mais 
aussi  mes  beaux-fréres  et  mes  belles-sœurs  qui  s'accordaient  ainsi,  et 
leurs  enfans,  quoique  tout  jeunes,  avaient  les  mêmes  aimables 
natures  et  dispositions  affectueuses.  Il  ne  me  souvient  pas  qu'il  y  ait 
jamais  eu  entre  eux  d'altercation,  ou  qu'ils  en  soient  jamais  venus  à 
des  propos  de  colère  ou  d'sùgreur.  J'observais  également  que  mes 
sœurs  étaient  si  loin  de  se  mêler  avec  d'autres  compagnies  qu'elles 
n'avaient  pas  de  fréquentation  familière  et  de  rapports  intimes  avec 
les  familles  auxquelles  ils  étaient  unis,  les  uns,  les  autres,  par  le  ma- 
riage, c'est-à-dire  que  la  famille  de  chacun  des  conjoints  restait 
absolument  étrangère  à  tous  mes  autres  frères  et  sœurs. 

Les  meilleures  choses  ont  leur  revers,  et  dès  son  entrée  dans  le 
monde,  Marguerite  Lucas  eut  occasion  de  constater  que  cette  édu- 
cation solitaire  et  cette  vie  exclusivement  de  famille,  si  propre  à 
développer  les  sentimens  forts,  avait  engendré  cependant  chez  elle 
une  des  infirmités  de  caractère  les  plus  déplorables  qui  existent, 
c'est-à-dire  une  insurmontable  timidité.  Elle  se  fit  sous  de  sombres 
auspices,  cette  entrée.  Les  jours  heureux  que  nous  venons  de  dé- 
crire ne  durèrent  pas.  La  guerre  civile  éclata,  et  les  divers  membres 
de  cette  famille  si  unie  furent  dispersés  par  le  vent  de  l'orage  à 
tous  les  coins  de  l'horizon.  11  va  sans  dire  que  tous  les  Lucas  pri- 
rent le  parti  de  Charles  I",  et  Marguerite  voulut  faire  aussi  à  sa 
manière  acte  de  royalisme.  Ayant  appris  que  la  reine  n'avait  plus 
à  Oxford,  où  l'avait  poussée  une  des  plus  violentes  rafales  de  la 
tempête,  le  nombre  habituel  de  ses  dames  d'honneur,  elle  sollicita 
,de  ses  proches  la  permission  d'aller  à  la  cour,  permission  qui  lui 
fut  accordée,  malgré  l'opposition  de  ses  frères,  par  sa  mère,  mieux 
avisée.  Mais  à  peine  était-elle  installée  dans  le  poste  convoité 
qu'elle   s'aperçut    qu'elle   avait   trop  présumé    de   son  courage. 

sentimens,  tellement  personnels  qu'ils  en  sont  excentriques,  une  belle  forme  clas- 
sique, ce  qui  revient  à  dire  qu'il  a  eu  l'art  d'imprimer  un  caractère  général  à  ce  qu'il 
y  a.  eu  de  plus  particulier  au  monde. 


816  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

«  Lorsque  je  me  trouvai  hors  de  la  vue  de  ma  mère,  de  mes  frères 
et  de  mes  sœurs  dont  la  présence  me  donnait  confiance,  je  me 
trouvai  comme  quelqu'un  qui  n'a  plus  de  terrain  ferme  pour  se 
tenir  droit  et  de  guide  pour  se  diriger,  ce  qui  me  faisait  craindre 
d'errer  par  ignorance  hors  du  sentier  de  l'honneur.  Si  bien  (jue  je 
ne  savais  plus  comment  me  conduire.  En  outre,  j'avais  entendu 
dire  que  le  monde  était  porté  à  jeter  des  insinuations  même  sur 
les  innocens,  ce  qui  faisait  que  je  n'osais  plus  ni  regarder  avec  mes 
yeux,  ni  parler,  ni  me  montrer  sociable  d'aucune  façon,  en  sorte 
que  je  passais  pour  sotte  de  nature...  »  Aussi  désirait-elle  main- 
tenant repartir  avec  autant  d'ardeur  qu'elle  avait  désiré  venir. 
Cette  fois  lady  Lucas  refusa  de  lui  complaire  en  lui  faisant  obser- 
ver que  ce  serait  un  déshonneur  de  quitter  la  cour  sitôt  après  y 
être  entrée.  Elle  resta  donc  ;  et  la  défaite  de  Marston-Moor  ayant 
forcé  la  reine  à  quitter  l'Angleterre,  elle  la  suivit  à  Paris  où  sa  des- 
tinée devait  venir  la  trouver  dans  la  personne  du  marquis  de  New- 
castle,  l'illustre  vaincu  de  la  mémorable  bataille  qui  avait  fait  pas- 
ser définitivement  du  côté  des  parlementaires  l'ascendant  longtemps 
incertain  et  disputé. 

La  timidité  est  peut-être  de  toutes  les  affections  de  l'âme  celle 
dont  les  moralistes  et  psychologues  se  sont  toujours  le  moins  oc- 
cupés, et  dont  ils  ont  le  moins  bien  parlé,  soit  qu'ils  l'aient  estimée 
de  nature  trop  puérile  pour  lui  accorder  attention,  soit  que  leur 
expérience  ne  leur  ait  fourni  à  son  sujet  aucun  renseignement 
digne  d'intérêt.  La  vie  de  la  duchesse  de  Newcastle  est  à  cet  égard 
un  véritable  document  qui  permet  de  combler  quelque  peu  cette 
lacune.  Elle  est  d'abord  un  bel  exemple  de  l'égalité  avec  laquelle 
cette  malfaisante  affection  sévit  à  la  fois  sur  toutes  les  conditions, 
et  contre  laquelle  ne  peuvent  prévaloir  ni  la  naissance,  ni  la  for- 
tune, ni  l'esprit.  Elle  confirme  le  nom  d'infirmité  que  nous  lui  avons 
donné  justement,  car  la  timidité  a  tous  les  effets  d'un  mal  phy- 
sique, effets  qui  vont  tantôt  jusqu'à  l'évanouissement,  tantôt  jus- 
qu'à l'angoisse  la  plus  cruelle.  Elle  prouve  enfin  que  le  mal  est 
incurable,  et  que  tous  les  correctifs  qu'on  emploie  contre  lui  ne 
font  que  l'augmenter,  et  donner  encore  plus  de  prise  à  toutes  ses 
malignités.  Ces  correctifs  sont  au  nombre  de  trois  ;  la  duchesse, 
selon  les  âges,  les  connut  et  les  appfiqua  à  tour  de  rôle,  et  aucun 
ne  lui  réussit.  Jeune,  sa  timidité  se  renfermait  volontiers  dans  le 
silence,  elle  répondait  mal,  ou  à  peine,  et  alors  on  disait  :  c'est  une 
sotte.  Plus  tard,  lorsqu'elle  fut  devenue  bel  esprit,  appelant  à  son 
aide  tout  son  courage,  elle  se  répandait  avec  véhémence  en  flots 
de  paroles  qu'elle  accompagnait  de  gestes  trop  expressifs,  et  on 
disait:  c'est  une  ridicule.  En  tous  temps  enfin,  mais  surtout,  semble- 
t-il,  dans  ses   dernières  années,  elle  réagissait  volontiers  contre 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET   LITTERAIRES.  817 

l'endurance  silencieuse  à  laquelle  sa  timidité  la  condamnait  par  de 
violens  accès  de  colère,  et  alors  le  monde  disait  :  c'est  une  folle, 
mad  Madge  of  .\eivcastle.  Mais  passons-lui  la  parole  quelques  mi- 
nutes ;  elle-même  a  décrit  quelques-uns  des  caractères  de  son 
infirmité,  et  elle  l'a  fait  en  termes  excellens. 

Je  suis  naturellement  timide.  Ce  n'est  pas  que  je  sois  honteuse  de 
mon  esprit  ou  de  mon  corps,  de  ma  naissance  ou  de  mon  éducation, 
de  mes  actions  ou  des  événemens  de  ma  vie,  cette  timidité  est  dans 
ma  nature  et  ne  vient  d'aucun  crime.  J'ai  eu  beau  faire  effort  sur  moi- 
même  et  me  raisonner,  j'ai  trouvé  que  ce  qui  était  inné  était  trop  diffi- 
cile à  déraciner.  Je  ne  me  suis  jamais  aperçue  que  ma  timidité  eût 
souci  de  la  qualité  des  personnes,  mais  seulement  de  leur  nombre,  car 
s'il  me  fallait  entrer  dans  une  compagnie  de  Lazares,  je  serais  aussi 
décontenancée  que  s'ils  étaient  tous  des  Césars  ou  des  Alexandres,  des 
Cléopàtres  ou  des  reines  Didons.  Je  crois  aussi  avoir  remarqué  que  ma 
timidité  se  traduit  moins  souvent  par  des  rougeurs  qu'elle  ne  contracte 
mes  esprits  en  froides  pâleurs.  Mais,  circonstance  heureuse,  cette  timi- 
dité d'ordinaire  a  le  temps  de  s'évanouir,  de  renaître  et  de  s'évanouir 
encore  avant  d'être  remarquée,  et  plus  je  juge  la  compagnie  dans 
laquelle  je  me  trouve  folle  et  méprisable,  et  plus  mal  à  l'aise  je  suis, 
en  sorte  que  le  meilleur  remède  que  j'aie  jamais  pu  trouver  est  de  me 
persuader  que  toutes  les  personnes  que  je  rencontre  sont  sages  et  ver- 
tueuses. La  raison  en  est,  je  crois,  que  les  sages  et  les  vertueux  censu- 
rent moins,  excusent  davantage,  louent  mieux,  estiment  droitement, 
jugent  justement,  se  comportent  avec  politesse,  agissent  respectueu- 
sement, et  parlent  modestement,  tandis  que  les  sots  et  les  indignes 
sont  aptes  à  commettre  des  absurdités,  et  portés  à  être  effrontés, 
grossiers,  impolis,  tant  en  paroles  qu'en  actes,  oubliant  ou  ne  compre- 
nant pas  bien  ce  qu'ils  sont  et  ce  qu'est  la  société  où  ils  se  trouvent.  Et 
bien  qu'il  ne  m'arrive  jamais  de  me  trouver  avec  de  telles  sortes 
de  gens  mal  élevés,  cependant  j'en  ai  par  nature  une  telle  aversion 
que  je  redoute  de  les  rencontrer,  comme  les  enfans  ont  peur  des  es- 
prits, ou  comme  d'autres  ont  peur  devoir  et  de  rencontrer  des  diables, 
ce  qui  me  fait  penser  que  ce  défaut  naturel  qui  est  en  moi  (si  c'est  un 
défaut)  est  plutôt  crainte  que  timidité.  Mais  qu'il  soit  ceci  ou  cela,  je 
l'ai  trouvé  fort  gênant,  car  il  a  souvent  empêché  mes  paroles  de  sortir 
et  troublé  mes  actions  naturelles,  me  forçant  à  me  contraindre  ou  à 
me  laisser  aller  à  des  mouvemens  désordonnés.  Toutefois  comme  c'est 
plutôt  crainte  des  autres  que  peureuse  défiance  de  moi-même,  je 
désespère  d'une  guérison  complète,  à  moins  que  la  nature  aussi  bien 
que  les  gouvernemens  humains  n'arrivent  à  un  état  de  civilisation  et 
d'ordre  méthodique,  où  les  paroles  et  les  actions  seront  régies  par  le 
TOME  xcvm.  —  1890.  52 


81  s  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pouvoir  souverain  de  la  raison  et  l'autorité  de  la  discrétion.  Une  na- 
ture grossière  est  pire  qu'une  nature  brute,  autant  qu'un  homme  est 
supérieur  à  une  bête,  et  ceux  qui  sont  de  nature  polie  et  de  disposi- 
tions courtoises  sont  aussi  près  des  créatures  célestes  que  ceux  qui 
sont  grossiers  et  cruels  sont  près  des  diables. 

Tous  ceux  qui  pour  leur  malheur  ont  l'expérience  de  la  timidité 
comprendront  en  lisant  ce  passage  pourquoi  ils  ne  se  sont  jamais 
sentis  rassurés  que  dans  la  compagnie  des  gens  supérieurs  ou  d'une 
éducation  accomplie,  c'est-à-dire  de  ceux  qui  logiquement  de- 
vraient inspirer  le  plus  de  craintes. 

A  cette  timidité  la  duchesse  ajoutait,  quoique  fille,  sœur  et 
femme  de  Cavaliers,  cette  sorte  de  poltronnerie  charnelle  qui  se 
rencontre  presque  chez  toute  femme,  pour  telle  chose  ou  pour  telle 
autre.  Nous  avons  connu  une  personne  de  la  nature  la  plus  vail- 
lante, que  l'approche  d'une  vache  rencontrée  en  plein  champ 
nnettait  en  fuite,  la  duchesse  de  Newcastle  était  ainsi.  C'est  elle  qui 
en  fait  l'aveu,  pensant  justement  que  cet  aveu  ne  pouvait  faire 
douter  de  son  courage.  «  Si  mes  plus  proches  étaient  en  danger, 
volontairement  et  joyeusement  je  donnerais  ma  vie  pour  eux,  pa- 
reillement n'épargnerais-je  pas  ma  vie,  si  l'honneur  m'ordonnait 
de  mourir  ;  mais  dans  un  danger  où  ni  mes  amis  ni  mon  honneur 
ne  sont  intéressés  et  où  ma  vie  peut  être  perdue  sans  profit,  je 
suis  la  plus  grande  couarde  du  monde,  comme  en  mer,  ou  dans 
des  endroits  dangereux,  ou  les  voleurs,  ou  le  feu,  et  autres  dan- 
gers semblables  ;  la  décharge  d'un  fusil,  voire  d'une  canonnière,  va 
me  faire  tressaillir,  et  bien  moins  encore  ai-je  le  courage  de  tirer 
moi-même  un  coup  de  fusil,  ou  bien,  si  une  épée  est  dirigée  contre 
moi  par  simple  plaisanterie,  j'ai  sérieusement  peur  (1).  »  On  voit 
que  les  objets  de  la  poltronnerie  de  la  duchesse  étaient  assez 
nombreux. 

II. 

Quelles  que  soient  les  souffrances  que  sa  timidité  lui  ait  imposées, 
Marguerite  Lucas  n'eut  qu'à  s'en  louer.  Elle  lui  dut  le  bonheur  de 
sa  vie,  s'il  est  vrai,  comme  elle  l'insinue,  que  c'est  à  ses  rougeurs, 
balbutiemens  et  yeux  baissés  qu'elle  dut  de  faire  la  conquête  du 
vaillant  marquis  de  Nev^^castle.  «  Mylord  le  marquis  de  Newcastle 
approuva  ces  craintes  timides  que  tant  d'autres  condamnaient.  » 

(I)  J'e,\trais  ces  lignes  de  l'édition  que  sir  Egerton  Brj'dges  a  donnée  du  l'autobio- 
graphie de  la  duchesse.  M.  Edouard  Jen'Kins  les  a  supprimées  dans  la  sienne.  Pour- 
quoi? Est-ce  par  crainte  qu'elles  ne  pussent  nuire  à  la  duchesse  dans  l'esprit  du  lec- 
teur? 


I 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET   LITTERAIRES.  819 

La  conquête  fut-elle  aussi  spontanée  qu'elle  affecte  de  l'insinuer? 
Selon  certains  témoignages,  elle  aurait  été  recommandée  au  mar- 
quis par  son  frère  lord  Lucas,  et  cette  recommandation  am*ait  été 
l'origine  de  son  mariage.  Mais  s'il  faut  en  croire  un  passage  du 
journal  de  John  Evelyn,  il  y  aurait  eu  d'autres  intermédiaires.  «  Visité 
encore  aujourd'hui  le  duc  de  Newcastle,  dont  j'avais  fait  la  con- 
naissance en  France  de  longues  années  auparavant,  où  la  duchesse 
avait  en  obligation  à  la  mère  de  ma  femme  (lady  Browne)  pour 
son  mariage  ;  elle  était  sœur  de  lord  Lucas  et  alors  demoiselle  d'hon- 
neur de  la  reine-mère  ;  ils  furent  mariés  dans  notre  chapelle,  à 
Paris,  »  écrit  Evelyn  à  la  date  du  25  avril  1667.  On  peut  induire  de 
ce  passage  que  le  mariage  de  Marguerite  Lucas  ne  fut  pas  absolu- 
ment exempt  de  tout  manège  mondain  et  qu'il  ne  se  manqua  pas 
de  bonnes  âmes  féminines  pour  assurer  le  bonheur  du  marquis, 
alors  fugitif,  las  et  humilié.  On  devine  assez  aisément  l'état  d'âme  du 
brillant  chef  des  Cavaliers.  Souffrant  encore  de  l'alTront  secret  que 
lui  avait  infligé  le  roi  en  lui  substituant  le  prince  Rupert  dans  le 
commandement  du  nord,  vaincu  à  Marston-Moor  contre  sa  volonté 
et  ses  conseils  par  l'héroïque  imprudence  du  prince,  il  avait,  par 
dépit  plus  encore  que  par  désespoir  de  la  cause  royale,  quitté  défi- 
nitivement la  partie  et  s'était  volontairement  exilé  sans  autres  res- 
sources que  les  quelques  pièces  d'or  qu'il  avait  sur  lui  au  moment 
de  la  bataille  ;  triste,  irrité,  solitaire,  il  avait  besoin  de  consolation  ; 
cette  consolation  s'offrit  à  lui  sous  la  forme  d'une  jeune  fille,  bel 
esprit,  capable  de  partager  ses  goûts  de  virtuose  et  d'admirer  ses 
talens  de  gentilhomme  lettré,  et  il  l'accepta  avec  l'empressement 
d'un  homme  à  qui  il  était  plus  facile  de  renoncer  à  la  gloire  qu'au 
bonheur  (1). 

Marguerite  Lucas  répondit  à  ces  espérances.  Elle  ressentit  vive- 
ment l'honneur  de  cette  alliance  illustre,  à  laquelle  quelques  mois 
auparavant  elle  n'aurait  pas  osé  songer,  car  la  grandeur  même  a 
ses  degrés,  et  il  y  avait  loin  de  l'intéressante  jeune  provinciale  qu'elle 
était  alors  à  cet  aimable  et  brillant  seigneur,  arbitre  souverain  de 

(1)  Ce  mariage  du  duc  de  Neweasile  a  été  l'objet  d'une  erreur  absolument  extraor- 
dinaire de  sir  Egerton  Brj'dges.  Il  le  place  en  Angleterre,  avant  la  bataille  de  Marston- 
-Moor,  et  montre  les  époux  prenant  ensemble  le  chemin  de  l'exil.  Or  c'est  la  duchesse 
elle-même  qui  s'est  chargée  de  nous  apprendre  que  ce  mariage  avait  eu  lieu  à  Paris, 
en  1645.  «  Monseigneur,  étant  arrivé  à  Paris,  alla  sans  délais  présenter  ses  hum- 
bles devoirs  à  Sa  31ajesté  la  reine  mère  d'Angleterre,  chez  laquelle  ce  fut  ma  fortune 
de  le  voir  pour  la  première  fois,  et  après  qu'il  eut  séjourne  quelque  temps,  il  lui 
plut  de  m'honorer  d'une  attention  particulière  et  de  m'exprimer  plus  qu'une  affec- 
tion ordinaire,  en  sorte  qu'il  résolut  de  ms  choisir  pour  sa  seconde  femme.  »  Il  est  vrai 
que  ce  n'est  pas  dans  son  esquisse  autobiographique,  mais  dans  la  vie  de  son  mari 
que  la  duchesse  nous  donne  ces  détails.  Faut-il  en  conclure  que,  lorsqu'il  édita  la  bio- 
graphie de  la  duchesse,  sir  Egerton  Brydges  n'avait  jamais  lu  la  vie  du  duc? 


820  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

toutes  les  élégances,  artiste  d'une  perfection  impeccable  clans  tous 
les  exercices  du  gentilhomme,  modèle  accompli  des  Cavaliers  d'An- 
gleterre, qui,  de  l'épée  et  de  la  bourse,  venait  de  soutenir  pendant 
quatre  longues  années  le  trône  chancelant  de  Charles  P^  C'est  un 
amour  très  particulier  que  celui  de  la  duchesse  pour  son  mari  où 
se  révèle  en  pleine  évidence  la  femme  d'un  mérite  supérieur,  car 
c'est  là  ce  qu'elle  fut  réellement  et  le  titre  qu'il  convient  de  lui 
donner.  Elle  n'en  fut  jamais  éprise,  c'est  elle  qui  le  confesse  ingé- 
nument (1),  et  cependant  elle  l'aima  profondément,  d'un  amour  lait 
de  droiture  et  de  bon  jugement.  Elle  lui  fut  une  compagne  vaillante 
et  dévouée  pendant  les  années  d'exil,  une  compagne  loyalement 
soumise  pendant  les  années  de  sa  retraite  volontaire  après  le  retour. 
Comme  elle  ne  pouvait  guère  se  dissimuler  que  c'était  à  l'exil  et  au 
malheur  qu'elle  devait  un  tel  mari,  on  serait  tenté  de  croire  que, 
par  une  délicatesse  d'un  tour  noblement  excentrique,  elle  voulut 
lui  vouer  une  affection  conforme  aux  circonstances  qui  le  lui  avaient 
donné,  si  elle  n'avait  pris  soin  de  nous  apprendre  que  cette  manière 
d'aimer  lui  était  naturelle  et  qu'elle  n'en  connut  jamais  d'autre. 
Laissons-la  expliquer  elle-même  avec  la  bizarre  éloquence  qui  lui 
est  propre  la  nature  de  cet  amour  et  la  forme  générale  qu'avait 
prise  chez  elle  cette  plus  tyrannique  de  nos  passions. 

Quoique  je  craignisse  le  mariage  et  que  j'évitasse  les  compagnies 
des  hommes  autant  que  je  le  pouvais,  cependant  je  n'eus  ni  la  volonté 
ni  la  force  de  le  refuser  par  la  raison  que  mon  affection  s'était  portée 
sur  lui,  et  il  fut  la  seule  personne  que  j'aie  jamais  aimée.  Avouer  cet 
amour  ne  m'était  pas  une  honte,  au  contraire,  je  m'en  faisais  gloire. 
Car  ce  n'était  pas  un  amour  amoureux.  Je  ne  fus  jamais  infestée  d'un 
tel  amour,  c'est  là  une  maladie,  ou  une  passion,  ou  l'une  et  l'autre 
chose  à  la  fois,  que  je  connais  par  ouï-dire  seulement,  mais  non  par 
expérience.  Ce  ne  furent  ni  le  titre,  ni  la  richesse,  ni  la  puissance,  ni 
la  personne  qui  m'invitèrent  à  l'aimer,  mais  mon  amour  fut  honnête 
et  honorable,  parce  qu'il  eut  le  mér^ite  pour  objet.  Cette  affection  trou- 
vait joie  dans  le  renom  de  sa  valeur,  plaisir  dans  les  charmes  de  son 
esprit,  orgueil  dans  le  respect  qu'il  me  montrait,  triomphe  dans  les 
sentimens  qu'il  professait  pour  moi.  Ces  sentimens,  il  me  les  a  con- 
firmés par  un  acte  du  temps,  scellés  par  sa  constance,  assignés  par 
un  inaltérable  décret  de  sa  promesse,  et  ils  font  mon  bonheur  en  dépit 

(1)  C'est  peut-être  ce  naïf  aveu  qui  explique  pourquoi  l'esquisse  autobiographique 
de  la  duchesse  qui  figurait  dans  la  première  édition  de  son  livre  intitulé  :  Naturels 
indurés,  publié  en  1656,  fut  supprimée  presque  aussitôt  après.  Il  est  permis  de  suppo- 
ser que  le  duc,  célèbre  par  ses  bonnes  fortunes  dont  sa  femme  le  loue  avec  l'indulgence 
d'im  cœur  qui  [n'a  pas  de  jalousies  rétrospectives,  aura  été  quelque  peu  blessé  de 
l'aveu  et  obtenu  la  suppression  de  l'écrit  qui  le  contenait. 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET   LITTERAIRES.  821 

des  menaces  de  la  fortune.  Car,  bien  que  le  malheur  puisse  dissoudre 
et  dissolve  en  effet  souvent  les  affections  basses,  déréglées,  dissolues 
et  sans  fondement,  cependant  il  n'a  pas  de  pouvoir  sur  celles  qui  sont 
unies  par  le  mérite,  la  justice,  la  gratitude,  le  devoir,  la  fidélité  et 
autres  sentimens  semblables...  Ceux  que  distingue  mon  affection,  je  les 
aime  extraordinairement  et  avec  constance,  non  cependant  follement, 
mais  avec  sobriété  et  attention,  non  pas  en  m'accrochant  à  eux  comme 
un  ennui,  mais  en  veillant  sur  eux  comme  une  servante.  Cette  affec- 
tion ne  prend  racine  que  là  oîi  elle  trouve  ou  croit  trouver  du  mérite, 
et  où  les  lois  divines  et  morales  me  permettent  de  la  donner.  Cepen- 
dant, je  trouve  cette  passion  tellement  pénible  que  c'est  le  seul  tour- 
ment de  ma  vie,  car  telle  est  la  crainte  que  je  ressens  pour  eux  des 
méchans  hasards  de  la  mauvaise  fortune,  des  accidens,  de  la  maladie 
ou  de  la  mort,  que  je  ne  suis  jamais  entièrement  en  repos. 

Nous  avons  donné  à  cet  amour  le  nom  que  la  duchesse  (1)  veut 
qu'on  lui  donne,  mais  nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  remarquer  que  les 
sentimens  que  nous  venons  de  lui  entendre  exprimer  seraient  pour 
satisfaire  le  cœur  le  plus  exigeant  et  qu'ils  ne  diffèrent  en  rien  de 
ceux  que  la  passion  met  en  branle.  Il  est  probable  que  la  duchesse, 
dans  la  parfaite  innocence  de  son  cœur,  s'est  donné  le  change  à 
elle-même  sur  la  nature  de  ses  sentimens  et  qu'elle  a  ignoré  le  nom 
qui  était  réellement  le  leur.  Elle  croit  que  son  amour  dilTère  des 
autres,  parce  qu'il  s'est  attaché  au  mérite  plutôt  qu'au  titre  ou  à 
la  personne,  et  elle  ne  réfléchit  pas  que  la  porte  par  laquelle  l'amour 
entre  dans  l'âme  importe  peu,  pourvu  qu'une  fois  entré  il  occupe 
l'âme  tout  entière,  et  c'est  justement  ce  qui  lui  était  arrivé.  Sur 
presque  tous  les  points,  elle  fut  un  produit  et  une  victime  de  l'édu- 
cation noble,  et  nous  en  avons  ici  une  nouvelle  preuve.  On  lui  a 
tant  dit  et  répété  depuis  l'enfance  que  l'amour  dans  les  hautes  con- 
ditions ne  devait  s'attacher  qu'aux  qualités  morales,  qu'elle  croirait 
déroger  si  elle  pensait  autrement.  Naïvement  elle  s'est  fait  accroire 
que  son  aflection  pour  son  mari  était  un  amour  d'estime,  la 
vérité  est  qu'elle  en  raffolait,  et  que,  par  conséquent,  elle  connut 
cet  amour  amoureux  qu'elle  se  flattait  d'ignorer,  comme  M.  Jour- 
dain faisait  de  la  prose  sans  le  savoir.  A  chaque  instant,  dès  qu'il  est 
question  de  son  mari,  elle  trouve  des  mots,  des  accens,  des  élans 
où  éclate  la  passion  la  plus  vraie.  —  «  Je  ne  m'ennuie  pas  d'être 
seule,  pourvu  que  je  sois  près  de  mon  seigneur  et  que  je  sache 
qu'il  est  en  bonnes  conditions,  »  dit-elle  en  parlant  de  son  pen- 

(1)  Pour  éviter  l'inconvônient  de  changer  de  titres,  nous  donnerons  aux  Newcastle, 
sans  distinction  d'époque,  le  dernier  et  le  plus  haut  qu'il?  aient  porté  ;  mais  il  est 
bien  entendu  que  Marguerite  Lucas  n'était  que  marquise  pendant  toute  la  période  de 
l'exil.  Newcastle  fut  créé  duc  en  1665  seulement. 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chant  à  la  retraite.  Et  ne  vous  scmble-t-il  pas  que  dans  la  phrase 
que  voici  on  découvre  assez  aisément  ces  craintes  d'être  négligé 
par  l'être  aimé,  et  ces  mquiétudes  jalouses  qui  tourmentent  les 
cœurs  ^Taiment  épris?  «  Et  véritablement  je  suis  assez  vaine,  assez 
pleine  d'infatuation,  assez  partiale  par  nature  à  mon  endroit  pour 
penser  que  mes  amis  ont  autant  de  raisons  de  m'aimer  qu'une  autre, 
puisque  personne  ne  peut  aimer  plus  sincèrement  que  moi,  et  que 
ce  serait  une  injustice  de  préférer  imo,  afi'ection  plus  laible  ou  d'es- 
timer la  beauté  plus  que  l'esprit.  »  Et  ce  dernier  trait,  après  s'être 
accusée  d'être  prodigue  à  l'occasion  par  vaine  gloire  :  «  Quoique  je 
désire  paraître  au  mieux  de  mes  avantages  tant  que  je  vis  en  vue 
du  public,  je  consentirais  bien  volontiers  cependant  à  me  séparer 
du  monde  et  à  ne  voir  jamais  d'autre  visage  humain  que  celui  de 
mon  seigneur  tant  que  je  vivrais;  oui,  je  m'enfermerais  comme  une 
anachorète  et  je  porterais  une  robe  de  frise  avec  une  corde  à  la  taille 
pour  ceinture.  »  La  fameuse  ISiit  hrown  Maid  de  la  ballade  popu- 
laire a-t-elle  jamais  parlé  avec  plus  de  passion?  Disons  pour  laire 
comprendre  l'étendue  du  sacrifice  dont  la  duchesse  se  déclare 
capable  que  la  recherche  des  vètemens  était  la  seule  faiblesse 
féminine  que  l'on  surprenne  en  elle. 

Le  cœur  le  plus  pur  a  ses  mystères  que  la  raison  refuse  de  con- 
naître, que  la  conscience  refuse  d'excuser,  et  que  lui-même  ne 
s'avoue  que  pour  les  ensevelir  encore  plus  profondément  dans  le 
secret  et  le  silence.  Difficilement  la  même  image  le  remplit  tou- 
jours et  tout  entier,  et  sous  les  noms  d'amitiés,  de  sympathies,  d'af- 
finités intellectuelles,  mille  formes  de  sentimens  subtils  trouvent 
moyen  de  s'y  glisser.  Si  la  duchesse  n'a  pas  connu  l'amour  amou- 
reux, comme  elle  s'en  vante,  a-t-elle  été  absolument  à  l'abri  de 
cette  autre  forme  de  l'amour  que  notre  Corneille  a  décrit  dans  une 
tirade  madrigalesque  de  sa  Bodogune  : 

Il  est  des  nœuds  secrets,  il  est  des  sj'mpathies... 

Eh  bieTi,  avec  tout  le  respect  qui  est  dû  à  cette  vertueuse  per- 
sonne, il  ne  nous  est  pas  prouvé  qu'elle  n'ait  pas  connu  quelque 
chose  de  ce  sentiment  pour  le  plus  jeune  frère  de  son  mari,  sir 
Charles  Cavendish.  Vaillant  Cavalier,  il  avait  fait,  sous  le  comman- 
dement de  Newcastle,  toute  la  longue  campagne  de  la  première 
guerre  civile,  avait  quitté  l'Angleterre  avec  lui  le  soir  même  de 
Marston-Moor,  et  fut  l'intime  associé  de  son  exil  dans  toutes  les 
villes  où  il  résida  sur  le  continent,  Hambourg,  Paris,  Rotterdam, 
Anvers,  jusqu'au  jour  où  il  retourna  en  Angleterre  pour  y  accom- 
pagner la  duchesse,  désireuse  d'arracher,  s'il  se  pouvait,  des  griffes 
des  Têtes  rondes  quelques  lambeaux   de  la  colossale  fortune  de 


I 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET    LITTÉRAIRES.  823 

son  mari,  cl  de  diminuer  ainsi  les  privations  dont  il  souffrait.  Sir 
Charles  Cavendish  ne  reyit  l'Angleterre  que  pour  y  mourir,  et  la 
duchesse,  qu'il  y  laissa,  exprima  les  regrets  que  lui  causait  cette 
perte  dans  une  page  admirable  de  tendresse  pompeuse  (jue  nous 
citerons  plus  tard  comme  exemple  du  style  qui  lui  est  propre. 
Mais  à  déiaut  de  cette  page,  voici  un€  petite  pièce  de  vers,  écrite 
du  vivant  de  sir  Charles  Cavendish,  d'où  il  vous  semblera  peut- 
être,  comme  à  nous,  qu'il  s'échappe  un  secret  de  chaste,  timide 
et  religieuse  affection. 

Sir  Charles  est  entré  dans  ma  chambre  pendant  que  j'écrivais  ma 
Reine  des  fées.  «  Je  vous  en  prie,  m'a-t-il  dit,  lorsque  vous  verrez  la 
reine  Mab,  présentez  mes  services  à  Sa  Majesté,  et  dites-lui  que  la 
ri'nommée  a  porté  jusqu'à  moi  de  hauts  éloges  et  de  sa  beauté,  et  de 
la  magnificence  de  sa  cour.  »  Lorsque  je  vis  la  reine  Mab  dans  l'inté- 
rieur de  mon  imagination,  mes  pensées  s'inclinèrent  humblement  par 
crainte  de  trop  peu  de  respect:  baisant  son  fin  vêtement  tissé  par  la 
fantaisie,  je  m'agenouillai  sur  une  de  ces  pensées,  comme  quelqu'un  qui 
prie,  et  alors  dans  de  doux  chuchotemens,  je  lui  présentai  le  message 
d'humble  service  qu'il  lui  avait  gaîment  envoyé.  C'est  ainsi  que  par 
le  secours  de  l'imagination  je  suis  allée  à  la  cour  des  Fées  et  que  j'en 
ai  vu  la  reine. 

Qu'il  y  a  de  délicatesse  noble  dans  cette  pensée  à  la  fois  chérie 
et  refoulée,  sur  laquelle  elle  s'agenouille  comme  pour  prier  !  Si 
c'est  un  aveu,  loin  d'accuser  le  cœur  de  la  duchesse,  il  en  prouve 
la  parfaite  pureté,  et  confirme  ce  qu'elle  dit  d'elle-même:  «  Je  suis 
chaste  à  la  fois  par  nature  et  éducation  à  ce  point  q^e  j'abhorre 
toute  pensée  qui  ne  l'est  pas.  »  A  une  femme  de  telle  droiture  il  a 
suffi  d'un  certain  degré  de  vivacité  dans  le  sentiment  pour  lui  faire 
comprendre  le  danger  des  sympathies  les  plus  naturelles  et  les 
plus  innocentes,  et  elle  semble  l'avoir  senti,  à  prouve  cette  pensée 
si  vraie  et  si  franchement  exprimée  :  «  L'amour  platonique  est  un 
entremetteur  de  l'adultère.  »  Les  pensées  et  maximes  de  la  du- 
chesse sont  parfois  alambiquées,  mais  il  y  a  un  sujet  sur  lequel 
elles  sont  toujours  d'une  netteté  parfaite,  et  c'est  le  sujet  de  la 
vertu  féminine.  Un  ou  deux  exemples  en  passant,  choisis  entre  dix 
autres  :  «  Si  une  femme  fait  une  tache  à  sa  réputation,  elle  ne  peut 
plus  jamais  l'effacer.  »  —  «  Un  homme  est  aussi  souvent  désho- 
noré par  l'indiscrétion  de  sa  femme  que  par  sa  déshonnèteté.  » 

La  duchesse  fut  puissamment  aidée  dans  sa  carrière  de  vertu  par 
certaines  qualités  négatives  qui  sont  peut-être  les  plus  précieuses, 
pour  le  bon  orch-e  d'un  ménage  et  la  tranquillité  d'un  mari.  Ja- 
mais femme  de  si  haute  condition  n'a  été  dénuée  à  ce  point  de 


824  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

tout  agrément  de  société  et  de  tout  talent  mondain.  Elle  devait 
cette  bienheureuse  indigence  en  partie  à  son  penchant  pour  la  rê- 
verie solitaire,  et  en  partie  à  son  éducation.  Nous  avons  vu  que 
lady  Lucas  avait  fait  enseigner  à  ses  enlans  tous  les  arts  d'agré- 
ment en  leur  apprenant  à  les  mépriser,  et  les  enfans  avaient  écouté 
ces  conseils.  «  Mes  frères  ne  dansaient  ni  ne  faisaient  jamais  de 
musique,  disant  que  cela  était  trop  efféminé  pour  des  esprits  mas- 
culins. Ils  n'entendaient  rien  non  plus  aux  cartes,  dés  et  autres 
jeux  semblables.  »  La.  prati'qîie  de  la  duchesse,  pour  employer  son 
langage,  était  à  l'avenant  de  celle  de  ses  frères.  De  sa  vie  elle  ne 
toucha  cartes  ou  dés,  et  dès  qu'elle  fut  mariée,  elle  renonça  à  dan- 
ser, cet  amusement  «  étant  de  nature  trop  légère  pour  n'être  pas 
en  désaccord  avec  la  gravité  de  l'état  conjugal.  »  Elle  aimait  trop 
la  solitude  pour  être  facilement  complaisante  aux  exigences  de  la 
sociabilité  ;  faire  ou  recevoir  des  visites  lui  était  une  fatigue.  De 
même  pour  les  parties,  banquets,  festins  et  fêtes,  son  humeur 
volontiers  morose  s'en  accommodait  mal ,  et  elle  n'avait  pas  plus 
de  goût  à  les  présider  que  de  plaisir  à  y  prendre  part.  D'ail- 
leurs les  délicatesses  de  la  vie  matérielle  la  trouvaient  insensible  ; 
sobre  à  l'excès,  elle  ne  buvait  que  de  l'eau,  et  dînait  d'ordinaire 
d'un  peu  de  poulet  bouilli,  ce  qui  suffit  pour  indiquer  le  peu 
d'aptitudes  de  son  sens  du  goût  et  donne  une  médiocre  idée  de  sa 
cuisine.  En  cela  d'ailleurs  ses  habitudes  se  trouvèrent  conformes 
à  celles  de  son  mari  qui,  tout  magnifique  qu'il  fût,  vivait  avec  une 
sobriété  remarquable,  ne  faisant  qu'un  repas  par  jour  et  soupant 
d'un  œuf  et  d'un  demi- verre  de  sherry.  Une  circonstance  contri- 
buait encore  à  la  tenir  à  l'écart  du  monde  pendant  ces  longues 
années  d'exil,  elle  ne  pouvait  converser  qu'en  anglais,  n'ayant  ja- 
mais pu  apprendre  aucune  des  langues  du  continent  de  manière  à 
se  faire  comprendre.  Son  seul  grand  plaisir  était  d'écrire,  mais  de 
celui-là,  par  exemple,  elle  s'en  donnait  à  cœur  joie,  d'autant  plus 
qu'elle  trouvait  dans  son  mari,  poète  et  bel  esprit  lui-même, 
un  collaborateur  toujours  prêt.  Elle  ne  sortait  de  cette  retraite 
studieuse  que  pour  faire  de  temps  à  autre  un  tour  en  voiture 
sur  les  promenades  à  la  mode  d'Anvers,  où  abondaient  le  beau 
monde  des  Pays-Bas  d'alors  et  tous  les  étrangers  de  distinction  qui 
étaient  de  passage  dans  ce  carrefour  européen.  Ce  n'étaient  pas  là 
des  goûts  ruineux,  et  il  est  probable  que  ce  peu  d'aptitude  aux 
pompes  et  aux  œuvres  du  monde  contribua  à  faire  régner  un  ordre 
relatif  dans  le  train  de  maison  de  son  princier  époux,  et  à  lui  allé- 
ger quelque  peu  la  gêne  dont  il  souffrait.  Sous  le  premier  Empire 
on  appelait  femmes  essentielles  celles  qui  se  distinguaient  par  des 
talens  hors  ligne  pour  la  tenue  d'une  maison,  la  gestion  d'un  haut 
ménage  et  l'art  de  représenter  en  noble  société,  de  manière  à  faire 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET    LITTERAIRES.  825 

sentir  le  rang  plutôt  qu'à  amuser  et  séduire  ;  l'originalité  de  la 
duchesse  de  Newcastle  fut  d'avoir  les  talens  de  cette  femme  esse)i- 
tielle  avec  des  goûts  forcenés  d'écritoire,  alliance  quelque  peu 
bizarre  qui  se  rencontre  rarement. 

Parmi  les  existences  d'exilés,  il  n'y  en  a  guère  eu  de  moins  dou- 
loureuses que  celle  de  Newcastle,  et  cela  tient  à  cette  raison,  faite 
pour  ravir  les  psychologues,  qu'il  resta  dans  la  mauvaise  fortune 
exactement  ce  qu'il  avait  été  dans  la  bonne.  C'est  un  des  curieux 
exemples  qu'on  puisse  citer,  que  nous  sommes  toujours,  en  dépit 
des  circonstances,  ce  que  nous  ont  fait  la  nature  et  la  longue  habi- 
tude. Après  Marston-Moor,  il  avait  quitté  si  précipitamment  l'An- 
gleterre qu'il  ne  s'était  pas  donné  le  temps  nécessaire  pour  prendre 
les  précautions  les  plus  indispensables,  et  qu'il  dut  débarquer  sur 
le  continent  sans  autres  ressources  que  les  cent  livres  sterling 
qu'il  avait  en  poche  le  jour  de  la  bataille.  Une  maigre  somme,  il 
faut  en  convenir,  pour  un  tel  homme  :  aussi  dès  son  arrivée 
essaya-t-il  de  prendre  quelques-unes  des  mesures  qu'il  avait  né- 
gligées; mais  il  y  trouva  des  difficultés  insurmontables.  Ses  biens 
étaient  sous  le  séquestre,  ses  parens  soumis  à  des  embarras  pécu- 
niaires pareils  aux  siens,  les  communications  avec  l'Angleterre  peu 
sûres,  les  intermédiaires  rares  et  timides  ;  la  gêne  devint  donc  vite 
assez  sérieuse,  mais  il  eut  l'ait  de  ne  jamais  la  sentir  en  ne  renon- 
çant pas  une  heure  à  ses  habitudes  de  magnificence  pendant  ses 
dix-huit  années  d'exil.  Au  moment  même  où  il  empruntait  à  grand'- 
peine  200  ou  300  livres  sterling,  il  trouvait  moyen  de  se  monter 
une  écurie  de  huit  chevaux,  et  quels  chevaux  il  fallait  à  l'homme 
qui  avait  la  réputation  d'être  le  premier  cavalier  de  l'Europe  !  Trois 
fois  il  fallut  changer  de  résidence  pour  raisons  d'économie.  Lors- 
qu'il quitta  la  première,  Paris,  pour  Rotterdam,  voici  dans  quel 
équipage  il  en  sortit  :  deux  carrosses^  trois  chariots  de  déménage- 
ment et  un  nombre  indéterminé  de  serviteurs  à  cheval.  Avec  la 
libéralité  de  Timon  d'xAthènes,  il  donnait  ce  qu'il  n'avait  plus,  et 
rendait  sous  forme  de  cadeaux  les  prêts  qui  lui  étaient  faits  pour 
soutenir  son  état,  en  sorte  qu'il  était  le  soir  aussi  embarrassé  que 
le  matin.  C'est  ainsi  qu'à  peine  arrivé  à  Paris  avec  les  fameuses 
100  livres  du  jour  de  Marston-Moor,  on  le  voit  offrir  à  la  reine 
sept  chevaux  sur  neuf  qu'il  avait  achetés  aussitôt  après  son  débar- 
quement à  Hambourg.  A  Rotterdam,  il  tint  grand  état  de  maison 
pendant  six  mois,  avec  table  ouverte  à  tous  venans,  particulière- 
ment aux  militaires.  A  Anvers,  où  il  prit  sa  retraite  définitive,  il  eut 
le  coûteux  honneur  de  traiter  toute  la  famille  royale,  et  il  le  fit  en 
homme  qui  se  souvenait  de  l'hospitalité  fastueuse  que  dans  ses 
jours  d'heureuse  fortune  il  avait  offerte  à  Charles  1"  dans  ses  châ- 
teaux de  Bolsover  et  de  Welbeck  :  a  Monseigneur,  lui  dit  en  ma- 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nière  de  remerdment  son  ancien  élève  Charles  II,  je  m'aperçois 
que  votre  crédit  peut  vous  procurer  meilleure  chère  que  ne  pour- 
rait m'obtenir  le  mien.  »  Cependant,  en  dépit  des  ressources  qu'il 
tirait  de  l'amitié,  de  la  famille,  des  souvenirs  reconnaissans  des 
grands  services  rendus  à  la  cause  royale  (1),  il  avait  à  passer  de 
durs  momens.  «  Je  ne  me  plains  pas,  pour  ce  qui  me  concerne, 
disait  sir  Charles  Cavendish,  mais  vraiment  ce  que  je  mange  ne 
me  fait  aucun  bien  en  voyant  comment  mon  frère  est  toujours 
si  près  de  manquer  qu'après  un  dîner  il  n'est  jamais  sur  du  sui- 
vant. ))  Un  jour,  à  Paris,  son  maître  d'hôtel  vint  l'avertir  qu'il  lai 
serait  impossible  de  lui  servir  son  dîner,  les  créanciers  refusant 
de  faire  plus  longtemps  crédit.  «  Vous  serez  obligée  de  mettre  vos 
robes  en  gage,  si  vous  voulez  dîner,  «  dit-il  en  riant  à  la  du- 
chesse, et  ce  jour-là,  en  effet,  on  ne  dîna  que  parce  que  la  femme 
de  chambre  mit  en  gage  ses  propres  bijoux.  Mais  c'était  précisé- 
ment dans  ces  momens  de  crise  que  Newcastle  se  montrait  avec 
tous  ses  avantages;  il  faisait  face  à  toutes  les  difficultés  avec  sa 
belle  humeur  d'homme  d'esprit,  et  son  assurance  de  grand  sei- 
gneir.  Lorsque  les  créanciers  devenaient  trop  pressans,  ou  refu- 
saient de  continuer  le  crédit,  Newcaslle  les  m;indait  en  troupe,  puis 
lorsque  toute  la  meute  était  assemblée  devant  lui,  il  les  haranguait 
avec  une  si  persuasive  éloquence  qu'il  les  renvoyait  domptés,  et 
si  bien  rassurés  que  non-seulement  ils  renonçaient  à  réclamer  leur 
dû,  mais  qu'ils  s'offraient  à  lui  faire  un  crédit  encore  plus  considé- 
rable que  par  le  passé.  Vingt  fois,  tant  à  Anvers,  qu'à  Rotterdam 
et  à  Paris,  Newcastle  a  joué  en  toute  honnêteté  la  scène  de  don 
Juan  et  de  M.  Dimanche,  et  toujours  avec  un  plein  succès.  Ce  mi- 
racle de  l'éloquence  et  des  dons  de  charmeur  de  son  noble  époux 
étonnait  la  duchesse  elle-même,  et  volontiers  elle  l'attribuait  à 
la  volonté  divine.    «  Certainement  ce  fut  une  œuvre  de  la  divine 

(1)  Grâce  aux  détails  très  minutieux  dans  lesquels  la  duchesse  est  entrée  sur  ces 
années  d'esil,  nous  pouvons  faire  le  compte  à  i>eu  près  exact  des  sommes  que  le  duc  a 
pu  se  procurer  pendant  cette  période  besogneuse.  La  reine  Henriette  lui  fii  un  don  de 
2,000  livres  (.50,000  fr.)  et  s'engagea  pour  ses  dettes  de  Parie;  son  cousin  le  comte  de 
Devonshire  et  le  marquis  de  Hereford  firent  à  eux  deux  2,000  livres  ;  le  fils  de  sir  Thomas 
Aylesbury,  frère  de  lady  Clarendon,  fournit  200  livres  ;  sir  Charles  Cavendish  envoya 
d'Angleterre  200  livres  ;  sa  fille,  kdy  Cheiney,  lui  donna  le  produit  de  la  vente  de  son 
argenterie,  plus  1,000  livres  (25,000  fr.)  de  son  douaire;  son  fils,  lord  Ogle,  vint  à 
différentes  reprises  à  son  secours  pour  des  sommes  non  spécifiées,  mais  que  l'aa  peut 
supposer  importantes;  400  livres  encore  furent  empruntées  à  Paris.  A  toutes  ces 
sommes,  il  faut  ajouter  le  douaire  de  la  duchesse  qu'elle  s'empressa  de  réclamer  à 
son  frère  lord  Lucas  dès  que  les  difficultés  devinrent  trop  sérieuses,  ce  qui  restait  de 
la  fortune  de  sir  Charles  CavMidisli  après  qu'il  eut  composé  avec  le  gouvernement 
républicain,  et  enfin  ce  que  lui  fournit  le  crédit,  sur  lequel  il  vécuit  principalement 
pendant  ces  dix-huit  ans.  Une  addition  même  sommairj  de  ces  différentes  ressources 
donnerait  encore  un  total  fort  respectable. 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET    LITTERAIRES.  827 

providence,  si  ces  marchands  montrèrent  tant  de  sympathie,  de  res- 
pect et  d'honneur  à  mon  seigneur,  un  étranger  à  leur  nation,  si 
malgré  sa  ruine  et  le  peu  d'apparence  qu'il  y  avait  qu'il  recouvrât 
jamais  son  bien,  ils  consentirent  à  lui  faire  crédit  partout  où  il 
vécut,  en  France,  en  Hollande,  en  Brabant,  en  Allemagne,  de  ma- 
nière à  lui  permettre,  à  lui  banni  de  sa  patrie,  dépossédé  de  son 
avoir,  de  vivre  avec  autant  de  splendeur  et  de  grandeur  qu'il  le 
lit.  » 

Sir  Charles  Cavendish,  un  peu  moins  compromis  que  son  frère, 
était  aussi  dans  de  meilleures  conditions  de  fortune.  Ses  biens 
n'avaient  été  mis  que  sous  une  sorte  de  demi-séquestre,  et,  après 
la  déroute  finale  des  royalistes  en  Ecosse,  le  parlement  lui  fît 
savoir  qu'ils  allaient  être  vendus  sans  délais  s'il  ne  se  hâtait  de 
revenir  en  Angleterre  composer  avec  le  gouvernement.  Son  pre- 
mier mouvement  fut  de  se  refuser  à  toute  transaction,  mais  il  en  fut 
empêché  par  Edouard  Hyde,  sur  la  demande  de  Newcastle,  et  il 
fut  décidé  qu'il  partirait  en  compagnie  de  la  duchesse,  qui,  de  son 
côté,  essaierait  d'arracher  au  parlement  la  part  de  propriété  qu'il 
reconnaissait  sur  les  biens  séquestrés  de  la  plupart  des  proscrits 
à  leurs  femmes  et  à  leurs  enfans.  Ce  fut  un  mélancolique  voyage. 
En  arrivant  en  Angleterre,  ils  étaient  si  peu  munis  d'argent  qu'ils 
furent  iorcés  de  faire  halte  à  Southwark,  et  que,  pour  payer  leurs 
dépenses  d'hôtellerie,  sir  Charles  dut  mettre  sa  montre  en  gage, 
un  de  ses  ex-intendans  n'ayant  même  pas  pu  lui  procurer  la  petite 
somme  nécessaire  à  cet  eiïet.  A  Londres,  elle  retrouva  ses  sœurs 
et  son  frère  aîné,  mais  que  de  deuils  et  que  de  ruines  dans  sa 
lamille  depuis  son  départ!  Tous  avaient  vu  leurs  demeures  dé- 
truites ou  en  avaient  été  violemment  séparés.  Lady  Lucas  était 
morte  après  avoir  aussi  vaillamment  que  vainement  résisté  aux 
assauts  répétés  des  Têtes  rondes  qui  lui  rendaient  de  temps  à  autre 
de  coûteuses  visites,  d'où  ils  revenaient  approvisionnés  de  blé  et 
de  bétail,  après  force  abatis  de  bois  pour  les  nécessités  de  leur 
chauffage.  Son  frère  cadet,  sir  Thomas  Lucas,  était  mort  d'une 
blessure  reçue  en  Irlande.  Plus  lugubre  encore  avait  été  le  sort 
de  son  plus  jeune  frère,  sir  Charles  Lucas.  Il  avait  été  parmi  les 
plus  acharnés  défenseurs  de  Colchester,  et  lorsque,  après  la  dé- 
faite de  Worcester,  la  ville,  n'espérant  plus  aucun  secours,  eut  été 
obligée  de  se  rendre,  il  avait  été  exclu,  avec  un  de  ses  compagnons 
d'armes,  sir  George  Lisle,  des  garanties  delà  capitulation,  et  fusillé 
au  pied  des  remparts  par  Ireton,  le  gendre  de  Cromwell.  Cette  exé- 
cution sommaire  eut  un  si  grand  retentissement  et  produisit  un  tel 
efïet  de  terreur  sur  les  imaginations  populaires  que  la  légende  s'en 
empara  immédiatement.  Quelques  années  après,  John  Evelyn,  reve- 
nant de  cet  interminable  voyage  sm-  le  continent  qui  lui  rendit  le 


828  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

service  de  ne  pas  assister  au  spectacle  de  la  guerre  civile,  y  ren- 
contra cette  légende  toute  formée.  On  lui  montra  la  place  où  les 
deux  officiers  avaient  été  fusillés,  elle  était  entièrement  nue,  tandis 
que  tout  autour  la  terre  était  toufTue  du  plus  beau  gazon,  et  on  lui 
dit  que  jamais  plus  l'herbe  ne  pousserait  là  où  le  sang  des  deux 
Cavaliers  avait  coulé.  Soixante  ans  après,  du  temps  de  Defoë,  la  tra- 
dition existait  encore  (1).  Tant  de  deuils,  si  douloureux  et  si  récens, 
n'étaient  pas  pour  diminuer  ce  penchant  à  la  solitude  qui  était 
naturel  à  la  duchesse  ;  aussi  à  Londres,  où  elle  fit  en  tout  une 
demi-douzaine  de  visites,  vécut-elle  exclusivement  dans  la  com- 
pagnie de  sa  famille  et  serait-elle  repartie  sans  avoir  pris  d'autre 
plaisir  que  quelques  promenades  à  Hyde-Park,  si  elle  n'avait  trouvé 
dans  les  concerts  qui  se  donnaient  chez  le  musicien  Lawes,  l'ami 
de  iMilton ,  une  distraction  noblement  assortie  à  la  mélancolie  de 
sa  fortune. 

Le  séjour  de  la  duchesse  en  Angleterre  se  prolongea  inutilement  un 
an  et  demi.  Elle  ne  put  rien  obtenir  du  parlement  qui  lui  répondit  que 
les  concessions  faites  aux  femmes  et  aux  enfans  des  proscrits  ne  pou- 
vaient lui  être  accordées,  parce  que  son  mariage  avait  été  conclu  pos- 
térieurement à  la  mise  hors  la  loi  de  son  époux,  situation  qu'elle  n'avait 
pas  ignorée,  et  que,  d'ailleurs,  l'indulgence  dont  bénéficiaient  d'autres 
exilés  ne  pouvait  se  porter  sur  l'homme  qui  avait  été  le  plus  grand 
traître  de  l'Angleterre.  Cette  sévérité  n'est  pas  pour  trop  étonner 
quand  on  pense  au  rôle  joué  par  Newcastle  pendant  la  première  pé- 
riode de  la  guerre  civile,  et  la  duchesse  était  par  nature  peu  faite  pour 
l'adoucir.  Elle  n'avait  rien  de  ce  qui  fait  la  bonne  solliciteuse,  sa  hau- 
teur de  caractère,  qui  était  extrême,  et  cette  timidité  invétérée  qu'elle 
nous  a  si  bien  décrite,  lui  défendant  les  manèges,  assiduités  et  im- 
portunités  qu'exige  l'exercice  de  cet  art  fait  pour  moitié  d'humilité 
feinte  et  pour  moitié  d'effronterie  vraie.  Elle  s'aperçut  donc  très 
vite  de  son  peu  d'aptitude  à  ce  rôle  peu  princier,  et  ne  fit  aucun 
effort  pour  se  vaincre,  n'étant  pas  de  celles  qui  ont  pour  devise 


(1)  Cette  exécution  sommaire  de  sir  Charles  Lucas  et  de  sir  George  Lisle  est  un  des 
faits  de  la  révolution  d'Angleterre  qui  ont  été  le  plus  déplorés,  mais  le  moins  bien 
éclaircis  par  les  historiens.  La  seule  explication  à  peu  près  satisfaisante  et  portant  la 
marque  de  la  vraisemblance  que  nous  en  connaissions  se  rencontre  dans  un  mémoire 
écrit  par  un  des  assiégés  de  Colchester  et  inséré  par  Defoë  dans  un  livre  d'impres- 
sions de  voyages  qu'il  publia,  en  1724,  sous  ce  titre  :  Tour  à  travers  l'île  entière  de 
la  Grande-Bretagne.  Selon  l'auteur  de  ce  mémoire,  où  la  passion  politique  se  fait  si 
peu  sentir  qu'il  est  impossible  de  dire  s'il  est  l'œuvre  d'un  royaliste  ou  d'un  ijarle- 
mentaire,  sir  Charles  Lucas  aurait  été  exécuté  parce  que,  fait  prisonnier  pendant  les 
événemens  antérieurs  au  siège,  il  avait  été  mis  en  liberté  sur  sa  parole  d'honneur  de 
ne  plus  jamais  porter  les  armes  contre  le  parlement.  Dès  le  début  du  siège,  lord  Fair- 
fax  l'avait  averti  qu'il  serait  passible  de  toute  la  rigueur  des  lois  militaires  et  avait 
refusé  obstinément  de  répondre  à  toutes  les  communications  où  figurait  son  nom. 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET    LITTÉRAIRES.  829 

secrète  ce  titre  de  la  jolie  comédie  de  Goldsmith  :  She  stoops  to 
conquer.  Elle  parut  une  fois,  en  compagnie  de  son  frère  lord  Lucas, 
au  comité  chargé  des  mesures  concernant  les  biens  des  proscrits, 
y  reçut  la  réponse  que  nous  avons  dite,  se  tourna  vers  son  Irère 
pour  lui  demander  de  la  conduire  hors  de  ce  lieu  par  trop  imgeiitle- 
marily,  et  n'y  retourna  plus.  Cependant,  il  paraît  que  les  can- 
cans de  Londres  la  représentèrent  courant  de  comité  en  comité  : 
«  Sois  froide  comme  la  neige,  chaste  comme  Diane,  tu  n'échappe- 
ras pas  à  la  calomnie,  »  dit  Hamlet  à  Ophélia.  La  duchesse  s'indigne 
de  ces  commérages  et  les  dément,  mais,  en  le  faisant,  elle  nous 
révèle  un  détail  important  des  mœurs  d'alors  ;  c'est  que  les  consé- 
quences de  la  guerre  civile  et  l'omnipotence  du  parlement  non-seule- 
ment avaient  fait  pulluler  les  soUiciteuses,  mais  avaient  fait  naître  une 
classe  inconnue  auparavant  de  femmes  d'affaires.  «  Les  coutumes 
de  l'Angleterre  sont  changées  aussi  bien  que  ses  lois,  puisque  main- 
tenant les  femmes  deviennent  plaideuses,  avocates,  pétitionneuses, 
et  autres  choses  semblables,  colportant  partout  leurs  causes  pro- 
pres, se  plaignant  de  leurs  griefs  propres,  s'exclamant  contre  leurs 
ennemis  particuliers,  se  vantant  des  diverses  faveurs  qu'elles  ont 
reçues  des  puissans,..  je  n'entends  pas  parler  ici  des  nobles,  ver- 
tueuses, discrètes  et  dignes  personnes  que  la  nécessité  force  à  se 
soumettre,  à  consentir,  à  poursuivre  leurs  réclamations,  mais  de 
celles  qui  n'ont  rien  à  perdre  et  qui  font  leur  métier  de  solliciter.  » 
Plus  heureux  que  sa  belle-sœur,  sir  Charles  Gavendish  réussit  à 
reconquérir  ses  biens,  moyennant  une  composition  de  5,000  livres 
sterling,  et  s'empressa  aussitôt  de  racheter  aux  prix  les  plus  oné- 
reux les  deux  principales  résidences  de  son  frère,  Welbeck  et  Bol- 
sover,  et  ce  fut  une  compensation  de  l'insuccès  de  la  duchesse  pour 
ce  séduisant  iNewcastle  que  la  fortune  la  plus  adverse  ne  regarda 
jamais  sans  un  sourire. 

Ce  voyage  d'Angleterre  ne  fut  cependant  pas  perdu  pour  la  du- 
chesse. Elle  avait  toujours  aimé  à  écrire,  et,  dans  les  années  qui 
avaient  précédé  son  voyage,  elle  avait  produit  un  in-folio  qui  s'ap- 
pelait World' s  Olio  (OUa  podrida  du  monde)  ;  mais  dans  les 
nombreux  loisirs  que  lui  faisait  ce  séjour  prolongé  à  Londres,  loin 
de  son  adoré  seigneur,  la  rage  de  l'écritoire  s'empara  d'elle  avec 
une  violence  sans  merci.  C'est  de  cette  époque  que  date  chez  elle 
l'ambition  littéraire,  car  la  duchesse  n'écrivait  pas,  comme  d'autres 
grandes  dames,  pour  le  jeu  et  le  plaisir  :  elle  écrivait  par  ambition 
de  se  conquérir  une  renommée  qui  fît  vivre  sa  mémoire  ;  elle  en 
fait  l'aveu,  et  dans  ces  termes  mêmes.  Elle  écrivit  à  Londres  des 
poèmes ,  des  fantaisies  philosophiques ,  des  allégories  morales, 
des   essais  de  drames  et  de  comédies   et  toute  la  copie  néces- 


830  REVUE    DES    DEUX    MO.XDES. 

saire  pour  un  in-folio  de  grosseur  respectable  (1).  Mais  ces  tra- 
vaux mêmes  ne  parvenaient  pas  à  lui  iaire   oublier  son  époux 
adoré.  Il  lui  tardait  d'aller  les  continuer  en  sa  compagnie,  et,  mal- 
gré son  afïection  pour  son  beau-frère,  sir  Charles  Gavendish,  déjà 
aux  prises  avec  le  mal  qui  l'emporta  peu  après,  elle  repartit  pour 
le  continent.  C'est  qu'en  Newcastle  elle  trouvait  mieux  qu'un  juge 
indulgent,  elle  trouvait  en  lui  un  conseil  et  un  collaborateur.  Ils 
s'admiraient  mutuellement  et  se  le  disaient  en  prose  et  en  vers.  La 
duchesse  employait  son  éloquence  à  célébrer  les  vertus  de  son 
mari;  le  duc  écrivait  des  intermèdes  et  de  jolies  chansons,  à  la 
façon  des  dramaturges  de  l'époque  précédente,  pour  les  comédies 
et  les  drames  de  sa  femme.  Cependant,  pour  bien  marquer  les 
nuances,  il  faut  dire  que  cette  admiration  mutuelle  semble  avoir 
été  plus  entière  et  plus  Iranche  chez  la  duchesse  que  chez  le  duc. 
Elle  se  plaisait  à  lui  rapporter  l'honneur  de  ses  propres  poésies  et 
ù  le  dire  humblement  son  inspirateur.  «  Je  ne  suis  pas  poète  par 
nature  ni  éducation,  dit-elle  dans  une  petite  pièce  où  elle  présente 
ses  poèmes  au  lecteur  ;  mais  je  suis  mariée  à  un  spirituel  poète 
dont  le  cerveau  est  un  printemps  riant  et  frais  où  croissent  les  fan- 
îaisies  et  où  chantent  les  Muses.  Souvent,   inclinant  ma  tète,  je 
deviens  toute  attention  pour  attraper  ses  mots  au  passage  et  ne 
pas  laisser  échapper  une  de  ses  fantaisies.  Dans  ce  jardin  splendide 
de  belles  choses,  je  prends  de  quoi  me  faire  un  bouquet  de  vers, 
et  moi  qui  n'ai  pas  de  jardin  qui  me  soit  propre,  je  cueille  dans  le 
sien  des  fleurs  toujours  nouvellement  écloses.  »  On  peut  supposer, 
au  contraire,  quelque  peu  de  courtoise  ironie  dans  les  éloges  que  le 
duc  donne  aux  poèmes  de  sa  femme,  dans  une  pièce  très  gentiment 
tournée  :  «  J'ai  lu  vos  poèmes,  et  j'aurais  souhaité  qu'ils  fussent 
miens  en  admirant  les  riches  ornemens  de  chaque  vers  ;  vos  lan- 

(l)  Nos  ancêtres  aimaient  les  titres  longs  et  détaillés,  donnant  non-seulement  l'idée 
générale  du  livre,  mais  la  nomenclature  de  ses  diverses  parties  et  l'indication  des 
matières  épisodiques.  En  Angleterre,  cette  habitude  avait  prévalu  plus  encore  que  sur 
le  continent,  et  la  duchesse  a  trouvé  moyen  de  l'exagérer.  La  citation  in  extenso  d'un 
de  ses  titres,  qui  d'ordinaire  n'occupent  pas  moins  d'une  page  entière,  paraîtra  peut- 
<^tre  curieuse  :  «  Peintures  de  la  nalure  représentées  au  vif  par  le  pinceau  de  l'ima- 
gination, écrit  par  la  trois  fois  noble,  illustre  et  excellente  princesse,  la  dame  mar- 
quise de  Newcastle.  Dans  ce  volume,  on  trouve  diverses  histoires  inventées  de  choses 
naturelles,  comiques,  tragiques,  tragi-comiques,  poétiques,  romanesques,  philosophi- 
ques et  historiques,  à  la  fois  en  prose  et  en  vers,  quelques-unes  tout  en  vers,  quelques 
autres  tout  en  prose,  quelques  autres  mélangées,  partie  en  prose  et  partie  en  vers.  Il  y  a 
aussi  quelques  essais  moraux  et  quelques  dialogues,  mais  ils  sont  par-dessus  le  mar- 
ché, comme  les  treizièmes  pains  sur  la  douzaine  d'un  boulanger.  Il  y  a  aussi  tout  à 
fait  à  la  fin  une  histoire  vraie  où  il  n'y  a  aucune  fiction.  »  —  Cette  histoire  vraie 
était  son  esquisse  autobiographique  qui  portait  encore  ce  titre  particulier  :  Relation 
véridique  de  ma  naissance,  de  mon  éducation  et  de  ma  vie. 


il 


CURIOSITES    HISTORIQUES    ET    LITTERAIRES.  831 

taisies  nouvellement  nées,  et  en  telle  abondance,  ont  de  quoi  faire 
rougir  nos  poètes  et  les  décider  à  ne  plus  écrire.  Oui,  le  spectre  de 
Spenser  vous  hantera  la  nuit,  et  Jonson  ressuscitera,  gonflé  du 
venin  du  dépit;  Fletcher  et  Beaumont,  troublés  dans  leurs  tom- 
beaux, chercheront  quelques  grottes  plus  profondes  et  mieux  ca- 
chées; et  le  noble  Shakspeare  pleurera,  parce  que  ce  qui  lui  est 
désormais  réservé  de  plus  glorieux  sera  d'être  enseveli  dans  la 
même  poussière  que  Ghaucer.  Le  même  noir  oubli  couvre  tous  ces 
noms,  puisque  vous  les  avez  dérobés  de  leur  renommée...  Le  pin- 
ceau de  votre  imagination  surpasse  celui  de  Van  Dyck  ;  votre  tête 
est  l'alambic  où  les  Muses  distillent  la  quintessence  de  l'esprit, 
éhxirs  de  la  lantaisie,  essences  si  douces!  Dans  vos  vers,  vos 
nombres,  exactement  cadencés,  marchent  sur  des  pieds  de  velours. 
Je  croyais  vous  louer;  mais,  hélas!  ma  manière  de  dire  est  à  lu 
vôtre  ce  que  la  nuit  est  au  glorieux  jour.  »  L'ironie  est  transpa- 
rente, certainement,  dans  lexagération  de  ces  éloges  ;  mais,  môme 
en  lui  faisant  sa  large  part,  il  y  reste  encore  assez  de  sincérité  pour 
témoigner  de  l'estime  dans  laquelle  le  duc  tenait  les  talens  de  sa 
femme.  Ce  qui  n'empêche  qu'il  n'ait  pu  répondre,  comme  le  veut 
une  anecdote  traditionnelle,  à  un  ami  qui  le  félicitait  sur  la  sagesse 
de  sa  femme  :  «  Ah!  vraiment,  une  femme  sage  est  une  folle  créa- 
ture, ))  car  une  telle  fureur  d'écrire  et  si  persistante  ne  peut  aller 
sans  entraîner  certaines  habitudes  qui  sont  évidemment  pour 
mettre  hors  de  ses  gonds,  de  temps  à  autre,  le  plus  courtois  des 
maris  (1). 

Nous  avons  quelques  détails  sur  les  habitudes  littéraires  de  la 
duchesse;  il  est  probable  qu'elles  ont  plus  d'une  fois  changé  l'heure 
des  repas  ou  fait  manger  au  duc  un  déjeuner  refroidi,  ou  renvoyé 
furieux  quelque  visitem'  qui  n'avait  pas  été  admis,  ou  fait  arrêter 
les  gens  de  service  dans  les  corridors  pour  savoir  ce  qui  se  passait 
dans  les  appanemens  de  Sa  Grâce.  Ces  habitudes  rappellent  d'assez 
près  celles  de  deux  autres  écriveuses  enragées,  lady  Mary  Hamilton, 
amie  du  chevalier  Croft,  qui  fit  tant  endêver  le  pauvre  Charles  No- 
dier, qu'elle  avait  honore  de  la  correction  de  ses  épreuves,  et 
M™®  de  Genlis.  Comme  la  première,  elle  écrivait  et  le  jour  et  la  nuit 
et  composait  entre  deux  sommeils.  «  Cette  frénésie  était  tellement 
invétérée,  dit  M.  Jenkins,  qu'elle  avait  toujours  près  d'elle  quelques 
jeunes  dames  pour  lui  servir  de  secrétaires  ;  elles  couchaient  tout 
près  d'elle,  afin  qu'au  premier  coup  de  sonnette  elles  fussent  tou- 
jours prêtes  à  attraper  au  vol  les  fantaisies  de  ses  veilles.  Comme 

(I)  Un  autre  mot  de  Newcastle,  celui-là  rapporté  parla  duchesse,  est  encore  à  citer. 
Elle  était  sujette  à  de  violens  accès  de  colère,  et  lui  dit  un  jour  qu'elle  ne  s'emportait 
jamais  que  contre  ceux  qu'elle  aimait  le  mieux.  «  J'espère,  lui  répondit-il,  que  je  ne 
suis  pas  un  de  ceux  que  vous  aimez  le  mieux.  )> 


832  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

la  seconde,  elle  avait  l'habitude  de  parler  ses  vers  et  sa  prose  à 
haute  voix,  en  se  promenant  à  pas  lents  dans  sa  chambre,  avant  de 
les  coucher  par  écrit,  prétendant  que,  lorsqu'elle  ne  les  parlait  pas, 
ses  conceptions  en  étaient  refroidies  et  arrêtées.  Elle  redoutait  tel- 
lement d'être  gênée  dans  ses  mouvemens  de  verve  et  dans  les 
courses  au  clocher  de  son  imagination,  qu'elle  avait  pour  principe 
de  ne  jamais  revoir  ce  qu'elle  avait  écrit,  parce  que  cette  revision 
retardait,  disait-elle,  l'essor  de  ses  conceptions  nouvelles;  de  là  la 
détestable 'ponctuation  de  ses  écrits.  A  ces  divers  signes,  vous  re- 
connaîtrez une  personne  dont  les  inspirations  étaient  de  tête  plus 
que  de  nature  et  dont  les  pensées,  obtenues  par  le  branle  cérébral 
qu'elle  devait  à  ces  habitudes  de  gymnastique  et  de  pantomime, 
ressemblaient  à  cette  chaleur  qui  s'engendre  par  le  frottement. 
L'éloquence,  la  force,  l'énergie  et  aussi  la  subtilité  sont  compa- 
tibles avec  ces  méthodes  mouvementées  de  composition,  mais  rare- 
ment la  simplicité,  la  naïveté,  la  vraie  geniality^  et  presque  jamais 
la  grâce  ;  et,  en  efïet,  cette  dernière  qualité  est  entièrement  absente 
des  écrits  de  la  duchesse. 

Elle  nous  a  vanté  avec  enthousiasme  la  beauté  de  tous  ses  frères 
et  ses  sœurs;  mais  elle-même  était-elle  johe?  Il  existe  d'elle  deux 
portraits  :  l'un  peint  à  Anvers  par  Abraham  van  Diepenbach, 
élève  de  Rubens  (1),  qui  est  aujourd'hui,  paraît-il,  à  Wentvvorth- 
Castle,  dans  le  Yorkshire,  l'autre  qui  se  trouve  à  Welbeck,  et  qui 
est  évidemment  celui  dont  son  moderne  éditeur  a  placé  le  fac- 
similé  en  tête  de  la  vie  du  duc.  L'examen  de  ce  portrait  laisse  la 
question  assez  indécise;  car,  peint  postérieurement  au  retour,  il 
représente  une  femme  placée  déjà  entre  deux  âges  et  qui,  de  la 
jeunesse,  n'a  plus  que  le  crépuscule.  Mais  vraiment  elle  est  mieux 
que  belle,  car  elle  est  sympathique  au  possible,  tout  le  visage  parle 
expressivement  de  véracité,  de  sincérité  et  de  fidéhlé.  Tout  dans 
ces  traits  et  cette  physionomie  inspire  la  confiance,  même  les  dé- 
fauts. De  bonnes  joues,  un  peu  replètes,  faites  à  souhait  pour  les 
baisers  légitimes,  et  pas  d'autres;  de  beaux  gros  yeux,  tout  larges 
ouverts,  avec  quelque  chose  d'un  peu  égaré,  indiquent  une  per- 
sonne fréquemment  absente  d'elle-même.  Dans  l'ensemble  du 
visage,  un  caractère  rêveur  très  marqué,  et,  sur  les  lèvres,  une 
moue  d'innocente  bouderie.  Il  pouvait  être,  du  reste,  assez  difficile 
à  un  peintre  de  représenter  la  duchesse  au  mieux  de  ses  avantages 
pour  une  raison  qu'elle  nous  a  dite  et  qui  apparaît  clairement  dans 
le  portrait.  Sa  seule  faiblesse  féminine  était  la  toilette,  mais  elle  la 
comprenait  d'une  façon  très  particuhère  qui  l'exposait  à  de  nom- 

(Ij  El  p2int  probablement  dans  la  maison  même  de  Rubens  que  le  duc  habita  pen- 
dant tout  son  séjour  à  Anvers. 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES    ET   LITTERAIRES.  833 

breuses  erreurs  d'élégance  et  à  des  retards  plus  nombreux  encore 
sur  les  modes  régnantes.  Elle  nous  dit  que  dès  son  enfance  elle  prit 
grand  plaisir  «  aux  beaux  atours,  aux  choses  de  modes,  surtout  à 
celles  que  j'inventais  moi-même,  celles  qui  étaient  inventées  par  les 
autres  ne  me  charmant  pas  du  tout.  Je  détestais  qu'on  suivît  mes 
modes,  car  j'ai  toujours  eu  l'amour  de  la  singularité,  même  dans 
les  choses  du  costume.  »  Et  voilà  pourquoi  elle  apparaît  dans  ce  por- 
trait somptueusement  accoutrée  plutôt  qu'élégamment  vêtue.  Ce 
qui,  dans  la  jeunesse,  avait  été  originalité,  devint,  à  mesure  qu'elle 
avança  dans  la  vie,  excentricité,  et  prit  enfin  des  lormes  caricaturales 
qui  firent  d'elle  la  risée  des  élégantes  et  des  courtisans  de  la  cour 
de  Charles  II.  Mais  cette  intelligence  erronée  des  choses  du  cos- 
tume n'est-elle  pas  une  imperfection  inhérente  à  presque  toutes 
les  femmes  d'esprit;  et,  sur  ce  chapitre  de  la  toilette,  les  plus  vul- 
gaires des  mondaines  ne  retrouvent-elles  pas  sur  elles  une  supério- 
rité facile,  mais  incontestable?  Le  turban  de  M'^^de  Staël  est  célèbre, 
et  George  Saiid  n'a  jamais  su  s'habiller,  paraît-il,  avec  harmonie; 
il  y  a  cependant  des  exceptions  en  tout,  et  nous  n'avons  pas  besoin 
d'interroger  bien  longuement  nos  souvenirs  personnels  pour  con- 
stater que  le  parfait  bon  goût  dans  les  choses  de  la  parure  n'est 
nullement  inconcihable  avec  les  qualités  les  plus  éminentes  de 
l'esprit. 

Ses  dernières  années  d'exil  s'écoulèrent  dans  les  occupations 
littéraires  que  nous  avons  dites.  Lorsque  le  retour  de  Charles  II 
fut  chose  certaine,  Newcastle  fut  le  premier  à  l'aller  féliciter;  mais 
il  était,  il  est  permis  de  le  croire,  encore  plus  affamé  de  patrie  que 
de  royauté;  car,  sans  attendre  le  départ  du  roi,  ni  retourner  à 
Anvers,  il  s'embarqua  précipitamment  après  avoir  écrit  à  la  du- 
chesse qu'il  la  laissait  en  gage  pour  rassurer  ses  créanciers,  et  la 
chargeait  de  remercier  à  sa  place  l'édilité  anversoise  des  services 
qu'elle  lui  avait  rendus.  Après  s'être  débarrassée  assez  aisément 
de  ces  divers  soins,  la  duchesse  partit  comblée  des  vœux  de  bon 
voyage  tant  des  créanciers  que  des  édiles  d'Anvers,  qui  lui  offrirent 
comme  cadeau  de  bon  souvenir  un  petit  tonneau  de  vin  de  choix. 
Lorsqu'elle  eut  rejoint  son  mari  à  Londres,  son  premier  mot  fat 
pour  l'engager  à  se  rendre  immédiatement  dans  quelqu'une  de 
leurs  résidences,  tant  son  goût  de  la  retraite  était  vif,  et  tant  sa 
timidité  naturelle  lui  faisait  redouter  le  monde,  qu'elle  voyait  cette 
fois  tout  prêt  à  la  saisir.  Pour  des  raisons  délicates  que  nous  dirons 
en  esquissant  le  portrait  du  duc,  Newcastle  n'avait  pas  besoin  de 
bien  grandes  solUcitations  pour  accéder  à  ce  désir  de  sa  fenmie  ;  il 
alla  donc  présenter  à  son  royal  élève  ses  hommages,  mais  non  plus 
ses  services,  lui  demanda  permission  de  s'éloigner  de  la  cour,  et 
TOME  xcvm.  —  1890.  53 


834  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

partit  le  lendemain  pour  ses  domaines  du  Nord,  échangeant  ainsi 
l'exil  forcé  du  continent  contre  un  exil  volontaire  au  sein  de  la 
patrie.  Les  deux  époux  ne  sortirent  plus  de  leur  retraite,  et,  à  vrai 
dire,  ils  n'en  avaient  guère  besoin,  les  gens  d'esprit,  dont  le  duc 
aimait  le  commerce,  veriant  les  y  visiter,  et  les  éloges,  dont  la 
duchesse  était  particulièrement  friande,  affamée  comme  elle  l'était 
de  gloire,  venant  l'y  trouver  sous  forme  de  complimens,  d'épîtres 
universitaires  et  autres  variétés  de  cette  flatterie  littéi'aire  qui  ne 
manque  jamais  aux  puissans.  M.  Jenkins  nous  donne  le  texte  d'un 
de  ces  complimens,  qu'il  appelle  justement  audacieux,  celui  des 
membres  de  l'université  de  Cambridge  :  A  Marguerite  première, 
princesse  des  jjhilosov/ies,  ejui  a  dissipé  les  erreurs^  apaisé  les 
différences  des  opinions  et  rétabli  la  paix  dans  la  république  des 
lettres!  Il  est  douteux  que  même  en  Italie,  et  dans  les  époques 
les  plus  serviles,  on  ait  jamais  eu  à  un  plus  haut  degré  l'impu- 
dence de  l'adulation. 

Ils  exécutaient  cependant  de  temps  à  autre  de  courts  voyages 
à  Londres,  mais  le  souci  de  leur  gloire  littéraire  y  avait  plus  de 
part  que  l'envie  de  se  recommander  aux  puissans  du  jour.  Lorsqu'ils 
apparaissaient,  ils  faisaient  aux  courtisans,  qui  florissaient  alors, 
l'eft'et  de  deux  pièces  vivantes  d'un  musée  d'antiquités.  Un  de  ces 
voyages  est  resté  presque  célèbre,  celui  qu'ils  firent  en  1667, 
le  duc  pour  lancer  sa  comédie  de  Sir  Martin  Marall,  faite  en 
collaboration  avec  Dryden,  la  duchesse  pour  voir  représenter  une 
élucubration  dramatique  de  sa  façon  qui  s'appelait  les  Ainans  fan- 
tasques, et  probablement  aussi  pour  l'impression  de  la  Vie  de  son 
mari,  qui  est  justement  de  cette  date.  La  duchesse  parut  à  tous 
tellement  surannée  qu'elle  arrachait  un  sourire  d'ironie,  même  aux 
plus  indulgens  et  aux  plus  amis.  «  Je  suis  allé  aujourd  hui  faire  ma 
cour  au  duc  et  à  la  duchesse  de  Newcastle,  qui  sont  récemment 
arrivés  du  Nord,  à  leur  maison  de  Clerkenwell.  Ils  m'ont  reçu  avec 
une  grande  bienveillance,  et  j'ai  été  tout  à  fait  charmé  par  les 
extraordinaires  et  fantasques  costume,  accoutrement  et  conversa- 
tion de  la  duchesse,  »  écrit  John  Evelyn  à  la  date  du  18  avril. 
On  ne  s'entretenait  dans  Londi-es  que  de  ses  excentricités,  si  bien 
qu'un  autre  diari&t  du  temps,  Samuel  Pepys,  curieux  de  voir 
une  personne  dont  il  se  faisait  tant  de  récits ,  guetta  pendant 
plusieurs  semaines  toutes  les  occasions  de  la  rencontrer.  C'est 
une  véritable  course  au  clocher  des  plus  amusantes.  Comme  il 
était  aussi  assidu  aux  représentations  dramatiques  que  son  confrère 
Evelyn  l'était  aux  sermons,  c'est  au  théâtre  qu'il  alla  d'abord  la 
chercher.  11  ne  l'y  trouva  pas,  et  quelques  jours  après  il  se  rabattit 
sur  la  cour,  où  elle  n'était  pas  davantage.  «  11  avril.  A  Wbite-Hall, 


CURIOSITÉS    HISTORIQUES   ET    LITTERAIRES.  835 

pensant  y  voir  la  duchesse  de  Newcastle,  qui  devait  venir  ce  soir 
à  la  cour  faire  visite  à  la  reine.  Toute  l'histoire  de  cette  dame  est 
lin  roman,  et  tout  ce  qu'elle  fait  est  romanesque.  Ses  laquais  sont 
en  habit  de  velours,  et  elle-même  en  costume  du  temps  jadis,  à 
ce  qu'on  dit.  Elle  assistait  l'autre  jour  à  la  représentation  de  sa 
pièce,  les  Amans  fantasques,  la  plus  ridicule  chose  qui  fut  jamais 
écrite,  mais  elle  et  son  mari  ont  été  absolument  ra\ds  de  la  repré- 
sentation, et  elle  a  fait  de  sa  loge  ses  complimens  et  remercîmens 
aux  acteurs.  Comme  on  s'attend  qu'elle  vienne  à  la  cour,  il  y  a 
quantité  de  gens  qui  s'y  rendent  pour  la  voir,  comme  si  elle  était 
la  reine  de  Suède;  mais  j'ai  perdu  mes  peines,  car  elle  n'est  pas 
venue  ce  soir.  »  Enfin  quinze  jours  après,  le  26  avril,  il  parvient  à 
l'apercevoir  passant  en  carrosse,  mais  cette  vision  est  trop  rapide 
pour  satisi'aire  sa  curiosité.  «  Rencontré  milady  Newcastle  avec 
ses  carrosses  et  ses  laquais  tous  en  velours  ;  elle-même,  que  je 
n'avais  encore  jamais  vue  telle  qu'on  me  l'avait  souvent  décrite, 
—  car  tout  le  monde  parle  aujourd'hui^de  ses  extravagances,  — 
avec  sa  toque  de  velours,  sa  chevelure  tombant  sur  les  oreilles, 
quantité  de  mouches  noires  sur  le  visage,  à  cause  de  boutons  au- 
tour de  la  bouche,  le  cou  entièrement  nu,  et  un  justaucorps  noir. 
Elle  m'a  semblé  une  très  aimable  femme, ^mais  j'espère  la  mieux 
voirie  1"'  mai.»  11  n'a  garde  de  manquer  la  date,  mais  voyez  la  fata- 
lité, il  ne  peut  pas  mieux  l'examinera  son  aise  que  la  fois  précédente. 
C'est  à  Hyde-Park  qu'a  lieu  la  rencontre.  «  Nous  y  étions  allés, 
et  aussi  presque  tous  ceux  qui  étaient  là  pour  voir  milady  New- 
castle, mais  nous  ne  le  pûmes,  car  elle  était  suivie  et  masquée  par 
un  si  grand  nombre  de  voitures  que  personne  ne  pouvait  l'appro- 
cher; tout  ce  que  je  pus  voir,  c'est  qu'elle  était  dans  un  grand 
carrosse  noir  orné  d'argent  au  lieu  d'or,  avec  des  rideaux  blancs, 
tout  blanc  et  noir,  et  elle  là  dedans  avec  sa  toque.  »  Heureusement 
la  duchesse  eut  l'idée  de  vouloir  assister  à  une  séance  de  la  société 
royale,  alors  nouvellement  fondée,  et  ce  fut  pour  Pepys  l'occasion 
désirée. 

Le  récit  qu'il  nous  fait  de  cette  visite  est  d'une  assez  amusante 
vivacité.  «  30  mai.  Je  suis  allé  à  Arundell  House  (le  siège  de  la 
Société)  où  j'ai  trouvé  beaucoup  de  monde  dans  l'attente  de  la  du- 
chesse de  Newcastle,  qui  avait  désiré  être  invitée  à  une  des  séances 
de  la  Société,  et  qui  l'a  été  après  beaucoup  de  débats  pour  et 
contre,  car  il  semble  que  bon  nombre  y  étaient  opposés,  et  nous 
croyons  que  la  vihe  va  être  pleine  de  ballades  à  ce  sujet.  La  du- 
chesse arrive  bientôt  avec  les  femmes  de  sa  suite,  parmi  lesquelles 
la  Ferabosco,  dont  on  dit  tant  que  sa  maîtresse  lui  recommande  de 
bien  montrer  sa  figure  et  de  mettre  ainsi  à  mort  les  galans.  Cette 


836  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Ferabosco  (i)  est  vraiment  très  brune,  et  elle  a  de  bons  petits  yeux 
noirs,  mais  somme  toute,  elle  me  semble  une  femme  très  ordinaire, 
sauf  qu'on  dit  qu'elle  chante  bien.  La  duchesse  a  été  une  bonne  et 
aimable  femme,  mais  son  costume  est  tellement  grotesque  et  en 
même  temps  sa  manière  d'être  si  ordinaire  que  je  ne  l'aime  pas  du 
tout  ;  je  ne  l'ai  entendue  dire  quoi  que  ce  soit  valant  la  peine  d'être 
écouté,  si  ce  n'est  qu'elle  était  pleine  d'admiration,  et  encore  d'ad- 
miration. Quelques  belles  expériences  sur  les  couleurs,  les  pierres 
d'aimant,  les  microscopes,  les  liquides,  lui  lurent  montrées,  entre 
autres  une  belle  pièce  de  mouton  rôti  qui  fut  en  sa  présence  changée 
en  sang  pur.  Après  qu'on  lui  eut  montré  ces  expériences,  et  qu'elle 
eut  encore  crié  qu'elle  était  pleine  d'admiration,  elle  partit,  ac- 
compagnée par  divers  lords  qui  étaient  là,  entre  autres  lord  George 
Berkeley,  le  comte  de  CarHsle  et  un  très  joh  jeune  homme,  le 
duc  de  Somerset.  »  Ce  fut  John  Evelyn  qui  eut  l'honneur  de  lui 
servir  d'introducteur.  «  30  mai.  A  Londres  pour  accompagner  la 
duchesse  de  Newcastle  (qui  a  d'énormes  prétentions  à  la  poésie  et 
à  la  philosophie  et  a  publié  divers  livres  dans  ces  deux  genres)  à 
la  Société  royale.  Elle  y  est  venue  en  grande  pompe,  et  a  été  reçue 
par  notre  lord  président  à  la  porte  de  la  salle  de  nos  séances,  la 
masse  portée  devant  elle,  et  diverses  expériences  lui  ont  été  mon- 
trées, puis  j'ai  conduit  sa  grâce  à  son  carrosse  et  suis  rentré.  » 

Ce  fut  son  dernier  grand  jour  d'exhibition  mondaine.  Elle  mou- 
rut sept  ans  après,  en  167/i.  A  Westminster,  où  elle  repose  près  de 
son  gracieux  époux,  au-dessous  de  la  statue  funèbre  qui  la  repré- 
sente un  livre  à  la  main,  on  lit  cette  épitaphe,  qui  aurait  pu  être 
composée  par  elle-même,  tant  elle  porte  la  marque  de  son  style 
habituel  : 

«  Ici  gît  le  loyal  duc  de  Newcastle,  et  la  duchesse,  sa  seconde 
femme  de  laquelle  il  n'a  pas  eu  d'enfans  :  son  nom  était  Marguerite 
Lucas,  la  plus  jeune  sœur  de  lord  Lucas  de  Golchester,  une  noble 
famille,  car  tous  les  frères  lurent  vaillans  et  toutes  les  sœurs  ver- 
tueuses. La  duchesse  fut  une  sage,  spirituelle  et  savante  femme, 
comme  en  témoignent  ses  nombreux  livres  ;  elle  fut  une  épouse 
très  vertueuse,  aimante  et  attentionnée,  resta  avec  son  mari  tout 
le  temps  de  son  exil  et  de  ses  misères,  et,  lorsqu'il  revint  à  ses  foyers, 
ne  se  sépara  jamais  de  lui  dans  sa  retraite  solitaire.  » 

Emile  Montégut. 


(1)  Probablement  la  HUe  d'un  musicien  de  ce  nom  qui  était  au  nombre  des  amis  de 
Ben-Jonson. 


DU 


DANUBE    A    L^ADRIATIQUE 


LA    DALMATIE. 


I. 

De  grandes  forêts  silencieuses,  où  le  tronc  lisse  du  hêtre  rem- 
place le  sapin  rugueux,  des  rocs,  puis  encore  des  rocs,  tout  vibrans 
de  chaleur  sous  un  soleil  de  plomb,  des  rocs  taillés  en  murailles, 
en  bastions ,  en  courtines,  avec  des  crêtes  menaçantes  et  des 
aplombs  invraisemblables  ;  et,  par-dessus  cette  forteresse,  déjà 
faite  à  la  mesure  d'un  Titan,  une  autre,  puis  une  autre  encore, 
élevant  jusque  dans  les  nuages  une  tête  orgueilleuse;  —  en  bas, 
l'echeveau  des  vallées,  sillons  étroits  creusés  dans  le  bleu  intense 
d'un  horizon  de  montagnes  nues  ;  trois  cimes  blanches  qui  sem- 
blent tourner  sur  elles-mêmes  et  vous  suivre  du  regard  :  telle 
nous  est  apparue  l'Herzégovine  dans  une  course  rapide.  De  pau- 
vres villages  musulmans  dressent  leur  minaret  au-dessus  d'un  tas 
de  masures  sordides,  des  marmots  en  guenille  aux  cheveux  en 
broussaille,  à  la  peau  tannée,  tendent  la  main  devant  les  auberges, 
et  la  province   entière,  par  leur  voix,  semble  crier  lamine.  Puis 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  15  janvier. 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  sont  des  sourires  fugitifs  :  un  ombrage  de  noyers,  un  bout  de 
prairie  verte  et  fraîche,  un  village  plus  propre  retranché  dans  une 
boucle  de  la  rivière,  sur  un  îlot  de  terre  fertile.  Un  semblant  de 
ville  sommeille  au  bord  d'un  fleuve;  des  officiers  autrichiens,  tout 
couverts  de  poussière,  se  reposent  accoudés  devant  leur  bière  avec 
un  geste  las;  quelques  beaux  gaillards  à  la  tête  petite,  aux  épaules 
énormes,  à  la  démarche  souple  et  fière,  brigands  de  la  veille,  dont 
on  raconte  encore  les  méfaits,  domptés  aujourd'hui,  mais  non  point 
apprivoisés,  jettent  un  regard  de  travers  à  l'étranger  qui  passe  :  ils 
se  meuvent  avec  aisance  sous  leur  ciel  torride,  tandis  que  le  vain- 
queur lymphatique  souffle  et  s'éponge  le  front.  Plus  loin,  c'est  une 
blanche  théorie  de  filles  se  rendant  à  l'église,  la  taille  emprisonnée 
dans  la  lourde  dalmatique,  le  front  chargé  de  voiles  et  de  sequins. 
De  l'autre  côté  du  torrent,  une  gitana  au  jarret  d'acier  saute  de 
roche  en  roche  et  traîne  après  elle  sa  maigre  progéniture.  Voici  Mos- 
tar,  avec  ses  casernes  massives,  ses  murs  grisâtres,  ses  minarets 
mélancohques  sur  le  flanc  nu  de  la  montagne,  et,  au  milieu  de  cette 
pâleur  maladive,  la  note  violente  de  quelques  toits  rouges.  Voici 
les  figures  de  marchands  graves  accroupis  dans  leur  boutique  et 
faisant  le  commerce  comme  on  célèbre  un  rite  solennel  et  funèbre. 
Une  foule  d'employés  européens,  dépaysés  dans  cet  Orient  triste, 
errant  du  haut  en  bas  de  la  grand'rue,  semblent  des  dogues  à  l'at- 
tache qui  se  promènent  devant  leur  niche.  Puis  dans  l'ombre  gran- 
dissante, ce  sont  des  bouillonnemens  de  cascades  invisibles,  des 
masses  noires  où  la  roche  et  la  maçonnerie  se  confondent,  et,  sur 
le  soleil  couchant,  l'angle  aigu  du  vieux  pont  de  pierre,  débris 
d'un  autre  âge,  romain  par  la  base,  turc  par  son  renflement  pareil 
à  la  bosse  d'un  chameau,  ébréché,  mais  solide  encore  et  tellement 
abrupt  que,  pour  le  gravir,  il  faut  se  cramponner  à  une  rampe 
de  fer. 

Vite,  hâtons-nous,  courons  vers  le  sud,  sortons  de  cette  prison  de 
granit  :  la  Narenta  qui  roule  à  nos  pieds  nous  montre  la  route  et  ra- 
conte à  chaque  circuit  le  drame  de  son  évasion.  Elle  semblait  murée  à 
jamais  dans  ce  pâté  de  montagnes.  Longtemps,  elle  tourne  au 
milieu  d'un  labyrinthe  inextricable,  heurtant  à  toutes  les  portes,  bri- 
sant son  flot  d'écume  sur  toutes  les  arêtes,  tantôt  suppliante  et 
tantôt  impérieuse,  ici  baignant  le  pied  de  ses  geôliers  immobiles, 
enlaçant  le  roc  jeté  en  travers  de  sa  course,  là  se  frayant  un  che- 
min de  vive  force,  hurlant,  bondissant  dans  les  entonnoirs  où  tour- 
billonne le  troupeau  de  ses  petites  vagues  affolées,  tandis  que  les 
rocs  sombres,  témoins  de  sa  fuite,  semblent  ébaucher  de  grands 
gestes  pour  l'arrêter  au  passage  ;  victorieuse  enfin  eî  poussant 
joyeusement  ses  eaux  bleues  vers  la  mer,  soit  qu'elle  ronge  avec 
un  sifflement  continu  le  sable  des  rives,  soit  qu'elle  remplisse  de 


LA    DALMATIE.  839 

vapeur  et  de  tumulte  ces  longs  corridors  dont  le  soleil  n'atteint 
jamais  le  iond. 

Tout  près  de  nous,  quel  est  ce  martellement  continu,  ce  bruit 
de  pics  et  de  pioches  qui  parfois  couvre  la  voix  de  la  rivière?  D'où 
partent  ces  explosions  soudaines,  pareilles  à  des  coups  de  canon? 
iN'est-ce  pas  une  autre  évasion  qui  se  prépare?  Ne  dirait-on  pas 
que  la  péninsule  entière,  avide  d'air  et  d'espace,  frappe  à  coups 
redoublés    la   muraille   qui   l'étouffé  et   lui  barre   le  chemin  de 
la  mer?  Des  grappes  d'ouvriers  sont  accrochées  aux  flancs  de  la 
montagne  :  ils  grattent,  ils  creusent,  ils  piochent,  ils  font  sauter 
la  mine.  On  dirait  qu'ils  se  hâtent  pour  regagner  le  temps  perdu. 
Derrière  eux,  une  longue  raie  jaune  coupe  géométriquement  les 
caprices    du    sol    et,  demain,    un    ruban    de    fer   posé    sur    ce 
talus  rejomdra  Mostar,  Metkovitch  et  la  mer.  Pauvre  vieille  mon- 
tagne! au  moment  où  son  empire  s'écroule,  on  se   sent  pris  de 
pitié  pour  elle.  Depuis  les  Romains,  elle  dormait  si  tranquillement 
dans  sa  magnifique  incurie  !  Son  vêtement  de  broussailles  dorées  lui 
allait  si  bien!  En  s'éveillant  un  beau  matin,  elle  a  ressenti  de  terri- 
bles démangeaisons  :  toute  une  armée  d'insectes  rongeurs  et  grim- 
peurs, munis  d'ongles  de  fer,  fendant  l'espace  avec  un  bruit  de 
ferraille  et  de  silllets,  se  terrant  sous  les  tunnels  ou  suspendus  au 
fd  des  viaducs,  entamait  son  écorce  vénérable.  Toute   la  journée, 
c'est  un  vacarme  à  ne  point  s'entendre.   Mais   la  nuit,   l'oreille 
inquiète  perçoit  de  grands  soupirs  dans  les  plaintes  du  vent   et 
comme  des  lamentations  de  fantômes  qui  s'envolent  :  spectres, 
nains   difformes,   hallucinations,  lambeaux  de   chants  héroïques, 
rumeurs  de  guerre  civile,  tous  les  êtres  fabuleux,  tous  les  oiseaux 
de  ténèbres,  tous  les  souvenirs  logés  dans  les  creux  de  la  montagne 
remontent  à  tire  d'ailes  vers  les  cimes.  C'en  est  fait  de  l'antique 
Herzégovine  aux  flancs  maigres,  aux  mœurs  lières  :  un  jour,  on 
verra  défder   ici,  à  la  place  des  caravanes  dépenaillées  sur  leurs 
tristes  bidets,  des  wagons  bondés  de  blé,  des  bœufs  surpris  de 
leur  propre   embonpoint ,   de  jolis  petits  cochons  mouchetés  de 
noir   et   comme  ti-uffés    d'avance ,    des  cargaisons,    des  avalan- 
ches de  pruneaux.  Vision  pantagruélique  !  Mais  ce  jour  est  encore 
loin.  Pour  le  moment,   ce  qu'on  emporte  d'ici,  c'est  l'impression 
d'un  enfantement  laborieux  ;  c'est  le  combat  douloureux  du  pré- 
sent  et   du  passé  ;   c'est  l'effort  gémissant  des   peuples  vers  la 
lumière  et  la  Lutte  incessante  contre  la  médiocrité,  la  pauvreté, 
quelquefois   contre    un   sol    rebelle.  La  lutte!   elle    est  partout, 
dans  ce  vieux  réduit  des  mœurs  farouches  et  de  l'Islam  :  guerre 
entre  les  élémens,  guerre  obstinée  du  torrent  contre  le  bloc  &tu- 
pide  qui  s'oppose  à  sa  marche;  guerre  de  races,  encore  toute  chaude  ; 


î^ 


840  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

guerre  des  religions  qui  se  côtoient  et  se  tolèrent  en  frémissant  ; 
guerre  de  la  civilisation  contre  la  barbarie  ;  combat  perpétuel  livré 
par  l'esprit  de  l'Europe  à  cette  lorce  d'inertie  mille  fois  plus  pesante 
et  plus  difficile  à  entamer  que  le  schiste  ou  le  quartz  sous  le  pic 
des  ingénieurs.  Dans  ces  montagnes,  toutes  les  résistances  se  sont 
donné  rendez-vous  pour  un  conflit  suprême.  Toutes  les  contra- 
dictions se  reflètent  dans  la  structure  de  ce  sol  tourmenté.  Voilà 
pourquoi  le  voyageur  se  sent  l'âme  oppressée  :  il  croit  traverser 
un  cercle  de  l'enfer  de  Dante  et  précipite  ses  pas  vers  le  point 
lumineux  qui  luit  à  l'horizon. 

Mais  aussi  quelle  détente  quand  il  arrive  à  la  mer  et  quel  sou- 
venir que  celui  de  cette  première  journée  passée  sur  le  golfe  Adria- 
tique! Tout  est  lumière,  apaisement,  quiétude.  Les  caps  avec  leurs 
airs  de  défi,  les  îles,  pyramides  tronquées,  les  montagnes  à  demi 
sous-marines ,  semblables  à  des  monstres  révoltés ,  tordant  leur 
échine,  toutes  les  colères  de  la  terre  se  calment  peu  à  peu  sous  la 
caresse  de  cette  mer  qui  ondule  au  loin  le  long  des  rivages.  Elle  a 
des  philtres,  la  nymphe  aux  yeux  glauques,  pour  assoupir  les  géans 
foudroyés.  Elle  les  embrasse  et  les  berce  d'une  souple  étreinte. 
Elle  répand  sur  leurs  crevasses  béantes  une  vapeur  impalpable. 
A  son  contact  divin,  les  rochers  stériles,  les  blocs  sourds  et  muets 
deviennent  beaux  et  nobles;  et  leur  profil,  enveloppé  d'azur,  prend 
à  distance  des  airs  de  palais  enchantés.  Ils  planent,  ils  voguent  à 
leur  tour  comme  ces  montagnes  légères  des  tableaux  du  Lorrain, 
qui  dressent  leur  courbe  diaphane  dans  le  rayonnement  du  soleil 
levant. 

Nous  aussi,  cette  grande  force  nous  emporte,  nous  berce  et  nous 
apaise,  soit  que  le  bateau  glisse  sur  le  cristal  limpide  d'une  petite 
baie,  soit  qu'il  fende  au  large  les  lames  courtes  et  brillantes,  bleues 
dans  les  lointains,  vertes  et  frangées  d'écume  dans  le  sillage  du  navire. 
La  côte  dalmate  file  devant  nous  ;  et  quelquefois  de  si  près  que  nous 
distinguons,  à  travers  le  feuillage  argenté  des  oliviers,  tissu  de  gaze 
d'un  vert  pâle  jeté  sur  les  épaules  de  la  montagne,  des  ruines  à 
tournure  noble  qui  se  chauflent  au  soleil ,  des  clochers ,  quelques 
pampres,  quelques  pins  parasols,  des  recoins  intimes  où  flotte  une 
lumière  douce,  amortie  par  ces  maigres  ombrages.  Terre  pauvre,  en 
somme,  et  qui  n'a  que  la  peau  sur  les  os;  charmante  encore  dans 
sa  décadence  et  sans  cesse  embellie  par  le  reflet  de  la  mer;  moins 
riche  évidemment,  moins  capiteuse  que  l'Italie,  sa  voisine,  mais 
gardant  pour  ses  fidèles  un  parfum  subtil  de  sauvageon,  et  la  grâce 
des  choses  anciennes,  un  peu  délaissées,  que  les  pieds  du  vul- 
gaire n'ont  point  encore  profanées  :  tel  un  parc  abandonné  dont 
les   parterres   ont   disparu    sous    les    herbes   folles   et   dont   les 


LA    DALMATIE.  SM 

charmilles  incultes  semblent  garder  encore  des  échos  d'autre- 
fois. 

J'ai  retrouvé  cette  impression  où  je  ne  la  cherchais  guère  :  dans  le 
livre  indigeste  d'un  professeur  allemand,  le  très  honorable  Franz  Pet- 
ter,  membre  de  plusieurs  sociétés  savantes.  Non  que  cet  auteur 
montre,  pour  la  Dalmatie,  une  complaisance  aveugle;  bien  au  con- 
traire, il  relève  avec  soin  tous  ses  défauts.  On  y  gèle  en  hiver,  on  y 
rôtit  en  été.  On  y  meurt  de  soif,  car  la  moitié  des  villages  manque 
d'eau  toute  l'année,  et  l'autre  moitié  craint  toujours  d'en  manquer  : 
—  «  C'est  vraiment  le  supplice  de  Tantale,  dit  M.  Franz  Petter,  d'avoir 
sous  les  yeux  une  telle  quantité  d'eau  (j'entends  la  mer)  et  de  se 
sentir  le  gosier  sec.  Encore  les  rares  sources  que  recèle  la  montagne 
ont-elles  l'impertinence  de  se  rendre  à  la  mer  par  des  conduits  sou- 
terrains :  de  sorte  que  c'est  du  bien  perdu.  Parlez-nous  des  sources 
allemandes,  qui  coulent  honnêtement  à  la  surfacedu  sol  pourdésal- 
térer  les  chrétiens.  »  —  Vous  avez  raison,  Franz  Petter  :  la  Dalma- 
tie boit  peu,  se  nourrit  mal,  se  chauffe  mal.  Elle  préfère  aux  bons 
poêles  de  Vienne  l'incommode  brasero;  je  veux  même  croire  que 
vous  avez  vu,  de  vos  yeux,  trois  femmes  carbonisées  à  cause  de  la 
mauvaise  habitude  qu'elles  avaient  de  mettre  ce  réchaud  sous  leurs 
jupes  et  de  s'endormir  dessus.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai,  grave 
éradit,  que  vous  passâtes  quarante  ans  de  votre  vie  dans  ce  pays 
fantasque  et  "que  vous  l'aimiez  tout  en  le  maudissant.  Vous  aussi, 
nouvel  Ulysse,  vous  fûtes  le  prisonnier  de  Galypso;  l'enchanteresse 
vous  disputait  à  la  poussière  des  bibliothèques  et  vous  enivrait  de 
son  sourire  au  fond  des  grottes  d'azur. 

L'attrait  de  la  Dalmatie  n'est  pas  seulement  un  effet  de  palette. 
Il  ne  consiste  pas  uniquement  dans  le  sentier  de  pourpre  et  d'or 
que  le  soleil  couchant  promène  sur  les  flots  nacrés,  ni  dans  la  lu- 
mière blonde  qui  s'étend  le  matin  sur  les  montagnes  lointaines  : 
on  en  voit  tout  autant  à  Naples  ou  à  Monte-Carlo.  Ce  qu'on  trouve 
ici,  c'est  un  moment  de  répit  dans  la  lutte  pour  l'existence  qui 
rend  notre  Europe  si  maussade.  Autrefois,  ces  coins  tranquilles 
abondaient  :  l'Italie  en  était  pleine.  Aujourd'hui,  ses  brillantes  des- 
tinées ne  lui  permettent  plus  le  far  niente.  Je  le  demande  :  où  se 
réfugier  de  nos  jours  ?  où  goûter  la  douceur  de  vivre  ?  à  Lisbonne? 
Les  affaires  d'Afrique  ne  le  permettraient  pas.  En  Espagne  ?  Peut- 
être,  au  fond  des  sierras,  dans  quelques  villages  de  contreban- 
diers. Mais  en  plaine,  la  politique  envahit  tout.  Sur  la  côte  où  mû- 
rît le  raisin  d'Alicante,  on  parle  de  suffrage  universel.  Quant  à  la 
pauvre  péninsule  balkanique,  il  y  a  longtemps  qu'elle  a  perdu  le 
sommeil.  Je  cherche  en  vain  une  pierre  où  reposer  ma  tête  :  par- 
tout l'humanité  gémit,  peine,  imprime,  disserte  ou  combat.  C'est 
aujourd'hui  que  le  poète  peut  dire  : 


5^ 


8ii2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

A  Gênes,  sous  les  citronniers, 

A  Vevay,  sous  les  verts  pommiers, 


Partout  où  j'ai  touché  la  teiTe, 
Sur  ma  roiite  est  venu  s'asseoir 
Un  étranger  vêtu  de  noir, 
Qui  me  ressemblait  comme  un  frère. 


Et  cet  étranger,  c'est  le  démon  de  la  politique.  Il  a  visité  la  Dal- 
matie,  mais  sans  y  séjourner.  Tandis  que  le  reste  de  la  péninsule 
s'évertuait,  pérorait  et  se  canonnaitpourle  déplacement  d'une  borne, 
cette  longue  bande  de  terre  semée  d'oliviers  demeurait  assez  pai- 
sible derrière  son  rempart  de  cimes  décharnées.  Demain  peut-être, 
les  souvenirs  ne  lui  suffiront  plus  ;  elle  entrera  dans  le  conflit  des 
peuples.  Mais  aujourd'hui,  elle  se  contente  encore  d'aspirations 
littéraires.  Chaque  habitant  semble  dire  :  «  Voyez,  hommes  du 
siècle,  hommes  de  fer  et  de  sang  :  nous  avons  trouvé  le  secret  du 
bonheur,  et  du  haut  de  notre  rivage  nous  contemplons  votre  agita- 
tion. Nous  aussi,  nous  avons  lutté,  nous  avons  souffert  et  nous 
vous  raconterons,  si  vous  voulez,  de  belles  histoires.  Mais  nous 
avons  découvert  enfin  la  beauté  du  ciel  et  de  la  mer,  que  nos  que- 
relles nous  faisaient  oublier.  Le  bruit  léger  de  la  vague  qui  mur- 
mure et  meurt  dans  les  roseaux  d'une  baie  nous  console  de  tout. 
Pendant  que  vous  vous  égosillez  sur  la  place  publique,  nous  chan- 
tons une  barcarolle,  et  nous  sommes  heureux...  » 

Cette  impression  vous  pénètre  dès  qu'on  met  le  pied  sur  la  terre 
dahïiate  :  c'est,  je  crois,  dans  la  jolie  presqu'île  de  Sabioncello, 
qu'un  isthme  en  miniature  rattache  à  la  terre  ferme,  comme  un 
bijou  de  prix  curieusement  ciselé.  Les  habitans  de  ce  coin  de  terre 
ont  bravement  combattu  jadis.  La  double  chaîne  de  murailles  qui 
barrait  l'isthme  est  encore  debout,  avec  ses  créneaux  en  or  bruni. 
Deux  jobs  villages,  qui  se  prenaient  pour  des  villes,  Stagno  Pic- 
colo,  Stagno  Grande,  montent  la  garde  sur  les  deux  flancs  de  la 
montagne.  Mais  lorsque  les  dignes  citoyens  versaient  charitable- 
ment de  l'huile  bouillante  sur  la  tête  de  leurs  semblables,  leur  sort 
était-il  donc  plus  doux?  Les  deux  Stagno  sommeillent  maintenant 
comme  des  Suisses  sur  leur  hallebarde.  Les  coulevrines  inoffensives 
ont  roulé  dans  le  fossé  plein  d'herbe.  Des  abeilles  butinent  sur  le 
chemin  de  ronde.  Les  remparts  ne  sentent  plus  la  poudre,  mais  la 
fleur  d'amandier  ou  la  jeune  vigne  nouvelle.  Ils  sont  renommés  pour 
leurs  espaliers.  Par  la  brèche,  on  aperçoit  un  morceau  de  campa- 
gne resplendissant  sous  la  lumière  de  midi,  avec  un  bras  de  mer 
qui  scintille  à  l'horizon.  A  mi-côte,  la  tour  du  guetteur,  crânement 
campée,  toute  fière  de  ses  larges  cicatrices,  se  tient  au  Irais  dans 
un  bouquet  de  verdure,  et  semble  un  invalide  chargé  de  veiller  sur 
un  square. 


I 


LA    DALMATIE.  8Zl3 

Et  quelle  grâce  répandue  dans  les  îles  !  Je  ne  parle  pas  seule- 
ment des  plus  grandes,  ces  princesses  dépossédées,  qui  paient  au- 
jourd'hui la  rançon  de  leur  célébrité,  Lésina,  bien  pauvre,  et  martiale 
encore  sans  son  double  chcàteau,  Curzola,  qu'on  appelait  autrefois  Gor- 
cyre-la-Noire,  ta  cause  de  ses  bois,  et  qu'il  faudrait  appeler  Corcyre-la- 
Chauve.  Non, celles  qui  m'attirent, ce  senties  plus  petites  :  trop  mo- 
destes pour  tenter  la  convoitise  des  conquérans,  elles  ont  mieux 
gardé, dans  leur  étroite  enceinte,  l'intime  parfum  de  jadis,  comme 
un  flacon  retient  Tarome  de  la  liqueur  qu'il  a  contenue.  Voici,  par 
exemple,  Lacroma,  devant  Raguse  :  on  aborde  par  un  degré  de 
marbre  dont  les  lignes  roses  s'enfoncent  en  tremblant  sous  les 
vagues.  Les  pins  se  tiennent  gravement  assemblés  sur  la  rive  ;  et 
tandis  qu'ils  chantent  leur  grand  air  monotone,  le  va-et-vient  du  flot 
sur  la  grève  leur  fait  un  accompagnement  moqueur.  Là,  parmi  les 
cactus  et  les  roses,  se  dressent  les  murs  peu  sévères  d'un  couvent 
délabré.  Les  moines  qui  vécurent  dans  cette  retraite  ne  devaient 
être  ni  chartreux  ni  trappistes.  Cette  mer  un  peu  païenne  arrête 
au  passage  le  rêve  mystique.  On  évoquerait  plutôt,  sur  une  telle 
plage,  les  entretiens  d'un  Socrate,  c'est-à-dire  un  mélange  d'en- 
thousiasme et  d'ironie,  un  essaim  d'idées  légères,  ailées,  vaga- 
bondes, sur  un  fond  de  grandes  idées,  simples  comme  l'horizon. 
Mieux  vaut  encore  s'enfoncer  en  rêvant  dans  les  sentiers  que  le 
pauvre  archiduc  Rodolphe  a  fait  ouvrir  ici,  parmi  les  petits  cyprès 
aux  graines  odorantes,  les  genévriers  amers,  et  mille  autres  brous- 
sailles hérissées,  luisantes,  piquantes,  d'une  verdure  rigide  et  forte, 
à  l'épreuve  du  soleil  et  de  la  brise.  Tout  en  suivant  des  yeux  quel- 
que voile  blonde  qui  file  dans  les  lointains,  le  promeneur  se  sent 
bientôt  jeté  en  pleine  féerie,  transporté  dans  ces  royaumes  impos- 
sibles qu'enfantait  l'imagination  de  Shakspeare.  C'est  ici  qu'il  fau- 
drait placer  la  Tempête^  ou  Comme  il  vous  plaira.  Quand  les 
rayons  de  la  lune  suspendent  des  gouttes  de  rosée  sur  les  ronces 
et  versent  une  suave  clarté  sur  la  blancheur  des  marbres,  on  ne 
serait  nullement  surpris  de  rencontrer  Rosahnde  marchant  à  petits 
pas  dans  l'ombre  douteuse  des  allées,  ou  la  divine  Titania  dirigeant 
les  rondes  des  elfes.  Et  quand  le  vent  du  matin  secoue  les  songes 
accrochés  aux  branches  des  arbres,  dans  cette  soUtude  où  rien  ne 
marque  le  cours  des  heures,  l'àme  flotte  indécise  entre  le  rêve  et 
la  réalité. 

Oui,  quoi  qu'on  en  pense  à  Zara,  la  vie  est  bonne  et  douce 
sur  ces  pauvres  rochers  que  la  mer  découpe  et  polit  avec  amour, 
comme  autant  de  piédestaux  pour  les  temples  et  pour  les  acro- 
poles... Un  golfe  s'ouvre  :  on  ne  voit  d'abord  que  des  points  blancs 
au  fond  d'une  rade;  puis  la  silhouette  d'un  château  fort,  perché 
sur  une  colline;  puis,  au-dessus  des  toits,  un  dôme,  une  tour,  le 


Skh  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

profil  familier  du  beffroi  qui  fait  battre  le  cœur  du  marin.  La  main 
sur  ses  yeux,  il  regarde  la  ville  grandir  peu  à  peu.  Dans  la  foule 
qui  remplit  les  quais,  il  cherche  à  distinguer  les  tresses  noires  de 
sa  femme,  les  mines  barbouillées  de  ses  marmots.  Parfois  un  mou- 
choir s'agite  derrière  un  store.  Les  objets  deviennent  plus  nets, 
les  fenêtres  s'emphssent  de  visages  sourians,  le  port  s'anime.  C'est 
un  fouillis  d'agrès  et  de  voiles  séchant  au  soleil,  tandis  qu'on  cui- 
sine, on  dort,  on  chante,  on  aime,  sur  l'eau  comme  sur  terre... 

Est-ce  l'effet  du  printemps?  est-ce  le  privilège  d'une  civilisation 
aimable  sur  un  sol  embaumé?  Je  l'ignore.  Mais  il  y  a  dans  l'air  et 
dans  les  gens  je  ne  sais  quoi  de  tendre,  de  suave  et  d'engageant 
qui  vous  transporte,  vous  enveloppe  et  vous  pénètre.  Le  soir, 
lorsque  nous  débarquons  à  Gravosa,  cela  nous  saisit  d'abord,  en  res- 
pirant les  bouffées  qui  s'échappent  des  jardins  épanouis  dans  la  fraî- 
cheur nocturne.  Sous  les  grands  tilleuls,  devant  les  remparts  de 
Raguse,des  couples  enlacés  circulent  lentement  parmi  les  feux  follets 
des  lanternes.  Nous  franchissons  la  poterne  de  la  vieille  ville.  Il  est 
tard  ;  et  cependant  une  foule  compacte^  à  la  fois  joyeuse  et  tran- 
quille, se  promène  sur  un  corso  minuscule,  au  reflet  rougeàtre  de 
primitifs  réverbères.  Sous  ce  beau  ciel  tiède,  c'est  un  roulement 
continu  des  pieds  sur  les  dalles,  un  bourdonnement  de  ruche,  le 
murmure  sonore  de  toute  une  ville  qui  bavarde  en  sourdine.  Des 
yeux  noirs  vous  regardent  à  la  dérobée,  des  tailles  cambrées  dis- 
paraissent dans  l'ombre  des  ruelles,  et  des  fusées  de  rires  vous  par- 
tent on  ne  sait  d'où,  comme  des  pois  fulminans  qu'on  jette- 
rait sous  vos  pas.  Et  quel  rire  !  point  méchant,  point  moqueur  : 
frais  et  cristallin,  tout  pareil  à  la  chanson  de  l'eau  sur  les  mar- 
bres des  fontaines.  Nous  entendrons  souvent  les  éclats  de  cette 
gaîté  ;  le  matin ,  sur  la  place ,  lorsque  quelque  brune  villa- 
geoise ,  court-vêtue ,  leste  et  brusque ,  passe  en  se  pavanant 
devant  une  demi-douzaine  de  bellâtres  désœuvrés,  en  vestons 
courts  et  pantalons  collans  ;  ou  bien  dans  les  rues  de  la  ville  haute, 
où  chaque  vieille  fenêtre  aux  noires  sailUes  a,  pour  égayer  ses  rides, 
une  fille  et  un  pot  de  fleur.  La  jeunesse  fourmille  dans  ces  anti- 
ques murailles.  11  n'en  faut  pas  beaucoup  pour  faire  sortir  toutes 
les  têtes  de  leur  trou.  Un  de  mes  amis  fait  cette  expérience,  de 
lancer  en  l'air  un  baiser  au  hasard  dans  la  ruelle  la  plus  silencieuse. 
Immédiatement,  à  ce  bruit  connu,  vingt  frimousses  paraissent  à 
tous  les  balcons,  et  c'est  une  cascade  de  rires  qui,  d'étage  en  étage, 
retombe  en  pluie  de  perles  sur  nos  têtes.  Ou  bien  l'on  se  met  en 
route  pour  les  sources  de  TOmbla  sous  la  conduite  de  deux  jeunes 
batelières  qui  rament  comme  des  galériens,  tout  en  vous  riant  au 
nez  de  toutes  leurs  dents  blanches  et  de  leurs  yeux  verts.  Le  sexe 
fort  fait  une  piètre  figure,  quand  il  est  remorqué  par  le  sexe  faible. 


LA    DAL.MATIE.  845 

Elles  n'ont  cependant  rien  de  lourd  ni  de  masculin,  ces  filles  de  la 
côte.  Leur  taille  est  souple  ;  leurs  mains  vigoureuses  ont  de  fines 
attaches.  Ce  n'est  point  de  la  graine  slave  ;  mais  plutôt  quelque 
beau  brin  de  race  italienne  jeté  là  par  hasard,  ou  peut-être,  qui 
sait?  un  rejeton  de  provenance  plus  lointaine  encore  :  quelque  re- 
tour des  croisades  oublié  dans  l'Adriatique.  Et  comme  les  villes  dal- 
mates  mélangent  toutes  les  races  et  tous  les  types,  rien  n'est  plus 
amusant  que  de  voir,  un  jour  de  marché,  près  de  ces  filles  au  fin 
corsage,  les  tailles  épaisses  des  paysannes  de  l'intérieur,  dans  leurs 
longues  chemises  brodées.  Rien  n'est  plus  stupéfiant  que  de  rencon- 
trer ces  dernières  chez  un  bric-à-brac,  en  train  de  négocier  leur 
pudique  ceinture,  une  espèce  de  harnais  de  cheval  incrusté  de  pla- 
ques de  cuivre  et  d'agates  grosses  comme  le  poing.  Qu'une  femme 
puisse  porter  négligemment  cette  breloque  et  faire  six  lieues  à 
pied,  c'est  ce  qu'il  faut  voir  pour  le  croire.  Le  fourmillement  de 
ces  marchés  dalmates  ferait  la  joie  d'un  peintre  et  le  désespoir 
d'un  ethnographe.  Il  perdrait  son  latin,  cet  honnête  homme,  à  noter 
sur  son  carnet  les  particularités  et  physionomies  d'une  centaine 
de  commères,  piaillant  sur  une  place  dans  trois  ou  quatre  patois 
difTérens,  bariolées  de  rouge,  de  bleu,  de  vert,  vêtues  d'une  seule 
chemise  ou  de  trente-six  jupes  superposées,  portant  des  souliers 
plats  ou  de  lourdes  sandales,  des  coifïes  blanches  ou  des  chapeaux 
de  paille.  Le  diable  lui-même  ne  s'y  retrouverait  pas.  Mais  toutes 
les  nuances  disparaissent  dans  la  gaîté  générale.  En  terre  dalmate, 
les  races  se  sont  de  tout  temps  rapprochées  sans  se  confondre;  et 
même  aujourd'hui,  les  efforts  méritoires  des  journaux  pour  attiser 
les  passions  ne  peuvent  leur  apprendre  à  se  haïr.  Slaves,  Italiens, 
Morlaques,  même  les  farouches  Monténégrins  s'apprivoisent,  dès 
qu'ils  descendent  sur  cette  côte  aimée  du  soleil  :  la  douce  ironie 
du  ciel  les  force  à  s'embrasser.  Puis,  si  les  bourgeois  discutent,  le 
bas  peuple  conserve  son  insouciance.  II  ne  perd  ni  ne  gagne  aux 
changemens  de  maître.  Qu'il  dépende  de  Venise,  de  Vienne  ou 
d'Agram,  il  manie,  comme  autrefois,  le  poinçon  ou  la  lime,  en  sif- 
flant sa  chanson  dans  l'ombre  des  auvens.  Comme  autrefois,  les 
petits  métiers  font  bruire  partout  leurs  fuseaux,  tandis  que  les 
matrones,  assises  devant  les  portes,  épluchent  la  tignasse  des  futurs 
citoyens. 

Humeur  enjouée,  vive  et  légère  !  Gaîté  que  jadis  on  disait  fran- 
çaise !  bienfait  des  dieux!  ceinture  de  Vénus,  écharpe  d'Iris 
dont  les  couleurs  changeantes  consolaient  de  l'orage  et  faisaient 
le  charme  de  la  vie!  Qualités  aimables,  qu'êtes-vous  devenues? 
pourquoi  faut -il  vous  chercher  dans  quelque  coin  perdu  de  l'Eu- 
rope, que  la  fureur  du  siècle  n'a  point  encore  envahi?  Mais  par 
quel  miracle  cette  goutte  d'ambroisie  est-elle  restée  au  bord  de  la 


i^ 


846  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

péninsule,  comme  un  peu  de  miel  au  bord  d'une  coupe  amère  et 
trouble?...  La  nuit  monte.  Des  lumières  brillent  au  fond  du  golfe. 
D'autres  feux  s'allument  là-haut  dans  la  paix  du  firmament,  clair 
et  pur  sur  nos  têtes,  brumeux  à  l'horizon.  Une  buée  de  chaleur 
s'élève  de  terre,  sous  la  fraîche  étreinte  de  la  nuit  d'Orient,  et 
noie  les  dernières  étoiles  dans  une  sorte  de  langueur.  Notre  navire 
dort  sur  ses  ancres.  De  temps  en  temps,  un  souffle  de  brise  nous 
apporte  un  parfum  de  fleurs  ou  de  foin  coupé.  Nous  percevons  le 
balancement  rythmé  du  flot  sur  la  grève.  Et  je  songe  qu'à  cette 
heure  le  même  flot  tiède  baigne  de  sa  longue  caresse  tous 
les  replis  de  la  péninsule  fatiguée.  J'entends  ce  bercement  des 
vagues,  se  répétant  de  promontoire  en  promontoire  et  de  rivage 
en  rivage,  jusqu'à  Lépante,  jusqu'au  Ténare,  jusqu'au  Pirée,  — 
dans  le  silence  des  journaux  et  le  court  sommeil  de  la  tribune  aux 
harangues,  —  le  long  des  Dardanelles  assoupies,  délivrées  pour 
un  instant  de  leur  pesante  faction,  —  à  Thérapia,  sur  le  Bosphore, 
où  le  murmure  insinuant  des  flots  mêle  des  rêves  afl'ectueux  au 
sommeil  des  ambassadeurs  :  partout  cette  mer  divine  amortit  les 
tracas  du  jour  et  répare  autant  qu'elle  peut  les  sottises  des  hommes. 
C'est  elle  qui  répand  le  calme  et  la  gaîté  sur  ses  bords  alors  même 
qu'on  souffre  et  qu'on  gémit  dans  la  plaine  et  sur  le  mont.  C'est 
elle,  ce  sont  ces  petites  lames,  brillantes  et  folles  dans  les  beaux 
jours  d'été,  pleines  de  soupirs  dans  les  nuits  de  printemps,  qui 
ont  entretenu  l'heureuse  légèreté  des  Grecs  ou  des  Dalmates.  C'est 
elle  qui  enseignait  aux  anciens  cette  jolie  navigation  côtière,  à  deux 
pas  du  rivage  :  alors,  on  ne  cueillait  que  la  fleur  de  chaque  chose  ; 
on  allait  d'une  île  à  l'autre;  on  piquait,  comme  l'abeille,  dans  le 
caUce  harmonieux  d'une  jolie  baie  ;  on  faisait  des  pointes  vers  la 
haute  mer,  sans  perdre  longtemps  de  vue  les  montagnes  bleuâtres 
dont  le  rideau  se  ferme  ou  s'entr'ouvre  à  l'horizon.  C'est  elle  en- 
core qui  a  rompu  l'élan  des  hordes  barbares  et  fait  mollir  la  ru- 
desse du  sauvage.  Imaginez  les  sensations  de  ce  primitif,  lorsque, 
sortant  des  plaines  interminables,  il  contemplait  pour  la  première 
fois  le  sourire  de  l'Archipel  ou  de  l'Adriatique;  lorsqu'il  échangeait 
son  lourd  chariot  contre  une  barque  agile  ;  lorsque  la  mer  soule- 
vait sa  lourde  enveloppe  et  mettait  le  bleu  du  ciel  sous  ses  pieds. 
Je  n'ai  jamais  vu  partir  un  bateau  sans  penser  à  ce  premier  éton- 
nement  de  l'homme  porté  par  la  vague,  à  cet  essor  de  l'humanité 
rompant  sa  chaîne  terrestre.  Tenez,  voici  justement,  dans  ce  petit 
port,  une  embarcation  qui  appareille  :  d'abord  ce  n'est  qu'un  bois 
grossier,  peint  de  couleurs  criardes,  une  voile  jaune,  rapiécée, 
grinçant  sur  des  anneaux  rouilles,  un  amas  fourmillant  de  paniers, 
de  légumes,  d'hommes,  de  femmes  et  d'enfans.  Puis,  tout  à  coup, 
cette  masse  inerte  s'ébranle  et  devient  un  grand  oiseau  qui  glisse 


LA    DALMATIE.  8A7 

à  de;îii  penché  dans  l'azur,  en  appuyant  contre  la  brise  la  courbe 
de  son  aile.  Ainsi  naquirent  la  grâce,  le  mouvement  et  la  vie.  Ainsi 
les  dieux  sombres  qui  vivaient  dans  les  creux  des  montagnes,  les 
dieux  indécis  des  steppes,  les  dieux  cruels  des  empires  trop  peu- 
plés, les  dieux  pensifs  des  sanctuaires  inaccessibles  furent  chassés 
par  les  dieux  jeunes,  élégans  et  mobiles  des  peuples  maritimes. 
(]eux-ci  ne  restent  point  accroupis  dans  l'ombre  des  temples  :  ils 
marchent,  ils  courent,  comme  cette  Victoire  de  Samothrace  dont  le 
vent  soulève  la  tunique  flottante. 

H. 

Le  dessin  du  monde  antique  était  si  beau,  si  simple  !  Quel 
plaisir  d'en  retrouver  la  trace  sur  les  rives  de  l'Adriatique! 
(jorame  on  s'aperçoit  que  notre  Europe  moderne  a  dévié  dans  sa 
marche,  et  qu'elle  en  souffre  à  présent!  Réfléchissez  à  la  confor- 
mation bizarre  de  cette  Europe,  où  se  lit  encore  toute  l'incohé- 
rence des  invasions  barbares  :  tandis  que  les  Phéniciens,  les  Grecs 
et  les  Italiens  avaient  peuplé  d'abord  les  côtes,  les  ports,  et  fondé 
des  villes  près  de  l'embouchure  des  fleuves,  nos  rudes  ancêtres, 
Slaves,  Germains,  ou  même  Gaulois,  s'engagent  dans  les  vastes 
plaines  et  tournent  le  plus  souvent  le  dos  à  la  mer.  Autrefois,  la 
civilisation  était  amphibie.  Le  domaine  naturel  de  l'homme  civilisé, 
c'était  un  mélange  de  terre  et  d'eau  salée.  De  même  qu'en  navi- 
guant on  serrait  de  près  la  côte,  de  même,  une  fois  débarqué,  on 
ne  s'écartait  qu'avec  répugnance  de  ce  littoral  tutélaire  autour 
duquel  grandissaient  les  états.  Rome  elle-même  ne  semblait  voir, 
d-ins  les  provinces  continentales,  que  des  greniers  d'abondance, 
des  casernes  ou  des  remparts.  Elle  ne  s'éloignait  qu'à  regret  de  la 
Méditerranée.  Nous  avons  changé  tout  cela. 

Il  est  fort  heureux  sans  doute  que  nos  pères,  destinés  à  peu- 
pler ces  grands  espaces  vides,  n'aient  point  eu  trop  tôt  la  nostalgie 
des  mers  du  sud.  Mais  leur  effort  immense,  inégal,  et  souvent  dis- 
proportionné, a  singulièrement  déformé  le  monde.  Longtemps  nos 
pesans  états,  sortis  d'un  château  fort  comme  le  chêne  sort  du 
gland,  furent  confinés  dans  l'intérieur  des  terres.  Lorsque  de  ba- 
ronie  en  baronie,  de  royaume  en  royaume,  ils  touchèrent  enfin 
.  les  rivages,  rien,  dans  leur  structure,  ne  les  préparait  à  naviguer. 
On  eût  dit  des  mastodontes  que  la  nature  imprévoyante  n'aurait 
pas  pourvus  de  nageoires.  Il  fallut  réparer  cet  oubli  par  de  tar- 
dives évolutions.  N'est-il  pas  frappant  que  l'Angleterre,  dans  son 
lie,  ait  poursuivi  pendant  plusieurs  siècles  la  chimère  d'un  empire 
continental  et  n'ait  découvert  ses  aptitudes  maiitimes  que  vers  le 
temps  d'Elisabeth?  Et  nous-mêmes,  combien  de  fois  n'avons-nous 


ShS  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

pas  payé  du  sacrifice  de  nos  colonies  notre  éphémère  prépondé- 
rance sur  le  continent!  Que  dire  de  la  Russie,  née  dans  les  plaines 
sans  borne  et  voyageant  éternellement  à  la  recherche  d'un  bras 
de  mer  qui  ne  soit  point  une  impasse?  Le  colosse  tâtonne  et  s'étire 
dans  tous  les  sens,  comme  s'il  était  en  travail  d'organes  maritimes. 
Que  dire  de  l'Allemagne  si  profondément  enlisée  dans  les  terres? 
Pour  la  mettre  à  flot,  n'a-t-il  pas  fallu  lui  adapter  les  organes  des 
villes  hanséatiques? 

Ainsi,  ni  le  merveilleux  essor  de  la  navigation  ni  l'expansion 
des  peuples,  plus  merveilleuse  encore,  ni  les  grandes  décou- 
vertes, n'ont  pu  réparer  tout  à  fait  ce  vice  initial  de  confor- 
mation dont  les  états  modernes  portent  la  marque,  comme  des 
êtres  dont  l'enfance  robuste  aurait  été  mal  dirigée.  La  suite  de  cette 
croissance  capricieuse,  c'est,  pour  beaucoup  de  peuples,  une 
sensation  d'étouffement  dans  un  territoire  mal  découpé;  c'est  la 
Méditerranée,  de  centre  qu'elle  était,  devenue  frontière  ;  c'est 
l'Afrique  et  l'Asie  abandonnées  à  l'Islam  ;  c'est  notre  continent  vio- 
lemment séparé  des  autres  par  le  contraste  des  mœurs  et  des  re- 
ligions ;  c'est  notre  mer  gauloise  disputée  aux  pirates  barbaresques 
jusqu'à  la  fin  du  xvii®  siècle,  et  l'Archipel  abandonné  aux  corsaires 
jusqu'au  milieu  du  nôtre;  c'est  enfin  l'Europe  forcée  de  recon- 
quérir péniblement  les  côtes  qui  formaient  son  ancien  domaine,  et 
réduite  à  déblayer  les  traces  des  légionnaires  dans  les  sables  de 
Libye.  On  peut  le  lui  dire,  au  risque  d'étonner  son  orgueil  :  avec 
ses  sciences,  ses  arts,  ses  chemins  de  fer,  ses  canons,  l'Europe 
sans  doute  est  forte,  habile,  admirable  si  l'on  veut,  mais  elle  est 
médiocrement  bâtie.  Elle  a  trop  négligé  son  lac  intérieur.  Elle 
boite  du  côté  de  la  Turquie.  Elle  a  perdu  sa  meilleure  tête  de  pont, 
le  Bosphore.  Les  peuples  qu'elle  a  enfantés  ressemblent  à  des 
géans  longtemps  prisonniers,  qui,  à  force  de  s'arc-bouter  contre  les 
murs  de  leur  geôle,  ont  fait  éclater  cette  enceinte  trop  étroite  pour 
se  répandre  en  tumulte  sur  le  monde,  sans  cesser  d'ailleurs  de  se 
battre  entre  eux.  Ils  font  penser  aux  esclaves  de  Michel-Ange,  à 
leurs  traits  contractés,  à  leurs  muscles  tendus,  aux  bras  ner- 
veux qui  secouent  des  chaînes,  aux  larges  poitrines  qui  demandent 
de  l'air.  Ces  créatures  puissantes  et  tourmentées  diffèrent  autant 
d'un  peuple  antique  qu'un  chevalier  du  moyen  âge  difïère  d'un 
soldat  grec  ou  romain. 

C'est  qu'en  effet  le  plan  de  Rome  était  tout  autre.  Avec  les 
fragmens  épars  sur  les  bords  de  l'Adriatique,  nous  pouvons  le 
reconstruire  tout  entier,  comme  Cuvier  refaisait  un  animal  sur  la 
vue  d'un  seul  ossement. 

Nul  terrain  n'était  plus  difficile  :  sur  la  rive  dalmate,  une 
côte  âpre,   hérissée,   vrai    repaire    de  pirates,   aussi   mal   famée 


I 


LA    DALMATIE.  8^9 

que  la  Cilicie,  menace  perpétuelle  pour  l'Italie  grasse  et  plate  ; 
(les  populations  sauvages,  assez  semblables  à  celles  qui  peuplent 
aujourd'hui  les  bouches  de  Cattaro,  ne  voyant  dans  le  voisi- 
nage de  la  mer  qu'une  occasion  de  brigandage;  des  chefs  de 
clans  qui  tranchaient  du  roitelet  dès  qu'ils  pouvaient  traîner  une 
centaine  de  coquins  sur  leurs  talons;  çà  et  là,  quelques  villes 
grecques  jetant  des  racines  sur  le  sol  barbare,  cherchant  la  sécu- 
rité dans  les  îles,  achetant  des  écumeurs  de  mer  le  droit  de  vivre  et 
de  trafiquer;  des  coins  inexplorés,  légendaires,  avec  des  forets 
impénétrables  :  tel  fut  à  peu  près  l'âge  héroïque  de  cette  contrée, 
canton  dédaigné  par  Hercule  lorsqu'il  purgeait  la  terre  de  mons- 
tres, digne  théâtre  de  la  grande  et  moult  merveilleuse  aventure  du 
prudent  Ulysse,  rentrant  chez  lui  par  le  chemin  des  écoliers.  Certai- 
nement, Homère  avait  dans  la  mémoire  une  île  de  l'Adriatique, 
lorsqu'il  décrivait  la  grotte  de  la  nymphe  aux  beaux  cheveux. 
Tout  près  de  ce  lieu  de  délices,  Mercure  aperçut,  dit-il,  un  bois 
d'aulnes  et  de  cyprès  dans  lequel  perchaient  les  éperviers,  les 
chouettes,  les  goélands  criards,  et  tous  les  oiseaux  qui  vivent  de 
la  mer.  Rien  n'empêche  de  considérer  Circé  ou  Calypso  comme  des 
reines  de  flibustiers.  Quelques  siècles  plus  tard,  Circé  s'appelait 
Teuta;  elle  avait  une  flotte  dans  l'Adriatique,  et  recevait  les  con- 
seils d'Ulysse,  qui,  sous  le  nom  de  Démétrius,  gouvernait  avec 
perfidie  la  colonie  grecque  de  Pharos. 

Or,  l'Hercule  qui  se  chargea  de  nettoyer  ce  Palus-Méodde  ne  fut 
autre  que  le  peuple  romain.  Selon  sa  coutume,  il  se  rendit  d'abord 
maître  de  la  mer  et  relança  les  pirates  jusque  dans  leurs  cavernes, 
non  sans  peine  :  les  rames  se  brisaient  sur  les  rochers,  les  lourdes 
galères  s'empêtraient  dans  les  passes  et  souvent  s'échouaient  à 
l'embouchure  des  fleuves,  comme  des  baleines  harcelées  par  des 
centaines  de  barques.  Mais  la  patience  du  géant  ne  se  lassa  point. 
Derrière  les  petits  ports,  trop  disséminés,  on  vit  s'étendre  peu  à 
peu  le  réseau  continu  des  voies  romaines  ;  et  tandis  que  ces  peu- 
plades indisciphnées,  pleines  de  confiance  dans  leurs  montagnes, 
faisaient  face  à  la  mer,  les  légions,  débouchant  du  nord,  les  pre- 
naient à  revers.  Les  tribuns  miUtaires  portaient  dans  leur  cuirasse 
des  cartes  d'état-major  que  nous  possédons  encore.  Les  centu- 
rions marquaient  les  gîtes  et  mesuraient  les  distances.  Avec  les 
itinéraires,  nous  pouvons  reconstituer  la  marche  des  troupes;  et 
l'indication  des  étapes  est  si  juste,  qu'elle  permet  aujourd'hui  de 
retrouver  la  place  des  villes  disparues.  Ces  puissans  ouvriers  poli- 
tiques poursuivent  avec  une  lenteur  savante  leur  solide  construc- 
tion, exactement  moulée  sur  la  nature  des  choses;  ils  soudent  les 
territoires  et  coulent  les  matériaux  épars  dans  un  ciment  indes- 
TOME  xcvm.  —  1890.  54 


:> 


850  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

tructible.  Les  anciennes  acropoles,  les  temples,  les  statues  des 
dieux,  même  les  nids  de  pirates,  tout  est  pris,  fixé  à  jamais  dans 
cette  forte  maçonnerie,  qui  leur  communique  sa  raideur  et  sa  du- 
rée. En  vain  les  populations  iilyriques  se  débattent  une  dernière 
fois  sous  l'étreinte;  une  secousse  formidable  ébranle  le  sol  depuis 
le  Danube  jusqu'à  l'Adriatique  et  trouble  les  dernières  années  d'Au- 
guste :  quatre  années  d'une  guerre  sanglante  et  la  froide  valeur 
de  Tibère  terminent  ce  que  les  conquêtes  de  la  république  avaient 
commencé. 

Du  même  coup  s'achève  le  système  qui  gravite  autour  de  la  Médi- 
terranée, avec  Rome  pour  centre  et  les  routes  militaires  pour  rai'ons. 
Ce  grand  lac  intérieur  transporte  les  flottes,  les  matériaux,  les  hom- 
mes, d'un  bouta  l'autre  de  l'empire.  Le  vaisseau  qui  le  traverse  dans 
toute  sa  longueur  suit  précisément  la  corde  de  l'arc  que  les  légions 
décrivent  pour  gagner  l'Afrique  ou  l'Asie.  Jamais  empire  n'eut  une 
base  d'opération  plus  étendue,  plus  rapide  et  plus  sûre  que  cette 
mer,  dont  tous  les  points  com^ergent  dans  la  direction  de  la  ville 
éternelle,  et  qui  concentre  les  efforts  au  lieu  de  les  disperser. 
Vingt  mers  différentes,  baptisées  d'après  les  rivages,  mers  gau- 
loise, ibérique,  africaine,  punique,  égyptienne,  la  mer  Egée,  le  Pont- 
Euxin  lui-même,  ne  sont  que  les  rameaux  de  ce  lac  romain  qui 
pénètre,  baigne,  alimente  et  réconforte  les  membres  d'une  immense 
fédération.  Désormais  l'empire  a  deux  faces  :  l'une  sombre,  tournée 
vers  l'inconnu  des  plaines  sans  limite  et  des  nations  sans  frein  : 
là  veillent  les  sentinelles,  «  un  doigt  levé  dans  l'attitude  du  si- 
lence ;  »  là  s'ouvrent  des  espaces  indécis  au  fond  desquels  s'agi- 
tent les  tribus  inquiètes,  travaillées  par  de  sourds  fermens.  L'autre- 
face  est  toute  lumineuse  :  elle  regarde  les  mers  intérieures  sillon- 
nées de  voiles,  bordées  de  cités  blanches,  presque  toujours  enca- 
drées de  montagnes  dont  les  pentes  se  couvrent  de  maisons  de 
campagne,  de  jardins,  de  terrasses  et  de  vignobles.  Dans  ce  ma- 
jestueux déversoh',  les  greniers  d'Afrique  et  d'Asie  jettent  inces- 
samment leur  trop-plein.  Les   statues  et  les  temples,  répandus 
d'étage  en  étage,  reçoivent  chaque  jour  la  première  et  la  dernière 
caresse  du  soleil.  A  le  considérer  de  haut  et  de  loin,  ce  bassin  ma- 
ritime semble  un  ardent  miroir  d'où  la  vie  et  la  chaleur  rayonnent 
sur  le  globe,  de  la  même  manière  que  le  soleil  des  Antilles,  réper- 
cuté dans  le  golfe  du  Mexique,  vient,   à  travers   le  gulf-slream, 
réchauffer  les  brumes  de  notre  Europe.  Ainsi  la  Méditerranée  fut 
véiitablement  le  régulateur  de  l'ancien  monde. 

Dans  ce  système,  l'Adriatique  accomplit,  autour  de  Rome,  sa 
révolution  secondaire.  Elle  a  désormais  son  cadre  et  son  rôle  bien 
définis.  Elle  tient,  par  Aquilée,  l'une  des  clés  de  l'empire  ;  là  sont 
réunis  les  vivres  et  les  fourrages  de  l'armée  ;  là,  les  galères  dé- 


^1 


LA    DALMATIE.  851 

chargent  les  blés  d'Afrique  ;  là,  trois  grandes  voies  militaires  s'en- 
ioncent  en  éventail  dans  les  trois  provinces  de  l'Europe  orientale  : 
emplacement  si  bien  choisi,  qu'il  a  suffi  plus  tard  de  déplacer  légè- 
rement l'axe  de  rAdriatiquc  à  gauche  ou  à  droite,  pour  susciter  la 
fière  Venise  ou  l'opulente  Trieste.  Les  villes  qui  s'élèvent  sur  la 
côte  dalmate  avec  une  étonnante  rapidité  ne  sont  pas  moins  heu- 
reusement situées.  Zara,  capitale  moderne,  est  une  colonie  d'Au- 
guste. D'autres,  comme  Narone  et  Salone,  ont  disparu.  Mais  Spa- 
lato,  l'un  des  meilleurs  ports  de  la  côte,  a  poussé  sur  la  premi<jre  ; 
et,  quant  à  la  seconde,  elle  était  si  bien  le  débouché  naturel  de 
l'Herzégovine,  que^  sans  le  savoir,  les  ingénieurs  autrichiens  ont 
logé,  parmi  les  roseaux  qui  la  recouvrent,  la  tête  de  ligne  du  nou- 
veau chemin  de  fer. 

Ce  que  la  Daimatie  devint  sous  la  domination  romaine,  les  mo- 
numens  l'attestent  à  chaque  pas.  Partout,  les  trophées  noircis  des 
arcs  de  triomphe,  l'élégante  rotonde  des  temples,  les  chapiteaux 
à  feuilles  d'acanthe,  les  aqueducs  mutilés,  jetant  dans  la  campagne 
leur  grande  ombre  inutile,  les  fragmens  de  route  égarés  parmi  les 
sentiers  abrupts,  les  amphithéâtres  découronnés,  les  inscriptions, 
les  piei'res  tumuiaires,  les  pauvres  victoires  aux  ailes  cassées  qui 
moisissent  dans  des  coins  verdâtres  le  nez  contre  la  muraille,  tout 
ce  passé  porte  un  cachet  de  grandeur  qu'on  n'a  pas  revu  de- 
puis. La  Daimatie,  plus  tard,  a  connu  des  jours  glorieux  ;  elle  a 
célébré  d'autres  triomphes  que  ceux  des  proconsuls.  Mais  jamais 
elle  ne  devait  retrouver  une  prospérité  si  égale  ni  un  système  si 
bien  lié.  Les  débris  romains,  comparés  aux  créations  plus  récentes, 
ressemblent  aux  restes  d'un  être  plus  grand  et  plus  fort^  dont  la 
charpente  aurait  été  brisée  en  morceaux.  C'est  ainsi  que  j'inter- 
prète le  vers  de  Virgile  sur  l'étonnement  du  laboureur  quand  il 
découvre  les  os  des  ancêtres  :  ce  qu'il  admire,  ce  n'est  pas  la  sta- 
ture de  l'homme,  toujours  chétive;  c'est  la  portée  de  ses  œuvres 
dont  la  grandeur  accable  sa  faiblesse  ;  ce  sont  les  ébauches  de 
routes,  dont  il  ne  comprend  même  plus  la  direction  ;  ce  sont  les 
voûtes  massives  des  aqueducs,  aujourd'hui  desséchés,  auprès  des- 
quels son  ignorance  meurt  de  soif.  Dans  leur  langage,  ces  cam- 
pagnes disent  clairement  que  rien,  pas  même  Venise,  ne  leur  a 
rendu  la  paix  romaine.  Lorsque  je  contemplais,  à  Pola,  les  génies 
des  tombes  antiques  pleurant,  une  main  sur  les  yeux,  et  tenant 
une  torche  renversée,  ce  banal  emblème  de  la  douleur  prenait  un 
sens  profond.  Toutes  ces  petites  figures  gracieuses,  dégradées  par 
le  temps,  me  paraissaient  verser  de  vraies  larmes  sur  le  naufrage 
du  monde  ancien.  Je  me  rappelais  une  belle  légende  racontée  par 
Plutarque,  et  que  vous  pouvez  hre  dans  Rabelais.  Un  certain  soir, 
le  patron  d'un  vaisseau  qui  se  rendait  de  Grèce  en  Italie,  faisant 


î^ 


852  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

son  quart,  entendit  une  voix  surnaturelle  qui  lui  commandait  de 
publier  partout  que  «  Pan,  le  grand  dieu,  était  mort.  »  Ainsi  fit-il; 
et,  tout  tremblant,  dès  qu'il  aperçut  la  terre,  il  monta  sur  la 
proue,  criant  de  toutes  ses  forces  :  «  Pan,  le  grand  dieu,  est  mort!  » 
II  n'avait,  dit  Rabelais,  achevé  le  dernier  mot,  quand  furent  en- 
tendus grands  soupirs,  grandes  lamentations  et  effrois  en  terre, 
non  d'une  personne  seule,  mais  de  plusieurs  ensemble.  —  Oui, 
Pan  est  mort,  et  les  petits  génies  des  tombes  ont  raison  de  pleurer. 
Parmi  tous  ces  monumens,  je  cherche  les  plus  significatifs,  ceux 
qui  représentent  le  mieux  l'esprit  de  Rome,  et  je  rencontre  d'abord  à 
Spalato  le  palais  de  Dioclétien.  Au  premier  coup  d'oeil,  on  n'aperçoit 
qu'un  amas  confus  de  constructions  parasites,  reUé  de  distance  en 
distance  par  des  restes  de  colonnes,  criblé  de  petites  fenêtres,  avec 
des  fleurs  et  des  volets  verts.  On  sait  que  toute  une  ville  s'est  in- 
crustée dans  ces  vieux  murs,  quand  les  habitans  de  Salone  fuyaient 
devant  les  barbares.  Depuis  lors,  tous  les  oiseaux  de  passage  ont 
abrité  leurs  nids  de  hasard  sous  la  saillie  des  entablemens,  bouché 
les  grandes  baies  qui  s'ouvraient  sur  la  mer,  empâté  l'élégance  des 
chapiteaux  par  de  fragiles  raccords,  transformé  les  anciennes  gale- 
ries impériales  en  basse-cour,  et  dormi,  pondu,  couvé  dans  la 
chambre  à  coucher  de  César.  Au  dedans,  c'est  un  labyrinthe  de 
ruelles  sordides.  Un  ancien  corridor  du  palais  fait  une  rue  tout  en- 
tière, avec  ses  façades  noires,  ses  portes  basses,  ses  loques  pen- 
dues en  travers.  Une  sorte  de  moisissure  suinte  de  ces  vieilles 
pierres,  derrière  lesquelles  fourmillent  les  générations  nouvelles. 
Tout  ce  peuple  chante  et  rit  du  matin  au  soir,  car  la  ville  a  pro- 
spéré sur  son  fumier.  Elle  a  même  débordé  hors  de  l'antique  en- 
ceinte, comme  d'un  vase  trop  plein.  Le  long  des  quais,  dans  les 
cafés  en  plein  vent,  elle  mène  un  train  si  joyeux,  elle  paraît  si  con- 
tente d'elle-même;  elle  fait,  le  dimanche,  un  si  beau  tapage  de 
fanfares  et  de  processions,  qu'on  croirait  entendre  des  volées  de 
martinets  se  poursuivant,  avec  des  cris  aigus,  jusqu'à  l'heure  où 
ils  se  dispersent  et  s'endorment,  la  tête  sous  l'aile,  dans  les  fentes 
d'un  mur  lézardé.  Mais  le  soir,  lorsque  les  bruits  s'apaisent  et  que 
chacun  rentre  dans  son  taudis,  alors,  derrière  l'écran  des  ma- 
sures, plus  haut  que  ce  vain  décor  dont  les  couleurs  vives  s'effa- 
cent peu  à  peu,  le  profil  auguste  du  palais  se  dresse  dans  son 
imposante  majesté.  Sous  les  lueurs  mourantes  du  jour,  son  front 
chenu,  ses  yeux  privés  de  lumière  semblent  se  tourner  vers  la 
mer,  comme  à  l'époque  où  le  vieil  empereur,  accoudé  sur  sa  ter- 
rasse, regardait  l'empire  d'Occident  descendre  avec  le  soleil  et 
sombrer  lentement  devant  lui,  pour  reparaître  au  levant,  sur  l'ho- 
rizon de  Constantinople.  Puis,  dans  l'ombre  croissante,  à  travers  le 
fouillis  des  édifices,  on  distingue,  à  droite  et  à  gauche,  les  lignes 


LA    DALMATIE.  853 

iuyantes  de  son  couronnement,  squelette  vigoureux  dont  la  char- 
pente soutient  encore  toutes  ces  vies  humaines,  rectangle  colossal 
dont  la  face  opposée,  tournée  vers  la  campagne,  est  sévère  et  nue 
comme  le  glacis  d'une  forteresse.  Dès  lors,  le  passé  vous  a  recon- 
quis, vous  pourrez  retourner  le  lendemain  dans  ce  dédale  :  le 
tumulte  des  vivans  ne  vous  fera  plus  oublier  les  morts.  Vous  ne 
vous  lasserez  pas  de  contempler  ces  portiques,  sauvés  par  miracle 
au  cœur  même  de  l'édifice,  noircis,  léchés  par  les  flammes  ou  ron- 
gés par  le  temps,  et  mariant  la  gravité  romaine  avec  la  grâce 
attique  ;  et  ce  petit  temple  rond,  chapelle  païenne  enchâssée  dans 
ce  dédale,  où  le  demi-jour  des  tympans  éclaire  les  combats  simulés 
de  jolis  amours  rebondis,  tandis  que,  dans  la  pièce  voisine,  une 
chapelle  catholique  étale  des  oripeaux  fanés.  Quand  vous  posséderez 
à  fond  les  détours  de  l'immense  palais,  il  apparaîtra  devant  vous 
comme  l'image  même  de  l'empire,  dressant  ses  bastions  du  côté 
du  continent,  mais  ouvrant  sur  les  mers  intérieures  un  portique 
hospitalier. 

La  même  forte  impression,  vous  l'éprouverez  devant  l'amphi- 
théâtre de  Pola  :  ces  larges  assises,  ces  blocs  énormes  à  peine 
entamés  par  le  temps,  ces  gradins  circulaires  sur  lesquels  les  siè- 
cles ont  déployé  leur  tapis  de  verdure,  cette  construction  logique 
et  simple,  ces  arcades  répétées  d'étage  en  étage,  et  dont  la  mono- 
tonie même  vous  saisit  de  respect,  comme  la  marque  d'une  in- 
flexible volonté,  c'est  peut-être  le  symbole  le  plus  parfait  du  génie 
de  Rome  :  une  grandeur  massive  reposant  sur  des  aplombs  iné- 
branlables, une  circonférence  fermée  profilant  sur  le  ciel  sa  courbe 
définitive  et  contenant  l'esprit,  comme  le  regard,  dans  un  cercle 
de  Popilius.  —  Et  comme  ce  style  est  partout  semblable  à  lui- 
même  par  la  gravité,  la  décision,  la  tenue  et  la  suite  dans  les  des- 
seins, si  vous  n'avez  pas  le  temps  de  venir  à  Pola,  entrez  au  Louvre  : 
vous  lirez  la  même  phrase  écrite  sur  les  traits  d'un  César,  d'un 
Auguste,  d'un  Trajan,  d'un  Marc-Aurèle.  Cette  simpUcité  de  vues, 
cette  énergie  passionnée,  vous  les  trouverez  même  dans  la  physio- 
nomie des  mauvais  empereurs,  d'un  Tibère,  par  exemple,  car  les 
lèvres  minces  du  tyran  vont  avec  le  front  vaste  du  chef  d'état. 
Chez  les  pires,  cette  haute  raison,  qui  est  la  conscience  de  Rome, 
a  encore  des  éclairs  et  domine  par  moment  toutes  les  bassesses. 
Ainsi  dit-on  des  mauvais  papes,  que,  s'ils  ont  failli  comme 
hommes,  ils  gardaient  jusque  dans  leurs  désordres  le  sentiment 
des  intérêts  de  l'Église  :  héritiers,  par  là,  de  l'esprit  romain.  Telles 
apparaissent,  dans  les  galeries,  ces  longues  files  de  statues  im- 
passibles, législateurs,  soldats  et  diplomates  aux  larges  tempes, 
aux  cheveux  courts,  au  visage  impérieux,  avec  leurs  yeux  blancs 
tournés  vers  l'idée  fixe  :  on  a  beau  les  savoir  chargés  de  crimes, 


854  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

l'ampleur  de  leur  geste  dépasse  encore   notre  piétinement  sur 
place. 

III. 

Laissons  tomber  le  rideau  d'azur  que  les  cieux  et  la  mer  éten- 
dent sur  la  scène  changeante  de  l'histoire.  Fermons  un  instant  les 
yeux  :  quand  nous  les  rouvrons,  le  drame  a  changé.  L'unité  ro- 
maine est  rompue  ;  la  libre  vie  des  cités  grecques  recommence  en 
plein  chaos  féodal,  avec  une  force,  un  éclat,  une  poussée  de  sève, 
qui  rappellent  les  plus  beaux  jours  de  l'antiquité. 

Les  restes  de  cette  floraison,  nous  les  trouvons  partout  sur  la 
côte  :  dans  ces  charmans  petits  palais  aux  arches  trilobées,  qui 
nous  sourient  de  loin,  et  qui  trop  souvent,  de  près,  n'ont  plus  ni 
portes  ni  fenêtres,  de  sorte  que  le  sourire  de  leur  bouche  édentée 
devient  le  rictus  d'un  squelette  ;  —  à  travers  les  rues  étroites 
de  Spalato,  de  Sebenico,  de  Zara,  sur  les  rinceaux  déhcats  des 
ogives,  à  demi  chrétiennes,  à  demi  mauresques;  — sur  les  balcons 
de  fer  forgé  à  panses  rebondies;  —  sur  ces  grillages  où  le  métal 
s'épanouit  en  guirlandes  de  fleurs,  invention  de  maii  jaloux  qui 
dore  la  cage  de  sa  belle  et  contourne  en  madrigal  les  barreaux 
d'une  prison;  —  sur  les  marteaux  de  portes  curieusement  tra- 
vaillés, où  de  petites  têtes  de  bronze,  tantôt  gracieuses,  tantôt  pen- 
sives, sont  usées  aux  angles  par  la  main  des  pages.  Voici  les  écus- 
sons  des  portails,  d'abord  primitifs  et  comme  taillés  à  la  pointe  de 
l'épée,  plus  tard  détachés  de  la  pierre,  plus  animés,  plus  préten- 
tieux aussi,  avec  des  emblèmes,  des  panaches,  des  volutes,  d'une 
fantaisie  somptueuse  et  lourde  ;  —  les  jolies  tourelles  à  pans  cou- 
pés, dans  lesquelles  on  aperçoit,  à  la  place  des  nobles  dames,  les 
bonnes  femmes  en  camisole  :  tout  cela  si  intime,  si  resserré,  dans 
l'ombre  fraîche  des  ruelles  dont  l'écheveau  monte  et  descend  sur 
le  flanc  des  collines,  —  avec  des  familles  de  pêcheurs  et  d'ouvriers 
vivant  à  l'aise  dans  les  palais  en  ruine,  avec  des  arbustes  poussant 
aux  fentes  des  vieux  murs,  —  qu'on  n'a  pas  le  loisir  de  s'attrister. 
Puis  ce  sont  les  édifices  publics  :  la  Loggia  florentine,  ou,  comme 
on  disait  chez  nous,  le  «  Parlouër  aux  bourgeois  ;  »  on  y  venait 
délibérer  en  regardant  le  port  :  aujourd'hui  le  gothique  flamboyant 
de  ces  piliers  protège  quelque  vulgaire  café  ;  —  la  place  si  petite 
où  l'on  tenait  des  discours  devant  le  peuple  assemblé,  bien  com- 
mode aussi  pour  les  séditions,  car  en  un  tour  de  main  on  cernait 
l'Hôtel  de  Ville  et  l'on  enlevait  tout  «  le  Magistrat  ;  »  —  les  puits 
vastes,  sculptés,  dont  la  margelle  est  usée  par  les  cordes  :  véri- 
table institution  publique,  dans  un  pays  toujours  sec  ;  ils  sont  fer- 
més par  de  sohdes  armatures  de  fer  qu'on  ouvre  aux  heures  près- 


LA    DALilATIE.  855 

crites,  et  c'est  alors  un  cliquetis  de  seaux  de  cuivre,  un  ramage 
assourdissant  de  fillettes;  —  les  églises  à  profusion,  presque 
toutes  rebâties,  après  quelque  désastre,  dans  le  style  lâcheux  du 
XVII®  siècle,  et  plus  belles  de  loin  que  de  près  ;  quelques-unes 
cependant  gardant  leur  caractère  :  telle  la  cathédrale  de  Sebenico, 
édifice  hardi,  vigoureux  et  incorrect,  qui  reflète  assez  bien  le  génie 
dalmate.  Les  angles  droits  font  saillie,  la  structure  intérieure  du 
monument  s'accuse  au  dehors  avec  une  franchise  qui  n'est  pas  sans 
grâce;  la  voûte  basse  et  bien  arquée  peut  braver  le  vent  de  mer; 
les  larges  fenêtres  laissent  entrer  la  lumière  à  flots.  Évidemment 
cette  communauté  de  m  Tchands  n'éprouve  aucun  tourment  mys- 
tique; elle  ne  subit  pas  davantage  l'influence  byzantine.  Ses  idées 
ne  sont  pas  profondes,  mais  elles  sont  claires.  Ses  préférences  sont 
pour  l'Italie  lumineuse,  mais  déjà  plus  banale,  du  xvi^  siècle.  Elle 
rêve,  après  fortune  faite,  la  colonnade  de  Saint-Pierre.  Elle  admire 
les  pompeux  décors  de  Palladio.  Voici  du  reste,  sur  le  chevet  du 
temple,  la  portraiture  exacte  de  ces  figures  municipales.  Ce  sont 
des  têtes  en  haut  relief,  sortant  de  la  pierre  jusqu'au  cou,  qui 
vous  regardent  comme  à  travers  autant  de  lucarnes  :  larges  faces 
rasées  de  près,  respirant  l'amour  de  la  vie,  triples  mentons  de 
moines  joyeux,  profils  de  marchands  rusés  qui  s'allongent  comme 
des  museaux  ds  renards,  figures  plus  fines  et  plus  fouillées  de 
nobles  hommes,  toutes  les  conditions  s'y  trouvent.  Le  ton  général 
est  une  vigueur  de  bon  aloi,  un  épanouissement  de  sève  qui  fait 
éclater  les  foniies  convenues,  une  verve  un  peu  rabelaisienne,  dans 
le  goût  de  notre  maison  Jacques  Cœur,  à  Bourges;  en  somme, 
tous  les  sigaes  d'une  santé  robuste  fouettée  par  la  vie  maritime  et 
par  l'agitation  répubHcaiae. 

Parmi  les  républiques  de  la  côte,  deux  types  se  détachent  avec 
un  relief  extraordinaire,  deux  cités  d'une  ampleur  et  d'une  renom- 
mée fort  inégale,  mais  d'une  ténacité  pareille,  car  elles  ont  vécu 
libres  l'une  et  l'autre  environ  mille  ans,  c'est-à-dire  autant  que 
Rome  depuis  sa  fondation  jusqu'aux  Antonins  :  l'une  et  l'autre  à  peu 
près  contemporaines  dans  la  naissance  et  dans  la  mort,  —  je  veux 
dire  Venise  et  Raguse  :  toutes  les  deux,  filles  de  la  mer  et  de  l'an- 
tiquité, transformées  par  le  '  voisinage  des  grands  états  ;  républi- 
caines et  pourtant  assez  souples  pour  se  prêter  aux  combinaisons 
les  plus  féodales,  sans  perdre,  à  l'intérieur,  la  beauté  des  créatures 
simples;  étoulfées  lentement  à.  la  longue  par  la  marche  impla- 
cable des  nations,  comme  Ilerculanum  et  Pompéi  sous  les  cendres 
du  Vésuve,  mais  quelquefois  supérieures,  dans  leur  décadence, 
«  à  cet  univers  qui  s'arm'^  pour  les  écraser  ;  »  —  endormies  plutôt 
que  mortes,  car  elles  consentent,  comme  des  plantes  séchées  sur 
place,  leur  port,  leur  grâce,  et  les  moindres  pétales  de  leur  corolle; 


856  REVUE   DES    DEUX    MONDE?. 

—  très  semblables  par  la  structure,  et  très  différentes  par  la  desti- 
née, car  Venise,  mieux  ramassée  sur  elle-même,  plus  indépendante, 
plus  orgueilleuse,  poussa  plus  loin  sa  fortune  e.t  donna  au  monde 
des  leçons  de  grande  politique,  Mais  Raguse  à  son  tour  eut  sa  phy- 
sionomie propre  et  ses  maximes  de  gouvernement  :  moins  forte,  elle 
fut  souvent  plus  honnête  ;  on  respectait  moins  ses  murailles  que  la 
fidélité  de  sa  parole  ;  elle  avait  l'empressement  du  courtier,  mais 
aussi  le  point  d'honneur  du  commerçant,  qui,  par  état,  doit  inspi- 
rer confiance  :  brave  d'ailleurs  à  l'occasion,  et  sachant  pousser 
jusqu'à  l'héroïsme  la  probité  du  négociant.  Il  vaut  la  peine  de  s'ar- 
rêter dans  cette  petite  ville  où  bat  encore  le  cœur  de  la  Dalmatie. 
Les  anciens  voyageurs  qui  se  rendaient  par  terre  à  Constantinople 
n'y  manquaient  jamais. 

Du  mont  Saint-Serge  qui  domine  Raguse,  on  aperçoit  à  ses  pieds, 
sur  une  bande  étroite  de  roc  que  la  mer  entaille  profondément, 
un  dédale  de  toits,  de  clochers,  de  terrasses,  de  ruelles,  serrés  les 
uns  contre  les  autres,  comprimés  dans  un  rempart  du  xv^  siècle. 
La  montagne  est  tellement  abrupte,  que  toute  la  ville  semble 
étranglée,  rejetée  dans  l'eau.  Les  bastions  mordent  sur  les  pentes, 
descendent  en  étages  le  long  d'une  jolie  baie,  disputent  l'espace  aux 
élémens,  et  projettent  la  saillie  de  leurs  tours  blanches  sur  le 
fond  bleu  de  la  mer.  Ainsi  la  vieille  enceinte,  souvent  réparée, 
marque  d'un  trait  précis  les  bornes  de  la  patrie.  Dans  cet  étroit 
corset,  sont  logés  tous  les  organes  d'un  petit  état  commerçant, 
belliqueux  et  dévot  :  de  nombreuses  églises,  plusieurs  couvens,  des 
magasins,  un  port  franc,  des  casernes,  des  hôpitaux,  des  fontaines, 
des  palais,  et  des  masures  aussi,  car  il  fallait  tout  défendre.  Les 
édifices  paraissent  enchâssés  les  uns  dans  les  autres.  C'est  un  pe- 
tit univers  qui  tiendrait  dans  un  coquillage. 

On  entre  dans  la  ville  :  la  plus  grande  rue  mesure  trois  enjam- 
bées; la  plus  grande  place  n'a  pas  vingt  mètres  de  largeur;  et 
sur  cette  place,  on  a  pu  iaire  tenir  ensemble  une  cathédrale,  le 
palais  du  Recteur,  celui  de  l'évêque,  les  magasins  de  la  douane,  la 
tour  du  beffroi,  plusieurs  maisons  de  nobles,  et  cet  éternel  café 
qui,  de  nos  jours,  tient  lieu  de  forum.  Il  semble  d'abord  qu'on  se 
trouve  en  présence  d'un  décor  savamment  machiné,  que  des  façades 
postiches  ont  été  rapprochées  par  des  trucs  pour  les  besoins  de  la 
scène,  et  qu'au  premier  coup  de  sifflet  tout  va  rentrer  dans  la 
coulisse.  Les  yeux  cherchent  involontairement  le  praticable  sur 
lequel  l'envoyé  du  Doge  va  descendre  et  chanter  son  grand  air. 
L'illusion  est  d'autant  plus  forte  que,  derrière  la  cathédrale, 
quelques  rues  étroites  et  montantes,  abritées  par  de  sombres  ar- 
cades, allongent  artificiellement  la  perspective.  On  entrevoit  là-bas 
des  fenêtres  sculptées,  des  écussons  sur  des  portails  enfumés.  Du 


LA.    DALMATIE.  857 

reste,  le  décor  est  fait  de  pièces  rapportées  :  le  côté  gauche  repré- 
sente une  ville  du  moyen  âge,  et  l'on  s'attend  à  voir  paraître, 
sous  les  ogives  du  palais  du  Recteur,  des  chausses  collantes,  des 
aiguillettes,  des  pourpoints,  des  barrettes  de  soie,  et  des  panaches 
flottans  sous  le  goiitalon  de  Saint-Biaise.  Mais  à  droite,  la  face 
unie  de  la  cathédrale,  son  œil-de-bœuf,  ses  volutes  et  ses  guir- 
landes appellent  des  perruques,  des  talons  rouges,  et  les  gestes 
arrondis  de  quelques  prélats  poudrés.  La  toile  de  fond  se  lève,  je 
veux  dire  :  vous  passez  une  porte,  et  la  scène  représente  un  joli 
port  en  miniature,  avec  un  mur  d'enceinte,  comme  à  Gênes,  un 
petit  quai,  une  petite  jetée,  des  petits  bateaux,  et  des  petits  doua- 
niers qui  numérotent  des  petits  tonneaux,  tout  cela  grand  comme 
la  main,  mais  d'une  perspective  si  juste  que  l'œil  oublie  bientôt 
les  proportions.  Maintenant,  on  peut  frapper  les  trois  coups;  le 
drame  historique  peut  commencer  :  vous  ne  seriez  qu'à  demi  sur- 
pris, si  le  brave  amiral  Mathias  Giorgi,  s'avançant  sur  la  scène 
dans  sa  cuirasse  de  Milan,  le  bâton  de  commandement  à  la  main, 
vous  racontait  qu'ici  même,  en  1378,  une  flotte  imposante  appareilla 
pour  aller  combattre  les  galères  de  la  sérénissime  république. 

Et  si  vous  préférez  la  comédie  moderne,  attendez  un  peu  :  jus- 
tement, huit  heures  sonnent  à  la  grosse  horloge  du  befiroi.  Le 
soleil,  déjà  haut,  dore  les  clochers  de  la  ville,  et  le  vent  de  mer  fait, 
onduler  les  platanes  sur  la  blancheur  des  remparts.  Alors,  les  des- 
cendans  des  anciennes  familles  sortent  un  à  un  des  vieux  palais 
armoriés.  On  ne  les  voit  pas  ceindre  l'épée,  ni  se  rendre  à  l'église 
en  litière,  précédés  d'une  douzaine  de  laquais  pour  faire  écarter  la 
canaille.  Ces  nobles  hommes,  dont  les  ancêtres  comptaient  déjà 
plusieurs  quartiers  à  l'époque  de  la  première  croisade,  endossent 
une  redingote  usée,  se  coiffent  d'un  vulgaire  couvre-chef,  décro- 
chent leur  canne  à  bec  de  corbin  et  se  rendent,  avec  beaucoup  de 
dignité,  jusqu'au  café  de  la  ville  pour  savourer  les  nouvelles  en 
buvant  leur  chocolat.  Je  crois  d'ailleurs  qu'une  tasse  leur  suffit 
pour  tout  un  jour.  Ils  ont  le  teint  blafard  de  gens  qui  vivent  de 
souvenirs  et  d'eau  claire  plutôt  que  de  beefsteak.  En  fait,  une 
tranche  de  bœuf  saignant  ne  s'est  peut-être  jamais  vue  à  Raguse. 
Ce  qu'on  y  mange  est  exécrable.  On  plane  au-dessus  des  préoccu- 
pations matérielles.  En  revanche,  on  s'aborde  avec  de  grands  sa- 
luts,  où  brille  un  reflet  de  l'ancienne  pohtesse.  On  s'assoit  avec 
lenteur,  car  on  a  du  temps  devant  soi  ;  puis  on  se  raconte  de  très 
longues  histoires.  Peu  à  peu,  le  café  s'emplit.  Chaque  nouveau- 
venu  reçoit  un  accueil  proportionné  à  la  noblesse  de  sa  race.  Au- 
tour des  tables  de  marbre,  dans  cet  air  d'estaminet  qui  sent  la  vieux 
cigare  éteint,  les  voilà  tous  réunis,  graves  comme  des  sénateurs, 


858  REVUE  DES  DEUX  MONDE?, 

un  peu  bouffis,  un  peu  pâles,  mais  présentant  fièrement  des  pro- 
fils de  famille  aussi  authentiques  que  leur  blason. 

Et  pendant  qu'ils  causent  entre  eux  du  passé,  de  l'avenir  peut- 
être,  dans  la  tour  à  claire-voie  qui  surplombe  la  place,  un  lans- 
quenet de  bronze  sonne  les  heures  sur  une  vieille  cloche.  Com- 
bien d'heures  différentes  le  petit  homme  a  laissé  tomber  de  son 
marteau  de  fer  dans  l'éternité!  Jadis,  il  frappait  à  tour  de  bras, 
joyeusement,  lorsque  les  citoyens  s'assemblaient  sur  la  place  pu- 
blique pour  écouter  un  édit  du  Recteur,  un  firman  de  la  Sublime- 
Porte  ou  la  dernière  bulle  du  Pape.  Un  jour,  de  néfaste  mémoire, 
on  l'a  vu  s'agiter  dans  sa  lucarne,  brandir  sa  masse  d'armes  à  tort 
et  à  travers,  mêler  les  quarts  et  les  demies,  puis  tout  à  coup  cul- 
buter sur  sa  cloche  :  ce  fut  dans  le  grand  tremblement  de  terre  de 
1667.  Il  s'est  relevé  pourtant,  bien  meurtri,  bien  fatigué.  Depuis  ce 
temps-là,  il  n'a  plus  sonné  que  de  longues  heures  monotones.  En 
bas,  au  pied  de  la  tour,  les  fils  de  l'antique  Raguse  continuaient 
leur  promenade  et  leurs  devis.  Seulement,  à  chaque  tournant  de 
siècle,  ils  étaient  plus  pâles,  plus  désœuvrés,  plus  insoucians  des 
minutes  qui  tombaient  goutte  à  goutte  sur  leur  tète.  Le  jour,  dé- 
coupé naguère  en  parcelles  si  précieuses,  lorsqu'il  s'agissait  d'équi- 
per une  flotte,  de  combattre  Venise  ou  d'aider  le  Turc,  coulait 
maintenant  sans  intérêt,  comme  l'eau  glisse  entre  les  doigts;  et 
cependant  le  cours  du  temps  leur  paraissait  rapide,  comme  il  arrive 
aux  vieillards  dont  la  décadence  paisible  ne  connaît  plus  les  mois 
ni  les  années.  Une  dernière  fois,  le  marteau  du  petit  homme  a  pré- 
cipité ses  coups.  C'était  en  iSoh,  au  moment  de  la  guerre  de  Gri- 
mée. «  Allons!  disait-il,  levez-vous!  Courez  au  port!  renflouez  vos 
vieilles  coques  de  navires!  Naviguez,  transportez  pour  le  compte 
de  vos  anciens  amis,  les  Français  et  les  Turcs  !  »  Puis,  de  nou- 
veau, tout  est  rentré  dans  le  calme,  et  rien  n'a  plus  troublé  le  som- 
meil léger  de  la  ville. 

Que  de  souvenirs,  pourtant,  renfermés  dans  cette  étroite  en- 
ceinte !  Quel  magnifique  essor,  pour  une  aussi  faible  envergure! 
On  est  stupéfait  quand  on  se  remémore  les  dangers  qui  environ- 
naient cette  frêle  république  :  les  pirates,  pullulant  sur  les  ruines 
de  l'empire  et  redoutables  jusqu'au  milieu  du  xvi^  siècle  ;  les  incen- 
dies, la  peste  presque  périodique;  les  trembleraens  de  terre,  plus 
imprévus  encore  et  plus  funestes.  Joignez  à  ces  maux  les  risques 
politiques,  les  tracasseries  des  petits  princes  de  l'intérieur,  qui 
entraînent  la  cité  dans  de  misérables  querelles,  au  moment  même 
où  elle  étend  au  loin  son  influence  et  traite  de  plain-pied  avec 
les  plus  grands  souverains.  Ces  procès  de  mur  mitoyen  sont  le 
ver  rongeur  des  petits  états.  Puis  ce  sont  les  embarras  de  la  pro- 


La  dalmatie.  859 

pagande  religieuse,  les  ordres  inexécutables  qu'on  lui  envoie 
de  Fiome  par  des  évêques  remuans,  dont  l'ardeur  fait  bon  marché 
des  intérêts  de  l'état  ;  les  conciles  qui,  sans  mesurer  les  difficultés, 
interdisent  le  trafic  avec  les  infidèles  ou  veulent  entraîner  Raguse 
dans  la  guerre  contre  les  Turcs,  ou  bien  encore  lui  donnent  com- 
mission expresse  de  convertir  les  Serbes  et  les  Bosniaques,  c'est-à- 
dire  d'achever,  avec  ses  faibles  moyens,  ce  que  le  roi  de  Hongrie, 
dans  toute  sa  force,  avait  à  peine  commencé.  Elle  doit  ensuite  se 
défendre  contre  les  Vénitiens,  jaloux  de  cette  sœur  cadette  :  Venise 
lui  fait  une  guerre  acharnée,  la  soumet,  l'enchaîne  par  des  règle- 
mens  oppressifs,  étouffe,  autant  qu'elle  peut,  son  commerce,  et  ne 
peut  cependant  la  détruire.  Seule  entre  toutes  les  villes  de  la  côte, 
Raguse  tiendra  tête  à  cette  impérieuse  voisine.  Elle  saura  la  com- 
battre en  l'admirant,  devenir  son  émule  et  non  pas  son  esclave.  On 
entendra  ces  Slaves  frottés  d'Italien  zézayer  à  la  mode  des  lagunes. 
On  verra  les  élégans  de  Raguse  imiter  l'aii'  cavalier  des  patriciens 
de  Venise,  emprisonner  leurs  formes  un  peu  épaisses  dans  des 
chausses  étroites  de  couleurs  écarlates,  poser  le  bonnet  à  plume 
de  coq  sur  une  chevelure  luxuriante,  et,  pareils  à  ces  jeunes  gens 
drus,  fiers  et  déhbérés  des  tableaux  de  Carpaccio,  tenir  d'une  main 
leur  hvre  et  de  l'autre  la  garde  ciselée  d'un  poignard.  Mais  que 
la  sérénissime  répubhque  menace  leurs  privilèges  :  adieu  le  livre 
d'école  et  l'arme  de  luxe.  Ils  redeviennent  Slaves  et  se  défendent 
jusqu'à  la  mort.  Après  Venise,  c'est  le  tour  des  grands  états  qui 
naissent,  gagnent  du  terrain  et  bientôt  vont  toucher  la  mer.  Les 
Louis  d'Anjou,  les  Sigismond  descendent  en  Dalmatie.  Les  Turcs, 
un  peu  plus  tard,  poussent  devant  eux  la  civilisation  chrétienne. 
Si  l'on  pactise  avec  l'infidèle,  que  dira  le  pape?  que  dira  l'empe- 
reur? Mais  l'empereur  est  loin;  nulle  part  il  n'atteint  la  Méditer- 
ranée? Erreur!  Il  se  fait  partout  une  conjuration  des  forts  contre 
les  faibles.  Madrid  conspire  avec  Vienne,  et  Charles-Quint  venge  les 
griefs  du  roi  de  Hongrie.  Encore  une  puissance  à  ménager.  La 
pauvre  barque  ragusaine  doit  se  mettre  à  la  remorque  des  galions 
espagnols,  et,  bon  gré  mal  gré,  payer  les  folies  d'un  Philippe  II. 
Plus  l'Europe  se  consoUde,  plus  les  forces  rivales  des  grands  états 
se  rapprochent  et  menacent  de  broyer  au  passage  les  cités  de  la 
côte,  qui  n'évitent  Charybde  que  pour  tomber  dans  Scylla. 

Dans  cette  laborieuse  carrière,  Raguse  se  défend  d'abord  par  son 
esprit  civique  :  au  xiii''  siècle,  un  incendie  détruit  la  moitié  de  la 
ville  et  tous  les  titres  de  propriété.  Les  citoyens  se  querellent,  se 
noient  dans  des  procès  interminables  et,  finalement,  parlent  d'émi- 
gration. Mais  le  patricien  Vukassovitch,  dans  une  harangue  digne 
de  Thucydide,  gourmande  les  cœurs  faibles,  relève  les  courages  : 
soudain,  les  esprits  populaires  sont  retournés.  On  se  les  représente, 


860  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

sur  cette  même  petite  place,  devant  leurs  maisons  fumantes,  tom- 
bant dans  les  bras  les  uns  des  autres,  pleurant  d'attendrissement, 
jurant  de  s'entr'aider  sans  abandonner  le  rocher  paternel.  Éclairs 
de  fraternité,  sermens  à  l'antique,  nuits  du  h  août,  dont  nous  con- 
naissons les  lendemains,  mais  qui  sont  peut-être  les  plus  belles 
heures  de  l'histoire.  Plus  tard,  à  la  suite  d'une  conspiration  qui  doit 
livrer  à  l'ennemi  les  portes  de  la  ville,  le  père  d'un  des  condamnés, 
nouveau  Brutus,  se  montre  sur  la  place  en  habits  de  fête,  le  jour 
même  de  l'exécution.  De  plus,  les  mœurs  sont  vigoureuses  et  même 
puritaines  :  édits  contre  le  luxe  déployé  dans  les  mariages  et  les 
fiançailles,  édits  contre  les  baladins  et  faiseurs  de  tours.  Le  sénat 
demande  à  l'Italie  des  maîtres,  mais  il  ne  veut  pas  de  ses  bouffons. 
Cette  race  sérieuse  et  saine,  naïve  encore  voisine  de  la  montagne, 
comprend  mal  la  plaisanterie  et  proscrit  la  licence.  A  Venise,  on 
traitait  les  Ragusains  de  provinciaux.  On  entend  d'ici  les  quolibets 
d'un  beau  fils  à  la  démarche  molle,  de  quelque  effronté  Zanetto, 
forcé,  par  décret,  d'évacuer  le  territoire  de  la  république  et  de  ren- 
gainer ses  rimes  joyeuses.  Quelles  gorges  chaudes  il  devait  faire 
sur  les  longues  figures  slaves  des  sénateurs,  sur  leur  allure  pe- 
sante, sur  leurs  vêtemens  noirs,  sur  leurs  intérêts  de  clocher,  sur 
leurs  bicoques  et  sur  les  grossiers  montagnards,  leurs  dignes  vas- 
saux! Cependant  il  se  commettait,  à  Raguse,  moins  d'atrocités  que 
dans  la  brillante  Italie  du  xv®  siècle. 

De  même,  la  foi  religieuse  y  reste  longtemps  robuste  :  c'est  quel- 
quefois un  embarras,  mais  c'est  une  force.  On  est  touché  de  voir 
ces  marchands  sacrifier  souvent  leur  intérêt  à  leur  conscience 
et  poursuivre  l'hérésie  aux  dépens  de  leur  clientèle.  Au  xiv®  siècle, 
lorsqu'ils  acquièrent  la  presqu'île  de  Sabioncello,  ils  remplacent 
tous  les  prêtres  orthodoxes  ou  bogomiles  par  des  franciscains.  Dan- 
gereuse épuration,  mais  dont  le  premier  effet,  dans  un  petit  état, 
est  de  laisser  au  mobile  religieux  tout  son  ressort.  Plus  méritoire 
encore  est  la  ténacité  qu'ils  apportent  dans  l'exercice  du  droit 
d'asile.  Aucune  prérogative  n'a  soulevé  autour  d'eux  plus  de  cris 
de  colère  et  plus  d'actions  de  grâces.  Le  barbare,  voyant  sa  proie 
lui  échapper  derrière  les  murs  de  la  vaillante  petite  ville,  serrait  les 
poings  et  grinçait  des  dents.  Mais  lorsque,  poursuivi  à  son  tour  et 
traqué  par  un  rival  heureux,  il  trouvait  un  refuge  à  l'abri  de  ces 
mêmes  murailles,  il  fondait  une  chapelle.  Pas  un  traité  dans  lequel 
la  république  ne  se  réserve  ce  glorieux  privilège  ;  pas  une  occasion 
où  elle  ait  négligé  de  l'exercer,  depuis  lexiii®  siècle  jusqu'aux  temps 
modernes,  soutenant  un  siège,  au  besoin,  pour  protéger  la  veuve 
fugitive  du  ban  de  Bosnie,  malgré  le  délabrement  de  ses  finances, 
qui  la  force  à  emprunter  à  Venise  sur  la  garantie  «  d'une  croix 
d'or  contenant  des  reliques  du  Christ;  »  —  et  plus  tard,  recueillant 


I 


LA    DALMATIE.  861 

avec  la  même  intrépidité  les  débris  des  chrétiens  chassés  par  les 
Tmxs. 

Mais  la  fermeté  de  Raguse  n'est  pas  du  fanatisme.  Elle  sait,  au 
besoin,  composer  et  louvoyer.  Au  pape,  qui  la  presse  de  combattre 
le  Turc,  elle  répond,  non  sans  éloquence  :  a  Ne  voyez-vous  pas 
que  je  suis  resserrée,  entre  chrétiens  et  musulmans,  comme  entre 
la  mer  et  la  montagne?  Voulez-vous  donc  que  je  meure,  et  avec 
moi  tant  de  couvens,  d'églises,  de  reliques?  Est-ce  vous,  très  saint- 
Père,  qui  voulez  m'étrangler  par  les  mains  du  Sultan?  Trouvez- 
vous,  par  hasard,  que  Venise  n'est  pas  assez  puissante  et  qu'il  faut 
la  débarrasser  de  la  seule  rivale  qu'elle  ait  dans  l'Adriatique?  » 
—  «  Allez,  mes  enfans,  répond  le  pape.  Continuez  votre  petit  com- 
merce. Et  même,  si  vous  vendez  aux  mécréans  de  la  poudre  et  des 
balles,  nous  fermerons  les  yeux.  Nous  ne  sommes  point  forcés  de 
savoir  que  ces  engins  diaboliques  peuvent  incommoder  nos  chers 
h-ères  de  Venise.  »  —  Aussi,  non  seulement  Raguse  fut  toujours 
exceptée  de  la  défense  de  trafiquer  avec  les  infidèles;  mais,  au 
xvi^  siècle,  elle  obtint  en  cour  de  Rome  l'autorisation  expresse  de 
leur  vendre  même  des  armes. 

Les  rapports  de  Raguse  avec  Venise  sont  un  chef-d'œuvre  de 
diplomatie.  Tant  qu'elle  peut,  elle  évite  la  rupture  ouverte.  Vassale 
pendant  plus  d'un  siècle,  elle  patiente  et  se  tait.  Lorsqu'enfin  la 
protection  du  roi  de  Hongrie  lui  permet  de  secouer  le  joug,  n'allez 
pas  croire  qu'elle  s'abandonne  à  de  basses  représailles,  comme  les 
autres  villes  de  la  côte.  Elle  reconduit  poliment  le  comte  vénitien 
Marco  Superanzio;  puis  elle  envoie  complimenter  le  Doge.  Les  Vé- 
nitiens ne  sont  pas  en  reste  de  courtoisie.  On  se  sépare  au  milieu 
deslêtes;  on  allume  des  lampions  sur  le  grand  canal,  pour  mas- 
quer cette  mortiiication.  Lorsque,  cent  ans  plus  tard,  Venise  reprit 
l'avantage,  elle  se  garda  bien  d'humilier  à  l'excès  ^la  petite  répu- 
bUque.  Elle  se  contenta,  pour  tout  hommage,  du  don  d'une  coupe 
d'argent.  Les  fiers  Ragusains  ne  payaient  ce  tribut  jqu'en  frémis- 
sant; mais  le  cérémonial  était  irréprochable.  Tous  les  trois  ans,  le 
capitaine  du  golfe  Adriatique,  délégué  pour  recevoir  ce  tribut,  se 
rendait  au  port  Sainte-Croix.  Il  attendait  l'envoyé  de  Raguse  les 
rames  hautes  et  la  tente  dressée.  «  Le  sénateur  de  Saint-Biaise,  dit 
Pouqueville,  portant  simarre  noire,  perruque  tombant  jusqu'à  la 
ceinture,  bonnet  carré  à  la  main,  après  avoir  été  salué  de  la  voix  et 
des  instrumens,  mais  non  du  canon,  était  conduit  à  l'entrée  du 
château  de  poupe,  où  il  était  reçu  par  l'amiral  vénitien...  » 

On  sent  que  ces  antiques  rivales  se  connaissent  et  s'estiment  à 
leur  juste  valeur.  En  face  des  grands  états  continentaux,  plus  forts 
cependant,  mais  plus  obtus,  leur  diplomatie  montre  à  la  lois  moins 
d'orgueil  et  moins  de  ménagemens.  La  cité  maritime,  dans  ses  ra- 


862  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pides  évolutions,  sent  qu'elle  domine  le  lourd  suzerain  féodal. 
Aussi  ne  fait-elle  nulle  difficulté  de  prêter  tous  les  hommages  qu'on 
lui  demande  et  de  brûler  un  peu  d'encens  sous  les  épaisses  na- 
rines de  ce  maître  d'un  jour.  «  Penses-tu,  pourrait-elle  dii-e, 

...  que  ton  titre  de  roi 
Me  fasse  peur  ni  me  soucie  ? 
Un  bœuf  est  plus  puissant  que  toi, 
Je  le  mène  à  ma  fantaisie...  » 

Souvent  l'esprit  délié  du  marin  politique  mène  le  gros  baron  où  il 
ne  se  doutait  guère.  On  connaît  l'histoire  de  la  quatrième  croisade 
que  Villehardouin  aurait  pu  intituler  :  «  Gomme  quoy  li  barons 
de  Franche  partirent  du  port  de  Venisse  pour  prendre  la  chité  de 
Jérusalem  et  furent  bien  esbahis  de  conquerre  Gonstantinople  pour 
le  proufict  et  convenenche  de  Henri  Dandole,  duc  de  Venisse.  » 
Raguse  en  usa  longtemps  de  même  avec  les  Hongrois  ou  les 
Turcs.  Très  attentive  aux  démêlés  des  grandes  puissances,  on 
peut  dire  qu'elle  spéculait  à  la  hausse  ou  à  la  baisse,  selon 
le  succès  de  chacune.  Mais  comme  les  fonds  d'état  n'étaient  pas 
encore  inventés,  les  diflérences  se  soldaient  en  protestations  de 
dévoûment  ou  même  en  espèces  sonnantes,  dont  la  ville  payait  son 
repos.  Elle  mesurait,  jour  par  jour  et  suivant  les  nouvelles,  la  dose 
de  ses  regrets  et  l'importance  de  ses  tributs  :  tant  pour  un  idli- 
matum,  tant  pour  une  bataille  indécise,  tant  pour  une  victoire 
complète.  Les  Ragusains,  si  dévots  dans  leurs  murs,  n'étaient  pas 
plus  scrupuleux  sur  le  choix  des  alliances  qu'un  François  \^^  ou 
qu'un  Richeheu.  Leur  conscience  leur  commandait  d'expulser  les 
hérétiques,  mais  non  de  se  brouiller  avec  les  Turcs.  On  assure 
même  que  Raguse,  «  élevée,  dit  Pouqueville,  au-dessus  des  flots 
de  l'Adriatique,  comme  un  poste  destiné  à  observer  les  mouve- 
mcns  qui  ont  lieu  sur  cette  mer,  »  ne  manquait  pas  de  vendre 
deux  fois  ses  informations  à  la  Porte  sur  les  projets  des  chrétiens, 
aux  chrétiens  sur  ceux  de  la  Porte.  Il  lui  arriva,  dans  le  courant  du 
xvi^  siècle,  à  la  suite  d'une  expédition  contre  Tunis  où  ses  propres 
galères  figuraient  dans  la  flotte  espagnole,  de  féliciter  en  même 
temps  l'empereur  et  le  sultan  sur  leurs  beaux  faits  d'armes. 
Cette  politique  nous  paraît  double  :  elle  était  nécessaire.  Un  homme 
qu'on  serre  à  la  gorge  ne  fait  pas  de  tirade  sur  le  point  d'honneur. 
Il  se  défend  comme  il  peut.  De  même  un  petit  état  que  ses  voisins 
empêchent  de  respirer  librement  :  son  premier  devoù*  est  de  vivre. 
11  crie  :  «  Messieurs,  ami  de  tout  le  monde  !  »  Il  se  fait  humble,  il 
implore,  il  supplie.  Mais  lorsqu'un  stupide  vainqueur  "veut  lui  arra- 
cher la  dernière  goutte  de  son  sang  ou  la  dernière  parcelle  de  son 
indépendance,  il  se  redresse,  et  l'on  découvre  enfin  ce  fond  d'hé- 


Li    DALMATIE.  863 

roïsme  qui  met  la  loi  suprême  dans  le  salut  de  la  patrie.  C'est  ce 
qu'on  vit  en  1677,  lorsque  le  vizir  Kara-Mustapha,  pour  suffire  à 
ses  folles  prodigalités,  voulut  saigner  à  blanc  la  république  et  la 
menaça  des  dernières  rigueurs.  Il  y  eut,  ce  jour-là,  grand  émoi 
dans  le  conseil.  On  était  à  bout  d'expédiens.  Le  Turc  se  montrait 
inflexible.  Alors  partit  pour  Constantinople  la  plus  singulière  am- 
bassade. Ces  braves  gens  s'en  allaient  les  mains  vides,  sachant 
d'avance  quel  sort  les  attendait,  armés  seulement  de  leur  élo- 
quence, mais  décidés  à  souûrir  toutes  les  tortures  pour  conjurer 
la  ruine  de  l'état.  On  les  jette  en  prison,  dans  un  cachot  infect  qui 
avait  servi  de  charnier  pour  les  pestiférés.  On  leur  apprend  que 
l'un  d'eux,  retenu  par  un  pacha,  vient  de  succomber  sous  les  mau- 
vais traitemens.  Réduits  à  cette  extrémité,  on  les  somme  d'écrire 
^u  sénat.  Ils  écrivent  en  effet,  mais  pour  inviter  leurs  compatriotes 
à,  ne  pas  fléchir.  Le  vizir  lui-même,  frappé  d'admiration, les  relâcha. 
Peu  à  peu  cependant,  comme  il  n'est  corps  si  sain  qui  n'ait  son 
germe  de  mort,  l'esprit  civique  tourne  en  morgue  aristocratique 
étroite.  Dès  le  xvii^  siècle,  après  le  grand  tremblement  de  terre,  il 
faut  presque  une  révolution  pour  ajouter  une  douzaine  de  familles 
nobles  à  l'aristocratie  décimée.  Encore  les  anciennes  familles  tiennent- 
elles  ces  parvenus  à  distance  :  ils  se  distinguent  les  uns  des  autres 
par  les  sobriquets  bizarres  de  «  Salamanque  »  et  de  «  Sorbonne.  » 
C'est  une  grande  question  de  savoir,  quand  on  se  rencontre  dans 
la  rue,  lequel  saluera  le  premier.  Un  siècle  de  mesquines  querelles 
suffit  à  peine  à  les  mettre  sur  un  pied  d'égalité.  Faute  de  renou- 
vellement, la  sève  municipale  languit  et  s'étiole.  D'autre  part,  le 
patriotisme  de  clocher  est  égoïste  :  il  n'a  point  entamé  les  campa- 
gnes. Dans  les  malheurs  de  la  république,  on  voit  fondre  sur  elle 
les  paysans,  ses  vassaux  :  les  populations  de  la  montagne  étaient 
demeurées  sauvages,  et  Raguse,  qui  avait  des  comptoirs  jusque 
sur  le  Danube,  n'avait  rien  fait  pour  civiliser  la  banlieue.  Le  con- 
sul français  Prévôt  écrivait  en  1750  :  «  L'orgueil  des  nobles,  qui 
fait  tout  plier  sous  son  autorité,  s'offense  d'être  obligé  d'accorder 
la  moindre  distinction  à  qui  n'est  pas  de  leur  caste...  »  Puis,  sous 
l'influence  des  jésuites,  la  foi  religieuse  devient  intolérance  et  bigo- 
tisme  :  en  16(57,  la  ville,  à  moitié  détruite,  au  lieu  d'accueillir  tous 
les  cultes,  repousse  une  colonie  de  600  orthodoxes  qui  deman- 
daient à  s'étal3lir  sur  son  territoire.  Plus  tard,  elle  reluse  au  boyard 
serbe  Vladislavitch  l'innocente  satisfaction  de  construire  une  église 
dans  son  jardin  et  s'attire  ainsi  l'animosité  de  la  Russie,  il  semble 
que  les  transformations  de  l'Europe,  et  même  la  découverte  de 
l'Amérique,  l'aient  moins  aiïaiblie  que  les  vices  intérieurs  de  son 
gouvernement,  paralysé  par  des  traditions  immuables.  En  1805,  à 
l'époque  où  Pouqueville  l'a  dépeinte,  elle  n'est  plus  que  l'ombre 


86 A  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

d'elle-même  :  le  portrait  qu'il  nous  en  trace  est  celui  d'une 
vieille  dévote  endormie  dans  les  pratiques;  elle  règle  avec  une 
minutie  ridicule  le  costume  de  ses  magistrats,  fait  des  anciennes 
dignités  républicaines  une  mascarade,  et  n'a  plus  d'autre  passe- 
temps  que  d'épousseter  son  musée  histoiique.  Lorsque  le  Recteur 
doit  sortir,  on  crie  dans  les  rues  :  ((  Sa  Sérénité  se  rend  aujour- 
d'hui au  dôme!  »  et  Sa  Sérénité  paraît,  «  vêtue  d'une  robe  rouge 
réparée  de  mille  pièces,  précédée  d'un  valet  portant  un  parasol  à 
bâton  tordu,  sculpté  et  doré.  »  Derrière,  marche  le  sénat  «  dans 
de  longues  simarres  noires  frappées  de  vétusté,  »  le  tout  accom- 
gné  d'un  cor  de  chasse  et  d'un  violon. 

Telle  est  cependant  la  vitalité  de  ce  glorieux  petit  état,  que  de 
nos  jours,  dépouillé  de  sa  souveraineté  matérielle,  il  s'est  fait  une 
place  à  part  dans  ce  domaine  de  l'intelligence  sur  lequel  les  con- 
quérans  n'ont  pas  de  prise.  Il  est  devenu  l'un  des  principaux  foyers 
de  la  littérature  slave  ;  et  d'autant  plus  exigeant  dans  ce  royaume 
idéal  qu'il  est  plus  pauvre  sur  terre,  il  caresse  de  vagues  projets 
d'union  avec  tous  les  Slaves,  ses  frères. 

A  qui  perd  tout,  Dieu  reste  encore, 
Dieu  là-haut,  l'espoir  ici-bas... 

L'espoir  qui  ne  compte  ni  les  heures,  ni  les  jours,  et  qui,  d'un 
bond,  s'élance  dans  l'avenir  le  plus  lointain.  Le  temps  n'a  plus  de 
mesure  quand  on  espère  :  cent  années  paraissent  à  peine  un  instant, 
c'est  une  goutte  d'eau  dans  l'océan  des  âges.  On  joint  sans  eflort 
les  deux  bouts  de  la  chaîne,  les  gloires  de  la  veille  et  la  renaissance 
du  lendemain.  Gela  fait  vivre  et  supporter  légèrement  la  mauvaise 
nourriture,  la  nudité  des  pauvres  logis  démeublés,  l'aspect  des 
petits  soldats  autrichiens,  roides  comme  des  pieux.  On  se  con- 
sole de  tout  lorsque  le  piéton  jette  sur  les  tables  du  café  un  paquet 
de  journaux  slaves  :  alors  les  conversations  cessent ,  et  tous  ces 
visages  un  peu  jaunis  disparaissent  derrière  les  feuilles  déployées. 
INon,  ils  n'auront  pas  perdu  leur  journée,  puisqu'ils  auront  partagé, 
pendant  quelques  minutes,  l'ivresse  de  la  grande  Idée. 

IV. 

La  Dalmatie  tout  entière  est  dominée  par  un  autre  souvenir  : 
celai  de  l'absente  dont  la  figure  vous  poursuit,  la  reine  de  l'Adria- 
tique, Venise.  Elle  éclaire  encore  de  son  lointain  rayon  toutes  ces 
modestes  planètes  qu'elle  eut  jadis  pour  satellites.  Le  génie  véni- 
tien jette  des  lueurs  mourantes  sur  les  palais  en  ruines.  Il  colore 
de  son  reflet  les  arabesques  des  façades  nokcies,  les  profils  encore 


LA    DALMATIE.  865 

liers  des  édifices  municipaux  qui  tombent  lentement  en  poussière. 
Oui,  Venise  était  l'àme  de  ce  monde.  Amis  ou  ennemis  se  réchauf- 
faient à  sa  flamme.  Elle  a  laissé  sa  signature  sur  les  tours  des  guet- 
teurs, sur  les  murailles  des  forteresses,  sur  les  monumens  publics, 
sur  les  fontaines,  sur  les  portails.  Partout  le  lion  de  Saint-Marc, 
avec  sa  tête  byzantine  aux  traits  simplifiés,  ses  ailes  de  sphinx  et 
sa  crinière  nimbée,  vous  regarde  droit  en  face,  une  patte  sur 
l'Évangile.  Ce  lion-là  ne  se  confondra  jamais  avec  un  autre.  Il  est 
unique  dans  l'art  héraldique.  Il  n'en  est  pas  de  plus  sommaire  ni 
de  plus  expressif.  Sa  tête  petite,  très  orientale,  très  archaïque,  se 
rapproche  de  celle  du  tigre.  Il  a  volé  l'auréole  de  son  saint  patron. 
Il  enfonce  solidement  ses  grifies  dans  l'Évangile.  L'honnête  saint 
qui  prêchait  la  concorde  passe  au  second  plan.  Ce  qui  reste,  c'est 
l'apothéose  de  la  force  implacable,  jouant  avec  le  livre  sacré  comme 
le  chat  qui  tient  une  souris  dans  ses  pattes.  L'idée  chrétienne  est 
subordonnée  aux  ambitions  de  cet  animal  souple,  élégant  et  féroce. 

Dans  les  villes  dalmates,  le  lion  symbohque  revêt  des  physiono- 
mies très  diverses.  Soit  maladresse  du  ciseau,  soit  intention,  il 
prend  une  mine  tantôt  débonnaire,  tantôt  terrible.  Tantôt  il  ferme 
les  yeux  comme  un  animal  qui  digère  ;  tantôt  il  montre  les  dents, 
et  ses  yeux  tout  ronds  vous  fixent  avec  une  expression  peu  ras- 
surante. Il  fait  quelquefois  patte  de  velours.  Ce  qui  ne  varie  jamais, 
c'est  l'air  d'autorité  ;  c'est  la  formidable  grifle  dont  il  assomme  les 
Écritures.  Il  est  beau  surtout  lorsqu'il  trône  seul  sur  le  revers  in- 
cliné des  forteresses,  à  Sebenico  par  exemple.  On  ne  peut  oublier 
qu'il  s'est  cramponné  fortement  aux  rocs  de  la  Dalmatie,  alors  que 
l'Europe  chrétienne  fuyait  jusqu'à  Vienne  devant  le  Croissant;  que, 
s'il  n'a  point  eu  l'esprit  de  croisade,  car  c'est  un  bon  positif,  il 
n'a  pas  perdu  la  tête  devant  l'épouvantail  turc. 

La  protection  du  lion  de  Saint-Marc  aux  heures  difficiles,  un  tra- 
fic limité,  voilà  les  avantages  les  plus  clairs  que  les  villes  de  la 
côte  ont  tiré  de  la  domination  vénitienne.  Encore,  pour  calmer 
cette  maîtresse  ombrageuse,  ont-elles  dû  se  faire  toutes  petites  et 
renoncer  aux  grandes  ambitions.  Sa  mémoire  vit  toujours,  mais  elle 
n'est  point  aimée,  parmi  les  Dalmates.  La  domination  vénitienne 
n'est  pas  de  celles  qu'on  regrette  longtemps.  Les  traces  que  Venise 
a  laissées  sur  la  côte  sont  presque  toujours  des  monumens  de 
guerre  et  de  plaisir,  mais  non  d'utihté  publique.  Elle  n'a  presque 
rien  fait  pour  le  bien-être  des  populations  :  ni  déblayé  les  voies 
romaines,  ni  creusé  les  anciens  ports,  ni  rétabli  les  communica- 
tions avec  l'intérieur.  Au  contraire,  sa  poHlique  consiste  à  diviser 
pour  régner.  Elle  entretient  la  mésintelligence  entre  les  villes  et 
les  campagnes  ;  et  grâce  à  cet  isolement  systématique,  les  monta- 
TOME  xcvm.  —  1890.  55 


866  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

gnards,  que  Rome  avait  presque  civilisés,  retournent  à  la  barbarie. 
Sa  conquête  est  sans  prévoyance  comme  sans  pitié  :  les  forêts  dal- 
mates  se  retrouveraient,  dit-on,  tout  entières  dans  la  forêt  de  pilo- 
tis qui  peuple  ses  lagunes. 

Certes,  nul  n'admire  plus  que  moi  le  génie  hautain  de  cette  fa- 
meuse république.  Pour  démontrer  la  supériorité  de  l'esprit  sur 
la  matière,  il  fallait,  au  milieu  du  bouleversement  féodal,  l'exemple 
de  ce  splendide  épanouissement  d'un  état  presque  afTranchi  des 
lois  de  la  pesanteur.  Il  fallait  ce  rare  assemblage  des  dons  les 
plus  divers  :  la  fermeté,  la  vigueur,  unies  au  sens  le  plus  péné- 
trant; la  gravité  d'un  sénat  romain  avec  tout  le  luxe  de  l'Orient; 
un  caractère  ardent,  passionné,  grandiose,  qui  sait  braver  la 
mort  et  jouir  de  la  vie,  acier  deux  fois  trempé  par  la  guerre  et 
par  le  commerce.  Il  fallait  ce  raisonnement  froid,  cette  sensua- 
lité débordante,  qui  rend  les  hommes  sans  rivaux  dans  les 
affaires  aussi  bien  que  dans  les  plaisirs.  11  fallait  enfin  qu'une  cité 
naquit  au  point  de  rencontre  de  trois  mondes,  le  païen,  l'oriental 
et  le  chi'etien,  et  portât  la  marque  de  cette  triple  origine  dans  l'or 
sombre  de  ses  mosaïques,  dans  la  nudité  superbe  de  ses  statues, 
dans  la  splendeur  riante  et  mesurée  de  ses  palais,  dans  les  altières 
figures  des  grands  tableaux  de  combat  et  des  grands  tableaux  de 
fête. 

Mais  il  s'en  faut  que  ce  magnifique  génie  ait  été  aussi  fécond 
qu'il  est  imposant.  Ses  plus  belles  conceptions  sont  entachées  de 
ruse  et  ses  bienfaits  de  jalousie.  Venise  a  fait  renaître  la  cité  an- 
tique, mais  c'est  la  cité  close  et  dédaigneuse,  qui,  en  dehors  de 
son  enceinte,  n'aperçoit  que  des  barbares  ;  c'est  la  Rome  aristocra- 
tique, avide  et  conquérante,  où  Verres  coudoie  Paul-Émile  :  ce 
n'est  point  la  Rome  agrandie,  bienfaisante,  humanisée  des  Anto- 
nins.  Pendant  que  les  dépouilles  de  l'Orient  s'entassent  à  Venise,  et 
que  toute  cette  richesse  coule  le  bronze,  taille  le  marbre,  couvre  les 
murs  d'un  réseau  d'or,  les  cités  dalmates  restent  pauvres,  les  bles- 
sures des  invasions  ne  se  ferment  pas,  et  les  forêts  s'en  vont  au 
fond  de  l'eau.  C'est  que  les  vertus  civiques,  à  Venise,  restent  con- 
finées dans  une  caste.  Cette  ville  puissante,  qui  donnait  la  main  à 
l'Ah-ique,  à  l'Asie,  aux  Grecs,  aux  Slaves,  sut  mélanger  le  sang  des 
races  et  les  plier  à  son  service,  mais  elle  ne  put  jamais  fondre  les 
classes.  Les  nobles,  à  la  fois  marchands  et  guerriers,  ressemblent 
à  l'Antonio  de  Shakspeare  :  grands,  généreux,  magnifiques,  mais 
seulement  avec  leurs  pairs.  Leurs  beaux  sentimens  ne  les  empê- 
chent pas  d'insulter  les  Shylock,  juifs,  esclavons  ou  plébéiens. 

Sa  politique  extérieure  porte  le  même  vice  originel.  Sans  doute, 
pour  maintenir  des  possessions  si  précaires,  il  fallait  être  deux  fois 
prudent.  On  ne  pouvait  se  permettre  les  fohes  des  peuples  jeunes. 


LA    DALMATIE.  867 

qui  dépensent  au  hasard  le  trop-plein  de  leur  sève.  Aussi  Venise, 
la  première,  a  jeté  par-dessus  bord  l'idéal  chevaleresque  du  moyen 
âge.  Elle  avait  inventé  le  machiavélisme  avant  Machiavel.  Les  pa- 
piers secrets  du  fameux  conseil  ont  été  publiés  :  c'est  une  lecture 
édifiante,  et  qui  montre  quelles  armes  Venise  employait  contre  les 
rois  ses  voisins,  particulièrement  ceux  de  Hongrie  et  de  Croatie. 
L'assassinat  est  l'expédient  le  plus  ordinaire.  On  y  discute  le  pro- 
cédé, les  conjonctures  favorables,  la  qualité  et  la  rapidité  des  poi- 
sons, dans  un  latin  bien  étudié,  du  même  ton  froid  que  l'on  exa- 
mine les  affaires  courantes.  On  fixe  les  primes  d'encouragement 
pour  les  meurtriers  ;  et  dans  le  cas  où  il  leur  arriverait  malheur, 
on  règle  d'avance,  avec  un  soin  touchant,  le  sort  de  la  veuve  et 
des  enfans.  Ce  n'est  point  l'acte  désespéré  d'un  gouvernement  aux 
abois  :  ces  projets  de  meurtre  et  d'empoisonnement  remplissent  un 
gros  volume  de  7  ou  800  pages.  Partout,  la  polhique  afait  commettre 
bien  des  crimes  :  mais  jamais  avec  autant  de  méthode  et  de  cv- 
nisme.  IN'en  déplaise  au  grand  Itahen  de  la  renaissance  qui  fit 
l'apologie  de  César  Borgia,  cette  méthode  est  défectueuse  :  elle 
manque  de  portée.  Pour  grandir  et  pour  durer,  la  raison  d'état 
toute  seule  n'est  pas  suffisante  :  il  faut,  aux  peuples  les  plus 
forts,  une  certaine  dose  de  générosité  qui  leur  gagne  les  cœurs  des 
hommes.  Autrement,  l'esprit  politique  est  un  diamant  qui  taille, 
qui  coupe,  qui  broie,  qu'on  entame  avec  peine,  mais  qui  ne  s'amal- 
game point. 

L'exemple  de  Venise  démontre  à  la  fois  les  immenses  ressources 
d'une  civilisation  maritime,  et  la  vanité  d'une  prétendue  sagesse 
qui  ne  travaille  que  pour  elle-même. 

V. 

De  nouveau  les  siècles  passent.  Venise,  dépossédée  du  commerce 
du  monde,  sommeille  au  fond  du  golfe  Adriatique,  et  laDalmatie  dort 
auprès  d'elle.  L'avenir  n'est  plus  aux  petites  confédérations  mari- 
times. Il  est  aux  grands  états,  dont  les  rivalités  ébranlent  le  conti- 
nent, avec  un  bruit  de  canon  qui,  de  temps  en  temps,  se  répercute 
sur  les  bords  de  la  Méditerranée.  Venise  est  devenue  l'auberge 
de  Candide,  où  se  rencontrent  les  rois  détrônés,  les  blessés  et  les 
vaincus  de  la  bataille  européenne.  Les  vaisseaux  qui  sillonnent  la 
mer  intérieure  battent  pavillon  d'Espagne,  de  France  ou  d'Angle- 
terre. A  mesure  que  les  nations  se  consohdent,  l'horizon  de  l'Eu- 
rope s'élargit.  Que  lui  importent  maintenant  ce  bras  de  mer  et  ces 
répubUques  minuscules!  Ne  prend-elle  pas  possession  du  monde? 
Ne  couvre-t-elle  pas  de  ses  voiles  les  océans  des  deux  hémisphères? 
Aux  vieilles  maisons  féodales  qui  se  disputent  l'Europe  centrale, 


868 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


l'Adriatique  paraît  fort  accessoire.  Leur  grande  affaire  est  de  s'an- 
nexer des  plaines  et  des  montagnes.  L'empereur  Charles  VI,  Marie- 
Thérèse,  Joseph  II,  n'ont  point  d'autre  souci. 

Pour  le  littoral  dalmate  comme  pour  l'Italie,  cette  époque  est 
une  espèce  de  trêve,  un  des  rares  momens  de  l'histoire  où  le 
cours  du  temps  paraît  suspendu.  Les  vieilles  haines  municipales 
se  sont  assoupies;  les  aspirations  nationales  ne  sont  point  encore 
éveillées.  Pendant  plus  de  cent  années,  pourvu  qu'on  soit  en 
règle  avec  la  police,  il  semble  qu'on  n'ait  plus  à  s'occuper  de  la 
chose  publique.  On  appartient  à  la  vie  aimable,  à  la  société.  On  ne 
prend  rien  au  sérieux  :  le  gouvernement  moins  que  tout  le  reste. 
Le  souverain,  c'est  Gassandre  ;  et  l'opposition,  c'est  Polichinelle. 
Toutes  ces  anciennes  et  glorieuses  cités  glissent  dans  la  co- 
médie italienne.  La  question  n'est  plus  de  savoir  qui  régnera,  mais 
si  Arlequin  épousera  Golombine.  C'est  le  temps  où  de  bons  vieil- 
lards en  tricorne  font  retentir  sur  les  dalles  des  petites  villes  leur 
canne  à  pomme  d'or,  tandis  que  d'entreprenans  vauriens  leur  soui- 
llent leurs  pupilles.  Une  dévotion  de  boudoir  a  remplacé  l'ancienne 
croyance  âpre  et  batailleuse.  En  bas,  on  pratique  sans  réfléchir  : 
dans  la  haute  classe,  on  réfléchit  beaucoup  ;  mais,  si  l'on  pratique, 
c'est  pour  la  forme  :  régime  si  commode  pour  les  gouvernemens, 
que  l'Autriche  a  employé  toute  son  adresse  à  le  prolonger  jus- 
qu'au milieu  du  xix*  siècle. 

Nulle  part,  cet  âge  heureux  n'a  duré  si  longtemps  qu'en  Dalma- 
tie.  On  en  trouve  la  marque  dans  le  style  rococo  de  mainte  cha- 
pelle, où  des  courtines  de  damas  rouge  se  relèvent  coquettement 
sur  des  œils-de-bœuf  et  des  panneaux  de  bois  doré  ;  —  dans  les  vieux 
couvons  rajeunis  par  une  décoration  Pompadour  :  cloîtres  charmans, 
aux  fines  colonnettes,  où  des  cadrans  solaires  sentencieux,  parmi 
les  rosiers  en  fleurs ,  vous  avertissent  vainement  de  la  fuite  du  temps  ; 
où  l'on  écarte  soigneusement  l'image  de  la  mort  ;  où  les  bons 
pères  vendent  de  jolies  drogues  dans  des  pharmacies  pomponnées 
comme  la  boutique  d'un  confiseur  ;  où  la  bibliothèque,  générale- 
ment déserte,  vous  convie  au  sommeil  sur  de  grands  fauteuils  de 
tapisserie  fanée,  devant  trois  ou  quatre  portraits  de  théologiens  ; 
à  moins  cependant  qu'on  ne  rêve,  dans  cet  asile,  une  vie  d'étude, 
en  perruque  poudrée,  en  douillette  et  en  mollets,  sous  la  clarté 
douce  qui  filtre  à  travers  les  contrevens  sculptés. 

A  chaque  instant,  tel  coin  de  port,  tel  détail  de  la  côte,  rappelle  ces 
tableaux  de  Vernet,  calmes,  sourians,  un  peu  apprêtés,  dans  les- 
quels des  navires  contournent  gracieusement  leur  château  de  poupe, 
déploient  au  soleil  d'énormes  étendards,  et  semblent  mis  là  tout 
exprès  pour  le  plaisir  des  yeux.  On  n'aurait  qu'à  rétablir  les  per- 
sonnages :  une  marquise  en  manteau  de  soie,  tâtant  de  son  pied 


LA    DAL.MATIE.  869 

mignon  la  passerelle  du  canot,  tandis  qu'un  beau  jeune  homme 
en  cadenette  lui  tend  la  main  ;  sur  la  rive,  une  dame  orientale 
aussi  fantastique  que  les  Égyptiennes  de  Molière,  un  gros  Turc  à 
côté  d'un  seigneur  en  habits  de  cour,  et  des  pêcheurs  à  la  ligne 
qui  ne  paraissent  pas  même  étonnés  de  cette  rencontre  extraordi- 
naire ;  ou  bien  des  élégantes  se  promenant  au  clair  de  la  lune,  et  re- 
gardant tirer  des  filets,  devant  le  profil  d'une  citadelle  inolïensive. 
Ces  rapprochemens  ne  choquaient  pas,  au  xviii^  siècle,  dans  l'as- 
soupissement des  fanatismes  et  des  ambitions.  De  nos  jours,  les 
jolis  seigneurs,  les  marquises,  les  odalisques,  les  turbans  et  les  per- 
ruques se  sont  envolés  :  mais  le  fond  du  tableau  reste  encore  et 
les  pêcheurs  n'ont  pas  cessé  d'étendre  leurs  filets  au  soleil,  avec 
la  plus  tranquille  philosophie. 

A  la  fin  du  siècle  dernier,  les  Français  tombèrent  comme  du 
ciel  dans  ce  conservatoire  des  vieilles  mœurs,  et  y  firent  un  grand 
remue-ménage.  Au  milieu  de  la  vieille  comédie  italienne,  dont 
l'intérêt  devenait  languissant,  leur  entrée  forme  une  péripétie 
d'une  haute  saveur.  Ils  durent  faire  dresser  les  cheveux  sur  la 
tête  aux  bons  \ieillards  et  même  aux  jeunes  professeurs  qui  pâlis- 
saient sur  les  chartes.  J'ai  trouvé  l'expression  de  leur  terreur  et  de 
leur  colère  dans  une  histoire  de  Raguse,  imprimée  à  Vienne 
vers  1807.  Songez  donc  !  jusque-là,  dans  l'Adriatique,  on  n'avait 
touché  ni  aux  abus,  ni  aux  privilèges.  Pour  tout  l'or  du  monde, 
on  n'aurait  point  arraché  un  brin  d'herbe  sur  le  sommet  d'une 
ruine.  On  marchait  sur  la  pointe  du  pied,  comme  dans  la  chambre 
d'un  malade.  Les  Français  se  montrent,  et  sabrent  tout.  Ces  révo- 
lutionnau-es  ne  respectent  rien  :  ni  les  droits  féodaux,  ni  l'enche- 
vêtrement des  juridictions,  ni  la  vénérable  paresse  des  corpora- 
tions. Ces  contempteurs  de  l'histoire  s'assoient  carrément  sur  les 
fauteuils  branlans,  au  risque  de  se  rompre  le  cou,  proclament 
l'égalité  devant  l'impôt,  la  justice  pour  tous.  Ils  font  plus  encore, 
les  misérables  :  ils  ouvrent  des  routes,  réunissent  les  groupes, 
favorisent  les  complicités  dangereuses,  en  un  mot,  renversent 
toutes  les  règles  de  la  chimie  politique,  telle  qu'on  l'enseignait  à 
l'école  de  Kaunitz.  Et  le  plus  curieux,  c'est  qu'après  leur  départ 
ces  populations  qu'ils  ont  secouées,  taxées,  passées  au  niveau,  leur 
vouent  une  reconnaissance  éternelle.  Le  branle  est  donné.  Les  ma- 
rionnettes du  siècle  passé  rentrent  dans  leur  boîte.  Ces  hommes, 
qui  se  mouraient  de  mort  lente  et  douce,  se  mettent  sérieusement 
en  quête  de  leurs  archives  et  de  leur  nationalité.  Vainement  le  ré- 
gime Metternich  leur  administre  des  narcotiques  à  haute  dose.  Les 
fonctionnaires  de  Metteruich  eux-mêmes  sont  forcés  d'emboîter  le 
pas  dans  les  traces  du  bon  sens. 

Sans  doute,  ces  revendications  nationales  sont  fort  arbitraires. 


> 


870  REVUE   DES   DEUX   MONDES, 

Dans  le  vaste  amas  des  faits,  chacun  choisit  ceux  qui  hii  convien- 
nent, néglige  les  autres,  enjambe  les  siècles,  et  en  réalité  n'obéit 
qu'à  la  passion  du  jour.  Mais  qu'importe  le  prétexte  dont  on  colore 
la  volonté  de  vivre?  Qu'importe  même  le  choix  du  drapeau?  Telle 
prétention  historique  qui  n'était,  à  l'origine,  qu'une  illusion  d'op- 
tique, devient  à  la  longue  une  vérité  parce  qu'elle  est  un  mobile 
d'action. 

Le  difficile,  pour  les  Dalmates,  c'est  l'embarras  du  choix  :  faut-il 
ressusciter  les  légendes  slaves  de  leur  jeunesse  ou  les  traditions 
italiennes  de  leur  âge  mûr?  Peuple  ampliibie,  race  ambiguë:  long- 
temps l'italien  fut  la  langue  de  la  haute  classe  ;  mais  à  deux  pas  de 
Ragusc,  les  paysans  ne  comprennent  que  l'idiome  serbe.  Qui  devait 
l'emporter,  la  forme  ou  la  matière?  La  culture  latine  qui  assura 
jadis  la  suprématie  rehgieuse,  pohtique,  maritime  des  cités  libres, 
ou  la  vieille  parenté  slave  qui  les  rattache  aux  peuples  de  la  pénin- 
sule? Entre  les  deux  sentiers,  l'Hercule  dalmate  a  beaucoup  hésité. 
Réflexion  faite,  il  s'est  décidé  pour  le  chemin  slave,  et  voici  par 
quels  motifs. 

Itahenne,  la  Dalmatie  devenait  une  annexe  insignifiante  du 
royaume  voisin,  qui  possède  des  côtes  et  des  ports  plus  favorisés. 
Elle  restait  satellite.  Slave,  elle  prenait  la  tête  du  mouvement, 
grâce  à  une  civilisation  supérieure,  et  gardait  à  peu  près  le  mono- 
pole de  la  navigation  d'un  grand  empire.  Elle  n'était  séparée  de 
ses  frères  consanguins  que  par  des  limites  arbitraires  que  le  temps 
pouvait  modifier. 

Les  Dalmates  éprouvèrent  d'abord  un  grand  entraînement  vers 
leurs  frères  de  Croatie.  On  ne  jurait,  à  Zara,  que  par  le  royaume 
tri-unitaire  (Dalmatie,  Croatie,  Slavonie),  cette  création  baroque  du 
moyen  âge,  qui  exerça  si  peu  d'influence  sur  les  destinées  de 
l'Adriatique.  A  Vienne,  on  fit  la  sourde  oreille,  et  je  crois  qu'on 
eut  raison.  Le  gouvernement  des  Habsbourg  agit  avec  ses  peuples 
comme  un  sage  père  avec  ses  fils  quand  ils  veulent  faire,  avant 
l'âge,  des  mariages  d'inclination  :  «  Repassez,  dit-il,  dans  cinquante 
ans!  Cette  union  n'est  pas  de  mon  goût.  Mais  si  votre  mutuelle 
ardeur  dure  encore,  nous  verrons.  »  Je  me  demande  ce  que  répon- 
draient aujourd'hui  les  Dalmates  à  qui  voudrait  marier  de  force 
Agram  avec  Zara.  Hs  diraient  peut-être  que  l'occupation  de  la  Bos- 
nie leur  ouvre  d'autres  destinées,  que  cette  contrée  sauvage,  mais 
presque  vierge,  leur  était  de  tout  temps  réservée  par  la  Provi- 
dence, qu'avec  elle  ils  tiendront  les  clés  de  la  maison,  qu'ils  se- 
ront du  moins  les  maîtres  dans  leur  ménage.  Il  ne  faudrait  pas  les 
presser  beaucoup  pour  leur  faù*e  avouer  que  leur  grand  désir 
de  devenir  Croates  était  un  feu  de  jeunesse,  et  que  quelquefois 
les  parens  ont  la  vue  plus  longue  que  les  enfans. 


LA    DALMATIE.  871 

Souder  ensemble  la  Dalmatie  et  la  Bosnie,  rendre  à  la  péninsule 
le  libre  accès  de  son  littoral,  c'est  revenir  au  plan  romain;  c'est 
restituer  à  l'Adriatique  son  cadre  naturel,  c'est  abaisser  les  fron- 
tières de  l'orient.  Les  conceptions  des  Romains  ressemblent  à  leurs 
murailles:  il  n'en  reste  que  les  tronçons;  mais  ces  débris  sont  de 
force  à  soutenir  plus  d'une  bâtisse  moderne.  Ce  qu'on  peut  faire  de 
mieux,  partout  où  le  travail  des  siècles  n'a  pas  ensablé  les  ports, 
c'est  de  revenir  à  leur  méthode,  et  de  jeter  des  rails  sur  le  tracé 
des  anciennes  voies  militaires. 

Depuis  que  la  maison  d'Autriche  a  dû.  faire  le  sacrifice  de  ses 
ambitions  itahennes  et  allemandes,  elle  exploite  avec  beaucoup 
plus  de  conscience  et  de  talent  son  propre  domaine.  On  dirait  qu'à 
la  veille  de  perdre  Venise  elle  a  mieux  compris  l'importance  de 
l'Adriatique.  La  fortune  de  Trieste  est  d'hier  et  l'arsenal  de  Pola 
n'a  été  iondé  qu'au  milieu  du  siècle.  L'industrie,  le  commerce  des 
provinces  autiichiennes,  longtemps  gênés  par  les  mœurs  féodales, 
ont  pris  un  magnifique  essor.  On  s'est  aperçu  que  ce  bras  de  mer, 
qui  s'avance  en  pointe  au  cœur  de  l'Europe  centrale,  n'était  point 
à  dédaigner.  La  Hongrie,  les  pays  héréditaires,  l'Allemagne  elle- 
même,  ont  trouvé  là  leur  soupape.  Les  progrès  de  la  marine  à 
vapeur,  en  permettant  de  traverser  rapidement  ce  long  golfe,  le 
percement  de  l'isthme  de  Suez,  en  rouvrant  au  long  cours  des 
mers  qui  semblaient  vouées  au  cabotage,  tout  contribue  à  réveiller 
l'Adriatique. 

Seulement  cette  activité  renaissante  n'est  pas  toujours  du  goût 
des  Dalmates.  De  même  qu'un  unique  vapeur  accumule  dans  ses 
flancs  la  charge  de  trente  voihers,  de  même  Fiume  et  Trieste 
accaparent  tout  le  mouvement.  Les  ports  de  la  Dalmatie  les  regar- 
dent avec  envie.  C'est  une  faible  consolation  pour  eux  de  recevoir 
la  visite  périodique  des  bâtimens  du  Lloyd.  Ils  voudraient  faire 
comme  les  Grecs,  vivre  aux  dépens  des  autres,  devenir  les  rouliers 
de  la  mer.  Ce  n'est  pourtant  pas  la  faute  des  Habsbourg  s'ils  ont 
reçu  de  Venise  un  héritage  mutilé,  des  montagnes  déboisées,  des 
villes  privées  de  communication.  Ils  avaient  tout  à  fake  :  ils  ont 
déjà  fait  beaucoup.  En  attendant  mieux,  les  deux  grands  ports  de 
l'Adriatique  ofirent  aux  Dalmates  de  belles  occasions  de  fortune. 
L'enrôlement  sur  les  navires  de  letat  entretient  leurs  qualités  ma- 
ritimes, et  les  force  à  resph'er  des  brises  un  peu  plus  salées  que 
celles  de  leur  golfe.  C'est  une  vie  d'emprunt  si  l'on  veut,  mais 
glorieuse  encore,  et  digne  d'une  race  intelligente.  Trieste  et  Pola 
sont  aux  matelots  dalmates  ce  que  le  Havre  et  Brest  sont  à  nos 
Ponaniais.  Rêver  un  état  slave  indépendant,  séparer  Trieste  de  ce 
littoral  qui  est  sa  réserve  et  son  soutien,  ce  serait  revenir  à  la  fâ- 
cheuse anai-chie  du  moven  â^c.  On  briserait  encore  une  fois  cette 


> 


872  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

unité  de  l'Adriatique  si  laborieusement  reconstruite,  et  si  avanta- 
geuse pour  le  littoral  tout  entier,  puisque  la  côte  opposée,  de  Ve- 
nise à  Brindisi,  n'offre  que  peu  de  ressources  à  la  navigation. 

Telles  sont  les  réflexions  qui  se  présentaient  à  mon  esprit 
pendant  que  je  visitais  la  résidence  de  Miramar.  Ce  château, 
bâti,  comme  on  sait,  par  l'infortuné  Maximilien  sur  un  pro- 
montoire de  la  baie  de  Trieste,  montre  de  loin  ses  tours  blan- 
ches, d'un  gothique  peu  féroce.  L'Autriche  ne  renonce  pas  facile- 
ment au  décor  féodal  :  mais  c'est  une  féodalité  souriante,  accessible, 
qui  ne  rappelle  en  rien  les  prisons  de  Silvio  Pellico.  Des  bois 
de  cyprès,  de  camélias  et  d'orangers  descendent  jusqu'à  la  mer. 
De  la  terrasse,  on  aperçoit  Trieste  au  fond  du  golfe,  les  premiers 
ports  de  l'Istrie,  puis,  à  droite,  l'horizon  fuyant  du  large.  Quand  on 
est  fatigué  de  cette  contemplation,  les  allées  couvertes,  où  pen- 
dent des  grappes  de  glycine,  vous  offrent  un  promenoir  frais  et  odo- 
rant. Une  mythologie  un  peu  timide  a  semé  les  massifs  de  sta- 
tues un  peu  maigres.  Jusque  dans  ce  caprice  coûteux,  —  car  il  a 
fallu  vaincre  une  nature  ingrate,  —  on  retrouve  les  traditions  de 
prudence  et  de  pudeur  bourgeoise  particulières  à  la  maison  d'Au- 
triche, mais  aussi  le  sens  inné  de  la  vie  intime,  si  remarquable  chez 
la  grande  Marie-Thérèse,  et  cette  horreur  du  grandiose,  ce  goût  du 
joli,  que  sa  fille,  Marie-Antoinette,  apporta  jadis  en  France.  On 
voit  aussi  que  ces  princes,  après  avoir  si  longtemps  négligé  la  mer, 
se  sont  pris  pour  elle  d'un  amour  tardif.  Ils  ont  voulu  baigner 
leurs  pieds  dans  les  flots.  Puis,  se  souvenant  d'une  autre  grande 
passion  qui,  pendant  tant  de  siècles,  a  poussé  leurs  ancêtres  vers 
la  brune  Italie,  ils  ont  accumulé  le  long  des  balustrades,  autour  des 
escaliers  de  marbre,  tous  les  parfums,  tous  les  souvenirs  de  l'infi- 
dèle; mais  en  même  temps,  ils  lui  tournent  résolument  le  dos.  Le 
château  regarde  l'orient.  Lorsque  Maximilien  le  fit  bâtir,  il  venait 
de  perdre  la  vice-royauté  de  Lombardie.  Ses  yeux  se  fixaient  sur 
Trieste,  c'est-à-dire  vers  l'avenir.  Plût  à  Dieu,  pour  son  bonheur 
et  pour  le  nôtre,  qu'il  se  fût  toujours  contenté  de  cet  horizon, 
sans  aller  chercher,  par-delà  des  mers,  la  couronne  sanglante  du 
Mexique  ! 

Je  doute  que  les  membres  de  la  famille  impériale  viennent  sou- 
vent s'asseoir  sur  la  terrasse  de  Miramar  :  elle  leur  rappelle  de 
trop  tristes  souvenirs.  Cependant  on  serait  bien,  dans  ce  heu  tran- 
quille, pour  méditer  sur  les  destinées  de  la  maison  de  Habsbourg, 
cette  famille  si  favorisée  d'abord,  puis  si  maltraitée  par  la  fortune^, 
qui,  au  faîte  même  de  la  puissance  et  de  la  gloire,  n'a  pu  se  main- 
tenir que  par  une  vigilance  infatigable  et  des  combats  continuels; 
et  qui,  au  comble  du  malheur,  sa  capitale  prise,  ses  provinces 
occupées  ou  menacées,  a  déployé  la  plus  rare  constance  et  la  rési- 


LA    DALMATIE.  873 

gnation  la  plus  héroïque,  enseignant  aux  peuples,  et  à  nous  parti- 
culièrement, ce  que  peuvent  le  courage  et  la  ténacité,  même  dans 
les  revers;  —  famille  unique,  et  sans  parallèle  parmi  les  maisons 
régnantes,  car  il  est  impossible  de  la  remplacer  par  une  autre.  Elle 
est  une  institution,  la  plus  originale  peut-être  de  l'Europe  moderne, 
la  clé  de  voûte  d'une  grande  fédération.  Tel  on  voit  Charles-Quint, 
sur  la  fameuse  cheminée  de  Bruges,  armé  de  pied  en  cap,  dominer 
les  blasons  de  cinquante  provinces,  et  porter  avec  aisance  cette 
pyramide  d'états  qui  s'effondrerait  si  sa  main  venait  à  laiblir,  tels 
ses  lointains  successeurs,  dans  le  domaine  plus  étroit  que  l'his- 
toire leur  a  laissé,  maintiennent  un  laisceau  de  peuples  qui  tom- 
berait en  pièces  s'ils  relâchaient  leur  étreinte.  Vingt  lois,  on  a  pré- 
dit la  dissolution  de  cette  monarchie:  vingt  fois  elle  a  trompé  tous 
les  médecins  et  déjoué  les  calculs  de  ses  héritiers.  A  plusieurs  re- 
prises dans  le  cours  du  siècle  et  dans  les  plus  fortes  crises,  elle  a 
modifié  le  pacte  fédéral,  c'est-à-dire  changé  de  tactique  en  présence 
de  l'ennemi,  et  présenté  au  monde  étonné  un  nouveau  front  de 
bataille. 

Or,  les  lieux  où  nous  sommes  rappellent  son  plus  heureux 
changement  de  front.  Ailleurs,  à  Prague,  à  Pesth,  à  Cracovie,  la 
maison  d'Autriche  a  éprouvé  bien  des  traverses.  Son  nom  a  été  tour 
à  tour  exécré  ou  béni.  Mais  Trieste  lui  doit  tout.  Nulle  part  ses 
bienfaits  ne  sont  plus  palpables.  S'il  était  encore  de  mode,  comme 
au  temps  de  Louis  XIV,  de  célébrer  ses  propres  bienfaits  par  des 
inscriptions  fastueuses,  les  Habsbourg  auraient  le  droit  de  frapper 
une  médaille  avec  ces  mots  :  «  l'Adriatique  ressuscitée.  — Tergeste 
relevée,  vivifiée.  —  La  montagne  jointe  à  la  mer.  —  L'Illyrie  re- 
constituée. »  On  graverait  au  milieu  la  figure  de  Trieste,  recevant 
du  Doge  le  fameux  anneau,  symbole  de  son  mariage  avec  la  mer. 
Trieste  doit  devenir  le  centre  de  toutes  les  provinces  qui  conver- 
gent vers  l'Adriatique  ;  et  le  nœud  d'intérêts  qu'elle  tient  entre  ses 
mains  est  aussi  solide  que  les  affinités  de  langues  et  de  races. 
Viribus  unilis!  dit  l'ancienne  devise  de  la  maison;  je  la  pré- 
fère au  Félix  Auslria  nnbc,  dont  on  saluait  autrefois  sa  rapide 
ascension.  Le  drame  de  Queretaro,  dont  les  murailles  de  Miramar 
nous  parlent  encore,  a  guéri  pour  jamais  la  maison  d'Autriche  des 
aventures  et  des  coups  de  fortune.  C'est  par  l'union  des  forces 
qu'elle  doit  régner  dans  l'avenir.  C'est  aussi  par  leur  équilibre. 
Tout  ami  de  la  civilisation  doit  souhaiter  qu'elle  comprenne  de 
mieux  en  mieux  la  beauté  de  ce  rôle  d'arbitre,  et  qu'elle  tienne  la 
balance  égale  entre  les  ambitions  rivales  de  ses  peuples. 

*** 


L'ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS 


DEPUIS 


LA  FOjNDATION   DE   L'INSTITUT 


vr. 


L'ACADÉMIE    DEPUIS    L'AVÈNEMENT    D"    CHARLES    X    JUSQU'AUX    PREMIERS 
JOURS   DU   RÉGN2    DE   LOUIo-PHlLIPPE. 


Au  moment  où  le  comte  d'Artois  devenu  le  roi  Charles  X  suc- 
cédait à  son  frère,  le  nombre  des  membres  de  l'Académie  des 
Beaux-Arts  élus  antérieurement  à  l'époque  de  la  Restauration  se 
trouvait  déjà  réduit  à  treize  ;  et,  parmi  ces  treize  représentans  des 
premiers  temps  de  la  compagnie,  quatre  seulement,  —  Regnault, 
Taunay,  Houdon  et  Gossec,  —  appartenaient  à  l'Institut  depuis  1795. 
Ainsi,  pendant  les  dix  années  du  règne  de  Louis  XVIII  (mai  181ZI, 
septembre  182/i),  vingt-sept  académiciens,  sans  compter  un  secré- 
taire perpétuel  et  dix  académiciens  libres,  avaient  été  choisis  par 
leurs  confrères  ou  nommés  par  ordonnance  royale.  En  d'autres 
termes,  au  bout  d'un  quart  de  siècle,  plus  de  la  moitié  de  l'Aca- 
démie se  trouvait  déjà  renouvelés,  et  des  artistes,  relativement 
jeunes,  occupaient  maintenant  les  places   réservées  d'abord  aux 

(1)  Voyez  la  Bévue  du  1"  et  du  15  juillet,  du  15  août,  du  l"^  et  du  15  sep- 
tembre 1889. 


l'académie  des  beaux-arts.  875 

vétérans  de  l'ait.  Gros,  Guérin,  Gérard,  le  sculpteur  Dupaty,  Boïel- 
dieu,  d'autres  encore  étaient  entrés  à  l'Académie  lorsqu'ils  avaient 
à  peine  atteint  ou  dépassé  l'âge  de  quarante  ans.  Dès  le  commen- 
cement du  règne  de  Charles  X,  Horace  Vernet,  David  d'Angers, 
Pradier,  se  voyaient  appelés,  encore  plus  jeunes,  à  faire  partie  d'un 
corps  qui  venait  déjà  de  s'attacher  Ingres  (juin  1825)  par  un  acte 
d'autant  plus  hardi  d'indépendance  et  de  justice  que, dans  le  publie, 
les  mérites  du  nouvel  académicien  étaient  alors  moins  généralement 
reconnus. 

Jusqu'à  cette  époque  en  effet,  Ingres,  raillé  par  les  uns  à  la  suite 
des  expositions  où  ses  œuvres  avaient  figuré,  traité  par  les  autres 
avec  une  indiiïérence  que  l'administration  des  Beaux-Arts  semblait 
elle-même  partager,  —  Ingres  n'était  guère  apprécié  à  sa  valeur 
que  par  un  petit  nombre  d'hommes  assez  clairvoyans  pour  discer- 
ner ce  qu'il  y  avait  d'originalité  saine  dans  la  prétendue  bizarrerie 
de  son  talent,  de  science  robuste  et  de  sincérité  dans  sa  manière, 
qualifiée  à  tout  hasard  par  les  critiques  du  temps  de  «  chinoise  » 
ou  de  «  gothique.  »  Le  beau  tableau,  le  Vœu  de  Louis  XIII,  exposé 
au  Salon  de  182^,  avait,  il  est  vrai,  eu  raison  jusqu'à  un  certain 
point  des  distractions  accoutumées  de  la  foule  et  même  trouvé 
gi'âce  auprès  des  détracteurs  habituels  du  peintre  de  l' Œdipe  et 
de  l'Odalisque.  Toutefois,  malgré  ce  succès  relatif,  Ingres  n'en 
demeurait  pas  moins  en  dehors  du  groupe  des  artistes  auxquels 
l'opinion  attribuait  une  importance  principale;  à  peine  commen- 
çait-il à  n'être  plus  relégué  dans  la  classe  des  rêveurs  ou  des  im- 
puissans.  En  appelant  à  elle  un  peintre  si  peu  populaire,  si  réso- 
lument contraire  au  faux  classicisme  jusqu'alors  en  honneur,  l'Aca- 
démie des  Beaux-Arts  prenait  donc  une  initiative  qu'allaient  bientôt 
justifier  de  reste  V Apothéose  d'Homère  et  le  Martyre  de  saint  Sym- 
pliorien,  mais  qui,  dans  les  circonstances  présentes,  avait  tout  l'à- 
propos  d'une  leçon  donnée  à  l'esprit  de  routine  et  presque  le  carac- 
tère d'un  coup  d'état. 

Par  un  contraste  étrange  au  premier  aspect,  et  qui  pourrait  paraître 
un  impardonnable  déni  de  justice  si  l'insuffisance  des  informations 
lournies  aux  juges  ne  l'exphquaittout  naturellement, un  peu  avant  le 
jour  où  l'Académie  accueillait  Ingres  avec  cet  empressement,  elle 
avait  sans  hésitation  refusé  de  s'adjoindre  un  des  plus  grands,  sinon 
le  plus  grand  parmi  les  artistes  du  siècle,  un  maître  aujom'd'hui 
glorieux  entre  tous.  11  s'agissait  alors  de  pourvoir  dans  la  section 
de  musique  au  remplacement  d'un  correspondant  étranger.  La  com- 
mission chargée,  suivant  l'usage,  de  dresser  une  liste  de  candidats, 
avait  inscrit  les  noms  de  trois  compositeurs  italiens  :  Fiora\  aiiti,  l'au- 
teur de  plusieurs  spirituels  ouvrages,  parmi  lesquels  l'opora-bouire. 


876  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

le  Cantatrice  villane,  représenté  à  Paris  avant  la  fin  de  l'empire;  un 
autre  compositeur  dramatique,  Portogallo,  enfin  un  savant  contre- 
pointiste,  le  père  Mattei,  de  qui  Rossini  s'honorait  d'avoir  reçu  les 
leçons.  A  ces  trois  noms,  un  académicien  qui  avait  apparemment 
voyagé  en  Allemagne  ou  plutôt  en  Autriche,  proposa  d'ajouter  celui 
de  «  monsieur  Beethoven.  »  L'Académie  agréa  la  proposition  de 
confiance;  mais,  l'heure  du  scrutin  une  fois  venue,  le  père  Mattei 
n'en  fut  pas  moins  élu  presque  tout  d'une  voix.  Certes,  la  préfé- 
rence accordée  à  celui-ci  a  de  quoi  nous  faire  sourire,  maintenant 
que  les  incomparables  productions  de  son  compétiteur  nous  sont 
devenues  familières  ;  personne  pourtant  n'aurait  le  droit  de  s'en 
scandaliser.  A  l'époque  où  ce   semblant  d'iniquité  était  commis, 
aucun  des  chefs-d'œuvre  du  Michel-Ange  de  la  musique  n'était 
connu  en  France  ;  il  fallait  encore  que  plusieurs  années  s'écoulas- 
sent avant  qu'ils  nous  fussent  révélés  par  la  Société  des  concerts  du 
Conservatoire.  Si  au  lieu  d'être  exécutées  pour  la  première  fois  à 
Paris  au  mois  de  mars  1828,  c'est-à-dire  un  an  après  la  mort  du 
maître,  les  Symphonies  de  Beethoven  eussent,  de  son  vivant,  trouvé 
chez  nous  la  publicité  que  recevaient  à  la  même  époque  les  opéras 
de  Rossini,  nul  doute  que  l'Académie  n'eût  été  unanime  pour  ouvrir 
ses  rangs  à  l'homme  de  génie  qui  les  avait  écrites,  comme,  dans  un 
tout  autre  ordre  d'art,  elle  s'était  hâtée  de  consacrer  par  ses  suf- 
frages la  gloire  de  l'auteur  du  Barbier  de  Séville.  On  serait  donc 
bien  mal  venu  à  s'indigner,  à  s'étonner  même  de  la  froideur  que 
rencontra  la  candidature   de  Beethoven  à  l'heure  où  elle  se  pro- 
duisit. Ce  qui,  quelques  mois  plus  tard,  eût  été  de  la  part  de  l'Aca- 
démie un  aveuglement  sans  excuse  n'était  alors  qu'une  méprise 
tout  involontaire ,   la  simple  conséquence   de  l'impossibilité  pour 
elle  d'apprécier  dos  titres   qui  n'apparaissaient  qu'à  distance,  et, 
en  quelque  sorte,  hors  de  portée. 

Quant  aux  membres  de  l'Académie,  qui,  au  commencement  du 
règne  de  Charles  X,  personnifiaient  avec  le  plus  d'éclat  les  progrès 
de  l'art  français  accomplis  dans  le  cours  des  années  précédentes,  ils 
confirmaient  chacun  la  réputation  acquise  par  l'importance  de  leurs 
nouveaux  ouvrages  et  faisaient  ainsi  justice,  comme  leurs  succes- 
seurs continuent  de  le  faire  aujourd'hui,  de  ces  plaisanteries  tradi- 
tionnelles sur  l'engourdissement  fatal  où  tombe  quiconque  s'assied 
dans  le  fauteuil  académique  (1).  Gros  venait  d'achever  ses  vastes 

(1)  L'usage  a  consacré  ce  mot  ;  mais,  soit  dit  en  passant,  sans  qu'il  se  trouve  justifié 
en  fait.  Les  prétendus  fauteuils  réservés  aux  membres  des  diverses  classes  de  l'Insti- 
tut sont,  en  réalité,  de  simples  chaises,  renouvelées  de  celles  dont  s'étaient  contentés 
à  l'origine  les  membres  de  l'Académie  fondée  par  Richelieu.  Vers  la  fin  du  règne  de 
Louis  XIV,  il  est  vrai,  en  1713,  l'Académie  française,  qui  tenait  alors  ses  séances  au 


l'académie  des  beaux-arts.  877 

peintures  de  la  Coupole  de  sainte  Geneviève,  et  Gérard,  son  por- 
trait en  pied  de  Charles  X,  revêtu  de  ses  habits  royaux  ;  Cheru- 
bini  avait  écrit  pour  les  solennités  du  sacre,  à  Reims,  cette  célèbre 
Mesiie  classée,  comme  sa  Messe  de  Requiein  pour  l'anniversaire  de 
la  mort  de  Louis  XVI,  parmi  les  chefs-d'œuvre  de  la  mu- 
sique religieuse;  Boïeldieu  faisait  représenter  sa  Dame  blanche, 
un  chef-d'œuvre  aussi  dans  son  genre.  Avant  de  partir  pour  Rome 
où  il  allait  succéder  à  Guérin  dans  les  fonctions  de  directeur  de 
l'Académie  de  France,  Horace  Vernet  justifiait  sa  nomination  à  ce 
poste  d'honneur  par  l'exécution  de  son  brillant  tableau,  la  Bataille 
de  Fontenoy,  qui  devait  remplacer,  au  plafond  d'un  des  salons  des 
Tuileries,  la  Bataille  d'Austerlitz  de  Gérard.  Enfin,  depuis  les 
architectes  chargés  d'approprier  les  salles  du  premier  étage  du 
Louvre  à  leur  double  destination  de  siège  du  Conseil  d'État  et  de 
musée  pour  les  collections  d'antiquités  récemment  acquises  par  le 
roi  (1),  jusqu'aux  peintres  et  aux  sculpteurs  auxquels  on  avait 
confié  le  soin  de  compléter  la  décoration  intérieure  ou  extérieure 
du  palais,  d'autres  membres  de  l'Académie  des  Beaux- Arts  tra- 
vaillaient activement  à  soutenir,  en  même  temps  que  leur  renom- 
mée personnelle,  la  gloire  collective  du  corps  auquel  ils  apparte- 
naient. 

Cependant,  en  regard  de  ces  représentans  officiels  d'un  art  beau- 
coup moins  uniforme  déjà  dans  ses  manifestations,  beaucoup  moins 
«  académique  »  au  sens  fâcheux  du  mot,  qu'il  ne  l'avait  été  sous 
l'influence  de  David,  certains  artistes,  les  uns  fort  près  encore  de 
leurs  débuts,  les  autres,  avant  même  d'avoir  publiquement  fait  leurs 
preuves,  commençaient  à  afficher  d'étranges  prétentions  au  rôle  de 
réformateurs;  à  prendre  tout  au  moins  vis-à-vis  de  la  foule  des  en- 
Louvre,  reçut  du  roi  le  don  de  «  quarante  fauteuils,  »  soit,  tout  uniment,  comme 
l'écrivait  un  contemporain,  pour  «  les  plus  grands  aises  »  de  la  compagnie,  soit,  comme 
le  rapporte  d'Alembert,  pour  consacrer  matériellement  l'égalité  entre  les  académi- 
ciens et  condamner  ainsi  les  prétentions  de  certains  prélats  qui  s'étaient  crus  en  droit 
de  réclamer  des  sièges  où  ils  pussent  trôner  à  part  et  au-dessus  de  leurs  confrères. 
Toujours  est-il  que,  de  nos  jours,  les  «  fauteuils  du  palais  Mazarin  »  ne  sont  plus 
qu'une  forme  de  langage,  un  pur  symbole  de  la  dignité  académique. 

(1)  Installé  en  1827  au  Louvre,  qu'il  devait  quitter  peu  après  la  révolution  de  juil- 
let, le  Conseil  d'État  occupait,  dans  l'aile  dont  le  pavillon  de  l'Horloge  forme  le  centre, 
la  partie  comprise  entre  ce  pavillon  et  l'aile  en  retour,  parallèle  à  la  rue  de  Rivoli  : 
plus,  la  moitié  de  cette  seconde  aile  jusqu'à  la  salle  consacrée,  depuis  le  second  empire, 
à  l'exposition  des  pastels.  En  d'autres  termes,  les  locaux  attribués  au  Conseil  d'État 
étaient  ceux-là  mômes  oii  sont  réunis  aujourd'hui  les  dessins  des  maîtres  de  toutes 
les  écoles.  Quant  aux  salles  composant  l'ensemble  de  ce  qui  s'appelait  à  l'origine  le 
«  Musée  Charles  X,  »  c'est-à-dire  celles  qui  se  succèdent,  dans  Taile  du  midi,  depuis 
le  salon  dit  «  des  sept  cheminées  »  jusqu'au  palier  du  grand  escalier  à  l'angle  de  la 
colonnade,  elles  ont  changé  de  nom,  sans  pour  cela  changer  de  destination. 


878  KEVDE   DES    DEUX    MONDES. 

gagemens  assez  téméraires,  et,  vis-à-vis  de  l'Académie,  des  atti- 
tudes d'opprimés  passablement  ridicules.  Il  va  sans  dire  qu'en 
relevant  ici  les  premiers  symptômes  du  mouvement  qui,  sous  l'éti- 
quette romantique,  allait  bientôt  éclater  avec  la  turbulence  que 
l'on  sait,  nous  n'avons  garde  de  confondre  dans  la  même  réprobation 
les  jactances  des  révolutionnaires  de  rencontre  et  les  hardiesses 
légitimes  de  quelques  talens  hautement  inspirés.  Ceux-ci  d'ailleurs 
n'avaient  pas  attendu  pour  se  produire  que  les  docteurs  de  la  foi 
nouvelle  eussent  publié  leurs  manifestes  et  proclamé,  comme  un 
droit  à  conquérir,  la  liberté  de  l'art  et  de  l'esprit  modernes.  Géri- 
cault  avait  exposé  son  Radeau  de  la  Méduse  en  1819,  Delacroix  son 
Dante  au  Salon  de  1822  et,  au  Salon  suivant  (1824),  son  Massacre 
de  Scio.  C'était  donc  en  réalité  après  coup  que  l'on  s'avisait  de 
déployer  le  drapeau  de  l'indépendance  et  d'entrer  bruyamment  en 
guerre.  En  tout  cas,  c'était  bien  à  tort  que  l'on  s'en  prenait  à 
l'Académie  des  résistances  que  l'on  pouvait  rencontrer  et  des 
étroites  doctrines  où  s'entêtaient,  en  dehors  d'elle,  quelques  dis- 
ciples d'une  tradition  surannée. 

Lequel  des  membres  de  la  compagnie  s'était  montré  hostile 
aux  tentatives  iaites,  avant  la  fin  du  règne  de  Louis  XVIII,  pour 
renouveler  les  conditions  et  pour  vivifier  les  procédés  de  la 
peinture  française  ?  Plusieurs  d'entre  eux,  au  contraire,  n'avaient- 
ils  pas  ouvertement  reconnu  l'opportunité  de  l'entreprise  et  les 
mérites  de  ceux  qui  s'y  dévouaient?  a  Un  peintre  nous  est  né,  » 
s'était  écrié  Gérard  en  face  du  tableau  de  Géricault,  et  Gros,  en 
signalant  à  ses  confrères  certaines  parties  an  Massacre  de  Scio,  — 
notamment  la  figure  nue  de  jeune  fille  attachée  au  cheval  qui  se 
cabre,  —  n'avait  pas  hésité  à  qualifier  de  «  Rubens  châtié,  »  l'au- 
teur de  ces  remarquables  morceaux  de  peinture.  Bien  plus  :  ce 
même  Gros,  dans  ses  propres  ouvrages,  —  comme  à  sa  manière^ 
Prud'lion,  dans  les  siens,  —  n'avait-il  pas,  longtemps  avant  les  no- 
vateurs de  l'heure  présente,  cherché  et  réussi,  au  milieu  des  ser- 
vilités de  l'école  de  David,  à  faire  la  part,  et  une  large  part,  à  la 
libre  expression  du  sentiment  personnel,  à  réhabiliter  dans  la  pein- 
ture la  verve  de  l'exécution,  l'animation  du  coloris,  la  franchise  ou 
la  poésie  de  l'effet?  Certes,  les  Pestiférés  de  Jaffa  et  la  Bataille 
d'Ahoukir,  le  Champ  de  bataille  d'Eylau  et  l'esquisse  du  Combat 
de  Nazareth,  n'ont  rien  de  commun  avec  les  toiles  où  la  plupart 
des  peintres  d'histoire  contemporains  se  contentaient  de  grouper, 
suivant  la  formule,  un  certain  nombre  de  statues  coloriées.  Par  un 
sentiment  de  na'ïve  vénération  pour  son  maître.  Gros  pouvait  bien, 
de  la  meilleure  foi  du  monde,  déclarer  qu'il  n'aspirait  à  être  que 
u  le  reflet  »  de  celui-ci  et,  de  son  côté,  David  pouvait,  avec  une 


l'académie  des  beaux-arts.  879 

bonne  foi  égale,  mais  avec  un  singulier  aveuglement,  ne  tenir 
qu'assez  peu  de  compte  des  aptitudes  particulières  de  son  ancien 
élève  et  du  genre  de  mérite  dont  il  avait  fait  preuve  (1)  :  toujours 
est-il  que,  consciemment  ou  non,  Gros  avait  donné  des  exemples 
d'émancipation  dont  Géricault  et  Delacroix  s'étaient  sans  doute  au- 
torisés pour  agir  conformément  à  leurs  propres  instincts  et  dans 
la  mesure  de  leurs  forces. 

Les  survenans  à  leur  tour  trouvaient  donc  le  terrain  bien  pré- 
paré. Il  leur  suffisait,  pour  avoir  raison  des  erreurs  ou  des  préju- 
gés qui  pouvaient  subsister  encore,  de  les  combattre  par  des  témoi- 
gnages positifs  de  leurs  talens  personnels,  sans  recourir  aux  pro- 
grammes ambitieux,  encore  moins  au  dénigrement  systématique 
des  travaux  antérieurs.  En  un  mot,  tout  se  réduisait  au  fond  à 
une  question  de  rénovation  par  des  exemples  pratiques.  Une  levée 
en  masse  d'artistes  consultans  pour  ainsi  dire,  de  théoriciens  im- 
provisés et  de  discoureurs  par  incapacité  de  produire,  ne  pouvait 
aboutir  qu'à  une  agitation  stérile.  Tel  fut  en  eiïet  le  résultat  le  plus 
clair  du  mouvement  que  les  doctrinaires  du  romantisme  s'effor- 
çaient d'opérer  dans  notre  école,  il  y  a  environ  soixante  ans. 

Lorsqu'on  pèse  aujourd'hui  de  sang-froid  les  promesses  faites 
alors  et  les  prétendus  progrès  célébrés  par  les  sectateurs  ou  les 
avocats  du  romantisme,  lorsqu'on  rapproche  du  langage  tenu  par 
les  journaux  du  parti  les  œuvres  qui  devraient  le  justifier,  il  est 
difûcile  de  ne  pas  être  frappé  de  l'insuffisance  de  celles-ci,  eu 
égard  à  la  signification  esthétique  qu'on  leur  attribuait  et  à  la  por- 
tée des  intentions  qu'elles  étaient  censées  traduire.  Qui  sait  même? 
sauf  Delacroix,  qui  d'ailleurs  déclina  toujours  soigneusement  le 
rôle  de  chef  d'école  qu'on  prétendait  lui  imposer  et  la  responsabi- 
lité attachée  à  ce  titre  (2),  —  sauf  encore  Eugène  Devéria,  quoique 

(1)  Gros  avait,  depuis  plusieurs  années  déjà,  produit  tous  les  ouvrages  qui  honorent 
le  plus  son  nom  lorsque,  dans  une  lettre  qu'il  lui  écrivait  en  1820  de  Bruxelles,  David 
lui  reprochait  «  de  n'avoir  pas  fait  encore  ce  qu'on  appelle  un  tableau  d'histoire  »  et 
de  s'en  être  tenu  «  à  des  sujets  futiles,  à  des  tableaux  de  circonstance...  Vous  con- 
vient-il d'attendre  toujours?  ajoutait-il.  Vite,  vite,  mon  bon  ami,  feuilletez  votre  Plu- 
tarque...  et  produisez  du  grand  pour  vous  mettre  à  votre  juste  place.  »  Malheureuse- 
ment, pour  le  peintre  des  Pestiférés  de  Joffa  et  d'autres  scènes  «  futiles  »  de  cette 
espèce,  les  exhortations  de  David  n'eurent  d'autre  résultat  que  d'énerver,  en  le  détour- 
nant de  sa  voie,  le  beau  talent  qu'elles  prétendaient  stimuler.  Loin  d'ajouter  à  la  gloire 
de  Gros,  les  tableaux  peints  par  lui  sur  des  thèmes  empruntés  à  l'antiquité  courraient 
le  risque  aujourd'hui  de  la  compromettre,  s'il  était  possible,  en  face  de  ces  ouvrages 
plus  ou  moins  faibles,  d'oublier  les  chefs-d'œuvre  sertis  antérieurement  de  la  même 
main. 

(2)  Entre  autres  témoignages  du  dédain  intime  qu'inspiraient  à  Delacroix  les  entre- 
prises de  ses  soi-disant  sectateurs,  il  suffira  de  citer  ces  lignes  écrites  par  lui  sur  un 
cahier  de  notes  :  «  Les  romantiques  modernes  sont  restés  fanfarons  avec  la  prétention 


880  KEVUE    DES    DEUX   MONDES. 

son  tableau,  la  ISaissiinre  d'Henri  IV,  ait  du  premier  coup  épuisé 
sa  veine  et  donné  une  fois  pour  toutes  la  mesure  de  son  talent  as- 
sez superficiel,  —  enfin,  sauf  Ary  Scheffer,  quelque  contraires  à  sa 
première  manière  qu'aient  été  les  efforts  tentés  par  lui  dans  la  se- 
conde moitié  de  sa  vie,  —  peut-être  n'est-il  pas  un  seul  des  repré- 
sentans  les  plus  prônés  jadis  du  dogme  et  de  la  peinture  romanti- 
ques dont  la  grande  majorité  d'entre  nous  n'ait  aujourd'hui  oublié 
jusqu'au  nom. 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  mesure  que  se  multipliaient  les  entreprises 
de  la  nouvelle  école  en  face  des  essais  de  résistance  et  des  protes- 
tations de  l'ancienne,  les  sentimens  divers  qu'elles  provoquaient  se 
manifestaient  avec  une  vivacité  croissante.  Engagée  dans  le  do- 
maine littéraire  avec  autant  d'ardeur  pour  le  moins  que  dans  le 
domaine  de  l'art,  la  lutte  en  se  généralisant  ne  tarda  pas,  —  nous 
avons  eu  déjà  l'occasion  de  le  rappeler  ailleurs,  —  à  dégénérer  en 
aventure  ;  à  n'être  plus  qu'une  mêlée  confuse,  ou  plutôt  un  vain 
tumulte  de  paroles  :  si  bien  que  les  qualifications  mêmes  dont  on 
s'était  servi  d'abord  pour  définir  deux  ordres  de  doctrines  n'avaient 
déjà  plus  d'autre  objet  que  d'étiqueter  les  inclinations,  réfléchies 
ou  non,  de  certains  esprits  et  les  afïections  ou  les  aversions  per- 
sonnelles de  certains  hommes. 

On  sait  quelle  est  la  puissance  des  mots  dans  notre  pays  et  avec 
quelle  facilité  la  foule  se  dispense  d'en  scruter  le  sens  pour  s'ac- 
commoder naïvement  de  ce  que  les  intéressés  leur  font  dire.  Dans 
un  autre  champ  que  celui  de  l'art,  les  exemples  ne  manqueraient 
pas  de  concessions  ou  d'abus  de  cette  sorte,  et  l'on  pourrait  citer 
tel  terme  courant  du  vocabulaire  philosophique  ou  politique  dont 
l'emploi,  à  force  d'interprétations  arbitraires,  est  devenu  aujour- 
d'hui bon  à  toutes  fins.  A  l'époque  où  elles  étaient  le  plus  usitées, 
les  èpithètes  de  «  classique  »  et  de  a  romantique  »  avaient ,  sui- 
vant les  besoins  de  chaque  cause,  une  semblable  élasticité.  Si, 
pour  se  donner  raison  à  peu  de  frais,  bon  nombre  d'adversaires  du 
classicisme  faisaient  purement  et  simplement  de  ce  mot  le  syno- 
nyme de  l'esprit  de  routine,  combien  de  classiques,  sans  y  regarder 
de  plus  près,  ne  voulaient  voir  dans  le  romantisme  que  l'extrava- 
gance érigée  en  système,  et  dans  les  affiliés  à  la  nouvelle  secte  que 
des  paresseux  ou  des  fous  !  Il  arrivait  même  parfois  que  les  ques- 
tions se  trouvaient  plus  simplifiées  encore  et  les  solutions  plus 
radicales  :  témoin  certaine  comédie,  le  Classique  et  le  Ro?nantique, 


de  revenir  à  plus  de  naturel.  En  littérature,  ils  sont  descendus  jusqu'à  la  trivialité, 
et  ils  n'ont  pas  cessé  d'être  ampoulés.  »  Voyez  Eugène  Delacroix,  sa  vie  et  ses  œuvres 
(par  son  ami  M.  Piron);  Paris,  1865,  p. 411. 


Il 


l'académie  di:s  beaux-arts.  881 

représentée  un  peu  avant  1830  sur  la  scène  de  l'Odéon.  Dans  cette 
pièce  dont  la  moralité,  si  peu  convaincante  qu'elle  lût,  avait  au 
moins  le  mérite  de  se  formuler  sans  équivoque,  le  classique,  c'était 
l'honnête  homme;  le  romantique,  c'était  le  fripon.  Et  comme  ces 
procédés  de  justice  distributive  étaient  pratiqués  avec  un  égal  em- 
pressement dans  les  deux  partis,  comme  de  chaque  côté  on  se 
croyait  à  peu  près  tout  permis  contre  l'ennemi  dont  il  s'agissait  de 
se  défaire,  les  spectateurs  de  la  querelle  ne  savaient  trop  à  qui 
imputer  de  préférence  les  excès  qui  la  signalaient  de  jour  en 
jour. 

Sans  avoir  peut-être  les  mêmes  incertitudes,  l'/Vcadémie  des 
Beaux-Arts  éprouvait  les  mêmes  dégoûts  en  face  des  violences 
auxquelles  on  ne  craignait  pas  de  recourir  et  des  injurieuses  atta- 
ques qui  parfois  s'étendaient  jusqu'à  elle.  Naturellement,  dans  ce 
conflit  d'ambitions  effrénées  et  de  tentatives  rétrogrades,  elle  s'était 
abstenue  de  toute  intervention  directe  ;  de  là  son  impopularité  à  peu 
près  égale  dans  les  deux  camps,  sauf  cette  différence  toutefois  que 
les  classiques  lui  reprochaient  d'abandonner,  en  se  désintéressant  de 
leur  cause,  la  défense  des  hautes  traditions,  tandis  que  les  accusa- 
tions du  parti  adverse  portaient  sur  son  opposition  systématique 
aux  aspirations  les  plus  légitimes  de  l'esprit  moderne,  à  la  moindre 
velléité  d'innovation  et  de  progrès. 

A  la  vérité,  le  progrès,  tel  que  l'entendaient  les  artistes  et  les 
critiques  de  la  nouvelle  école,  n'était  pas  de  nature  à  séduire  faci- 
lement des  hommes  convaincus  que,  en  matière  d'art,  la  fantaisie 
ne  saurait  dispenser  de  l'étude  et  de  l'expérience  technique,  et, 
que  la  volonté  de  remettre  en  honneur  telle  époque  oubliée  de 
l'histoire  ou  tel  ordre  de  sentimens  particulier  n'affranchit  nulle- 
ment du  respect  de  certaines  lois  immuables.  Pour  opérer  utilement 
une  réforme,  il  ne  suffisait  pas  à  leurs  yeux  de  remplacer  tant  bien 
que  mal  sur  la  toile  les  dieux  de  l'Olympe  par  des  personnages  em- 
pruntés aux  fabliaux  ou  aux  chroniques,  les  Grecs  et  les  Romains 
parles  seigneurs  ou  les  truands  du  moyen  âge  :  encore  fallait-il  q-ae, 
sous  l'imprévu  des  apparences,  se  retrouvât  ce  qui  constitue  le 
fond  nécessaire  de  l'art   et  que,  sous  prétexte  de  renouveler  le 
style  pittoresque,  on  n'en  arrivât  pas  à  sacrifier  délibérément  la 
grammaire.  Mais,  cela  n'est  pas  moins  certain,  ces  mêmes  hommes, 
d'origines    d'ailleurs  et   de  talens  si   divers,  ces  membres  d'une 
compagnie  qui,  en  dehors  de  tout  système  préconçu,  venait  d'ad- 
mettre dans  son   sein  Ingres  et  Rossini,  Horace  Vernet  et  David 
d'Angers,   ne  pouvaient,  sans  démentir  les  doctrines  libérales  du 
corps  et  leur  propre  passé,  faire  cause  commune  avec  les  apôtres 
de  l'immobilité  à  outrance.  Aussi  les  professions  de  foi  opposées 
TOME  xcvni.  —  1890.  56 


882  REVDE   DES   DEUX   MONDES. 

par  ceux-ci  aux  défis  de  leurs  adversaires  ne  trouvaient-elles  pas 
plus  d'écho  dans  l'Académie  que  les  prédications  tapageuses  des 
romantiques.  Quatremère  de  Quincy  lui-même,  en  qui  semblait  se 
personnifier  l'esprit  de  dogmatisme  et  de  réglementation  esthé- 
tique, ne  faisait-il  pas  une  juste  part  aux  influences  relatives  de  la 
théorie  et  de  la  pratique,  lorsqu'il  écrivait  à  la  première  page  de 
son  livre  sur  V Imitation  dans  les  beaux-arts  :  «  Je  pense  que  les 
beaux  ouvrages  doivent  plutôt  donner  naissance  aux  théories  que 
les  théories  aux  beaux  ouvrages?  »  Le  tort  des  classiques,  comme 
celui  des  romantiques,  dans  le  combat  qu'ils  soutenaient  les  uns 
contre  les  autres,  était  de  renverser  les  deux  termes  de  la  propo- 
sition et  de  subordonner  l'action  des  talens  à  l'autorité  préalable 
des  conventions  et  des  préceptes. 

Entre  les  belligérans,  au  surplus,  tout  ne  se  bornait  pas,  il  faut 
le  redire,  à  ces  attaques  ou  à  ces  résistances  sur  le  terrain  de  la 
spéculation  pure.  De  la  guerre  aux  idées,  on  en  était  venu  assez 
vite  aux  outrages  envers  les  personnes.  Même  avant  les  scan- 
dales de  la  première  représentation  ôUJernani,  où  les  admira- 
teurs par  anticipation  accueillaient  avec  des  quolibets  injurieux 
l'entrée  de  ceux  qu'ils  soupçonnaient  d'apporter  des  dispositions 
hostiles,  les  insultes  par  la  voie  de  la  presse  aux  corps  acadé- 
miques, à  l'Académie  française  en  particulier,  étaient  entrées  dans 
les  procédés  quotidiens  de  discussion.  Un  article  de  journal  dont 
Sainte-Beuve  était  l'auteur,  et  qu'on  a  bien  fait  de  ne  pas  réim- 
primer dans  ses  œuvres,  dénonçait  à  l'indignation  publique  «  cette 
poignée  d'hommes  médiocres  et  usés,.,  obéissant  à  un  triste  esprit 
de  rancune  liltôrah*e  ou  philosophique,  »  et  tout  prêts,  lors  de  la 
prochaine  élection,  <c  à  laisser  encore  une  fois  le  génie  sur  le  seuil, 
pour  s'attacher  à  quelque  candidat  bénin  et  banal  qui  fait  des 
visites  depuis  quinze  ans.  »  Ces  violences  de  langage  et  ces  accu- 
sations passionnées  jusqu'à  la  calomnie  qui  rappellent  les  moyens 
employés,  une  quarantaine  d'années  auparavant,  pour  battre  en 
brèche  les  anciennes  académies,  ces  appels  à  la  révolte  contre  les 
représentans  légitimes  de  l'aristocratie  dans  les  lettres  et  dans  les 
arts,  —  tout  cela,  sans  doute,  était  excessif  et  au  fond  très  blâ- 
mable; mais,  au  moins  en  ce  qui  concerne  les  assauts  livrés  alors  à 
la  grande  «  citadelle  littéraii-e,  »  les  assiégeans  ne  trouvaient-ils  pas 
un  prétez'.t.e,  et,  à  la  rigueur,  une  excuse,  dans  quelques-uns  des 
procédés  de  défense  dont  les  assiégés  avaient  fait  choix, —  dans 
certaine  démarche,  par  exemple,  tentée  au  commencement  de  l'an- 
née 1829  et  à  laquelle  plusieurs  membres  de  l'Académie  française 
n'avaient  pas  craint  de  s'associer? 

Jusqu'alors  les  plus  ardens    champions   de  la  cause  classique: 
s'étaient  contentés  d'opposer  à  l'invasion  des  «  barbaa^es  »  leur  in- 


l'académie  des  beaox-arts.  883 

trépidité  personnelle  et  de  répondre  aux  entreprises  de  la  nouvelle 
école,  tantôt  par  des  vers  satiriques,  comme  ceux  qui  sortaient  de 
la  plume  naïvement  irrit-ée  de  M.  Viennet,  tantôt  par  des  brochures 
plus  ou  moins  didactiques,  comme  celles  qu'avaient  publiées  coup 
sur  coup  M.  Jay  et  quelques  autres  croyans  invétérés  à  la  toute- 
puissance  de  la  tradition.  Un  moment  vint  pourtant  où  de  telles 
armes  parurent  insuffisantes  aux  combattants  qui  les  avaient  ma- 
niées, puisque,  pour  mettre  fin  à  la  lutte,  ils  crurent  devoir  recou- 
rir au  roi  lui-même  et  le  conjurer  formellement  d'intf^n^enir.  'Par 
une  pétition  au  bas  de  laquelle  figuraient  les  noms  de  MM.  Ar- 
naiilt,  Etienne,  de  Jouy,  tous  trois  membres  de  rAcadémie  française, 
et  les  noms,  —  y  compris  bien  entendu  celui  de  M.  Viennet,  — 
de  quatre  autres  écrivains  appartenant  à  la  même  religion  litté- 
raire, Charles  X  était  mis  en  demeure  d'user  de  son  autorité  souve- 
raine pour  ((  écarter  la  tempête  dramatique  dont  la  scène  fran- 
çaise se  voyait  de  plus  en  plus  menacée;  »  pour  «  repousser  les 
incursions  anglaises  ou  allemandes  au-delà  de  cette  scène,  illus- 
trée depuis  deux  siècles  par  les  chefs-d'œuvre  du  génie  national  ;  » 
en  d'autres  termes,  pour  en  interdire  l'accès  à  quiconque,  dans 
notre  pays,  ne  se  montrerait  pas  observateur  fidèle  des  lois  en 
vigueur  ou  des  usages  établis,  au  temps  de  Racine  comme  au  temps 
de  Voltaire,  et  même  au  temps  des  plus  pâles  continuateurs  de 
•celui-ci. 

'  En  demandant  au  roi  de  restaurer  par  ordonnance  le  culte  de 
la  tragédie  traditionnelle  et  de  sévir  contre  les  auteurs  dramati- 
ques coupables  de  manquement  à  la  règle  des  trois  unités,  les  si- 
gnataires de  cette  étrange  requête  ne  se  donnaient  pas  seulement 
un  ridicule;  ils  commettaient  une  assez  vilaine  action,  puisqu'ils 
en  appelaient  du  droit  à  l'exercice  arbitraire  de  la  force,  et,  de 
plus,  ils  se  heurtaient  à  une  ÛTipossibilité.  Que  serait-il  arrivé,  en 
effet,  si  leur  appel  eût  été  entendu  et  si,  d'un  autre  côté,  l'opi- 
nion eût  résisté?  Aurait-on  envoyé  la  garde  royale  contre  les  spec- 
tateurs applaudissant  au  Tliéàtre-Français  le  drame  d'Alexandre 
Dumas,  Henri  111  et  m  Cour  (1),  et  quelques  mois  plus  tard, 
VHernani  de  Victor  Hugo? 

Beaucoup  mieux  inspiré  que  ceux  qui  s'adressaient  à  lui, 
Charles  X  comprit  qu'il  n'avait  pas  plus  le  pouvoir  de  briser  le 
romantisme  d'un  coup  de  son  sceptre  que  le  devoir  dp  se  déclarer 
le  patron  officiel  de  la  doctrine  contraire.  Aux  doléances  des  péti- 
tionnaires sur  les  périls  que  courait  la  dignité  de  notre  théâtre, 
comme  aux    exliortations  par  lesquelles   ils   le  pressaient  de   la 

(1)  Henri  IfJ  fut  représenté,  pour  la  première  fois,  le  13  février  1829,.quelques- jours 
après  eehii  où  les  signataires  de  la  pétition  avaient  été  reçus  aux  Tuileries. 


884  REVIE   DES   DEUX   MONDES. 

sauvegarder,  il  répondit  avec  autant  de  bon  goût  que  de  bon  sens  : 
«  Que  voulez-vous  que  j'y  fasse,  messieurs?  Je  n'ai,  comme  cha- 
cun de  vous,  que  ma  place  au  parterre.  »  11  n'y  avait  donc  plus 
pour  les  réclaraans  et  pour  ceux  qu'ils  représentaient  qu'à  conti- 
nuer la  guerre  à  leurs  propres  risques,  faute  de  ces  lettres  de  ca- 
chet au  moyen  desquelles  ils  avaient  rêvé  de  se  débarrasser  com- 
modément de  l'ennemi. 

D'ailleurs,  le  «  vandalisme  romantique  »  ne  tendait  pas  seule- 
ment à  envahir  le  théâtre;  ses  ravages,  —  et  même  c'était  par  là 
qu'ils  avaient  commencé,  —  ne  désolaient  pas  moins  douloureuse- 
ment, aux  yeux  des  classiques,  le  champ  de  la  poésie  proprement 
dite.  Aussi  la  nécessité  semblait-elle  urgente  de  porter  de  ce  côté 
des  efiorts  tout  spéciaux  de  résistance,  c'est-à-dire  des  efforts 
tentés  par  ceux  que,  en  raison  de  leurs  antécédens,  on  jugeait,  ou 
qui  se  jugeaient  eux-mêmes,  les  plus  autorisés  pour  cela.  Si  les  suc- 
cès passés  de  Germanirua,  de  Si/lla,  et  de  quelques  autres  tra- 
gédies taillées  sur  le  vieux  patron  consacré,  avaient  paru  à  MM.  Ar- 
nault  et  de  Jouy  les  qualifier  suffisamment  pour  le  rôle  qu'ils 
s'étaient  attribué  de  vengeurs  de  la  saine  littérature  dramatique, 
n'était-il  pas  tout  naturel  qu'un  autre  académicien,  poète  lyrique 
du  même  temps  et  de  la  même  école,  M.  Baour-Lormian,  se  crût 
de  la  meilleure  foi  du  monde  dans  l'obligation  de  prendre  à  partie 
le  poète  des  Odes  et  Ballades  et  des  Orientales,  et  de  le  condam- 
ner, lui  et  les  siens,  au  nom  d'Erato  et  de  Calliope,  comme  d'au- 
tres intraitables  nourrissons  des  Muses  condamnaient,  au  nom  de 
Tlialie  et  de  Melpomène,  les  modernes  réformateurs  de  la  comédie 
et  du  drame?  La  satire  en  vers  publiée  sous  ce  titre  :  le  Canon 
d'alarme,  n'était  pas,  il  est  vrai,  de  nature  à  servir  fort  utilement 
la  cause  chère  à  l'auteur  et  à  ses  amis,  ni  à  jeter  beaucoup  d'efiroi 
dans  le  camp  des  séditieux  :  toujours  est-il  que  ce  petit  écrit,  si 
suranné  dans  le  fond  et  dans  les  formes  qu'il  puisse  nous  paraître 
aujourd'hui,  montre  aussi  bien  que  les  pamphlets  romantiques,  à 
quel  degré  d'intolérance,  on  dirait  presque  de  fureur,  on  était 
arrivé  de  part  et  d'autre,  et,  —  pour  parler  la  langue  des  co- 
reUgionnaires  de  M.  Baour-Lormian,  —  quelle  Némésis  littéraire 
agitait  jusqu'aux  esprits  naguère  les  plus  calmes  et,  d'habitude,  les 
plus  inoffensifs. 

Nous  sommes  loin  maintenant  de  ces  controverses  enfiévrées  et 
de  ces  luttes  :  si  loin  même,  que  la  plupart  d'entre  nous  en  ont  à 
peu  près  perdu  le  souvenir  ou  n'en  gardent  plus  qu'un  souvenir 
désintéressé.  Chacun  sans  doute  honore  comme  il  convient  les 
noms  et  les  talens  qui  ont  mérité  de  survivre  à  l'époque  troublée 
dont  nous  venons  d'essayer  en  quelques  mots  de  résumer  l'his- 
toire ;  mais  qui  serait  tenté  aujourd'hui  de  reprendre  à  son  compte 


l'académie  des  beaux-arts.  885 

les  prétentions  ambitieuses,  si  bien  démenties  par  l'événement,  ou 
les  doctrines  rétrogrades  de  cette  époque?  Qui  songerait  à  en 
épouser  après  coup  les  querelles?  Depuis  que  le  classicisme,  tel 
qu'on  le  définissait  il  y  a  soixante  ans,  est  devenu  pour  tout  le 
monde  un  non-sens,  et  que,  d'un  autre  côté,  les  promesses  et  les 
spéculations  du  romantisme  ont  abouti  à  la  faillite,  le  mieux  est 
de  s'en  tenir  aux  ftiits  accomplis,  de  laisser  là  les  questions  épui- 
sées et  les  passions  mortes,  pour  apprécier,  sans  acception  de 
parti,  les  œuvres  mêmes  et  les  mérites  qui  peuvent  s'y  rencon- 
trer. 

Or,  à  ne  considérer  ici  que  les  productions  de  la  peinture  et  de  la 
sculpture,  celles  que  nous  ont  léguées  les  années  comprises  entre 
le  commencement  et  la  fin  du  règne  de  Charles  X  ne  sauraient  en 
général  exiger  un  bien  long  examen,  ni  rendre  les  choix  fort  dif- 
ficiles. Si,  parmi  les  ouvrages  exécutés  à  une  date  un  peu  anté- 
rieure par  de  jeunes  artistes  plus  ou  moins  dociles  à  la  tradition 
classique,  plusieurs  gardent  une  très  sérieuse  valeur,  —  l'Amour 
et  Psyché  de  Picot  par  exemple,  le  Martyre  de  sainte  Juliette  et 
le  Martyre  de  saint  Hippolyte  de  Heim,  certains  tableaux  ou  por- 
traits de  Léon  Cogniet  et  de  Drolling,  certaines  statues  de  Ramey 
et  de  Cortot  (1),  —  pourrait-on,  en  revanche,  trouver  rien  de  plus 
que  des  témoignages  d'engourdissement  et  d'impuissance  dans  les 
travaux  où  s'obstinent,  aux  approches  de  l'année  1830,  quelques 
disciples  vieillis  de  David,  débiles  imitateurs  de  sa  manière?  Et 
quant  aux  œuvres  de  ces  faux  prophètes  qui,  pour  régénérer  l'art 
français,  croyaient  suffisant  d'enchérir  sur  les  audaces  et,  le  plus 
souvent,  sur  les  défauts  de  Delacroix,  n'accusent-elles  pas,  aux 
yeux  de  quiconque  les  examine  impartialement  aujourd'hui,  des 
intentions  aussi  vaines  au  fond,  des  infirmités  de  jugement  et 
d'imagination  aussi  radicales  que  celles  dont  les  œuvres  des  clas- 
siques les  plus  indigens  portent  l'empreinte  ?  La  différence  ne  con- 
siste en  réalité  que  dans  les  formes,  ici  conventionnelles  et  mornes 
jusqu'à  l'effacement  absolu  de  la  vie,  là  violentes  ou  incorrectes 
jusqu'à  l'impertinence. 

Il  ne  sera  pas  superflu  d'ailleurs  de  faire  remarquer  que  le  ta- 
lent de  Delacroix  lui-même,  si  personnel  et  si  vivace  qu'il  fût,  ne 
semble  avoir  subi  qu'à  son  propre  préjudice  l'influence  du  milieu 
qui  l'environnait  alors.  Les  ouvrages  du  peintre  qui  avaient  juste- 
ment attiré  sur  son  nom  l'attention  publique,  —  Dante  et  Virgile, 
le  Massacre  de  Scio,  —  appartiennent  à  une  époque  antérieure  à 
celle  où  se  forma  la  secte  romantique;  tandis  que  ses  œuvres  les 


(1)  Ces   ouvrages  avaient   successivement   paru  aux  Salons   de   1819,  de    1822  et 
de  1824. 


^r86  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

plus  défectueuses,  —  la  Mort  de  Sardanapale,  Justinien  dictant 
ses  Pandectes,  Marino  Faliero,  la  suite  des  compositions  lilho- 
graphiées  sur  le  Faust  de  Goethe,  etc.,  —  ont  été  produites  entre 
les  années  1825  et  1830,  c'est-à-dire  dans  la  période  de  temps  où 
le  parti  révolutionnaire  payait  le  plus  ouvertement  d'audace  pour 
s'emparer  de  l'opinion.  Les  œuvres  au  contraire  qui  constituent 
les  meilleurs  titres  de  Delacroix  et  qui  devaient  un  jour  lui  ouvrir 
les  portes  de  l'Académie,  —  les  peintures  du  Salon  du  roi,  à  la 
chambre  des  députés,  et  de  la  Galerie  d'Apollon  au  Louvre,  l'En- 
trée des  croisés  a  Constcmtinople,  Médée,  d'autres  encore,  moins 
importantes  par  les  dimensions,  mais  certainement  aussi  remar- 
quables, la  Noce  juive  par  exemple  et  le  Naufrage  de  don  Juan, — 
n'ont  été  conçues  et  exécutées  qu'après  l'apaisement  des  querelles 
et  le  licenciement  des  troupes  enrôlées  pour  les  soutenir. 

On  peut  donc  sans  exagération  affirmer  que  le  mouvement  ro- 
mantique, impuissant  à  rien  fonder,  a  eu  cet  unique  avantage  de 
déblayer  le  terrain  au  profit  d'artistes  capables  de  l'occuper  et  de 
s'y  maintenir  à  égale  distance  des  deux  partis  qui  venaient  de  s'y 
livrer  bataille.  Contrairement  à  ce  qui  s'était  passé  dans  le  domaine 
politique  vers  la  fin  du  siècle  dernier,  ce  furent  les  montagnards 
de  l'art,  pour  ainsi  dire,  qui  cédèrent  la  place  et  procurèrent  le 
succès  à  des  girondins  comme  Paul  Delaroche  et  Decamps,  ou  comme 
ces  jeunes  paysagistes  dont  le  talent  sincère,  affranchi  une  lois 
pour  toutes  du  joug  de  la  vieille  école  et  des  conventions,  a  revi- 
vifié un  genre  de  peinture  qui  devait,  de  nos  jours  encore,  fournir 
à  l'art  français  une  part  de  ses  meilleurs  titres. 

Quant  aux  attaques  dirigées  contre  l'Académie  des  Beaux-Arts  au 
nom  de  ses  prétendues  victimes,  quant  à  ces  accusations  de  des- 
potisme à  l'égard  des  talens  incompris,  des  génies  indépendans 
dont  elle  prenait  à  tâche,  disait-on,  d'entraver  l'essor,  —  tout  céda 
ne  réussit  guère  à  compromettre  auprès  du  public  la  bonne  re- 
nommée de  la  compagnie.  Ce  ne  fut  qu'un  peu  plus  tard,  à  l'occa- 
sion des  Salons  successivement  ouverts  après  1830,  que  l'opinion 
s'émut  ou  parut  s'émouvoir  de  certaines  exclusions,  parfois  regret- 
tables en  effet,  prononcées  par  l'Académie  constituée  alors  en  jury. 
Jusqu'à  cette  époque,  personne,  excepté  les  meneurs  ou  les  com- 
plices de  la  sédition,  ne  fit  mine  de  suspecter  l'impartialité  d'un 
corps  dont  un  passé  déjà  long  avait  d'ailleurs  hautement  révélé  les 
coutumes  et  justifié  de  plus  en  plus  les  privilèges.  Enfin,  —  on  ne 
saurait  trop  le  répéter,  —  les  choix  faits  par  l'Académie  avant  ou 
pendant  les  luttes  engagées  au  dehors  entre  les  partis  n'étaient-^ils 
pas  la  meilleure  réponse  à  ceux  qui  lui  reprochaient  ses  doctrines 
et  ses  pratiques  intolérantes  ?  S'il  fallait  aux  noms  que  nous  avons 
cités  plus  haut  en  ajouter  d'autres  d'une  signification  aussi  peu 


l'académie  des  beaux-arts.  887 

équivoque,  nous  nous  contenterions  de  rappeler  que,  en  même 
temps  qu'elle  donnait  pour  successeur  à  Rondelet  un  architecte  de 
la  vieille  école,  Jacques  Molinos  (1),  l'Académie  remplaçait  dans  la 
section  de  composition  musicale  Gossec  par  Auber,  c'est-à-dire 
par  un  artiste  fort  loin  apurement  de  se  montrer  liostile  à  l'esprit 
d'innovation  et  aux  Irancliises  de  l'imagination  personnelle. 

Gossec,  né  en  1733,  était  âgé  de  quatre-vingt-seize  ans  lorsqu'il 
mourut  en  1829.  11  avait  donc  eu  cette  singulière  fortune  d'assister 
dans  sa  jeunesse  à  la  renaissance  de  la  musique  en  France 
sous  l'influence  de  Rameau,  peut-être  d'approcher  le  maître  lui- 
même,  et,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  d'être  témoin 
des  succès  de  Rossini,  devenu  à  l'Académie  son  confrère.  Membre 
de  l'institut  dés  la  fondation  de  ce  grand  corps,  Gossec  était  depuis 
longtemps  le  doyen  de  la  section  de  composition  musicale,  et,  de- 
puis la  mort  de  Houdon  (15  juillet  1828),  le  doyen  de  l'Académie 
tout  entière.  C'était  maintenant  au  peintre  Regnault  que  revenait 
ce  titre,  mais  pour  quelques  mois  seulement,  puisque  avant  la  fin 
de  cette  même  année  1829,  Regnault  succombait  à  son  tour,  bien- 
tôt suivi  dans  la  tombe  par  Taunay,  le  dernier  survivant  jusqu'alors 
des  membres  nommés  en  1795. 

Le  titre  que  Regnault  avait  du  à  sa  longévité  académique  n'était 
pas  au  reste  le  seul  qui  le  distinguât  de  ses  confrères.  Avant  de 
parvenir  au  décanat,  il  avait  été  créé  baron  par  le  roi  Charles  X, 
continuateur  en  cela  d'une  tradition  fondée  au  temps  de  son  pré- 
décesseur. Jusqu'au  règne  de  Louis  XVlll,  en  elïet,  —  sauf  Vien, . 
nommé  comte  de  l'empire  à  l'âge  de  quatre-vingt-douze  ans,  et. 
encore  parce  qu'on  entendait  sans  doute  honorer  en  lui  le  séna- 
teur plutôt  que  le  peintre;  sauf,  à  la  rigueur,  Denon,  créé  baron  à^ 
l'époque  où  il  était  appelé  aux  fonctions  de  directeur  des  musées- 
impériaux,  —  aucun  artiste,  même  parmi  les  plus  célèbres,  même 
parmi  les  membres  les  plus  éminens  de  l'Académie  des  Reaux- 
Arts,  n'était  devenu  l'objet  d'une  décision  analogue  à  celles  qui 
avaient  anobli  des  savans  comme  Monge,  Rerthollet,  Lagrange 
et  Laplace,  par  exemple  (2).  Napoléon  avait  bien  consenti  à  faire 
de  quelques  peintres  ou  sculpteurs  des  chevaliers  de  la  Légion 
d'honneur,  et,  par  une  exception  unique  d'ailleurs  dans  tout  le 
cours  de  son  règne,  à  élever   successivement  David  aux  grades 

(t)  Molinos  avait,  en  collaboration  avec  Legrand,  construit  la  remarquable  coupole,; 
renouvelée  des  exemples  de  Philibert  Delorme,  qui  s'élevait  au-dessus  des  murs  de  la 
Halle  au  Blé. 

(2)  Monge  avait  reçu,  en  1804,  le  titre  de  comte  de  Peluse.  BerthoUet,  Lagxange,. 
Laplace,  Bougainville,  Chaptal,  plusieurs  autres  membres  encore  de  la  première  classe 
de  l'Institut,  avaient  été  créés  «  comtes  de  l'empire  »  en  1808  et  en  1809. 


888 


REVUE    DES    DEUX   MONDES. 


d'officier  et  de  commandeur  du  même  ordre  (1)  ;  mais,  à  tort  ou  à 
raison,  il  n'avait  pas  voulu  que  les  récompenses  décernées  par  lui 
aux  artistes  pussent  jamais  dépasser  la  mesure  de  ces  distinctions 
toutes  viagères,  et  qu'un  titre  transmissible  consacrât  dans  l'ave- 
nir le  souvenir  de  leurs  talens,  comme  le  titre  qu'il  conférait  à 
d'autres  devait  perpétuer  la  mémoire  de  grands  services  militaires 
ou  même  de  services  rendus  dans  l'ordre  purement  administratif. 
N'y  avait-il  pas  là  en  réalité  une  inconséquence,  une  sorte  de  dé- 
menti pratique  à  la  pensée  qu'avait  eue  Napoléon  lui-même  en 
instituant  la  Légion  d'honneur,  et  en  créant  un  peu  plus  tard,  à 
côté  de  l'ancienne  noblesse,  cette  noblesse  impériale  dans  les  rangs 
de  laquelle  les  représentans  de  tous  les  genres  de  mérite  devaient 
également  entrer? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  gouvernement  de  la  restauration  n'avait  pas 
jugé  à  propos  de  maintenir,  à  l'égard  des  membres  de  l'Académie 
des  Beaux-Arts,  ce  principe  d'inaptitude  légale  à  recueillir  pour  leur 
propre  compte  ce  qu'il  avait  paru  juste  d'attribuer  à  d'autres 
membres  de  l'Institut.  Dès  l'année  1819,  Louis  XVIIl  accordait  à 
Gérard,  outre  le  brevet  de  «  premier  peintre  du  roi  »  qu'il  lui 
avait  antérieurement  donné,  le  titre  de  baron.  Cinq  ans  plus  tard. 
Gros  recevait  le  même  titre  (182/i)  (2),  et,  dans  le  cours  des  cinq 
années  suivantes,  Charles  X  le  conférait  successivement  à  cinq 
autres  académiciens,  dont  deux  peintres,  —  Guérin  et  Regnault; 
deux  sculpteurs,  Lemot  et  Bosio  ;  un  graveur  en  taille-douce,  Bou- 
cher-Desnoyers.  D'où  vient,  toutefois,  qu'aucun  architecte,  aucun 
compositeur  de  musique  n'ait  été,  à  cette  époque,  traité  avec  la 
même  faveur?  que  Percier,  par  exemple,  que  Cherubini  ou  Boïel- 
dieu  se  soient  vus  exceptés  d'une  mesure  destinée  apparemment  à 
récompenser  les  plus  dignes?  Cela  semble  d'autant  moins  expli- 
cable que  le  crédit  de  ces  trois  maîtres  était  plus  grand  auprès  du 
public  et  que  les  fonctions  remplies  par  deux  d'entre  eux  avaient 

(1)  Quelques  bii'graphes  de  David  ont  prétendu  que  l'empereur  lui  avait  conféré, 
pendant  les  Cent-Jours,  le  titre  de  baron  et  que  cette  nomination  fut  annulée  par  le 
gouvernement  de  la  Restauration.  M.  Jules  David,  petit-fils  du  peintre,  et,  par  consé- 
quent, mieux  placé  que  personne  pour  être  renseigné  à  ce  sujet,  déclare  que  «  rien 
dans  ses  recherches  n'est  venu  confirmer  cette  double  assertion.  »  (Voyez  le  Peintre 
Louis  David,  p.  516.) 

(■2)  A  l'occasion  des  peintures  récemment  achevées  de  la  coupole  de  Sainte-Gene- 
viève. Quatremère  de  Quinc}^  rapporte  le  fait  en  ces  termes  dans  sa  Notice  sur  Gros, 
lue  à  l'Académie  en  1836  :  «  Le  roi  (Charles  X)  voulut  voir  de  près  le  travail  et  il  con- 
sentit à  monter  à  une  hauteur  de  près  de  trois  cents  pieds.  Après  s'être  fait  expli- 
que;* par  l'artiste  l'ensemble  de  l'ouvrage  et  avoir  parcouru  les  détails  de  la  composi- 
tion :  «  Monsieur  Je  baron,  lui  dit-il  en  le  quittant,  recevez  mes  félicitations  et  mes 
remerclmens.  »  Et  Quatremère  de  Quincy  ajoute  :  «  Peu  de  titres  de  noblesse  ont  été 
en  ce  genre  acquis  par  plus  de  mérite  et  conférés  avec  plus  de  grâce.  » 


L  ACADKVIIE    DES    BEAUX-ARTS,  889 

presque  le  caractère  de  charges  de  cour  (1).  Peu  importe,  au 
surplus.  Peut-être  auraient -ils  eu  leur  tour,  si  la  révolution 
de  1830  n'était  venue  abolir,  en  matière  d'anoblissement  comme 
sur  bien  d'autres  points,  les  traditions  de  l'ancienne  royauté.  En 
tout  cas,  à  défaut  d'un  titre  nobiliaire,  propre  surtout  à  faire  hon- 
neur à  l'équité  du  gouvernement  qui  l'eût  conféré,  les  trois  maîtres 
dont  il  s'agit  ont  amplement  laissé  de  quoi  recommander  leur  mé- 
moire, et  parce  qu'elle  n'aura  pas  été,  comme  d'autres,  officielle- 
ment sanctionnée  par  une  ordonnance  royale,  leur  renommée  n'en 
sera  pour  cela  ni  moins  solide,  ni  moins  durable. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu,  à  ce  qu'il  semble,  de  regretter  beaucoup 
que  l'usage  d'anoblir  quelques-uns  des  membres  de  l'Académie  des 
Beaux-Arts  ne  se  soit  pas  maintenu  après  la  fin  du  règne  de 
Charles  X;  mais  on  serait  mieux  fondé  à  tenir  pour  fâcheux  l'aban- 
don d'un  autre  mode  d'encouragement  pour  les  artistes  que  le 
gouvernement  de  la  restauration  avait  adopté.  Nous  voulons  parler 
de  la  suppression  de  l'ordre  de  Saint-xMichel,  qui  présentait  cet 
avantage  sur  l'ordre  de  la  Légion  d'honneur  de  ne  comporter  qu'un 
nombre  fixe  de  dignitaires,  et  par  là  de  rendre  les  actes  de  pure 
faveur  au  moins  difficiles,  le  régime  de  la  prodigalité  des  récom- 
penses, tel  qu'on  le  verrait  installé  plus  tard,  absolument  impos- 
sible. A  l'origine,  il  est  vrai,  les  conditions  avaient  été  tout  autres. 
Non-seulement,  dans  la  pensée  de  Louis  XI,  qui  l'avait  institué 
en  1A69,  l'ordre  de  Saint-Michel  devait  rester  un  ordre  militaire, 
mais  le  nombre  de  ceux  à  qui  le  roi  se  réservait  le  droit  de  le  con- 
férer ne  pouvait  excéder  trente-six.  Les  choses  changèrent  complè- 
tement sous  les  règnes  suivans.  Le  nombre  des  chevaliers  de  Saint- 
Michel  étant  devenu  illimité,  l'ordre,  à  force  d'avoir  été  prodigué, 
finit  par  tomber  dans  un  tel  discrédit  que  Louis  XIV,  préoccupé  des 
moyens  de  le  relever,  jugea  nécessaire  de  restreindre  pour  l'avenir 
à  cent  le  chiflre  des  nominations;  avec  la  faculté, toutefois,  pour  le 
roi  de  choisir  les  éligibles  non  plus  exclusivement,  comme  Tarait 
voulu  Louis  XI,  dans  les  rangs  de  l'armée,  mais  parmi  les  magis- 
trats, les  gens  de  cour  ou  les  fonctionnaires  de  l'État,  quels  qu'ils 
fussent. 

Aboli  en  1789,  l'ordre  de  Saint-Michel  fut  rétabli  d'abord  dans 
les  mêmes  conditions  en  J815,  puis,  par  une  ordonnance  royale  en 
date  du  16  novembre  1816,  réformé  sans  modification,  il  est  vrai, 

fl)  Cherubini,  qui,  d'ailleurs,  était  depuis  1821  directeur  du  Conservatoire,  avait  été, 
dès  l'année  1816,  nommé  surintendant  de  la  musique  du  roi.  Quant  à  Percier,  il  avait, 
comme  son  collaboratenr  Fontaine,  conservé  sous  le  gouvernement  de  la  restau- 
ration ses  anciennes  fonctions  d'arcùitecte  du  jalais  du  Louvre  et  du  palais  des 
Tuileries. 


690  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

quant  au  nombre  des  membres,  mais  avec  cette  destination  expresse 
de  récompenser  «  les  hommes  qui  se  seraient  particulièrement 
distingués  dans  les  lettres,  les  sciences  et  les  arts.  »  Pour  ne 
citer  que  des  artistes  appartenant  à  l'Institut  parmi  ceux  dont  les 
noms  figuraient  sur  les  premières  listes  de  promotion,  Gérard,  Re- 
gnault,  Gros,  Guérin,  Bosio,  Cherubini,  Lesueur  avaient  été,  sous 
le  règne  de  Louis  XVIII,  créés  chevaliers  de  Saint-Michel,  en 
même  temps  que  plusieurs  de  leurs  confrères  de  l'Académie  des 
Sciences  et  de  l'Académie  des  Inscriptions  (1).  Charles  X,  à  son 
tour,  en  accordant,  dès  le  commencement  de  son  règne,  cette  haute 
distinction  au  sculpteur  Cartellier,  au  peintre  Garle  Vernet  (2),  et 
un  peu  plus  tard  à  l'architecte  Fontaine,  Charles  X  tenait  à  hon- 
neur de  respecter,  dans  sa  lettre  comme  dans  son  esprit,  une 
institution  d'autant  plus  profitable  à  la  dignité  de  l'art  et  des 
artistes  que,  en  raison  même  du  chiffre  fixé  pour  les  nominations, 
elle  était  plus  sûrement  défendue  contre  l'invasion  des  talens  mé- 
diocres. 

Lorsque  la  révolution  de  Juillet  eut  brisé  le  trône  de  Charles  X 
et,  du  même  coup,  détruit  jusqu'aux  institutions  les  plus  inolïen- 
sives  ou,  comme  celle  dont  nous  venons  de  parler,  les  plus  fonciè- 
rement libérales  de  l'ancienne  monarchie,  on  pouvait  craindre  que 
les  Académies  elles-mêmes  ne  fussent  au  moins  ébranlées  par  des 
attaques  directes,  conséquence  toute  naturelle,  en  apparence,  des 
assauts  livrés,  et  livrés  victorieusement,  ailleurs.  Il  n'y  eut  cepen- 
dant rien  de  bien  dangereux,  ni  même  de  bien  sérieux,  dans  les 
sentimens  d'hostilité  témoignés  alors  et  dans  les  entreprises  tentées 
contre  elles.  En  ce  qui  concerne  l'Académie  des  Beaux-Arts,  tout  à 
peu  près  se  borna  à  des  articles  de  journaux  où  l'on  ne  faisait  guère 
que  reprendre,  en  les  paraphrasant,  les  prétendus  griefs  formulés, 
quelques  années  auparavant,  par  les  romantiques;  à  des  carica- 
tures d'un  caractère  assez  peu  blessant  au  fond  et  d'un  comique 


(1)  Aux  termes  des  statuts  primitifs,  les  insignes  de  l'ordre  de  Saint-Michel  consis- 
taient, comme  ceux  de  l'ordre  du  Saint-Esprit,  dans  un  collier  porté  par-dessus  l'habit 
à  la  cour  ou  aux  cérémouies  publiques.  Sous  le  gouvernement  de  la  restauration,  et 
même  avant  la  révolution,  on  avait  substitué  à  ce  collier  un  grand  cordon  noir,  passé 
en  sautoir  sur  le  gilet,  et.  que  les  chevaliers  ne  devaient  jamais  quitter.  La  plupart 
.d'entre  eux  pourtant  s'affranchissaient  de  cette  obligation  en  remplaçant,  dans  l'habi- 
tude de  la  vie,  ce  grand  cordon  par  un  simple  ruban  noir  attache  à  la  boutonnière; 
mais  d'autres  se  monti-aient  plus  scrupuleux,  et  l'on  pourrait  citer  un  peintre  célèbre 
qui  avait  poussé  la  conscience  jusqu'à  se  Caire  fabriquer  un  cordon  en  métal,  pour  ne 
pas  se  séparer  de  ses  insignes  réglementaires,  même  quand  il  prendrait  un  bain. 

(2)  Dans  cette  séance  roja/e  de  la  distribution  des  récompenses,  à  la  suite  du  Salon 
de  1824,  dont  le  charmant  tableau  de  Heim,  aujourd'hui  au  musée  du  Louvre,  a  si 
bien  consacré  le  souvenir. 


1 


\ 


l'académie  des  beaux-arts.  891 

déjà  passablement  usé,  sur  la  caducité  intellectuelle  et  physique 
des  membres  de  k  compagnie;  enln,  dans  les  ateliers,  à  quelques 
criailleries  sans  beaucoup  d'écho  au  dehors,  en  tout  cas  sans 
influence  sur  le  nouveau  gouvernement.  Celui-ci,  d'ailleurs,  en  rai- 
son de  son  origine  même,  avait,  —  on  le  comprend  de  reste,  —  trop 
de  difficultés  politi  |ues  ù  vaincre,  trop  de  périls  extérieurs  ou  inté- 
rieurs à  conjurer  pour  être  en  mesure,  dès  les  premiers  jours,  d'écou- 
ter fort  attentivement  les  plaintes  de  quelques  mécontens  récla- 
mant des  réformes  dans  l'organisation  actuelle  et  dans  le  mode  d'en- 
seignement des  beaux-arts,  ou  les  argumens  que  les  hommes  d'un 
avis  contraire  auraient  voulu  faire  valoir  à  leur  tour.  Aussi  laissa- 
t-il  de  ce  côté  les  choses  suivre  leur  cours  accoutumé.  On  avait 
bien  pu,  pour  donner  d'abord  une  certaine  satisfaction  aux  aspira- 
tions, sinon  aux  exigences  de  l'esprit  démocratique,  supprimer 
outre  l'ordi-e  de  Saint-Michel,  quelques  fonctions  officielles  dont  le 
gouvernement  précédent  avait  revêtu  des  artistes,  —  celles,  par 
exemple,  de  premier  peintre,  de  premier  sculpteur  et  de  premier 
graveur  du  roi  (l);  on  avait  bien  pu,  pour  la  forme,  réunir  quel- 
ques commissions  chargées  d'examiner  de  plus  ou  moins  près  des 
questions  de  détail;  mais  aucune  question  de  fond  n'avait  été  mise 
à  l'ordre  du  jour,  aucun  projet  relatif  aux  attributions  de  l'Acadé- 
mie des  Beaux -Arts,  à  l'organisation  de  l'Académie  de  France  à 
Rome  ou  à  celle  de  l'École  des  Beaux-Arts  à  Paris,  n'avait  été  dis- 
cuté, ni  même  produit.  En  un  mot,  on  n'avait  rien  abordé  encore 
de  ce  qui  pouvait,  dans  la  théurie  ou  dans  la  pratique,  sauvegarder 
ou  compromettre  les  intérêts  essentiels  de  l'ari;  français;  on  s'était 
contenté  d'en  soutenir  tant  bien  que  mal  la  vie  présente,  en  ajour- 
nant à  des  temps  plus  calmes  l'étude  des  moyens  propres  à  en 
assurer  le  renouvellement  ou  les  progrès. 

Henri  Delaborde. 


(1)  Encore  la  suppression  de  ces  charges  de  cour  s'opéra-t-elle  delle-même  en 
quelque  sorle.  je  veux  dire  par  l'abanxion  spontané  des  titulaires;  C'est  ce  que  prouve, 
au  moins  quant  à  Gérard,  la  lettre  suivante  adressée  par  lui,  presque  au  lendemain 
de  la  révolution  de  1830,  à  l'un  des  administrateurs  provisoires  de  la  maison  du  roi  : 
«  Je  n'ai  pas  cru,  écrivait-il  avec  autant  de  dignité  dans  les  sentimens  que  de  modé- 
ration dans  les  termes,  devoir  signer  l'état  d'émargement  de  l'administration  du  Mu- 
séum, qui  m'a  été  présenté  aujourd'hui.  Le  titre  de  premier  peintre  du  roi.  dont 
Louis  XVIII  avait  bien  voulu  m'honorer.  et  le  traitement  qu'il  y  avait  attaché  ne  me 
semblent  guère  en  harmonie  avec  le  nouvel  ordre- de  choses.  Je  n'ai  aucune  idée»  du 
parti  qui  sera  pris  à  cet  égard;  mais  j'éprouverais  un  certain  embarras  à  toucher  les 
honoraires  d'une  place  qui,  n'ayant  nulle  sorte  d'attributions,  est,  plus  que  toute 
autre,  passible  des. réformes  qui  peuvent  êU'C  pnojetéeaj  » 


CATHERINE    II 


D'APRES    DES    MEMOIRES    INEDITS 


11  y  avait  une  fois  une  petite  princesse  que  de  bonnes  fées  avaient 
comblée  de  dons  merveilleux.  Son  enfance,  cependant,  s'écoula 
assez  tristement,  dans  une  petite  ville  d'Allemagne  oii  son  père  était 
en  garnison.  Ce  dernier,  rejeton  d'une  minuscule  famille  princière, 
était  général  prussien  et  tirait  de  sa  solde  le  plus  clair  de  son  re- 
venu. Il  vivait  bourgeoisement  avec  sa  femme  à  Stettin,  où  notre 
petite  princesse  vit  le  jour  en  1729.  Quand  elle  eut  quatorze  ans,  on 
songea  à  la  marier.  Sa  mère  se  souvint  d'un  sien  cousin  qui,  chef 
d'une  petite  principauté  allemande,  se  trouvait  être,  par  sa  mère, 
le  petit-fils  de  Pierre  le  Grand,  et,  en  conséquence,  neveu  de  l'im- 
pératrice régnante  Elisabeth,  qui  gouvernait  la  Russie  depuis  plu- 
sieurs années,  sans  avoir  songé  à  se  marier.  Pierre,  duc  de  Hol- 
stein,  avait  été  appelé  à  Moscou  et  élevé  comme  héritier  présomptif 
de  la  tsarine.  Ce  fut  donc  à  Moscou  que  la  princesse  d'Anhalt-Zerbst 
conduisit  sa  fille,  où  l'impératrice  Elisabeth  ne  tarda  pas  à  la  fian- 
cer à  son  neveu.  Celui-ci,  mal  élevé,  fantasque  et  bizarre,  mal- 
traita sa  femme  et  passa  sa  vie  à  jouer  avec  des  soldats  de  plomb  et 
à  exécuter  militairement  les  rats  qui  assaillaient  ses  forteresses 
en  carton.   Catherine,   tout  en  subissant  les  traitemens  les  plus 


CATHERINE    II.  893 

odieux,  profila  des  loisirs  qu'on  lui  laissait  pour  s'instruire  et  pour 
étudier  à  fond  l'art  de  gouverner. 

Ceci  n'est  pas  un  conte  de  fées.  Tout  le  monde  sait  qu'à  la  mort 
d'Elisabeth  Pierre  III  monta  sur  le  trône,  sauva  Frédéric  II  d'une 
perte  certaine  en  tournant  brusquement  contre  les  ennemis  du 
roi  de  Prusse  les  troupes  russes,  qui  l'avaient  combattu  jus- 
qu'alors. Tout  le  monde  sait  aussi  que  ce  brusque  revire- 
ment et  d'autres  excentricités  amenèrent  la  chute  du  maniaque 
couronné.  Un  beau  malin,  Catherine,  accompagnée  d'une  demoi- 
selle d'honneur  de  dix-sept  ans,  monta  à  cheval,  se  rendit  à  Péters- 
bourg,  fit  battre  le  rappel  et  lut  proclamée  impératrice  autocrate 
de  toutes  les  Russies.  On  sait  aussi  que  cette  femme  étonnante, 
surnommée  Catherine  le  Grand  par  le  spirituel  prince  de  Ligne, 
gouverna  la  Russie  durant  trente-quatre  ans  d'une  main  de  fer 
gantée  de  velours,  qu'elle  acheva  l'œuvre  de  Pierre  I"  et  fit  de  son 
empire,  encore  passablement  asiatique,  une  puissance  européenne 
de  premier  ordre.  Elle  construisit  des  routes,  des  centaines  de 
villes,  rédigea  de  sa  propre  main  un  code  de  lois,  créa  des  acadé- 
mies, fonda  des  écoles,  piolégea  les  arts  et  les  sciences,  annexa  la 
Crimée,  partagea  la  Pologne,  et  fut  célébrée  sous  le  nom  de  la 
Sémiramis  du  Nord,  ayant  choisi  Voltaire,  Diderot,  Grimai  et  au- 
tres comme  trompettes  de  sa  renommée. 

On  connaît  ses  qualités  comme  ses  défauts  et  on  sait  que, 
tout  en  écoutant  tout  le  monde,  elle  ne  suivait  que  les  con- 
seils de  son  propre  génie.  Sa  ^ie  privée  ne  nuisait  en  rien  à 
son  prestige,  et  elle  en  imposait  à  tout  ce  qui  l'approchait,  grâce  à 
un  charme  tout  particulier  qu'elle  savait  donner  à  ses  paroles  et  à 
ses  moindres  actions.  Ses  ministres  ne  furent  que  des  commis. 
Elle  avait,  il  est  vrai,  introduit  pour  son  propre  usage,  dans  son 
palais,  la  polyandrie,  cette  institution  étrange  qui  llem'ii  encore 
dans  les  montagnes  du  Thibet;  mais  jamais  elle  ne  partageait 
\  son  autorité  avec  ses  favoris.  Soltikof,    qui  passe  pour   le  pre- 

mier, ne  conserva  pas  longtemps  ses  faveurs.  Le  prince  et  le 
comte  Alexis  Orlof  faisaient  horreur  à  Catherine  après  la  mort  de 
Pierre  III.  Celui  que,  dans  sa  jeunesse,  elle  a  aimé  le  plus  tendre- 
ment peut-être  fut  Poniatowski,  qui  lui  était  fort  dévoué.  Catherine 
le  consola  en  le  faisant  roi  de  Pologne,  mais  le  détrôna  dès  qu'il  lit 
mine  de  prendre  son  rôle  au  sérieux.  Le  vaniteux  Potemkin  fut  le 
seul  qui  rendit  des  services  à  l'État.  Son  luxe  efïréné,  tout  orien- 
tal, coûtait  des  sommes  folles,  et  la  Crimée,  sa  seule  conquête, 
ajouta  aux  pieds  d'argile  du  colosse  russe  le  talon  d'Achille,  comme 
on  l'a  vu  par  la  guerre  de  lS5'i.  Lanskoï  fut  l'amant  préfère  de  la 
vieillesse   de  Catherine.  Elle  le  pleura,    —  ses  lettres  à  Grimm 


89 /i  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  loiit  foi,  —  comme  Vénus  pleure  Adonis  dans  le  poème  de 
Shakspeare.  Platon  Zoubof  n'avait  que  vingt-deux  ans  quand  Tim- 
pératrice  sexagénaire  lui  jeta  le  mouchoir.  Il  s'était  fait  une  cer- 
taine position  à  la  cour;  mais,  dans  le  conseil  d'État,  il  n'eut  jamais 
voix  au  chapitre.  11  assista  aux  derniers  instans  de  Catherine,  lut 
exilé  en  Sibérie,  puis  rappelé,  et  joua  un  rôle  dans  le  drame  san- 
glant de  la  mort  de  Paul  l^"". 

On  possède,  sur  Catherine  et  son  long  règne,  de  nombreux  do- 
cumens,  des  mémoires  authentiques  et  des  correspondances  des 
plus  hitéressantes.  Cependant,  cette  impératrice  a  joué  un  si  grand 
rôle  dans  l'histoire  de  l'Europe  que  tous  les  témoignages  de  con- 
temporains qui  ont  vécu  dans  son  intimité  ont  toujours  de  la  va- 
leur. Nous  allons  invoquer  un  témoin  oculaire  qui  n'a  pas  encore 
été  entendu  et  qui  mérite  de  l'être,  puisque  sa  véracité  ne  saurait 
faire  doute,  bien  que  son  impartialité  ne  soit  pas  à  toute  épreuve. 

Ces  mémoires,  dont  nous  pouvons  garantir  l'authenticité,  nous 
ont  été  confiés  à  condition  de  taire  le  nom  de  l'auteur.  Si  des  rai- 
sons de  famille  nous  obligent  à  respecter  cet  incognito,  nous  pou- 
vons affirmer,  cependant,  que  notre  témoin  oculaire  était  une  très 
grande  dame  appartenant,  par  sa  naissance,  à  une  des  plus  illustres 
familles  de  Russie.  Mariée  à  un  grand  seigneur  de  la  cour  de  Ca- 
therine, la  comtesse  ***,  qui  avait  été  admise,  dès  l'âge  de  qua- 
torze ans,  dans  l'intimité  de  l'impératrice,  eut  l'occasion  de  voir  de 
près  les  hommes  et  les  choses  et  de  noter,  avec  une  véracité  abso- 
lue, tout  ce  qu'elle  avait  vu  et  entendu.  Sa  beauté,  sa  grâce,  son 
parfait  naturel,  le  haut  rang  et  la  grande  fortune  de  son  mari  lui 
valurent  une  position  exceptionnelle  dans  cette  société  de  Saint- 
Pétersbom-g  dont  M""^  Vigée-Le  Brun  nous  a  laissé  une  description 
si  attrayante.  Élevée  dans  les  principes  les  plus  sévères,  mais 
indulgente  pour  les  faiblesses  d'autrui,  la  comtesse  "**  a  traversé, 
aimée  et  respectée  comme  une  hermine  sans  tache,  les  trois  règnes 
de  Catherine  11,  Paul  P'"  et  Alexandre  P'. 

Selon  la  mode  du  temps,  la  comtesse  ***  a  voulu  tracer  le  por- 
trait de  sa  souveraine.  Peut-être  n'a-t-elle  réussi  qu'à  produire  un 
croquis;  mais  ce  ci'oquis  est  vivant  et  empreint  du  cachet  de  la 
vérité.  Les  anecdotes  inédites  et  oubhées,  que  la  comtesse  a  re- 
cueillies aux  meilleures  sources,  sont  caractéristiques  et  peignent 
Catherine  telle  qu'elle  était,  ou  du  moins  telle  qu'elle  apparaissait 
à  ses  intimes.  C'est  le  comte  Ivan  Ivanovitch  Schouvalof  (1)  qui 
a  fourni  à  la  comtesse  quelques  souvenirs  intimes  que  Catherine 
elle-même  avait  confiés  à  ce  favori. 

(l)  Né  eu  1727,  mort  en  1798,  grand-chambellan,  fonda  l'Université  do  Moscou  et 
l'i^adémie  des  beaux-arts  à  Saint-Pétersbourg. 


I 


CATH£RL\E    II.  895 

I. 

((  La  postérité  juge  et  jugera  Catherine  avec  toutes  les  passions 
des  hommes.  La  nouvelle  philosophie  (1),  dont  malheureusement 
elle  lut  atteinte,  et  qui  fut  le  principe  de  ses  défauts,  couvre  comme 
d'un  voile  épais  ses  grandes  et  belles  qualités.  Il  paraît  juste  de 
remonter  à  son  aurore  avant  de  la  condamner,  afin  de  ne  pas  étouf- 
fer la  renommée  de  sa  gloire  et  de  son  ineffable  bonté. 

«  L'impératrice  fut  élevée  à  la  cour  du  prince,  son  père,  le 
prince  d'x\nhalt,  par  une  gouvernante  ignorante  et  de  basse  condi- 
tion, qui  sut  à  peine  lui  apprendre  à  lire.  Ses  parens  ne  s'occu- 
paient ni  de  ses  principes,  ni  de  son  éducation.  Elle  fut  amenée  en 
Russie  à  l'âge  de  seize  ans,  belle,  remphe  de  grâces  naturelles, 
de  génie,  d'âme  et  d'esprit,  avec  le  désir  de  plaire  et  de  s'instruire. 
On  la  maria  au  duc  de  Holstein,  alors  grand-duc  et  destiné  à  suc- 
céder à  l'impératrice  Elisabeth,  sa  tante.  Il  était  laid,  faible  de  ca- 
ractère, petit,  minutieux,  ivrogne  et  débauché.  La  cour  d'Elisabeth 
n'offrait  que  le  tableau  de  la  débauche,  dont  elle  donnait  l'exemple. 
Le  feld-maréchal  comte  Munich,  homme  d'esprit,  fut  le  premier  à 
deviner  Catherine;  il  l'engagea  à  s'instruire.  Cette  proposition  fut 
acceptée  avec  empressement.  Le  maréchal  lui  donna  pour  première 
lecture  le  Dii'tiowmire  de  Bayle,  ouvi'age  empoisonné,  dangereux 
et  séduisant,  surtout  pour  celle  qui  n'eut  jamais  aucune  idée  de  la 
vérité  divine  qui  terrasse  le  mensonge.  Catherine  lut  cet  ouvrage 
trois  fois  de  suite  dans  l'espace  de  quelques  mois.  C'est  ainsi  que 
son  imagination  enflammée  l'amena  à  se  mettre  en  rapport  avec  les 
sophistes  de  l'époque. 

«  Ce  fut  dans  ces  dispositions  que  Catherine  devint  la  femme 
d'un  prince  dont  la  plus  haute  ambition  était  de  devenir  caporal 
au  service  du  roi  de  Prusse.  Empereur,  Pierre  imposa  à  la  Rus- 
sie le  joug  de  sa  faiblesse.  Catherine  en  souffrait;  ses  idées, 
grandes  et  nobles,  semblaient  franchir  les  obstacles  qui  s'oppo- 
saient à  son  éducation.  La  nation  était  révoltée  de  la  dépra- 
vation de  Pierre  III  et  du  mépris  qu'il  témoignait  à  ses  sujets.  Une 
révolution  générale  était  sur  le  point  d'éclater,  on  demandait  une 

(1)  Inoiile  de  dire  que  la  «  nouvelle  philosophie  »  dont  il  est  question,  c'est  la  phi- 
losophie de  Voltaire  et  des  encyclopédistes.  Catherine,  on  le  sait,  avait  voué  un  culte 
au  patriarche  de  Fernej'.  Après  sa  mort,  la  maison  qu'il  avait  habitée  en  Suisse  fut  re- 
construite telle  qu'elle  était  dans  le  parc  de  Tsarslco-Sélo,  et  Catherine  y  fit  placer  la 
bibliothèque  de  Voltaire,  bibliothèque  qu'elle  avait  achetée  à  M"'-"  Denis,  nièce  du  phi« 
losophe. 


896  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

régence.  L'impératrice,  qui  avait  déjà  un  fils  de  dix  ans  (depuis 
Paul  P'),se  décida  à  renvoyer  son  époux  dans  le  Holstein.  Le  prince 
Orlof  et  son  frère,  le  comte  Alexis,  qui  jouissaient  alors  des  faveurs 
de  l'impératrice,  furent  chargés  de  le  faire  partir.  On  prépara  à  cet 
efïet  plusieurs  bâtimens  à  Cronstadt.  On  était  résolu  d'embarquer 
Pierre  III  avec  les  bataillons  qu'il  avait  fait  venir  du  Holstein.  Il 
devait  coucher  à  Ropcha,  près  d'Oranienbaum,  la  veille  de  son  dé- 
part. Je  n'entre  pas  dans  les  détails  du  tragique  événement  qui 
suivit.  On  n'en  a  que  trop  parlé  et  trop  souvent  méconnu  le  prin- 
cipe ;  mais  je  dois  à  la  vérité  de  rapporter  ici  le  témoignage  authen- 
tique que  je  tiens  du  ministre  comte  Panine. 

«  Ce  témoin  mérite  d'autant  plus  de  créance  qu'on  sait  qu'il 
n'était  guère  personnellement  attaché  à  l'impératrice.  Ayant  di- 
rigé l'éducation  de  Paul  I",  il  avait  espéré  de  tenir  les  rênes 
d^u  gouvernement  sous  la  régence  d'une  femme  et  s'était  vu 
trompé  dans  son  attente.  L'énergie  avec  laquelle  Catherine  s'em- 
para du  pouvoir  coupa  court  aux  projets  ambitieux  de  Panine,  qui 
toute  sa  vie  en  garda  rancune  à  Sa  Majesté.  Un  soir  que  nous 
étions  chez  lui,  entouré  de  ses  parcns  et  de  ses  amis,  il  nous  ra- 
conta beaucoup  d'anecdotes  intéressantes  et  arriva  insensiblement 
à  l'assassinat  de  Pierre  III.  —  J'étais,  dit-il,  dans  le  cabinet  de  l'im- 
pératrice lorsque  le  prince  Orlof  vint  lui  annoncer  que  tout  était 
fini.  Elle  était  debout  au  milieu  de  la  chambre.  Ce  mot  fini  la 
frappa.  —  11  est  parti?  répliqua- t-elle  d'abord;  mais  après  avoir 
appris  la  triste  vérité,  elle  tomba  raide  évanouie.  Elle  eut  d'af- 
freuses convulsions  qui  firent  craindre  un  instant  pour  sa  vie.  Re- 
venue de  ce  pénible  état,  el'e  versa  les  larmes  les  plus  amères.  — 
Ma  gloire  est  perdue!  répétait-elle;  jamais  la  postérité  ne  me  par- 
donnera ce  crime  involontaire.  —  La  faveur  avait  étoulVé,  dans 
l'esprit  des  Orlof,  tout  autre  sentiment  que  celui  d'une  ambition 
démesurée.  En  faisant  disparaître  l'empereur,  le  prince  Orlof  s'était 
imaginé  qu'il  le  remplacerait  et  que  l'impératrice  le  couronnerait. 
Il  se  trompa. 

«  Douée  d'un  grand  caractère  et  d'une  volonté  de  fer,  Catherine, 
cependant,  ne  dédaignait  pas  les  bons  conseils  et  savait  se  plier 
aux  circonstances.  Voici  une  anecdote  qui  lui  fait  le  plus  grand 
honneur  et  que  je  tiens  du  comte  Pierre  Panine  lui-même. 

«  L'impératrice  avait  composé  un  code  de  lois  et  avait  chargé  les 
sénateurs  de  l'examiner.  Elle  assistait  encore  aux  séances  du  sénat 
à  cette  époque.  L'examen  de  son  ouvrage  avait  occupé  plusieurs 
séances.  Elle  vint  demander  le  résultat  de  ces  délibérations.  Tous 
les  sénateurs  approuvèrent  ce  travail.  Panine  seul  garda  le  silence. 
L'impératrice  lui  demanda  sa  pensée.  —  Faut-il  répondre  à  Votre 


CATHERINE    II.  897 

Majesté  en  sujet  fidèle  ou  en  courtisan?  demanda-t-il.  —  Comme 
le  premier,  sans  aucun  doute.  —  Le  comte  ayant  témoigné  le  désir 
de  parler  en  particulier  à  Sa  Majesté,  elle  s'éloigna  des  personnes 
qui  l'entouraient,  prit  le  cahier  et  lui  permit  d'efîacer  sans  aucun 
scrupule  ce  qu'il  ne  trouvait  pas  convenable.  Panine  eflaça  tout. 
L'impératrice  déchira  son  ouvrage,  le  remit  sur  la  table  et  dit  aux 
sénateurs  :  —  Messieurs,  le  comte  Panine  vient  de  me  donner  la 
preuve  la  plus  éclatante  de  sa  fidélité. 

«Infatigable  dans  les  soins  qu'elle  donnait  à  son  empire,  f  impé- 
ratrice était  ambitieuse,  mais  elle  a  couvert  la  Russie  de  gloire.  Sa 
sollicitude  maternelle  s'étendait  jusqu'au  moindre  individu,  l'intérêt 
du  dernier  de  ses  sujets  touchait  son  âme.  Nul  n'était  plus  impo- 
sant que  l'impératrice  dans  les  momens  de  représentation,  per- 
sonne n'était  plus  aimable  et  indulgent  dans  son  intimité.  A  peine  pa- 
raissait-elle, que  toute  crainte  faisait  place  au  plus  tendre  respect. 
Tout  le  monde  se  disait  :  «  Je  la  vois,  je  suis  heureux,  c'est  mon 
appui,  c'est  ma  mère.  »  Avant  de  s'établir  à  sa  table  de  jeu,  elle 
promenait  ses  yeux  autour  du  salon  pour  voir  si  chacun  avait 
ce  qu'il  lui  fallait.  Elle  poussait  l'attention  jusqu'à  faire  baisser  un 
store,  si  le  soleil  dérangeait  quelqu'un.  Sa  partie  de  boston  se 
composait  de  l'aide- de-camp  général  du  jour,  du  comte  Strogonof 
et  de  M.  Stercof,  un  vieux  chambellan  qu'elle  aimait  beaucoup.  Le 
grand  chambellan  comte  Schouvalof  en  était  souvent,  y  assistait 
du  moins  ainsi  que  Platon  Zoubof.  La  soirée  durait  jusqu'à  neuf 
heures  ou  neuf  heures  et  demie. 

«  Un  soir  Stercof,  qui  était  mauvais  joueur,  s'impatienta  de 
ce  que  l'impératrice  lui  avait  fait  manquer  un  coup.  11  jeta  les 
cartes  sur  la  table,  et  Sa  Majesté  lut  blessée  de  ses  manières. 
Elle  ne  dit  rien,  mais  cessa  le  jeu,  se  leva  et  prit  congé  de 
nous.  Stercof  demeura  anéanti.  Le  lendemain  était  un  dimanche, 
il  y  avait  ordinairement  ce  jour-là  grand  couvert  pour  tous  les 
membres  de  l'administration.  Le  grand-duc  Paul  et  la  grande- 
duchesse  Marie  y  assistaient  ordinairement  arrivant  de  Pavlovsky, 
château  situé  dans  le  voisinage  de  Tsarsko-Selo.  Quand  ils 
ne  venaient  pas,  l'impératrice  dînait  sous  la  colonnade  (galerie 
vitrée)  et  le  maréchal  de  la  cour,  le  prince  Bariatinsky,  nommait 
après  la  messe  les  personnes  qui  devaient  avoir  l'honneur  de  dîner 
avec  Sa  Majesté.  J'avais  été  conviée  ce  jour-là.  Stercof,  qui  avait 
ses  petites  entrées,  se  tenait  dans  un  coin,  malheureux  au  possible 
de  la  scène  de  la  veille.  Il  n'osait  presque  pas  lever  les  yeux  sur 
celui  qui  devait  prononcer  son  arrêt.  Quelle  lut  sa  surprise  quand 
il  entendit  son  nom.  Il  ne  marchait  pas,  il  courait.  Nous  arrivons 
TOME  xcvm.  —  1890.  57 


893  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  la  colonnade.  Sa  Majesté  se  leva,  vint  prendre  Stereof  par  le 
bras,  lui  fit  faire  le  tour  de  la  colonnade  sans  dire  un  mot.  Re- 
venu à  l'endroit  où  elle  l'avait  pris,  elle  lui  dit  en  russe  :  «  N'avez- 
vous  pas  honte  d'avoir  pu  imaginer  que  je  vous  bouderais?  Avez- 
vous  donc  oublié  qu'entre  amis  les  querelles  n'ont  jamais  de  suite?  » 
Jamais  je  n'ai  vu  un  homme  dans  l'état  de  ce  vieillard.  Il  fondit 
en  larmes  et  répéta  sans  cesse  :  «  0  ma  mère  !  comment  te  parler  ? 
comment  répondre  à  tant  de  bonté  ?  On  voudrait  sans  cesse  mourir 
pour  toi...  »  L'impératrice  avait  le  don  d'ennoblir  tout  ce  qui  l'ap- 
prochait, elle  donnait  de  l'esprit  à  tout  le  monde.  L'homme  le  plus 
inepte  cessait  de  l'être  auprès  d'elle.  On  la  quittait  toujours  con- 
tent de  soi-même^,  puisqu'elle  se  mettait  à  la  portée  de  chacun  et 
n'embarrassait  personne... 

«  Je  fus  témoin  d'une  scène  que  je  n'oublierai  jamais  et  qui  me 
donna  la  mesure  de  la  magie  de  l'impératrice.  On  venait  de  pren- 
dre Varsovie  €t  de  conclui'e  le  dernior  partage  de  la  Pologne.  Une 
députation  polonaise  devait  être  présentée  à  Sa  Majesté  à  Tsarsko- 
Sélo.  Nous  attendions  tous  l'impératrice  dans  le  salon.  L'air  go- 
guenard et  irrité  des  Polonais  frappait  tout  le  monde.  Sa  Majesté 
parut.  Son  air  de  grandeur  et  de  bienveillance  leur  en  imposa,  et 
toutes  les  têtes  se  courbèrent.  Elle  avança  de  deux  pas,  on  lui 
présenta  ces  messieurs  qui  tous  se  mirent  à  genoux  pour  lui  baiser 
la  main.  La  soumission  était  peinte  sur  tous  les  visages.  Quand 
l'impératrice  leur  adressa  la  parole,  ils  turent  ravis.  Au  bout  d'un 
quart  d'heure  elle  se  retira.  Les  Polonais  en  perdirent  la  tête,  ils 
s'en  allèrent  en  criant:  «  Non,  ce  n'est  pas  une  femme!  c'est  une 
sirène,  une  magicienne,  on  ne  saurait  lui  résister!  » 

II. 

Pour  compléter  ce  portrait,  nous  reproduisons  les  anecdotes 
que  la  comtesse  ***  nous  a  conservées  sur  le  voyage  en  Tauride. 

A  peine  Potemkin  avait-il  battu  les  Turcs,  pris  leurs  forteresses 
et  soumis  les  Tartares,  qu'il  voulut  iaire  valoir  sa  conquête  et  mon- 
trer la  Tauride,  comme  on  appelait  alors  la  Crimée,  à  sa  souveraine. 
Ce  célèbre  voyage,  que  l'impératrice  entreprit  en  1787  dans  la  vingt- 
cinquième  année  de  son  règne,  lut  un  événement  dont  l'Europe 
parla.  Catherine  non-seulement  s'était  entourée  des  représentans 
des  grandes  puissances,  la  Prusse  exceptée,  mais  elle  avait  donné 
rendez-vous  à  l'empereur  Joseph  II,  qui,  voyageant  sous  le  nom  du 
comte  de  Falkenstein,  rejoignit  l'impératrice  à  Kaïdaki.  Ce  voyage 
lut  un  triomphe,  des  ovations  frénétiques  témoignèrent  partout  de 
l'immense  popularité  dont  jouissait  Catherine. 


CATHERINE    II.  899 

Potemkin  n'avail  rien  épargne  pour  jeter  le  plus  grand  éclat  sur 
cette  marche  triomphale.  Il  fit  voir  les  étoiles  en  plein  midi  à  cette 
illustre  compagnie,  décora  les  steppes  incultes  de  villages  en  car- 
ton, fit  élever  des  palais  en  bois  qu'il  orna  de  magnifiques  étofles 
de  tapis  d'Orient,  de  vases  et  de  bibelots  dont  il  avait  dépouillé  les 
Turcs,  organisa  des  bals  et  des  festins  et  réussit  à  éblouir  tout  le 
monde,  avant  tout  l'impératrice  elle-même.  Malgré  toutes  ces  fa- 
tigues, elle  trouva  le  temps  de  décrire,  avec  cette  verve  dont 
elle  possédait  le  secret,  les  incidens  de  ce  voyage  à  Grimm,  son 
fidèle  souffre-douleur,  comme  elle  l'appelait.  Les  madrigaux  qu'on 
lui  adressait,  les  croquis  que  «  l'habit  rouge,  »  le  comte  de  Schou- 
valof,  faisait  d'elle,  les  conversations  avec  Joseph  II,  les  mots  du 
prince  de  Ligne,  rien  ne  lui  oublié  dans  cette  correspondance. 
Nous  n'en  extrayons  que  quelques  passages  pour  donner  une  idée 
de: cette  lantasmagorie  qui  dura  des  mois  et  qui  coûta  des  miUions. 

L'impératrice  écrit  de  Kherson  le  15  mai: 

Le  sept  de  ce  mois,  j'appris  sur  ma  galera,  au-delà  de  Kaïdaki,  que 
M.  le  comte  de  Falkenstein  (l'empereur  Joseph  II)  courait  à  moi  à  toute 
bride;  aussitôt  je  m'en  fus  à  terre  pour  courir  aussi  au-devant  de  lui, 
et  nous  courûmes  si  bien  que  nous  nous  rencontrâmes  au  milieu  des 
champs  nez  à  nez;  la  première  parole  qu'il  me  dit  fut  que  voilà  tous 
les  politiques  bien  attrapés  :  personne  ne  verra  notre  rencontre;  lui,  il 
était  avec  son  ambassadeur,  et  moi  avec  le  prince  de  Ligne,  l'habit 
rouge,  et  la  comtesse  Branicka.  Les  majestés,  réunies  dans  les  mêmes 
voitures,  coururent  d'une  traite  trente  verstes  à  Kaïdaki;  mais,  ayant 
couru  tout  seuls  par  les  champs,  lui,  comptant  sur  mon  dîner,  moi, 
sur  celui  du  maréchal  prince  Potemkin;  et  celui-ci  s'étanl  avisé  de 
jeûner  pour  gagner  du  temps  et  préparer  une  érection  d'une  nouvelle 
ville,  nous  trouvâmes  bien  le  prince  Potemkin  revenu  de  son  expédi- 
tion, mais  point  de  dîner;  mais  comme  on  est  expéditif  dans  le  besoin, 
le  prince  Potemkin  s'avisa  de  devenir  lui-même  chef  de  cuisine,  le 
prince  de  Nassau  marmiton,  le  grand  général  Branicki  pâtissier,  et 
voilà  que,  depuis  le  couronnement  des  deux  majestés,  elles  n'avaient 
jamais  été  aussi  grandement  et  aussi  mal  servies;  malgré  cela,  on 
mangea,  on  rit  et  on  se  contenta  d'un  dîner  tant  bon  que  mauvais.  Le 
lendemain,  on  dîna  mieux,  et  le  surlendemain  on  s'en  alla  à  Yékateri- 
nograd 


A  Baktchi-saraï,  ancienne  résidence  des  khans,  et  dans  leur  maison, 
où  toute  la  pacotille  des  deux  Impériales  Majestés  est  logée,  ce 
21  mai  1787. 


900  REVUE   DES    DEDX   MONDES. 

Nous  avons  passé  les  lignes  de  Pérécop  avant-hier,  et  hier,  vers  les 
six  heures  de  l'après-dîner,  nous  sommes  arrivés  ici  tous  bien  portans 
et  fort  gais  ;  pendant  tout  le  chemin,  nous  avons  été  escortés  par  des 
Tartares,  et  à  quelques  verstes  d'ici,  nous  avons  trouvé  tout  ce  qu'il  y 
a  de  mieux  en  ïauride  à  cheval.  C'était  un  superbe  coup  d'œil  :  ainsi 
précédés,  entourés  et  suivis  dans  un  carrosse  ouvert,  qui  contenait 
huit  personnes,  nous  sommes  entrés  à  Baktchi-saraï,  et  nous  sommes 
descendus  tout  droit  dans  la  maison  des  khans  ;  là,  nous  sommes  logés 
entre  les  minarets  et  les  mosquées,  où  l'on  crie,  prie,  chante  et  se 
tourne  sur  un  pied  cinq  fois  dans  les  vingt-quatre  heures.  Nous  enten- 
dons tout  cela  de  nos  fenêtres,  et,  comme  c'est  la  fête  de  Constantin 
et  d'Hélène  aujourd'hui,  nous  entendrons  la  messe  dans  une  cour  où 
l'on  a  dressé  une  tente  à  cet  effet.  Ah  !  le  singulier  spectacle  que  ce 
séjour  dans  cet  endroit!  Qui?  Où?  Le  prince  de  Ligne  dit  que  ce  n'est 
pas  un  voyage,  mais  des  fêtes  continuelles  et  variées  d'une  façon 
comme  on  n'en  voit  ni  peut  voir  nulle  part.  11  est  flatteur,  ce  prince  de 
Ligne,  dira-t-on  ;  mais  peut-être  n'a-t-il  pas  tort. 

Demain,  nous  partons  d'ici  pour  Sévastopol. 


Revenu  à  Saint-Pétersbourg,  le  comte  Schouvalof  et  les  ambas- 
sadeurs donnèrent  à  la  comtesse  ***  quelques  détails  que  l'on  ne 
trouve  pas  dans  les  lettres  de  l'impératrice  et  que  nous  reprodui- 
sons : 

a  Le  voyage  que  l'impératrice  fit  en  1787  en  Grimée  fut  très 
remarquable.  M.  Fitz-Herbert,  plus  tard  lord  St.  Helens,  ministre 
d'Angleterre,  M.  de  Ségur,  ministre  de  France,  le  comte  Louis  de 
Cobentzel,  ambassadeur  d'Allemagne,  le  comte  de  Schouvalof,  les 
comtesses  de  Protasof  et  Branicka,  accompagnèrent  Sa  Majesté.  Le 
prince  Potemkin,qui  la  précédait,  lui  avait  préparé  une  escorte 
nombreuse.  Elle  la  refusa.  L'empereur  Joseph,  qui  vint  la  rejoindre, 
parut  plus  qu'étonné  de  ce  manque  de  précautions.  L'impératrice  ne 
répondit  rien  à  la  remarque  qu'il  lui  en  fit,  mais  l'événement  jus- 
tifia sa  conduite.  Les  Tartares,  ses  nouveaux  sujets,  la  reçurent  avec 
enthousiasme.  Un  jour  que  la  voiture  de  Sa  Majesté  se  trouvait 
sur  une  montagne  fort  escarpée,  les  chevaux  prirent  le  mors  aux 
dents;  elle  allait  être  renversée  quand  leshabitans,  accourus  des 
villages  voisins  pour  voir  lem*  souveraine,  se  jetèrent  sur  les  che- 
vaux et  parvinrent  à  les  arrêter.  Plusieurs  personnes  furent  tuées, 
d'autres  blessées,  mais  l'air  ne  retentissait  que  des  cris  de  joie. 
—  Je  vois  bien,  s'écria  Joseph  II,  que  vous  n'avez  pas  besoin 
d'escorte. 

«  Les  ministres  étrangers  furent  enthousiasmés  de  ce  voyage.  Le 


CATHERINE    II.  901 

comte  de  Gobentzel  me  raconta,  entre  autres  choses,  l'anecdote 
suivante  :  L'impératrice  voyageait  dans  une  voiture  à  six  places. 
L'empereur,  son  ambassadeur  et  le  comte  Schouvalof  s'y  trou- 
vaient toujours.  Les  ministres  et  les  deux  dames  étaient  admis  à 
tour  de  rôle.  L'impératrice  avait  une  très  belle  pelisse  en  velours. 
Le  comte  de  Gobentzel  lui  en  fit  compliment,  h  C'est  un  de  mes 
valets  de  chambre,  répondit-elle,  qui  est  chargé  de  cette  partie  de 
ma  garde -robe  ;  il  est  trop  imbécile  pour  tout  autre  emploi.  »  Le 
comte  de  Ségur,  qui,  distrait,  n'avait  entendu  que  l'éloge  de  la 
pelisse,  s'empressa  de  dire  :  a  Tel  maître,  tel  valet.  »  Cet  à-propos 
fut  salué  d'éclats  de  rire. 

ft  Ce  même  jour,  à  dîner,  lecomtedeCobentzel  se  trouvant,  comme 
toujours,  à  côté  de  l'impératrice,  celle-ci  lui  dit,  en  plaisantant, 
qu'il  devait  être  fatigué  de  se  trouver  toujours  à  côté  d'elle.  «  On 
ne  choisit  pas  ses  voisins,  »  répliqua  l'ambassadeur.  Cette  seconde 
distraction  fut  accueillie  avec  la  même  gaîté  que  la  première. 

«  Après  le  souper,  Sa  Majesté  ayant  raconté  une  anecdote,  lord 
St.  Helens,  qui  était  sorti  pour  un  moment,  rentra  lorsqu'elle 
finissait  de  parler.  Les  autres  ministres  lui  témoignèrent  leurs  re- 
grets du  plaisir  dont  il  avait  été  privé.  L'impératrice  proposa  de 
recommencer  \  mais  à  peine  en  était-elle  à  la  moitié  de  son  récit, 
que  lord  St.  Helens  s'endormit  profondément.  «  Il  ne  manquait 
plus  que  cela,  messieurs,  leur  dit-elle,  pour  compléter  votre  obli- 
geance; je  suis  entièrement  satisfaite.  » 

On  sait  que  ce  voyage  eut  des  conséquences  fâcheuses  pour 
l'Autriche.  La  charmeuse  moscovite  avait  tellement  ensorcelé  Jo- 
seph II,  qu'il  conclut  une  aUiance  avec  la  tsarine,  dont  le  but  était 
le  partage  de  la  Turquie.  Mollement  soutenues  par  Potemkin,  les 
armées  autrichiennes  firent  une  campagne  désastreuse,  perdant 
par  les  maladies  plus  d'hommes  que  par  l'ennemi.  Généralement 
désapprouvée,  cette  guerre  désastreuse  abrégea  les  jours  de  Jo- 
seph II,  qui  mourut  en  1790,  en  laissant  à  son  frère  Léopold  le 
soin  de  sauver  l'empire.  La  Russie  aussi  renonça  à  ses  projets 
ambitieux  après  la  mort  de  Potemkin  (1791)  et  se  contenta  des 
uccès  dus  à  l'épée  de  Souvarof. 


III. 


Les  mémoires  de  la  comtesse  ***  ne  jetant  pas  un  jour  nouveau 
sur  les  événemens  qui  suivirent,  sur  le  troisième  partage  de  la 
Pologne,  sur  les  guerres  contre  la  république  française  et  la  paix 
de  Bàle,  nous  passons  sous  silence  ces  événemens  bien  connus. 


902  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

Nous  ne  nous  arrêterons  qu'à  la  dernière  négociation  politique 
que  Catherine  dirigea  en  personne. 

Pendant  les  derniers  mois  de  sa  vie,  Catherine,  entre  la 
guerre  qu'elle  poursuivait  sur  les  bords  de  la  mer  Caspienne  et 
celle  qu'elle  préparait  contre  la  république  française,  travaillait, 
comme  on  sait,  au  mariage  de  sa  petite-fille,  la  grande-duchesse 
Alexandrine,  qui  devait  épouser  le  jeune  roi  de  Suède  Gustave  IV. 
Ce  prince,  encore  mineur,  vint  à  Pétersbourg  le  13  août  1796.  Il 
était  accompagné  de  son  oncle,  le  duc  de  Sudermanie,  alors  ré- 
gent, le  même  qui,  en  1809,  monta  sur  le  trône  et  prit  le  nom  de 
Charles  XIII.  Les  lettres  de  l'impératrice  à  Grimm  prouvent  com- 
bien ce  projet  lui  tenait  à  cœur. 

Le  18  août,  Catherine  écrivait  : 

M.  le  souffre-douleur  verra,  par  rexpédition  que  lui  porte  le  courrier 
de  ce  jour,  ce  qui  lui  est  arrivé  de  bien  ou  de  mal  :  c'est  selon  qu'il  lui 
plaira  de  trouver  la  chose  à  son  goût. 

Nous  autres,  nous  n'avons  pas  infiniment  de  temps  de  reste  pour 
faire  dans  ce  moment  de  longues  pancartes;  car,  depuis  le  13  de  ce 
mois,  nous  sommes  à  faire  les  honneurs  de  chez  nous  aux  comtes  de 
Haga  (Gustave  IV)  et  de  Wasa  (duc  de  Sudermanie),  avec  une  suite 
immense  de  plus  de  cent  quarante  personnes,  depuis  les  maîtres  jus- 
qu'aux domestiques.  Ils  arrivèrent  le  susdit  13  au  soir...  Le  15  d'août, 
à  six  heures  du  soir,  MM.  les  comtes  vinrent  à  l'Ermitage,  où,  dans 
un  quart  d'heure,  ils  firent  la  connaissance  de  tout  le  monde.  Le  comte 
de  Haga  s'est  attiré  non-seulement  l'approbation,  mais  même  l'affec- 
tion de  tout  le  monde  d'emblée;  ceci  encore,  notez  cela,  n'est  jamais 
arrivé  chez  nous  qu'à  lui.  C'est  une  figure  très  distinguée  ;  il  est  ma- 
jestueux et  doux;  physionomie  charmante  où  l'esprit  et  l'agrément 
sont  peints  ;  c'est  un  bien  précieux  jeune  homme,  et  assurément,  dans 
l'Europe  présentement,  aucun  trône  ne  peut  se  vanter  de  rien  de  pareil 
en  espérance.  Il  a  le  cœur  bon  et  est  d'une  politesse  extrême,  à 
laquelle  il  joint  une  prudence  et  une  mesure  au-dessus  de  son  âge;  en 
un  mot,  il  est  charmant,  je  vous  le  répète...  Portez-vous  bien;  pour 
moi,  je  suis  leste  comme  un  oiseau. 

Ce  30  août  1796. 

Je  commence  cette  lettre  par  vous  dire  qu'étant,  depuis  le  15  d'août, 
dans  les  lêtes  continuelles  depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  et  du  soir  au 
matin,  à  cause  du  séjour  du  roi  de  Suède,  et  occupée  avec  cela,  de 
trois  ou  quatre  affaires  de  la  plus  haute  importance,  il  m'a  été  impos- 


CATHERINE    II.  903 

sible  de  répondre  encore  à  vos  numéros  21  et  22,  quoique  ceux-ci 
soient  très  importans  aussi  ;  mais  il  n'y  a  que  vingt-quatre  lieures  dans 
la  journée.  Tout  le  monde  raffole  du  jeune  roi,  grands  et  petits...  Un 
des  principaux  matadors  de  la  suite  du  roi,  questionné  par  quelqu'un 
si  la  demoiselle  plaisait  au  comte  de  Ilaga,  répondit  brusquement  : 
«  Il  faudrait  qu'il  eût  le  diable  au  corps  si  elle  ne  lui  plaisait  pas.  » 

Ce  5  septembre  1796. 

C'est  aujourd'hui  la  fête  de  sainte  Elisabeth,  dont  l'épouse  de 
M.  Alexandre  porte  le  nom  ;  il  y  aura  messe,  puis  diner  chez  ledit 
M.  Alexandre,  et  le  soir  grand  bal.  Je  vous  assure  qu'il  me  paraît  que 
le  meilleur  de  mes  contemporains,  dans  ce  moment,  et  celui  qui  pro- 
met le  plus,  c'est  le  jeune  roi  de  Suède  :  il  ne  lui  manque  que  plus 
d'expérience  et  de  meilleures  têtes  autour  de  lui... 

On  le  voit,  le  jeune  roi  de  Suède  avait  fait  la  conquête  de  l'im- 
pératrice, qui  avait  suivi  toutes  les  phases  de  ce  roman  préparé  de 
longue  main  avec  une  sollicitude  maternelle.  On  comprendra  mieux 
maintenant  l'effet  que  dut  produire  le  dénoùment  que  la  com- 
tesse ***  va  nous  raconter,  puisque  Catherine  se  garda  bien  de  s'en 
vanter  à  Grimm. 

«...  Les  jours  semblaient  voler  pour  moi,  j'éprouvai  plus  de 
peine  que  jamais  en  quittant  Tsarsko-Sélo.  Je  sentais  au  fond  de 
mon  cœur  une  voix  qui  me  disait  :  «  C'est  le  dernier  été  que  tu 
y  as  passé.  » 

«  On  rentra  en  ville,  on  parla  hautement  de  l'arrivée  du  roi  de 
Suède,  on  se  prépara  à  des  fêtes  et  à  des  réjouissances  qui  se  chan- 
gèrent en  tombes  et  en  pleurs. 

a  Le  roi  arriva  peu  de  temps  après  que  la  cour  fut  rentrée  en 
ville.  Il  avait  pris  le  nom  de  comte  de  Haga  et  logeait  chez  le  ba- 
ron de  Steding,  son  ambassadeur.  Sa  première  entrevue  avec  l'im- 
pératrice fut  très  intéressante.  Elle  le  trouva  tel  qu'elle  avait  désiré 
de  le  trouver.  Nous  lûmes  présentés  au  roi  à  l'Ermitage.  L'entrée 
de  Leurs  Majestés  dans  le  salon  fut  remarquabie.  Elles  se  tenaient 
par  la  main.  La  dignité  et  l'air  noble  de  l'impératrice  ne  firent  au- 
cun tort  à  la  bonne  tenue  que  le  jeune  roi  sut  conserver.  Son  habit 
noir  suédois,  ses  cheveux  tombant  sur  ses  épaules  ajoutaient  à  sa 
noblesse  un  air  chevaleresque.  Tout  le  monde  fut  frappé  de  ce 
spectacle. 

«  Le  duc  de  Sudermanie,  oncle  du  roi,  n'était  rien  moins  qu'im- 
posant. Il  est  haut  comme  la  jambe,  il  a  les  yeux  un  peu  louches 
et  rians,  une  bouche  en  cœur,  un  petit  ventre  pointu  et  tout  de 


904 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


côté,  et  des  jambes  comme  des  cure-dents.  Ses  mouvemens  sont 
prompts  et  agités.  Il  me  prit  en  gré  et  me  taisait  une  cour  assidue 
partout  où  je  le  rencontrais.  L'impératrice  s'en  amusait  beaucoup. 
Un  soir,  à  l'Ermitage,  il  me  conta  fleurette  plus  qu'à  l'ordinaire. 
Sa  Majesté  m'appela  près  d'elle  et  me  dit  en  riant  :  «  Vous  con- 
naissez le  proverbe,  il  ne  faut  croire  qu'à  la  moitié  de  ce  qu'on 
dit;  mais  avec  votre  amoureux,  ne  croyez  qu'au  quart.  » 

«  La  cour  était  au  palais  de  la  Tauride.  Pour  varier  les  soirées, 
on  donna  un  petit  bal,  composé  des  personnes  de  la  société  de 
l'Ermitage.  Nous  nous  rassemblâmes  dans  le  salon,  l'impératrice 
parut  et  vint  s'asseoir  à  côté  de  moi  ;  nous  causâmes  quelque  temps. 
On  attendait  le  roi  pour  ouvrir  le  bal.  «  Je  crois,  me  dit  Sa  Ma- 
jesté, qu'il  vaut  mieux  commencer  la  danse  quand  le  roi  arrivera, 
il  sera  moins  embarrassé  de  trouver  tout  en  mouvement,  au  lieu 
de  ce  cercle  qui  a  l'air  d'attendre  son  entrée.  Je  vais  dire  qu'on 
joue  la  Polonaise.  —  Ordonnez-vous  que  je  le  dise,  madame?  lui 
demandai-je.  —  Non,  répondit-elle,  je  vais  faire  signe  au  page  de 
chambre.  »  Elle  fit  un  signe  de  la  main,  que  le  page  ne  vit  pas,  et 
que  le  vice-chancelier,  comte  Ostermann,  prit  pour  lui.  Le  vieillard 
accourut  aussi  vite  qu'il  put  avec  sa  longue  canne  vers  l'impéra- 
trice, qui  se  leva,  le  conduisit  à  la  fenêtre  et  lui  parla  très  sérieu- 
sement pendant  environ  cinq  minutes.  Elle  revint  ensuite  à  moi  en 
me  demandant  si  j'étais  contente  d'elle.  «  Je  voudrais,  lui  dis-je, 
que  toutes  les  dames  de  Pétersbourg  vinssent  prendre  des  leçons 
de  Votre  ^Majesté  sur  la  manière  de  faire  les  honneurs  de  leur  mai- 
son avec  tant  de  délicatesse.  —  Mais  comment  voulez-vous  que 
je  fisse  autrement?  reprit-elle,  j'aurais  atïligé  ce  pauvre  vieux  en 
lui  découvrant  sa  méprise.  Au  lieu  de  cela,  en  lui  parlant  de  la 
pluie  et  du  beau  temps,  je  lui  ai  persuadé  que  je  l'avais  réellement 
appelé.  11  est  content,  vous  êtes_ contente,  et  moi  aussi  par  consé- 
quent. )) 

«  Le  roi  parut;  l'impératrice  fut  affable  et  pleine  d'attentions 
pour  lui,  mais  elle  conserva  toute  sa  dignité.  Leurs  Majestés  s'exa- 
minèrent et  tâchèrent  mutuellement  de  se  pénétrer.  Quelques  jours 
après,  le  roi  parla  de  son  projet  d'alliance.  L'impératrice  répondit 
avec  réserve.  Elle  tenait  à  se  ménager  les  moyens  d'arrêter  les  ar- 
ticles principaux  du  contrat  de  mariage  avant  de  se  prononcer  dé- 
finitivement. Les  pourparlers  et  les  discussions  se  succédèrent,  les 
allées  et  venues  des  ministres  se  multiplièrent  en  excitant  la  curio- 
sité de  la  cour  et  de  la  ville. 

u  II  y  eut  un  bal  paré  dans  la  grande  galerie  du  palais  d'hiver. 
Le  roi  était  soucieux,  n'étant  pas  encore  iniormé  des  dispositions 
de  la  grande-duchesse  Alexandrine.  Le  surlendemain,  pendant  une 


CATHERINE    II.  905 

grande  fête  au  palais  de  la  Tauride,  j'étais  assise  près  de  l'impéra- 
trice, le  roi  se  tenait  debout  devant  nous.  La  princesse  Radziwill 
apporta  à  Sa  Majesté  un  médaillon  en  cire  représentant  le  roi  de 
Suède.  «  Il  est  bien  ressemblant,  dit  l'impératrice,  mais  M.  le  comte 
de  Haga  y  paraît  triste.  »  Le  roi  répondit  avec  vivacité  :  «  C'est 
qu'hier  j'étais  encore  bien  malheureux.  »  Or  la  réponse  favorable 
de  la  grande-duchesse  ne  lui  avait  été  annoncée  que  le  matin 
même. 

«  Après  que  la  cour  se  fut  installée  au  palais  d'hiver,  ordre  fut 
donné  d'arranger  des  fêtes  et  des  bals  en  ville.  Ce  fut  le  procu- 
reur-général comte  Samoylof  qui  inaugura  ces  festins.  Le  temps 
était  encore  beau.  Plusieurs  seigneurs  russes  et  suédois  attendaient 
sur  le  balcon  l'arrivée  de  l'impératrice.  Quand  sa  voiture  parut,  on 
vit  un  météore  s'élever  et  disparaître  au-dessus  de  la  forte- 
resse. Ce  phénomène  donna  lieu  à  des  conjectures  superstitieuses. 
Après  les  premières  danses,  l'impératrice  se  retira  avec  le  roi  dans 
un  petit  salon  et  eut  avec  ce  dernier  sa  première  conférence  rela- 
tive au  mariage.  Elle  lui  remit  un  papier  en  le  priant  de  le  lire 
chez  lui. 

«  Le  comte  de  Stroganof  aussi  donna  un  bal  que  l'impératrice 
honora  de  sa  présence.  La  négociation  du  mariage  marchait  au 
mieux,  ce  qui  rendait  Sa  Majesté  très  gaie  et  encore  plus  aimable 
qu'à  l'ordinaire.  Elle  m'ordonna  de  me  placer  en  face  des  amou- 
reux pendant  le  souper.  Après  que  nous  nous  étions  levés  de 
table,  l'impératrice  me  questionna  et  m'ordonna  de  lui  faire  part 
de  mes  observations.  «  La  grande-duchesse,  lui  dis-je  en  riant, 
est  tout  à  fait  pervertie,  le  roi  ne  mange  ni  ne  boit  et  se  rassasie 
uniquement  des  yeux.  »  Ces  folies  amusèrent  l'impératrice. 

«  Elle  assista  également  à  un  bal  donné  par  le  comte  de  Cobent- 
zel,  ambassadeur  d'Autriche,  et  à  une  fête  qui  eut  lieu  à  la  cam- 
pagne du  vice-chancelier,  comte  Ostermann.  » 


IV. 


Pour  expliquer  la  marche  de  la  négociation,  la  comtesse***  inter- 
rompt ici  son  récit,  afin  d'insérer  des  pièces  de  la  plus  haute 
importance.  Elle  les  copie  sur  les  originaux  de  la  main  même  de 
l'impératrice  et  de  celle  du  roi  de  Suède  en  ajoutant  que  ces  docu- 
mens  lui  avaient  été  confiés  après  la  mort  de  Catherine.  Pour  bien 
comprendre  la  valeur  historique  de  ces  pièces  inédites,  nous  re- 
marquerons qu'on  y  voit  l'impératrice  à  l'œuvre.  Le  but  qu'elle 


906 


REVUE   DES    DEUX  MONDES. 


poursuivait  ne  saurait  échapper  à  personne.  Elle  voulait  d'abord 
établir  sa  petite-fille  et  lui  assurer  une  couronne,  mais  ce  que  ce 
grand  diplomate  en  jupons  avait  surtout  en  vue,  c'était  d'assurer 
à  la  Russie  une  influence  prédominante  à  StockJiolm.  Si  Catherine 
avait  réussi,  il  est  assez  probable  que  l'histoii'e  moderne  eût  pris 
dans  le  Nord  une  toute  autre  tournure.  Protégé  par  la  Russie,  le 
malheureux  Gustave  IV  n'eût  probablement  pas  perdu  la  Poméra- 
nie,  la  Finlande  et  sa  couronne,  et  Bernadotte,  le  seul  Ueutenant 
de  Napoléon  qui  fonda  une  dynastie,  n'eût  jamais  été  roi  de  Suède. 
D'autre  part,  la  pjrande- duchesse  Alexandrine,  qui  évidemment  ai- 
mait le  jeune  roi,  eût  été  vraisemblablement  plus  heureuse  qu'elle 
ne  le  fut  en  épousant  plus  tard  l'archiduc  Joseph,  palatin  de  Hon- 
grie. Quoi  qu'il  en  soit,  le  mémoire  que  Catherine  traça  de  sa 
propre  main  fixera  l'attention  de  l'historien,  puisqu'il  y  devinera 
l'art  consommé  et  le  talent  hors  ligne  que  Catherine  a  déployé  dans 
toutes  les  négociations  politiques  de  son  long  règne. 

Nous  donnons  ce  mémoire  in  extenw  avec  ses  annexes  en  priant 
le  lecteur  de  se  rappeler  que  c'est  Catherine  elle-même  qui  parle  : 

«  Le  1h  d'août,  le  roi  de  Suède,  avec  moi  sur  un  banc,  dans  le 
jardin  Taurique,  me  demanda  Alexandrine.  Je  lui  dis  qu'il  ne  pou- 
vait me  la  demander,  ni  moi  l'écouter,  parce  qu'il  avait  des  enga- 
gemens  avec  la  princesse  de  Mecklembourg.  Il  m'assura  qu'ils 
étaient  rompus.  Je  lui  dis  que  j'y  penserais.  Il  me  pria  de  sonder 
si  ma  petite-fille  n'aurait  pas  de  la  répugnance  pour  lui,  ce  que  je 
promis  bien  de  faire  et  lui  dis  qu'au  bout  de  trois  jours  je  lui  don- 
nerais ma  réponse.  Effectivement  au  bout  de  trois  jours,  après 
avoir  parlé  à  père,  mère  et  à  la  demoiselle,  au  bal  du  comte  de  Stro- 
ganof,  je  dis  au  comte  de  Haga  que  je  consentirais  à  son  mariage, 
à  deux  conditions-  La  première,  que  les  engagemens  mecklem- 
bourgeois  fussent  finalement  arrangés,  la  seconde  que  ma  petite- 
fille  Alexandrine  restât  dans  la  religion  dans  laquelle  elle  est  née 
et  élevée.  Sur  la  première,  il  dit  que  ceci  ne  souffrait  aucun  doute; 
pour  la  seconde,  il  fit  tout  au  monde  pour  me  persuader  que  c'était 
impossible,  et  nous  nous  séparâmes,  chacun  restant  de  son  avis. 
Ce  premier  entêtement  dura  dix  jours,  et  toutes  les  Excellences 
suédoises  n'étaient  pas  de  l'avis  du  roi.  Enfin,  je  ne  sais  comment 
ils  parvinrent  à  le  persuader.  Au  bal  de  l'ambassadeur,  il  vint  me 
dire  que  l'on  avait  levé  tous  les  scrupules  qui  s'étaient  élevés  dans 
son  esprit  au  sujet  de  la  religion.  Voilà  donc  que  tout  paraissait 
arrangé!  En  attendant  j'avais  dressé  l'écrit  numéro  1,  et,  comme 
je  l'avais  en  poche,  je  le  lui  remis  et  lui  dis  :  «  Je  vous  prie  de 
lire  avec  attention  cet  écrit,  il  vous  confirmera  dans  les  bonnes 
dispositions  dans  lesquelles  je  vous  trouve,  m 


4 


CATHERINE    TI.  907 

N*'  1.  —  Conviendrez-vous,  mon  cher  frère,  avBC  moi,  qu'il  est  non- 
seulement  de  l'intérêt  de  votre  royaume,  mais  même  de  votre  intérêt 
personnel,  de  contracter  le  mariage  que  vous  m'avez  dit  désirer? 

Si  Votre  Majesté  en  convient  et  en  est  persuadée,  pourquoi  faut-il 
que  la  religion  fasse  naître  les  difficultés  à  ses  désirs  ?  Qu'elle  me  per- 
mette de  lui  dire  que  les  évêques  même  ne  trouveront  rien  k  redire  à 
ses  volontés  et  se  montreront  empressés  à  lever  tout  scrupule  à  cet 
égard. 

L'oncle  de  Votre  Majesté,  ses  ministres  et  tous  ceux  qui  par  leurs 
longs  services,  leur  attachement  et  leur  fidélité  pour  sa  personne  ont 
le  plus  le  droit  d'en  être  crus,  se  réunissent  à  ne  trouver  dans  cet  ar- 
ticle rien  de  contraire  à  sa  conscience,  ni  à  la  tranquillité  de  son 
règne. 

Vos  peuples,  loin  de  blâmer  votre  choix,  y  applaudiront  avec  trans- 
port et  il's  continueront  à  vous  bénir  et  à  vous  adorer  parce  qu'ils  vous 
devront  un  gage  assuré  de  leur  prospérité  et  de  leur  tranquillité  pu- 
blique et  particulière. 

Ce  même  choix,  j'ose  le  dire,  prouvera  la  bonté  de  votre  jugement 
et  de  votre  discernement  et  contribuera  à  augmenter  les  suffrages  de 
votre  nation. 

En  vous  accordant  la  main  de  ma  petite-fille,  j'ai  l'intime  convic- 
tion que  je  vous  fais  le  plus  précieux  don  qu'il  soit  en  mon  pouvoir  de 
vous  faire  et  qui  puisse  le  mieux  vous  convaincre  de  la  vérité  et  de 
l'étendue  de  ma  tendresse  et  de  mon  amitié  pour  vous.  Mais  au  nom 
de  Dieu,  ne  troublez  point  son  bonheur  et  le  vôtre  en  y  mêlant  des  ob- 
jets tout  à  fait  étrangers,  et  sur  lesquels  il  sera  sage  que  vous  impo- 
siez un  profond  silence  à  vous-même  et  aux  autres,  sans  quoi  vous 
ouvrirez  la  porte  à  des  chagrins,  à  des  intrigues  et  à  des  clabaudages 
•sans  fin. 

A  la  tendresse  maternelle  que  vous  me  connaissez  pour  ma  petite- 
fille,  vous  pouvez  juger  de  ma  sollicitude  pour  son  bonheur.  Je  ne  puis 
ne  pas  sentir  qu'il  deviendra  inséparable  du  vôtre,  aussitôt  qu'elle 
vous  sera  unie  par  les  liens  du  mariage.  Pourrai-je  jamais  consentir 
à  les  former  si  j'y  voyais  le  moindre  sujet  de  danger  ou  d'inconvénient 
pour  Votre  Majesté,  et  si  je  n'y  voyais  pas  au  contraire  tout  ce  qui  peut 
assurer  votre  bonheur  et  celui  de  ma  petite-fille  ? 

A  tant  d'autorités  réunies  qui  doivent  influer  sur  la  décision  de 
Votre  Majesté,  j'en  ajouterai  une  dont  le  poids  a  plus  de  droit  à  sa  con- 
sidération. Le  projet  de  ce  mariage  a  été  conçu  et  nourri  par  le  feu  roi 
■son  père,  de  glorieuse  mémoire.  Je  ne  citerai  sur  ce  fait  avéré  ni  les 
'témoins  de  votre  nation  ni  ceux  de  la  mienne,  quoiqu'il  y  en  ait  quan- 
tité, mais  je  nommerai  les  princes  français  et  les  gentilshommes  de 
leur  suite  dont  le  témoignage  est  d'autant  moins  suspect  qu'ils  sont  tout 


908  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  fait  neutres  dans  cette  affaire.  En  se  trouvant  à  Spa  avec  le  feu  roi, 
ils  l'ont  entendu  s'entretenir  souvent  de  ce  projet,  comme  l'un  de  ceux 
qui  paraissaient  lui  tenir  le  plus  à  cœur  et  dont  l'accomplissement 
pouvait  le  mieux  cimenter  la  bonne  harmonie  et  la  bonne  intelligence 
entre  les  deux  maisons  et  les  deux  États. 

Or,  si  ce  projet  est  la  conception  du  feu  roi  votre  père,  comment  ce 
prince  aussi  éclairé  que  rempli  de  tendresse  pour  son  fils  aurait-il  pu 
imaginer  ce  qui  tôt  ou  tard  aurait  pu  nuire  à  Votre  Majesté  dans  l'es- 
prit de  son  peuple  ou  lui  aliéner  l'affection  de  ses  sujets? 

Que  ce  même  projet  fût  l'effet  d'une  longue  et  profonde  méditation 
de  son  esprit,  toutes  ses  actions  ne  le  prouvent  que  trop.  A  peine  eut-il 
raffermi  l'autorité  dans  ses  mains,  qu'il  fit  porter  à  la  diète  la  loi  so- 
lennelle d'une  tolérance  universelle  de  toute  religion,  de  manière  à 
dissiper  à  jamais,  à  cet  égard,  toutes  ces  obscurités  enfantées  par  les 
siècles  de  fanatisme  et  d'ignorance,  et  qu'il  ne  serait  ni  sage  ni  glo- 
rieux de  renouveler  dans  le  temps  présent.  A  la  diète  de  Gèfle,  il  mit 
ses  desseins  encore  plus  à  découvert  en  libellant  et  en  décidant  avec 
les  plus  affidés  de  ses  sujets  que,  dans  le  mariage  de  son  fils  et  de  son 
successeur,  la  considération  de  la  splendeur  de  la  maison  à  laquelle  il 
s'allierait  devait  l'emporter  sur  tout  autre,  que  la  différence  de  reli- 
gion n'y  porterait  aucun  obstacle. 

Rapporterai-je  ici  une  anecdote  de  cette  même  diète  de  Gèfle  qui 
est  parvenue  à  ma  connaissance  et  que  tout  le  monde  certifiera  à  Votre 
Majesté?  Lorsqu'il  a  été  question  de  fixer  une  contribution  à  ses  sujets  à 
l'époque  de  son  mariage,  on  avait  mis  dans  l'acte  rédigé  à  cet  égard  : 
lors  du  mariage  du  prince  royal  avec  une  princesse  luthérienne.  Les  évê- 
ques,  faisant  lire  le  projet  de  cet  acte,  y  firent  effacer  de  leur  propre 
mouvement  les  mots  :  avec  une  princesse  luthérienne. 

Daignez  enfin  vous  fier  à  l'expérience  de  trente  ans  de  règne,  pen- 
dant lesquels  j'ai  réussi  dans  la  plupart  de  mes  entreprises.  C'est  cette 
expérience  jointe  à  l'amitié  la  plus  sincère  qui  ose  vous  donner  un 
conseil  vrai  et  droit  sans  aucune  autre  vue  que  de  vous  faire  jouir  d'un 
avenir  heureux. 

Voici  mon  dernier  mot  : 

Il  ne  convient  point  à  une  princesse  de  Russie  de  changer  de  reli- 
gion. 

La  fille  de  l'empereur  Pierre  I"  épousa  le  duc  Charles-Frédéric  de 
Holstein,  fils  de  la  sœur  aînée  du  roi  Charles  XII.  Elle  ne  changea  pas 
de  religion  pour  cela.  Les  droits  de  son  fils  à  la  succession  du  royaume 
de  Suède  n'en  furent  pas  moins  reconnus  par  les  Etats,  qui  lui  en- 
voyèrent une  ambassade  solennelle  en  Russie  pour  lui  offrir  la  cou- 
ronne. Mais  l'impératrice  Elisabeth  avait  déjà  déclaré  le  fils  de  sa 
sœur  grand-duc  de  Russie  et  son  héritier  présomptif.  On  convint  donc 


CATHERINE    II.  909 

par  les  préliminaires  du  traité  d'Abo  que  le  grand-père  de  Votre  Ma- 
jesté serait  élu  pour  successeur  au  trône  de  Suède,  ce  qui  fut  exécuté. 
Ce  sont  donc  deux  princesses  de  Russie  qui  portèrent  sur  le  trône  la 
ligne  dont  Votre  Majesté  est  descendue  et  qui  ouvrirent  aux  qualités 
brillantes  qu'elle  annonce  la  carrière  d'un  règne  qui  ne  sera  jamais 
trop  prospère  et  trop  beau  au  gré  de  mes  vœux. 

Qu'elle  me  permette  d'ajouter  avec  franchise  qu'il  est  indispensable- 
ment  nécessaire  que  Votre  Majesté  se  mette  au-dessus  des  entraves  et 
des  scrupules  que  toutes  sortes  de  raisons  se  réunissent  pour  écarter, 
et  qui  ne  pourraient  que  nuire  à  son  bonheur  et  à  celui  de  son  royaume. 

—  Je  ferai  plus;  mon  amitié  personnelle  pour  elle,  qui  ne  s'est  point 
démentie  dès  sa  naissance,  lui  représentera  que  le  temps  presse  et  que, 
si  elle  ne  se  détermine  pas  dans  ces  momens  si  précieux  à  mon  cœur, 
où  elle  se  trouve  ici,  la  chose  pourra  manquer  totalement  par  mille  em- 
pêchemens  qui  se  présenteront  de  nouveau  dès  qu'elle  sera  partie,  et 
que,  si  d'un  autre  côté,  malgré  les  raisons  solides  et  irréfragables  qui 
lui  ont  été  alléguées  tant  par  moi  que  par  tous  ceux  qui  méritent  le 
plus  sa  confiance,  la  religion  doit  servir  d'obstacle  invincible  aux  en- 
gagemens  qu'elle  a  paru  désirer  il  y  a  huit  jours,  elle  peut  être  per- 
suadée que  dès  ce  moment-là  il  ne  sera  jamais  plus  question  de  ce 
mariage,  tout  cher  qu'il  puisse  être  à  ma  tendresse,  pour  vous  et  pour 
ma  petite-fdle. 

J'invite  Votre  Majesté  à  méditer  avec  attention  tout  ce  que  je  viens 
de  lui  exposer,  en  priant  Dieu,  qui  dirige  les  cœurs  des  rois,  d'éclai- 
rer le  sien  et  de  lui  inspirer  une  résolution  conforme  au  bien  de  ses 
peuples  et  à  son  bonheur  personnel. 

«  Le  lendemain,  au  feu  d'artifice,  il  me  remercia  de  mon  écrit, 
et  me  dit  qu'il  était  seulement  fâché  que  je  ne  connusse  pas  son 
cœur.  Au  bal,  au  palais  Tauiique,  le  roi  de  Suède  lui-même  pro- 
posa à  maman  (la  grande-duchesse  Marie,  mère  de  la  grande- 
duchesse  Alexandrin  e)  d'échanger  les  bagues  et  de  faire  les  pro- 
messes (fiançailles).  Elle  me  le  dit.  J'en  parlai  au  régent  et  nous 
primes  jour  pour  jeudi.  On  convint  qu'à  porte  close  cela  se  ferait 
selon  le  rite  de  l'église  grecque. 

«  En  attendant,  le  traité  se  réglait  entre  les  ministres  ;  l'article 
sur  le  libre  exercice  de  la  religion  en  faisait  partie.  Il  devait  être 
avec  le  reste  du  traité  signé  ce  jeudi.  Quand  on  en  fit  la  lecture 
entre  les  plénipotentiaires,  il  se  trouva  que  cet  article  séparé  n'y 
était  pas.  Les  nôtres  demandèrent  aux  Suédois  ce  qu'ils  en  avaient 
fait.  Ils  répondirent  que  le  roi  l'avait  gardé  chez  lui  pour  m'en 
parler.  On  vint  me  faire  rapport  de  cet  incident.  Il  était  cinq  heures 
du  soir,  à  six  devaient  se  faire  les  promesses.  J'envoyai  tout  de  suite 


910 


REVUE   DES    DEUX   MONDES. 


chez  le  roi  pour  savoir  ce  qu'il  voulait  me  dire  à  ce  sujet,  parct 
qu'avant  les  promesses  je  ne  le  verrais  pas  et' qu'après  ce  serait 
trop  tard  de  reculer.  Il  me  fit  répondre  de, bouche,  qu'il  m'en  par- 
lerait. jNullement  contente  de  cette  réponse,  pour  raccourcir,  jej 
dictai  au  comte  Marcof  (1)  le  numéro  2,  afin  que,  si  le  roi  signait 
ce  projet  d'assurance,  je  pusse  faire  le  soir  les  promesses.  » 

N°  2.  —  Je  promets   solennellement  de  laisser  à  Son  Altesse  impé- 
riale M'"'"  la  grande-duchesse  Alexandrine  Paulowna,  ma  future  épousej 
et  reine  de  Suéde,  liberté  entière  de  conscience  et  d'exercice  de  la  re- 
ligion dans  laquelle  elle  est  née  et  élevée,  et  je  prie  Votre  Majesté  im- 
périale de  regarder  cette  promesse  comme  l'acte  le  plus  obligatoire  quej 
j'aie  pu  passer. 

«  Il  était  sept  heures  lorsque  ce  projet  partit.  A  neuf  heures,  le] 
.comte  Marcof  revint  avec  le  n»  3,  écrit  de  la  main  du  roi  et  signéj 
où,  au  heu  des  termes  très  clairs  et  nets  que  j'avais  proposés,  jôl 
n'en  trouvais  que  de  vagues  et  obscurs.  Alors  je  fis  dire  que  j'étais| 
tombée  malade,  d 

N -'  3.  —  Ayant  déjà  donné  ma  parole  d'honneur  à  Sa  Majesté  impériale] 
que  M™*"  la  grande-duchesse  Alexandrine  ne  sera  jamais  gênée  dans  saj 
conscience  en  ce  qui  regarde  la  religion  et  Sa  Majesté  m'en  ayant  paru! 
contente,  je  suis  assuré  qu'elle  ne  doute  nullement  que  je  connais] 
assez  les  lois  sacrées  que  cet  engagement  m'impose  pour  que  tout 
autre  écrit  ne  soit  entièrement  superflu. 


(Signé)  Gustaw-Adolphe. 


Ce  1t/22  septembre  1796. 


((  Le  reste  du  temps  qu'ils  ont  été  ici  s'est  passé  en  allées  et] 
venues.  Le  régent  a  signé  et  ratifié  le  traité  tel  qu'il  devait  étre.j 
Le  Toi  doit  le  ratifier  en  deux  mois  après  sa  majorité.  Il  a  envoyé] 
consulter  son  consistoire.  » 

Après  avoir  pris  copie  de  ces  autographes  impériaux  et  royaux,1 
la  comtesse  ***  ajoute,  pour  terminer  ce  récit,  quelques  pages  qui] 
font  deviner  que  Catherine,  malgré  la  signature  et  la  ratification  duj 
régent,  duc  de  Sudermanie,  ne  se  faisait  pas  la  moindre  illusion. 
L'afïaii'e  était  manquée. 


(1)  Alors  directeur  au  département  des  affaires  étrangères,  accrédité  plus  tard  parj 
Alexandre  V  comme  ambassadeur  près  du  premier  consul. 


CATHERINE    II.  911 

Écoutons  la  comtesse  "*  "^  : 

«  Le  comte  Marcof  m'a  dit  que  l'impératrice  fut  tellement  affli- 
gée de  la  conduite  du  roi  qu'à  la  seconde  réponse  on  avait  tout 
lieu  de  craindre  un  coup  d'apoplexie. 

«  Le  lendemain  était  un  jour  de  fête.  Un  bal  paré  fut  ordonné 
dans  la  galerie  blanche.  Le  roi  de  Suède  y  parut  triste  et  très  em- 
barrassé. L'impératrice  avait  une  contenance  parfaite  et  lui  parla 
avec  toute  l'aisance  et  la  noblesse  possibles.  Le  grand-duc  Paul 
était  furieux  et  jetait  des  yeux  foudroyans  au  roi,  qui  partit  quel- 
ques jours  après.  » 

Quelque  profonde  que  fût  la  mortification  que  l'échec  de  sa  di- 
plomatie personnelle  lui  avait  fait  éprouver,  Catherine  ne  parla  pas 
à  Grimm  du  brusque  départ  du  jeune  roi  de  Suède.  L'énergie  in- 
domptable de  cette  femme  étonnante  ne  parut  cependant  pas  abat- 
tue par  cette  déconvenue.  Après  un  silence  de  six  semaines,  elle 
reprit  la  plume  une  dernière  fois,  et  adressa  à  son  souffre-douleur 
la  lettre  suivante,  dans  laquelle  s'exhalent  son  mépris  pour  Fré- 
déric-Guillaume II,  roi  de  Prusse,  et  la  haine  que  lui  inspiraient  les 
républicains  français.  Cette  lettre  curieuse  révèle  les  idées  noires 
qui  assombrissaient  les  derniers  jours  de  cette  altière  souveraine. 

Ce  20  d'octobre  1796. 

.l'ai  reçu  hier  et  avant-hier  pai'  Kolitchef  et  Jakovlef  les  lettres  que 
vous  m'avez  adressées;  je  n'ai  pas  le  temps  d'y  répondre,  parce  que 
j'en  ai  reçu  aussi  d'Angleterre  et  de  Perse,  qui,  quoique  très  satisfai- 
santes en  tout  point,  ne  laissent  pas  de  donner  de  l'occupation.  Le  roi 
de  Prusse  arme;  qu'en  pensez-vous?  Contre  qui?  contre  moi.  Pour  faire 
plaisir  à  qui?  Aux  régicides,  ses  amis,  sur  lesquels  il  ne  peut  comp- 
ter un  moment.  Il  faut  convenir  qu'on  compromet  singulièrement 
l'honneur  et  la  gloire  de  ce  prince,  en  lui  donnant  d'aussi  perfides  con- 
seils. L'honneur  et  la  gloire  n'ont  qu'un  chemin.  J'ai  pris  la  liberté  de 
le  lui  proposer;  on  va  le  rendre  le  très  humble  serviteur  des  scélé- 
rats arrogans,  qui,  au  bout  du  compte,  ne  visent  qu'à  sa  destruction.  Si 
par  ces  armemens  on  croit  me  détourner  de  la  marche  de  mes  troupes 
aux  ordres  du  maréchal  Souvarof,  on  se  trompe  très  fort,  car  malgré 
cela  je  resterai  ferrée  de  tous  les  côtés  possibles,  sans  exception  au- 
cune. Je  prêche  et  prêcherai  cause  commune  à  tous  les  rois  contre  les 
destructeurs  des  trônes  et  de  la  société,  malgré  tous  les  adhérens  du 
misérable  système  contraire,  et  nous  verrons  qui  prendra  le  dessus  : 
la  raison  ou  le  déraisonnement  des  perfides  partisans  d'un  système 
exécrable,  qui  par  lui-même  exclut  et  foule  au  pied  tout  sentiment 
de  religion,  d'honneur  et  de  gloire.  En  voilà  bien  assez  pour  \x)us  dire 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  j'ai  reçu  vos  lettres.  Adieu,  portez-vous  bien,  je  vous  ai  dit  ce  qui 
est  venu  se  placer  au  bout  de  ma  plume.  11  est  bon  que  vous  sachiez 
ma  manière  de  penser  et  d'envisager  les  choses.  . 

V. 

La  comtesse  ***  nous  donne  sur  les  derniers  jours  et  la  mort 
de  Catherine  un  récit  émouvant  que  nous  copions  textuelle- 
ment : 

«  Il  est  dans  la  vie  des  prcssentimens  plus  forts  que  la  raison. 
Tout  en  nous  disant  qu'il  faut  les  éloigner  de  notre  pensée,  nous 
n'en  sommes  pas  moins  troublés  ni  assez  forts  pour  nous  vaincre. 
Un  pressentiment  pareil  me  poursuivait  comme  une  ombre  depuis 
que  l'impératrice,  après  un  bal  chez  le  grand-duc  Alexandre,  avait 
placé  sa  belle  main  sur  mon  épaule  pour  me  dire  adieu. 

«  Le  5  novembre,  étant  à  dix  heures  à  déjeuner  avec  ma  mère, 
un  laquais  de  la  cour  entra  et  nous  dit  :  «  L'impératrice  a  eu  un 
coup  d'apoplexie,  il  y  a  environ  une  heure.  )  Je  jetai  un  cri  afireux 
et  je  courus  chez  mon  mari.  J'eus  toutes  les  peines  du  monde  pour 
trouver  la  force  de  lui  dire  :  l'impératrice  se  meurt.  Mon  mari  fut 
atterré  et  courut  au  château.  M.  de  Toursoucof,  neveu  de  la  pre- 
mière femme  de  chambre  de  Sa  Majesté,  nous  confirma  la  funeste 
nouvelle.  «  Tout  est  fini,  nous  dit-il,  elle  et  notre  bonheur.  »  Nous 
passâmes  jusqu'à  trois  heures  du  matin  les  momens  les  plus  affreux 
de  ma  vie.  Toutes  les  deux  heures  mon  mari  m'envoya  un  petit 
mot.  Il  y  eut  un  instant  d'espoir,  une  lueur  au  milieu  des  ténè- 
bres qui  ne  rendit  que  plus  pénible  la  certitude  de  notre  malheur. 
L'impératrice  resta  trente-six  heures  paralysée,  son  corps  vivait 
encore,  mais  la  tête  était  morte.  Une  veine  s'était  rompue  dans  le 
cerveau.  Elle  cessa  de  vivre  le  6  novembre. 

«  Le  chagrin  qu'avait  causé  à  l'impératrice  la  non-réussite  de 
ses  projets  sur  le  roi  de  Suède  influait  sur  elle  d'une  manière  bien 
visible  pour  tous  ceux  qui  l'approchaient  de  près.  Elle  avait  changé 
ses  habitudes,  elle  ne  paraissait  guère  que  le  dimanche  à  la  messe 
et  au  dîner,  n'admettait  que  rarement  ses  intimes  dans  la  chambre 
des  diamans  ou  à  l'Ermitage.  Elle  passait  presque  toutes  ses  soh'ées 
dans  sa  chambre  à  coucher  avec  quelques  personnes  qu'elle  hono- 
rait d'une  façon  toute  particulière.  Le  grand-duc  Alexandre  el  son 
épouse,  qui  d'ordinaire  passaient  toutes  leurs  soirées  chez  l'impé- 
ratrice, ne  la  voyaient  plus  qu'une  ou  deux  fois  par  semaine  hor- 
mis le  dimanche.  Ils  recevaient  souvent  l'ordre  de  rester  chez  eux 
ou  d'aller  au  théâtre. 

«  Le  dimanche  2  novembre,  l'impératrice  parut  pour  la  dernière 


CATHERINE    II. 


913 


fois  en  public.  On  eût  dit  qu'elle  venait  dire  adieu  à  ses  sujets. 
Tout  le  monde  a  été  frappé  de  l'impression  qu'elle  fit  ce  jour-là. 
Ordinairement  l'impératrice  entendait  la  messe  d'un  appartement 
intérieur  dont  une  fenêtre  donnait  sur  le  sanctuaire  de  la  chapelle. 
Le  2  novembre,  Sa  Majesté,  pour  se  rendre  à  la  messe,  traversa  la 
salle  des  chevaliers-gardes,  où  comme  toujours  toute  la  cour  était 
assemblée.  Elle  était  en  deuil  pour  la  reine  de  Portugal  et  avait 
meilleure  mine  qu'on  ne  lui  avait  vu  depuis  longtemps.  Après  la 
messe  elle  fit  cercle.  M""*  Vigée-Le  Brun  venait  d'achever  le  portrait 
de  la  grande-duchesse  Elisabeth.  Sa  Majesté  le  fit  placer  dans  la 
salle  du  trône,  l'examina  longtemps  et  en  parla  aux  personnes  qui 
devaient  dîner  avec  elle.  11  y  eut  grand  couvert  comme  d'habitude 
les  dimanches.  Les  grands-ducs  Alexandre  et  Constantin  ainsi  que 
leurs  épouses  furent  du  dîner.  Ce  fut  la  dernière  fois  que  l'impé- 
ratrice les  vit.  Ils  eurent  ordre  de  ne  pas  venir  chez  elle  le  soir. 
Lundi  le  3,  et  mardi  le  A,  le  grand-duc  Alexandre  et  la  grande- 
duchesse  Elisabeth  allèrent  à  l'Opéra.  Mercredi  le  5,  à  onze  heures 
du  matin,  le  grand-duc  était  sorti  avec  le  prince  Gzartoryski 
quand  on  vint  dire  à  la  grande-duchesse  que  le  comte  Soltikof  de- 
mandait le  grand-duc.  Elle  ne  put  dire  quand  il  rentrerait.  Peu  de 
momens  après,  le  grand-duc  revint  fort  agité,  puisque  Soltikof 
l'avait  fait  chercher  dans  tous  les  coins  de  Pétersbourg.  Il  savait 
déjà  que  l'impératrice  s'était  trouvée  mal  et  que  l'on  avait  envoyé 
le  comte  Nicolas  Zoubof  à  Gatchina  pour  prévenir  le  grand-duc 
Paul. 

«  Le  jeune  couple  fut  atterré  ;  enfin  à  cinq  heures  du  soir,  le 
grand-duc  Alexandre,  qui  jusque-là  avait  eu  peine  à  résister  au 
premier  mouvement  de  son  cœur,  obtint  l'autorisation  de  voir  l'im- 
pératrice. Cette  consolation  lui  avait  été  refusée  d'abord  sans  au- 
cune bonne  raison,  mais  par  des  motifs  faciles  à  démêler  quand 
on  connaît  le  caractère  du  comte  Soltikof.  Or,  du  vivant  de  l'impé- 
ratrice le  bruit  s'était  répandu  qu'elle  priverait  son  fils  de  la  suc- 
cession pour  laisser  la  couronne  à  son  petit-fils  Alexandre.  Jamais, 
j'en  suis  sûre,  l'impératrice  n'a  conçu  ce  projet,  mais  on  en  avait 
parlé,  et  cela  suffit  à  Soltikof  pour  ne  pas  laisser  entrer  le  grand-duc 
Alexandre  avant  l'arrivée  de  son  père.  Celui-ci  ne  pouvant  tarder,  le 
grand-duc  Alexandre  et  la  grande-duchesse  Elisabeth  entrèrent  dans 
la  chambre  de  l'impératrice  entre  cinq  et  six  heures  du  soir.  Ils  ne 
rencontrèrent  dans  les  premiers  salons  que  quelques  gens  de  service 
profondément  affligés.  Le  cabinet  de  toilette  qui  précède  la  cham- 
bre à  coucher  offrait  le  spectacle  du  désespoir.  L'impératrice, 
sans  connaissance,  gisait  par  terre  sur  un  matelas  entouré  d'un 
paravent.  La  chambre  était  faiblement  éclairée.  Les  sanglots  de  ses 
lOME  xcYiii.  —  1890.  58 


914  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

femmes  se  mêlaient  au  râle  de  l'impératrice,  seul  bruit  qui  inter- 
rompait le  profond  silence.  Profondément  émus  de  ce  spectacle,  le 
grand-duc  et  la  grande-duchesse  se  retirèrent  bientôt.  En  traver- 
sant l'appartement,  le  bon  cœur  d'Alexandre  le  porta  à  penser 
au  prince  Zoubot,  qui  demeurait  dans  le  voisinage.  Le  grand-duc 
alla  le  voir,  tandis  que  la  grande-duchesse  demeura  avec  la  grande- 
duchesse  Constantin,  sa  belle-sœur.  Le  grand-duc  Paul  arriva  vers 
sept  heures.  Sans  passer  chez  lui,  il  s'établit  avec  sa  femme  dans 
l'appartement  de  l'impératrice.  Il  ne  vit  que  ses  fils  :  ses  belles- 
filles  eurent  l'ordre  de  rester  chez  elles.  L'appartement  de  l'impé- 
ratrice se  remplit  sur-le-champ.  Les  serviteurs  dévoués  au  grand- 
duc  encombrèrent  les  salons.  C'étaient  pour  la  plupart  des  gens 
obscurs  à  qui  ni  le  talent  ni  la  naissance  ne  donnaient  le  moindre 
droit  d'aspirer  aux  grâces  qu'ils  voyaient  déjà  tomber  sur  eux.  La 
foule  augmentait.  Les  gat chinois,  c'est  ainsi  qu'on  appelait  les 
individus  dont  je  viens  de  parler,  heurtaient  et  bousculaient  les 
courtisans  qui  se  demandaient  avec  étonnement  qui  étaient  ces 
Ostrogoths  que  jusqu'alors  on  n'avait  jamais  vus,  pas  même  dans 
les  antichambres. 

«  Le  ffrand-duc  s'établit  dans  un  cabinet  attenant  à  la  chambre 
à  coucher.  Tous  ceux  à  qui  il  donna  ses  ordres  durent  passer  près 
de  l'impératrice  agonisante  comme  si  elle  n'était  déjà  plus.  Cette 
profanation  de  la  majesté  choqua  tout  le  monde  et  jeta  un  jour 
bien  défavorable  sur  le  prince   qui  l'autorisait.  La  nuit  se  passa  jl 

ainsi.  Il  y  eut  un  moment  d'espoir,  les  remèdes  semblaient  pro- 
duire de  l'effet,  mais  l'illusion  fut  courte.  Cependant  toute  la  jour- 
née se  passa  encore  en  attente.  L'impératrice  eut  une  agonie  longue 
et  cruelle  sans  un  moment  de  connaissance.  Le  6  novembre,  à  onze 
heures  du  soir,  on  vint  chercher  les  grandes-duchesses.  L'impéra- 
trice n'existait  plus  ! 

«  Le  grand-duc  Alexandre,  qui  avait  déjà  endossé  l'uniforme  de 
Gatchina,  vint  à  la  rencontre  des  princesses  et  leur  dit  de  se  mettre 
à  genoux  pour  baiser  la  main  du  nouvel  empereur.  Celui-ci  se  tenait 
avec  l'impératrice  Marie  dans  la  chambre  à  coucher  de  la  défunte, 
qui  fut  placée  sur  un  lit  et  habillée.  La  famille  impériale  assista  au 
service  funèbre,  puis  se  rendit  à  la  chapelle  où  Paul  P^"  reçut  la 
prestation  du  serment.  Ces  tristes  cérémonies  durèrent  jusqu'à 
deux  heures  du  matin. 

«  Trois  semaines  après,  l'empereur  ordonna  un  semce  funèbre 
au  couvent  de  Newsky,  près  du  tombeau  de  son  père.  Il  y  assista 
avec  toute  sa  famille  et  sa  cour.  On  ouvrit  le  cercueil  de  Pierre  HT, 
on  n'y  trouva  que  de  la  poussière  et  des  os,  que  l'empereur  ordonna 
de  baiser.  Il  fit  préparer  un  magnifique  enterrement  accompagné 
de  toutes  les  cérémonies  rehgieuses  et  militaires,  transporta  le  cer- 


CATHERINE    II.  915 

cueil  au  château,  suivit  le  convoi  à  pied  et  obligea  le  comte  Alexis 
Orlof  à  l'accompagner. 

«  Après  qiie  j'eus  fait  le  service  auprès  du  corps  dans  la  chambre 
du  trône,  je  fus  nommée  pour  le  faire  dans  la  grande  salle  où  se 
donnaient  ordinairement  les  bals.  \]n  castrum  doloris  avait  été  érigé 
au  milieu.  L'impératrice  était  dans  le  cercueil  à  découvert,  une 
couronne  d'or  sur  la  tète.  Le  manteau  impérial  couvrait  le  corps. 
Six  candélabres  étaient  placés  autour.  En  face,  un  prêtre  lisait 
l'Evangile.  Sur  les  degrés ,  les  chevaliers-gardes  tristement  ap- 
puyés sur  leurs  carabines.  Ce  tableau  était  beau,  religieux  et  im- 
posant, mais  le  cercueil  avec  la  poussière  de  Pierre  III,  placé  à 
côté,  révoltait  l'âme.  Celte  insulte  même  que  la  tombe  ne  peut  éloi- 
gner, ce  sacrilège  d'un  fils  envers  sa  mère,  déchirait  le  cœur.  Le 
couvercle  du  cercueil  était  posé  sur  une  table  près  du  castrum 
doloris.  Les  paroles  divines  de  l'Évangile  me  pénétraient,  tout  me 
paraissait  néant  autour  de  moi;  Dieu  était  dans  mon  âme  et  la  mort 
devant  mes  yeux.  La  lune  donnait  en  plein  par  les  fenêtres.  Cette 
clarté  douce  et  calme  contrastait  avec  le  foyer  de  lumière  concen- 
tré au  milieu  de  cette  spacieuse  galerie.  Tout  le  reste  était  ombre 
et  obscurité. 

«  A  huit  heures  du  soir,  la  famille  impériale  arriva  à  pas  lents, 
se  prosterna  devant  le  corps  et  s'en  alla  dans  le  plus  profond 
silence.  Puis  vinrent  les  femmes  de  chambre  de  la  défunte, 
elles  dévoraient  sa  main  de  baisers  et  pouvaient  à  peine  s'en 
détacher.  Des  cris  et  des  sanglots  interrompaient  par  moment  le 
calme  solennel.  L'impératrice  était  adorée  de  tout  ce  qui  l'appro- 
chait. Des  prières  de  reconnaissance  s'élevaient  pour  elle  vers  les 
cieux.  Quand  le  jour  parut,  j'en  fus  affligée.  On  s'arrache  avec  peine 
des  restes  de  ce  qui  nous  est  cher!  Après  l'office  des  morts,  les  cer- 
cueils de  l'impératrice  et  de  Pierre  III  furent  portés  à  la  forteresse 
et  déposés  dans  le  caveau  de  leurs  prédécesseurs.  » 

La  comtesse  ***  n'a  pas  déposé  sa  plume  sur  la  tombe  de  celle 
qui  faisait  l'objet  de  son  culte  et  qu'elle  a  peinte  d'après  nature 
sans  prétention,  avec  cette  grâce  inimitable  et  ce  parlait  naturel 
qui  est  le  parfum  d'une  grande  dame  du  xviii^  siècle. 

Nous  nous  bornons  à  ces  extraits  des  mémoires  inédits  que  le 
hasard  a  fait  tomber  entre  nos  mains. 

L'histoh-e  juge  Catherine  peut-être  avec  plus  de  sévérité  que  les 
contemporains  qui  l'ont  approchée.  Toutefois,  ceux-ci  pomTaient 
nous  répondre  :  «  Libre  à  vous  de  nous  taxer  d'optimisme,  vous 
n'avez  pas  subi  le  charme  de  notre  grande  hnpéralrice.  » 

Comte  V1TZ.THUM. 


LA 


CRÉMATION 


Depuis  une  vingtaine  d'années,  il  s'est  produit,  en  Europe,  un 
mouvement  d'opinion  des  plus  accentués  en  faveur  de  l'ancienne 
coutume  qui  consistait  à  brûler  les  morts.  La  crémation,  pour  lui 
donner  le  nom  sous  lequel  elle  tend  à  s'introduire  parmi  nous,  a 
ses  prosélytes  ardens,  comme  elle  a  ses  adversaires  résolus.  Elle  a 
été  discutée  dans  toutes  les  sociétés  d'hygiène  et  dans  tous  les  con- 
grès scientifiques;  la  presse  s'en  est  occupée;  l'opinion  s'en  est 
émue;  les  pouvoirs  publics  sont  intervenus,  et  enfin  l'Église  s'est 
prononcée  à  son  égard.  C'est  donc  une  question  qui  a  son  impor- 
tance et  dont  on  ne  peut  pas  se  désintéresser  aujourd'hui.  Elle  est 
encore  assez  mal  connue  et,  pour  la  juger  sainement,  il  faut  d'abord 
dissiper  l'atmosphère  de  préjugés  et  d'erreurs  dont  elle  est  enve- 
loppée. C'est  ce  que  je  vais  essayer  de  faire. 


L 


La  coutume  de  brûler  les  morts  n'est  pas  nouvelle,  puisqu'elle 
remonte  aux  temps  héroïques.  C'est  Hercule  qui  a  commencé. 
Dans  un  de  ses  aventureux  voyages,  il  perdit  l'ami  qui  l'ac- 
compagnait, son  cousin  Argée,  et  le  fit  brûler  pour  rapporter 
ses  cendres  à  son  père.  Il  lut  lui-même,  comme  on  le  sait,  inci- 
néré par  Philoctète  sur  le  sommet  du  mont  OEta.  Les  Grecs  sui- 


LA    CKEAlATlOiN, 


917 


virent  cet  exemple  au  siège  de  Troie  et,  depuis  cette  époque,  on 
retrouve,  chez  tous  les  peuples,  l'habitude  de  brûler  les  corps  des 
guerriers  illustres  et  des  grands  personnages,  avec  un  cérémonial 
conforme  à  l'importance  de  la  situation  qu'ils  avaient  occupée.  Le 
faste  déployé  dans  ces  circonstances  était  arrivé  à  son  comble  sous 
les  derniers  empereurs  romains,  en  dépit  de  la  loi  des  douze  tables. 
L'incinération  était  en  honneur  dans  toutes  les  familles  patri- 
ciennes et  n'a  cessé  de  l'être  que  vers  le  vi®  siècle  de  notre  ère, 
époque  à  laquelle  le  christianisme,  devenu  le  maître,  a  supprimé 
ce  dernier  vestige  du  paganisme. 

Les  transformations  que  cette  coutume  a  subies,  en  traversant 
les  siècles,  pour  s'accommoder  aux  mœurs  des  différens  peuples 
qui  l'ont  adoptée,  ont  donné  lieu  à  des  études  du  plus  haut  intérêt; 
mais  cet  historique  a  été  fait  tant  de  fois  qu'il  est  devenu  quelque 
peu  banal,  il  est  du  reste  à  peu  près  étranger,  comme  on  le  verra 
plus  tard,  à  la  question  qui  fait  l'objet  de  cette  étude.  Je  vais  donc 
passer  sans  transition  à  l'époque  contemporaine. 

C'est  en  France  que  la  pensée  de  revenir  à  l'incinération  s'est 
manifestée  pour  la  première  fois,  après  douze  siècles  d'oubli  com- 
plet. Pour  comprendre  une  aspiration  semblable,  il  faut  se  repor- 
ter à  l'époque  qui  l'a  vue  se  produire  et  se  rappeler  le  singu- 
lier courant  d'idées  qui  entraînait  alors  les  hommes  de  notre 
pays. 

Ils  venaient  de  fonder,  au  sein  de  l'Europe  monarchique,  une 
forme  de  gouvernement  qui  n'avait  d'analogue  nulle  part.  Pour  la 
constituer,  ils  n'avaient  eu  d'autres  modèles  que  les  républiques  de 
l'antiquité  et  ils  s'étaient  épris  d'une  passion  enthousiaste  pour  les 
mœurs,  les  institutions  et  les  usages  de  ces  sociétés  disparues, 
qu'ils  entrevoyaient  à  travers  le  prisme  de  leurs  souvenirs  classiques 
et  des  illusions  nées  sur  les  bancs  du  collège.  Et  puis,  ils  ve- 
naient de  fermer  les  églises  et  de  proscrire  les  prêtres,  et  toute 
mesure  hostile  au  christianisme  avait  pour  elle  les  faveurs  de  l'opi- 
nion. 

C'est  au  nom  de  ces  souvenirs  et  de  ces  rancunes  que  Legrand 
d'Aussy  vint  déposer,  le  21  brumaire  an  v,  sur  la  tribune  du 
conseil  des  Cinq-Cents,  un  projet  de  loi  autorisant  tout  citoyen  à 
faire  brûler  ou  inhumer,  à  son  choix,  les  corps  de  ses  proches  et 
des  personnes  qui  lui  furent  chères,  en  se  conformant  aux  lois  de 
police  et  de  salubrité.  Ce  projet  fut  renvoyé  à  une  commission, 
remanié  par  elle,  et  représenté  de  nouveau;  mais  jamais  il  n'a 
donné  heu  à  un  vote. 

Deux  ans  après,  l'administration  centrale  du  département  de 
la  Seine  reprit  l'affaire  pour  son  compte  et,  sur  son  invitation, 


918  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  citoyen  Cambry  lui  présenta  un  projet  d'arrêté  relatif  aux  sé- 
pultures et  dans  lequel  l'incinération  tenait  la  première  place. 
L'exposé  des  motifs  est  un  modèle  du  style  emphatique  et  théâ- 
tral de  l'époque.  La  description  du  Champ  du  repos  est  un  chef- 
d'œuvre  du  genre.  On  devait  y  accéder  par  quatre  grandes  portes 
dédiées  à  V Enfance,  à  la  Jeunesse,  à  la  Virilité,  à  la  Vieillesse,  et 
conduisant  par  quatre  routes  sinueuses  au  monument  central, 
image  du  dernier  terme  de  la  vie,  représentée  par  une  pyramide 
de  28  mètres  de  base,  couronnée  par  un  trépied  et  renfermant 
dans  son  intérieur  d'ingénieux  fourneaux  disposés  par  la  chimie 
moderne. 

L'administration  centrale  approuva  ce  projet,  mais  il  n'y  lut  pas 
donné  suite.  Il  présentait,  en  effet,  dans  l'application,  des  difficul- 
tés qu'on  n'avait  pas  prévues.  La  science  n'était  pas  aussi  avancée 
que  le  croyait  le  citoyen  Cambry.  On  s'adressa  à  Tlnstitut,  et  ses 
recherches  commencèrent  ;  mais  elles  ne  fournirent  pas  la  solution 
demandée,  et  le  l^""  floréal  an  viii,  le  comte  Frochot,  préfet  de  la 
Seine,  mis  en  demeure  par  la  citoyenne  Dupré-Geneste  de  lui  accor- 
der l'autorisation  de  brûler  le  corps  de  son  fils  mort  la  veille,  ne 
crut  pas  pouvoir  la  refuser  :  «  Les  soins  à  donner  aux  dépouilles 
humaines,  dit-il  dans  son  arrêté,  sont  un  acte  religieux  dont  la 
puissance  publique  ne  pourrait  presciire  le  mode,  sans  violer  le 
principe  de  la  liberté  des  opinions,  »  L'incinération  se  fit  suivant 
l'ancien  procédé  et  les  cendres  furent  recueillies  tant  bien  que 
mal.  Cet  acte  d'indépendance  ne  trouva  pas  d'imitateurs.  On  était 
du  reste  au  lendemain  du  18  brumaire;  un  nouvel  ordre  de  choses 
venait  de  surgir;  le  consulat  ne  tarda  pas  à  rétablir  les  prati- 
ques du  culte  catholique,  et  personne  ne  songea  plus  à  la  créma- 
tion. 

Il  en  fut  de  nouveau  question  au  commencement  du  second  em- 
pire. L'opposition  reprit  les  propositions  de  l'anviii  et  commença  la 
campagne  dans  la  presse  médicale.  Ce  n'était  plus,  il  est  vrai,  par 
amour  de  l'antiquité,  c'était  au  nom  de  l'hygiène  qu'on  demandait 
le  retour  à  ces  pratiques  disparues.  Cette  tentative  n'eut  aucun 
succès,  et  l'opinion  publique  y  demeura  complètement  indifiérente. 
C'est  alors  que  le  mouvement  passa  de  France  en  Italie.  En  1857, 
le  professeur  Coletti  ouvrit  le  feu  par  un  mémoire  qu'il  lut  à 
l'académie  des  sciences  et  lettres  de  Padoue  et  qui  n'eut  aucun 
retentissement.  Dix  années  s'écoulèrent;  les  événemens  politiques 
qui  changèrent  la  face  de  la  péninsule  donnèrent  essor  à  une 
foule  d'aspirations  nouvelles  au  milieu  desquelles  on  vit  reparaître 
la  crémation.  Elle  fut  cette  fois  accueillie  avec  la  plus  grande 
laveur  par  le  monde  scientifique.  Florence,  Milan,  Kaples,  Venise 


LA   CRÉMATION,  919 

organisèrent  des  congrès;  la  presse  médicale,  les  journaux  poli- 
tiques firent  campagne  en  faveur  de  la  nouvelle  méthode,  et  les 
poètes  eux-mêmes  se  mirent  de  la  partie. 

L'occasion  de  passer  do  la  théorie  à  la  pratique  ne  tarda  pas  à 
se  présenter.  Un  prince  indien,  Rayach-Maharaya,  rajah  de  Kella- 
pore,  vint  à  mourir  à  Florence  et  y  fut  brûlé  le  2  décembre  1870, 
sur  les  bords  de  l'Arno,  suivant  les  rites  usités  dans  l'Inde.  Bien 
que  le  bûcher  fût  composé  de  matières  très  inflammables  et  mal- 
gré l'impétuosité  du  vent,  il  fallut  huit  heures  pour  consumer  un 
corps  tout  imprégné  de  naphtaline  et  de  substances  résineuses. 
Cet  exemple  n'était  pas  encourageant  pour  la  nouvelle  cou- 
tume. 

L'incinération  à  l'air  libre  est  un  mode  absolument  défectueux. 
Les  immenses  bûchers  de  Rome  formés  de  bois  précieux  ensevelis 
sous  les  fleurs  et  les  aromates  et  sur  lesquels  le  corps  reposait 
dans  son  linceul  de  pourpre,  répandaient  dans  le  voisinage  une 
odeur  infecte  et  allumaient  parfois  des  incendies,  ainsi  que  cela 
arriva  aux  funérailles  de  Glodius  ;  aussi  avait-on  été  obligé  de  les 
éloigner  de  l'enceinte  de  la  ville.  Dans  ces  conditions,  la  combus- 
tion est  toujours  lente,  incomplète  et  n'arrive  en  général  qu'à  car- 
boniser les  corps  qu'on  lui  confie.  C'est  dans  cet  état  qu'on  les 
retrouvait  après  les  autodafés,  et  c'est  ainsi  qu'on  les  rencontre 
encore  souvent  à  la  suite  des  incendies,  bien  qu'ils  aient  séjourné 
pendant  de  longues  heures  dans  un  immense  brasier.  Un  pareil 
procédé  est  aussi  dispendieux  que  peu  pratique,  et  la  crémation 
n'aurait  jamais  repris  faveur,  si  la  science  et  l'industrie  n'étaient 
pas  venues  à  son  aide,  en  mettant  à  sa  disposition  des  appareils 
perfectionnés  qui  en  ont  fait  disparaître  les  principaux  inconvé- 
niens. 

La  première  de  ces  incinérations  scientifiques  a  eu  lieu  à  Dresde 
le  10  octobre  1875.  Ce  jour-là  les  novateurs  eurent  la  satisfaction  de 
brûler  le  corps  de  M"'^  Dilke  dans  un  four  Siemens  ;  le  fait  passa  ina- 
perçu, tandis  que  la  crémation  du  baron  Albert  Keller,  qui  eut  lieu 
à  Milan  quelques  mois  plus  tard,  eut  un  retentissement  considérable. 
Il  avait  laissé  par  testament,  à  la  viile,  la  somme  nécessaire  pour  y 
élever  un  monument  crématoire,  à  la  condition  que  son  corps  y 
serait  brûlé  le  premier.  La  cérémonie  eut  lieu  le  22  janvier  1876. 
Ce  jour- là,  dit  George  Fini,  un  grand  manifeste  affiché  dans  toute 
la  ville  apprit  à  la  population  que  trois  cents  citoyens  venaient  de 
se  réunir,  dans  le  dessein  d'encourager  et  de  propager,  en  ItaHe,  la 
réforme  dont  Albert  Keller  avait  pris  l'initiative  dans  ses  disposi- 
tions testamentaires. 

La  société  de  Milan  ainsi  constituée  fit  bientôt  sentir  son  action 


920  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  l'Italie  tout  entière.  Toutes  les  grandes  villes  voulurent  en 
avoir  de  semblables.  Au  bout  de  sept  ans,  6,000  adhérens  s'y 
étaient  fait  inscrire.  Toutefois,  la  nouvelle  méthode  faisait  plus 
de  progrès  en  théorie  qu'en  pratique  et,  à  la  fin  de  1882,  on  n'avait 
encore  pratiqué  que  239  crémations,  dont  219  à  Milan  et  20  à  Lodi. 
Dans  les  vingt-six  autres  villes  qui  avaient  pris  part  au  mouvement, 
on  se  bornait  à  tenir  des  réunions  et  à  formuler  des  vœux. 

11  est  vrai  qu'il  s'était  élevé  quelques  obstacles  sur  la  route  des 
novateurs.  A  diverses  reprises,  le  conseil  d'état  avait  été  obligé 
d'intervenir  dans  la  question,  et  la  mort  de  Garibaldi  fut  un  véri- 
table échec  pour  la  nouvelle  méthode. 

Le  général,  qui  était  un  homme  de  progrès,  avait  accepté  les 
offres  obligeantes  du  docteur  Prandina  et  l'avait  chargé  de  brûler 
son  cadavre.  11  avait  lui-même  réglé  la  cérémonie,  dans  une  lettre 
qui  peint  trop  bien  le  caractère  du  personnage  pour  que  j'hésite  à 
la  reproduire.  En  voici  le  texte  : 

«  Caprera,  27  septembre  1877. 

«  Mon  cher  Prandina, 

«  Vous  avez  l'amabilité  de  vous  charger  de  brûler  mon  cadavre 
et  je  vous  en  remercie. 

«  Sur  le  chemin,  qui,  de  ma  maison,  se  dirige  au  nord  vers  la 
plage,  il  y  a,  à  gauche,  à  la  distance  de  trois  cents  pas,  une  dé- 
pression de  terrain  bornée  par  un  mur. 

((  Sur  cet  angle,  on  élèvera  un  bûcher  de  2  mètres,  formé  d'aca- 
cias, de  lentisques,  de  myrtes  et  autres  bois  aromatiques.  On  pla- 
cera sur  le  bûcher  un  petit  lit  de  fer,  et,  sur  celui-ci,  le  cercueil 
découvert  contenant  ma  dépouille  mortelle  revêtue  de  la  chemise 
rouge. 

«  Une  poignée  de  cendres  sera  mise  dans  une  urne  quelconque 
qu'on  placera  dans  le  lieu  où  sont  conservées  les  cendres  de  mes 
filles.  Rose  et  Anita. 

«  Tout  à  vous  à  jamais, 

«  J.  Garibaldi.  » 

Il  était  impossible  d'exprimer  plus  nettement  une  intention  mieux 
arrêtée;  aussi,  lorsque  le  général  eut  rendu  le  dernier  soupir,  le 
ministre  de  l'intérieur  chargea  le  docteur  Pini,  secrétaire  de  la 
Société  de  crémation,  de  se  rendre  à  Caprera  en  compagnie  du 
docteur  Todaro  et  de  l'honorable  député,  J.  Crispi,  pour  y  procé- 
der à  la  cérémonie,  dont  le  défunt  avait  lui-même  tracé  le  pro- 


LA   CRÉMATION.  921 

gramme  ;  mais  sa  famille  et  ses  amis  s'y  opposèrent  formellement 
et  les  trois  délégués,  après  avoir  assisté  à  l'embaumement  du 
corps,  furent  forcés  de  revenir  à  Milan  pour  rendre  compte  de  leur 
insuccès  à  la  Société  de  crémation  renforcée,  pour  la  circonstance, 
de  toutes  les  associations  politiques  et  populaires  de  la  ville.  L'as- 
semblée, dans  son  indignation,  exprima  le  vœu  qu'on  passât  outre 
et  qu'on  exécutât  les  volontés  du  général  ;  mais  la  famille  tint  bon 
et  tout  se  réduisit  à  ces  protestations  platoniques. 

Cet  échec  n'empêcha  pas  la  crémation  de  faire  son  chemin  et  de 
se  répandre  dans  toute  l'Europe.  En  Allemagne,  la  question  se  dis- 
cute depuis  18/i9  et  est  entrée  dans  la  voie  des  réalisations  par 
l'incinération  de  M"""  Dilke,  dont  j'ai  parlé  plus  haut.  L'Autriche- 
Hongrie  en  est  encore  à  la  théorie;  mais  la  Suisse  est  entrée  dans 
le  mouvement.  Le  crématoire  installé  à  Zurich  par  M.  L.  Boury,  et 
dont  nous  avons  vu  le  plan  à  l'Exposition,  fonctionne  depuis  un  an, 
et,  lors  du  dernier  congrès  d'hygiène,  on  y  avait  déjà  pratiqué  une 
dizaine  d'incinérations.  En  Angleterre,  le  crématoire  deWokingest 
en  activité  depuis  1875.  Chaque  opération  ne  coûte  que  10  guinées 
tout  compris.  Celui  de  Saint-Jean-en-Surrey  est  un  modèle  d'élé- 
gance, et  le  duc  de  Bedford  y  a  son  four  particulier  annexé  à  celui 
du  public. 


IL 


La  France  n'a  pas  mis  son  empressement  habituel  à  s'emparer 
de  cette  innovation.  Il  n'y  a  que  neuf  ans  qu'elle  est  entrée  dans 
la  voie  tracée  par  l'Italie.  La  Société  française  de  crémation  ne  date 
que  du  congrès  de  Turin  (1880).  Elle  a  pour  président  M.  Koechlin, 
pour  vice-président  le  docteur  Bourneville  et  pour  secrétaire-géné- 
ral M.  Salomon.  Elle  compte  âOO  membres  titulaires  et  200  adhé- 
rens.  Depuis  sa  création,  elle  poursuit  son  idée  avec  persévérance 
et  elle  a  fini  par  triompher  des  résistances  de  l'opinion  et  de  celle 
des  pouvoirs  publics. 

Elle  a  trouvé  son  principal  point  d'appui  au  sein  du  conseil  mu- 
nicipal, qui,  dès  le  début,  s'en  est  fait  le  défenseur.  La  commission 
qui  fut  chargée,  en  187/i,  d'étudier  le  projet  du  grand  cimetière 
qu'il  s'agissait  d'établir  à  Méry-sur-Oise,  profita  de  la  circonstance 
pour  se  prononcer  en  faveur  de  la  crémation.  L'année  suivante,  le 
conseil  municipal,  sur  la  proposition  de  M.  Level,  institua  un  con- 
cours spécial  pour  récompenser  l'auteur  du  meilleur  procédé  d'inci- 
nération. De  1875  à  1880,  il  est  revenu  trois  fois  sur  la  question  et  l'a 
toujours  tranchée  dans  le  même  sens.  Enfin,  le  2A  décembre  1880,  il 


922  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

transmit  au  préfet  de  la  Seine  une  délibération  invitant  le  gouver- 
nement à  présenter  à  bref  délai,  à  la  chambre,  un  projet  de  loi  dans 
ce  sens,  et,  en  attendant,  à  autoriser  des  expériences  d'incinéra- 
tion sur  les  corps  ayant  servi  de  sujets  de  dissection.  Le  ministre 
de  lïntérieur  y  répondit  par  un  relus  catégorique;  mais  le  conseil 
municipal  ne  se  tint  pas  pour  battu  et  il  finit  par  obtenir  gain  de 
cause.  Au  mois  de  décembre  I8SZ1,  le  préfet  de  la  Seine  autorisa 
la  construction  d'un  crématoire  destiné  au  service  des  hôpitaux  et 
des  amphithéâtres.  Aussitôt  l'autorisation  obtenue,  un  ingénieur  de 
la  ville  fut  envoyé  en  Italie  pour  y  étudier  les  différons  systèmes 
mis  en  usage  dans  le  pays. 

L'année  suivante,  le  conseil  adopta  le  projet  de  MM.  Barthet  et 
Formigé  et  décida  qu'il  serait  mis  à  exécution  dans  la  87®  divi- 
sion du  Pôre-Lachaise.  Le  monument  devait  contenir  trois  fours 
du  système  Gorini;  mais  on  n'en  installa  d'abord  qu'un  seul.  Les 
premières  expériences  y  furent  faites,  le  22  octobre  1887,  en  pré- 
sence du  conseil  municipal.  Deux  varioleux  apportés  la  veille  du 
cimetière  d'Ivry  y  furent  brûlés  l'un  après  l'autre.  La  combustion 
fut  lente,  incomplète  et  dispendieuse.  C'était  un  échec,  il  fallait 
trouver  un  appareil  plus  efficace  et  plus  expéditif. 

En  attendant,  la  chambre  des  députés  n'avait  pas  voulu  se  laisser 
distancer  par  le  conseil  municipal.  Dès  le  mois  de  novembre  1883, 
M.  Casimir  Périer  avait  déposé  un  projet  de  loi  pour  rendre  la 
crémation  facultative.  Il  n'y  avait  pas  été  donné  suite;  mais  le 
30  mars  1885,  au  cours  de  la  discussion  de  la  loi  sur  la  hberté 
des  funérailles,  M.  Blatin  fit  adopter  par  la  chambre  un  amende- 
ment aux  termes  duquel  «  tout  majeur  ou  mineur  émancipé,  en 
état  de  tester,  peut  opter  pour  l'inhumation  ou  l'incinération, 
léguer  tout  ou  partie  de  son  corps  à  des  établissemeus  d'instruc- 
tion publique  ou  à  des  sociétés  savantes  et  régler  les  conditions 
de  ses  funérailles,  notamment  en  ce  qui  concerne  le  caractère  civil 
ou  religieux  à  leur  donner.  » 

Le  sénat  adopta  cet  amendement  avec  une  modification  sans 
importance  et  la  loi  fut  promulguée  le  15  novembre  1887.  Un 
règlement  d'administration  publique  devait  fixer  ultérieurement  les 
conditions  applicables  aux  differens  modes  de  sépulture.  Le  décret 
du  27  avril  1889  y  a  pourvu.  Son  titre  m  est  consacré  à  l'inciné- 
ration et  détermine  les  justifications  à  produire  et  les  conditions 
auxquelles  il  faut  se  conformer. 

Pendant  que  l'affaire  suivait  ainsi  les  voies  légales,  la  question 
des  appareils  avait  fait  son  chemin,  et  l'on  avait  substitué  au  four 
Gorini,  installé  en  1887,  dans  le  monument  du  Père-Lachaise,  un 
crématoire  du  système  Toisoul  et  Fradet.  C'est  celui  qui  fonctionne 


LA   CRÉMATION.  923 

depuis  huit  mois  et  que  les  membres  du  congrès  d'hygiène  et  de 
démographie  de  1889  sont  allés  visiter  à  diverses  reprises  pendant 
qu'il  était  en  action.  Cet  appareil  n'est  peut-être  pas  le  dernier  mot 
de  la  perfection  ;  mais  il  réalise  un  progrès  sensible  sur  celui  qui 
l'avait  précédé. 

Depuis  vingt  ans,  en  effet,  on  a  imaginé  et  mis  à  l'essai  bien  des 
types  de  fours  à  crémation.  Leur  description  serait  sans  intérêt  et 
paraîtrait  déplacée  dans  une  étude  comme  celle-ci.  Ils  diffèrent 
surtout  par  la  nature  du  combustible  employé.  On  s'est  d'abord 
servi  de  bûchettes  et  de  fascines.  C'était  encore  le  moyen  usité  à 
Milan  en  1885,  à  l'époque  où  j'y  ai  assisté  à  une  crémation;  c'est 
également  celui  qu'on  a  employé  à  Paris  lors  des  premiers  essais 
et  qu'on  n'a  pas  trouvé  assez  expéditif.  Plus  tard,  on  a  eu  recours 
à  la  flamme  du  gaz  d'éclairage  dont  on  se  sert  depuis  longtemps 
dans  l'industrie  métallurgique  pour  produire  de  hautes  tempéra- 
tures. Dans  l'appareil  Toisoul  et  Fradet,  c'est  de  l'oxyde  de  car- 
bone extrait  du  coke  et  dont  la  combustion  est  activée  par  des  cou- 
rans  d'air  chaud. 

Le  monument  dans  lequel  ce  four  est  installé  et  qui  s'élève  sur 
les  hauteurs  du  Père-Lachaise  est  moins  vaste  et  moins  décoratif 
que  celui  de  Milan.  C'est  un  petit  édifice  sans  prétention  et  sans 
style,  qui  a  un  dôme  comme  une  église  et  une  cheminée  comme 
une  usine.  Le  gazogène  où  se  produit  l'oxyde  de  carbone  est  placé 
dans  le  sous- sol.  Au-dessus  de  lui  se  trouve  le  récupérateur  danp. 
lequel  l'air  est  chauflé  par  le  calorique  qui  se  dégage  pendant  la 
distillation  du  coke.  Le  tout  est  surmonté  par  le  laboratoire.  Cette 
dénomination  scientifique  sert  à  désigner  le  four  en  briques  réfrac- 
taires  dans  lequel  on  plonge  le  cercueil  et  son  contenu.  Au  fond 
de  sa  cavité  se  trouve  un  dispositif  spécial  de  brûleurs  de  gaz  ;  sur 
les  côtés  débouchent  les  tubes  par  lesquels  arrive  l'air  chaud  ;  en 
avant  sont  les  descentes  de  fumée.  La  paroi  inférieure,  la  sole,  est 
creusée,  dans  toute  sa  longueur,  de  deux  profondes  rainures  des- 
tinées à  recevoir  les  bras  du  chariot  qui  transporte  la  bière.  Le 
laboratoire  est  fermé  par  deux  portes  dont  l'une  est  munie  d'une 
garniture  réfractaire.  Devant  elles  se  dresse  le  chariot  monté  sur 
ses  rails  et  tendant,  vers  le  four,  deux  longs  bras  mobiles  et  creux 
qui  contiennent  de  l'eau  destinée  à  modérer  la  chaleur  excessive  à 
laquelle  ils  sont  soumis  quand  ils  entrent  dans  la  fournaise. 

A  côté  de  la  pièce  sombre  et  voûtée  qui  renferme  tout  cet  appa- 
reil, se  trouve  une  sorte  de  chapelle  nue,  sans  autel  et  sans  attri- 
buts religieux.  Un  catafalque  se  dresse  au  milieu  des  tentures  noires 
qui  tombent  des  voûtes.  C'est  là  que  se  place  le  cercueil  en  sortant 
du  char  funèbre.  Entre  le  catafalque  et  la  porte,  on  a  disposé  des 


924  BEVUE  DES  DEDX  MONDES. 

banquettes  pour  les  assistans.  D'épais  rideaux  séparent  ces  deux 
pièces  contiguës. 

Le  crématoire  fonctionne  tous  les  jours  pour  le  service  des 
hôpitaux.  On  le  chauffe  jour  et  nuit,  pour  éviter  la  perte  de  calo- 
rique ;  il  est  par  conséquent  toujours  en  marche.  Lorsqu'un  cor- 
billard arrive,  le  cercueil  en  est  retiré;  on  le  monte  dans  la  salle 
d'attente  que  je  viens  de  décrire  et  où  tous  les  assistans  sont  ad- 
mis. Il  est  ensuite  transporté  dans  la  chambre  d'incinération,  où 
les  plus  proches  parens  du  décédé,  au  nombre  de  cinq  au  plus, 
sont  seuls  autorisés  à  accompagner  le  corps  et  à  assister  à  l'opé- 
ration. 

Les  rideaux  se  referment  derrière  eux.  La  bière  est  placée  sur 
les  bras  du  chariot;  on  suspend,  pour  quelques  instans,  l'arrivée 
de  l'oxyde  de  carbone  et  de  l'air  chaud  dans  le  laboratoire  ;  on  en 
ouvre  les  portes  ;  l'intérieur  de  la  fournaise  apparaît.  Tout  le  monde 
recule  devant  la  chaleur  qui  en  sort.  Le  chariot  glisse  alors  sur  les 
rails;  ses  bras  entrent  dans  le  four,  puis  ils  s'abaissent  à  l'aide 
d'une  manivelle  et  disparaissent  dans  les  rainures  dont  la  sole  est 
creusée,  en  déposant  sur  celle-ci  la  bière  dont  ils  étaient  chargés. 
Le  chariot  recule,  les  portes  se  referment,  et  l'on  n'aperçoit  plus 
qu'une  lueur  d'un  rouge  vif  qui  filtre  à  travers  leurs  interstices. 
Cette  manœuvre  ne  dure  pas  plus  de  trente  secondes  ;  et,  avant 
qu'elle  soit  terminée,  la  bière  a  éclaté  et  disparu  au  miUeu  des 
flammes  qui  la  dévorent  ;  cependant  l'appareil  ne  dégage  pas  d'odeur 
et  ne  fait  pas  de  bruit. 

Lorsque  l'opération  est  terminée  et  qu'on  ouvre  les  portes,  on 
aperçoit,  à  l'endroit  où  on  a  vu  déposer  la  bière,  dont  il  ne  reste 
plus  de  vestiges,  quelques  débris  d'os  d'un  aspect  étrange  et  d'un 
rouge  de  feu,  épars  sur  une  surface  incandescente.  On  fait  avancer 
de  nouveau  le  chariot,  et  cette  fois  ses  bras  portent,  à  leur  extré- 
mité, un  racloir  formé  par  une  glissière  verticale  garnie  de  coton 
d'amiante  et  épousant  la  forme  de  la  sole.  Ils  s'abaissent,  le  cha- 
riot recule  comme  la  première  fois,  et  le  racloir  parcourt  la  plate- 
forme d'arrière  en  avant,  en  ramenant  vers  l'ouverture  les  os 
calcinés.  Ceux-ci  tombent  dans  un  cendrier  placé  au-devant  de 
l'appareil  et  dans  lequel  on  les  laisse  refroidir.  Ils  ne  représentent 
qu'une  très  petite  partie  du  squelette  et  sont  en  général  d'un  blanc 
très  pur.  Quelques  fragmens  ont  cependant  pris  une  couleur  ocreuse 
et  sont  vitrifiés  sur  certains  points.  Gela  tient  à  ce  qu'ils  ont  été 
soumis  trop  longtemps  à  une  température  trop  élevée. 

Le  poids  de  ces  débris  varie  entre  1,000  et  1,500  grammes. 
Lorsqu'ils  sont  refroidis,  on  les  renferme  dans  une  urne,  si  toute- 
fois on  peut  donner  ce  nom  au  récipient  que  la  ville  a  adopté. 


LA   CRÉMATIOX.  925 

C'est  une  sorte  de  cassette  en  grès-cérame,  ayant  la  forme  d'un 
petit  cercueil  et  mesurant  O'^jûô  en  longueur,  0'",25  en  largeur 
et  0'",27  en  hauteur.  Elle  coûte  10  francs;  mais  les  tarailles  sont 
libres  de  se  fournir  ailleurs  et  d'adopter  la  forme  qui  leur  con- 
vient. Lorsque  les  cendres  sont  renfermées  dans  cette  petite  caisse, 
on  la  scelle  avec  un  ruban  dont  les  deux  extrémités  sont  réunies 
par  une  plaque  de  plomb  aux  armes  municipales  et  portant  pour 
exergue  :  Ville  de  Paris.  Ces  cassettes  funéraires  sont  destinées  à 
être  renfermées  un  jour  dans  un  columbarimn  ;  mais  il  n'est  pas 
encore  construit,  et,  en  attendant,  lorsqu'on  ne  peut  pas  les  dé- 
poser dans  une  sépulture  de  famille,  on  les  enfouit  tout  simple- 
ment dans  la  fosse  commune. 

On  ne  s'est  pas  borné  à  autoriser  la  crémation,  on  a  tout  fait 
pour  aplanir  les  difficultés  qu'elle  pouvait  rencontrer  dans  la  pra- 
tique. Le  décret  du  27  avril  1889  a  rédu't  au  minimum  les  forma- 
lités à  remplir.  Aux  termes  de  son  article  17,  «  l'autorisation  d'in- 
cinérer est  donnée  par  l'officier  de  l'état  civil  du  lieu  du  décès,  sur 
la  demande  écrite  du  membre  de  la  famille  ou  de  toute  autre  per- 
sonne ayant  qualité  pour  pourvoir  aux  funérailles.  »  Cette  demande 
doit  être  accompagnée  d'un  certificat  du  médecin  qui  a  traité  le 
défunt  dans  sa  dernière  maladie  et  d'un  rapport  d'un  médecin 
assermenté  commis  par  l'officier  de  l'état  civil  pour  vérifier  les 
causes  du  décès.  Ces  deux  pièces  doivent  attester  que  la  mort  est 
le  résultat  d'une  cause  naturelle.  A  Paris,  la  préfecture  de  la  Seine 
a  commissionné  un  médecin  spécial  pour  cette  certification.  Sa 
mission  consiste  à  s'enquérir  s'il  n'existe  aucun  indice  qui  permette 
de  soupçonner  un  crime  et  qui  puisse  motiver  une  expertise  mé- 
dico-légale. C'est  la  seule  formalité  particulière  à  la  crémation. 

La  municipalité  de  Paris  s'est  attachée,  de  son  côté,  à  mettre  la 
nouvelle  coutume  à  la  portée  de  tout  le  monde.  Elle  a  fait  rédiger 
une  notice  très  détaillée  où  tout  ce  qui  concerne  la  crémation  est 
exposé  en  termes  précis  et  qu'on  remet  dans  les  mairies  à  toute 
personne  venant  y  déclarer  un  décès  (1).  Elle  a  fixé  à  50  francs  la 
taxe  uniforme  à  payer  par  les  familles,  indépendamment  du  prix 
de  l'urne  et  des  frais  décoratifs,  qui  varient  de  12  à  200  francs, 
suivant  la  classe  dont  on  a  fait  choix.  Cette  redevance  donne  droit 
à  la  jouissance,  pendant  cinq  ans,  d'une  case  dans  le  columbarium 
à  construire.  Elle  n'est  exigible  que  des  personnes  qui  ont  les 
moyens  de  les  acquitter.  Quant  aux  indigens,  ils  sont  brûlés  pour 
rien.  Tout  est  gratuit  pour  eux,  même  le  certificat  médical.  La  ville 
a  supprimé  les  frais  d'exhumation  pour  les  corps  qui  seront  retirés 

(1)  Délibération  du  conseil  municipal  du  30  décembre  1889, 


926  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  cimetières  parisiens,  en  vue  d'une  incinération  rétrospective  ; 
elle  a  exempté  de  la  taxe  de  transport  ceux  qui  seront  apportés  de 
l'extérieur  aux  monumens  crématoires  de  Paris. 

Il  est  impossible,  on  le  voit,  de  se  montrer  plus  libéral  et,  si  la 
crémation  ne  se  généralise  pas,  les  promoteurs  ne  pourront  pas  en 
accuser  les  pouvoirs  publics.  Cette  coutume  est  maintenant  sortie 
de  sa  période  d'élaboration.  Elle  a  une  existence  légale,  et  tout  le 
monde  peut  en  user.  C'est  là  qu'il  fallait  en  venir,  car,  ainsi  que 
je  l'ai  dit  dès  le  jour  où  la  question  s'est  agitée  en  France,  il  faut 
des  raisons  très  graves  pour  entraver  la  liberté  des  gens  ;  et,  dans 
l'espèce,  je  n'en  vois  aucune.  Maintenant  que  toute  satisfaction  a 
été  donnée  aux  partisans  de  l'incinération,  c'est  le  moment  de  la 
juger  et  de  rechercher  s'il  y  a  lieu  de  lui  donner  des  encourage- 
mens.  Je  vais  essayer  de  le  faire,  en  me  plaçant  au  point  de  vue  de 
l'hygiène  et  de  l'intérêt  social.  Quant  à  la  question  religieuse,  les 
controverses  qu'elle  a  jadis  soulevées  n'ont  plus  leur  raison  d'être; 
elle  a  été  tranchée  d'une  manière  définitive  par  l'autorité  devant 
laquelle  tous  les  catholiques  s'inclinent. 

Au  mois  d'octobre  dernier,  la  congrégation  du  saint-office,  régu- 
lièrement consultée  par  le  clergé  des  différens  pays  qui  reconnais- 
sent la  juridiction  spirituelle  du  saint-siège,  sur  la  question  de 
savoir  s'il  était  permis  aux  fidèles  de  s'afiîlier  aux  sociétés  de  cré- 
mation et  de  consentir  à  l'incinération  de  leurs  corps  ou  de  ceux 
de  leurs  proches,  a  répondu  par  la  négative  à  ces  deux  questions. 
Le  saint-père  a  approuvé  et  confirmé  ces  résolutions,  en  ordon- 
nant de  les  transmettre  aux  évêques,  pour  que  ceux-ci  puissent 
diriger  la  conduite  de  leur  clergé  et  instruire  les  fidèles.  Les  prê- 
tres catholiques  ne  peuvent  donc  plus  rendre  les  derniers  devoirs 
aux  personnes  dont  les  corps  doivent  être  brûlés.  Les  autres  cultes 
n'ont  ni  les  mêmes  scrupules  ni  la  même  sévérité.  Les  pasteurs 
protestans  accompagnent  leurs  coreligionnaires  jusqu'au  monu- 
ment crématoh'e,  et  les  Israélites  jouissent  de  la  même  liberté.  Ce 
n'est  donc  plus  qu'une  question  d'hygiène  et  de  convenance  so- 
ciale. 

IIL 

Les  partisans  de  la  crémation  ont  surtout  mis  en  avant  les  inté- 
rêts de  la  santé  publique,  et  ils  ont  été  conduits  à  exagérer  les 
inconvéniens  de  l'inhumation.  Ce  sont  eux  qui  ont  créé  la  légende 
des  cimetières,  les  émanations  infectes  se  répandant  dans  l'at- 
mosphère, la  nappe  souterraine  souillée,  les  rivières  et  les  puits 
empoisonnés,   les-  épidémies  propagées,  etc.  11  y  a  dix  ans,  cette 


LA    CRÉMATION.  927 

croisade  fut  menée  avec  un  entrain  sans  égal  et  une  ardeur  de 
néophytes,  par  les  sociétés  italiennes  et  par  les  crémateurs  français 
qui  aspiraient  à  suivre  leur  exemple.  L'administration  municipale 
s'en  émut  alors  et  nomma  une  commission  de  douze  membres  pour 
étudier  la  question  (l).  Le  rapport,  rédigé  par  le  docteur  0.  du 
Mesnil,  et  adopté  le  7  mars  1881,  a  fait  justice  de  toutes  ces  exa- 
gérations. 

Les  émanations  n'arrivent  pas  à  la  surface  du  sol,  et  la  preuve, 
c'est  qu'elles  n'affectent  pas  l'odorat  dans  les  cimetières  bien  te- 
nus, tandis  qu'on  trouve,  dans  Paris,  nombre  de  rues  exhalant 
une  odeur  infecte  surtout  dans  l'été.  Les  gaz  provenant  de  la  décom- 
position ne  sortent  pas  de  terre  et,  dans  les  cas  exceptionnels  où 
cela  peut  advenir,  ils  sont  sans  danger,  parce  qu'ils  se  dégagent 
à  l'air  libre. 

Les  infiltrations  qui  peuvent  atteindre  la  nappe  souterraine  sont 
insignifiantes,  lorsqu'on  les  compare  à  celles  qu'y  déversent  les 
habitations  et  la  voie  publique.  Pettenkofer,  de  Munich,  qui  fait  au- 
torité en  matière  d'hygiène  urbaine,  a  calculé  que  les  élémens 
putrescibles,  provenant  de  ces  deux  sources,  qui  pénètrent  dans 
le  sol  de  Munich,  équivalent  à  ceux  que  produirait  l'inhumation  an- 
nuelle de  50,000  personnes.  Or,  la  ville  n'a  qu'à  que  200,000  habi- 
tans. 

L'eau  des  puits  creusés  dans  les  cimetières  n'est  pas  plus  char- 
gée de  matières  organiques  que  celle  des  autres,  et  d'ailleurs  il 
n'est  pas  d'agglomération  urbaine  de  quelque  importance  qui  n'ait 
aujourd'hui  sa  distribution  d'eau  de  source  prise  en  dehors  de  son 
enceinte,  et  l'eau  des  puits  ne  doit  jamais  servir  aux  usages  ali- 
mentaires. La  contamination  des  rivières  est  encore  moins  vrai- 
semblable ;  enfin,  le  reproche  d'engendrer  des  maladies  infec- 
tieuses est  tout  aussi  gratuit.  Il  n'a  jamais  reposé  que  sur  des 
argumens  théoriques  et  des  expériences  de  laboratoire.  On  est  en- 
coi'e  à  citer  une  épidémie  qui  soit  sortie  d'un  cimetière. 

Est-ce  à  dire  que  leur  présence  au  sein  des  villes  soit  une  chose 
indifférente  à  l'hygiène  ?  non  sans  doute  ;  mais  on  n'a  rien  fait  pour 
qu'il  en  soit  autrement.  Ils  sont  presque  partout  dans  de  mau- 
vaises conditions.  Les  prescriptions  du  décret  du  23  prairial  an  xi 
sont  radicalement  insuffisantes  et  celui  du  27  avril  1889  qui  en  a 
reproduit,  sans  y  rien  changer,  les  dispositions  les  plus  fâcheuses, 
ne  vaut  pas  mieux  que  son  prédécesseur.  La  profondeur  des  fosses, 
leurs  dimensions,  leur  écartement,  sont  beaucoup  trop  faibles. 

(1)  MM.  de  Ilcredia,  docteur  G.  Marlin,  docteui'  Boucliardat,  Bourgoiu,  A.  Carnot, 
Feydcau,  Huct,  Le  Roux,  docteur  0.  Du  Mesnil,  Pasquier,  Schutzenberger,  Caffort. 


928  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Il  en  est  de  même  de  la  distance  fixée  pour  les  constructions, 
pour  le  creusement  des  puits  et  le  renouvellement  des  sépultures. 
Les  cimetières  sont  trop  près  des  villes,  trop  petits,  trop  encom- 
brés ;  mais  je  ne  veux  pas  m'étendre  sur  cette  question,  qui  a  déjà 
été  traitée  à  fond  dans  la  Revue  (1)  ;  je  me  borne  à  en  retenir  ce 
qui  appartient  à  mon  sujet,  à  savoir  que  les  inconvéniens  inhé- 
rens  aux  cimetières  ont  été  exagérés,  qu'il  est  possible  de  les  faire 
disparaître  et  que  la  santé  publique  n'exige  pas  la  suppression  de 
ces  champs  de  repos.  Des  trois  reproches  qu'on  leur  adresse  :  l'in- 
fection de  l'air,  l'empoisonnement  des  sources  et  l'encombrement, 
les  deux  premiers  ne  reposent  sur  aucune  démonstration  suffi- 
sante et  pour  ôter  toute  valeur  au  troisième,  il  n'est  pas  néces- 
saire de  recourir  à  un  expédient  aussi  radical. 

Le  préjudice  causé  à  l'agriculture,  par  la  perte  du  terrain  que 
les  inhumations  réclament,  n'est  pas  beaucoup  plus  sérieux.  Un 
champ  d'un  hectare  qui  ne  produit  pas  assez  de  blé  pour  nourrir 
cinq  personnes,  suffit  à  la  sépulture  d'une  ville  de  10,000  habitans. 
Quand  il  faut  à  l'homme  tant  de  terre  pour  vivre,  on  peut  bien  lui 
en  accorder  un  peu  pour  reposer  en  paix  après  sa  mort. 

Depuis  que  les  sociétés  existent,  c'est  à  la  terre  qu'on  a  confié 
les  corps  de  ceux  qui  ne  sont  plus.  L'incinération  n'a  jamais  été 
u'une  exception,  qu'un  luxe  réservé  aux  grands  de  la  terre  et 
qu'on  n'a  jamais  essayé  de  démocratiser.  L'inhumation  est  encore 
aujourd'hui  le  moyen  le  meilleur  et  le  plus  pratique.  Je  ne  connais 
que  l'immersion  en  eau  profonde  qui  lui  soit  préférable.  Elle  est 
plus  prompte,  plus  discrète,  plus  solennelle.  Je  n'ai  jamais  pu  as- 
sister sans  émotion  à  cette  imposante  cérémonie.  Le  navire  est  en 
panne,  le  pavillon  en  berne,  l'équipage  assemblé  sur  le  pont,  tête 
nue.  Le  corps  de  celui  dont  on  va  se  séparer  est  enseveh  dans  un 
linceul  de  toile  à  voiles,  avec  un  boulet  aux  pieds  et  enveloppé 
dans  le  drapeau  national.  On  l'apporte  devant  un  sabord;  le  com- 
mandant fait  un  signe,  un  coup  de  canon  retentit,  et  le  mort 
plonge  dans  ces  profondeurs  inconnues  qu'habitent  les  ténèbres, 
le  silence  et  l'immobilité.  C'est  bien  l'éternel  repos  dans  l'éternelle 
nuit  ;  mais  ce  genre  de  funérailles  ne  peut  pas  se  généraliser.  La 
mer  restera  la  tombe  privilégiée  du  marin,  de  même  que  la  terre 
est  le  meilleur  asile  pour  ceux  qui  vivent  à  sa  surface. 

Ce  qui  précède  ne  s'applique  qu'à  l'immersion  en  pleine  mer. 
Les  fleuves  ne  conviennent  pas  pour  un  pareil  usage.  La  coutume 
des  populations  de  l'Inde  qui  consiste  à  jeter  leurs  morts  dans  le 
Gange  est  déplorable  à  tous  les  points  de  vue.  Je  ne  connais  pas 

(1)  Voyez  la  Bevwe  du  15  avril  1874. 


LA    CREMATIO>f.  929 

de  spectacle  plus  lugubre  et  plus  odieux  que  celui  qu'ofïre  ce 
fleuve  dans  le  parcours  de  80  lieues  qui  sépare  Calcutta  de  son 
embouchure.  C'est  une  nappe  fangeuse  coulant  entre  deux  berges 
de  vase  qui  s'élèvent  à  la  hauteur  des  hunes  du  bâtiment.  Sur  ce 
courant  sans  profondeur,  glissent  des  cadavres  gonflés  qui  se  re- 
nouvellent sans  cesse.  De  grands  vautours  chauves  planent  sans 
bruit  au-dessus  d'eux  et  s'abattent  lourdement  sur  cette  proie, 
tandis  que  les  museaux  noirs  des  alligators  émergent  de  temps  en 
temps  autour  du  navire  et  cpi'on  entend  la  nuit  rugir  les  tigres, 
dans  les  profondeurs  des  jungles.  Lorsqu'on  est  retenu  à  l'embou- 
chure du  fleuve,  en  attendant  une  grande  marée  pour  franchir  la 
barre  et  gagner  la  haute  mer,  et  qu'on  a  le  choléra  à  son  bord,  les 
journées  paraissent  longues.  C'est  du  moins  l'impression  que  j'ai 
éprouvée  jadis,  dans  ces  conditions,  au  mouillage  de  Saugor;  elle 
était  partagée  par  ce  qui  restait  de  l'état-major  et  de  l'équipage  du 
bâtiment. 

En  somme,  l'immersion  dans  les  fleuves  est  une  coutume  détes- 
table. J'aime  encore  mieux  la  crémation.  Dans  l'Inde,  la  comparai- 
son est  facile  à  faire.  Lorsqu'on  remonte  ou  qu'on  descend  le 
Gange,  on  aperçoit  de  temps  en  temps  un  bûcher  sur  la  rive;  la 
nuit,  la  lueur  rouge  des  flammes  se  reflète  dans  le  fleuve  et  ajoute 
sa  note  au  sinistre  concert  dont  j'ai  tâché  de  donner  une  idée. 
Au  milieu  de  ces  solitudes  et  de  ces  marécages,  une  pareille 
coutume  est  sans  danger.  La  bois  ne  fait  pas  défaut  et  le  temps  ne 
compte  pas  pour  les  populations  de  l'Inde.  Il  n'en  est  pas  de  même 
dans  nos  villes  européennes  ;  la  crémation  y  présente  des  incon- 
véniens  qu'il  est  indispensable  de  signaler. 

En  premier  heu,  c'est  une  façon  dispendieuse  de  se  débarrasser 
des  dépouilles  humaines.  Le  prix  de  l'opération  proprement  dite  a 
sensiblement  diminué.  Il  s'élevait,  dans  le  principe,  à  100  francs  ; 
il  est  tombé  à  30  avec  les  appareils  perfectionnés,  et  aujourd'hui, 
dans  le  crématoire  du  Père-Lachaise,  il  suffit  d'un  hectolitre  de 
coke,  d'une  valeur  de  3  francs,  pour  détruire  un  cadavre;  mais  les 
frais  de  premier  établissement  et  d'entretien  sont  considérables. 
Le  crématoire  du  Père-Lachaise  coûtera  629,274  francs  quand  il 
sera  complètement  terminé.  C'est  le  chiffre  prévu  et  voté  par  le 
conseil  municipal,  lequel  a  décidé,  de  plus,  qu'on  en  exécuterait 
un  second  à  Montparnasse,  et  qui  a  invité  l'administration  à  réser- 
ver, dans  ces  deux  cimetières,  des  emplacemens  pour  les  monu- 
mens  collectifs  destinés  à  renfermer  les  cendres  des  personnes  ne 
})ossédant  pas  de  concessions  perpétuelles  (1).  Si  la  crémation  se 

(1)  Délibération  du  27  décembre  1889. 

TOME  XGVIII.    —  1890.  59 


930  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

généralisait,  tout  cela  ne  suffirait  pas,  puisqu'un  four  ne  peut  con- 
sumer que  vingt  corps  par  jour,  en  fonctionnant  pendant  vingt- 
quatre  heures,  et  que  le  chiffre  des  décès  s'élève  en  moyenne,  à 
Paris,  à  cent  quarante-six  par  jour. 

L'entretien  de  l'appareil  est  coûteux.  Il  se  détériore  rapidement 
sous  l'influence  des  hautes  températures  auxquelles  il  est  soumis, 
et  la  sole  a  besoin  d'être  très  souvent  renouvelée.  Enfin,  il  exige 
un  personnel  spécial,  qu'il  faut  rétribuer  largement.  Il  se  compose, 
pour  le  moment,  de  quatre  ouvriers,  dont  le  salaire  est  de  6  francs 
par  jour.  Une  indemnité  supplémentaire  de  1,500  francs  par  an 
est  allouée  pour  le  service  de  nuit.  En  résumé,  le  chiffre  inscrit  au 
budget  municipal  de  1890,  pour  l'entretien  et  le  fonctionnement  du 
système,  s'élève  à  /i5,260  francs.  En  y  joignant  l'intérêt  de  la  somme 
déjà  dépensée  pour  la  construction  du  monument,  cela  fait 
57,560  francs.  Or  comme,  l'année  dernière,  le  nombre  des  bières 
livrées  au  crématoire  n'a  pas  dépassé  518,  chaque  opération  est 
revenue  à  113  francs.  Ce  chiffre  s'abaisserait,  sans  doute,  si  le 
nombre  des  incinérations  augmentait,  parce  que  les  frais  généraux 
resteraient  les  mêmes;  mais  le  prix  serait  toujours  de  beaucoup 
supérieur  à  celui  des  inhumations. 

11  est  évident  que  les  grandes  villes  pourront  seules  supporter 
les  frais  de  pareils  étabhssemens.  Les  petites  localités  devront  se 
priver  de  ce  luxe;  elles  se  contenteront,  comme  par  le  passé,  d'un 
modeste  cimetière,  avec  un  fossoyeur  à  3  francs  par  jour. 

Le  second  reproche  qu'on  a  fait  à  la  crémation,  c'est  celui  de 
rendre  les  recherches  médico-légales  impossibles.  Aujourd'hui, 
lorsque  la  justice  est  sur  la  trace  d'un  crime  et  qu'il  s'agit  d'en 
acquérir  la  preuve  matérielle,  elle  peut  exhumer  le  corps  de  la  vic- 
time pour  le  soumettre  aux  recherches  nécessaires;  la  crémation 
lui  enlève  cette  ressource.  Le  professeur  Brouardel  a  fait  ressortir, 
avec  l'autorité  que  lui  donne  sa  compétence  spéciale,  les  dangers 
sérieux  qui  peuvent  en  résulter  (1). 

Le  décret  du  1 7  avril  a  cru  les  écarter,  en  exigeant  qu'un  méde- 
cin, désigné  par  l'officier  de  l'état-civil,  certifie,  au  préalable,  que  la 
mort  a  été  le  résultat  d'une  cause  naturelle  ;  mais  cette  attestation 
ne  constitue  qu'une  formalité  de  plus  et  ne  donne  pas  une  garantie 
sérieuse.  La  plupart  des  expertises  médico-légales  se  rapportent 
à  des  empoisonnemens,  ainsi  que  le  fait  observer  M.  Brouardel.  Or, 
dans  ce  cas,  ce  n'est  pas  l'examen  du  cadavre,  ce  ne  sont  pas  les 


(1)  Rapport  au  conseil  d'hygiène  publique  et  de  salubrité  du  département  de  la 
Seine,  par  M.  P.  Brouardel,  professeur  de  médecine  légale  à  la  Faculté  de  Paris,  lu 
et  adopte  le  17  août  1883. 


LA   CRÉMATION.  931 

renseignemens  pris  près  des  intéressés  qui  peuvent  mettre  sur  la 
trace  d'un  crime,  et  la  preuve,  c'est  que,  la  plupart  du  temps, 
lorsque  la  justice  intervient,  ce  n'est  que  longtemps  après  la  mort 
et  quand  son  attention  a  été  éveillée  par  la  rumeur  publique  ou 
par  des  révélations  inattendues. 

Pour  constater,  avant  la  crémation,  l'absence  ou  la  présence 
d'un  poison,  il  faudrait  procéder  à  l'autopsie  et  à  l'expertise  chi- 
mique des  organes  essentiels.  Ces  recherches  sont  extrêmement  dé- 
licates; elles  n'ont  de  valeur  que  lorsqu'elles  sont  faites  par  des 
hommes  ayant  acquis  à  cet  égard  une  véritable  expérience  scienti- 
fique, alors  même  que  le  champ  des  recherches  est  limité  par  une 
instruction  judiciaire;  à  fortiori,  lorsqu'elles  ont  lieu  en  l'absence 
de  toute  indication  préliminaire. 

On  pourrait,  à  la  rigueur,  donner  ces  garanties  à  la  justice,  s'il 
s'agissait  d'opérations  rares,  exceptionnelles;  cela  serait  déjà  diffi- 
cile dans  les  conditions  actuelles  et  deviendrait  impossible  si  les 
demandes  d'incinération  se  multipliaient  quelque  peu.  «  Dans  ce 
cas,  dit  M.  Brouardel,  les  criminels  pourraient  trouver  dans  la  cré- 
mation une  sécurité  qu'ils  ne  rencontrent  pas  dans  les  procédés 
actuels  et  qu'il  importe  de  ne  pas  leur  assurer,  car  elle  serait  pour 
les  populations  une  source  de  dangers  plus  graves  que  l'insalu- 
brité reprochée  aux  cimetières.  » 

Cet  argument  a  paru  prépondérant,  en  F/ance  comme  à  l'étran- 
ger. Sa  valeur  est  incontestable,  et  cependant  ce  n'est  pas  celui 
qui  me  touche  le  plus.  J'attache  plus  d'importance  aux  raisons 
d'ordre  moral,  que  j'exposerai  lorsque  j'en  aurai  fini  avec  les  diffi- 
cultés matérielles  que  présente  la  crémation. 

11  en  est  une  dont  on  ne  paraît  pas  s'être  préoccupé  et  qui,  cepen- 
dant, a  son  importance;  c'est  celle  qu'entraînera  la  conservation 
indéfinie  des  cendres.  Les  morts  qui  reposent  dans  les  cimetières  ne 
gênent  guère  que  les  apôtres  de  la  crémation;  il  n'en  serait  pas 
tout  à  fait  de  même  des  restes  de  leurs  prosélytes ,  s'ils  parve- 
naient à  faire  accepter  leurs  idées  à  la  majorité  de  la  populadon. 
Supposons,  pour  un  moment,  que  la  nouvelle  méthode  a  remplacé 
l'inhumation  d'une  manière  complète,  ainsi  que  l'espèrent  ses  par- 
tisans. Les  cimetières  sont  fermés;  une  quinzaine  de  fours  fonc- 
tionnent en  tout  temps  et  les  urnes  s'entassent  dans  les  heux  de 
dépôt.  J'ai  donné  plus  haut  le  chilïre  moyen  des  décès  de  la  ville 
de  Paris  et  les  dimensions  des  cassettes  adoptées  par  la  ville.  Eh 
bien!  j'ai  calculé  qu'en  les  arrimant  avec  le  plus  grand  soin,  en  les 
serrant  comme  des  boîtes  de  conserves  dans  un  magasin  de  comes- 
tibles, elles  formeraient  chaque  année  un  massif  de  1,332  mètres 
cubes.  En  les  disposant  sur  des  étagères,  comme  des  objets  de 


932  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

collection,  elles  tiendraient  une  telle  place  qu'au  bout  d'un  siècle, 
il  faudrait,  pour  les  contenir,  un  monument  deux  fois  plus  grand 
que  le  Louvre. 

On  aurait,  il  est  vrai,  la  ressource  de  les  enterrer  dans  la  fosse 
commune,  comme  on  le  fait  aujourd'hui,  en  attendant  le  columba- 
rium ;  mais  ce  n'est  pas  là  une  solution  et  ce  n'est  pas  la  peine  de 
faire  tant  de  frais  pour  en  arriver  là.  Il  y  aurait  bien  plus  d'incon- 
véniens  encore  à  permettre  aux  familles  de  les  emporter  à  domi- 
cile. Avec  l'étroitesse  de  nos  logis,  nos  habitudes  errantes,  la  fièA^e 
de  locomotion  qui  nous  emporte  et  qui  ne  peut  que  s'accroître,  les 
urnes  funéraires  constitueraient  un  bagage  des  plus  encombrans. 
Il  faudrait  les  emporter  avec  soi,  dans  tous  les  déplacemens  qu'im- 
pose la  vie  moderne,  et,  comme  ce  serait  chose  à  peu  près  impra- 
ticable, on  en  viendrait  à  ne  plus  savoir  que  faire  de  ce  lugubre 
héritage.  Les  cendres  provenant  de  parens  depuis  longtemps  dis- 
parus n'inspireraient  aucun  intérêt  à  leurs  détenteurs  actuels,  qui 
chercheraient  évidemment  à  s'en  débarrasser. 

La  promptitude  avec  laquelle  on  oublie  les  morts  est  une  de  ces 
tristes  réalités  dont  il  faut  prendre  son  parti.  Quand  on  visite  un 
cimetière,  on  est  frappé  de  l'abandon  dans  lequel  sont  laissées  les 
tombes  anciennes.  Personne  ne  songe  plus  à  ceux  qu'elles  recou- 
vrent; mais  ils  dorment  en  paix  et  ne  sont  pas  un  sujet  d'ennui 
pour  ceux  qui  les  ont  oubliés.  Il  n'en  serait  pas  ainsi  s'il  fallait  en 
encombrer  son  existence.  On  arriverait  alors  à  des  profanations 
déplorables.  On  verrait  figurer  à  l'étalage  des  brocanteurs  les 
urnes  funéraires  ayant  quelque  valeur  marchande  ou  artistique  et 
dont  les  cendres  auraient  été  depuis  longtemps  jetées  au  vent. 

Ce  ne  sont  pas  là  de  simples  suppositions.  La  translation  des 
restes  du  général  Marceau  au  Panthéon,  laquelle  a  eu  lieu,  comme 
on  le  sait,  au  mois  de  juillet  dernier,  nous  a  donné  un  exemple  de 
ce  que  peuvent  devenir  les  cendres  d'un  grand  homme,  moins  d'un 
siècle  après  sa  mort.  Lorsqu'il  tomba  sur  le  champ  de  bataille 
d'Altenkirchen,  le  2/i  septembre  1796,  Marceau  était  âgé  de  vingt- 
sept  ans.  Ses  soldats  l'enterrèrent  sous  un  tumulus  couvert  de 
gazon,  aux  environs  de  Coblentz  ;  mais  Kléber,  dont  il  était  l'intime 
ami,  avait  déclaré  à  plusieurs  reprises  que,  s'il  avait  été  sur  les 
lieux,  il  aurait  fait  brûler  son  corps  pour  en  rapporter  les  restes 
en  France.  Plus  tard,  le  général  Hardy,  commandant  à  Coblentz, 
voulut  réaliser  le  vœu  de  Kléber.  On  exhuma  le  corps  du  général 
républicain,  encore  revêtu  de  son  uniforme  et  on  le  livra  aux 
flammes. 

Les  cendres  furent  recueillies  et  renfermées  dans  deux  urnes. 
L'une  fut  envoyée  à  la  sœur  de  Marceau,  M'"®  Sergent,  qui  demeu- 


LA    CRÉMATION.  933 

rait  alors  à  Nice  ;  l'autre  fut  renfermée  dans  un  mausolée  élevé  à 
Goblentz.  Cette  dernière  fut  brisée,  quelque  temps  après,  par  des 
malfaiteurs  qui  espéraient  y  trouver  des  valeurs  considérables,  et 
les  cendres  furent  perdues.  L'autre  subit  d'étranges  vicissitudes. 
Quand  IVP®  Sergent  reçut  l'urne  qu'on  lui  avait  réservée,  elle  par- 
tagea son  contenu  en  trois  lots.  Elle  garda  le  premier,  envoya  le 
second  à  un  aide  de  camp  du  général,  qui  le  légua  en  mourant 
au  musée  de  Chartres,  et  fit  don  du  troisième  à  une  jeune  fille  de 
Château  giron,  que  Marceau  devait  épouser.  Celle-ci  ne  demeura 
pas  fidèle  à  la  mémoire  de  son  fiancé  :  elle  se  maria  et  renvoya  les 
cendres  à  la  famille,  qui  les  conserva  jusqu'à  la  mort  de  Sergent, 
dans  le  tombeau  duquel  on  les  déposa.  C'est  ce  dernier  lot,  repré- 
sentant à  peine  le  sixième  des  cendres,  qu'on  a  exhumé  en  grande 
pompe,  au  mois  de  juillet  dernier,  pour  le  transporter  au  Pan- 
théon. En  voyant  les  vicissitudes  par  lesquelles  ces  restes  ont 
passé,  les  pérégrinations  qu'ils  ont  subies,  on  se  demande,  si  tel  a 
été  le  sort  des  cendres  d'un  héros,  ce  qu'il  adviendrait  de  celles 
des  personnages  vulgaires. 

Les  inconvéniens  qu'il  y  aurait  à  laisser  les  cendres  à  la  dispo- 
sition des  familles  ont,  du  reste,  frappé  tous  les  bons  esprits.  C'est 
en  Italie  que  la  question  a  été  soulevée  pour  la  première  fois,  à 
propos  de  l'instance  formée,  en  1881,  par  Cuniberti,  à  l'effet  de 
conserver  chez  lui  les  cendres  de  sa  fille.  Le  ministre  de  l'intérieur 
déféra  la  demande  au  conseil  d'État;  elle  fut  repoussée  comme  étant 
en  opposition  avec  la  loi,  qui  enjoint  de  déposer  les  restes  humains 
dans  les  cimetières,  loi  que  les  décrets  relatifs  à  la  crémation 
n'avaient  pas  pu  abroger.  L'année  suivante,  le  ministre,  après  avoir 
pris  l'avis  du  même  conseil,  autorisa  la  conservation  des  urnes  fu- 
néraires dans  les  instituts  de  bienfaisance,  dans  les  églises  et  autres 
édifices  consacrés  au  culte  (1).  En  France,  la  législation  est  tout 
aussi  précise,  et  le  décret  du  27  avril  1889  dispose  que  les  cen- 
dres ne  peuvent  être  déposées  que  dans  les  lieux  de  sépulture  ré- 
gulièrement établis. 

Le  columbarium  est  donc  l'aboutissant  nécessaire  de  toutes  les 
urnes  qui  ne  peuvent  pas  trouver  place  dans  les  sépultures  de 
famille,  et  son  encombrement  est  fatal.  C'est  une  simple  question 
de  temps,  et  nous  ne  savons  pas  quelles  conséquences  pour- 
ront en  résulter  un  jour.  Nous  sommes  à  une  époque  où  les  idées 
pratiques  sont  en  faveur.  Déjà  la  pensée  d'utiliser  les  produits  de 
l'incinération  s'est  fait  jour  plus  d'une  fois.  A  l'époque  où  la  ques- 
tion commençait  à  passionner  les  esprits,  M.  Xavier  Rudler  écri- 

(1;  Arrêté  du  9  juillet  1?82. 


93/i  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

vait  au  docteur  Gaffe  :  «  Je  n'ai  rien  trouvé  de  plus  simple  que  de 
placer  les  corps  dans  une  cornue  à  gaz  et  de  les  distiller  jusqu'à 
réduction  en  cendres,  et  j'ai  ajouté  que  le  gaz  provenant  de  la 
distillation  pourrait  servir  à  l'éclairage^  sauf  à' avoir  des  appa- 
reils de  lavage  assez  puissans.  »  «  Ainsi,  disent  MM.  Lacassagne  et 
Dubuisson  dans  leur  important  travail  sur  la  crémation,  il  ne  s'agit 
pas,  pour  M.  Rudler,  de  savoir  s'il  pourrait  sembler  dur  à  un  fils 
de  voir  transformer  son  père  en  gaz  d'éclairage;  non,  c'est  tout 
simplement  une  afiaire  d'appareils  de  lavage  à  inventer.  » 

Les  mêmes  auteurs  ont  emprunté,  à  une  brochure  de  la  même 
époque,  la  citation  suivante,  qui  me  paraît  tout  aussi  topique  : 
«  Cette  combustion  dégage  des  vapeurs  qu'il  s'agit  de  rendre  aussi 
peu  nuisibles  que  possible,  en  attendant  qu'on  les  utilise,  comme 
la  science  ne  manquera  pas  de  le  faire  un  jour.  »  C'est  toujours, 
comme  on  le  voit,  une  simple  affaire  de  progrès  scientifique  à  ac- 
complir, et  les  partisans  de  la  crémation  doivent  se  réjouir  à  la 
pensée  qu'ils  pourront  encore  être  bons  à  quelque  chose  après 
leur  mort.  C'est  qu'en  efïet  les  os  calcinés  constituent  un  produit 
précieux  pour  l'industrie  et  pour  l'agriculture.  On  l'a  bien  com- 
pris en  Angleterre,  et  le  propagat-^ur  de  la  crémation  dans  ce  pays, 
le  célèbre  Thompson,  a  fait  parfaitement  ressortir  tout  le  bénéfice 
qu'on  pourrait  retirer  des  cendres  de  ses  compatriotes. 

L'incinération  soustrait  au  sol  des  quantités  énormes  de  matières 
organiques  dont  il  a  fourni  les  èlémens,  et  cette  perte  constante 
l'appauvrirait  à  la  longue,  si  l'on  n'y  prenait  garde.  Il  faut  donc 
au  moins  lui  rendre  le  résidu  de  l'opération,  car  il  est  insensé,  dit 
Thompson,  de  perdre  chaque  année  les  200,000  livres  de  bon  en- 
grais que  pourrait  fournir  la  population  de  Londres,  lorsque  l'An- 
gleterre est  obligée  de  tirer  de  l'étranger  800,000  livres  d'os 
par  an. 

En  France,  de  pareilles  propositions  nous  font  bondir  et  il  faut 
reconnaître  que  les  partisans  les  plus  résolus  de  la  crémation  pro- 
testent énergiquement  contre  toute  idée  d'industrialisme;  mais 
peuvent-ils  répondre  de  l'avenir?  peuvent-ils  affirmer  que  ceux 
qui  viendront  après  eux  seront  animés  des  mêmes  sentimens  de 
réserve  et  qu'ils  n'invoqueront  pas  un  jour  l'intérêt  social,  la  né- 
cessité de  faire  de  la  place  dans  les  monumens  encombrés  par  les 
urnes  et  de  rendre  à  la  terre  les  élémens  qu'elle  aura  fournis?  Qui 
sait  alors  s'ils  n'obtiendront  pas  des  pouvoirs  pubUcs  l'autorisation 
d'utiliser  les  cendres  qui  ne  seront  réclamées  par  personne.  Quant 
aux  autres,  on  pourra  traiter  avec  les  familles.  Ce  sera  un  com- 
merce comme  un  autre.  Ce  jour-là,  disent  les  deux  auteurs  que 
j'ai  cités  plus  haut,  le  culte  des  morts  aura  vécu.  Je  crains  bien  que 


LA   CRÉMATION.  935 

son  existence  ne  se  prolonge  pas  jusque-là  et  qu'il  n'attende  pas 
que  ce  dernier  coup  lui  soit  porté. 

IV. 

Quoi  qu'en  disent  les  partisans  de  la  crémation,  elle  répugne  à 
nos  mœurs.  En  France,  nous  tenons  à  ce  qu'on  touche  le  moins 
possible  à  nos  morts.  L'aulopsie,  les  opérations  de  l'embaume- 
ment nous  répugnent;  pour  beaucoup  de  personnes,  elles  ressem- 
blent à  des  profanations.  Lorsque  nous  avons  assisté  nos  proches 
à  leurs  derniers  instans  et  reçu  leur  dernier  soupir,  lorsqu'après 
avoir  contemplé  leurs  traits  dans  la  beauté  sereine  dont  la  mort  les 
illumine  pour  quelques  instans,  nous  les  avons  pieusement  déposés 
dans  leurs  bières  et  conduits  au  champ  de  repos,  nous  savons 
qu'ils  sont  là,  qu'ils  y  resteront  à  tout  jamais  tranquilles  et  que 
lentement,  à  travers  les  années,  ils  y  subiront  leur  dernière  méta- 
morphose, sans  que  rien  vienne  la  troubler.  Avec  la  crémation, 
la  transformation  se  fuit  en  une  heure.  On  arrive  avec  la  bière  qui 
renferme  ce  qu'on  avait  de  plus  précieux  au  monde.  Hier  c'était 
une  personne  vivante  et  on  a  la  conscience  qu'elle  est  encore  in- 
tacte dans  ce  cercueil  qu'on  vient  d'apporter.  On  la  voit  dispa- 
raître dans  la  iournaise,  au  milieu  des  flammes  ;  puis,  au  bout  d'une 
heure,  le  four  est  vide  et  on  vous  rend  un  kilogramme  d'os  cal- 
cinés. Voilà  tout  ce  qui  vous  reste,  et  l'illusion  n'est  plus  permise. 
En  une  heure,  la  flamme  a  fait  sous  vos  yeux  l'œuvre  de  des- 
truction, qui  am'ait  mis  des  années  à  s'accomplir  dans  les  profon- 
deurs mystérieuses  de  la  tombe. 

L'opération  est  sinistre.  On  a  pu  en  juger  par  la  description  que 
j'en  ai  faite  et  que  je  me  suis  pourtant  efforcé  de  ne  pas  assombrir. 
Elle  est  de  nature  à  faire  reculer  les  gens  qui  n'obéissent  pas  à  un 
parti-pris.  Je  ne  peux  pas  être  soupçonné  d'une  susceptibihté  exa- 
gérée à  l'endroit  de  pareils  spectacles  et,  quand  je  vois  la  bière 
entrer  dans  le  laboratoire,  je  sens  que  je  ne  pourrais  pas  affronter 
un  pareil  spectacle,  s'il  s'agissait  de  l'un  des  miens.  Je  ne  suis  pas 
le  seul,  du  reste.  Tous  les  journaux  ont  raconte  la  scène  navrante 
qui  s'est  passée,  le  9  février  dernier,  au  Père-Lachaise,  lors  de  la 
crémation  d'une  jeune  maîtresse  de  dessin,  morte  l'avant-veille  et 
qui  avait  témoigné  le  désir  d'être  brûlée.  Ses  malheureux  parens 
avaient  voulu  assister  à  la  cérémonie.  Au  moment  critique,  ils 
n'ont  pas  pu  retenir  leurs  cris  de  désespoir  et  alors,  dans  l'assis- 
tance, composée  surtout  de  jeunes  filles,  il  y  a  eu  une  explosion 
de  gémissemens,  de  sanglots  et  même  de  crises  de  nerfs  qui  a  vi- 
vement hupressionné  tout  le  monde. 


936  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

De  pareilles  émotions  dépassent  la  mesure  des  forces  d'un  père 
et  d'une  mère  et  lorsque  j'entends  une  jeune  femme  manifester 
l'intention  de  se  faire  incinérer,  je  ne  lui  demande  qu'une  chose,, 
c'est  d'aller  voir  une  crémation  avant  de  prendre  ses  dispositions 
testamentaires.  Je  parle  des  jeunes  femmes  parce  que  c'est  dans 
leurs  rangs  que  la  méthode  nouvelle  recrute  le  plus  facilement  ses 
prosélytes.  Cela  leur  semble  élégant,  poétique,  fin  de  siècle,  que 
sais-je?  Elles  ne  manquent  pas  d'ajouter  :  au  moins,  de  cette 
façon-là,  on  n'a  pas  à  craindre  d'être  enterré  vivant.  C'est  vrai, 
mais  on  court  le  risque  d'être  brûlé  vif,  ce  qui  est  cent  fois  pis. 

Les  médecins  n'ont  pas  de  ces  appréhensions,  parce  qu'ils  con- 
naissent l'extrême  rareté  des  inhumations  anticipées  et  qu'ils  savent 
à  quoi  s'en  tenir  sur  le  compte  de  ces  histoires  de  gens  qui  se  sont 
dévorés  dans  leur  cercueil,  comme  cette  jeune  actrice  du  Gymnase 
dont  un  de  nos  journaux  les  plus  répandus  évoquait  tout  récem- 
ment le  lamentable  souvenir  et  qui,  par  un  prodige  de  souplesse, 
ou  à  la  faveur  de  quelque  disposition  anatomique  encore  inconnue, 
était  parvenue  à  se  ronger  l'épaule  dans  son  tombeau. 

Il  y  a  bientôt  un  siècle  qu'on  a  établi  en  Allemagne  des  dépôts 
mortuaires  dans  lesquels  les  morts  séjournent  jusqu'au  moment 
où  il  ne  peut  plus  y  avoir  de  doutes  à  leur  égard.  Le  premier  a  été 
élevé  à  Weimar  en  1791  par  Hufeland.  Il  en  existe  aujourd'hui 
dans  presque  toutes  les  villes  d'oulre-Rhin.  On  en  trouve  également 
en  Autriche,  en  Hollande,  en  Belgique,  en  Norvège,  en  Suisse,  en 
Italie,  en  Russie  et  en  Angleterre.  Eh  bien,  depuis  que  ces  obi- 
toires  existent,  on  ne  dit  pas  si  un  de  ceux  qui  y  sont  entrés  s'est 
réveillé  et  a  fait  tinter  la  sonnette  dont  on  leur  met  le  cordon 
dans  la  main. 

Le  danger  d'être  enterré  vivant  n'est  donc  pas  sérieux,  mais  en- 
fin, s'il  arrivait  d'aventure  qu'on  portât  au  four  à  crémation  un 
malheureux  en  état  de  léthargie,  on  ne  peut  pas  songer  sans  frémir 
à  l'horrible  torture  qui  l'y  attendrait.  Qu'on  se  le  figure  se  réveil- 
lant au  milieu  des  flammes,  sous  le  coup  d'une  douleur  atroce  et 
en  proie  à  cette  vision  infernale.  Cela  ne  durerait  que  quelques 
secondes,  je  le  sais;  mais  quel  épouvantable  suppUce  à  côté  de 
l'asphyxie  lente  et  à  peine  sentie,  dans  laquelle  doit  s'éteindre 
celui  qui  revient  à  la  vie  dans  la  nuit  du  tombeau. 

En  France,  le  culte  des  morts  s'identifie  avec  la  fréquentation 
des  cimetières  et  ne  peut  pas  en  être  séparé.  Or,  s'il  est  en  France, 
un  sentiment  commun  à  toutes  les  classes  de  la  société  et  pour 
lequel  on  ne  saurait  avoir  trop  de  respect,  c'est  bien  celui-là.  Une 
attraction  commune  à  tous  les  gens  de  cœur,  qu'ils  aient  ou  non 
le  sentiment  religieux,  les  conduit  sur  la  tombe  de  ceux  qu'ils  ont 


I 


LA    CRÉMATION.  937 

aimés.  Ils  y  trouvent  un  apaisement  sans  égal.  Les  cimetières  contre 
lesquels  on  se  déchaîne  aujourd'hui  et  qu'on  dépeint  sous  des  cou- 
leurs tellement  sombres  que  c'est  à  croire  qu'on  se  trompe  d'époque, 
les  cimetières  n'ont  rien  d'effrayant,  rien  qui  blesse  la  vue,  au  con- 
traire. A  certaines  époques  de  l'année,  on  voit  s'y  presser  une  ioule 
nombreuse  et  recueillie.  L'an  dernier,  à  Paris,  127,000  personnes 
en  ont  franchi  le  seuil  le  jour  des  morts.  Le  sentiment  qui  amène 
là  tant  de  personnes  de  condition,  d'âge  et  de  caractère  dilïérens 
est  un  de  ceux  qui  font  le  plus  d'honneur  à  l'humanité.  Le  besoin 
de  nous  rapprocher  de  ceux  qui  ne  sont  plus,  la  répugnance  à  ad- 
mettre leur  disparition  complète  est  peut-être  une  faiblesse  de  notre 
intelligence,  mais  qu'importe  si  ceux  qui  souffrent  et  qui  se  sou- 
viennent y  trouvent  une  consolation? 

Lorsque  nous  nous  trouvons  en  face  de  ces  tombes  qui  recou- 
vrent nos  chers  morts,  où  leurs  noms  sont  inscrits,  c'est  tout  leur 
passé,  c'est  le  souvenir  du  bonheur  qu'ils  nous  ont  donné  qui  nous 
revient  en  mémoire,  et  nous  nous  faisons  cette  illusion  qu'ils  peu- 
vent nous  entendre  encore  et  nous  nous  surprenons  à  leur  parler 
avec  des  larmes  dans  les  yeux.  La  crémation  supprime  tout  cela. 
L'urne  funéraire  implique  l'idée  d'un  anéantissement  absolu.  Je  ne 
me  figure  pas  un  père  ou  un  époux  en  pleurs  ou  en  prières,  devant 
un  récipient  dans  lequel  il  a  vu  mettre  quelques  débris  d'os  calci- 
nés. Je  me  le  figure  encore  moins  cherchant,  au  miUeu  de  la  foule, 
dans  l'enceinte  encombrée  d'un  columbarium,  le  numéro  de  la  case 
qui  renferme  les  restes  de  sa  femme  ou  de  son  enfant. 

Les  esprits  forts,  je  le  sais,  se  rient  de  tout  cela.  Les  théoriciens 
prétendent  même  que  le  culte  de  la  famille  et  des  morts  gagnerait 
à  la  substitution  qu'ils  réclament,  que  la  morale,  la  religion  et  l'éco- 
nomie domestique  y  trouveraient  également  leur  compte.  Enfin, 
les  jacobins  de  l'hygiène,  qui  ne  parlent  que  de  prescrire  et  de  pro- 
scrire, et  qui  prendraient  volontiers  pour  devise  :  «  la  salubrité  ou 
la  mort,  »  ceux-là  déclarent  qu'il  faut  passer  outre  et  ne  tenir  au- 
cun compte  de  ces  préjugés  populaires.  Ce  sont  des  superstitions 
d'un  autre  âge  sur  lesquelles  le  progrès  moderne  doit  passer 
comme  le  rouleau  sur  le  macadam.  Ces  hommes,  sévères  pour  les 
autres  et  impitoyables  pour  les  opinions  qu'ils  ne  partagent  pas, 
sont  heureusement  en  minorité.  Les  gens  qui  jugent  les  choses 
sans  parti-pris  et  avec  l'esprit  de  tolérance  qui  est  la  véritable 
expression  du  progrès,  estiment  qu'il  faut  tenir  compte  de  l'opi- 
nion du  plus  grand  nombre,  même  alors  qu'elle  s'égare,  a  fortiori 
lorsqu'elle  a  ses  racines  dans  les  fibres  les  plus  délicates  du  cœur 
humain. 

Nous  avons  été  les  premiers  à  réclamer  avec  instance,  pour  les 


938  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sociétés  de  crémation,  l'autorisation  de  passer  de  la  théorie  à  la 
pratique  et  les  facilités  nécessaires  pour  s'installer  à  leur  guise; 
mais,  après  avoir  demandé  la  liberté  pour  elles,  nous  la  réclamons 
avec  la  même  énergie  pour  ceux  qui  veulent  rester  fidèles  aux  cou- 
tumes de  leurs  pères.  Je  sais  que  personne,  en  ce  moment,  ne  parle 
de  rendre  la  crémation  obligatoire  ;  mais  ces  choses-là  ne  se  font 
pas  du  premier  coup.  On  a  déjà  beaucoup  fait  à  Paris  pour  l'en- 
courager. La  taxe  imposée  par  la  ville  ne  représente,  comme  je 
l'ai  montré,  que  la  moitié  de  ce  que  l'opération  lui  coûte  et  les 
dispenses  qu'elle  accorde  d'une  façon  si  libérale  sont  une  incitation 
évidente  à  en  profiter. 

Si  l'ardeur  des  néophytes  ne  se  ralentit  pas  par  la  satisfaction 
qui  leur  est  donnée,  ils  obtiendront  facilement  d'envoyer  aux  cré- 
matoires les  indifïérens,  ceux  qui  ne  se  seront  prononcés  ni  pour 
un  mode,  ni  pour  l'autre,  lorsque  les  familles  ne  s'y  opposeront 
pas.  Qui  sait  si  plus  tard  on  n'ira  pas  plus  loin.  La  loi  du  15  no- 
vembre 1887  donne,  comme  nous  l'avons  montré,  à  tout  majeur 
ou  mineur  émancipé  le  droit  d'opter  pour  V inhumation  ou  l'inci- 
nération-, n'est-il  pas  à  craindre  qu'en  s'appuyant  sur  ce  texte,  on 
n'en  vienne  un  jour  à  faire  violence  aux  familles,  à  leur  arracher 
le  corps  d'un  des  leurs  pour  le  brûler,  en  produisant  quelque  écrit 
signé  par  un  malheureux  retenu  par  le  respect  humain,  ayant  con- 
tracté en  pleine  santé  un  engagement  dont  il  a  perdu  le  souvenir 
à  ses  derniers  momens? 

L'esprit  d'intolérance  qui  règne  dans  certaines  classes  de  la 
société  ne  justifie  que  trop  ces  appréhensions,  et  maintenant  que 
l'église  s'est  prononcée  contre  la  crémation ,  il  serait  déplorable 
de  voir  recommencer,  en  faveur  de  celle-ci,  la  campagne  à  laquelle 
nous  avons  assisté  jadis  à  propos  des  enterremens  civils.  Il  ne  faut 
pas  qu'on  cherche  à  laïciser  les  sépultures.  La  liberté  de  conscience 
est  la  plus  précieuse  de  toutes.  Il  est  aussi  odieux  de  vouloir  em- 
pêcher les  gens  d'aller  à  l'église  que  de  les  contraindre  à  y  entrer. 
La  nouvelle  coutume  ne  me  paraît  pas  appelée  à  prendre  une 
extension  considérable  si  l'esprit  de  parti  ne  s'en  mêle  pas.  En 
Italie,  à  l'époque  de  la  propagande  la  plus  active,  on  n'a  conduit, 
en  six  ans,  que  239  personnes  aux  crématoires,  et  à  Paris,  le  mo- 
nument du  Père-Lachaise  n'a  reçu ,  du  31  août  1889  au  1^'"  jan- 
vier 1890,  que  35  corps  apportés  par  leurs  familles.  Il  n'y  a  donc 
pas  d'engouement.  La  crémation  ne  dépasse  pas  le  cercle  d'adhé- 
rens  qu'elle  a  trouvés  dès  le  début;  mais  ses  promoteurs  espèrent 
bien  qu'elle  fera  des  prosélytes.  Le  conseil  municipal  compte  sur 
200  opérations  pour  l'année  en  cours  d'exercice.  Les  prévisions  de 
son  budget  sont  établies  sur  ce  chiffre. 


LA    CREMATION. 


939 


V. 


Maintenant  que  je  me  suis  expliqué  sur  la  valeur  de  la  créma- 
tion comme  méthode  usuelle,  et  que  j'ai  prouvé,  je  le  crois  du 
moins,  qu'il  n'y  a  pas  à  désirer  qu'elle  se  substitue  à  l'inhumation, 
il  me  reste  à  rechercher  s'il  n'y  a  pas  des  circonstances  dans  les- 
quelles elle  pourrait  rendre  des  services.  Beaucoup  d'hygiénistes, 
même  parmi  ceux  qui  n'en  sont  pas  fanatiques,  sont  d'avis  qu'il 
y  aurait  avantage  à  brûler  les  corps  des  personnes  mortes  de  ma- 
ladies contagieuses  et  que  l'incinération  serait  utile  en  temps  d'épi- 
démie ainsi  que  sur  les  champs  de  bataille. 

Il  est  incontestable  que  la  destruction  par  le  feu  des  corps  des 
contagieux  donnerait  en  théorie  plus  de  garanties  que  l'inhuma- 
tion. Les  recherches  bactériologiques  ont  montré  que  les  germes, 
auxquels  il  est  permis  d'attribuer  aujourd'hui  la  production  des 
maladies  de  cette  nature,  se  conservent  longtemps  dans  le  sol,  se 
multiplient  dans  les  eaux,  peuvent  être  entraînés  par  elles  et  pro- 
pager la  maladie  qui  leur  a  donné  naissance  ;  mais  ce  ne  sont  là 
que  des  argumens  théoriques  et,  jusqu'ici,  pas  un  seul  fait  ne  per- 
met d'aiïirmer  que  la  contagion  puisse  ainsi  sortir  de  terre.  On  ne 
cite  pas  une  épidémie  qui  ait  eu  un  cimetière  pour  point  de  dé- 
part. Dans  ces  conditions,  pour  parer  à  un  danger  dont  on  ne  peut 
ni  démontrer,  ni  même  affirmer  l'existence,  je  trouverais  bien 
grave  de  décréter  la  crémation  obligatoiie  et  de  faire  violence  aux 
sentimens  et  aux  convictions  des  iamilles. 

Pour  porter  une  atteinte  semblable  à  la  liberté  individuelle,  il 
faut  un  intérêt  public  de  premier  ordre,  une  nécessité  bien  démon- 
trée et  ce  n'est  pas  sur  des  expériences  de  laboratoire  qu'on  peut 
baser  une  pareille  nécessité.  Où  s'arrêterait-on  d'ailleurs?  On  com- 
mencerait par  la  variole  et  la  diphtérie  ;  puis  on  passerait  à  la  scar- 
latine et  à  la  rougeole  ;  et  la  fièvre  typhoïde  viendrait  à  son  tour 
réclamer  sa  place  dans  le  four  à  crémation.  Ces  cinq  maladies  réu- 
nrës  ont  fait  en  1888,  à  Paris,  /i,25t)  victimes.  C'est  une  année 
moyenne.  On  pourrait  donc  compter  par  jour,  sur  une  douzaine  de 
crémations,  pour  la  plupart  obligatoires.  Se  rend-on  bien  compte 
des  résistances  que  rencontrerait  l'application  de  pareilles  mesures 
et  de  la  réprobation  qu'elles  ne  tarderaient  pas  à  inspirer? 

Dans  les  grandes  épidémies,  la  situation  n'est  plus  la  même.  Les 
populations  sont  terrifiées  et  ne  réagissent  plus  ;  l'autorité  peut 
faire  alors  à  peu  près  ce  qu'elle  veut,  dans  l'intérêt  de  la  santé 


9/l0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

publique.  Aussi,  est-ce  en  vue  de  ces  circonstances  exception- 
nelles que  les  partisans  de  l'incinération  ont  d'abord  demandé  l'ap- 
plication de  leur  méthode. 

En  1883,  au  moment  où  le  choléra  venait  d'éclater  en  Egypte 
et  menaçait  l'Europe,  la  société  de  crémation,  par  l'organe  de  son 
président,  et  le  conseil  municipal  de  Paris  sollicitèrent  l'autorisation 
d'établir,  dans  les  cimetières,  des  appareils  crématoires  destinés, 
pour  le  moment,  à  ne  fonctionner  qu'en  temps  d'épidémie.  Ce  vœu 
semblait  assez  rationnel  ;  mais  ni  le  conseil  municipal  ni  la  société 
de  crémation  ne  s'étaient  rendu  compte  des  difficultés  que  son 
application  présenterait  dans  la  pratique.  Personne  ne  s'était  de- 
mandé combien  il  faudrait  construire  de  fours  et  à  quelle  dépense 
on  se  trouverait  entraîné.  C'est  cependant  un  calcul  facile  à  taire, 
en  s'appuyant  sur  l'expérience  du  passé. 

Lorsqu'une  épidémie  sérieuse  éclate  dans  une  ville,  elle  atteint 
rapidement  son  apogée,  et  pendant  quelques  jours  la  mortalité  est 
excessive.  Le  nombre  des  décès  est  parfois  décuplé.  Cette  proportion 
a  même  été  dépassée,  à  Paris,  pendant  l'épidémie  de  1832.  Le  9  dé- 
cembre, il  mourut  du  choléra  Sih  personnes  et  la  population  n'était 
alors  que  de  945,698  âmes.  Aucune  mesure  de  prévoyance  n'avait 
été  prise  en  vue  d'une  pareille  catastrophe.  Le  service  des  pompes 
funèbres  fut  promptement  débordé  et  les  enterremens  réguliers  ne 
furent  plus  possibles.  Paris  présenta  alors  l'aspect  le  plus  lugubre. 
Les  nuits  surtout  étaient  sinistres.  De  grands  feux  allumés  dans  les 
carrefours  projetaient  des  lueurs  d'incendie  sur  les  maisons  voi- 
sines. Dans  les  rues  désertes  on  voyait  passer  des  tapissières,  des 
tombereaux  et  des  fourgons  d'artillerie.  Au  bruit  qu'ils  faisaient 
en  roulant  sur  le  pavé,  on  sortait  des  maisons  pour  déposer  les 
cadavres  dans  ces  voitures  qui  les  emportaient  aux  différens  cime- 
tières. De  profondes  tranchées  y  avaient  été  creusées  à  l'avance  ; 
les  morts  y  étaient  couchés  côte  à  côte  et  recouverts  d'une  légère 
couche  de  chaux  vive  sur  laquelle  on  amoncelait  la  terre  préala- 
blement rejetée  sur  les  côtés. 

Ces  inhumations  collectives  ont  souvent  été  depuis  imposées  par 
la  nécessité.  Quand  on  entre  dans  le  cimetière  de  Toulon,  où  les 
dernières  épidémies  de  choléra  ont  été  particulièrement  meur- 
trières, on  y  voit  de  longs  tumuli  parallèles  dont  chacun  corres- 
pond à  l'une  d'elles  et  en  porte  la  date  sur  un  écriteau.  Les  bières 
y  ont  été  déposées  côte  à  côte,  et  c'est  le  seul  moyen  pratique 
quand  la  mortalité  est  considérable.  Ce  qu'il  y  a  d'urgent,  en  pa- 
reil cas,  c'est  d'en  finir  promptement  avec  les  morts  :  on  sait  ce 
qui  advint  à  Marseille,  pendant  la  peste  de  1720,  pour  avoir  mé- 
connu ce  précepte.  L'inhumation  seule  permet  de  s'y  conformer. 


LA    CREMATION.  Qlll 

La  crémation  demande  trop  de  temps.  Il  faut  espérer  que  nous 
ne  reverrons  plus  de  mortalité  comme  celle  de  1832,  parce  que  le 
choléra  diminue  de  violence  à  chaque  épidémie;  mais  si  nous  étions 
appelés  à  en  subir  une  plus  faible  de  moitié,  nous  verrions  encore  des 
journées  de  plus  de  mille  décès,  et  cinquante  fours  ne  suffiraient  pas 
pour  brûler  les  morts.  D'après  ce  qu'a  coûté  celui  du  Père-Lachaise, 
on  peut  évaluer  la  dépense  qu'il  faudrait  inscrire  au  budget  muni- 
cipal, —  et  ces  dépenses  devraient  être  faites  à  l'avance,  —  car  de 
pareilles  installations  ne  s'improvisent  pas  et  le  choléra  tombe  sur 
un  pays  comme  la  loudre.  En  admettant  que  le  conseil  municipal 
de  Paris  ne  recule  pas  devant  les  frais,  il  ne  trouverait  vraisem- 
blablement pas  d'imitateurs.  Pas  une  autre  ville  ne  consentirait  à 
s'imposer  des  sacrifices  aussi  considérables,  en  vue  d'une  éventua- 
lité à  laquelle  on  espère  toujours  échapper  et  pour  se  garantir  d'un 
danger  qu'on  serait  en  droit  de  qualifier  d'imaginaire,  en  s'ap- 
puyant  sur  l'opinion  des  médecins  les  plus  autorisés. 

M.  Brouardel,  dans  le  rapport  qu'il  a  adressé,  le  17  août  1883, 
au  conseil  d'hygiène  et  de  salubrité  de  la  Seine,  sur  la  crémation 
dans  les  cimetières  de  Paris,  en  temps  d'épidémie,  s'exprime  de 
la  façon  suivante  :  «  Il  n'est  pas  démontré  qu'une  fois  inhumé,  un 
cadavre  de  cholérique  puisse  être  un  agent  de  propagation  de  cette 
maladie.  Nous  n'avons  pas  trouvé  une  seule  observation  signalant 
ce  fait.  Que  le  corps  soit  détruit  par  le  feu,  ou  lentement  par  la 
combustion  dans  le  sein  de  la  terre,  le  résultat  définitif  semble 
donc  le  même;  on  ne  peut  pas  invoquer  le  danger  de  l'inhumation 
des  cholériques  pour  faire  adopter  la  nécessité  de  la  crémation  de 
leurs  cadavres.  )> 

M.  Brouardel  fait  observer,  de  plus,  qu'en  temps  d'épidémie  la 
crémation  ne  peut  pas  être  précédée  de  l'autopsie  et  de  l'exper- 
tise qu'on  regarde  comme  indispensables,  et  cependant  le  choléra 
est  la  maladie  qu'il  est  le  plus  facile  de  confondre  avec  les  empoi- 
sonnemens  par  l'arsenic,  par  le  sublimé  et  par  certains  alcaloïdes. 
Les  criminels  le  savent  bien  ;  tout  fait  supposer  qu'ils  en  profitent 
et  il  serait  fâcheux  de  leur  donner  une  chance  d'impunité  de  plus. 

L'emploi  de  la  crémation  sur  les  champs  de  bataille  compte  des 
partisans  même  parmi  les  personnes  qui  la  verraient  avec  regret 
se  généraliser  dans  les  conditions  ordinaires.  Ils  peuvent  invoquer 
de  nombreux  exemples  en  faveur  de  leur  opinion.  On  a  souvent  été 
conduit  à  brûler  les  morts,  même  dans  les  guerres  récentes. 

En  1812,  les  Russes  ont  détruit  par  le  feu  les  monceaux  de 
cadavres  que  la  grande  armée  laissait  derrière  elle  dans  sa  funèbre 
retraite.  En  181 /i,  les  Allemands  transportèrent  à  Montfaucon  les 
corps  des  4,000  soldats  tués  dans  cette  afiaire  et  les  y  firent  brûler 


942  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  prévenir  l'infection  qui  allait  se  produire  aux  portes  de  Paris. 
L'opération  dura  quatorze  jours. 

La  crémation  s'est  une  troisième  fois  associée  à  nos  désastres. 
Après  la  bataille  de  Sedan,  on  avait  enfoui  les  morts  dans  des 
fosses  remplies  jusqu'à  fleur  de  terre.  Au  printemps  suivant,  sous 
l'influence  des  premières  chaleurs,  des  exhalaisons  infectes  s'en 
échappèrent,  et  le  gouvernement  belge,  d'accord  avec  les  auto- 
rités françaises,  nomma  une  commission  pour*  étudier  les  moyens 
de  prévenir  ce  danger.  Celle-ci  ne  trouva  rien  de  plus  sur,  de  plus 
expéditif  et  de  plus  économique  que  l'emploi  du  feu.  M.  Gréteur, 
le  chimiste  chargé  de  cette  besogne,  y  procéda  sur  place  et  sans 
exhumation,  en  versant  dans  les  fosses  du  goudron  de  houille  qui 
s'insinuait  jusque  dans  leur  profondeur,  et  en  y  mettant  le  feu.  Ce 
moyen  réussit  d'une  façon  complète.  Les  Allemands  voulurent  aussi 
puriher  par  les  flammes  les  champs  de  bataille  des  environs  de 
Metz;  mais,  après  quelques  essais  infructueux,  ils  y  renoncèrent. 
Ils  ont  du  reste  de  la  répugnance  pour  ce  mode  de  destruction. 
Lors  des  opérations  faites  par  M.  Gréteur  sous  les  murs  de  Sedan, 
ils  s'opposèrent  à  ce  qu'on  appliquât  les  mêmes  procédés  aux 
corps  de  leurs  compatriotes. 

Les  Anglais,  dans  les  guerres  de  l'Inde,  ont  habituellement  re- 
cours au  feu  pour  détruire  les  cadavres,  et  cela  se  conçoit  dans 
un  pays  aussi  chaud  et  aussi  insalubre.  Pendant  la  lutte  terrible 
qu'ils  ont  eu  à  soutenir  contre  les  cipayes  révoltés,  ils  allumaient 
de  grands  feux  après  chaque  afïaire  et  y  faisaient  jeter  les  morts 
par  les  prisonniers.  Enfin,  les  Serbes  dans  leur  dernière  guerre 
contre  les  Turcs  ont  eu  souvent  recours  au  même  moyen. 

Ge  sont  là,  je  crois,  les  seuls  cas  dans  lesquels  on  ait  eu  recours 
à  la  crémation  en  temps  de  guerre,  et  les  circonstances  justifiaient 
pleinement  son  emploi.  En  Russie,  sous  les  murs  de  Paris  comme 
à  Sedan,  les  hostilités  avaient  cessé  et  on  disposait  des  .moyens  né- 
cessaires pour  procéder  sans  précipitation  à  ces  opérations  délicates. 
En  serait-il  de  même  en  cours  de  campagne,  au  miheu  des  opéra- 
tions rapides,  des  collisions  gigantesques  d'une  guerre  européenne? 
Les  partisans  de  la  crémation  le  pensent.  Ils  ont  même  imaginé 
des  crématoires  ambulans  destinés  à  suivre  les  armées,  comme 
les  fours  de  campagne.  On  en  a  vu  figurer  plusieurs  à  l'exposition 
de  Bruxelles,  et  celui  du  docteur  Hyacinthe  Kuborn  y  a  surtout  été 
remarqué.  C'est  une  grande  caisse  métallique  contenant  tout  l'ap- 
pareil à  incinération,  montée  sur  un  châssis  à  deux  essieux  suscep- 
tibles de  s'adapter  à  des  roues  de  chemins  de  fer,  ou  a  des  roues  à 
jantes  plates  pour  circuler  sur  les  voies  ordinaires. 

Ces  crématoires  ambulans  sont  très  ingénieux  sans  doute,  mais 


LA    CRÉMATION.  9^3 

je  ne  les  crois  pas  pratiques.  11  faudrait  en  traîner  un  trop  grand 
nombre  à  la  suite  des  armées.  La  guerre  prend  des  proportions  de 
plus  en  plus  effrayantes.  Le  chiffre  des  combattans,  la  promptitude 
des  évolutions  favorisée  par  les  chemins  de  fer,  la  longue  portée, 
la  précision,  la  puissance  destructive  des  armes  modernes,  tout 
conspire  à  rendre,  dans  l'avenir,  les  batailles  aussi  meurtrières 
qu'elles  seront  rapides. 

Personne  ne  peut  prévoir  ce  qui  se  passera  à  la  première  colli- 
sion. Les  généraux  qui  sont  appelés  à  commander  les  armées 
n'osent  pas  eux-mêmes  se  prononcer  à  cet  égard.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  qu'il  faut  s'attendre  à  des  pertes  énormes  de  part  et 
d'autre.  Le  service  de  santé  des  armées,  malgré  les  eflorts  qu'il 
fait  depuis  vingt  ans  pour  se  mettre  à  même  de  faire  face  à  cette 
éventualité,  malgré  les  progrès  qu'il  a  réalisés  au  matériel  comme 
au  personne],  n'est  pas  sûr  de  pouvoir  suffire  à  toutes  les  nécessi- 
tés du  premier  moment.  11  faudra  pourtant  bien  s'occuper  des  bles- 
sés avant  de  songer  aux  morts  ;  mais  en  admettant  que  les  deux 
services  puissent  marcher  parallèlement,  combien  faudrait-il  d'ap- 
pareils crématoires  pour  accomplir,  dans  les  délais  convenables 
leur  funèbre  besogne?  Dans  l'impossibilité  de  calculer  ce  qu'il  y 
aura  de  morts  sur  les  champs  de  bataille  de  l'avenir,  il  faut  prendre 
pour  base  les  affaires  les  plus  récentes. 

Dans  les  trois  batailles  qui  se  sont  livrées  autour  de  Metz  les 
ili,  16  et  18  août  1870,  le  grand  état-major  allemand  a  relevé  les 
pertes  suivantes:  les  Français  ont  eu  3,790  morts,  19,470  blessés, 
10,975  disparus;  les  Allemands:  10,8/i7  morts,  28,/i22  blessés, 
1,587  disparus.  Après  ces  fatales  journées,  l'armée  qui  est  restée 
maîtresse  du  champ  de  bataille  et  dont  les  pertes  excédaient  de 
plus  d'un  tiers  celles  de  l'autre,  s'est  trouvée  en  face  de 
62,529  hommes  étendus  sur  trois  champs  de  bataille  distans  de 
quelques  kilomètres.  Il  y  avait  dans  le  nombre  1/1,637  morts.  Il 
aurait  fallu  au  minimum  150  crématoires  ambulans  pour  les  inci- 
nérer dans  l'espace  de  cinq  ou  six  jours,  qu'on  peut  considérer 
comme  l'extrême  limite,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  batailles  livrées 
pendant  les  chaleurs  de  l'été,  comme  celles  que  nous  avons  prises 
pour  terme  de  comparaison. 

Ce  funèbre  convoi,  dont  l'aspect,  pour  le  dire  en  passant,  n'au- 
rait rien  de  bien  réconfortant  pour  nos  jeunes  troupes,  occuperait 
plus  d'un  kilomètre  de  voie  ferrée  et  augmenterait,  dans  une  pro- 
portion inacceptable,  les  imjjedimenta  qu'il  faut  diminuer  à  tout 
prix  dans  les  conditions  de  rapidité  où  la  guerre  se  fait  aujourd'hui. 
Et  puis,  où  placerait-on  ces  pesantes  voitures?  On  ne  pourrait  évi- 
demment les  caser  que  dans  les  convois  administratifs,  et  personne 


I 


9hll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

ne  les  laisserait  passer  avant  le  pain,  les  munitions,  les  réserves 
d'ambulance,  etc.  Ils  encombreraient  les  gares  de  chemins  de  fer 
dans  la  zone  des  opérations  et  ne  pourraient  atteindre  le  champ  de 
bataille  que  lorsque  l'armée  l'aurait  abandonné  depuis  plusieurs 
jours.  En  arrivant  sur  ce  terrain  dévasté,  le  convoi  de  la  crémation 
n'y  trouverait  ni  chevaux  pour  traîner  ses  immenses  voitures,  ni 
personnel  pour  lui  venir  en  aide  ;  la  plupart  du  temps,  le  com- 
bustible lui-même  ierait  défaut.  Le  commandement,  j'en  suis  con- 
vaincu, n'acceptera  jamais,  en  France  du  moins,  cette  innovation 
encombrante  ;  les  généraux  se  contenteront  comme  autrefois  d'en- 
terrer les  morts  dans  les  tranchées  et  d'en  finir  le  plus  vite  pos- 
sible, pour  continuer  leur  marche  en  avant. 

En  résumé,  la  crémation  telle  qu'on  la  pratique  aujourd'hui, 
avec  ses  appareils  perfectionnés  et  les  précautions  dont  on  l'en- 
toure, n'offre  aucun  inconvénient  au  point  de  vue  de  l'hygiène.  On 
a  bien  fait  de  l'autoriser  et  de  donner  toutes  les  facilités  néces- 
saires à  ceux  que  la  tombe  épouvante  et  qui  préfèrent  être  brûlés  ; 
mais  il  n'est  pas  à  désirer  que  ce  mode  de  destruction  se  généra- 
Use  et  qu'il  prenne  la  place  de  l'inhumation.  Il  faut  éviter  surtout 
qu'on  exerce  une  pression  en  sa  faveur  et  que  cette  question  de 
sépulture  ne  devienne  une  affaire  de  parti  et  un  prétexte  pour 
froisser  les  consciences. 

On  peut  sans  inconvénient  livrer  aux  appareils  crématoires  les 
sujets  qui  succombent  dans  les  hôpitaux,  sans  avoir  manifesté  de 
préférence,  et  quand  ils  ne  sont  pas  réclamés.  Cela  diminue  d'au- 
tant l'encombrement  des  cimetières. 

Il  y  aurait  avantage  à  incinérer  les  sujets  morts  de  maladies 
contagieuses,  si  les  familles  y  consentaient.  Quant  à  l'emploi  de 
la  crémation  dans  les  épidémies,  il  n'est  possible  que  lorsque 
la  mortahté  est  très  faible,  et  ce  cas  rentre  alors  dans  le  précédent. 
En  ce  qui  a  trait  aux  champs  de  bataille,  je  crois  qu'il  faut  y  re- 
noncer, au  moins  pendant  le  cours  des  opérations. 


Jdles  Rochard. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  avril. 

Si  les  partis  qui  divisent  la  France  n'étaient  pas  éternellement  in- 
corrigibles; si  ceux  qui  les  représentent  au  Palais-Bourbon  et  au  Luxem- 
bourg ne  perdaient  pas  tout  sentiment  de  la  réalité  dans  l'atmosphère 
factice  qu'ils  se  créent  dès  qu'ils  sont  réunis;  s'ils  gardaient  à  demi 
le  don  de  voir  clair  autour  d'eux,  de  démêler  la  vérité  des  sentimens 
publics,  ils  s'apercevraient  bien  vite  que  depuis  six  mois,  depuis  les 
élections  dernières,  ils  ont  perdu  leur  temps. 

Ils  l'ont  assez  misérablement  perdu  parce  qu'ils  n'ont  su  que  recom- 
mencer leurs  œuvres  vaines.  Les  plus  hardis,  qui  sont  toujours  les 
radicaux,  ont  essayé  de  ressaisir  l'ascendant  qu'ils  sentaient  leur 
échapper.  Les  timides,  les  prudens,  qui  sont  toujours  les  modérés,  ont 
craint  de  se  montrer  impatiens  et  d'être  suspects  de  réaction.  Les  ha- 
biles ont  louvoyé.  Les  uns  et  les  autres  ont  tout  paralysé  par  leurs 
divisions  et  leur  impuissance.  Ils  n'ont  su,  dans  ces  derniers  cinq  mois 
de  session,  ni  avoir  une  politique  ni  répondre  aux  vœux  du  pays,  si 
bien  que  les  vacances  de  six  semaines  qu'ils  viennent  de  se  donner 
pour  se  reposer  de  ce  qu'ils  n'ont  pas  fait,  ressemblent  à  un  soulage- 
ment. C'est  peut-être  triste  à  avouer  pour  ceux  qui  gardent  le  senti- 
ment viril  des  libertés  parlementaires,  mais  c'est  ainsi;  on  ne  retrouve 
une  certaine  tranquillité,  une  tranquillité  apparente  et  intermittente, 
si  l'on  veut,  que  lorsque  les  chambres  sont  séparées  :  au  moins,  pen- 
dant ce  temps,  on  n'a  pas  les  crises  ministérielles  pour  les  raisins 
secs,  les  interpellations  qui  ne  font  qu'embarrasser  les  affaires,  les 
invalidations  qui  ne  sont  que  des  iniquités  de  parti,  le  spectacle  per- 
pétuel des  incohérences  de  majorité  et  des  faiblesses  de  gouverne- 
ment. On  respire  !  C'est  l'histoire  d'aujourd'hui.  Au  lieu  de  s'épuiser  en 
débats  décousus  et  stériles,  les  députés  vont  dans  leurs  conseils  géné- 
raux, où  ils  peuvent  retrouver  l'induence  calmante  du  pays.  M.  le  pré- 
TOME  xcviii.  —  1890.  60 


Qh6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sident  de  la  république  lui-même  profite  de  l'occasion  pour  reprendre 
le  cours  de  ses  voyages.  Il  va  en  Provence,  il  doit  aller  faire  sa  visite  à 
la  Corse;  il  est  toujours  sûr  d'être  bien  accueilli,  parce  qu'on  voit  en 
lui  le  représentant  de  la  France.  Le  monde  ofliciel  et  parlementaire, 
dispersé  depuis  quinze  jours,  a  encore  deux  ou  trois  semaines  de 
liberté.  Rien  de  mieux,  c'est  la  trêve  de  Pâques  ;  mais  ce  n'est  évi- 
demment qu'une  trêve,  un  répit  qui  finira  le  jour  où  sénateurs,  dé- 
putés et  ministres,  revenus  de  leurs  voyages  ou  de  leurs  provinces,  se 
retrouveront  en  présence  de  tout  ce  qu'ils  ont  laissé  en  suspens,  des 
problèmes  de  politique,  de  finances,  de  commerce,  d'ordre  moral,  qui 
sont  restés  sans  solution.  La  question  est  de  savoir  si  les  vacances,  qui 
sont  venues  à  propos  nous  donner  quelques  semaines  de  tranquillité, 
auront  été  une  occasion  de  réflexions  salutaires  pour  ceux  qui  peuvent 
avoir  une  influence  sur  les  affaires  publiques. 

Jusqu'ici  on  a  passé  cinq  mois  à  s'agiter,  à  invalider,  à  aller  du  mi- 
nistère Tirard  au  ministère  Freycinet  sans  plus  de  résultat.  On  n'a  rien 
fait,  c'est  évident,  et  on  ne  pouvait  rien  faire,  parce  qu'on  s'est  obstiné 
à  méconnaître  la  signification  intime  et  vraie  des  élections  dernières, 
parce  qu'au  lieu  de  s'inspirer  du  mouvement  d'opinion  qui  venait  de 
se  manifester,  on  a  voulu  rajuster  à  tout  prix  une  vieille  majorité,  pro- 
longer le  régne  d'une  politique  malfaisante  et  épuisée.  S'il  y  a  cepen- 
dant un  fait  clair  et  sensible,  c'est  que  ces  élections  dernières,  d'où 
tout  découle,  ont  créé  une  situation  nouvelle,  et  que,  dans  cette  situa- 
tion nouvelle,  on  ne  peut  rien,  on  ne  peut  pas  surtout  avoir  un  gou- 
vernement sérieux  si  on  ne  tient  compte  des  vœux  du  pays,  des 
forces  modérées  et  modératrices  révélées  par  le  scrutin  universel.  Le 
fait  positif,  c'est  que  dans  ce  parlement  nouveau  sorti  du  dernier  scru- 
tin, il  y  a  les  élémens  de  combinaisons  nouvelles  qui  en  sont  peut-être 
encore  à  s'essayer,  qui  n'en  sont  pas  moins  possibles  et  deviendront 
nécessaires.  C'est  là  le  problème  auquel  on  n'échappera  pas  un  jour 
ou  l'autre.  C'est  justement  aussi  ce  qui  donne  un  intérêt  particulier  à 
ce  programme  récemment  publié  par  un  certain  nombre  de  députés 
de  l'opposition  conservatrice.  Est-ce  un  programme  précis  et  définitif? 
le  groupe  de  députés  disposés  à  se  rallier  au  nouveau  manifeste  s'ap- 
pelle-t-il  la  droite  indépendante,  la  droite  constitutionnelle,  ou  même 
la  droite  républicaine,  comme  le  voulait,  il  y  a  déjà  des  années,  un 
homme  à  l'esprit  résolu,  mort  prématurément,  M.  Raoul  Duval?  Peu 
importe  le  nom,  l'étiquette  ne  fait  rien  à  l'affaire.  Ce  qu'il  y  a  d'essen- 
tiel et  de  significatif,  c'est  cette  révélation  avérée,  cette  sorte  de  con- 
statation authentique  de  l'existence  d'un  groupe  parlementaire  auquel 
se  rallient  des  hommes  comme  M.  Piou,  M.  Hély  d'Oissel  et  bien  d'au- 
tres, qui  entreprend  de  donner  à  la  politique  conservatrice  une  expres- 
sion nouvelle,  une  forme  plus  pratique.  Les  «  indépendans  »  du  nou- 
veau groupe  mettent  toujours  sans  doute  les  intérêts  conservateurs  au 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  947 

premier  rang  dans  leur  programme,  ils  ont  été  élus  pour  les  défendre  : 
c'est  précisément  pour  mieux  en  assurer  la  défense  pratique  qu'ils 
n'hésitent  pas  à  entrer,  pour  ainsi  dire,  dans  la  légalité  existante,  sans 
marchander  avec  la  force  des  choses,  sans  mettre  en  doute  les  «  insti- 
tutions établies.  »  Leur  dessein,  ils  ne  le  cachent  pas,  est  «  d'aider  à 
la  formation  dans  l'avenir  d'une  nouvelle  majorité  de  gouvernement,  » 
de  s'abstenir  de  toute  «  opposition  systématique,  »  de  «  seconder  les 
tentatives  de  ceux  qui  essaieraient  de  donner  satisfaction  aux  griefs 
de  l'opinion.  »  C'est  après  tout  la  politique  de  la  raison,  de  la  néces- 
sité, et,  on  le  remarquera,  c'est  la  politique  de  tous  les  modérés  qui, 
rapprochés  sur  ce  terrain,  appuyés  sur  le  pays,  représentent  ensemble 
une  force  avec  laquelle  on  sera  bien  obligé  de  compter. 

Les  «  indépendans,  »  puisqu'ainsi  on  les  nomme,  devaient  bien  s'y 
attendre  :  ils  n'ont  pas  tardé  à  essuyer  le  feu  des  partis  extrêmes,  ils 
n'ont  rencontré  dès  leur  premier  pas  que  des  contradictions,  des  raille- 
ries et  même  quelques  colères  mal  contenues  dans  les  camps  les  plus 
opposés.  Les  uns  les  ont  accusés  de  manquer  à  leur  mandat  conserva- 
teur, de  passer  à  la  république,  d'être  des  schismatiques,  des  défec- 
tionnaires,  de  recommencer  les  aventures  ou  plutôt  les  mésaventures 
du  centre  gauche  ;  les  autres  raillent  leur  timidité  et  les  accusent  de 
n'être  que  des  républicains  attardés,  et  honteux  de  n'entrer  qu'avec  des 
arrière-pensées  et  un  déguisement  dans  la  république,  pour  la  trahir. 
C'est  tout  simple,  c'était  inévitable. 

Il  est  clair  que  le  manifeste  des  «  indépendans  »  n'a  pas  eu  de  suc- 
cès parmi  les  conservateurs  partisans  de  toutes  les  monarchies,  qui 
mettent  au-dessus  de  tout  la  forme  de  gouvernement,  ([ui  ont  pour 
premier  mot  d'ordre  la  guerre  irréconciliable  et  implacable  à  la  répu- 
blique et  aux  républicains,  aux  plus  modérés  comme  aux  radicaux; 
mais  enfin,  à  quoi  a-t-elle  servi,  cette  politique  de  l'irréconciliabilité 
et  de  l'inféodation  à  une  forme  de  gouvernement?  Depuis  vingt  ans, 
ces  conservateurs,  doctrinaires  ou  polémistes  passionnés,  sont  à 
l'œuvre.  Ils  ont  été  longtemps  au  pouvoir.  Ils  se  sont  épuisés  en  efforts 
inutiles  pour  des  restaurations  toujours  fuyantes,  toujours  impossibles, 
parce  que,  s'ils  se  rapprochent  dans  leurs  opinions  conservatrices,  ils 
sont  divisés  par  les  conflits  dynastiques.  Ils  ont  essayé  de  tout,  même, 
récemment,  d'une  alliance  hasardeuse,  inavouable,  où  ils  ont  risqué  la 
bonne  renommée  de  leur  parti.  Ils  n'ont  réussi  à  rien,  si  ce  n'est  à  mon- 
trer l'impuissance  de  leur  politique.  Et  puis,  vraiment,  n'y  a-t-il  pas 
une  certaine  naïveté  dans  cette  tactique  obstinée  des  conservateurs,  ad- 
versaires de  toutes  les  transactions?  Qu'ils  le  veuillent  ou  qu'ils  ne  le 
veuillent  pas,  ils  ne  sont  pas  moins  sous  la  république  et  dans  la  répu- 
blique. Ils  sont  dans  les  assemblées,  dans  les  conseils  généraux,  dans 
les  conseils  locaux.  Ils  supportent  le  poids  de  «  l'institution  existante,  » 
ils  en  subissent  les  lois  et  les  duretés;  ils  paient  leurs  impôts  à  la  ré- 


958  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

publique.  Ils  ont,  bon  gré  mal  gré,  tous  les  inconvéniens  du  régime,  et 
ils  s'en  refusent  les  avantages!  Ils  se  mettent  quelquefois  dans  l'im- 
possibilité de  défendre  utilement  les  intérêts  conservateurs  qui  leur 
sont  justement  chers,  tandis  que  cette  politique  plus  modeste,  plus 
pratique,  avouée  aujourd'hui  par  les  «  indépendans,  si  elle  eût  été  sui- 
vie résolument  depuis  longtemps,  eût  sans  doute  bien  mieux  servi  ces 
intérêts.  Ce  qu'il  y  a  de  curieux,  c'est  que  ces  malheureux  «  indépen- 
dans, «  suspects  aux  conservateurs  à  outrance,  ne  le  sont  pas  moins 
aux  républicains  eux-mêmes.  Les  radicaux  n'ont  pas  assez  de  foudres, 
assez  de  railleries  contre  ces  modérés  qui  ont  la  naïveté  d'invoquer  la 
garantie  des  «  institutions  existantes.  »  De  même  que  certains  conser- 
vateurs se  retranchent  dans  un  non  possumus  perpétuel,  ces  républi- 
cains privilégiés  ont  leur  forteresse  dont  ils  prétendent  garder  les 
portes.  Pour  eux,  la  première  chose  à  faire,  si  on  veut  entrer  dans  le 
régime,  c'est  d'abdiquer  toute  indépendance,  de  souscrire  aux  lois  sco- 
laires, à  la  loi  militaire,  de  subordonner  la  volonté  de  la  France  elle- 
même  à  leur  orthodoxie.  Le  premier  article  de  leur  programme,  c'est 
que  la  république  est  au-dessus  de  tout,  même  au-dessus  des  votes  du 
pays,  et  la  république  se  résume  dans  une  domination  de  secte.  Hors 
de  là,  il  n'y  a  place  pour  personne,  ni  pour  libéraux,  ni  pour  conserva- 
teurs, pas  plus  pour  M.  Léon  Say  que  pour  M.  Piou.  A  la  bonne  heure, 
on  ne  s'attendait  pas  à  moins! 

En  réalité,  que  signifie  tout  ce  tapage  soulevé  un  moment  dans  le 
monde  où  on  s'agite  par  le  récent  manifeste  des  «  indépendans  ?  »  Ces 
contradictions  mêmes  prouvent  que  l'acte  de  modération  sensée  ac- 
compli par  des  hommes  de  bonne  volonté  a  frappé  juste  et  lui  donnent 
tout  son  caractère.  Il  ne  répond  pas  aux  impatiences  et  aux  exigences 
des  partis  extrêmes,  c'était  à  prévoir.  Il  est  né  du  sentiment  de  cette 
situation  nouvelle  créée  par  les  élections  dernières;  il  répond  à  ce 
mouvement  d'opinion  qui  s'est  manifesté,  qui  se  manifeste  encore  un 
peu  partout,  à  cet  instinct  profond  du  pays  qui  a  dit  aussi  clairement 
qu'il  le  pouvait,  qu'il  ne  voulait  ni  révolution  ni  politique  révolution- 
naire et  sectaire  dans  la  république,  qu'il  ne  demandait  que  l'apaise- 
ment, l'ordre  dans  ses  affaires  morales  comme  dans  ses  finances.  C'est 
là  tout  et  c'est  assez,  si  les  modérés  de  toutes  nuances,  qui  sont  plus 
nombreux  qu'on  ne  le  croit,  savent  se  conduire.  Ce  qu'ils  ont  de  mieux 
à  faire  aujourd'hui,  tous  ces  modérés  encore  un  peu  épars,  assez  dis- 
posés à  se  rallier,  c'est  de  ne  se  laisser  décourager  ni  par  les  raille- 
ries, ni  par  les  prétentions  des  partis,  de  se  refuser  à  toutes  les  com- 
plicités périlleuses;  c'est  de  maintenir  avec  fermeté  la  position  qu'ils 
ont  prise  en  s'appuyant  sur  l'opinion  et  le  pays. 

Au  milieu  de  ce  bruit  de  polémiques,  de  ces  questions  stériles  qui 
l'occupent,  la  divisent  et  l'épuisent,  cependant,  la  France,  sans  y  son- 
ger, serait-elle  près  de  recommencer  quelque  campagne  coloniale? 


REVUE.    —    Clir.ONTQlE.  9Û9 

Va-t-elle,  encore  une  fois,  céder  à  cet  instinct  qui  pousse  les  grandes 
nations  européennes  à  se  jeter  sur  les  continens  inexplorés,  dans  les 
déserts  africains,  à  la  recherche  d'une  extension  de  puissance  ou  d'in- 
lluence?  Pour  aller  droit  au  fait,  serions-nous  sur  le  point  de  voir  re- 
naître, à  propos  du  Dahomey,  les  beaux  jours  du  Tonkm? 

Cette  question  imprévue  et  bizarre,  elle  a  fait  une  petite  apparition 
dans  nos  débats  parlementaires,  à  la  veille  des  vacances;  elle  repa- 
raîtra sûrement  au  retour  des  chambres.  Évidemment,  il  se  prépare 
quelque  chose  dans  cette  partie  occidentale  de  l'Afrique  qui  s'appelle  la 
côte  des  Esclaves,  non  loin  des  bouches  du  Niger,  dans  ce  golfe  de  Bé- 
nin où  la  France  a,  comme  d'autres  puissances,  comme  l'Angleterre, 
comme  l'Allemagne  elle-même,  quelques  postes,  quelques  factoreries. 
La  France  a  vécu  longtemps  en  paix  sur  cette  côte,  établie  dans  le  petit 
poste  de  Kotonou,  exerçant  une  sorte  de  protectorat  sur  le  petit  État  de 
Porto-Novo,  entretenant  des  relations,  consacrées  par  des  traités,  avec 
le  royaume  plus  vaste  du  Dahomey,  qui  s'étend  à  l'intérieur.  On  ne 
parlait  guère  du  Dahomey,  lorsqu'il  a  plu  à  ce  petit  potentat  nègre,  qui 
se  livre  à  des  sacrifices  humains  dans  son  royaume  et  a  une  armée 
fantastique  d'amazones,  de  se  jeter  sur  nos  possessions,  de  renier  ses 
traités,  de  contester  nos  droits,  notre  protectorat  à  Porto-Novo.  La 
France  s'est  bornée  d'abord  à  temporiser,  en  repoussant  toutefois  les 
agressions  des  bandes  armées  qui  ont  assailli  nos  postes.  Elle  a  eu 
même  la  condescendance  d'envoyer  dans  la  capitale  du  Dahomey,  à 
Abomey,  le  gouverneur  de  nos  possessions,  qui  a  été  berné,  humilié  et 
n'a  rien  obtenu.  La  guerre  a  recommencé,  avec  tout  son  cortège  de 
pillages,  d'incendies,  de  razzias,  enlevant  femmes,  vieillards,  enfans, 
destinés  à  d'horribles  holocaustes.  C'est  alors  que  le  gouvernement 
français  s'est  cru  obligé  de  prendre  des  mesures  plus  énergiques.  Il 
avait  envoyé  déjà  quelques  compagnies  de  tirailleurs  sénégalais  qui, 
sous  un  vigoureux  officier,  se  sont  bravement  conduits.  Ces  jours 
derniers,  il  vient  d'expédier  une  petite  escadre,  pour  appuyer  la 
défense  de  nos  postes  et  mettre  le  blocus  devant  la  côte  des  Es- 
claves, de  façon  à  interdire  les  débarquemens  d'armes.  Un  premier  pas 
est  donc  fait  dans  la  voie  des  opérations  de  guerre.  Que  fera-t-on  mainte- 
nant? Se  contentera-t-on  d'assurer  la  protection  de  nos  postes,  de  nos 
nationaux,  de  nos  cliens,  de  réprimer  les  insultes  des  hordes  daho- 
méennes? Se  décidera-t-on  à  organiser  une  véritable  expédition,  à  pé- 
nétrer dans  le  Dahomey,  à  procéder,  comme  l'a  dit  le  sous-secrôtairo 
d'État  des  colonies,  «  non  par  de  petits  efforts  successifs,  mais  par  un 
effort  vigoureux  et  décisif,  d  pour  mettre  à  la  raison  un  roi  barbare? 
C'est  la  question  que  les  chambres  auront  à  résoudre. 

Que  les  pouvoirs  publics  français  tiennent  à  sauvegarder  nos  inté- 
rêts, la  dignité  du  drapeau  et  même,  s'ils  le  peuvent,  à  mettre  un  terme 
à  ces  boucheries  des  sacrifices  humains  accomplis  aux  portes  de  nos 


950  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

possessions,  rien  certes  de  plus  naturel,  de  plus  légitime.  On  sait,  d'un 
autre  côté,  comment  ces  expéditions  s'engagent,  on  ne  sait  jamais  com- 
ment elles  finissent,  ce  qu'elles  peuvent  coûter  dans  ces  régions  meur- 
trières, dans  des  pays  où  l'on  est  entraîné,  sans  le  vouloir,  à  la  conquête, 
où  la  seule  garantie  est  le  plus  souvent  l'occupation  à  main  armée.  On 
pourra  se  prêter  à  ce  qui  sera  strictement  nécessaire;  on  ne  se  prêtera 
sûrement  pas  à  recommencer  le  Tonkin  au  Dahomey.  C'est  assez  d'une 
fois. —  Chose  curieuse  cependant  que  cette  sorte  d'assaut  livré  à  l'heure 
qu'il  est  de  toutes  parts  au  continent  africain  !  Tandis  qu'à  l'Occident 
la  France  en  est  encore  à  délibérer  sur  une  campagne  dans  le  Daho- 
mey, voilà,  à  l'Orient,  l'Angleterre  et  l'Allemagne  récemment  alliées 
pour  attaquer  le  continent  noir  par  Zanzibar,  maintenant  tout  près  de 
se  quereller  pour  une  conquête  bien  incertaine.  Il  y  a  même  des  inci- 
dens  presque  comiques.  L'Angleterre  multipliait  naguère  les  efforts 
pour  délivrer  Emin-Pacha,  qu'on  croyait  perdu  ou  captif  dans  l'Afrique 
équatoriale.  Aujourd'hui,  Emin-Pacha,  qui  a  été  retrouvé  et  ramené 
presque  malgré  lui,  sur  qui  l'Angleterre  comptait,  passe  au  service  de 
l'Allemagne  et  reprend  le  chemin  des  grands  lacs  avec  la  mission 
d'assurer  la  suprématie  allemande  dans  l'Afrique  équatoriale.  Les 
Anglais  ne  voient  pas  sans  ombrage  et  sans  dépit  cette  extension  de 
la  puissance  allemande  qu'ils  ne  peuvent  pas  arrêter  comme  ils  ont 
arrêté  les  malheureux  Portugais;  ils  poussent  les  hauts  cris!  L'Alle- 
magne laisse  crier  les  Anglais  ;  elle  poursuit  sa  marche,  reprenant 
plus  que  jamais,  à  ce  qu'il  semble,  l'exécution  de  sa  politique  colo- 
niale, qui  paraissait  un  peu  interrompue. 

Après  cela,  il  faut  l'avouer,  l'Afrique  est  loin,  et  ces  démêlés  africains 
se  perdent  un  peu  dans  le  tourbillon  européen,  dans  ce  vaste  mouve- 
ment où  l'Allemagne  est  engagée,  dont  la  disparition  de  M.  de  Bismarck 
n'a  été  qu'un  des  incidens.  Ce  qui  se  passe  sur  la  route  du  lac  Nyanza 
pâlit  un  peu  devant  cette  transformation  qui  s'accomplit  à  Berlin  même, 
qui  n'a  sûrement  pas  dit  son  dernier  mot.  Les  changemens  qui  vien- 
nent de  se  réaliser  dans  l'empire  allemand  ne  sont,  en  effet,  d'après 
toutes  les  apparences,  qu'un  commencement.  Le  premier  acte  est  joué. 
M.  de  Bismarck,  après  toutes  les  péripéties  intimes  qui  paraissent  avoir 
précédé  sa  retraite,  a  définitivement  regagné  Friedrichsruhe,  escorté 
par  les  ovations  qui  l'ont  suivi  de  Berlin  jusque  dans  ses  forêts  du 
Lauenbourg.  Il  a  trouvé  partout  des  députations  empressées  à  le  com- 
plimenter, et  il  aurait,  à  ce  qu'on  assure,  semé  sur  son  chemin  bon 
nombre  de  mots  plus  ou  moins  piquans,  plus  ou  moins  significatifs. 
Tantôt  il  aurait  dit  qu'il  était  vieux,  qu'il  avait  quitté  la  scène,  qu'il  ne 
lui  restait  plus  maintenant  qu'avoir  la  pièce  de  sa  loge;  tantôt  il  aurait 
laissé  entrevoir  qu'il  pourrait  bien  un  jour  ou  l'autre  reparaître  au 
Reichstag.  On  ajoute  môme  que  dans  un  dialogue  familier  avec  des 
employés  de  chemins  de  fer,  il  aurait  laissé  échapper  quelques  paroles 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  951 

humoristiques  qui  allaient  sans  doute  à  une  autre  adresse,  sur  le  dan- 
ger de  déchaîner  la  vapeur  et  de  trop  aller  de  l'avant.  Tous  ces  mots 
plus  ou  moins  vrais  et  d'autres  encore  ne  sont  plus  que  des  détails. 
L'homme  s'est  éclipsé,  et  avec  l'homme,  c'est  une  politique  qui  a  dis- 
paru. L'empereur  Guillaume  II  reste  seul,  occupant  la  scène,  impatient 
de  mettre  la  main  à  tout  et  demeurant  une  énigme  pour  ses  contempo- 
rains, pour  l'Allemagne  comme  pour  l'Europe. 

Quels  seront  les  résultats  de  cette  action  souveraine  qui  ne  connaît 
ni  conseils  ni  limites?  Que  deviendra  ce  régne  après  de  si  bruyans  dé- 
buts? On  ne  peut  rien  prévoir.  Une  seule  chose  est  certaine,  c'est  que 
cet  empereur  émancipé  se  jette  dans  l'inconnu  avec  une  étranro  déci- 
sion et  ne  paraît  nullement  disposé  à  s'arrêter.  Il  va  devant  lui,  éton- 
nant chaque  jour  le  monde  par  quelque  hardiesse  nouvelle.  A  peine 
la  conférence  réunie  par  ses  soins  à  Berlin  a-t-elle  clos  ses  délibéra- 
tions plus  platoniques  que  pratiques,  il  a  fait  exposer  dans  le  Monileur 
de  l'empire  un  véritable  programme  de  réformation  sociale.  A  entendre 
son  langage  sur  ceux  qui  souffrent,  sur  les  revendications  ouvrières, 
sur  les  classes  nouvelles,  sur  ce  «  quatrième  état,  »  qui  à  son  tour  as- 
pire à  monter  sur  la  scène,  on  le  prendrait  pour  un  chef  de  révolution. 
On  pourrait  s'y  tromper,  si  on  ne  sentait  aussitôt  que  celui  qui  parle 
ainsi  entend  rester  le  maître  et  l'arbitre  de  tout,  que,  dans  sa  pensée, 
la  royauté  est  la  souveraine  régulatrice  qui  tient  la  balance.  Pour  lui, 
les  partis  doivent  disparaître.  Il  le  dit  :  «  Il  faut  qu'ils  enterrent  leurs 
armes  de  combat,  qu'ils  renoncent  à  se  disputer  le  pouvoir,  et  qu'ils  se 
groupent  autour  du  protecteur  de  toutes  les  classes  de  la  société,  au- 
tour de  celui  qui  porte  la  forte  et  puissante  couronne.  »  C'est  fort  bien  ! 
la  difficulté  sera  peut-être  de  concilier  tout  cela,  ce  monarque  qui  peut 
tout,  qui  prétend  décider  de  tout  et  les  masses  populaires  qui  ne  pa- 
raissent pas  se  détourner  de  leur  but,  qui  se  mettent  partout  en  grève, 
qui  s'associent  plus  que  jamais  à  un  mouvement  universel  de  socia- 
lisme. Ce  qu'il  y  a  de  plus  caractéristique  peut-être  encore,  c'est  que 
ce  jeune  empereur  ne  se  borne  pas  à  se  faire  le  César  des  ouvriers;  il 
vient,  par  un  nouveau  rescrit,  de  porter  une  main  hardie  sur  la  no- 
blesse militaire  et  ses  privilèges,  sur  la  constitution  exclusive  du  corps 
d'officiers.  Il  ouvre  la  carrière  des  grades  militaires  aux  fils  des  bour- 
geois, et  ici  encore,  à  la  vérité,  il  laisse  percer  son  arrière-pensée  ;  il 
ouvre  la  porte  aux  u  fils  de  familles  bourgeoises —  qui  aiment  le  métier 
de  soldat  et  qui  nourrissent  des  sentimens  chrétiens.  »  Tout  se  mêle  dans 
cet  esprit  tumultueux,  enivré  de  pouvoir  et  de  mouvement.  On  a  raconté 
jadis  que  le  pape  Pie  IX,  ce  grand  et  naïf  précurseur  des  révolutions 
de  1848,  se  comparait  lui-même  à  un  enfant  qui,  ayant  vu  un  magicien 
faire  apparaître  ou  disparaître  le  diable  à  volonté,  avait  voulu  l'imiter; 
malheureusement  l'enfant,  après  avoir  évoqué  le  terrible  fantôme,  avait 


952  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

oublié  le  secret  magique  pour  le  chasser.  C'est  peut-être  aussi  l'histoire 
des  empereurs  trop  volontaires  ! 

Tel  est  l'état  du  monde  qu'il  n'est  guère  aujourd'hui,  du  nord  au 
midi,  un  pays  qui  n'ait  ses  ébranlemens,  ses  embarras,  ses  difficultés 
de  vivre.  La  Russie  elle-même  avait  récemment  ses  troubles  universi- 
taires qui,  sans  être  précisément  dangereux,  dénotent  cependant  une 
certaine  effervescence  mal  définie  et  paraissent  préoccuper  le  gouver- 
nement du  tsar.  A  l'extrémité  opposée  du  continent,  au-delà  des  Pyré- 
nées, à  Madrid,  à  Lisbonne,  les  affaires  se  compliquent  d'incidens 
inattendus,  de  scissions  violentes.  Bref,  il  y  a  un  peu  partout  assez  d'élé- 
mens  discordans  pour  qu'on  puisse  encore  s'attendre  à  de  l'imprévu. 
;  Évidemment,  tout  devient,  depuis  quelques  jours,  assez  obscur,  assez 
difficile  à  Madrid.  La  paix  intérieure  de  l'Espagne,  sans  être  jusqu'ici 
absolument  menacée,  paraît  assez  précaire.  Le  ministère  présidé  de- 
puis quatre  ans  par  M.  Sagasta,  et  si  souvent  renouvelé,  quoique  tou- 
jours sous  le  même  chef,  a  fini  par  se  faire  une  situation  de  plus  en 
plus  contestée,  de  plus  en  plus  laborieuse  entre  les  partis.  Il  ren- 
contre des  oppositions  passionnées,  qui  se  manifestent  sous  des 
formes  redoutables.  Le  chef  du  cabinet,  M.  Sagasta,  a  eu,  à  la  vé- 
rité, il  n'y  a  que  quelques  jours,  un  succès  qu'il  a  poursuivi  avec  une 
patiente  obstination,  qui  semblait  prouver  qu'il  restait  toujours  maître 
du  congrès.  Il  a  réussi  à  obtenir  de  la  docilité  peu  convaincue  de  beau- 
coup de  ses  amis  et  de  la  lassitude  de  ses  adversaires  de  l'opposition 
le  vote  d'une  réforme  électorale  qui  va  jusqu'à  l'établissement  du  suf- 
frage universel  en  Espagne, —  un  suffrage  universel  mitigé,  réglementé, 
assez  compliqué,  mais  enfin  le  suffrage  universel!  C'était  la  partie  de 
sa  politique  à  laquelle  M.  Sagasta  tenait  le  plus,  c'était  aussi,  à  ce  qu'il 
semble,  la  rançon  de  ses  alliances  avec  le  libéralisme  le  plus  avancé, 
avec  les  républicains  modérés.  Il  a  fini  par  amener  le  congrès  à  son 
opinion.  Il  ne  lui  restait  plus,  pour  couronner  son  œuvre,  qu'à  con- 
vaincre le  sénat.  Il  comptait  évidemment  réussir  au  sénat  comme  au 
congrès,  lorsque,  sur  ces  entrefaites,  il  s'est  trouvé  en  face  d'un  de  ces 
incidens  qui  sont  précisément  le  signe  des  situations  tendues. 

A  dire  vrai,  M.  Sagasta,  depuis  qu'il  est  au  pouvoir,  n'a  pas  été  tou- 
jours habile  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  sa  politique  militaire.  Il  a 
usé  déjà  trois  ou  quatre  ministres  de  la  guerre  et  il  n'a  cessé  de  flotter 
entre  toutes  les  résolutions,  entre  tous  les  systèmes.  Il  a  laissé  s'agiter 
autour  de  lui  toute  sorte  de  projets  de  réformes  faits  pour  ébranler 
l'organisation  de  l'armée.  Tout  récemment,  il  laissait  passer  au  con- 
grès une  proposition  qui  ne  tendait  à  rien  moins  qu'à  diminuer  ou  à 
subordonner  les  commandemens  militaires  dans  les  Antilles.  Le  mal- 
heur de  toutes  ces  propositions,  de  cette  politique  décousue,  a  été  de 
mettre  l'incohérence  dans  les  affaires  de  la  guerre,  de  réveiller  les  sus- 
r 


REVUE.    —    CHRONIQUE.  953 

ccptibilités  militaires,  de  diviser  peut-être,  d'offusquer  et  d'irriter  en- 
core plus  les  chefs  de  l'armée.  Qu'est-il  arrivé  ?  L'animadversion  a 
fini  par  éclater.  11  n'y  a  que  quelques  jours,  un  chef  militaire,  juste- 
ment un  de  ceux  qui  ont  le  plus  contribué,  il  y  a  quinze  ans,  à  la  res- 
tauration du  roi  Alphonse,  le  général  D.  Luis  Daban,  a  pris  sur  lui 
d'écrire  une  lettre  confidentielle  à  quelques-uns  de  ses  compagnons  de 
l'armée  pour  leur  demander  leur  concours  contre  des  projets  qu'il  ju- 
geait dangereux.  Cette  lettre  n'avait  pas  sans  doute  le  caractère  abso- 
lument révolutionnaire  qu'on  lui  a  prêté;  elle  ne  parlait  que  de  moyens 
légaux  à  employer  pour  sauvegarder  les  droits  de  l'armée.  L'auteur 
n'avait  aucun  commandement  actif,  —  il  était  de  plus  sénateur  et  c'est 
comme  sénateur  qu'il  prétendait  défendre  l'intégrité  des  institutions 
militaires.  Par  elle-même,  néanmoins,  il  est  bien  certain  que  cette 
lettre,  malencontreusement  mise  au  jour,  ressemblait  à  une  propagande 
d'hostilité  et  d'indiscipline  qui  n'avait  rien  de  militaire.  Le  gouverne- 
ment s'en  est  ému,  et  il  s'est  décidé  à  infliger  au  général  Daban  deux 
mois  de  forteresse  ;  mais  le  général  Daban  était  sénateur,  et  le  mi- 
nistère s'est  trouvé  plein  de  perplexité.  Il  n'a  trouvé  rien  de  mieux  que 
de  demander  au  sénat  l'autorisation  d'envoyer  le  général  Daban  aux 
arrêts.  C'est  ici  que  tout  s'est  compliqué,  que  la  question  militaire  est 
devenue  une  question  politique,  parlementaire. 

Le  danger,  en  effet,  était  de  provoquer  un  débat  public  difficile  à 
limiter,  de  livrer  à  des  controverses  nécessairement  passionnées  toutes 
ces  questions  délicates  de  la  discipline  militaire  et  de  l'inviolabilité 
parlementaire,  du  droit  ministériel  et  de  l'indépendance  de  l'officier 
sénateur  ou  député.  A  peine  cette  lutte  a-t-elle  été  ouverte,  tout  le 
monde  s'y  est  précipité.  Au  congrès,  le  général  Cassola  a  violemment 
mis  en  cause  le  ministre  de  la  guerre,  le  général  Bermudez  de  Reina, 
et  le  président  du  conseil  lui-même,  en  contestant  la  légalité  de  leur 
action  disciplinaire.  Au  sénat,  les  militaires  les  plus  marquans,  le 
général  Martinez  Campos  en  tête,  le  général  Jovellar,  qui  a  récemment 
donné  sa  démission  de  président  du  tribunal  suprême  de  la  guerre,  le 
général  Primo  de  Rivera,  les  principaux  chefs  de  l'armée,  ont  pris  la 
défense  du  général  Daban.  On  le  remarquera  :  les  plus  ardens  à  sou- 
tenir le  général  Daban  n'ont  pas  précisément  défendu  la  lettre  qui  a 
provoqué  tout  ce  bruit;  ils  n'ont  mis  en  doute  ni  la  nécessité  de  l'obéis- 
sance militaire,  ni  les  devoirs  de  la  discipline,  ni  même,  d'une  ma- 
nière générale,  les  droits  du  gouvernement.  L'habile  chef  conserva- 
teur, M.  Canovas  del  Castillo,  en  intervenant  avec  une  éloquente  auto- 
rité dans  les  débats  du  congrès,  s'est  gardé  de  compromettre  son  parti 
pour  la  défense  des  généraux  trop  mêlés  à  la  politique.  On  a  accusé  le 
ministère  d'avoir  manqué  de  jugement  et  de  mesure,  d'avoir  fait  trop 
ou  trop  peu.  On  lui  a  dit  que.  si  la  lettre  du  général  Daban  n'était 
qu'une  faute  légère  d'irréflexion  ou  d'imprudence,  une  simple  admo- 


95 /i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nestation  suffisait;  que,  s'il  y  avait  une  faute  plus  grave,  un  véritable 
délit,  c'était  à  un  tribunal  militaire  de  prononcer  sur  le  coupable;  que 
dans  tous  les  cas,  par  ses  procédés,  le  ministère  méconnaissait  l'invio- 
labilité parlementaire.  Le  ministère,  il  faut  l'avouer,  s'est  défendu  de 
son  mieux;  il  a  maintenu  son  droit  à  l'égard  du  général  Daban.  Il  n'a 
pas  moins  accompli  un  acte  bien  singulier  en  commençant  par  infliger 
une  peine  disciplinaire  pour  finir  par  aller  demander  au  sénat  la  per- 
mission d'aller  jusqu'au  bout  de  ses  répressions,  comme  s'il  doutait 
de  son  droit. 

Eh!  sans  doute,  cette  intervention  des  généraux  dans  la  politique  est 
un  fait  toujours  périlleux,  quoique  peu  nouveau  au-delà  des  Pyrénées. 
Le  mal  est  déjà  ancien,  il  devient  en  certains  momens  d'autant  plus 
redoutable  qu'il  est  contagieux;  mais  évidemment  ce  qui  se  passe  de- 
puis quelques  jours  à  Madrid  est  en  partie  la  faute  du  ministère,  de  sa 
politique  flottante  et  incohérente  à  l'égard  de  l'armée,  de  la  direction 
indécise  et  mobile  qu'il  a  donnée  aux  affaires  militaires.  Qu'on  remarque 
bien  que  depuis  trois  ou  quatre  ans  chaque  nouveau  ministre  de  la 
guerre  n'a  été  à  peu  près  occupé  qu'à  défaire  ce  que  son  prédécesseur 
avait  fait,  en  subissant  lui-même  toutes  les  fluctuations  de  la  politique. 
Le  résultat  est  un  affaiblissement  d'autorité  malheureusement  assez  en- 
courageant pour  tous  les  mécontens.  Aujourd'hui,  l'éclat  est  fait!  Les 
choses  en  sont  venues  à  ce  point  que,  quel  que  soit  le  dénoûment  des 
débats  qui  s'agitent  à  Madrid,  que  le  général  Daban  aille  faire  ses  ar- 
rêts ou  qu'il  ne  les  fasse  pas,  le  ministère  n'est  pas  moins  atteint.  On 
ne  peut  guère  échapper  à  une  crise  ministérielle  dont  tout  le  monde  a 
le  pressentiment  à  Madrid.  M.  Sagasta  paraît  être  au  bout  de  son  règne, 
et  quel  que  soit  son  successeur,  il  est  certain  qu'il  héritera  de  bien  des 
difficultés  accumulées  dans  les  affaires  espagnoles. 

Depuis  longtemps  aussi  le  pays  le  plus  voisin  de  l'Espagne,  le  Por- 
tugal, ne  s'était  trouvé  dans  une  situation  plus  délicate,  qui  pourrait 
aisément  devenir  critique.  Les  élections  qui  viennent  de  s'accomplir, 
les  derniers  actes  inspirés  au  cabinet  de  Lisbonne  par  le  scrutin  d'hier 
laissent  entrevoir  en  partie  cette  situation.  Il  y  a  évidemment  un  cer- 
tain ébranlement,  des  fermentations  plus  ou  moins  révolutionnaires, 
des  malaises  qui  commencent  à  devenir  inquiétans. 

Cet  état  a  surtout  deux  causes:  la  première,  la  plus  grave,  est  la  vio- 
lence que  l'Angleterre  a  faite  il  y  a  trois  mois  à  ce  bon  petit  pays  au  sujet 
des  affaires  d'Afrique  et  que  le  Portugal  a  été  obligé  de  subir,  comme 
la  faiblesse  subit  fatalement  la  loi  de  la  force.  Le  Portugal,  c'est  bien 
clair,  ne  pouvait  résister  à  l'impérieux  ultimatum  anglais  du  11  jan- 
vier et  braver  les  conséquences  d'un  conflit  par  trop  inégal.  Il  a  dé- 
voré l'affront  et  ne  l'a  pas  oublié  !  L'opinion  portugaise  a  gardé  son 
ressentiment  qu'elle  a  manifesté  de  toute  façon,  autant  qu'elle  l'a  pu. 
Elle  n'a  pas  seulement  essayé  de  se  dérober  à  l'influence  anglaise  en 


REVUE.    -—    CHRONIQUE.  955 

organisant  spontanément  une  sorte  de  grève  au  détriment  du  commerce 
britannique;  on  sent  do  plus  qu'elle  a  gardé  quelque  rancune  à  son 
gouvernement,  —  au  ministère  qui  a  essuyé  la  bourrasque  et  au  minis- 
tère qui  s'est  formé  depuis,  —  de  l'humiliation  infligée  à  la  fierté  natio- 
nale. Ces  malheureuses  circonstances  enfin  ont  été  exploitées  par  les 
partis  extrêmes,  par  les  républicains,  peu  nombreux  en  Portugal,  mais 
ardens,  qui  se  sont  déchaînés  contre  le  gouvernement,  contre  la  monar- 
chie elle-même  en  l'accusant  d'avoir  livré  la  dignité  et  les  intérêts  du 
pays  à  l'étranger.  Il  est  certain  que  l'épreuve  était  dure,  surtout  au  dé- 
but du  règne  d'un  jeune  souverain  qui  venait  à  peine  de  ceindre  la  cou- 
ronne, du  roi  dom  Carlos  I".  Lord  Salisbury  n'a  probablement  pas 
calculé  l'effet  du  coup  qu'il  allait  porter  à  la  sûreté  de  la  monarchie 
portugaise  et  à  la  paix  intérieure  d'un  brave  petit  peuple.  Une  autre 
cause  de  la  situation  difficile  du  Portugal,  une  cause  qui  a  même  pré- 
cédé le  conflit  diplomatique  avec  l'Angleterre,  a  été  la  révolution  du 
Brésil.  Il  y  a  longtemps,  sans  doute,  que  tout  lien  est  rompu  entre  le 
Portugal  et  son  ancienne  colonie.  Les  événemens  de  Rio-de-Janeiro 
n'ont  pas  moins  retenti  sur  les  bords  du  Tage.  Ils  ont  réveillé  les  es- 
pérances des  républicains  portugais,  rendu  l'audace  aux  propagandes 
révolutionnaires,  et  le  désastre  des  Bragance  régnant  à  Rio-de-Janeiro 
n'a  pas  laissé  de  paraître  menaçant  pour  les  Bragance  régnant  à  Lis- 
bonne. C'est  dans  ces  conditions  que  les  élections  récentes  se  sont  ac- 
complies, et  elles  se  sont  nécessairement  ressenties  de  toutes  ces  com- 
plications. 

Au  fond,  ce  n'est  pas  que  le  scrutin  soit  défavorable  au  ministère 
de  M.  Serpa-Pimentel  qui  s'est  formé  après  l'acceptation  de  l'ultima- 
tum anglais  et  qui  a  voulu  consulter  le  pays.  Le  Portugal,  avec  les  Açores 
et  les  colonies,  compte  un  peu  plus  de  150  députés,  et,  parmi  les  nou- 
veaux élus,  le  ministère  aurait  déjà,  dit-on,  une  majorité  de  près  de 
100  voix.  La  lutte  cependant  paraît  avoir  été  vive  dans  les  principales 
^ilIes  du  royaume,  à  Porto,  à  Coimbre,  à  Setubal,  à  Santarem.  Le  res- 
sentiment national  s'est  fait  jour  par  la  nomination  de  quelques  hommes 
comme  le  major  Serpa-Pinto  qui  s'est  récemment  signalé  dans  les  dé- 
mêlés africains,  et  à  Lisbonne  particulièrement,  trois  républicains  ont 
été  nommés  ;  les  progressistes  qui  ont  formé  jusqu'ici  un  parti  dynas- 
tique ont  fait  cette  fois  alliance  avec  les  républicains  et  ont  eu,  eux 
aussi,  un  de  leurs  candidats  élu  à  Lisbonne.  Ils  ont  eu  de  plus  une 
trentaine  de  nominations  dans  les  provinces.  Que  faut-il  croire  en  dé- 
finitive ?  Ces  élections,  malgré  la  majorité  qu'elles  sembleraient  assu- 
rer au  ministère  Serpa-Pimentel,  n'ont-elles  qu'une  signification  dou- 
teuse ?  Le  gouvernement  lui-même  a-t-il  peu  de  confiance  dans  son 
succès  ?  Toujours  est-il  que  dès  le  lendemain,  sans  attendre  la  réunion 
des  cortés,  il  a  pris  l'initiative  et  la  responsabilité  d'une  série  de  me- 
sures qui  ne  sont  pas,  si  l'on  veut,  un  coup  d'état,  qui  ne  ressemblent 


956  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  moins  à  des  actes  de  dictature  et  de  défense.  En  même  temps  qu'il 
a  créé  un  nouveau  ministère  de  l'instruction  publique  sous  le  prétexte, 
un  peu  naïf,  d'éclairer  le  peuple  portugais  pour  le  préparer  à  exercer 
utilement  ses  droits,  il  a  promulgué  toute  une  législation  nouvelle  de 
répression  sur  la  presse,  sur  les  réunions.  Il  vient  de  fermer  les  cercles 
républicains,  les  loges  maçonniques.  ; 

Voilà  bien  des  choses  à  la  fois  !  Le  gouvernement  a  cru,  sans  doute, 
à  îa  nécessité  de  se  défendre,  de  défendre  la  monarchie.  On  peut  aller 
loin  dans  cette  voie  !  Si  le  gouvernement  de  Lisbonne  rencontre  des 
résistances,  si  les  protestations  qui  ont  déjà  commencé  prennent  un 
caractère  plus  sérieux,  que  fera-t-il?  C'est  une  expérience  de  plus  qui 
s'ouvre,  elle  peut  être  périlleuse  pour  la  paix  intérieure  du  Portugal, 
pour  la  monarchie  elle-même  qui  semble  avouer  ainsi  qu'elle  n'a  d'autre 
défense  que  la  dictature  contre  des  révolutions  nouvelles  ! 

en.    DF,   MAZADE. 


LE  MOUVEMENT  FINANCIER  DE  LA  QUINZAINE, 


La  liquidation  de  fin  mars  s'est  passée  dans  les  conditions  les  plus 
favorables,  comme  nous  le  faisions  prévoir  à  cette  place  il  y  a  quinze 
jours.  Argent  très  abondant,  nouvelles  politiques  rassurantes,  bonne 
tenue  des  places  étrangères,  découvert  local  à  exploiter,  tout  contri- 
buait à  rendre  possible  un  mouvement  de  hausse  sur  la  rente  fran- 
çaise, immobile  depuis  trois  mois  aux  approches  du  cours  rond  de 
88  francs.  Le  report,  qui  était  déjà  très  bas,  a  fait  place  à  un  déport 
de  0  fr.  05  à  0  fr.  06;  les  spéculateurs,  qui  s'étaient  mis  à  la  baisse 
sur  les  conséquences  éventuelles  de  la  démission  de  M.  de  Bismarck, 
ont  dû  racheter.  La  réponse  des  primes  s'est  faite  au-dessus  de 
88  francs,  le  cours  de  compensation  a  été  établi  à  88.50,  et  la  progres- 
sion s'est  continuée  jusqu'au  cours  de  89  francs,  déjà  dépassé  dans  la 
Bourse  du  12  courant. 

Des  achats  considérables,  en  partie  pour  le  compte  de  caisses  pu- 
bliques, ont  aidé  à  cette  avance  si  importante  des  cours  de  notre 
grand  fonds  d'état,  avance  à  laquelle  se  sont  associés  les  deux  autres 
types  de  rente  française,  3  pour  100  amortissable  et  k  1/2  convertis- 
sable  en  1893.  La  grande  abondance  des  capitaux  disponibles,  et  le 


REVUE.    —    CIinONîQUE.  957 

peu  de  goût  que  manifestent  leurs  détenteurs  à  courir  les  aventures, 
sont  les  principaux  facteurs  de  cette  hausse  et  expliquent  l'absence  de 
toute  réaction  après  des  poussées  si  brusques. 

La  Banque  d'Angleterre  a  abaissé  le  taux  de  son  escompte  de  h  pour 
100  à  3  1/2  pour  100.  La  période  d'argent  cher  qui,  chaque  année, 
coïncide  avec  les  mois  d'hiver,  est  maintenant  close.  La  Banque  a  suffi- 
samment reconstitué  son  encaisse  métallique  pour  faire  face  aux  de- 
mandes éventuelles  d'or  pendant  les  mois  d'été. 

A  Berlin,  le  marché  financier  s'est  raffermi  à  la  suite  de  la  dernière 
liquidation,  qui,  non  moins  laborieuse  que  les  deux  ou  trois  précé- 
dentes, a  cependant  accusé  une  situation  notablement  engagée.  Ses 
valeurs  minières  et  métallurgiques,  ramenées  à  des  prix  raisonnables, 
semblaient  sur  la  voie  d'une  reprise  modérée,  mais  le  mouvement  a 
été  enrayé  par  la  baisse  du  prix  des  fers  à  Glascow.  C'est  en  Angle- 
terre en  effet  maintenant  que  la  situation  commerciale  paraît  peu 
satisfaisante.  Les  statistiques  du  mois  de  mars,  publiées  par  le  Board 
of  Trade,  ont  apporté  un  réel  démenti  aux  espérances  fondées  naguère 
sur  l'activité  industrielle  pendant  le  premier  trimestre  de  1890.  Cette 
déconvenue  agit  non-seulement  sur  le  marché  des  fers,  mais  aussi  sur 
l'ensemble  des  valeurs  minières  qui  se  traitaient  au  Stock-Exchange, 
les  avis  du  Transvaal,  pour  les  mines  d'or,  de  Kimberley  pour  les  dia- 
mans,  n'étant  pas  plus  satisfaisans  que  ceux  de  Buenos-Ayres  pour  les 
valeurs  argentines. 

Le  gouvernement  portugais  émet  à  Paris,  par  l'intermédiaire  de  plu- 
sieurs de  nos  principaux  établissemens  de  crédit,  un  nouvel  emprunt 
de  63  millions  de  francs,  dont  le  produit,  annonce  le  prospectus,  est 
destiné  à  des  travaux  d'utilité  publique.  Le  type  adopté  est  l'obliga- 
tion de  500  francs,  rapportant  20  francs  nets  de  tout  impôt.  Le  prix 
d'émission,  335  francs,  fait  ressortir  un  rendement  de  /j.60  pour  100. 
C'est  un  fonds  amortissable,  l'obligation  étant  remboursable  au  pair 
en  soixante-quinze  ans.  Le  3  pour  100  perpétuel  valant  6/i  francs,  il 
faudrait  426  francs  de  ce  fonds  en  capital  pour  obtenir  un  intérêt  de 
20  francs.  La  nouvelle  rente  k  pour  100  ne  présente  donc  qu'un  avan- 
tage difficilement  appréciable  sur  l'ancienne.  Ce  cours  même  de  6/i  francs 
a  été  perdu  quelques  jours  avant  l'émission  sur  la  nouvelle  de  l'émo- 
tion causée  à  Lisbonne  par  la  publication  de  récens  décrets  et  de  l'agi- 
tation que  le  parti  républicain  s'efforce  d'entretenir  dans  le  pays. 

L'Extérieure  d'Espagne  est  restée  assez  ferme  à  72.50,  coupon  tri- 
mestriel détaché,  malgré  les  violentes  discussions  auxquelles  l'inci- 
dent du  général  Daban  a  donné  lieu  au  sénat,  et  la  gravité  des  dé- 
sordres qui  ont  éclaté  à  Valence  à  l'occasion  du  passage  d'un  agitateur 
carliste. 

En  Portugal,  comme  en  Espagne,  les  pouvoirs  publics  paraissent  ré- 
solus à  opposer  à  la  propagande  républicaine  et  aux  tentatives  d'émeute 


958  REVUE  DES   DEUX  MONDES. 

une  énergique  résistance,  ce  qui  encourage  la  spéculation  engagée  sur 
les  fonds  de  ces  deux  pays  à  ne  pas  concevoir  de  trop  vives  appré- 
hensions. 

La  rente  italienne  a  été  très  vivement  relevée,  de  92.75  à  93.50,  par 
la  nouvelle  de  la  constitution,  à  Berlin,  d'un  syndicat  composé  de  puis- 
santes maisons  de  banque  allemandes  pour  la  négociation  de  nouvelles 
valeurs  italiennes.  Le  syndicat  dont  nous  venons  de  signaler  la  forma- 
tion aura  pour  objet  le  placement  des  rentes  provenant  de  la  caisse  des 
pensions  et  celui  des  obligations  du  Crédit  foncier  projeté. 

La  capitale  de  l'Autriche  a  été  le  théâtre  de  désordres  assez  graves 
que  la  police,  aidée  des  troupes,  a  eu  quelque  peine  à  réprimer,  mais 
dont  il  n'y  a  pas  lieu  d'appréhender  le  renouvellement.  Aussi  les  fonds 
hongrois  se  sont-ils  très  bien  tenus  et  le  k  pour  100  s'est  rapproché  de 
88  francs.  D'importantes  opérations  financières  sont  en  préparation, 
notamment  la  conversion  de  rentes  et  autres  valeurs  rapportant  encore 
plus  de  k  pour  100,  Le  gouvernement  austro-hongrois  poursuit  son  en- 
quête sur  les  conditions  du  rétablissement  de  la  valuta,  c'est-à-dire  du 
retour  aux  paiemens  en  espèces. 

La  crise  monétaire  s'accentue  dans  la  République  Argentine.  La 
prime  de  l'or  s'est  élevée  jusqu'à  190  et  même  210  pour  100. 

La  souscription  publique  aux  obligations  de  la  Ville  de  Paris,  ou- 
verte le  29  mars  dernier,  a  été  couverte  un  très  grand  nombre  de  fois. 
Mais  il  s'agit  là  surtout,  en  ce  qui  concerne  les  demandes  soumises  à 
réduction,  d'un  succès  de  spéculation.  Car  les  souscriptions  d'une  à 
six  obligations,  qui  avaient  été  déclarées  irréductibles,  ont  pu  être  ser- 
vies intégralement.  Il  n'est  resté  naturellement  que  peu  de  titres  pour 
les  grosses  souscriptions. 

Le  marché  des  titres  des  établissemens  de  crédit  a  été  extrêmement 
calme  depuis  la  dernière  liquidation.  Le  Crédit  foncier,  à  la  suite  de 
l'assemblée  générale,  s'est  avancé  d'une  quinzaine  de  francs  à  1,335. 
La  Banque  de  Paris  a  fait  publier  le  rapport  de  ses  commissaires  qui 
accuse  une  situation  solide  et  des  résultats  de  l'exercice  1889  per- 
mettant la  répartition  d'un  dividende  de  40  francs. 

Les  actions  de  nos  grandes  compagnies  de  chemins  de  fer  ont  été 
fort  recherchées.  Ces  titres  sont  aujourd'hui  considérés  à  peu  près 
comme  des  obligations  d'un  genre  spécial,  bien  que  la  fixité  de  leurs 
dividendes  ne  soit  nullement  absolue. 

Les  valeurs  industrielles  ont  donné  lieu  à  peu  de  transactions,  les 
actions  des  Chemins  étrangers  sont  délaissées.  Le  Nord  de  l'Espagne  a 
même  baissé  de  quelques  francs,  l'opinion  publique  étant  peu  favo- 
rable aux  combinaisons  projetées  pour  le  réseau  des  Asturies.  ; 


Le  directeur-gérant  :  C.  Buloz. 


TABLE    DES    MATIÈRES 


DU 


QUATRE-VINGT-DIX-HUITIEME     VOLUME 


TROISIEME    PERIODE.     —    LX«    ANNEE. 


MARS.    —   AVRIL. 


Livraison   du    l*'    Mars. 

HoNNEnR  d'artiste,  première  partie,  par  IM.  Octave  FEUILLET,  de  l'Aca- 
démie française 5 

Études  d'histoire  religieuse.  Le  Christianisme  et  l'Invasion  des  BAnB.\RES.  — 
II.  —  Le  Christianisme  est-il  responsable  de  la  ruine  de  l'empire?   par 

M.  Gaston  BOISSIER,  de  l'Académie  française 52 

La  République  et  les  Conservateurs 85 

Une  Ambassade  en  Angleterre  ah  xvi^  siècle.  —  M.  de  Castillon  a  la  cour 

d'Henri  VIII,  par  M.  le  marquis  de  LA  JONQUIÈRE 123 

Royer-Collard,  par  M.  Emile  FAGUET lo9 

M.  DE  Sybel  et  son  histoire  de  la  fondation  de  l'empire  allemand,  par  m.  g. 

VALBERT 190 

Revue    musicale.  —    Salammbô   au  Théâtre    de    la    Monnaie    a   Bruxelles, 

Egmont  a  l'Odéon,  par  M.  Camille  BELLAIGUE 202 

RavuE  littéraire.  —  Alexandre  Vinet,  par  M.  F.  BRUNETIÈRE 213 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 226 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 238 

Livraison    du    15    Mars. 

Honneur  d'artiste,  deuxième  partie,  par  M.  Octave  FEUILLET,  de  l'Aca- 
démie française 241 

L'Europe  et  les  Neutralités.  —  La  Belgique  et  la  Suisse  devant  la  Triple 

alliance 274 

Études  diplomatiques.  —  Fin  du  ministère  du  marquis  d'Argenson.  —  V.  — 

Campagne  de  1746,  par  M.  le  duc  de  BROGLIE,  de  l'Académie  française.  .      313 

Le  Feu,  le  Caloriquk,  la  Chaleur  animale,  d'après  Lavoisier,  par  M.  Marcelin 

BEIITHELOT,  de  l'Académie  des  Sciences 3i7 


960  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  Propriété  littéraire  et  artistique  en  France  et  a  L'ÉrnANGEr.,  par  M.  C. 

T>s  VARIGNY 068 

La  Philosophie  catholique  en  France  au  xix"  sièci.e.   —  Chateaubriand  et  le 

Génie  du  christianisme,  par  M.  Paul  JANET,  de  l'Institut  de  France.  .      .  391 

Un  Ouvrage  récent  sur  les  États-Unis,  par  M.  A.  LAUGEL 424 

Un  r>OMANCiER  anglo-américain.  —  M'''  Franges  Hodgson  Burnett,  par  M.  Th. 

BENTZON 434 

Revue  musicale.  —  Un  Opéra  idéal,  par  M.  Camille  BELLAIGUE 460 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 467 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 478 

Livrsdson  du   l*""  Avril.. 

Honneur  d'artiste,  dernière  partie,  par  M.  Octave  FEUILLET,  de  l'Acadé- 
mie française 481 

Études  diplomatiques.  —  Fin  du  ministère  du  marquis  d'Argenson.  —  VI.  — 
Suite  de  la  campagne  de  1746,  Bataille  de  Raucoux,  Mariage  du  Dauphin, 

par  M.  le  duc  de  BROGLIE,  de  l'Académie  française 522 

Beaumarchais.  —  L'Homme  et  l'OEuvre,  par  M.  Gustave  LARROUMET 547 

L'Empereur  Julien  et  la  Flottille  de  l'Euphrate.  —  Étude  de  géographie 
moderne  et  de  stratégie  antique,  par  M.  le  vice-amiral  Jurien  de  LA  GRA- 
VIE RE,  de  l'Académie  française 576 

Le  Socialisme  d'État  dans  l'empire  allemand.  —  III. —  Les  Pensions  aux  inva- 
lides et  les  Rescrits  impériaux,  par  M.  Charles  GRAD,  député  au  Reichstag.      593 
Le  Japon.  —  L'Éveil  d'un  peuple  oriental  a  la  civilisation  européenne,  par 

M.  Paul  LEROY-BEAULIEU,  de  l'institut  de  France 633 

La  Démission  de  M.  de  Bismarck  et  l'Opinion  allemande,  par  M.  G.  VALBERT.      0G9 
Revue    musicale.  —   Ascanio  de  M.  Saint-Saens  a  l'Opéra,   par  M.  Camille 

BELLAIGUE 681 

Revue  littéraire.  — La  Réforme  du  théâtre,  par  M.  F.  BRUNETIÈRE.  .  .  .      69J 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 707 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 717 

Livraison   du    15   Avril. 

La  Reconstruction  de  la  France  en  1800.  —  Le  Défaut  et  les  Effets  du 
système.   —  I.  —  La  Société  locale,   par  M.   H.  TAINE,   de   l'Académie 

française 721 

Marcelle.  —  Correspondance  de  jeune  fille,  par  M.  Charles  de  BERKELEY.      762 
Curiosités  historiques  et    littéraires.    —  La  Duchesse  et  le  Duc  de    New- 

CASTLE.  —  I.  —  La  Duchesse,  par  M.  Emile  MONTÉGUT 80i 

Du  Danube  a  l'Adriatique.  —  V.  —  La  Dalmatie 837 

L'Académie  des  Beaux-Arts  depuis  la  fondation  de  l'jnstitut.  —  VI.  —  L'Aca- 
démie depuis  l'avènement  de  Charles  X  jusqu'aux  premiers  jours  du  règne 
de  Louis-Philippe,  par  M.  le  comte  Henri  DELABORDE,  de  l'Institut  de 

France , 874 

Catherine  II,  d'après  des  mémoires  inédits,  par  M.  le  comte  VITZTHUM.  .  .      892 

La  Crémation,  par  M.  Jules  ROCHARD,  de  l'Académie  de  Médecine 916 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire ,  .      945 

Mouvement  financier  de  la  quinzaine 956 

Paris.  —  Maison  Quantin,  L.-H.  May,  directeur,  7,  rue  Saint-Benoit 


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BINDING  SECT.  JIM  1     mi 


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